Eugène Delacroix (1798-1863), "La Mort de Sardanapale" (1827), "Scènes des massacres de Scio" (1824), "La Liberté guidant le peuple" (1830), "Femmes d'Alger dans leur appartement" (1834), "Médée sur le point de tuer ses enfants" (1838)  - Géricault (1791-1824), "Radeau de la Méduse" (1819) - ...

Last update: 02/02/2023


Le Romantisme, l'avènement de la couleur et de l'expressivité - Entre 1820 et 1840, flamboie la peinture romantique. C'est en France, d'une façon plus vigoureuse et plus impérative que dans les autres pays d'Europe, que devait se définir et se préciser cette nouvelle conception de la peinture, diamétralement opposée à celle des classiques et des élèves d'Ingres.

A côté du dessin, de l'équilibre architectural, de la valeur des formes, de la grande retenue de l'art néoclassique, on découvre la couleur, le mouvement, la valeur de la touche de l'art romantique, ... Delacroix face à Ingres, deux géants de l'art du XIXe en France . Ces deux tendances ne cesseront de s'affronter jusqu'aujourd'hui, avec moins de violence sans doute qu'au cours de ces années de tension extrême, mais avec non moins de conviction....

C'est au début des années 1820 que Delacroix apparaît sur la scène artistique, à un moment où le gouvernement de la restauration libère les institutions artistiques, et notamment un Salon qui va attirer les foules et faire ou défaire les réputations. Delacroix, avide gloire et pressé d'acquérir notoriété, a pendant dix ans, de 1822 à son départ pour le Maroc, en janvier 1832, se concentrer presque exclusivement sur l'exécution d'oeuvres destinées à l'exposition ...

(Fantin-Latour, "Hommage à Delacroix", 1864, Musée d'Orsay)

 

Géricault - Déjà, le Salon de 1812 avait lancé le scandale de cette nouvelle peinture; un jeune homme de vingt ans y avait exposé un "Officier de la Garde impériale chargeant", dont le dynamisme magnifiquement audacieux avait effaré les critiques : c'était Géricault (1791-1824), un créateur de génie. Plus tard, au Salon de 1819, son "Radeau de la Méduse", par son sujet puisé dans la trivialité des faits divers, révélait une réalité picturale insolemment différente de celle, faussement tragique, des peintures d'histoire, et remettait son nom à l'ordre du jour. Une émotion esthétique toute nouvelle et inquiétante naissait de cette composition grandiose, qui donnait une vie intense et bouleversante à une scène qui n'était en soi qu'un fait divers et aurait pu devenir une simple image d'Épinal : Géricault célébrait la fin d'un monde et la naissance d'un nouvel état d'esprit pétri de sensibilité. Son tempérament bouillant lui faisait aimer dans la réalité, la plus quotidienne ou la plus atroce, tout ce qu'elle avait d'exaltant dynamisme et d'intensité dramatique. Le spectacle de la rue, les courses de chevaux le fascinaient autant que l'univers des fous, et ses toiles, qui font ainsi vibrer la réalité en des couleurs soutenues, révèlent un pionnier du romantisme. Mais en même temps il ouvrait la porte à toutes les investigations et à toutes les expériences du réalisme et même de l'expressionnisme. Géricault avait cette capacité si rare, écrira Delacroix, de peindre non seulement des corps, mais des âmes ...

 

Malgré son refus d'appartenir à quelque école que ce fût, malgré son souci de la construction rigoureuse et son respect pour les grands classiques, Delacroix (1758-1863) devait incarner l'âme même du romantisme et prolonger, en le couronnant, le scandale de Géricault

"La Barque de Dante", exposée au Salon de 1822, et les "Massacres de Scío" du Salon de 1824 étaient l'expression même de tout le programme romantique. On le retrouve tout particulièrement dans la seconde de ces toiles, où sont rendus tout le tragique de la vie et toute l'angoisse de la mort, ce "frisson nouveau"; ce drame contemporain, proche de lui, Delacroix a dû le ressentir vivement et le revivre intensément grâce à sa sensibilité exacerbée : quand il le reproduit, il le fait donc dramatiquement, en associant au mouvement pathétique des masses la lutte farouche des tons éclatants : le rouge sanglant des vêtements, des blessures et de l'incendie se heurte au blanc du linge et à la pâleur des visages. Tout y est "expression", non seulement les couleurs qui s'affrontent, mais également la torsion du corps de la captive, le mouvement enlevé du cheval qui s'emporte, le regard tragique de la vieille femme, ouvert sur l'horreur et l'angoisse. En même temps, l'exotisme est lancé; c'est la couleur locale qui permet à Delacroix de faire chatoyer les jaunes et les rouges, de bronzer les corps et d'utiliser la richesse inquiétante des accessoires. Toutes ses toiles sont déjà ici en puissance : on y retrouve leur animation et leur tumulte coloré, leur orientalisme pittoresque, l'équilibre magistral de leurs volumes, leur rythme lyrique, l'expressivité bouleversante de leurs visages, enfin cette atmosphère d'air pur, respirable, et de lumière, qu'il avait trouvée chez les paysagistes anglais. 

Delacroix devait écrire plus tard : "Enregistré bon gré mal gré dans la coterie romantique, je suppose que c'est à partir des "Massacres de Scío" que je commençai à devenir pour l'École (Académique) un objet d'antipathie et une espèce d'épouvantail". Le fait est que tout l'esprit du romantisme s'y retrouvait et en particulier tout le romantisme pictural...

Personnalité romantique par excellence, artiste transcendant qui avait su cristalliser en lui le génie coloré de Rubens et des Vénitiens, la force expressive de Michel-Ange et la sensibilité à la lumière d'un Constable, Delacroix eut à livrer des luttes tenaces contre l'exubérance de son génie de peintre, contre son tempérament trop passionné, contre les élans trop impétueux de son imagination fiévreuse et exaltée. Il réussit le tour de force de conserver toujours en face de sa toile un parfait contrôle de lui-même et de son pinceau...

 

"L'Art et le Beau - Eugène Delacroix", Camille Mauclair

 

" .... Nous avons dit que depuis Rubens personne ne s’était trouvé pour créer avec cette puissance et cette abondance. Mais là s’arrête l’analogie. Rubens fit une oeuvre toute extérieure. Il fut le coloriste incomparable de la vie heureuse, exubérante, sensuelle, et ignora la vie intérieure et l’expression de l’âme. Il fut, comme l’ont inoubliablement décrit les quelques vers de Baudelaire "un fleuve d’oubli, jardin de la paresse, oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer". Il fut exclusivement un peintre. Delacroix tendit à exprimer la vie intellectuelle et passionnelle, à hériter plutôt en cela de Rembrandt tout en gardant la somptuosité décorative des Vénitiens; et il fut, surtout, le premier dans son siècle à comprendre la nécessité d’oser un art empruntant à tous les autres leurs sources d’émotion, un art de synthèse tel que Wagner, conseillé par Liszt, devait le réaliser plus tard. Il était musicien, ayant commencé, tout comme Ingres, par jouer du violon. Il était très lettré, passionné de poésie, de philosophie, d’histoire politique religieuse, préoccupé d'écrire et y réussissant comme le prouve son Journal. Il voulut non pas sacrifier la peinture et la ravaler au rang de l’illustration d’un sujet, comme l’école de David et les mauvais romantiques, Devéria, Delaroche ou Vernet, mais la mettre au service, avec son prestige optique, de sentiments généraux dont l’expression serait le but essentiel d’un artiste satisfaisant en même temps à la passion de peindre. C’est en cela que chacun des grands tableaux de Delacroix est non seulement un chef-d’oeuvre de peinture, mais un acte d’énergie et de volonté dont le magnétisme exalte le coeur et l’imagination, et émeut dans l’âme tout ce que la poésie, la musique et la philosophie savent y émouvoir..."


Eugène Delacroix (1798-1863)

Fils de Charles Delacroix, diplomate, mais plus probablement de Talleyrand, sa mère était apparentée à OEben et à Reisener, les grands ébénistes du XVIIIe siècle. Il commence à dessiner dans l'atelier de Riesener, mais ce n'est qu`à l'issue d'études solides au lycée Louis-le-Grand qu'il entre chez le peintre Guérin où ses coloris chauds et violents ne sont pas appréciés. Admirateur, dans le passé, de Rubens et de Michel-Ange, et parmi ses contemporains de Gros et et de Géricault, il débute au Salon de 1822 avec "La Barque du Dante" (Louvre); mais à celui de 1824, il s'impose comme le maître incontesté des outrances et des tumultes romantiques avec "Les Massacres de Scio" (Louvre).

Passionné de mouvement et de couleur, ce grand lyrique a contre lui les irréductibles tenants de l'École et leur chef Ingres qui l'accuse de peindre avec un "balai ivre". Les paysages de Constable lui révèlent qu'en multipliant des touches de tons similaires mais non identiques on obtient une vibration de couleur bien supérieure à un ton uniforme; il ne tirera cependant parti de cette découverte que plus tard. "Les Massacre: de Scío", "La Mort de Sardanapale" (Louvre) et la "Nature morte aux homards" (Louvre) montrent dans quel sens vont ses recherches. 

En 1829, inspiré par Quentin Durward, il expose "L'Assassinat de l'évêque de Liège" (Lyon). En 1830, après les journées de Juillet, il peint "La Liberté guidant le peuple", et Louis-Philippe lui confère la Légion d'honneur. 

Mais en 1832 un voyage au Maroc lui ouvre les portes d'un monde neuf, coloré, vibrant, où il accumule notes et croquis qui lui serviront toute sa vie, notamment dans "La Noce juive au Maroc" (Louvre), "Le Sultan Moulay Abd er-Rahman et sa garde" (Toulouse), "Femmes d'Alger dans leur appartement" (Louvre et Montpellier).

"J'ai bien ri des Grecs de David, écrit-il dans son Journal; je les connais maintenant, les marbres sont la vérité grecque mais il faut y savoir lire et nos pauvres modernes n'ont vu que des hiéroglyphes". Fidèle à l'idéal classique, Delacroix ne le conçoit pas comme un monde figé et livresque mais comme une réalité vivante dont le poème grandiose, d'une pureté farouche, lui a été révélé par l'Afrique.

Dès 1838 il a entrepris le cycle des décorations qui, à la bibliothèque du Palais-Bourbon, à celle du Luxembourg (1840-1846), à la galerie d'Apollon du Louvre (1850-1851), au Salon de la Paix à l'Hôtel de Ville (1852-1854) - disparu pendant l'incendie de la Commune - et à l'église Saint-Sulpice, feront de lui le plus grand peintre mural de son temps. 

En 1837, il peint pour Versailles "Saint Louis au pont de Taillebourg" et, en 1841, "L'Entrée des croisés à Constantinople". Il multiplie les portraits (George Sand, Chopin, etc.), les scènes de chasse, les sujets inspirés de son voyage africain où il renouvelle l'orientalisme. Il entreprend en 1849 dans une chapelle de l'église Saint-Sulpice "Héliodore chassé du temple" et "Le Combat de Jacob avec l'ange" terminés en 1861. A l'Exposition universelle de 1855 son génie longtemps combattu triomphe enfin et, deux ans après, il entre à l'Institut où il avait d'irréductibles ennemis.

Épuisé par son long labeur, de tempérament instable et nerveux, hanté par une imagination aussi riche qu'exaltée, Delacroix passa ses dernières années retiré du monde dans son atelier de la place Furstenberg où il mourut le 13 août 1863.


Formation et débuts (1815-1821) - Influence néoclassique et apprentissage - Delacroix commence sa formation artistique à l’atelier de Pierre-Narcisse Guérin, où il est influencé par le néoclassicisme, notamment par les œuvres de Jacques-Louis David. Il découvre également les œuvres de Rubens, Véronèse et Michel-Ange, qui marqueront profondément son style par la suite. Sa première œuvre marquante, "Dante et Virgile aux Enfers" (1822), aussi connu sous le nom "La Barque de Dante", est présenté au Salon de 1822 (et conservée aujourd'hui au Musée du Louvre à Paris). Le tableau s’inspire de la "Divine Comédie" de Dante, plus précisément du chant VIII de l’Enfer : Dante, accompagné de Virgile, traverse le Styx dans une barque guidée par Phlégias; les deux poètes naviguent au milieu d’âmes damnées, qui tentent désespérément de s’accrocher à l’embarcation. La barque occupe le centre de la toile, créant une dynamique dramatique, tandis que les figures tourmentées des damnés émergent de l’eau en avant-plan. S’inspirant de Michel-Ange (pour l’anatomie puissante des figures), de Rubens (pour le mouvement et l’utilisation audacieuse des couleurs) et entretenant une filiation évidente avec Géricault et son "Le Radeau de la Méduse" (1819), Delacroix s’écarte déjà des conventions néoclassiques en mettant l’accent sur l’émotion, le drame et la violence. Une composition dynamique et une expressivité intense : marqueurs de la peinture romantique...

 

"Jeune orpheline au cimetière" (1824), est une œuvre emblématique des débuts de Delacroix illustrant son évolution vers un style plus romantique : une jeune fille seule et mélancolique dans un paysage funéraire, incarnant à la fois la fragilité humaine et les thèmes chers au romantisme, comme la solitude et le deuil. Cette œuvre est conservée au Musée du Louvre, à Paris.

 

 

"Un bandit mortellement blessé étanchant sa soif" (1825, Öffentliche Kunstsammlung, Basel), Delacroix utilise une palette sombre et terreuse, dominée par des bruns, des verts et des gris, pour représenter la nature et l’atmosphère oppressante, une couleur aussi belle que certains paysages imaginés par Byron, a-t-on écrit, l’expérience du peintre avec les artistes anglais se reflète ici, à côté de l’influence de la peinture vénitienne et des œuvres de Rubens. La fragilité de l’existence, le combat contre la fatalité et la quête désespérée de survie...

 

"La Folle" (1822, musée des Beaux-Arts, Orléans), portrait saisi d'une femme au regard égaré, à l'expression marquée par la folie et la détresse, est une œuvre de jeunesse d’Eugène Delacroix qui illustre les prémices de son style romantique et son intérêt pour les états émotionnels intenses. On pense à Géricault, Delacroix cherchait encore à définir son style ...


Dans son premier autoportrait, réalisé en 1822, Delacroix choisit de se représenter comme la figure centrale du roman de Sir Walt Scott, "La Fiancée de Lammermoor", sous les traits du sombre et malheureux Edgar, Maître de Ravenswood. À l'époque, le Paris de l'ère romantique est sous le charme des œuvres de Scott et de Byron. Le roman historique fait fureur et les romantiques français, notamment Victor Hugo et Alexandre Dumas père, subissent cette influence conjuguée. Cependant, l'autoportrait de Delacroix au Louvre, plus célèbre, réalisé quinze ans plus tard, donnera une impression plus durable et plus authentique du peintre.


"Le Tasse dans la maison des Fous" (1824, Zurich, collect. part.), inspiré de la vie du poète Torquato Tasso, enfermé dans un asile, une oeuvre illustrant la fragilité mentale et l’isolement du génie : les contrastes entre lumière et ombre reflètent l’intensité émotionnelle du sujet. - 

"Milton dictant le Paradis perdu à ses filles" (1827, Zurich, Kunsthaus) - John Milton, frappé de cécité à la fin de sa vie, dominant la scène, est représenté en train de dicter "Paradise Lost", son célèbre poème épique, à ses trois filles, tout le contraste entre fragilité physique et puissance de l'esprit créatif...  -

"Louis d'Orléans montrant sa maîtresse" (1825-1826, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid), un tableau illustrant un épisode de la Vie des dames galantes de Brantome, l'héroïne est la maîtresse du Duc d'Orléans qui, en soulevant le drap, dévoile à son chambellan le sexe de la femme, mais prenant soin de cacher son visage, ignore qu'elle est en fait la femme de ce dernier. Il semble probable que Delacroix, toujours à court d’argent, ait choisi ce sujet dans l’espoir d’une vente rapide. Le style et la thématique de présentation sont dus à  Bonington, mais les couleurs, les textures et l’extraordinaire virtuosité des pinceaux sont du pur Delacroix. ménage à trois et voyeurisme masculin ...  

"Charles VI et Odette de Champdivers" (vers 1825, Mexico, coll. Perez-Simon) utilisera ici un  récit historique et romantique qui met en lumière la fragilité et la vulnérabilité de Charles VI, surnommé "le Fou", futur roi de France de 1380 à 1422, connu pour ses crises de démence, et le rôle protecteur et compatissant d’Odette de Champdivers, "la petite reine", sa maîtresse, une figure dévouée, apportant réconfort et affection à un roi isolé par sa maladie. Delacroix s’éloigne ici des grandes scènes historiques épiques pour se concentrer sur un moment intime et humain. -

"Louis-Auguste Schwiter" (1825, National Gallery, London) - En 1825, après avoir vendu son "Massacre de Chios" à l’État français, Delacroix part pour Londres avec deux amis anglais, les aquarellistes Richard Bonington et Thales Fielding, visites galeries, théâtre, et lit des poètes anglais. Delacroix rencontre d’autres artistes anglais, dont Thomas Lawrence. "Louis-Auguste Schwiter", peint après le retour de Delacroix à Paris, est un essai dans le style du portrait de Lawrence. Schwiter, ami de Delacroix depuis toujours, était lui-même peintre. Il est ici présenté, cependant, comme un gentleman, vêtu d’un noir élégant et portant son chapeau, debout sur ce qui semble être la terrasse d’une grande maison de campagne, comme s’il attendait d’être admis. Le vase chinois bleu avec ses fleurs fortement peintes contraste avec la doublure rouge de son chapeau. La pose désinvolte "moderne", avec son soupçon de réserve anglaise, et le brushwork libre "inachevé" ont rendu ce portrait à la fois si formel et si peu conventionnel, qu'il fut jugé  inacceptable pour les juges du salon de Paris de 1827. Delacroix retravaillera le tableau, pour finalement le terminer en 1830... - 

"L'Amende honorable" (1831, The Philadephia Museum of Art), une scène imaginaire inspirée du conte gothique "Melmoth le vagabond" (1820) qui voit un moine traîné devant l'évêque de Madrid, et subissant une humiliation publique pour s'être rebellé contre les ordres ecclésiastiques ....


Affirmation du romantisme (1824-1830), émergence de Delacroix comme chef de file romantique - Au salon de 1824, John Constable avait exposé "La Charette à foin" et "La Vue de la Stour", et Sir Thomas Lawrence en 1827 des portraits, qui marquèrent profondément Delacroix, comme beaucoup de ses contemporains. Constable mêlait le romantisme à son Suffolk natal, peignant par grandes touches et superposant les couleurs pour atteindre profondeur et réalisme. Charles X récompensera John Constable, Delacroix, retravaillant l'arrière-plan de ses "Massacres" en utilisant la même technique, ne rencontra qu'hostilité ...

Mais le jeune Delacroix avait parfaitement assimilé l'importance de l'opinion publique dans ce nouveau paysage des Salons, aussi choisit-il de peindre des toiles immenses sur des sujets susceptibles d'attirer l'attention, des toiles dans lesquelles le spectateur pouvait perdre tout repère face à ces amas de corps, de pierres, de chevaux, de femmes, d'hommes, ces infinis détails soulignés par des empâtements, ces couleurs posées dans la fièvre, des corps aux formes sinueuses, le tout dans une profonde tension entre horreur et beauté ...

 

 

En 1824, Delacroix expose "Les Massacres de Scio" (Musée du Louvre, Paris), une œuvre inspirée des guerres d'indépendance grecque (le massacre de 20 000 habitants de l'île grecque de Chios par les forces ottomanes, des atrocités qui ne datent que de deux ans). Ce tableau provoque des débats, car il rompt avec l'idéal classique en mettant l'accent sur les émotions, la souffrance humaine et une composition dynamique. Mais c'est bien la nouveauté des techniques de Delacroix plus que son sujet qui seront cause de la tempête, rompant avec la convention classique qui veut que l'on mélange la peinture pour obtenir une finition lisse (qui donne son réalisme à la scène) : voici le spectateur aux prises avec un tableau vivant constitué d'une multitude colorée de petites tâches de pigments. Pour le critique, un tableau qui n'est qu'une esquisse, inachevé...

 

 

 

"L’Exécution du doge Marino Faliero" (1825-26, Wallace Collection, London), une œuvre inspirée de la tragédie écrite par Lord Byron, "Marino Faliero, Doge of Venice" (1821) et qui illustre un moment dramatique et chargé de tensions politiques, - Marino Faliero, doge de Venise, condamné pour avoir comploté contre le gouvernement en place et mis à mort : par la lumière, par sa posture centrale, Faliero apparaît comme marqué par une résignation mêlée de grandeur, soulignant son rôle de héros romantique...

 

"La Grèce sur les ruines de Missolonghi" (Musée des Beaux-Arts, Bordeaux) est composé par Eugène Delacroix en 1826, une œuvre puissante inspirée par un événement tragique de la guerre d’indépendance grecque, la chute de la ville de Missolonghi en 1825, assiégée par les forces ottomanes. La figure centrale est une personnification allégorique de la Grèce, représentée par une femme vêtue à la manière des Grecs contemporains, les bras ouverts dans un geste de supplication ou de désespoir. À ses pieds, les ruines de la ville et un cadavre partiellement enseveli, symbolisant les horreurs de la guerre. En arrière-plan, une fumée sombre s’élève, suggérant la destruction de Missolonghi et le sacrifice des habitants, dont beaucoup se sont suicidés pour éviter d'être faits prisonniers. 

 

En 1827, chef-d'œuvre et manifeste, "La Mort de Sardanapale" (Musée du Louvre, Paris), inspirée d’une tragédie de Lord Byron (1821), fusionne plusieurs éléments typiques du Romantisme en une seule et gigantesque toile qui représente le massacre sous les yeux du roi légendaire d'Assyrie Sardanapale, de ses maîtresses, esclaves et animaux. Des couleurs chaudes, riches, une grande sensualité, une grande violence, un  oeuvre qui évoque beauté et cruauté et suscite des émotions contradictoires. Une oeuvre qui joue aussi du goût du public pour l'orientalisme, si populaire en France depuis les campagnes napoléoniennes et flatte bien des idées préconçues sur l'Orient, luxe, sensualité et cruauté.

C'est le tableau le plus ouvertement romantique de Delacroix et qui fut quasi unanimement rejeté par les critiques : une atmosphère de chaos, de confusion extrême, telle est la principale objection. Charles Baudelaire, qui admire Delacroix, a fait une allusion cryptée dans son poème "Spleen", sombre vision de décadence et de désordre, de beauté fanée et d'objets symbolisant l’excès et la décomposition, ...

"C'est une pyramide, un immense caveau, / Qui contient plus de morts que la fosse commune. / - Je suis un cimetière abhorré de la lune, / Où comme des remords se traînent de longs vers / Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. / Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, ./ Où gît tout un fouillis de modes surannées, / Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher / Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché...", l'aspect le plus dramatique de l'oeuvre étant l'attitude du roi Sardanapale, au centre d'un cataclysme qu'il a lui-même créé ...

Ou dans "Les Fleurs du mal", Je suis comme le roi d'un pays pluvieux, / Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux, / Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes, / S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes. / Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon, / Ni son peuple mourant en face du balcon. / Du bouffon favori la grotesque ballade / Ne distrait plus le front de ce cruel malade ; / Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau, / Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau, / Ne savent plus trouver d'impudique toilette / Pour tirer un souris de ce jeune squelette...."


Réalisme et engagement politique (1830-1834) - L'oeuvre politique emblématique est bien entendu "La Liberté guidant le peuple" (1830, Musée du Louvre),  peint en réaction à la révolution de Juillet 1830 (les "Trois Glorieuses" qui renversèrent Charles X et instaurèrent la monarchie de Juillet sous Louis-Philippe), et l’un de ses tableaux les plus célèbres. Il représente une allégorie de la liberté sous les traits d’une femme, puissante et déterminée, guidant un groupe de personnages représentant différentes classes sociales (un ouvrier, un enfant des rues, un bourgeois armé), à travers une barricade jonchée de cadavres, et tenant dans une main un drapeau tricolore et dans l’autre un fusil à baïonnette. Sous la monarchie de Juillet, le tableau fut perçu comme trop subversif et rapidement retiré de l’exposition publique...

Le fameux voyage au Maric vint à point nommé, Delacroix s'était fait une réputation depuis 1822, une véritable frénésie de l'exposition publique propre à sa génération l'avait conduit à presque tous les genres, et il les avait tous renouvelés, il lui fallait renouveler son inspiration ...


En 1832, Delacroix se rend en Espagne et en Afrique du Nord, dans le cadre d'une mission diplomatique au Maroc, peu après la conquête de l'Algérie par les Français. À l'époque, il était courant d'emmener des artistes avec soi, afin de documenter visuellement un tel voyage. Delacroix n'y est pas allé pour étudier l'art, mais pour s'échapper de Paris, dans l'intention de découvrir une toute autre culture. Pendant son séjour, il réalise plus de 100 peintures et dessins représentant des scènes de la vie des peuples d'Afrique du Nord ou s'en inspirant, ce qui suscita un nouvel intérêt pour l'orientalisme. Delacroix était fasciné par les gens et les costumes qu'il rencontrait et ce voyage allait inspirer les sujets de nombre de ses futurs tableaux. L'artiste pensait que les Nord-Africains, par leurs vêtements et leurs attitudes, constituaient un équivalent visuel des peuples de la Rome et de la Grèce classiques. À l'époque, il écrit à un ami : « Les Grecs et les Romains sont là, à ma porte, dans ces Arabes qui s'enveloppent d'une couverture blanche et ressemblent à Caton ou à Brutus... ». Un tournant dans sa carrière ...

Suit une "période orientaliste" (1834-1850) - Scènes exotiques et fascination pour l'Orient - Ses tableaux, comme "Femmes d’Alger dans leur appartement" (1834), saisit la lumière, les riches textures et les détails architecturaux de l'Orient...

"Une rue à Meknès" (1832, Albright-Knox Gallery) - "Exercices militaires de Marocains" (1832, Montpellier, musée Fabre) -"Le Kaïd, chef marocain" (1837, Nantes, musée des Beaux-Arts) - "Femmes d'Alger dans leur intérieur" (1847-1849, Montpellier, musée Fabre) - "Bouffons arabes" (1848, Tours, musée des Beaux-Arts) - "Arabes se battant dans les montagnes" (Washington, National Gallery of Art) -  ...

"Femmes d’Alger dans leur appartement" (1834) marque un tournant dans la carrière de Delacroix, alliant observation directe et imagination artistique, et inspirera des artistes modernes, notamment Pablo Picasso, qui a créé une célèbre série de peintures basée sur cette œuvre en 1955. Elle est conservée au Musée du Louvre, à Paris. Le tableau représente trois femmes (des figures à la fois sensuelles et mystérieuses) assises dans un intérieur richement décoré, accompagné d’une servante noire. Une vision idéalisée de la vie dans un harem, l’œuvre ne peut échapper aux conventions orientalistes de l’époque. Les détails de l’architecture et du mobilier - coussins, tapis, lanternes  - renforcent l’atmosphère exotique et luxueuse de la scène. Delacroix utilise une palette riche et vibrante, dominée par des rouges, des ors et des blancs, qui mettent en valeur les textures des tissus et des objets. La lumière douce et diffuse enveloppe les figures, créant une ambiance intime et apaisée ...

Pour la petite histoire, c’est le chef ingénieur du port d’Alger qui persuada l’un des officiers du port, ancien roi ou propriétaire de corsaires, de laisser entrer Delacroix dans son harem. En quelques heures, Delacroix a fait plusieurs aquarelles dont certaines sont au Louvre. Il s’en sert comme base pour peindre un grand tableau à son retour, qu’il expose au salon de 1834. Il voulait montrer les tons sombres de la chair et les couleurs tamisées dans la chaude demi-lumière du harem. 

En 1849, il peindra une autre version plus petite du même sujet, aujourd’hui au musée de Montpellier. Ici les couleurs sont plus douces et l’atmosphère plus intime ; on y retrouve une note de nostalgie absente du tableau du Salon 1834, encore plein de ses premières impressions, et qui préfigure déjà Renoir. Ce dernier est bien conscient de cette relation ; en 1872, il peint un grand tableau inspiré de la toile de Delacroix et intitulé "Les Parisiennes habillées en Algériennes" (Musée de Tokyo). Il avait déjà fait une "Odalisque" et l’a exposée au Salon de 1870. (Chester Dale Collection, New York.) ...

 

Pendant son séjour en Afrique du Nord, Delacroix a réalisé de nombreux croquis des habitants et de la ville, sujets sur lesquels il reviendra jusqu'à la fin de sa vie.  La grande toile "Fanatiques de Tanger" (1838), conservée au Musée Fabre (Montpellier), présente une scène d'hommes et de femmes de la confrérie Aissaouan en transe, et dont l'artiste a été le témoin direct. Cette confrérie soufie se réunissait chaque année au mois d'août sur la tombe de son fondateur, Sidi Mohammed Ben Aissa. Ces fanatiques religieux sont saisis dans des postures convulsives et expressives, reflétant leur ferveur mystique. Caché dans un grenier, craignant pour sa vie s'il était découvert, Delacroix observe le rassemblement tout en dessinant. Les membres de la secte « se roulaient sur les braises, mangeaient des serpents, broyaient du verre, mâchaient du feu, se tailladaient la chair en frémissant de spasmes comme des grenouilles chargées... dans une épilepsie sacrée ». La composition est dynamique et centrée sur les figures en mouvement au premier plan. Les gestes expressifs des participants et leurs corps tendus créent une tension dramatique. Delacroix utilise une palette chaude et vibrante, mêlant des tons de rouge, d’ocre, de blanc et de noir, pour accentuer le contraste entre les figures et leur environnement.

 

 

"Le Sultan du Maroc et son entourage" (1845), d’Eugène Delacroix, est une œuvre monumentale qui témoigne de l'impact durable de son voyage au Maroc en 1832 sur son art : mais un tableau, commandé par le roi Louis-Philippe pour le musée de l’Histoire de France à Versailles. La scène est réalisée à partir de l’observation directe du peintre, qui avait assisté à la procession du sultan à Meknès lors de son séjour au Maroc en tant qu’accompagnateur de la mission diplomatique : le sultan Moulay Abd-er-Rahman, à cheval, entouré de ses serviteurs et soldats, une interprétation qui reste idéalisée, le sultan en figure noble et imposante qui incarne toute la grandeur de son rôle politique et spirituel...

"Noces juives dans le Maroc" (1839, Musée du Louvre, Paris), de la fascination des artistes occidentaux pour les cultures du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord ..  - "Un Marocain sellant son cheval" (1855, The Hermitage, St. Petersburg) - "Combat de chevaux arabes dans une écurie" (1860, Musée du Louvre, Paris) - Géricault avait inspiré à Delacroix sa fascination pour les chevaux, animaux emblématiques de la peinture romantique, et qu'il retrouva au Maroc. Aucune étude anatomique n'est à attendre, mais la violence d'un combat, la puissance et l’énergie des animaux, un effet accentué par les forts contrastes de lumière et d’ombre....- "Chasse au Lion au Maroc" (1854,The Hermitage, St. Petersburg), une métaphore de la confrontation entre l’homme et des forces qui le dépassent, une composition tourmentée et dynamique, centrée sur le lion, dont la posture agressive attire immédiatement le regard. Le sujet est dépouillé de tous détails exotiques et entièrement subordonné à l’énergie débridée de la peinture, fondée sur le contraste des couleurs complémentaires, que Delacroix fut le premier à employer systématiquement comme moyen d’expression artistique. - "Chasse au Tigre" (1854, Musée du Louvre, Paris), la passion, la violence, et la confrontation entre l’homme et le tigre dans toute sa féroce majesté, les chevaux, peints avec un réalisme impressionnant, montrent des postures tendues et totalement effrayées face à la menace....


Lorsque Louis-Philippe créa le musée de l’histoire de France à Versailles (1837), deux tableaux furent commandés à Delacroix (l’objectif était de célébrer les grandes heures de l’histoire de France), "La bataille de Taillebourg" (1834-35, Musée du Louvre, Paris) et "L’entrée des croisés à Constantinople" (1840). Pour ces vastes toiles, Delacroix fut obligé d’ouvrir un studio et de former ses propres assistants. Cette fois-ci, les critiques furent conquis, alors que pourtant sa méthode de composition n'avait guère changée, l’œuvre porte la marque du romantisme, avec son dynamisme, son intensité émotionnelle et son atmosphère dramatique.

L'affrontement qui eut lieu près de Taillebourg, en Charente-Maritime, entre les forces françaises menées par le roi Saint Louis (Louis IX) et les troupes coalisées du roi d'Angleterre Henri III et des barons rebelles, se solda par une victoire décisive pour la France, consolidant l’autorité de la monarchie capétienne. La scène représente Louis IX à cheval, dirigeant ses troupes à travers un pont et menant l’assaut contre l’ennemi. Il est entouré de soldats en armure, engagés dans une mêlée violente. Delacroix excelle à capturer la brutalité du combat, avec des corps enchevêtrés, des mouvements frénétiques et des expressions intenses. La "Bataille de Taillebourg" fut reconnue comme un chef-d'œuvre de la peinture historique et romantique, marquant un tournant dans la représentation de l’histoire en peinture.

"L'entrée des croisés à Constantinople" ou "La prise de Constantinople par les croisés" (1840, Musée du Louvre)  illustre la prise de Constantinople par les croisés lors de la quatrième croisade en 1204, ceux-ci, initialement destinés à libérer Jérusalem, détournent leur expédition vers la capitale de l'Empire byzantin pour la livrer au pillage et à la violence. La scène est dominée par Baudouin de Flandre, futur empereur latin de Constantinople, à cheval, entouré de ses chevaliers. Les habitants de la ville, en posture de supplication ou de désespoir, contrastent avec l'attitude triomphante des croisés. Cette juxtaposition souligne la brutalité de la conquête et la souffrance des vaincus. Delacroix utilise une palette riche et contrastée, avec des rouges profonds, des ors et des bruns, évoquant à la fois la splendeur de la ville et la violence de sa chute. La lumière met en avant les figures principales, créant un contraste dramatique entre les zones éclairées et les ombres, accentuant l'intensité émotionnelle de la scène. À sa présentation, le tableau suscitera des réactions bien contradictoires ...

 

"Le Roi Jean à la Bataille de Poitiers" (1830, Paris, musée du Louvre), un roi, digne et héroïque, entouré de chevaliers fidèles, livrant son épée en signe de reddition à Édouard, le Prince Noir :  Delacroix utilise une palette sombre, dominée par des rouges, des bruns et des noirs, évoquant la gravité de la scène et l’atmosphère oppressante de la défaite....

"Combat du Giaour et de Pacha" (1835, Musée du Petit Palais, Paris), inspiré d'un poème "The Giaour" (1813) de Lord Byron reprenant tous les thèmes majeurs du romantisme, passion, violence, exotisme et lutte intérieure, histoire d’un étranger (giaour, terme turc désignant un non-musulman) qui venge la mort de sa bien-aimée Leila, une esclave punie par Hassan, son maître, pour avoir aimé un autre homme. Les deux figures centrales sont engagées dans un duel à cheval, entourées d’un paysage à la fois dramatique et indistinct.

La tension physique est palpable, avec des corps tendus et des gestes exprimant une lutte acharnée. La composition est dynamique et tourmentée, caractérisée par des diagonales puissantes qui renforcent l’intensité du combat. Les chevaux, en mouvement, ajoutent une dimension dramatique et chaotique à la scène, symbolisant la force brute et la violence de l’affrontement... (autre version, 1826, Art Institute of Chicago)...


"Autoportrait au gilet vert" (1837, Musée du Louvre, Paris), reconnu comme un chef-d’œuvre du portrait romantique, le regard direct et intense suggérant une personnalité affirmée, à une période où Delacroix est déjà reconnu comme un peintre majeur du romantisme (il a derrière lui des œuvres emblématiques comme "La Liberté guidant le peuple" et "La Mort de Sardanapale")... - "Autoportrait", 1842, Florence, Galleria degli Uffizi ...

En 1838, Delacroix a commencé à travailler sur un double portrait de ses deux amis proches, la romancière française George Sand (1804-76) et le compositeur polonais Frédéric Chopin (1810-49), qui étaient amants à l'époque. Le portrait est resté dans l'atelier de Delacroix jusqu'à sa mort. Le tableau fut par la suite divisé, laissant deux œuvres distinctes, un "Portrait de Chopin", conservé au Louvre, qui montre le musicien dans une attitude méditative, les mains sur un clavier invisible, et un "Portrait de George Sand", conservé à la Ordrupgaard Collection (Copenhague), dans une posture introspective. La mort de Chopin en 1849 et l’éloignement progressif entre Sand et Delacroix mirent fin à une intense période d'amitié et de relations qu'ils cultivèrent tous trois....


"Saint Sébastien secouru par les saintes femmes" (1836, Nantes, musée des Beaux-Arts) - "Médée furieuse" (1862, Paris, Musée du Louvre) - "Cléopâtre et le paysan" (1838, coll.priv.), l’Orient est devenu un cadre idéal pour explorer la couleur, la lumière et les thématiques romantiques, notamment celui du mélange du sublime et du grotesque qui, selon Delacroix, caractérisait l’art shakespearien. La source du tableau est bien Antoine et Cléopâtre, Cléopâtre regardant avec fascination l’aspic que lui présente un paysan tout en rudesse et plongé dans une semi-obscurité. Cléopâtre incarne la femme fatale, une reine séductrice et puissante, mais aussi vulnérable face à son destin, et dont le corps est mis en valeur par la  lumière, soulignant sa peau et ses drapés ...

En 1838, Delacroix expose "Médée sur le point de tuer ses enfants" (1838) au Salon de Paris, provoquant une sensation parmi les critiques : conservé au Musée du Louvre, il témoigne de l’habileté de Delacroix à évoquer des émotions extrêmes et à magnifier le tragique. Le tableau, inspiré de la pièce d’Euripide, représente Médée, héroïne tragique de la mythologie grecque, dans une attente figée et dramatique : abandonnée par Jason, elle tient un poignard dans sa main droite et presse ses enfants contre elle dans un geste à la fois protecteur et menaçant, ayant décidé de tuer leurs enfants pour se venger de lui. Les critiques ont rapidement discerné dans cette oeuvre l'influence de la Renaissance italienne, en particulier "la Vierge aux rochers" de Léonard de Vinci, et même le plus grand critique de Delacroix, Delécluze, a comparé l'œuvre au divin "Jupiter et Antiope" de Corregio. Bien que le tableau ait été rapidement acheté par l'État, Delacroix fut déçu de le voir partir vers le musée des Beaux-Arts de Lille ; il avait en effet le souhait de l'accrocher au Luxembourg, où il aurait rejoint "La Barque de Dante" et "Les Massacres de Scio". L’intensité psychologique et la composition de cette œuvre ont influencé des peintres romantiques et symbolistes, notamment Gustave Moreau...


Delacroix et Shakespeare - La littérature constitua pour le peintre une source inépuisable de sujets pour ses tableaux, exerçant ses talents de lithographe notamment dans un magnifique série d'illustrations du "Faust" de Goethe paru en 1828... 

Delacroix découvrit Shakespeare en 1825 lors d’un voyage à Londres, où le célèbre Edmund Kean jouait "Richard III". À Paris, le célèbre François-Joseph Talma, comédien de la Comédie-Française et célèbre pour ses innovations théâtrales, tant admiré par Delacroix , avait beaucoup contribué à populariser l’œuvre de Shakespeare en français. Et Delacroix vit Hamlet à Paris, en compagnie d’Hugo, de Vigny, Dumas, Nerval et Berlioz. Le héros de Shakespeare, imparfait, immodéré et immature, était parfaitement adapté au tempérament du peintre qui n'avait plus qu'à laisser libre cours à son imagination pour compléter le personnage : "Alas, poor Yorick! - I knew him, Horatio: a fellow of most infinite jest..." (Act V, Scene 1), "Hélas, pauvre Yorick! - Je le connaissais, Horatio : un compagnon de plaisanterie infinie...".   

"Hamlet et Horatio au cimetière" (1839, Musée du Louvre), deux personnages devant un crâne, dans une atmosphère sombre et introspective, toute la capacité de Delacroix à traduire des drames littéraires en scènes visuelles.. - "Desdémone maudite par son père" (1852, Reims, musée des Beaux-Arts), une œuvre inspirée de la tragédie "Othello" de William Shakespeare, saisie en un moment dramatique : Desdémone, l’héroïne tragique de la pièce, subit la colère de son père, Brabantio, pour avoir épousé Othello, un Maure.  Une lumière douce met en valeur Desdémone, soulignant sa vulnérabilité et sa beauté, tandis que Brabantio est partiellement dans l’ombre, accentuant son rôle de figure austère et menaçante. -  "La Mort d’Ophélie" (Neue Pinakothek, Munich) est une œuvre réalisée par Eugène Delacroix vers 1853, inspirée du personnage tragique d’Ophélie dans "Hamlet" (Delacroix, comme de nombreux artistes romantiques, était fasciné par les œuvres de Shakespeare), et qui incarne la fragilité humaine face au désespoir et à la folie. Selon la pièce, Ophélie, sombrant dans la folie après la mort de son père Polonius et le rejet d’Hamlet, tombe dans une rivière et se noie, accident ou suicide, elle est allongée dans l’eau, entourée par une végétation dense de la rivière, ses vêtements déployés comme un linceul. La palette de Delacroix est sombre et mélancolique, dominée par des verts, des bleus et des bruns qui évoquent la nature et la froideur de l’eau...

 

 

Eugène Delacroix a peint "Les Natchez" en 1825 (Metropolitan Museum of Art, New York), une œuvre inspirée par le roman "Atala" (1801) de François-René de Chateaubriand, une œuvre emblématique du romantisme qui explore les thèmes de l'amour, de la nature et du destin tragique des peuples autochtones d’Amérique ...

"Tasso in the Madhouse" (1839) -  Pour des romantiques comme Delacroix, Torquato Tasso (1544-1595), poète italien, l’un des plus grands écrivains et une figure tragique de la Renaissance, enfermé dans sa prison ferraraise, devait être l’incarnation de l’artiste-héros qui souffre pour son art et ses croyances. Il avait rejoint en 1565 la cour d’Alfonso d’Este, duc de Ferrare, et avait écrit la première version de son chef-d’œuvre, "Jérusalem livrée" (Gerusalemme liberata), une épopée des exploits de Godefroy de Boulogne pendant la Première croisade. Instable, frustré, il développera un complexe de persécution qui le conduisit à une crise de violence en 1579. Il est emprisonné dans un couvent d’où il s’échappe. En 1579, il retourne à Ferrare, mais est enfermé dans une maison de fous, où il reste jusqu’en 1586.

 

 

"Le Naufrage de Don Juan" (1840, Musée du Louvre, Paris), une œuvre qui s’inspire directement du poème de Lord Byron, lorsqu'il décrit les épreuves de Don Juan et de ses compagnons après avoir survécu à un naufrage. On retrouve ici l'inspiration de Géricault (Le Radeau de la Méduse), le thème du naufrage et de la lutte pour la survie, la mer personnage à part entière incarnant une force chaotique et incontrôlable ... 

"Rebecca enlevée par les templiers" (1846, Paris musée du Louvre; Metropolitan Museum of Art), une œuvre inspirée du roman "Ivanhoé" (1819) de Sir Walter Scott, dont les romans furent immensément populaires auprès des peintres romantiques. Rebecca, une jeune juive accusée de sorcellerie, est enlevée par le chevalier templier Bois-Guilbert, une palette sombre, dominée par des bruns, des rouges, et des ors, renforçant l’atmosphère oppressante et tragique de la scène. On juge que cette interprétation de Delacroix est plus intense et plus dramatique que celle qu'en fit Théodore Chassériau en 1858 ...  - "Ovide chez les Scythes" (1859, Musée des Beaux-Arts, Lyon), représente le poète Ovide exilé parmi les Scythes, dans un paysage désertique et austère : la solitude du personnage reflète la profondeur émotionnelle et l’intérêt de Delacroix pour les figures tragiques. - "Michel-Ange dans son atelier" (1849-50, Musée Fabre, Montpellier) - Delacroix semble ici s’identifier à Michel-Ange, qu’il admirait beaucoup, trouvant en lui un symbole de sa propre situation d’artiste incompris. Michel-Ange porte un foulard rouge, un accoutrement pour lequel Delacroix était célèbre...


"Eugène Delacroix est toujours sur la brèche avec une ardeur juvénile ; il prend les outrages du jury pour ce qu'ils valent, et, si on lui refuse un tableau, il en renvoie quatre ; il ne veut pas faire de petites chapelles à part comme certains maîtres, et, comme certains autres, il ne met pas une digue à son filet d'eau pour lui donner l'air d'un torrent, quand au moment favorable on lève la bonde de la mare.

Sans orgueil féroce et sans prétention outrée, il expose tranquillement ce qu'il a fait cette année-là, cadres restreints ou grandes toiles, selon son caprice ou ses travaux ; il sait, et c'est là le secret de sa force, que le contact de la foule est pour l'artiste ce qu'était pour Antée le contact de la terre maternelle : il lui rend une nouvelle vigueur. Ce bruit, ces injures, ces louanges ont leur utilité et leur enseignement, c'est la vie; et nul ne gagne à se séparer de la vie universelle. Aux natures bien douées, l'injustice même est salutaire : elle produit une, réaction intérieure et extérieure. Ainsi, Eugène Delacroix , depuis bientôt vingt ans, sans se laisser endormir par l'éloge ou aigrir par le blâme, a fait voir au public toutes les œuvres qui lui sont venues à l'esprit et au pinceau; il n'a dérobé aucune phase de son développement : ni les tâtonnements de l'essai, ni les barbaries de l'esquisse, ni le chaos des rêves plutôt entrevus que fixés, n'ont inquiété son amour-propre; il n'a même pas craint de laisser voir des choses qui ont pu paraître extravagantes au moment où il les produisait, sachant qu'un certain mauvais est le paradoxe du bon.

Aussi quelle variété, quel talent toujours original et renouvelé sans cesse ! comme il est bien, sans tomber dans le détail des circonstances, l'expression et le résumé de son temps ! Comme toutes les passions, tous les rêves, toutes les fièvres qui ont agité ce siècle ont traversé sa tête et fait battre son cœur ! Personne n'a fait de la peinture plus véritablement moderne qu'Eugène Delacroix. Que d'octaves à son clavier pittoresque, et quelle gamme immense parcourue depuis la Barque du Dante! Le moyen âge éblouissant ou terrible, l'Orient antique et moderne, la Grèce d'autrefois et la Grèce d'hier, que n'a-t-il pas fait? Batailles échevelées et flamboyantes, scènes de repos épanouies en bouquet de couleurs ; intérieurs mystérieux où passent comme des ombres les moines de Lewis ; cours moresques où les pierreries ruissellent à travers les fleurs et les femmes ; marines où la vague monstrueuse berce des barques aussi effrayantes que le radeau de la Méduse; tranquilles paysages où brillent le bournous blanc et la selle rouge de l'Arabe ; lions tenant leur proie dans les griffes , tigres s'élançant pour la saisir ; chevaux immobiles ou au vol, il a tout compris et tout rendu. L'amour, la terreur, la folie, le désespoir, la rage, l'exaltation, la satiété, le rêve et l'action, la pensée et la mélancolie, ont été exprimés tour à tour avec la même supériorité par ce génie shakespearien, impartial et passionné à la fois comme le poète anglais.

C'est là un artiste dans la force du mot ! il est l'égal des plus grands de ce temps-ci, et pourrait les combattre chacun dans sa spécialité...." (Salon de 1847, Théophile Gautier)


Maturité et travaux monumentaux (1850-1863) - période de fresques et de grands projets - En 1850, Delacroix reçoit la commande la plus importante de sa vie artistique : la décoration des bibliothèques du Sénat et du Palais Bourbon ("L'Histoire de la Civilisation"), le monumental Salon de la Paix à l'Hôtel de Ville ("L'Allégorie de la Paix", détruite lors de la Commune) et la décoration de la Galerie d'Apollon au Louvre ("Apollon vainqueur du serpent Python"). Delacroix réalise  de même des fresques pour des bâtiments prestigieux, comme la Chapelle des Saints-Martyrs de l'Église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement ("Le Christ au Jardin des Oliviers", 1843-1847), la Chapelle des Saints-Anges de l’église Saint-Sulpice (Paris), où il peint des scènes bibliques, "La Lutte de Jacob avec l’Ange", "Saint Michel terrassant le Dragon" et "Héliodore chassé du Temple" (1848-1861). Des œuvres monumentales qui montrent une maîtrise du mouvement, des contrastes et une profondeur émotionnelle. À la fin de sa carrière, Delacroix combinera les éléments dynamiques de son style romantique avec des compositions plus équilibrées et réfléchies, témoignant d’une évolution vers une certaine sobriété.


La figure du Christ semble intéresser Delacroix en tant qu'individu confronté à son destin et à la mort. "Le Christ du jardin des oliviers" exposé en 18627 et peint pour l'église Saint Paul- Saint Louis à Paris, semble avoir pour intention de redonner de l'humanité a fils de Dieu. C'est au Salon de 1835 qu'il exposera sa première grande Crucifixion  elle fut diversement accueillie compte de la liberté de pinceau qui était la sienne. "Le Coup de Lance" (1620) de Rubens semble avoir été une magnifique source d'inspiration ...

"Le Christ sur la Croix" (1835, Vannes, musée de la Cohue) - "Les Miracles de saint Benoit, d'après Rubens" (1841, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts) - "Christ sur la Croix" (1845, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam), le règne de Louis-Philippe voyait alors un retour à la grande tradition de la peinture religieuse française, Delacroix en vint à peindre l’une des représentations les plus angoissées de la crucifixion ...- "Le Christ en Croix" (1846, Baltimore, The Walters Art Gallery) - "Christ à la colonne" (1849, coll.part.) -  "Le Christ au jardin des oliviers" (1851, Église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, Paris), une fresque religieuse représentant le Christ méditant avant son arrestation, dans une atmosphère sombre et introspective. - "Le Christ sur le lac de Génésareth" (1854, Walters Art Museum, Baltimore), une scène biblique qui représente le Christ et ses disciples dans une barque secouée par une tempête. L’agitation des figures et des vagues illustre la maîtrise de Delacroix dans la représentation du mouvement : inspiré par Rubens et les maîtres baroques, ce tableau magnifie le drame spirituel et physique. - ...


En 1855, La France organisa une Exposition universelle, à l'occasion de laquelle elle entendait bien s'affirmer aux yeux du monde comme la patrie moderne des arts. Parvenu au sommet de sa gloire, en particulier grâce aux commandes de grands décors, Delacroix, tout comme Ingres (et Horace Vernet), devait y bénéficier d`un traitement de faveur avec une salle qui lui était dédiée et dans laquelle il pouvait organiser une rétrospective de son oeuvre. Le peintre se mit donc au travail pour rassembler, voire retrouver, les tableaux qu'il souhaitait y voir figurer. C'est ainsi que furent réexposés, entre autres, "Dante et Virgile aux enfers", "Les Massacres de Scio", "Le Christ au jardin des Oliviers", "La Bataille de Poitiers", "La Liberté guidant le peuple", "Les Femmes d'Alger", "Médée furieuse", " Le Combat de Giaour et du Pacha", "La Noce juive", "Les Convulsionnaires de Tanger", "Hamlet et Horatio au cimetière", "Le Naufrage de Don Juan", "Le Christ en Croix". Et à cette occasion, l`État lui passa commande, en mars 1854, d`une œuvre nouvelle, sur un sujet de son choix, ce fut l' immense "Chasse au Lion", un thème qui s'inscrivait dans cette recherche de la peinture animalière qu'il avait engagé depuis la fin des années 1840.   


Le "Journal de Delacroix", recueil de notes et de pensées que le peintre commença en 1822 et que ne fut interrompu que par sa mort (publié à Paris entre 1893 et 1895), éclaire non seulement l'évolution artistique du peintre mais marque les premiers pas d'une esthétique moderne qui affirme l'autonomie de la peinture par rapport aux autres arts et à la littérature : une esthétique qui découvre la couleur, son langage propre, et qui veut donner naissance à une émotion purement picturale et ineffable. "Ce qu'il y a de plus réel pour moi, ce sont les illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant" ...

S'il est le témoignage d'une intelligence singulièrement élevée, ouverte et cultivée, il ne nous apprend que peu de choses sur la vie privée du peintre et sur la société au milieu de laquelle il vécut. Les carnets de voyage en Belgique et au Maroc ont un tour plus directement personnel. Ils débordent d'une admiration sans bornes pour Rubens et nous font connaître certaines scènes pittoresques qui inspireront plus tard un grand nombre des œuvres de Delacroix. Il y explique abondamment ses préférences artistiques. Son art est dominé par deux conceptions : refus du réalisme et exaltation de la couleur comme moyen d'expression. Les œuvres d'art ne peuvent être jugées d'après la ressemblance, critère tout à fait superficiel, puisque les

authentiques chefs-d'œuvre ne sont que le reflet de l'imagination de tout artiste. Grâce à l'imagination, l'artiste voit dans les choses ce que les autres n'y voient pas. Il peut ainsi communiquer, au moyen de la peinture (sœur de la musique), des émotions qui ont leur place "au-dessus de la pensée", que la parole est impuissante à exprimer. 

Delacroix va composer sa toile d'une manière tout à fait nouvelle. Indépendamment du sujet, elle doit être, avant tout, composition du mouvement des masses chromatiques et tonales.  Tout ce qui est accessoire doit être sacrifié au bénéfice de l'ensemble...

 

"La nature n'est qu'un dictionnaire... Pour bien comprendre l'étendue du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer les usages ordinaires et nombreux du dictionnaire. On y cherche le sens des mots, la génération des mots, l'étymologie des mots, enfin on en extrait tous les éléments qui composent une phrase ou un récit; mais personne n'a jamais considéré le dictionnaire comme une composition, dans le sens poétique du mot. Les peintres qui obéissent à l'imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s'accommodent à leur conception; encore, en les ajustant avec un certain art, leur donnent-ils une physionomie toute nouvelle.

Ceux qui n'ont pas d'imagination copient le dictionnaire. Il en résulte un très grand vice, le vice de la banalité, qui est plus particulièrement propre à ceux d 'entre les peintres que leur spécialité rapproche davantage de la nature dite inanimée, par exemple les paysagistes, qui considèrent généralement comme un triomphe de ne pas montrer leur personnalité. A force de contempler et de copier, ils oublient de sentir et de penser."  (Cité par Baudelaire dans L'œuvre et la Vie d'E. Delacroix.)

 

L'ART EST AU-DELA DE LA REALITE

"La froide exactitude n'est pas l'art; l'ingénieux artifice, quand il plaît ou qu'il exprime, est l'art tout entier. La prétendue conscience de la plupart des peintres n'est que la perfection apportée à l' "art d'ennuyer". Ces gens-là, s'ils le pouvaient, travailleraient avec le même scrupule l'envers de leurs tableaux. Il serait curieux de faire un traité de toutes les faussetés qui peuvent composer le vrai." (18 juillet 1850.)

 

LE PLAISIR ESTHETIQUE

"Ce genre d'émotion propre à la peinture est tangible en quelque sorte; la poésie et la musique ne peuvent le donner. Vous jouissez de la représentation réelle de ces objets, comme si vous les voyiez véritablement, et en même temps le sens que renferment les images pour l'esprit vous échauffe et vous transporte. Ces figures, ces objets, qui semblent la chose à même à une certaine partie de votre âge intelligent, semblent comme un pont solide sur lequel l'imagination s'appuie pour pénétrer jusqu'à la sensation mystérieuse et profonde dont les formes sont en quelque sorte l'hiéroglyphe, mais un hiéroglyphe bien autrement parlant qu'une froide représentation, qui ne tient que la place d'un caractère d'imprimerie : art sublime dans ce sens, si on le compare à celui où la pensée n'arrive à l'esprit qu'à l'aide des lettres mises dans un ordre convenu; art beaucoup plus compliqué, si l'on veut, puisque le caractère n'est rien et que la pensée semble être tout, mais cent fois plus expressif, si l'on considère qu 'indépendamment de l'idée, le signe visible, hiéroglyphe parlant, signe sans valeur pour l'esprit dans l'ouvrage du littérateur, devient chez le peintre une source de la plus vive jouissance, c'est-à-dire la satisfaction que donnent, dans le spectacle des choses, la beauté, la proportion, le contraste, l'harmonie de la couleur, et tout ce que l'œil considère avec tant de plaisir dans le monde extérieur, et qui est un besoin de notre nature." (17 octobre 1853.)

 

"Le premier mérite d 'un tableau est d'être une fête pour l'œil. Ce n'est pas à dire qu'il n'y faut pas de la raison : c 'est comme les beaux vers, toute la raison du monde ne les empêche pas d'être mauvais, s'ils choquent l'oreille. On dit : avoir de l'oreille; tous les yeux ne sont pas propres à goûter les délicatesses de la peinture. Beaucoup ont l'œil faux ou inerte; ils voient littéralement les objets, mais l'exquis, non .." (22 juin 1863.)

 

LE LANGAGE DE LA TOUCHE

"Touche. -- Beaucoup de maîtres ont évité de la faire sentir, pensant sans doute se rapprocher de la nature qui effectivement n'en présente pas. La touche est un moyen comme un autre de contribuer à rendre la pensée dans la peinture. Sans doute une peinture peut être très belle sans montrer la touche, mais il est puéril de penser qu'on se rapproche de l'effet de la nature en ceci : autant vaudrait-il faire sur son tableau de véritables reliefs colorés, sous prétexte que les corps sont saillants! (...) Tout dépend au reste, dans l'ouvrage d'un véritable maître, de la distance commandée pour regarder son tableau. A une certaine distance, la touche se fond dans l'ensemble, mais elle donne à la peinture un accent que le fondu des teintes ne peut produire..." (23 janvier 1857.)

 

Personne mieux que Baudelaire n'a été sensible à la peinture nouvelle de Delacroix (Exposition Universelle de 1855 : E. Delacroix) ..

"D 'abord il faut remarquer, et c 'est très important, que, vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l'âme une impression riche, heureuse ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance. Ce singulier phénomène tient à la puissance du coloriste, à l'accord parfait des tons, et à l'harmonie (préétablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur et le sujet. Il semble que cette couleur, qu'on me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort délicates, pense par elle-même, indépendamment des objets qu'elle habille. Puis ces admirables accords de sa couleur font souvent rêver d'harmonie et de mélodie, et l'impression qu'on emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. Un poète a essayé d'exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie : Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent comme un soupir étouffé de Weber.

Lac de sang : le rouge; - hanté des mauvais anges : surnaturalisme; - un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge; - un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux; - les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les  harmonies de sa couleur..."

Et toujours de Baudelaire, dans son "Catalogue de la Collection Crabbe", on trouve cette impression brute ..

"Eugène Delacroix. - Chasse au tigre. Delacroix alchimiste de la couleur. Miraculeux, profond, mystérieux, sensuel, terrible; couleur éclatante et obscure, harmonie pénétrante. Le geste de l'homme et le geste de la bête. La grimace de la bête, les reniflements de l'animalité. Vert, lilas, vert sombre, lilas tendre, vermillon, rouge sombre, bouquet sinistre."


Presque tous les artistes célèbres de l'époque sont jugés dans le Journal de Delacroix, Géricault, Gros, Girodet, Ingres, Delaroche, Flandrin, Couture, Corot, Rousseau, Meissonier, Courbet, Millet, Decamps, François Gérard (1770-1837) et les peintres académiques. Et lorsque Delacroix est en présence d'un tempérament de peintre directement hostile au sien, on s'en aperçoit immédiatement, car il ne cache pas son impression. Il ne pouvait, par exemple, supporter ni la méthode de composition, ni la couleur d'un Delaroche, et de Flandrin, le parti pris d'affectation. Delacroix aimait trop la vie, la spontanéité. 

Le nom d'Ingres (1780-1867), est-il besoin de le dire?, revient constamment sous sa plume, un homme qui, selon lui, n’a jamais compris le véritable rôle de l’art, qui est de susciter une émotion plutôt que de satisfaire une règle : il suit cependant ses expositions, note au retour l'impression reçue, tâche de se procurer, par tous les moyens possibles, des esquisses ou des dessins de son rival, les copie ou les calque, car il entend pénétrer ses secrets et ne le juger qu'en connaissance de cause. Néanmoins il semble à son égard d'une rigueur excessive, que certains trouveront assez voisine de l'injustice ; il insiste avec complaisance sur ses défauts, ferme volontairement les yeux sur des qualités incontestables, que lui-même ne pouvait contester. Son animosité trouve sa cause dans une parfaite réciprocité, et si l'on se remémore la violence et l'âpreté des critiques qui furent dirigées contre ses œuvres au nom des théories artistiques chères à son illustre adversaire, on comprend qu'il ait été aveuglé sur sa réelle valeur.

L'impartialité de Delacroix est entière quand il juge des artistes dont les théories allaient contre les siennes, mais dans l'œuvre desquels il découvre un véritable talent : Courbet entre autres. Son opinion sur le réalisme est connue, il l'appelait "l'antipode de l'art", et, en visitant une des expositions de Courbet, note la vulgarité de ses sujets, mais s'étonne toutefois de la vigueur de sa facture. Il rencontre Couture, constate sans en être surpris « qu'il ne voit et n'analyse comme tous les autres que des qualités d'exécution » . Dans ce domaine restreint, Delacroix reconnaît son talent et fait du même coup le procès de tous les a gens de métier » . Avec Millet, il s'entretient de Michel-Ange et de la Bible, plaisir qu'il goûte assez rarement avec les peintres, si l'on en croit son Journal. Quant à Camille Corot (1796-1875), il salue en lui un véritable artiste qui savait donner une profondeur émotionnelle à ses scènes naturelles...


"Académie de femme" - Au Salon de 1819, Ingres exposa sa "Grande Odalisque" (musé du Louvre), peinte en 1816 pour Caroline Murat, une femme nue, vue de dos, qui fit scandale tant pour ses supposés défauts anatomiques que parce qu'il était alors totalement inconvenant d'exhiber publiquement une femme nue sans un prétexte narratif. Delacroix vit ce tableau, accroché non loin du "Bateau de la Méduse" de Géricault ... 

Eugène Delacroix réalisait vers 1820-1823 une œuvre intitulée "Nu assis, dit Mademoiselle Rose" (Musée national Eugène-Delacroix, Paris), un tableau représentant une jeune femme assise de profil sur un piédestal en bois partiellement recouvert de tissu rouge, le pied gauche reposant sur un bloc de bois, la tête tournée vers l'artiste, offrant une vue de face, un nu, peint avec une sincérité naturaliste et sans arrangement décoratif. "Académie de femme" (1820-1821, Berlin, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz),  étude académique destinée à perfectionner la compréhension du corps humain en vue de compositions plus complexes, est ici transcendée par Delacroix qui lui ajoute une dimension émotionnelle et esthétique : il s'agit de traiter l'effet de la lumière sur le corps et de représenter toutes les subtilités de la chair . Dans "Aspasie" (1824, collect. part.) et "Aspasie la Mauresque" (1824, Montpellier, musée Fabre), Delacroix utilise une palette de tons chauds et contrastés, jouant sur la lumière pour souligner les volumes et les textures, notamment la douceur de la peau et la fluidité du tissu...

"Nu féminin couché sur un divan" (1825-26, Musée du Louvre, Paris) représente une femme rêveuse, dont le corps est offert au regard du spectateur, et nous savons par le Journal que les relations de Delacroix avec ses modèles allaient souvent au-delà de la représentation picturale. Le visage de la femme est légèrement flou, laissant l’attention se concentrer sur la forme et la sensualité de son corps, tandis que les plis des drapés et les textures du tissu sont peints avec une grande précision. Contrairement aux nus idéalisés de la tradition classique, ce portrait offre une approche plus réaliste et intime, où la douceur des courbes et la chaleur des tons renforcent l’impression de proximité. Ce type d’œuvre a influencé les générations suivantes, notamment les peintres impressionnistes et post-impressionnistes comme Renoir ou Matisse, qui reprendront des compositions similaires pour explorer la lumière et les couleurs..

C'est en étudiant, au Louvre, le cycle de Marie de Médicis par Rubens, que Delacroix parvint à une méthode très personnelle de peindre les chairs et qu'il ne cessa de perfectionner : "Les Massacres de Scio", exposé au Salon de 1824, surprendra par le rendu si diversifié de la carnation à laquelle est parvenue Delacroix, les personnages y sont des hommes et des femmes de chair et de sang qui s'opposent à la blancheur uniforme des héros néoclassiques peints par les émules de David. Son étude de Berlin, d'après un modèle surnommé Rose, (Académie de femme", 1820-1821, Staatliche Museum Prreussischer Kulturbesitz), expose une extraordinaire maîtrise de la couleur du corps...

"La Femme au perroquet" (1827, Lyon, musée des Beaux-Arts) - Au salon de 1819, Ingres exposa sa "Grande Odalisque" (Paris, musée du Louvre), peinte trois ans plus tôt pour Caroline Murat. Le tableau, qui représente une femme nue, vue de dos, fit scandale, non seulement å cause de ses incorrections anatomiques, mais aussi parce que lexhibition publique d'un nu féminin sans prétexte narratif apparut inconvenant. Delacroix, qui visita le Salon avant sa fermeture, ne put manquer de voir cette œuvre fameuse, qui était accrochée à proximité du "Radeau de la Méduse" de Géricault, pour lequel il avait posé. Cependant, là où Ingres insistait sur l`abstraction de la ligne et des carnations, Delacroix va réinterpréter la grande torsion du buste, en insistant non seulement sur la contrainte que représente un pose antinaturelle, mais plus encore sur la corporéité du modèle, une femme de chair et d'os : "Odalisque sur un divan" (vers 1827-1830, Cambridge, The Fitzwilliam Museum), "Louis d'orléans montrant sa maîtresse" (1825-1826, Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza).

"La Femme au perroquet" constitue l'un des sommets d'une série des études et des petits tableaux qui ont trouvé leur origine dans la réflexion sur l'odalisque. Et l'on a souvent souligné le caractère érotique que le peintre offre au regard du spectateur, reflet de l'attitude sexuellement ambiguë que Delacroix lui-même, dans sa jeunesse, entretenait à l'égard de ses modèles : partagé entre le désir de la femme et celui de faire un tableau, ainsi qu'il l'exprimera sans ambages dans son Journal, l'atelier à la fois lieu de travail et d'ébats sexuels "Lit défait", vers 1827) ...

"J'aurais besoin d'une maîtresse pour mater la chair d'habitude. J'en suis fort tourmenté et soutiens à mon atelier de magnanimes combats. Je souhaite quelquefois l'arrivée de la première femme venue. Fasse le ciel que vienne Laure demain!  Et puis, quand il m'en tombe quelqu'une, je suis presque fâché, je voudrais n'avoir pas à agir; c'est là mon cancer. Prendre un parti ou sortir de ma paresse. Quand j'attends un modèle, toutes les fois, même quand j'étais le plus pressé, j'étais enchanté quand l'heure se passait, et je frémissais quand je l'entendais mettre la main à la clef. Quand je sors d'un endroit où je suis le moins du monde mal à mon aise, j'avoue qu'il y a un moment de délices extrêmes dans le sentiment de ma liberté dans laquelle je me réinstalle. Mais il y a des moments de tristesse et d'ennui, qui sont bien faits pour éprouver rudement ; ce matin, je l'éprouvais à mon atelier. Je n'ai pas assez d'activité à la manière de tout le monde pour m'en tirer, en m' occupant de quelque chose. Tant que l'inspiration n'y est pas, je m'ennuie..."


"L'Art et le Beau - Eugène Delacroix", Camille Mauclair

"... Il fut, avec Ingres, l’un des deux maîtres de son époque. Si la plupart des critiques et des peintres s’obstinèrent à les opposer au lieu d’admirer en eux deux modes également nécessaires et logiques de l’art, quelques hommes de valeur comprirent le prix d’une admiration partagée sans y voir de contradiction. Le plus remarquable fut Chassériau, mort prématurément. Il fut d’abord élève d’Ingres par enthousiasme pour la pureté harmonieuse de l’art néo-grec. Mais la fougue de sa nature créole et la révélation de l’Orient le firent se ranger auprès de Delacroix. Il voyait en Ingres le danger de chercher l’inspiration dans le passé, et dans le désaveu obstiné du présent. Delacroix lui semblait rouvrir l’avenir. Chassériau fut l’ami et l’inspirateur de Gustave Moreau. Ingres influa sur Chassériau et Moreau indirectement, et eut une école directe qui compta des hommes distingués comme Amaury Duval et Mottez.

Mais elle tomba vite, et l’Ecole, qui avait tant hésité à revendiquer Ingres et ne s’y était décidé que pour faire échec à Delacroix, ne comprit rien au génie réaliste d’Ingres. Elle le confondit avec son fade idéal davidien et néo-raphaélesque, en sorte qu’on peut dire que ni Delacroix ni Ingres ne furent compris par elle. La conséquence la plus imprévue de l’antagonisme entre ces deux maîtres fut que le réalisme d’Ingres se retrouva dans Manet, dont l’oeuvre de début fut saluée par le vieil auteur du portrait de Bertin ainé: Les réalistes comme Courbet, encore bien romantique, et Manet décidé à être purement moderniste, détestèrent l’école romantique avec autant de force qu’en avait montrée le parti académique, et pour d’autres raisons. Delacroix, confondu avec ses imitateurs indignes, n’influa donc nullement sur une génération décidée à rejeter la peinture historique et allégorique sous toutes ses formes, et à borner son effort à représenter son temps. La clarté, la vérité des portraits d’Ingres apparurent bien plus conformes aux désirs nouveaux, et ainsi se prolongea l’injuste comparaison. 

Par une étrange ironie des théories et des inquiétudes, ce fut l’ennemi implacable du grand libéral Delacroix, ce fut Ingres, devenu un dieu de l’école, qui autorisa le mouvement libéral et antiscolastique qui allait s’élargir jusqu’aux audaces de l'impressionnisme.

Mais ce fut au moment où après le réalisme caractéristique de Manet, l’exemple de Claude Monet allait entraîner Manet lui-même dans l’étude du plein-air qu’un nouveau retour de la fortune rejeta l’influence d’Ingres et remit Delacroix en honneur. La théorie des tons complémentaires fit comprendre la valeur des audaces des "Croisés" à l’instant ou l’insuffisance d’Ingres comme coloriste décevait et écartait les chercheurs. On comprit alors que Delacroix avait été le seul à discerner dans Chardin et dans Watteau, la valeur de la technique nouvelle, et qu’il reliait ainsi ces maîtres au XIXe siècle à un moment où on les oubliait, en même temps qu’il transposait en France le tragique de Constable et la féerie de Turner.

Ainsi Delacroix marqua de son droit d’aînesse la seconde période du mouvement crée par Manet, comme Ingres avait marqué du sien la première: et ce fut la revanche posthume des deux rivaux contre l’art officiel qui s’était servi de l’un pour nuire à l’autre sans comprendre leur double génialité.

Nous vivons dans un moment où l’idéal pictural semble se rabaisser à plaisir. Par haine contre l’Ecole et sa poncive esthétique, on ne fait plus de compositions; on redoute la peinture littéraire qu’on affecte de confondre avec la "peinture d’idées" dont elle n’est pourtant que la carricature. On pousse l’imitation de la réalité jusqu’à la manie de l’instantanéité..."