La génération de 1850 - Naturalisme - Les Frères Goncourt, Edmond (1822-1896), Jules (1830-1870), "Le Journal" (à partir de 1851), "Sœur Philomène" (1861), "Renée Mauperin" (1864), "Germinie Lacerteux" (1865), "Manette Salomon" (1867), "Madame Gervaisais" (1869), "La Fille Elsa" (1877) - .......

Last Update : 31/11/2016


Le "Naturalisme" dérive du "Réalisme" dont il est à la fois un rétrécissement et une exagération. Les écrivains naturalistes ont comme les réalistes le désir de représenter intégralement la vie, une représentation intégrale mais quelque peu cynique de l'existence. A ces deux tendances, on a pu ajouter pour caractériser le "Naturalisme", l'intention de peindre spécialement les milieux dits "populaires", ce qui ne va pas sans interrogations; et la prétention à une méthode dite "expérimentale". Le roman n'est plus qu'une collection ordonnée de petits faits authentiques et chacun peut être construit autour d'un personnage familier (Renée Maurepin est une amie d'enfance des frères Goncourt, Germinie Lacerteux, leur vieille servante) ou d'un milieu soigneusement reconsitué (le monde littéraire dans "Charles Demailly", l'hôpital dans "Soeur Philomène", les artistes dans "Manette Salomon"), et les réactions des caractères s'établir conformément aux lois des sciences médicales et psychiatriques de l'époque.

Le Naturalisme se réclamait, pour la doctrine, d'Hyppolite Taine, l'un des maîtres à penser de la France dans le dernier tiers du XIXe siècle, et de Claude Bernard, l'initiateur de la « révolution physiologique ». Il fut pressenti par Flaubert et inauguré vers 1860 par les Goncourt, puis illustré par Emile Zola. Il a enfin surtout régné de 1880 à 1890, malgré les protestations de Brunetière et d'Anatole France....

 

Edmond et Jules Goncourt, observateurs pointilleux, épris d'un Réalisme exigeant et minuscule, ont étudié dans des milieux populaires, bourgeois, artistiques ou religieux, des cas de maladies nerveuses. Avant 1860, ce qui les mobilise c'est une série d'études proprement historiques consacrées à l'Histoire de la société française pendant la Révolution (1854) et pendant le Directoire (1855), à l'Histoire de Marie-Antoinette (1858) et à La Femme au XVIIIe siècle (1862).

Leur style, qualifié d'impressionniste, est jugé tremblotant, saccadé, d'une précision artificielle et pédante. Deux vies où il ne se passe rien, si ce n'est la fin prématurée de l'une d'elles qui va établir une ligne de démarcation littéraire, entre les six livres écrits en commun, ("Charles Demailly" (1860), "Sœur Philomène" (1861), "Renée Mauperin" (1864), "Germinie Lacerteux" (1864), "Manette Salomon" (1867), "Madame Gervaisais" (1869), et les quatre livres, oeuvres du seul Edmond, "La Fille Élisa" (1877), "Les Frères Zemganno" (1879), "La Faustin" (1882), "Chérie" (1884). Le "Journal" qu'ils tenaient l'un et l'autre (Edmond en a écrivit les trois quarts) , véritable document sur la vie littéraire et culturelle de l’époque, commence à paraître du vivant d'Edmond, non sans scandales, à partir de 1887 : les premières notes y datent de 1851 et lorsque paraît le neuvième volume, en 1896, le Journal a rattrapé l'année en cours. Mais il faudra attendre les vingt-deux volumes de l'édition de Monaco (1956-1958) pour être en possession du Journal au complet : il nous éclaire, entre autres, sur l'espèce d'enfer que fut leur vie d'écrivain....


 " — Voilà, mademoiselle !… Regardez-moi, dit Germinie.

C’était à quelques mois de là. Elle avait demandé à sa maîtresse la permission d’aller ce soir-là au bal de noce de la sœur de son épicier qui l’avait prise pour demoiselle d’honneur, et elle venait se faire voir en grande toilette dans sa robe de mousseline décolletée.

Mademoiselle leva la tête du vieux volume, imprimé gros, où elle lisait, ôta ses lunettes, les mit dans le livre pour marquer la page, et fit :

— Toi, ma bigote, toi, au bal ! Sais-tu, ma fille… ça me paraît tout farce ! Toi et le rigodon… Ma foi, il ne te manque plus que d’avoir envie de te marier ! Une chienne d’envie !… Mais si tu te maries, je te préviens : je ne te garde pas… oust ! Je n’ai pas envie de devenir la bonne de tes mioches !… Approche un peu… Oh ! oh ! mais… sac papier ! mademoiselle Montre-tout ! On est bien coquette, je trouve, depuis quelque temps…

— Mais non, mademoiselle, essaya de dire Germinie.

— Avec cela que chez vous autres, reprit Mlle de Varandeuil en suivant son idée, les hommes sont de jolis cadets ! Ils te grugeront ce que tu as… sans compter les tapes… Mais le mariage… je suis sûre que ça te trotte la cervelle, cette histoire-là, de te marier quand tu vois les autres… C’est ça qui te donne cette frimousse-là, je parie ? Bon Dieu de Dieu ! Maintenant tourne un peu qu’on te voie, dit Mlle de Varandeuil avec son ton de caresse brusque ; et, mettant ses deux mains maigres aux deux bras de son fauteuil, croisant ses deux jambes l’une sur l’autre, et remuant le bout de son pied, elle se mit à inspecter Germinie et sa toilette.

— Te diable ! dit-elle au bout de quelques instants d’attention muette, comment, c’est toi ?… Je n’ai donc jamais mis mes yeux pour te regarder… Bon Dieu, oui !… Ah ! mais… ah ! mais… Elle mâchonna encore quelques  vagues exclamations entre ses dents. – Où diantre as-tu pris ce museau de chatte amoureuse ? fit-elle à la fin ; et elle se mit à la regarder.

Germinie était laide. Ses cheveux, d’un châtain foncé et qui paraissaient noirs, frisottaient et se tortillaient en ondes revêches, en petites mèches dures et rebelles, échappées et soulevées sur sa tête malgré la pommade de ses bandeaux lissés. Son front petit, poli, bombé, s’avançait de l’ombre d’orbites profondes où s’enfonçaient et se cavaient presque maladivement ses yeux, de petits yeux éveillés, scintillants, rapetissés et ravivés par un clignement de petite fille qui mouillait et allumait leur rire. Ces yeux on ne les voyait ni bruns ni bleus : ils étaient d’un gris indéfinissable et changeant, d’un gris qui n’était pas une couleur, mais une lumière. L’émotion y passait dans le feu de la fièvre, le plaisir dans l’éclair d’une sorte d’ivresse, la passion dans une phosphorescence. Son nez court, relevé, largement troué, avec les narines ouvertes et respirantes, était de ces nez dont le peuple dit qu’il pleut dedans : sur l’une de ses ailes, à l’angle de l’œil, une grosse veine bleue se gonflait. La carrure de tête de la race lorraine se retrouvait dans ses pommettes larges, fortes, accusées, semées d’une volée de grains de petite vérole. La plus grande disgrâce de ce visage était la trop large distance entre le nez et la bouche. Cette disproportion donnait un caractère presque simiesque au bas de la tête, où une grande bouche, aux dents blanches, aux lèvres pleines, plates et comme écrasées, souriait d’un sourire étrange et vaguement irritant.

Sa robe décolletée laissait voir son cou, le haut de sa poitrine, ses épaules, la blancheur de son dos, contrastant avec le hâle de son visage. C’était une blancheur de lymphatique, la blancheur à la fois malade et angélique d’une chair qui ne vit pas. Elle avait laissé tomber ses bras le long d’elle, des bras ronds, polis, avec le joli trou d’une fossette au coude. Ses poignets étaient délicats ; ses mains, qui ne sentaient pas le service, avaient des ongles de femme. Et mollement, dans une paresse de grâce, elle laissait jouer et rondir sa taille indolente, une taille à tenir dans une jarretière et que faisaient plus fine encore à l’œil le ressaut des hanches et le rebondissement des rondeurs ballonnant la robe, une taille impossible, ridicule de minceur, adorable comme tout ce qui, chez la femme, a la monstruosité de la petitesse.

De cette femme laide, s’échappait une âpre et mystérieuse séduction.

L’ombre et la lumière, se heurtant et se brisant à son visage plein de creux et de saillies, y mettait ce rayonnement de volupté jeté par un peintre d’amour  dans la pochade du portrait de sa maîtresse. Tout en elle, sa bouche, ses yeux, sa laideur même, avait une provocation et une sollicitation. Un charme aphrodisiaque sortait d’elle, qui s’attaquait et s’attachait à l’autre sexe. Elle dégageait le désir et en donnait la commotion. Une tentation sensuelle s’élevait naturellement et involontairement d’elle, de ses gestes, de sa marche, du moindre de ses remuements, de l’air où son corps avait laissé une de ses ondulations. À côté d’elle, on se sentait près d’une de ces créatures troublantes et inquiétantes, brûlantes du mal d’aimer et l’apportant aux autres, dont la figure revient à l’homme aux heures inassouvies, tourmente ses pensées lourdes de midi, hante ses nuits, viole ses songes.

Au milieu de l’examen de Mlle de Varandeuil, Germinie se baissa, se pencha sur elle, et lui embrassa la main à baisers pressés.

— Bon… bon… assez de lichades, dit mademoiselle. Tu vous userais la peau… avec ta façon d’embrasser… Allons, pars, amuse-toi, et tâche de ne pas rentrer trop tard… ne t’éreinte pas.

Mlle de Varandeuil resta seule. Elle mit ses coudes sur ses genoux, regarda dans le feu, donna des coups de pincette sur les tisons. Puis, comme elle avait l’habitude de faire dans ses grandes préoccupations, du plat de sa main elle se frappa sur la nuque deux ou trois petits coups secs qui mirent tout de travers son serre-tête noir."  (Germinie Lacerteux, chapitre V)

 


Les Frères Goncourt, Edmond (1822-1896), Jules (1830-1870)

Fils d'un officier supérieur de la Grande-Armée, de huit ans plus âgé que son frère, Edmond eut le premier le désir d'écrire... Leur père mort, en 1834, c'est leur mère qui les élève, se consacrant entièrement à eux, et Edmond, placé dans la pension Coubaux, où fut aussi Alexandre Dumas fils, elle concentre tout son dévouement, tous ses soins sur Jules, dont la santé était délicate et moins robuste que celle de son frère. L'un naquit à Paris l'autre Nancy, mais ce n'est pas la seule différence entre ses deux frères très unis, tandis que Jules brillait et triomphait dans ses études, son frère Edmond entrait au ministère des finances et subit ainsi quelques temps un véritable supplice en alignant des chiffres toute la journée. Mais arrive la mort de leur mère, en 1888, et le grand frère reçoit le legs de la mourante, les voici seuls et libres : ils  voyagent et s'abandonnent à leur passion, la peinture, tout en remplissant un carnet de route, embryon de leur future vocation : à leur retour de Paris, ils s'installent rue Saint-Georges, et à l'automne de 1850, se mettent à écrire ... - puis quittèrent leur appartement au printemps 1868, pour s’installer dans un hôtel particulier, à Auteuil, boulevard de Montmorency... 

 

C'est en raison de la conformité de leurs goûts qu'ils décidèrent de s'associer dans cette entreprise, mais leur différence de tempérament fit qu'ils se partagèrent la besogne : Edmond était d'une humeur taciturne tandis que Jules s'enthousiasmait facilement, c'est Edmond qui, avec minutie, dressait le plan de chaque ouvrage tandis que Jules, passionné par l'art d'écrire, s'attachait surtout au style. Dans le dernier volume du Journal, Edmond revient sur la collaboration des deux frères : deux tempéraments absolument divers, "mon frère, une nature gaie, nerveuse, expansive; moi, une nature mélancolique, songeuse, concentrée - et fait curieux, deux cervelles recevant du contact du monde extérieur, des impressions identiques. Or le jour où, après avoir fait tous deux de la peinture, nous passions à la littérature, mon frère, je l'avoue, était  un styliste plus exercé, plus maître de sa phrase, enfin plus écrivain que moi, qui alors n'avais guère l'avantage sur lui que d'être un meilleur voyant autour de nous, et  dans le commun des choses et des êtres, non encore mis  en lumière, de ce qui pouvait devenir de la matière à de la littérature, à des romans, à des nouvelles, à des pièces de  théâtre. Et voici que nous débutions, mon frère sous l'influence de Jules Janin, moi sous l'influence de Théophile Gautier, ..."

Et si Edmond survécut à son frère un quart de siècle, leurs oeuvres maîtresses sont toutes bien issues de leur étroite collaboration. C'est ainsi que les frères Goncourt offrent ce spectacle pratiquement unique de deux esprits qui vont se fondre en un seul pour atteindre au même idéal, celui de se consacrer d'abord à la peinture de la "vie vraie" : "De même que l'histoire se fait avec des documents écrits, le roman actuel doit se faire avec des documents relevés d'après nature", l'intrigue n'est plus que juxtaposition sans grandes descriptions de faits et de symptômes, en devient pratiquement secondaire, et la structure en mosaïque de la narration permet d'évacuer tout romanesque ...


"En 18 ***" paraît en 1851, histoire énigmatique et décousue d'un homme amoureux de deux femmes, une espionne et un modèle, et qui se suicide en se faisant collectionneur : le petit livre passe totalement inaperçu (retardé de deux jours à cause du coup d'État, il fut publié en pleine période orageuse et disparut  dans la tourmente), "il y a pourtant, écrit Jules Janin, l'inspirateur, dans son célèbre feuilleton des Débats, une page enchanteresse dans votre livre, une certaine description du Bas-Medon..." : "Il y a là, au milieu des roseaux frémissants, au milieu des saules penchés sur l'eau, un vieux bac moussu, la tête enfoncée sous les larges feuilles verdâtres des nénuphars qui enjambent ses planches disjointes...". 


Le premier article de journal publié par les Goncourt fut « Silhouettes d’acteurs et d’actrices : Fechter », dans le premier numéro de la revue hebdomadaire L’Éclair, le 12 janvier 1852. - C'est l'époque où, sous l'influence de leur cousin le comte de Villedeuil, ils entrent dans le journalisme et collaborent, avec Paul Gavarni et les principaux écrivains du temps (Alphonse Karr, Xavier de Montépin, Théodore de Banville), à "L'Éclair" (Journal hebdomadaire de la Littérature, des Théâtres et des Arts,), bientôt accompagné du "Paris", fondé toujours par le remuant Villedeuil sur le modèle du Charivari (Paris-Lundi, Paris-Mardi, etc, un journal quotidien qui ne donnerait que des articles littéraires, sans un mot de politique) : ils vont publier une succession d'articles d'art, d'études, de critiques et de morceaux littéraires, qui seront réunis dans "Pages retrouvées, Quelques créatures de ce temps". Des journaux qui disparaîtront rapidement, en 1853, alors que les Goncourt avaient depuis cessé leur participation. Désormais seule la littérature les absorbera ...


Passionnés par la vie de cour, la société et l'art du XVIIIe siècle, ils en écrivent l'histoire anecdotique, en tentant de redonner vie au passé. Ils publient successivement une "Histoire de la société française pendant la Révolution" (1854), une "Histoire de la société française pendant le Directoire" (1855), l'une de leurs premières biographies d'actrices du XVIIIe, "Sophie Arnould", chanteuse dramatique et courtisane, puis leurs "Portraits intimes" et l' "Histoire de Marie-Antoinette" (1858), "la Femme au XVIIIe siècle" (1862), ... et courent les antiquaires et les galeries, achètent dessins et aquarelles de peintres alors assez peu prisés tels que Chardin, Boucher, Watteau. Le tout sera décrit par Edmond en 1882 dans la "Maison d'un artiste". "L'Art au XVIIIe siècle", commencé en 1859, et sera publié en 1875 : c'est un des plus beaux livres d'art qui aient été écrits et édités en France depuis fort longtemps. Enfin, les Goncourt vont inaugurer le « japonisme » et se passionner pour Utamaro ou Hokousaï...

 

Puis, dès 1860, les frères Goncourt passent de l'histoire au roman : « L'Histoire est un roman qui a été ; le roman est de l'histoire qui aurait pu être », écrivent-ils en 1861. De leur association naîtront six romans en dix ans ...

 


"Les Goncourt sont entrés dans le roman par l'histoire, dans le roman anecdotique par l'histoire anecdotique, dans le document contemporain par le document du XVIIIe siècle. Ils avaient derrière eux, quand ils débutèrent comme romanciers, dix ans de bibelotages, de livres d'ailleurs excellents sur l'art du XVIIIe siècle, sur la société et les mœurs du temps de Loui XV et de la Révolution, une connaissance par le menu de soixante ans d'histoire qui leur avait valu la considération de Micheletet de Sainte-Beuve. Le XVIIIe siècle était pour eux non seulement le grand siècle, mais le seul siècle. Cette époque, qui n'était nullement à la mode et qu'ils contribuèrent à y conduire, s'était complu à laisser sur elle une abondance de témoignages de détail, d'histoires vraies comme celles de Restif, de chroniques et de commérages comme ceux de Bachaumont; les mémoires de Bachaumont firent concevoir aux Goncourt l'ambition de faire pour leur époque ce qu'il avait fait pour la sienne. D'où le Journal commencé par les deux frères le 2 décembre 1851.

Or les romans ont poussé sur le Journal, les documentaires sur le document, comme des branches sur un tronc. Ces romans sont tous faits, eux aussi, avec des histoires vraies. Comme chez Murger et Champfleury le roman réaliste des Goncourt pourrait aussi bien s'appeler la réalité romancée. On sait d'ailleurs que réalité n'implique pas nécessairement vérité, - et réciproquement. 

Charles Demailly, leur premier roman, qui paraît en 1860 sous le titre les "Hommes de Lettres", part du même dessein que la "Vie de Bohème" et "Mademoiselle Marielle". Il est le tableau de la vie littéraire que les auteurs ont connue depuis 1850, exposée moins sous forme de roman que sous forme de scènes: écrivains, journaux, hommes et femmes, neurasthénie (celle de Jules de Goncourt) propre à l'homme de lettres, rien n'est inventé, et l'on a la clef de tous les noms. "Sœur Philomène" est une histoire de l'hôpital de Rouen racontée aux oncourt par Louis Bouilhet. "Renée Mauperin", qui devait s'appeler d'abord "la Jeune Bourgeoisíe", est un tableau de la famille des auteurs : la biographie de M. Mauperin père est celle de leur père, Denoisel est Jules, et Renée une de leurs amies d'enfance. "Germinie Lacerteux" est l'histoire de leur vieille bonne, dont ils découvrirent après sa mort la vie en partie double et l'hystérie érotique ; ils ont copié exactement pour "Mademoiselle de Varandeuil" une de leurs cousines. "Manette Salomon" s'appelait d'abord "l'Atelier Langibout", c'est le pendant au documentaire des "Hommes de Lettres", le documentaire du monde des artistes. Le "Journal" nous en fournit les clefs, et les conversations, les propos esthétiques de Chassagnol ont été presque sténographiés dans les ateliers. Enfin "Madame Gervaisais" est l'histoire exacte de la vie, de la conversion et de la mort d'une de leurs tantes. 

Ces bibelotiers du document sont aussi des bibelotiers du style. Ils n'ont pas créé le roman écrit documentairement puisqu'il y a Champfleury, mais ils ont créé le roman écrit artistement, soit la célèbre écriture artiste. Ils ont dit avec quelque exagération les tortures endurées à l'établi du style, et l'on ne peut pas contester la somme incomparable de création que représente ce style cherché. Les Goncourt, par leurs romans et par les notations du "Journal" préparatoires aux romans, comptent fort dans l'histoire du style. Du bon style ? C'est une autre affaire. En tout cas, pas du bon style de roman. Ce style au pinceau, fait de notations qui papillotent et qui jouent leur partie sans plus entrer dans une ligne de phrase que les chapitres ne prétendent entrer dans une ligne de composition et dans un livre construit, a fait de leurs romans, au bout d'un demi-siècle, de singuliers phénomènes. Pour le public d'aujourd'hui, autant qu'un style à comprendre, il y a là une langue à apprendre, le Goncourt, - et la vie est courte. S'il nous fallait désigner deux livres qui méritent d'être sauvés de l'oubli, nous indiquerions "Manette Salomon", le seul roman considérable que l'on ait écrit sur la vie des peintres, et qui reste plein de vie, - et "les Frères Zemganno", roman qu'Edmond ide Goncourt écrivit seul, en mémoire de la collaboration, et qui transpose l'amour fraternel, le travail commun, dans le monde des acrobates : c'est neuf, ingénieux, et, dans les pages de la fin, d'une émotion puissante." 

(Histoire de la littérature française, Albert Thibaudet, 1936)


"Les hommes de lettres", ou "Charles Demailly" (1860)

Le héros de ce livre synthétise en lui l'Homme de Lettres par excellence, avec ses qualités, ses défauts, ses enthousiasmes, ses souffrances dues au culte de son Art. Les scènes sont prises sur le vif et remplies de figures littéraires de l'époque déguisés sous des pseudonymes  (Gustave Flaubert (Lempérière), Paul de Saint-Victor, Théophile Gautier (Masson), Champfleury, Arsène Houssaye, etc).  Quant à la petite presse, Le Scandale, avec ses rédacteurs besogneux, intrigants, cyniques et envieux, ressemble au Corsaire Satan. Les Goncourt nous offre ainsi dès leurs débuts un tableau particulièrement représentatif des moeurs littéraires du temps ...

 

Le Petit Journal -  "Le petit journal était alors une puissance. Il était devenu une de ces façons de domination qui surgissent tout a coup par le changement des moeurs d'une nation. Il faisait des fortunes, des noms, des influences, des positions, du bruit, des hommes, — et presque des grands hommes. Né de l'esprit royaliste de Rivarol, de Champcenetz, de Chamford, le petit journal n'avait point eu cette réussite tout d'abord. La "Chronique scandaleuse", le petit journal de 1789, avait mené ses auteurs à la banqueroute, à l'exil, au suicide, à l'échafaud. Leurs héritiers du Directoire, les rédacteurs du "Thé", du "Journal des Dix-huit", n'avaient guère été plus heureux. Le 18 fructidor avait déporté à Cayenne la malice française. Ce fut seulement sous la Restauration et sous la Royauté de juillet que le petit journalisme commença à devenir un chemin ; mais ce n'était encore qu'un chemin de traverse. A ceux qui s'y engageaient, il fallait mille choses, une étoile, des circonstances, de l'esprit, le mépris des préjugés du temps; et pour arriver à quoi? A une notoriété anonyme. Le petit journalisme de ces années, borné aux lecteurs des cafés, des établissements publics, des cabinets de lecture, restreint dans son cercle et sa publicité, n'entrait pas dans le public. Il n'entrait pas avec le "Constitutionnel" dans l'intérieur du bourgeois. Il était ignoré de la famille, exclu du foyer. Ne pouvant rien pour la personnalité littéraire de ses rédacteurs, que la loi Tinguy n'astreignait pas à signer, il ne pouvait rien pour l'enrichissement de ses rédacteurs avec un chiffre flottant, dans les mains les plus habiles, de 800 à 1200 abonnements. 

Mais, en 1852, la pensée publique, sevrée soudainement de ses émotions journalières, privée de tant de spectacles et de tant de champs de bataille où se battaient ses colères et ses enthousiasmes, condamnée à la paix du silence après le bruit de toutes les guerres de la pensée, de l'éloquence, des ambitions, après le tapage des partis politiques, littéraires, artistiques, des assemblées et des cénacles, la pensée publique, sans travail était en grève. Cette pensée dont la fièvre est la vie, cette pensée qui, dans le relais des révolutions, pendant l'entr'acte des débats parlementaires, des duels d'école, des conflits d'Églises, des questions d'équilibre européen, fait pâture de tout et se rue aux pantins, aux silhouettes, au parfilage, à la potichomanie, aux procès émotionnants, aux tables tournantes; cette pensée de la France, on la vit se pendre un beau jour, tout entière, à la queue du chien d'Alcibiade ! La victoire des hommes et des choses du nouveau pouvoir , défendant à l'opinion l'accès des hauteurs et la région des orages, toute l'opinion tourna en curiosité. L'attention, les oreilles, les âmes, l'abonné, la société, tombèrent aux cancans, aux médisances, aux calomnies, à la curée des basses anecdotes, à la savate des personnalités, aux lessives de linge sale, à la guerre servile de l'envie, aux biographies déposées au bas de la gloire, à tout ce qui diminue, en un mot, l'honneur de chacun dans la conscience de tous.

Le petit journal fut, en cette oeuvre, admirablement soutenu et poussé par la complicité du publie. Il le vengeait de ses dieux; il le libérait de ses admirations. Ces rires gaulois marchant derrière les plus minces triomphes comme l'insulte de l'esclave antique;  ces Nuées punissant le bruit d'une œuvre ou d'un nom ; cette torture hebdomadaire du talent, du travail, du bonheur conquis, du légitime orgueil; ces trop longues popularités assommées à coups de pierres, comme les vieillards chez les peuplades océaniennes; ces amours propres mis aux mains dans le ruisseau, régalaient Paris des joies de Rome et des joies d 'Athènes, des satisfactions de l'ostracisme et des voluptés du cirque. Le petit journal grattait et chatouillait par là une des plus misérables passions de la petite bourgeoisie. Il donnait une voix et une arme à son impatience de l'inégalité des individus devant l'intelligence et le renom, à sa rancune latente, honteuse, mais profonde et vivace des privilèges de la pensée. Il la consolait dans ses jalousies, il la renforçait dans ses instincts et dans ses préjugés contre la nouvelle aristocratie des sociétés sans caste : l'aristocratie des lettres...."

 

Charles Demailly, rédacteur au journal Le Scandale, publie un roman qui lui vaut l'amitié de quelques hommes de lettres ses aînés. Dans cette société, passionnée d`idées et d'art, les femmes ne sont pas admises. Un jour toutefois, la fantaisie d`un mécène ordonne une exception; mais c'est pour les deux femmes présentes l'occasion d'entendre énoncer par le jeune écrivain cette règle de l` "Ordre", spirituellement discutée par les convives : "Le mariage nous est défendu". À quelque temps de là, Demailly fait la connaissance d'une jeune actrice et aussitôt l'épouse. Mais il s`apercevra bien vite, passé l`exquis bonheur des premiers jours, de son illusion. Marthe n'est qu'une coquette égoïste et sotte, que son incompréhension pousse à la cruauté. Tourmenté par son propre démon, sa passion douloureuse de la création, son extrême impressionnabilité d'artiste, - et bouleversé plus tard par l'odieuse conduite de sa compagne, il devient neurasthénique et sombre dans la folie ...

"Chaque jour augmentait en lui le trouble de ce bien-être intime que fait dans l'homme la conscience de la raison. Entre lui et les sensations se rompait peu à peu la chaîne des rapports, et se glissait ce quelque chose d'interrompu et de mort qu'une mère folle sentait entre son baiser et la joue de ses enfants. II se faisait lentement en lui le travail sourd d'une existence qui se décomplète, et où, dans une résolution indéfinissable de la constitution vitale, dans la disjonction des organes, chacun des sens, chaque partie du moi, désagrégée et isolée de l'être, semble perdre le pouvoir de se correspondre et de réagir de l'une à l'autre. Il sentait s'opérer en lui le désaccord de l'agent de l'intelligence avec les organes corporels. Il sentait sur toute la surface de son corps cette diminution de sensibilité, cet émoussement du sens du tact, qui commence sa perversion, et, par un phénomène bizarre, ses fonctions et ses actions lui semblaient privées de la sensation qui leur est propre, de la jouissance qui en est la suite.

Douloureux mystère! que la folie ne soit presque jamais la nuit complète des idées, la déportation d'une intelligence dans un monde de visions qui arrache le transporté au souvenir de sa patrie morale, de sa raison perdue! Dans ces âmes hallucinées, dans ces cerveaux qui se pétrifient, il y a des retours, des jours, des lueurs; il y a même chez quelques-uns la certitude, l'affreuse certitude que ce qui habite leur tête est un mensonge, que ce qui guide leurs actes est une possession, que ce qu'ils croient, que ce qu'ils entendent, que ce qu'ils touchent, que ce qu'ils goûtent, est un jeu cruel et qui les trompe! Elle existe, cette certitude, jusque dans les folies les plus prononcées ; et l'exemple est là de ces fous qui, voyant le rire des visiteurs, leur souhaitent de n'être jamais fous! Mais, avant cela, avant le mal incurable, quand l'irraison commence, quand la folie n'est qu'une tentation, qu'un nuage, quand elle chatouille et tâte le cerveau qu'elle a marqué, mais qui ne dort pas encore dans sa main de plomb, — qui dira les étreintes, les souffrances, le débat épouvantable, ce duel désespéré de la pensée qui vacille et se sent glisser, et glisse, enivrée de l'air de l'abîme et luttant encore, et s'accrochant à ses dernières idées saines, comme le vertige s'accroche à des broussailles? ..."

On retrouvera dans "Manette Salomon", sept ans plus tard, ce lent et progressif envahissement de l'âme d'un artiste par la domination d'une femme, paralysant jusqu'à la destruction son génie créatif ..

Mais pour les Goncourt, ce n'est pas encore le succès, et ce n'est pas encore véritablement un "roman", la matière qu'il décrive est plus intellectuelle que vivante. Aussi poursuivent-ils leurs travaux historiques et études de femmes ("Mme de Pompadour","La Femme au XVIIIe siècle", auquel Sainte-Beuve consacra deux longs articles), les années 1864-1865 seront les années charnières ...


"Sœur Philomène" (1861)

Une histoire arrivée à I'hôpital de Rouen et contée par Bouilhet, à un déjeuner chez Gustave Flaubert, fut l'origine de ce roman, l'un des plus émouvants des Goncourt : "Dimanche, 5 février 1860, - Déjeuner chez Flaubert. Bouilhet nous conte cette tendre histoire sur une sœur de l'hôpital de Rouen, où il était interne. Il avait un ami, interne comme lui, et dont cette sœur était amoureuse, platoniquement, croit-il. Son ami se pend. Les sœurs de l'hôpital étaient cloîtrées et ne descendaient dans la cour de l'hôpital que le jour du Saint-Sacrement. Bouilhet était en train de veiller son ami, quand il voit la sœur entrer, s'agenouiller au pied du lit, dire une prière qui dura un grand quart d'heure — et, tout cela, sans faire plus d'attention à lui que s'il n'était pas là. Lorsque la sœur se relevait, Bouilhet lui mettait dans la main une mèche de cheveux, coupée pour la mère du mort, et qu'elle prenait sans un merci, sans une parole. Et depuis, pendant des années qu'ils se trouvèrent encore en contact, elle ne lui parla jamais de ce qui s'était passé entre eux, mais, en toute occasion, se montra pour lui d'une extrême serviabilité ..." Tel a été l'embryon de Sœur Philomène. Les auteurs ont livré eux-mêmes, dans ces quelques lignes du Journal, l'anecdote qui s'était puissamment emparée de leur esprit et qui, bientôt, s'imposait à eux comme une obsession....

Et décrivant la vie d'une jeune religieuse, les Goncourt qui, pourtant, entendaient suivre un "programme", celui de "faire vrai", ont réussi à composer une délicate histoire intime, avec une réelle finesse psychologique, sans cette sentimentalité pathétique auxquelles pouvait facilement conduire un tel sujet. L'œuvre s'ouvre par la ronde de nuit de la Mère supérieure dans la salle d'hôpital; une jeune religieuse l'accompagne, sœur Philomène ...

 

"La salle est haute et vaste. Elle est longue, et se prolonge dans une ombre où elle s'enfonce sans finir. Il fait nuit. Deux poêles jettent par leur porte ouverte une lueur rouge. De distance en distance des veilleuses, dont la petite flamme décroît à l'œil, laissent tomber une traînée de feu sur le carreau luisant. Sous leurs lueurs douteuses et vacillantes, les rideaux blanchissent confusément à droite et à gauche contre les murs, des lits s'éclairent vaguement, des files de lits apparaissent à demi que la nuit laisse deviner. A un bout de la salle, dans les profondeurs noires, quelque chose semble pâlir, qui a l'apparence d'une vierge de plâtre.

L'air est tiède, d'une tiédeur moite. Il est chargé d'une odeur fade, d'un goût écœurant de cérat échauffé et de graine de lin bouillie.

Tout se tait. Rien ne bruit, rien ne remue. La nuit dort, le silence plane. A peine si, de loin en loin, il sort de l'ombre immobile et muette un frippement de draps, un bâillement étouffé, une plainte éteinte, un soupir... Puis la salle retombe dans une paix sourde et mystérieuse.

Là-bas, où une lampe à bec est posée, à côté d'un , petit livre de prières, sur une chaise dont elle éclaire la paille, une grosse fille qui a les deux pieds appuyés au bâton de la chaise se lève, les cheveux ébouriffés par le sommeil, du grand fauteuil recouvert avec un' drap blanc, oii elle se tenait somnolente. Elle passe, comme une silhouette, sur la lumière de la lampe, va à un poêle, prend la pointe de fer posée sur la cendre chaude, remue et tracasse deux ou trois fois le char- bon de terre, revient à son fauteuil, repose ses pieds sur le bâton de la chaise, et s'allonge de côté.

Le feu, avivé, rayonne plus rouge. Dans leur godet de verre allongé, pendu à deux branches de fer arrondies, les veilleuses s'éteignent et se raniment. Leur lumignon se lève et s'abaisse, comme un souffle, sur l'huile lumineuse et transparente. Le fumivore, qui se balance à leur flamme mobile, projette sur les poutrelles du plafond une ombre énorme dont le cercle s'agite et remue sans cesse. Au-dessous, à droite et à gauche, la lumière coule mollement, du verre suspendu, sur le pied des lits, sur la bande de toile froncée qui les couronne, sur les rideaux dont elle jette l'ombre en écharpe au travers d'un corps pelotonné sous une couverture. Les formes, les lignes s'ébauchent en tremblant dans le demi-jour incertain qui les baigne, tandis qu'entre les lits, les fenêtres hautes, mal voilées par les rideaux, laissent passer la clarté bleuâtre d'une belle nuit d'hiver, sereine et glacée.

De veilleuse en veilleuse, la perspective s'éloigne, les images s'effacent et se confondent. Aux endroits où la clarté de l'une cesse et où la clarté de celle qui suit no luit pas encore, de grandes ombres noires se lèvent toutes droites et se joignent au plafond, mettant la nuit aux deux côtés de la salle. Au delà, l'œil perçoit encore une confuse blancheur; puis la nuit revient, une nuit opaque où tout disparaît.

Au plus épais de l'ombre, au fond, tout au fond de la salle, une petite lueur tressaille, un point de feu paraît. Une lumière qui sort du lointain, marche et grandit, comme une lumière perdue dans une campagne noire vers laquelle on va la nuit. La lumière approche, elle est derrière la grande porte vitrée qui ferme la salle et la sépare d'une autre; elle en dessine l'arceau. elle en éclaire le vitrage; la porte s'ouvre : on distingue une chandelle, — et deux femmes toutes blanches.

« Ah! la ronde de la Mère... » murmure à demi-voix une malade à moitié endormie, qui ferme les yeux à la lumière et se retourne de l'autre côté.

Les deux femmes en blanc passent lentement et doucement. Elles vont d'un pas si léger que leur pied ne fait pas même sur le carreau le bruit d'un glissement. Elles avancent, avec la chandelle devant elles, ainsi que des ombres dans un rayon.

Celle qui se tient du côté des lits marche les mains croisées devant elle. Elle est jeune. Sa figure a une douceur calme, un de ces sourires de paix que le rêve met en silence sur un visage qui dort. Elle porte sur la tète le voile blanc des novices. Sa robe molletonneuse, et que jaunissent à leur contraste les blancheurs froides de la percale et de la toile des lits, est la robe blanche des Sœurs de Saint-Augustin.

Aux côtés de la sœur, la bonne de la communauté, en camisole blanche, en jupon blanc, en bonnet de nuit, suit son pas. Elle porte la chandelle, qui lui éclaire en plein le visage et donne à son teint de papier mâché la blancheur mate et froide d'une tète de vieille abbesse dans un tableau noir..."

 

Fille d'une ouvrière, abandonnée par son père. Philomène, encore une enfant, perd sa mère ; elle est alors recueillie par une tante qui sert dans une famille noble où la petite fille est accueillie et entourée d'affection pendant quelques années. ll se développe ainsi en elle une sensibilité raffinée trop supérieure à son niveau social, au point de faire le tourment de son adolescence, qu'elle passe dans un pensionnat. Elle va y rencontrer une jeune fille qui va changer son caractère ...

"Philomène avait dix ans, lorsqu'entra au couvent une petite fille âgée de deux ans de plus qu'elle. Les deux enfants, en se voyant pour la première fois, allèrent l'une vers l'autre avec l'élan et l'instinct familiers d'enfants qui se retrouvent. Cette grande amitié de premier mouvement était scellée, à la récréation du lendemain, par un cadeau que la nouvelle venue, Céline, faisait à Philomène. Longtemps ce cadeau sembla à Philomène la plus jolie chose du monde. C'était d'abord une enveloppe de papier gaufré et dentelé, imitant le tulle et dessinant un vase sur lequel était écrit en or, au milieu d'ornements d'or : Souvenir; de l'enveloppe se tirait un bouquet de lilas, peint et découpé, qui s'ouvrait en éventail sur sept faces, où des petits médaillons, gravés en taille-douce, montraient le petit Jésus sur la paille de la crèche, entouré d'enfants agenouillés. Philomène avait serré et caché la belle image dans son paroissien; sans cesse, les premiers jours, elle y revenait, la touchait, la dépliait, revoyant les images, relisant la litanie qui courait autour des médaillons : O Jésus! divin Sauveur, pour mes étrennes, prenez mon coeur. 

L'intimité se fit entre les deux petites. Elles ne se quittèrent plus aux heures qui Ies rapprochaient; elles partagèrent ce qu'on leur apportait du dehors, leur sucre, leur beurre. Elles mirent en commun leurs pensées, leurs joies, leurs tristesses. Aux récréations, on les voyait toujours ensemble, parfois le bras de l'une passé autour du cou, ou glissé, dans la distraction de la causerie, sur la taille de l'autre ; et elles allaient, d'un bout de la cour à l'autre, accouplées par quelques gestes d'une grâce enfantine, penchées confidentiellement l'une vers l'autre : Philomène, avec ses grands yeux et ses grands cils, son long regard, sa bouche charnue et entr'ouverte, ses joues rouges et un peu halées, où se dessinaient en boucles d'ombre les mèches folles de ses cheveux, échappées de son bonnet; Céline, avec son front saillant et bombé, ses cheveux retroussés naturellement, ses petits yeux gris, clairs et profonds, ses narines découpées; ses Ièvres minces, son menton fendu, sa petite mine longue. Souvent, au bout de quelques tours, elles s'asseyaient sur le banc de pierre auprès de la pompe. L'hiver même elles y restaient des quarts d'heure; et, appuyant le bout de leurs chaussons de lisière trop larges sur la terre battue, empaquetées dans la robe d'indienne aux plis grêles sous laquelle l'œil devinait, tassé, un gros gilet de tricot, elles se laissaient gagner par le froid, prenant à cet engourdissement une sorte de plaisir paresseux, sans remuer , sans parler, les yeux en l'air, Philomène regardant un oiseau, Céline regardant un nuage.

Jusqu'à son entrée au couvent, Céline avait été la garde et la petite servante d'une grand'mère infirme. Son enfance avait été bercée et comme charmée par la Vie des Saints. La vieille femme lui en lisait tous les soirs quelques pages, rouvrant avec ses doigts goutteux le vieux bouquin à la marque de la veille. Puis l'âge vint où, à son tour, Céline prit le gros livre sur ses genoux et fit la lecture à la grand'mère. Elle avait appris à lire dans ce livre : son imagination y avait épelé ses lettres, et sa vie commençait à ce premier alphabet comme à une première initiation.

Toutes ces saintes merveilles, aventures, dévouements, héroïsmes, agonies glorieuses, morts divines, cieux entrouverts, pluies de palmes, lui avaient donné l'éblouissement d'une féerie de miracles. Les légendes de la Légende dorée remplissaient sa tête et semblaient gonfler son front, semblable au front d'une petite vierge de Memling, et presque déformé par les bosses de la merveillosité. Un monde d'enchantements se leva pour elle de ces pages, aussi délicieux que celui où les contes des nourrices font jouer ensemble le premier rêve et la première pensée des enfants. Elle trouva dans ces histoires de saints, de martyrs, toutes pleines d'apparitions, de monstres, de métamorphoses, les ravissements, les obsessions, les émois, les douces épouvantes de fantasmagorie et de réalité idéale que les contes de fées apportent aux âmes de son âge. 

Comme rien ne vint troubler, aux côtés de la vieille femme, l'illusion de l'enfant; comme elle ne rencontra autour, d'elle ni un doute, ni un sourire qui l'inquiétât dans la naïve ardeur de ses impressions, dans la première confiance de sa foi, pour elle, le chemin parsemé des miettes de pain du petit Poucet, c'était le chemin dans le désert, planté de roseaux de demi-lieue en demi-lieue par saint Macaire; l'oiseau qui parle, dans les contes indiens, c'était la sauterelle qui avertissait saint Grégoire de se lever; l'eau qui chante était le morceau de glace demandant à saint Théobald des messes pour l'âme qu'il renfermait. Il ne se dressait point devant elle de palais aux portes de diamants bâtis d'un coup de baguette, où dort depuis cent ans une Belle au bois dormant; mais elle songeait à ces échelles d'or appuyées à la terre, à ces chemins couverts de tapis magnifiques et brillants de lampes, qui mènent une âme de saint de sa cellule à la gloire céleste. Ses peurs même, lorsqu'elle était au lit sans Iumière , n'étaient point les peurs ordinaires des enfants; elle ne croyait point voir l'ogre ou  Croquemitaine, ou des voleurs : ce que l'obscurité lui dessinait comme avec un charbon ardent, ce que l'insomnie approchait d'elle, c'était le diable, tel qu'elle l'avait vu dans la légende, lorsqu'il tente un saint.

Le jour, les pays des saints et des saintes se déroulaient devant elle en perspectives rayonnantes et confuses. Elle se répétait des mots qui faisaient à son oreille le bruit d'un coquillage venu d'une mer d'Orient ; et le nom d'un roi Gondoforus lui apportait l'écho sonore d'un lointain royaume. Puis c'étaient des voûtes où tout à coup des voix d'anges faisaient taire des voix d'hommes,... "Tu ne dis rien aujourd'hui?", lui disait parfois la grand' mère, tandis que l'aiguille de la petite ourlait une serviette ou rapiéçait un bas machinalement  : la petite ne répondait qu'on Iui souriant des yeux; elle rêvait solitude, désert, un ermitage dans un coin de la plaine Monceaux, passé la barrière, dans un endroit qu'elle savait.

A côté et au-dessus de la vie réelle, ces pensées, ces rêveries étaient devenues la vie bienheureuse de Céline. Bientôt ce ne fut pas assez pour elle qu'une communion passive et en idée avec cette histoire miraculeuse. Ce long martyrologe, ne montrant que sacrifices et oblations à Dieu, la sollicita aux immolations. Elle essaya de se martyriser, sans en rien dire, comme elle put. Elle châtia de son mieux ses innocents petits sens. Elle se priva des plats qu'elle aimait. Elle s'imposa un certain nombre d'ave dans le parcours d'une rue. Elle fit des vœux de silence d'une demi-journée. Quand elle se couchait avec une grosse envie de dormir d'enfant, elle se forçait à rester éveillée plusieurs heures jusqu'à une heure qu'elle s'était fixée..."

Philomène , plus sensible , moins rêveuse et plus tendre, sera sans cesse doucement raillée et sermonnée par Céline. Mais la foi de son amie devint la sienne, selon, toutefois, des formes propres et des expressions personnelles. "Ce qui était chez Céline un feu sourd, concentré, fut chez elle une exaltation qui se propagea après bien des luttes avec elle-même". 

 

Etant revenue plus tard près de sa tante, ses rêves juvéniles, faits d`inconsciente tendresse et de dévouement inavoué. entourent poétiquement le jeune et sympathique fils de famille qui, distrait par sa vie mondaine, ne s`aperçoit de rien et, sans le vouloir, blesse la jeune fille trop sensible. C'est dans ces conditions qu'elle se décide à prendre le voile, prononce ses vœux et entre à l'hôpital, un univers qu'elle redoute ...

 

"... De jour en jour, elle s'était sentie moins forte contre ces pensées, ces images poignantes qui assaillent le cœur du passant devant un grand mur d'hôpital troué de petites fenêtres. Son imagination, travaillant dans l'inconnu, se grossissait à elle-même l'horreur qui devait être là. Elle pressentait avec les yeux je ne sais quoi de pareil à ces planches d'anatomie coloriées qu'elle avait vues, étant enfant, quelque part, dans le quartier latin. Et dans le vague des choses, elle se créait, malgré elle, un idéal d'épouvante.

Un souffle lui passa sur les tempes et sur les pommettes en entrant pour la première fois dans la salle où elle devait faire son service de sœur. Elle aperçut sur les poêles les pointes de fer à attiser le feu : elle les prit pour des fers à cautériser. Elle croyait qu'elle allait voir des instruments d'acier tachés de taches épouvantables, des morceaux de vivants, tout ce qu'on rêve, en frissonnant, de la chirurgie à l'œuvre!

Elle ne vit rien de cela; mais des lits blancs, des rideaux blancs, du linge blanc. Il y avait partout la propreté, charmante à l'œil, d'une chambre de jeune fille. Sous le pied nu du frotteur, le carreau luisait. Les malades avaient sur les oreillers des poses tranquilles. Un joli jour d'automne presque rose se balançait dans la blancheur matinale des lits et dans les transparences des fonds. Des lumières jouaient sur le cuivre rouge des plats brillants et nets, ou dormaient sui l'étain clair des brocs et des fontaines. Les rires d'internes mettaient dans la salle un écho de jeunesse. La convalescence babillait à demi-voix dans les lits murmurants. Et dans toute la salle, il y avait tant de clarté, tant de paix et tant d'ordre, le voile était si habilement jeté sur les misères et l'ordure de tous ces corps, sur le martyre de tant de douleurs, la toilette de l'horreur était si bien faite, la souffrance était si calme, l'agonie faisait si peu de bruit, que la sœur fut tout étonnée d'être rassurée et calmée par la réalité. Elle eut un sentiment de délivrance, de confiance, de joie ; elle se crut sauvée des terreurs de son imagination, et elle fut presque fîère de se trouver plus forte qu'elle ne l'avait espéré.

Elle redoutait beaucoup de voir un mort. Elle en vit un qui venait de mourir. Il avait les deux mains étendues et posées à plat sur le lit. Un tricot brun mal boutonné s'ouvrait sur sa poitrine. Deux oreillers lui soulevaient le corps; sa tête, un peu sur le côté, se renversait en arrière. On voyait le dessous de son cou, une barbe forte et noire, un nez pincé, des yeux creux. Autour de sa tête, ses cheveux plaquaient à l'oreille comme des cheveux en sueur. Sa bouche béante était restée toute grande ouverte, dans une aspiration suprême : la vie semblait l'avoir forcée pour en sortir. Il était là tout chaud, et déjà enveloppé et raidi dans le suaire invisible de la mort... La sœur regarda; elle resta, pour s'éprouver, longtemps à regarder : elle ne sentit pas plus d'émotion devant ce cadavre que devant une cire.

Elle se soutint pendant quelques jours dans cet état de fermeté naturelle et de courage sans effort. C'était une grande surprise et un grand contentement pour elle d'échapper si facilement à la lâcheté de ses sens, aux défaillances qu'elle avait redoutées. Elle commençait à se croire aguerrie déjà, lorsque regardant un soir une malade qui dormait toute pâle, le cœur lui manqua : elle fut obligée de se retenir à la colonnette du lit pour ne pas tomber. Jusque-là, par la volonté, par l'application de toutes ses forces à son rôle, à sa tâche de dévouement, elle s'était dérobée à l'impression et au contre-coup de ce qu'elle voyait. L'heure était venue où toutes les émotions, amassées en elle à son insu, éclataient sans motif. Elle cédait à un malaise indéfini, à l'ébranlement de toutes les secousses qu'elle n'avait pas perçues sur le moment. Ses nerfs, tenus par le spectacle de l'hôpital dans une irritation continue, avaient un jeu fébrile, une sensibilité agacée et maladive; et certains bruits, comme la chute d'un gobelet d'étain, lui donnaient un tressaillement douloureux.

Puis elle voyait tous les jours un peu plus de ce que l'hôpital cache si admirablement aux premiers regards. Les têtes des jeunes étudiants penchés à la visite sur un lit n'étaient pas quelquefois si rapprochées que son œil, malgré elle, ne passât au travers, et ne touchât, sur un membre entrevu, une plaie nue et vive. La mort, elle la croisait à toute heure dans cette affreuse boîte brune, portée par deux infirmiers, qui voile le cadavre, et donne la terreur du mystère à l'horreur de la mort. Toutes sortes d'objets, dont le sens lui échappait aux premiers temps, prenaient pour elle une signification qui s'emparait de sa pensée au passage. Elle ne pouvait les rencontrer de l'œil, sans y trouver un souvenir qui lui faisait peur, une image qui lui faisait mal. Les choses évoquaient l'ombre des souffrances qu'elles avaient touchées. Elle revoyait sur le brancard de bois renversé en l'air dans l'antichambre, à l'entrée de la salle, ces femmes que presque chaque jour le brancard emportait pâles à la salle des opérations, et rapportait plus pâles. Tout alors lui parlant et allant jusqu'au fond de ses entrailles, elle éprouvait un serrement sous les côtes, et elle se sentait les jambes à la fois molles et légères, avec un froid dans les os descendant de la rotule au bout de l'orteil.

Au haut du large escalier tournant qu'elle montait et descendait si souvent pour aller à la salle Sainte- Thérèse et pour en sortir, il y avait un grand palier, et sur ce palier un mur contre lequel il lui fallait passer. Quand sa robe le frôlait, elle était prise d'épouvante, comme un enfant la nuit. C'était pourtant un mur comme tous les autres, un mur qui n'avait même point, comme d'autres murs de l'hôpital, ces traces brunes, laissées par une main sanglante au passage : mais derrière, la sœur le savait, était l'amphithéâtre..."

 

Entre la jeune sœur et un médecin de l`hôpital va naître un amour dont ils ne s'aperçoivent d`abord ni l`un ni l`autre. C `est une attirance secrète. une sympathie innocente et inavouée ; mais quand la jalousie l'attise, cette passion devient consciente et notre jeune nonne, jusqu`alors ignorante, se voit emportée dans un véritable tourbillon: c'est avec peine qu'elle peut se maîtriser grâce à une douloureuse macération de l`esprit et de la chair. 

Mais quand subitement la mort ravit l`homme aimé, cet amour cesse, pour elle, d`être un péché : dans le profond silence de la nuit, une figure à peine visible s`avance, légère, et s`agenouille près du lit funèbre, absorbée dans une fervente prière ...


"Renée Mauperin" (1864)

Avant "Germinie Lacerteux", cette œuvre affirme tout le talent des deux frères comme romanciers réalistes : ils entendaient peindre le monde de la bourgeoisie d'affaires, à la fin du second Empire, qui évolue ici autour de Renée Mauperin (le titre initial semblait avoir été "La Jeune Bourgeoise"), et c'est un inoubliable type de jeune fille, devenu classique, qu'ils vont produire : une jeune fille d'humeur indépendante, formée par une éducation "artiste", une femme qui supporte mal sa condition et voudrait briser le cercle rigide des convenances. 

Une exigence d'une sincérité généreuse et passionnée que les auteurs ont rendue plus sensible en lui opposant les passions sinistres, orgueilleuses et vénales, qui agitent les autres personnages : Henri d`abord, le frère de Renée, jeune bourgeois calculateur qui n'aime rien que l`argent, mais assez perfide aussi pour voiler son égoïsme sous des dehors sérieux et modérés, qui lui valent l'admiration de la bonne société. 

Voulant réussir dans les affaires, Henri a décidé d'épouser la fille d`un marchand enrichi, Bourjot. Pour obtenir sa main, il séduit la mère, dont il devient l'amant et qu`il contraint, pour éviter le scandale, à lui donner sa fille et quelques millions de dot. Mais le père Bourjot, ancien libéral de 1830 que la fortune a converti à la monarchie conservatrice, ne veut pour gendre qu`un noble. Sans hésiter, Henri s'affuble d'une particule. Mais Renée, avertie des dessous sordides de ce mariage, prévient le légitime porteur du nom. Duel. Henri est tué. Et Renée, poursuivie par les remords, va mourir dans de longues souffrances ... 

 

Dès le premier chapitre se dessine le caractère de "mélancolique tintamarresque" de Renée  dans une conversation originale avec Reverchon, un jeune prétendant dont elle ne veut pas accepter la main. Et, singulière situation, la conversation se déroule dans l'eau ...

« Vous n'aimez pas le monde, mademoiselle?

— Vous ne le direz pas? J'y avale ma langue... Voilà l'effet que me fait le monde, à moi. Peut-être ça tient à ce que je n'ai pas eu Je chance. Je suis tombée sur des jeunes gens sérieux, des amis à mon frère, les jeunes gens à citations, comme je les appelle. Les jeunes personnes, on ne peut leur parler que du dernier sermon qu'elles ont entendu, du dernier morceau de piano qu'elles ont étudié, ou de la dernière robe qu'elles ont mise : c'est borné, l'entretien avec mes contemporaines.

— Vous restez, je crois, toute l'année à la campagne, mademoiselle?

— Oui... Oh! nous sommes si près de Paris... Est-ce joli ce qu'on a joué à l'Opéra-Comique ces jours-ci? Avez- vous vu?

— Oui, mademoiselle, charmant... une musique d'une maestria,,. Il y avait tout Paris à la première représentation. Je vous dirai que je ne vais qu'aux premières.

— Figurez-vous que c'est le seul spectacle où on me mène, l'Opéra-Comique... avec les Français... et encore aux Français, quand on y joue des chefs-d'œuvre... C'est moi qui trouve ça tannant les chefs-d'œuvre! Penser qu'on me défend le Palais-Royal!... Je lis les pièces, par exemple... J'ai passé un temps à apprendre les Saltimbanques par cœur... Vous pouvez aller partout, vous... vous êtes bien heureux... L'autre soir, il y a eu une discussion entre ma sœur et mon beau-frère, pour le bal de l'Opéra... Est-ce que c'est vrai que c'est impossible d'y aller?

— Impossible, mademoiselle?... Mon Dieu...

— Voyons, si vous étiez marié, est-ce que vous y mèneriez votre femme... une fois... pour voir?

— Si j'étais marié, mademoiselle, je n'y mènerais même pas...

— Votre belle-mère, n'est-ce pas?... C'est si affreux, vraiment?

— Mais, mademoiselle, il y a d'abord une composition...

— Panachée? Je connais ça. Mais c'est partout... On va bien à la Marche... Et il y en a là une composition, Dieu merci ! des dames... un peu drôles... qui boivent du Champagne dans les calèches... Et le bois de Boulogne, donc!... Que c'est bête d'être jeune personne, vous ne trouvez pas?

— Par exemple, mademoiselle! Pourquoi donc? Je trouve, au contraire...

— Je voudrais vous y voir! Vous verriez ce que c'est que cette scie-là, la scie d'être convenable ! Tenez, nous dansons, n'est-ce pas? Vous croyez que nous pouvons causer avec notre danseur? Oui, non, non, oui... voilà tout! Il .faut pincer le monosyllabe tout le temps... C'est convenable ! Voilà l'agrément de notre existence...

Et pour tout, c'est comme ça... Ce qui est très convenable, c'est de faire la grue..- Moi, je ne sais pas.,. Et — puis de rester à bavardichonner avec les personnes de son sexe.,. Quand on a le malheur de les lâcher pour la société des hommes... j'ai été assez grondée pour ça par maman! Une chose encore qui n'est pas convenable du tout, c'est de lire. Il n'y a que deux ans qu'on me permet les feuilletons dans le journal... Il y a dans les Faits divers des crimes qu'on me fait sauter : ils ne sont pas assez convenables,.. C'est comme les talents d'agrément qu'on nous permet ... il ne faut pas que ça dépasse une certaine petite moyenne : au delà du morceau à quatre mains et de la mine de plomb, ça devient du genre, de la pose,,. Tenez! je fais de l'huile, moi; ça désole ma famille,.. Je ne devrais peindre que des roses à l'aquarelle... Mais il y a du courant ici, n'est-ce pas? On a peine à se tenir... " Ceci était dit dans un bras de la Seine, entre la Briche et l'île Saint-Denis,

La jeune fille et le jeune, homme qui causaient ainsi étaient dans l'eau. Las de nager, entraînés par le courant, ils s'étaient accrochés à une corde amarrant un des gros bateaux qui bordaient la rive de l'île. La force de I'eau les balançait tous deux doucement, au bout de la corde tendue et tremblante. Ils s'enfonçaient un peu, puis remontaient. L'eau battait la poitrine de la jeune fille, s'élevait dans sa robe de laine jusqu'à son cou, lui jetait par derrière une petite vague qui n'était, un moment après, qu'une goutte de rosée prête à tomber du bout de son oreille. Attachée un peu plus haut que le jeune homme, elle avait les bras en l'air, les poignets retournés pour mieux tenir la corde, le dos contre le bois noir du bateau. Elle ressemblait ainsi, dans sa pose suspendue et fuyante à ces divinités de la mer enroulées par les sculpteurs aux flancs des galères. Un petit tremblement, qui lui venait du mouvement de la rivière et du froid du bain, lui donnait quelque chose de l'ondulation de l'eau..."

 

Entre autres personnages, secondaires mais bien typés, on y rencontre l`abbé Blampoix, le type même du prêtre mondain, casuiste à la morale très lâche, qui sait offrir aux belles et riches dames une religion "légère, élastique, charmante" et non la religion "dure, laide et rigoureuse des pauvres". Bourjot. l'ancien carbonaro, favorisé par le commerce, qui ne comprend plus rien au peuple dont il vient à peine de sortir, farouche anticlérical sans doute, mais qui trouve fort bon, pour l`ordre moral, que les ouvriers aillent à la messe. 

 

L`abbé Blampoix - "La famille Mauperin se compose du père, ancien officier, un excellent homme, de Mme Mauperin, une bourgeoise provinciale, et de trois enfants, une fille mariée, un fils raisonnable et gourmé, d'esprit pratique, avocat, Henri, enfin de Renée, la favorite de son père qui lui passe tous ses caprices. Mme Mauperin, pour marier son fils, va trouver l'abbé Blampoix.

L'abbée Blampoix n'avait ni cure ni paroisse. Il avait une clientèle et une spécialité : il était le prêtre du monde, du beau monde et du grand monde. Il confessait les salons, il dirigeait les consciences bien nées, il consolait les âmes qui en valaient la peine. Il mettait Jésus-Christ à la portée des gens éclairés, et le paradis à la portée des gens riches. "Chacun a son lot dans la vigne du Seigneur", disait-il souvent, en paraissant gémir et plier sous la charge de sauver le faubourg Saint-Germain, le faubourg Saint-Honoré et la Chaussée-d'Antin. C'était un homme de sens et d'esprit, un prêtre facile et qui accommodait tout au précepte : La lettre tue et l'esprit vivifie. Il était tolérant et intelligent. Il savait comprendre et sourire. Il mesurait la foi au tempérament des gens, et ne la donnait qu'à petite dose. Il adoucissait la pénitence, il ôtait les nœuds de la croix, il sablait le chemin du salut. De la religion dure, laide, rigoureuse des pauvres, il dégageait comme une aimable religion des riches, légère, charmante, élastique, se pliant aux choses et aux personnes, à toutes les convenances de la société, à ses mœurs, à ses habitudes, à ses préjugés même. De l'idée de Dieu, il faisait quelque chose de confortable et d'élégant. 

L'abbé Blampoix avait le charme du prêtre qui a de l'éducation, des talents et des grâces. Il savait mettre de la causerie dans la confession, du sel dans l'exhortation, de l'agrément dans l'onction. Il s'entendait à émouvoir et à intéresser. Il connaissait les paroles qui touchent, les paroles qui caressent et les paroles qui chatouillent. Sa voix était musicale, son ton fleuri. Il appelait le diable le "prince du mal" et l'Eucharistie, l' "aliment divin". Il abondait en périphrases coloriées comme des images de sainteté. Il parlait de Rossini, il citait Racine. il disait "le bois" pour le bois de Boulogne. Il parlait de l'amour divin avec des mots qui troublaient des vices du jour avec des particularités piquantes, du monde avec la langue du monde. De temps en temps, les termes à la mode et tout frais, les mots intimes de la langue, passaient dans ses conversations spirituelles, ainsi que des morceaux de journal dans un livre ascétique...."

 

Puis La famille se rend à Sannois pour faire une visite à leurs amis, les Bourjot, dans leur superbe propriété, Mme Mauperin ayant l'intention de faire épouser Noémi Bourjot, une amie de Renée, à son fils. Pendant que ces dames sont au jardin avec Henri, M. Mauperin reste avec M. Bourjot, "ancien carbonaro devenu légitimiste, mais Voltairien". Mais un drame intime va se dérouler au milieu de cette société bourgeoise ; M. Bourjot consent à donner sa fille à Henri Mauperin, mais à la condition que l'avocat ait un titre; ce dernier prend celui d'une ferme qu'il a achetée, à Villacourt, malgré l'opposition de son père et de sa sœur. 

Renée, pour le faire échouer et le forcer à garder le nom des siens, envoie à un de Villacourt, qu'elle a découvert, le numéro du Moniteur qui annonce que Henri s'appellera désormais Mauperin de Villacourt. Ce dernier, gentilhomme campagnard, sorte de sauvage, accourt à Paris et provoque brutalement Henri, qui est forcé de se battre avec lui; les témoins d'Henri sont Denoisel et Dardouillet; deux amis de sa famille. Henri est tué, Renée a conscience du crime involontaire qu'elle a commis; le remords la consume lentement; elle se meurt d'une maladie de cœur. Puis c'est la fin et l'expiation du crime...


"Germinie Lacerteux" (1865)

« Elle dégageait le désir et en donnait la commotion. Une tentation sensuelle s'élevait naturellement et involontairement d'elle, de ses gestes, de sa marche, du moindre de ses remuements, de l'air où son corps avait laissé une de ses ondulations. À côté d'elle, on se sentait près d'une de ces créatures troublantes et inquiétantes, brûlantes du mal d'aimer et l'apportant aux autres, dont la figure revient à l'homme aux heures inassouvies, tourmente ses pensées lourdes de midi, hante ses nuits, viole ses songes ..»

"Germinie Lacerteux" est le quatrième roman des frères Goncourt, et peut-être le seul à résister à l'oubli, en partie en raison de sa préface, considérée comme le premier manifeste du naturalisme. À sa parution, le roman suscita de virulentes critiques, et quelques ardents plaidoyers, parmi lesquels un long article du jeune Émile Zola, repris peu après dans "Mes Haines "(1866) ...

Plusieurs raisons ont contribué à faire de ce roman la plus célèbre des œuvres des Goncourt, sans doute le plus magistral. C'est la première fois que dans le roman on a osé étudier la vie des plus humbles, des misérables dans leur nature intime, et analysé la dégradation progressive d'un être dit "vulgaire", en intéressant à ses souffrances. Pour la première fois, notera Zola, on y décrivait « le héros en casquette et l'héroïne en bonnet de linge ». D'autre part, l'histoire de Germinie, fidèle domestique de Mlle de Varandeuil, vieille fille recluse, n'est pas née de l'imagination des deux frères (ils avaient en effet enquêté dans les quartiers populaires de Paris, projetant un roman qu'Edmond n'écrira que beaucoup plus tard, l'histoire d'une prostituée, "la Fille Élisa"). Mais, en 1862, Rose Malingre, la domestique qui les servait depuis leur enfance, meurt de tuberculose : ils découvrent alors qu'elle menait une double vie (jeunes amants, alcoolisme, dettes nombreuses). Une fois leur stupéfaction et leur rancœur rétrospective passées, les Goncourt s'inspirent directement de l'histoire de leur servante pour écrire "Germinie Lacerteux". L'héroïne y est dépeinte comme un « cas » pathologique, une hystérique victime d'un destin lamentable et de pulsions irrésistibles vers le vice. 

 

Le livre débute par un premier récit de l'enfance de Germinie racontée par elle-même à sa vieille patronne,  Mlle de Varandeuil, puis c'est au tour de celle-ci, en regard, de voir son portait dressé par les auteurs : cette partie se termine par la vision d'un coin de cimetière où, anonyme parmi les autres tombes, se trouve celle qui contient les restes d'une malheureuse dévoyée...

 

"La vieille femme resta silencieuse : elle comparait sa vie à celle de sa bonne. Étrange vieille fille ! Les épreuves de toute son existence, le mal de vivre, les éternelles souffrances de son corps, une si longue torture physique et morale l'avaient comme détachée et mise au-dessus de la vie.  Son éducation, ce qu'elle avait vu, le spectacle de l'extrémité des choses, la Révolution l'avaient formée au dédain des misères humaines. Et cette vieille femme à laquelle ne restait que le souffle, s'était élevée à une sereine philosophie, à un stoïcisme mâle, hautain, presque ironique. Quelquefois elle commençait à s'emporter contre une douleur un peu trop vive ; puis brusquement, au milieu de sa plainte, elle se jetait à elle- même un mot de colère et de raillerie sur lequel sa figure même s'apaisait. Elle était gaie d'une gaieté de source, jaillissante et profonde, la gaieté des dévouements qui ont tout vu, du vieux soldat ou de la vieille sœur d'hôpital. Excellemment bonne, quelque chose pourtant manquait à sa bonté : le pardon. Jamais elle n'avait pu fléchir ni plier son caractère jusque-là. Un froissement, un mauvais procédé, un rien qui atteignait son cœur, la blessait pour toujours. Le temps, la mort même ne désarmait pas sa mémoire.

De religion, elle n'en avait pas. Née à une époque où la femme s'en passait, elle avait grandi dans un temps où il n'y avait plus d'église. La messe n'existait pas, quand elle était jeune fille. Rien ne lui avait donné l'habitude ni le besoin de Dieu ; et elle avait toujours gardé pour les prêtres une espèce de répugnance haineuse qui devait tenir à quelque secrète histoire de famille dont elle ne parlait jamais. Pour toute foi, toute force et toute piété, elle avait l'orgueil de sa conscience ; elle jugeait qu'il suffisait de tenir à l'estime de soi-même, pour bien faire et ne jamais faillir. Elle était tout entière formée ainsi singulièrement par les deux siècles où elle avait vécu, mélangée de l'un et de l'autre, trempée aux deux courants de l'ancien régime et de la Révolution. Depuis Louis XVI qui n'était pas monté à cheval au 10 août, elle n'estimait plus les rois; mais elle détestait la canaille. Elle voulait l'égalité, et elle avait horreur des parvenus. Elle était républicaine et aristocrate, mêlait le scepticisme aux préjugés, l'horreur de 93 qu'elle avait vu aux vagues et généreuses idées d'humanité qui l'avaient bercée. Ses dehors étaient tout masculins. Elle avait la voix brusque, la parole franche, la langue des vieilles femmes du XVIIIe siècle, relevée d'un accent de peuple, une élocution à elle, garçonnière et colorée, passant par-dessus la pudeur des mots et hardie à appeler les choses par leur nom cru..."

 

La malheureuse Germinie a trouvé chez Mlle de Varandeuil, après une enfance déjà tourmentée, le repos, un asile, et est devenue très pieuse....

 

"Ceux qui voient la fin de la religion catholique dans le temps où nous sommes, ne savent pas quelles racines puissantes et infinies elle pousse encore dans les profondeurs du peuple. Ils ne savent pas les enlacements secrets et délicats qu'elle a pour la femme du peuple. Ils ne savent pas ce qu'est la confession, ce qu'est le confesseur pour ces pauvres âmes de pauvres femmes. Dans le prêtre qui l'écoute et dont la voix lui arrive doucement, la femme de travail et de peine voit moins le ministre de Dieu, le juge de ses péchés, l'arbitre de son salut, que le confident de ses chagrins et l'ami de ses misères. Si grossière qu'elle soit, il y a toujours en elle un peu du fond de la femme, ce je ne sais quoi de fiévreux, de frissonnant, de sensitif et de blessé, une inquiétude et comme une aspiration de malade qui appelle les caresses de la parole ainsi que les bobos d'un enfant demandent le chantonnement d'une nourrice. Il lui faut, aussi bien qu'à la femme du monde, des soulagements d'expansion, de confidence, d'effusion. Car il est de la nature de son sexe de vouloir se répandre et s'appuyer. Il existe en elle des choses qu'elle a besoin de dire et sur lesquelles elle voudrait être interrogée, plainte, consolée. Elle rêve, pour des sentiments cachés et dont elle a la pudeur, un intérêt apitoyé, une sympathie ..."

"Entrée chez Mlle de Varandeuil, Germinie tomba dans une dévotion profonde et n'aima plus que l'église. Elle s'abandonna peu à peu à cette douceur de la confession, à cette voix de prêtre égale, sereine et basse, qui venait de l'ombre, à ces consultations qui ressemblaient à un attouchement de paroles caressantes, et dont elle sortait rafraîchie, légère, délivrée, heureuse, avec le chatouillement et le soulagement d'un pansement dans toutes les parties tendres, douloureuses et comprimées de son être ..."

 

Cette fièvre de religion dura plusieurs années pendant lesquelles Germinie vécut concentrée, silencieuse. Puis mademoiselle tomba malade, Germinie se vouant à sa maîtresse, abandonna le chemin de l'église. Et bientôt "la Religion ne suffît plus à sa nature, elle rêve mariage, s'éprend d'un bellâtre, Jupillon, le fils d'une crémière", et, en attendant leur mariage, fait avec lui de sentimentales promenades. 

 

"Ils montaient la chaussée Clignancourt, et avec le flot des Parisiens de faubourg se pressant à aller boire un peu d'air, ils marchaient vers ce grand morceau de ciel se levant tout droit des pavés, au haut de la montée, entre les deux lignes des maisons, et tout vide quand un omnibus n'en débouchait pas. La chaleur tombait, les maisons n'avaient plus de soleil qu'à leur faîte et à leurs cheminées. Comme d'une grande porte ouverte sur la campagne, il venait du bout de la rue, du ciel, un souffle d'espace et de liberté (...) Alors commençait ce qui vient où Paris finit, ce qui pousse où l'herbe ne pousse pas, un de ces paysages d'aridité que les grandes villes créent autour d'elles, cette première zone de banlieue intra muros où la nature est tarie, la terre usée, la campagne semée d'écaillés d'huîtres. Ce n'était plus que des terrains à demi clos, montrant des charrettes et des camions les brancards en l'air sur le ciel, des chantiers à scier des pierres, des usines en planches, des maisons d'ouvriers en construction, trouées et tout à jour, portant le drapeau des maçons, des landes de sable gris et blanc, des jardins de maraîchers tirés au cordeau tout en bas des fondrières vers lesquelles descend, en coulées de pierrailles, le remblayage de la route. Bientôt se dressait le dernier réverbère pendu à un poteau vert. Du monde allait et venait toujours. La route vivait et amusait l'œil. Germinie croisait des femmes portant la canne de leur mari, des vieilles en madras se promenant, avec le repos du travail, les bras croisés. Des ouvriers tiraient leurs enfants dans de petites voitures, des gamins revenaient, avec leurs lignes, de pêcher à Saint-Ouen, des gens traînaient au bout d'un bâton des branches d'acacia en fleur. Tous allaient tranquillement, bienheureusement, d'un pas qui voulait s'attarder, avec le dandinement allègre et la paresse heureuse de la promenade. Personne ne se pressait, et sur la ligne toute plate de l'horizon, traversée de temps en temps par la fumée blanche d'un train de chemin de fer, les groupes de promeneurs faisaient des taches noires, presque immobiles, au loin...."

Germinie devient mère, "l'amour maternel se développe chez elle avec une sorte de fureur", mais vient la conscription, Jupillon tire un mauvais numéro et Germinie s'efforce d'emprunter pour lui trouver un remplaçant. Jupillon se révèle un être indigne et va conduire Germinie de ruine en ruine : elle perd son enfant (l'épisode de la sortie des petites filles est un morceau d'anthologie), et va vendre sa vie jusqu'à la prostitution, le mensonge, l'ivrognerie et le vol. 

"Une heure arrivait dans cette vie où Germinie renonçait à la lutte. Sa conscience se courbait, sa volonté se pliait, elle s'inclinait sous le sort de sa vie. Ce qui lui restait de résolution, d'énergie, de courage, s'en allait sous le sentiment, la conviction désespérée de son impuissance à se sauver d'elle-même. Elle se sentait dans le courant de quelque chose allant toujours, qu'il était inutile, presque impie, de vouloir arrêter. Cette grande force du monde qui fait souffrir, la puissance mauvaise qui porte le nom d'un dieu sur le marbre des tragédies antiques, et qui s'appelle Pas-de-Chance sur le front tatoué des bagnes, la Fatalité l'écrasait, et Germinie baissait la tète sous son pied.

Quand, à ses heures découragées, elle retrouvait par le souvenir les amertumes de son passé, quand elle suivait depuis son enfance l'enchaînement de sa lamentable existence, cette file de douleurs qui avait suivi ses années et grandi avec elles, tout ce qui s'était succédé dans son existence comme une rencontre et un arrangement de misère, sans que jamais elle y eût vu apparaître la main de cette Providence dont on lui avait tant parlé, elle se disait qu'elle était de ces malheureuses vouées en naissant à une éternité de misère, de celles pour lesquelles le bonheur n'est pas fait et qui ne le connaissent qu'en l'enviant aux autres. Elle se repaissait et se nourrissait de cette idée, et à force d'en creuser le désespoir, à force de ressasser en elle-même la continuité de son infortune et la succession de ses chagrins, elle arrivait à voir une persécution de sa malchance dans les plus petits malheurs de sa vie ..."

 

Minée par le désespoir, la maladie, jusqu'au jour où, portée à l'hôpital, Germinie sera délivrée par la mort et jetée à la fosse commune....

 

"Paris! tu es le cœur du monde, tu es la grande ville humaine, la grande ville charitable et fraternelle! Tu as des douceurs d'esprit, de vieilles miséricordes de mœurs, des spectacles qui font l'aumône ! Le pauvre est ton citoyen comme le riche. Tes églises parlent de Jésus-Christ; tes lois parlent d'égalité; tes journaux parlent de progrès ; tous tes gouvernements parlent du peuple; et voilà où tu jettes ceux qui meurent à te servir, ceux qui se tuent à créer ton luxe, ceux qui ont sué leur vie à travailler pour toi, à te donner ton bienêtre, tes plaisirs, tes splendeurs, ceux qui ont fait ton animation, ton bruit, ceux qui ont mis la chaîne de leurs existences dans ta durée de capitale, ceux qui ont été la foule de tes rues et le peuple de ta grandeur! Chacun de tes cimetières a un pareil coin honteux, caché contre un bout de mur, où tu te dépèches de les enfouir, et où tu leur jettes la terre à pelletées si avares que l'on voit passer les pieds de leurs bières ! On dirait que ta charité s'arrête à leur dernier soupir, que ton seul gratis est le lit où l'on souffre, et que, passé l'hôpital, toi si énorme et si superbe, tu n'as plus de place pour ces gens-là! Tu les entasses, tu les presses, tu les mêles dans la mort, comme il y a cent ans, sous les draps de tes Hôtels-Dieu, tu les mêlais dans l'agonie !..."


"Manette Salomon" (1867)

La trame de ce roman, centrée sur la liaison du peintre Coriolis avec son modèle Manette Salomon, qui devient successivement la maîtresse, la femme et le tyran de cet homme sans volonté; n'est rien de plus, pour les auteurs, qu`un prétexte à représenter la vie des milieux artistiques à Paris dans les dernières années du règne de Louis-Philippe et pendant le second Empire, entre 1840 et 1860, à l'ombre d'Ingres et de Delacroix, à côté de l'École de Barbizon. Ils ont brossé là un tableau pour l`histoíre de la peinture parisienne, encore dominée à cette époque par les grands noms d`lngres et de Delacroix. et toute retentissante de l`écho des grandes batailles des coloristes romantiques contre les conventions académiques, alors que, dans les Salons, se dessinaient lentement les nouvelles tendances réalistes qui devaient prendre une telle importance au cours des années suivantes. En évoquant ce monde avec force, les auteurs, en grands collectionneurs d'art qu`ils étaient, montrent qu`ils sont gens du métier : ils mettent en effet dans la bouche de leurs personnages des observations pertinentes et fines, qui adhèrent à la réalité vivante de la peinture, sans avoir rien de commun avec les généralités vagues qui sont, trop souvent, le fait des gens de lettres lorsqu'ils se mêlent de parler des arts plastiques. D'un autre côté, l`œuvre qui évoque fidèlement la vie facile, insouciante et bohème des artistes du siècle dernier, présente un réel intérêt pour l'histoire des mœurs. Malgré la réussite qu`est la peinture de certains caractères,  comme celui d`Anatole, ou la description d'intérieurs, comme l'étrange ménage de Coriolis, le style se ressent d'une certaine platitude, jusque dans ces descriptions plastiques voulues et recherchées...

 

Le corps de Manette....

« La Nature est une grande artiste inégale. Il y a des milliers, des millions de corps qu'elle semble à peine dégrossir, qu'elle jette à la vie à demi façonnés, et qui paraissent porter la marque de la vulgarité, de la hâte, de la négligence d'une création productive et d'une fabrication banale. De la pâte humaine, on dirait qu'elle tire, comme un ouvrier écrasé de travail, des peuples de laideur, des multitudes de vivants ébauchés, manqués, des espèces d'images à la grosse de l'homme et de la femme. Puis de temps en temps, au milieu de toute cette pacotille d'humanité, elle choisit un être au hasard, comme pour empêcher de mourir l'exemple du Beau. Elle prend un corps qu'elle polit et finit avec amour, avec orgueil. Et c'est alors un véritable et divin être d'art qui sort des mains artistes de la Nature. Le corps de Manette était un de ces corps-là : dans l'atelier, sa nudité avait mis tout à coup le rayonnement d'un chef-d'œuvre. Sa main droite, posée sur sa tête à demi tournée et un peu penchée, retombait en grappe sur ses cheveux; sa main gauche, repliée sur son bras droit, un peu au-dessus du poignet, laissait glisser contre lui trois de ses doigts fléchis. Une de ses jambes, croisée par-devant, ne posait que sur le bout d'un pied à demi levé, le talon en l'air; l'autre jambe, droite, et le pied à plat, portait l'équilibre de toute l'attitude. Ainsi dressée et appuyée sur elle-même, elle montrait ces belles lignes étirées et remontantes de la femme qui se couronne de ses bras. Et l'on eût cru voir de la lumière la caresser de la tête aux pieds : l'invisible vibration de la vie des contours semblait faire frémir tout le dessin de la femme, répandre, tout autour d'elle, un peu du bord et du jour de son corps. Coriolis n'avait pas encore vu des formes si jeunes et si pleines, une pareille élégance élancée et serpentine, une si fine délicatesse de race gardant aux attaches de la femme, à ses poignets, à ses chevilles, la fragilité et la minceur des attaches de l'enfant. Un moment, il s'oublia à s'éblouir de cette femme, de cette chair, une chair de brune, mate et absorbant la clarté, blanche de cette chaude blancheur du Midi qui efface les blancheurs nacrées de l'Occident, une de ces chairs de soleil, dont la lumière meurt dans des demi-teintes de rose thé et des ombres d'ambre. »

 

"Un grand jour que le jour d'ouverture d'un Salon !"

"Trois mille peintres, sculpteurs, graveurs, architectes l'ont attendu sans dormir, dans l'anxiété de savoir où l'on a placé leurs œuvres, et l'impatience d'écouter ce que ce public de première représentation va en dire. Médailles, décorations, succès, commandes, achats du gouvernement, gloire bruyante du feuilleton, leur avenir, tout est là, derrière ces portes encore fermées de l'Exposition; et les portes à peine ouvertes, tous se précipitent. C'est une foule, une mêlée. Ce sont des artistes en bande, en famille, en tribu; des artistes gradés donnant le bras à des épouses qui ont des cheveux en coques; des chevelus arriérés, des élèves de Nature coiffés d'un feutre pointu ; puis des hommes du monde qui veulent « se tenir au courant » ; des femmes de la société frottées à des connaissances artistiques, et qui ont un peu dans leur vie effleuré le pastel ou l'aquarelle; des bourgeois venant se voir dans leurs portraits et recueillir ce que les passants jettent à leur figure ; des vieilles faiseuses de copies , à la robe tragique, et qu'on dirait taillée dans la mise-bas de mademoiselle Duchesnois, s'arrêtant, le pince-nez au nez, à passer la revue des torses d'hommes qu'elles critiquent avec des mots d'anatomie. Du monde de tous les mondes : des mères d'artistes, attendries devant le tableau filial avec des larmoiements de portières; des actrices fringantes, curieuses de voir des marquises en peinture; des refusés hérissés, allumés, sabrant tout ce qu'ils voient avec le verbe bref et des jugements féroces; des frères de la Doctrine chrétienne, venus pour admirer les paysages d'un gamin auquel ils ont appris à lire. On ne voit que des nez en l'air, des gens qui regardent avec toutes les façons ordinaires et extraordinaires de regarder l'art. Il y a des admirations stupéfiées, religieuses, et qui semblent prêtes à se signer. Il y a des coups d'œil de joie que jette un concurrent à un tableau raté de camarade. Il y a des attentions qui ont les mains sur le ventre, d'autres qui restent en arrêt, les bras croisés et le livret sous un bras, serré sous l'aisselle. Il y a des bouches béantes, ouvertes en o, devant la dorure des cadres; il y a sur des figures l'hébétement désolé, et le navrement éreinté qui vient aux visages des malheureux obligés par les convenances sociales d'avoir vu toutes ces couleurs. Il y a les silencieux qui se promènent avec les mains à la Napoléon derrière le dos ; il y a les professants qui pérorent, les noteurs qui écrivent au crayon sur les marges du livret, les toucheurs qui expliquent un tableau en passant leur gant sale sur le vernis à peine séché, les agités qui dessinent dans le vide toutes les lignes d'un paysage, et reculent du doigt un horizon. Il y a des dilettantes qui parlent tout seuls et se murmurent à eux-mêmes des mots comme smorfia. Il y a des hommes qui traînent des troupeaux de femmes aux sujets historiques. Il y a des ateliers en peloton, compacts et paraissant se tenir par le pan de leurs doctrines. Il y a de grands diables à cravates de foulard, les longs cheveux rejetés derrière les oreilles, qui serpentent à travers les foules et crachent, en courant, à chaque toile, un lazzi qui la baptise. Il y a, devant d'affreux vilains tableaux convaincus et de grandes choses insolemment mal peintes, comme de petites églises de pénétrés, des groupes de catéchumènes en redingotes, chacun le bras sur l'épaule d'un frère, immobiles; changeant seulement de pied de cinq en cinq minutes, le geste dévotieux, la parole basse, et tout perdus dans l'extatisme d'une vision d'apôtres crétins... Spectacle varié, brouillé, sur lequel planent les passions, les émotions, les espérances volantes, tourbillonnantes, tout le long de ces murs qui portent le travail, l'effort et la fortune d'une année !"

 

Devenue mère, Manette se montre ambitieuse, avide d'argent, d'honneurs, et Coriolis, n'ayant pas obtenu le succès rêvé, elle travaille à l'amener au métier, à gagner de l'argent, l'éloignant de ses amis pour mieux le tenir. Il sera bientôt perdu pour l'Art ...


"Madame Gervaisais" (1869)

Avec "Madame Gervaisais", analyse de femme mystique et extatique, les frères Goncourt ne se révèlent-ils pas plus fins psychologues que l'on (la critique) pensait? Peu de livres furent plus attaqués, heurtant un Jules de Goncourt déjà souffrant. "A la mémoire de Mme X ...", le souvenir de Rose Malingre, la servante qui avait élevé Jules, semble avoir inspiré l'évolution psychologique de l'héroïne. 

« Ce qui lui manquait et lui faisait défaut, c'était une absence d'aliment à des appétits nouveaux, et tout à coup irrités en elle : un goût lui était venu, un désir de rigueur, d'âpreté, de sévérité, de pénitences rudes. Le confesseur di manica larga, à l'absolution coulante et facile, suffisant pour la routinière dévotion traditionnelle du pays, ne lui suffisait pas. Il lui fallait, à elle, le prêtre qui en demande trop. Avec sa nature, ses secrètes chaleurs d'amour, si peu dépensées dans sa vie, cette femme de sentiments extrêmes avait vu en imagination, dans la religion, un dur sacrifice, un martyre en détail, une grande occasion d'héroïsme contre elle-même. Elle ambitionnait d'y trouver la privation, l'immolation, une sorte de sainte torture journalière. Elle avait souvent à la mémoire le tableau fait par Saint-Jean Climaque d'une prison de pénitents ; et à ce souvenir rapproché de cette indulgente direction, elle éprouvait un certain désappointement de ce commode salut, ne dérangeant pas sa façon de vivre, n'y apportant pas la révolution d'un bouleversement inconnu et rêvé. Ce n'était nullement là l'idéal agité qu'elle s'était fait du service de Dieu. Si elle n'était pas encore tentée de la grossière mortification corporelle, si elle était encore gardée de la tentation d'une souffrance charnelle par une dernière pudeur de son bon sens, elle voulait souffrir moralement et y être aidée et encouragée. Sincère et bizarre aspiration de cette pauvre femme inquiète, en peine de tourment, malheureuse d'une discipline charitable et humaine, presque humiliée de la miséricordieuse compassion du Jésuite pour les faiblesses de sa santé, blessée par le ton de plaisanterie légère avec lequel le prêtre humain essayait d'arrêter les exagérations de son zèle et la fièvre de ses contritions, elle ne lui pardonnait pas de se montrer si pardonnant à ses péchés, à ce passé »...

 

Séparée de son mari, dont les ardeurs vulgaires l'ont humiliée, ne gardant de lui qu`un enfant presque complètement privé de parole, une jeune femme vient habiter Rome pour y trouver un climat salutaire à sa santé. Madame Gervaisais goûte sa solitude. Cette jeune femme n`a pas connu sa mère, morte lorsqu'elle était encore un bébé. De son enfance, elle ne retient que les délices d'un sombre cabinet de lecture où son père, un homme âgé, lisait des journaux et travaillait, la laissant jouer à sa guise. Eduquée par les paroles de Platon dans un climat de calme et archaïque sagesse, elle ne retrouve ses joies profondes qu`aux moments où la vie lui permet de se replier sur soi-même, dans l'enchantement d'un silence où se délivrent les pensées. Dès qu'elle est à Rome, elle s`écarte des amis de rencontre pour mieux jouir de la joie de sa liberté. Ainsi, flottant dans un monde dépourvu de toute obligation sociale, elle goûte une absolue quiétude et sa maladie elle-même lui semble propice à son repos ....

 

"La vie de Mme Gervaisais continuait , occupée , enfermée. Les longueurs des journées et des soirs, elle les oubliait dans les livres, restant assise sur son canapé souvent des heures, sans se lever, à lire, à prendre des notes dans ce qu'elle lisait, à se perdre dans des réflexions, à la fois distraites et tendues, qui lui faisaient de temps en temps relever sur ses tempes, de ses doigts longs, les bandeaux détachés et rigides de ses cheveux noirs. A ces moments, sa beauté se levait d'elle, une beauté d'un caractère et d'un style supérieurs à l'humaine beauté de la femme : ses grandes masses plates de cheveux en nimbe, son front bombé et lisse, ses grands yeux qu'on eût dit lointains dans l'ombre de leur cernure, ses traits à fines arêtes, auxquels la maladie avait fait garder à trente-sept ans la minceur de leur jeunesse, une peau pâle, même un peu brune, mettaient chez Mme Gervaisais la séduction attirante et étrange d'une personne à part, inoubliable, profonde et magnétique, d'une pure vivante de pensée à peine terrestre, et dont le visage ne serait plus que celui d'un esprit. Et chez elle encore, la longueur du cou, l'étroitesse des épaules, l'absence de poitrine, le néant du haut du corps dans l'étoffe qui l'enveloppait en flottant, une maigreur sans sexe et presque séraphique, la ligne austère d'une créature psychique, ajoutaient encore à cet air au delà de la vie qui donnait à tout son être l'apparence d'une figure de l'extra-monde ..."

 

Elle se laisse peu à peu prendre insensiblement aux séductions de Rome qui vont l'arracher à elle-même, transformer sans qu'elle s'en doute le philosophe libre penseur qu'elle est sous la femme exquise et l'amener à la Foi...

Un jour, ce repos, cette philosophie paisible disparaissent. Ayant eu la curiosité de participer aux fêtes de Pâques, elle s'y trouve emportée dans la communion exaltée des fidèles, fascinée par l`art et le rythme des fastes pontificaux : sa propre conscience, ses souvenirs, son expérience, tout est balayé dans la déroute de ses nerfs, dans le charme d`une exaltation de la ferveur, dans la langueur que donnent à la foule les cantiques de la pénitence, les cierges et les orgues. Cette émotion première et fondamentale qu'éprouve Mme Gervaisais. Il lui faudra dès lors la retrouver dans l'atmosphère de chaque église, dans l'obscurité et la senteur un peu humide et fade des confessionnaux, dans la voix amicalement indifférente d'un confesseur invisible...

 

"Ce qui l'y attirait et ce qu'elle allait y chercher, ce n'était point une impression religieuse, l'approche du Dieu chrétien dans sa maison, mais la sensation d'un lieu de tranquillité, paisiblement et silencieusement agréable, offrant le repos et l'hospitalité d'un palais pacifique. Sortir du soleil de la rue, entrer dans la fraîcheur, l'assoupissement de l'or et des peintures, les lueurs polies et les blancheurs errantes, c'était pour elle le rassérénement que pourrait donner un endroit d'ombre attendant le jet d'eau du Généralife. Et peu à peu, dans la ville des églises, allant à celle-ci, à celle-là, les visitant, prolongeant ses stations, elle se laissait aller à ce goût qui vient à l'étranger, à cette passion qui lui fait perdre les préjugés, les répugnances du catholique des églises gothiques et l'amène à prendre presque en pitié la pauvreté de pierre de ses cathédrales ; elle se laissait aller à l'amour du marbre, du marbre qui met là partout aux murs son éclat glacé, ses lumières glissantes, ses lisses surfaces caressées par le jour jouant sur leur dureté précieuse, filant le long des colonnes, des pilastres, se perdant aux voûtes en éclairs brisés. A mesure qu'elle y vivait, elle prenait une habitude d'être, pendant le chaud du jour, au milieu de cette pierre veinée, brillante et à moitié bijou, de ce froid luisant des couleurs doucement roses , doucement jaunes, doucement vertes, fondues en une espèce de nacre irisant de ses teintes changeantes le prisme de toute une nef. Immobile, contemplative, elle avait un plaisir à se voir enveloppée de cette clarté miroitante où la chaude magnificence des dorures, l'opulence des parois et la somptuosité des tentures semblaient s'évaporer et se volatiliser dans un air agatisé par tous les reflets des porphyres et des jaspes...."

 

La jeune femme monte ainsi vers la sainteté et l'amour, mais dans un égarement qu'elle est la seule à ne pas connaître, tant est puissante son exaltation dans le sacrifice de soi-même. 

"Mme Gervaisais arrivait à cet état vague et un peu troublé de faiblesse que font dans ces cérémonies la longue lassitude , l'attention fatiguée des sens. Sa contemplation était répandue et errante, quand tout à coup elle fut secouée et réveillée par un chant tel qu'elle n'en avait jamais entendu de pareil, une plainte où gémissait la fin du monde, une musique originale et inconnue où se mêlaient les insultes d'une tourbe furieuse, un récitatif lent et solennel d'une parole lointaine de l'histoire, une basse-taille touchant aux infinis des profondeurs de l'âme..."

 

"Vaste embrassement, immense contagion sainte, que la Religion à Rome..." - Les auteurs nous conduisent ainsi insensiblement au dénouement : Mme Gervaisais, admise à recevoir en privé la bénédiction papale, meurt dans un spasme d`adoration, au moment où la chambre de pourpre s`offre à sa vue...


La déclaration de la guerre à l'Allemagne, notifiée le 15 juillet 1870, suivit de quelques jours la mort de Jules (20 juin 1870), puis ce fut la Commune. La singularité du spectacle qu'offrit Paris fit rouvrir par Edmond le "Journal" fermé depuis la mort de Jules . Puis il poursuivit, seul, sept ans plus tard et pendant quelques vingt années de plus, l'aventure littéraire des frères Goncourt. Ce seront notamment "La Fille Elisa" (1877), "Les Frères Zemganno" (1879), histoire douloureuse de deux frères acrobates, "La Faustin" (1882), dans lequel l'auteur tente une esquisse de la femme de théâtre par la juxtaposition de ce qu'il appelle des "documents humains", et "Outamaro : le peintre des Maisons Vertes" (1891), monographie de l'un des plus grands représentants japonais de la "peinture du printemps" et dont le chef d'oeuvre l' "Annuaire des Maisons Vertes" fut publié en 1804. Edmond n'abandonne pas ses recherches historiques, ses préoccupations dramatiques, donnant en 1873 le volume complété sur "Gavarni", en 1881 les deux tomes consacrés à "la Maison d'un artiste", l'étonnante reconstitution du passé qu'est "Madame de Saint-Huberty" (1885), une triomphante princesse de théâtre, cette adorée reine d'opéra qu'il exhume d'un linceul taché de sang pour lui rendre la vie, suivront plus tard (1890) "Mademoiselle Clairon", et (1893) "la Guimard", puis c'est "Chérie" (1884), peinture psychologique et physiologique de la jeune fille. D'autres volumes paraissent, (1886) les "Pages retrouvées", qui donnent bien l'essence même de leur talent, quoiqu'on en dise ...


"La Fille Elisa" (1877)

D'une visite que Jules et Edmond avaient faite ensemble à la maison centrale de Clermont, au mois d'octobre 1862, tous deux étaient revenus frappés par le triste spectacle qu'ils avaient eu sous les yeux. "La Fille Elisa" décrit la vie d'une prostituée qui, à la suite de douloureux événements, devient une criminelle. L'auteur traite ce sujet d`une plume très austère, chaste même, et s'élève contre ceux qui n'abordent de tels problèmes qu`à mots couverts et d'une manière ambiguë. Dans une préface virulente, il rappelle son précédent roman : "Germinie Lacerteux". Le roman débute par la condamnation de la meurtrière et se termine par sa mort : c'est un réquisitoire contre le système pénitentiaire, jugé inhumain et cruel. Mais l'auteur, par ses trop nombreuses interventions et ses discussions, détourne souvent l'attention du lecteur de sa malheureuse héroïne. 

 

« À la descente du chemin de fer, Élisa montait avec sa compagne dans un omnibus, qui la promenait le long de maisons noires, par des rues interminables. Enfin l'omnibus, déchargé de ses voyageurs, prenait une ruelle tournante, dont la courbe, semblable à celle d'un ancien chemin de ronde, contournait le parapet couvert de neige d'un petit canal gelé. La voiture avançait péniblement au milieu d'une tourmente d'hiver, à travers laquelle, - une seconde - vaguement, Élisa aperçut, flagellé par les rafales de givre, un grand Christ en bois, aux plaies saignantes, que l'on entendait geindre sous la froide tempête. Quelques instants après, au loin, dans un espace vague, au-dessus de l'unique maison bâtie en cet endroit, Élisa voyait une lumière rouge. En approchant, elle reconnaissait que c'était une grande lanterne carrée, qu'elle s'étonnait, quand elle fut à quelques pas, de trouver défendue contre les pierres des passants, par un grillage qui l'enfermait dans une cage. Élisa était devant la maison à la lanterne rouge, qui s'affaissait ainsi que la ruine croulante d'un vieux bastion, et dont la porte, fermée et verrouillée, laissait filtrer, par l'ouverture du judas, une lueur pâle sur la blancheur glacée du chemin. Le conducteur s'arrêtait, et, sans descendre, tendait leurs malles aux deux femmes. Cela fait, ricanant et goguenardant, le grand Lolo, dit le Tombeur des Belles, fouailla, du haut de son siège, les deux voyageuses d'un petit coup de fouet d'amitié. »

 

Fille d`une sage-femme qui vit de pratiques illicites et de combinaisons louches, la petite Elisa commence de bonne heure à connaître le vice et les salissures de la société. Révoltée contre la vie familiale, elle désire connaître une nouvelle existence. A peine pubère, elle se donne au premier venu et s`enfuit avec une prostituée. Elle entre ensuite dans une maison close. Dans la petite ville de province où elle vit, elle s'habitue à cette vie simple et, par certains côtés, agréable. Mais elle finit par s'ennuyer, et la lecture de nombreux romans l'incite à poursuivre d`autres espoirs et à rechercher d`autres ivresses. Peu à peu, elle s'attache à un commis voyageur qui professe des idées révolutionnaires. Elle le suit et "travaille" en diverses villes de France, tout en considérant ce commis voyageur comme son véritable ami. Lorsqu`elle apprend qu'il s`agit d'un policier de bas étage, elle l`abandonne avec dégoût. Lasse de vivre, elle échoue dans une "maison" de Paris. Là, elle se prend d`affection pour un pauvre soldat qui, pense-t-elle, pourrait l'aider à changer de vie. Au cours d'une promenade au bois de Boulogne, elle refuse de se soumettre aux exigences de son ami et, dans un mouvement de colère, elle le frappe d'un coup de couteau. Arrêtée, accusée d'avoir tué le soldat pour le voler, elle ne se défend pas. Condamnée à mort,  elle est graciée, mais emprisonnée pour le restant de ses jours. Les années passent. Enfermée dans un silence douloureux et dans une haine profonde pour la société, elle revit sa propre tragédie, lisant. en cachette, une lettre d`amour que lui avait écrite le soldat, image de son rêve devenue son tourment. Plus tard, on s`apercevra qu`elle commence à devenir folle. Placée dans une autre section. la malheureuse passe son temps à se remémorer les années heureuses de son enfance. La mort achèvera ce drame. 

 

(VII) " Élisa s’était donnée au premier venu. Élisa s’était faite prostituée, simplement, naturellement, presque sans un soulèvement de la conscience.

Sa jeunesse avait eu une telle habitude de voir, dans la prostitution, l’état le plus ordinaire de son sexe ! Sa mère faisait si peu de différence entre les femmes en cartes et les autres... les femmes honnêtes. Depuis de longues années, en sa vie de garde-malade près des filles, elle les entendait se servir avec une conviction si profonde du mot travailler, pour définir l’exercice de leur métier, qu’elle en était venue à considérer la vente et le débit de l’amour comme une profession un peu moins laborieuse, un peu moins pénible que les autres, une profession où il n’y avait point de morte-saison.

Les coups donnés par sa mère, les terreurs des nuits passées dans le même lit, comptaient pour quelque chose dans la fuite d’Élisa de la Chapelle et son entrée dans la maison de Bourlemont, mais au fond la vraie  cause déterminante était la paresse, la paresse seule. Élisa en avait assez de la laborieuse domesticité que demandaient les lits, les feux, les bouillons, les tisanes, les cataplasmes de quatre chambres, presque toujours pleines de pensionnaires. Et le jour où elle succombait sous cette tâche de manœuvre, regardant autour d’elle, elle se sentait également incapable de l’application assidue qu’exige le travail de la couture ou de la broderie. Peut-être y avait-il bien, dans cette paresse, un peu de la lâcheté physique qui, chez quelques jeunes filles, persiste longtemps après la formation de la femme, pendant quelques années les prive – les malheureuses, quand elles sont pauvres – de toute la vitalité des forces de leur corps, de toute l’activité obligée de leurs doigts. La paresse et la satisfaction d’un sentiment assez difficile à exprimer, mais bien particulier à cette nature portée aux coups de tête, l’accomplissement d’une chose violente, extrême, ayant et le dédain d’une résolution contemptrice du qu’en dira-t-on et le caractère d’un défi, voilà les deux seules raisons qui avaient métamorphosé Élisa, si soudainement, en une prostituée.

Il n’y avait en effet, chez Élisa, ni ardeur lubrique, ni appétit de débauche, ni effervescence des sens. Les appréhensions qu’avait bien souvent laissé échapper la sage-femme sur les suites des rapports de sa fille avec ses danseurs de bals publics, et que celle-ci, par un esprit de contrariété vraiment diabolique, s’amusait à tenir continuellement dans l’éveil, dans la peur de la réalité redoutée, n’avaient pas lieu d’exister. Élisa était vierge. Oh ! une innocence entamée par le corrupteur spectacle de l’intérieur de sa mère, par la fréquentation de sales bals de barrière... Mais enfin... si l’occasion de fauter, ainsi que parle la langue du peuple, ne s’était pas présentée, Élisa n’avait pas été au-devant !... et son corps demeurait intact.

Il arrivait alors que le doux honneur de ce corps, que sa virginité devenait en cette maison, pour Élisa, pendant trente-six heures, un tracas, un tourment, un sujet d’émoi tremblant, la tare d’un secret vice rédhibitoire qu’elle s’ingéniait à cacher, à dissimuler, à dérober à la connaissance de tous, peureuse de se trahir, craignant que la divulgation de sa chasteté n’empêchât son inscription. Et la fille-vierge, en son imagination, se voyant ramenée chez sa mère, venait de jouer avec le hobereau campagnard une comédie de dévergondage propre à le tromper, à lui donner à croire que la novice était déjà une vieille recrue de la prostitution...."

 

 (X)  Les femmes, au milieu desquelles se trouvait Élisa, étaient pour la plupart des bonnes de la campagne, séduites et renvoyées par leurs maîtres.

Vous les voyez ! ces épaisses créatures dont la peau conservait, en dépit de  la parfumerie locale, le hâle de leur ancienne vie en plein soleil, dont les mains portaient encore les traces de travaux masculins, dont les rigides boutons de seins faisaient deux trous dans la robe usée, à l’endroit contre lequel ils frottaient. Une jupe noire aux reins, une camisole blanche au dos, ces femmes aimaient à vivre les pieds nus dans des pantoufles, les épaules couvertes du fichu jaune affectionné par la fille soumise de la province.

Chez ces femmes aucune coquetterie, nul effort pour plaire, rien de cet instinct féminin, désireux, même chez la prostituée, d’impressionner, de provoquer une préférence, de faire naître un caprice, de mettre enfin l’apparence et l’excuse de l’amour dans la vénalité de l’amour ; seulement une amabilité banale, où l’humilité du métier se confondait avec la domesticité d’autrefois, et qui avait à la bouche, pour l’homme pressé entre les bras, le mot « Monsieur » dans un tutoiement. Ni atmosphère de volupté, ni effluves amoureux autour de ces corps balourds, de ces gestes patauds. La ruée des femelles dans le salon, où elles se poussaient en se bousculant, montrait quelque chose de l’animalité inquiète et effarée d’un troupeau, et elles se hâtaient, le choix de l’une fait, de se rassembler, de se parquer en quelque coin reculé de la maison, loin de la compagnie et de la conversation de l’homme. Des êtres, pour la plupart, n’ayant, pour ainsi dire, rien de la femme dont elles faisaient le métier, et dont la parole libre et hardie n’était même jamais érotique, – des êtres qui paraissaient avoir laissé dans leurs chambres leur sexe, comme l’outil de leur travail.

Toutes passaient les heures inoccupées de leurs journées dans l’espèce d’ensommeillement stupide d’un paysan conduisant, sous le midi, une charrette de foin. Toutes, aussitôt qu’il y avait une lumière allumée, étaient prises d’envie de dormir ainsi que de vraies campagnardes qu’elles étaient restées. Toutes s’éveillaient au jour, cousant dans leur lit, trolant dans leur chambre jusqu’à l’heure où la porte était ouverte. Beaucoup, nourries toute leur jeunesse de potée et de fromage, ne mangeaient de la viande que depuis leur entrée dans la maison. Quelques-unes voulaient avoir à table, à côté d’elles, un litre, disant que ce litre leur rappelait le temps où, toutes petites filles, elles allaient tirer le vin au tonneau. La grande distraction de ce monde était de parler patois, de gazouiller, au milieu de rires idiots où revenait le passé, le langage rudimentaire du village qui leur avait donné le jour.

 La moins brute de la compagnie était une grande fille à l’étroit front bombé, aux noirs sourcils reliés au-dessus de deux yeux de gazelle, aux joues briquetées d’un rouge dénonçant un estomac nourri de cochonneries, à la petite bouche accompagnée de fossettes ironiques, à l’ombre follette de cheveux tombant sur le sourire cerné de ses yeux et répandant, dans toute sa physionomie, quelque chose de sylvain et d’égaré. Chez la rustique et étrange créature, la fantasque déraison d’une santé de femme mal équilibrée éclatait à tout moment, en taquineries violentes, en caprices méchants, en actes d’une domination contrariante.

Elle s’appelait de son nom de baptême : Divine. La fille du Morvan avait eu l’enfance pillarde d’une petite voleuse des champs. Cette vie de rapine dans les clos et dans les vergers se mêlait à une curiosité amoureuse du ciel, à des attaches mystérieuses aux astres de la nuit, qui bien souvent la faisaient coucher à la belle étoile. Dans le pays superstitieux, on disait l’enfant possédée du diable. Elle vivait vagabondant ainsi le jour et la nuit, quand arrivait une diseuse de bonne aventure, une ancienne vivandière quêtant avec un sac sur les grands chemins. Le beurre fondu, la confiture de carotte de la chaumière, passaient dans la besace de la femme à laquelle, à la fin, Divine donnait quinze livres de lard pour que la sorcière lui fît le grand jeu. La chose découverte avait valu à la jeune fille, toute grande qu’elle était déjà, une fessée d’orties, si douloureuse qu’elle s’était sauvée de la maison paternelle.

Dans la Divine d’alors, il était resté beaucoup de la petite Morvandiste d’autrefois. Sortait-elle ? il n’y avait pas de haie capable de défendre les pois, les chicots de salade, qu’elle mangeait tout crus. La lune était-elle dans son plein ? Bon gré, mal gré, elle faisait cligner les yeux à ses compagnes jusqu’à ce qu’elles eussent vu, dans le dessin brouillé de l’astre pâle – et nettement vu – « Judas et son panier de choux. »

 

(...)


1887-1892 - "Le Journal'

Le Journal, commencé en commun le jour du coup d'État de 1851, sera continué par Edmond, qui en publiera, de 1887 à 1896, les parties les moins compromettantes (« la vérité agréable »). Ce n'est qu'en 1956 qu'une édition complète révélera l'ensemble du texte. Écrit par Jules, de 1851 jusqu'en 1870, « sous une dictée à deux », poursuivi par Edmond qui en publia des parties (entre 1887 et 1896), l'ensemble ne parut pas avant 1956. Le soir, « ou au plus tard le lendemain matin » comme le signale la préface de 1891, les deux frères notaient leurs impressions de la journée, les traits d'esprit, les anecdotes, le tout agrémenté de réflexions philosophiques et littéraires et de tableautins « impressionnistes », de portraits souvent peints au vitriol. Ce n'est pas seulement un document exceptionnel sur la vie littéraire et artistique de la deuxième moitié du siècle, il se présente aussi comme un tombeau littéraire : les deux frères souhaitaient marquer leur place dans l'histoire des formes, des idées, des goûts esthétiques. Ces irréguliers de la littérature se sont voulus les La Bruyère ou les Saint-Simon du champ littéraire. En griffant, en médisant, en faisant proliférer des anecdotes,  mais aussi en cherchant à créer une prose poétique, ils ont donné une orientation nouvelle au Journal d'écrivain qui est aussi le " Journal " de leurs travaux.