Alessandro Manzoni (1785-1873), "I promessi sposi" (Les Fiancés)  - .....

Last update: 02/02/2023


Les deux plus importants écrivains italiens de ce premier quart du XIXe siècle furent le poète et romancier Alessandro Manzoni (17851873) et le poète, érudit et philosophe Giacomo Leopardi (1798-1837). Manzoni était poète à ses débuts. Bien que son premier remarquable poème ait été l'œuvre anticléricale "Il trionfo della libertà" (Le triomphe de la liberté, 1805), il revint au catholicisme, en 1810, et composa même une suite de poèmes religieux, "Inni sacri" (Hymnes, 1815-1822). Parmi ses autres œuvres, il convient de citer les odes a la Révolution du Piémont de 1821, et à la mort de Napoléon (1822), un traité sur les éthiques catholiques (1819) et deux tragédies historiques influencées par Shakespeare, "il conte di Carmagnola" (Le comte de Carmagnole, 1816) et "Adelchi" (joué en 1822). Le chef-d'oeuvre de Manzoni, "I promessi sposi" (Les Fiancés) fut acclamé par la critique dès sa publication, entre 1825 et 1827. Ce roman, qui a pour cadre la Lombardie du XVIe siècle pendant la Guerre de Trente Ans, est remarquable par son portrait bienveillant de l'histoire d'amour d'un couple d'employés agricoles. Son langage recrée le parler florentin contemporain cultivé et symbolise sa loyauté envers la culture italienne de la classe moyenne, L'opposition de Manzoni à l'élitisme en littérature et sa grande foi ont fait de lui une icône nationale: il fut élu sénateur, en 1860, et eut des funérailles nationales, en 1873. Beaucoup d'écrivains italiens s'inspirèrent de sa prose ...

(Giuseppe Bernardino Bison (1762-1844), "View of Milan Cathedral from the Colonnade", 1830s)

 

Avec "Les Fiancés", Manzoni tente de présenter un modèle qui fasse autorité pour la standardisation (normalisation) de la langue italienne qui permettrait l'unification culturelle et politique du pays. Il situe l'histoire dans la péninsule italienne, du temps de l'occupation espagnole au XVIIe siècle, et met en scène un manuscrit soi-disant authentique qu'il reproduit dans un style baroque parfait. Manzoni établit des parallèles historiques entre cette période et son époque, celle de l'occupation autrichienne de l'Italie.

Dans un hameau paisible en Lombardie, deux jeunes paysans modestes préparent leurs noces. Le récit nous confronte ensuite à nombre de personnages qui vont intriguer pour empêcher ou accélérer cette union. La variété des intervenants est impressionnante: puissants et impuissants, modestes et aristocrates, religieux et séculiers, inspirés de la nouvelle tendance romantique, Les "Fiancés" s'attaquent à l'abus de pouvoir sous toutes ses formes. Des prêtres utilisent leurs connaissances du latin pour duper leurs paroissiens, des pères abusent de leur autorité pour obliger leurs filles à entrer en religion, des scélérats enlèvent une fille du peuple réfugiée dans un couvent. Et, surtout, des gouvernements étrangers obtus font peser l'oppression et le mensonge sur la population locale. Le message de ce vaste tableau historique est malgré tout positif: les personnes restent déterminées dans la poursuite de leurs objectifs, ce qui facilite la conclusion favorable de l'histoire avec le mariage des deux fiancés ...


Alessandro Manzoni (1785-1873)

Manzoni fut parfois représenté comme le grand névrosé de la littérature italienne du XIXe siècle, des crises de panique, des évanouissements et de l’agoraphobie le tourmentèrent toute sa vie et il alla jusqu'à redouter les conséquences de son imagination trop vive dans la création artistique et l’écriture d'un roman, un mal endémique qui semblait ainsi le condamner au silence ...

Alessandro Manzoni est né en 1785 dans la propriété de son père, près du lac de Côme, en Italie. Dès l'âge de cinq ans, il est envoyé dans un pensionnat où sa mère ne lui rend jamais visite. À l'âge de sept ans, elle quitte son père et part vivre à Paris avec un riche libéral milanais. Jeune homme, Manzoni adhère aux idéaux de la Révolution française et, en 1801, il écrit un poème qui contient de sévères opinions antichrétiennes (Il trionfo della libertà). Il rejoint sa mère à Paris en 1805 et épouse en 1808 Henriette Blondel, une protestante suisse. Le mariage est très heureux, à l'exception de quelques tensions religieuses qui sont résolues lorsqu'ils deviennent tous deux catholiques pratiquants. Manzoni emmène sa famille à Milan en 1810, dans sa villa de Brusuglio. Les années qui suivent voient la publication d'une série d'odes, principalement sur des sujets religieux (1812-1815), "Inni sacri" (1815; Les hymnes sacrés), sur les fêtes de l’église de Noël, du Vendredi saint et de Pâques, et un hymne à Marie. La dernière et peut-être la plus belle de la série, « La pentecoste », a été publiée en 1822. Manzoni étudie également l'histoire italienne. C'est au cours de ces années, qu'il a également produit le traité "Osservazioni sulla morale cattolica" (1819; « Observations sur l’éthique catholique »), une ode sur la révolution piémontaise de 1821, « Marzo 1821 », et deux tragédies historiques influencées par Shakespeare : "Il conte di Carmagnola" (1820), une œuvre romantique représentant un conflit du XVe siècle entre Venise et Milan, et "Adelchi" (joué en 1822), un drame poétique sur le renversement de Charlemagne du royaume lombard et la conquête de l’Italie. Une autre ode, écrite sur la mort de Napoléon en 1821, « Il cinque maggio » (1822 ; « L’Ode napoléonienne »), fut considérée par Goethe, l’un des premiers à la traduire en allemand, comme la plus grande de nombreuses écrites pour commémorer l’événement...

Puis il commence à travailler sur "I Promessi Sposi" (Les Fiancés) en 1821 et le publie en 1827 ; le succès est immédiat et il y a neuf éditions en quatre ans. Manzoni réécrit entièrement le livre pour une édition définitive, toscane, poussé par le désir patriotique de forger un langage qui serait accessible à un large lectorat plutôt qu’à une élite : le résultat paraît en 1840 ... et marque pratiquement la fin de sa vie créative....

Il vécut encore trente-trois ans, mais ce ne furent pas des années particulièrement heureuses. Il souffrait depuis longtemps d'une maladie nerveuse qui s'aggravait. Henriette était décédée en 1833, sa seconde épouse était également morte plusieurs années avant lui, et seuls deux de ses neuf enfants lui ont survécu. À sa mort, en 1873, il a eu droit à des funérailles nationales, et Verdi a écrit son célèbre Requiem pour le premier anniversaire de la mort de Manzoni...


"I promessi sposi" (Les Fiancés, 1825-1827) 

Le sous-titre du roman, "Histoire milanaise du XVIIe siècle", montre bien le parti pris de fidélité aux faits de ce roman. La genèse des "Fiancés" remonte à 1821. Déçu par l`échec des carbonari à Milan (leur soulèvement est rapidement écrasé par la police autrichienne, qui procède à de nombreuses arrestations), Manzoni se retire pour quelque temps à Brusuglio. ll s`adonne à la lecture des copieuses chroniques milanaises du XVIIe siècle, rédigées en latin par Giuseppe Ripamonti (1577-1643), étudie le traité que le même auteur consacre à la peste qui ravagea Milan en 1630, y puisant une documentation sur des personnages (la religieuse de Monza, le cardinal Borromeo, etc.) et des événements (les émeutes milanaises dues à la disette, la guerre. la peste) qui constituera le soubassement du roman. Manzoni compulse aussi d`autres livres : les traités économiques et politiques de Melchiorre Gioia, des ouvrages consacrés à la peste espagnole, aux procès iniques intentés, après 1630. à des innocents désignés à la vindicte populaire comme des "semeurs" de peste, des recueils de lois et décrets. Le XVIIe siècle va exercer sur Manzoni un mélange d`attraction, de par sa richesse foisonnante, et de répulsion, un intellectuel pénétré de l'esprit des Lumières ne saurait que condamner une société fondée sur l'arbitraire et sur  des rapports à bien des égards féodaux. A ce socle historique vont s`ajouter la lecture assidue de Walter Scott (lvanhoé, dans sa traduction française) et une participation très active à la réflexion que les romantiques italiens et européens mènent sur les genres littéraires et le roman en particulier.

La rédaction commence le 24 avril 1821 et sera longue et difficile. Récritures et réélaborations se chevauchent, notamment à partir de 1823. Manzoni bénéficie, entre autres, des conseils de Fauriel et de Visconti. Le premier canevas "Fermo e Lucia" (Fermo Spolino et Lucia Zarella étaient les noms des deux protagonistes) évolue rapidement vers une rédaction plus concentrée, qui atténue les aspects les plus romanesques de l'histoire tout en renforçant la structure d'ensemble. Le deuxième titre, "Gli sposi promessí", sera lui aussi sacrifié au profit du titre définitif. Après avoir obtenu le visa de la censure autrichienne, les trois tomes du roman paraissent chez Vincenzo Ferrario en 1825-1827. 

Le succès est au rendez-vous : plus de quarante éditions (la plupart étant des contrefaçons) se succèdent en quelques années. Manzoni soumet son roman à une sérieuse révision linguistique et stylistique. La reprise et la toscanisation du texte aboutissent à l`édition définitive, parue en 1840-1842 ...

"Les Fiancés" comportent trente-huit chapitres, relatant les aventures de Lucia Mondella et de Renzo Tramaglino, deux jeunes paysans dont le mariage est empêché par l'intervention arbitraire d'un hobereau, don Rodrigo. Manzoni choisit comme cadre géographique et historique la Lombardie des années 1628-1630 et la toile de fond est constituée par la guerre qui oppose les lmpériaux et la maison de Savoie aux Français et leurs alliés pour la succession de Vincent ll Gonzague. seigneur du Montferrat. En septembre 1629. une puissante armée impériale franchit les Alpes, répandant la désolation et la peste sur son passage. Le 18 juillet 1630, Mantoue est conquise par les lansquenets, des mercenaires, le plus souvent originaires des États de langue allemande ont servi dans la plupart des armées européennes de l'époque. L'année suivante. la paix de Cherasco met un terme au conflit.

 

"... Don Abbondio (le lecteur s’en est déjà aperçu) n’était pas né avec un cœur de lion. Mais dès ses premières années il avait dû comprendre que la pire des conditions dans ces temps-là était celle d’un animal sans dents et sans griffes, et qui pourtant ne se sent point de penchant à être dévoré. La force légale ne protégeait en aucune manière l’homme paisible, inoffensif, et qui n’avait pas d’autres moyens de faire peur. Ce n’est pas que l’on manquât de lois et de peines contre les violences entre particuliers. Bien au contraire, les lois venaient par déluge. Les délits étaient énumérés et particularisés avec une minutieuse prolixité ; les peines follement exorbitantes et de plus susceptibles d’être augmentées, presque pour chaque circonstance, à la discrétion du législateur lui-même et de cent exécuteurs ; les formes de procédures calculées seulement pour débarrasser le juge de tout ce qui aurait pu l’empêcher de prononcer une condamnation. Les extraits que nous avons rapportés des édits contre les bravi en sont un faible mais fidèle exemple. Malgré tout cela et même en grande partie pour cette cause, ces édits répétés et renforcés d’un gouverneur à l’autre ne servaient qu’à attester en termes ampoulés l’impuissance de leurs auteurs ; ou, s’ils produisaient quelque effet immédiat, c’était essentiellement d’ajouter de nombreuses vexations à celles que les personnes faibles et pacifiques souffraient déjà de la part des perturbateurs, et d’accroître les violences de ceux-ci comme leur astuce. L’impunité était organisée et avait des racines que les ordonnances n’atteignaient pas ou ne pouvaient ébranler. Tels étaient les asiles, tels étaient les privilèges de certaines classes, en partie reconnus par la force légale, en partie tolérés avec un envieux silence, ou combattus par de vaines protestations, mais soutenus de fait et défendus par ces classes avec l’activité de l’intérêt propre et la jalousie du point d’honneur. Or cette impunité menacée et insultée, mais non détruite par les ordonnances, devait naturellement, à chaque menace, à chaque insulte, faire de nouveaux efforts, recourir à de nouvelles inventions pour se conserver. C’est ce qui arrivait en effet ; et chaque fois que paraissaient des ordonnances ayant pour objet de réprimer les auteurs de méfaits et de violences, ceux-ci cherchaient dans leur force réelle des moyens nouveaux et plus opportuns pour continuer de faire ce que les ordonnances venaient leur prohiber. Elles pouvaient bien entraver à chaque pas et molester l’homme tranquille qui n’avait pas de force à lui propre et se trouvait sans protection, parce que, dans le but d’avoir chaque individu sous la main pour prévenir ou punir chaque délit, elles soumettaient toutes les actions privées à la volonté arbitraire d’exécuteurs de toute sorte. 

Mais celui qui, avant de commettre un délit, avait pris ses mesures pour se réfugier à temps dans un couvent, dans un palais, où les sbires n’auraient jamais osé mettre le pied ; celui qui, sans autres précautions, portait une livrée qui engageait la vanité et l’intérêt d’une famille puissante, de toute une classe, à le défendre, celui-là était libre dans ses œuvres et pouvait se rire de tout ce fracas d’édits et d’ordonnances. Parmi ceux mêmes à qui était confié le soin de les faire exécuter, les uns appartenaient par leur naissance à la partie de la société où résidaient les privilèges, d’autres en dépendaient par clientèle. Les uns et les autres, par éducation, par intérêt, par habitude, par imitation, en avaient embrassé les maximes et se seraient bien gardés d’aller à l’encontre pour un morceau de papier affiché au coin des rues. 

Quant aux agents chargés de l’exécution immédiate, eussent-ils été entreprenants comme des héros, obéissants comme des moines, et prêts à se sacrifier comme des martyrs, ils n’auraient pu réussir, inférieurs, comme ils étaient, en nombre à ceux qu’il s’agissait de soumettre, sans compter la probabilité fort grande pour eux d’être abandonnés par ceux qui, abstractivement et pour ainsi dire en théorie, leur ordonnaient d’opérer. Mais d’ailleurs ces agents étaient généralement pris parmi les êtres les plus abjects et les plus pervers de leurs temps ; leur emploi était regardé comme vil par ceux-là même qui pouvaient en avoir peur, et leur titre valait une injure. Il était donc tout simple qu’au lieu d’exposer ou même de livrer leur vie dans une entreprise désespérée, ils vendissent leur inaction, et au besoin leur connivence, aux hommes puissants, et réservassent l’exercice de leur autorité exécrée et de la force dont ils étaient réellement investis, pour les occasions où il n’y avait pas de risque à courir, c’est-à-dire pour opprimer et tourmenter les gens paisibles et sans défense.

L’homme qui veut attaquer les autres, ou qui craint à chaque instant d’être attaqué lui-même cherche naturellement des alliés et des compagnons. De là vient que, dans ce temps, on voyait portée au plus haut degré la tendance des individus à se tenir coalisés en classes, à en former de nouvelles, et chacun à procurer la plus grande somme de pouvoir à celle dont il faisait partie. Le clergé veillait au maintien et à l’extension de ses immunités ; la noblesse, de ses privilèges ; le militaire, de ses exemptions. Les marchands, les artisans étaient enrôlés en maîtrises et en confréries ; les hommes de loi formaient une association ; les médecins même, une corporation. 

Chacune de ces petites oligarchies avait sa force spéciale et propre ; dans chacune, l’individu trouvait l’avantage d’employer pour soi, à proportion de son autorité et de son adresse, les forces réunies de plusieurs. Les plus honnêtes n’usaient de cet avantage que pour la défense ; les fourbes et les méchants en profitaient pour mener à fin de mauvaises actions auxquelles leurs moyens personnels n’auraient pu suffire, et pour s’en assurer l’impunité. Les forces cependant de ces diverses ligues étaient très-inégales ; et, dans les campagnes surtout, le noble riche et pratiquant la violence, avec une troupe de bravi à ses gages, et de plus avec une population de paysans habitués par tradition de famille non moins qu’intéressés ou forcés à se regarder en quelque sorte comme sujets et soldats du maître, exerçait un pouvoir auquel il eût été difficile qu’aucune autre fraction de ligue pût dans le lieu même opposer quelque moyen de résister.

Notre don Abbondio, qui n’était ni noble, ni riche, encore moins courageux, s’était donc aperçu, presque avant d’atteindre l’âge de la raison, qu’il était, dans cette société, comme un pot de terre obligé de faire route en compagnie de nombreux pots de fer.

Il avait en conséquence obéi de fort bon gré à ses parents, lorsqu’ils avaient voulu en faire un prêtre. À dire vrai, il n’avait pas beaucoup réfléchi aux devoirs et aux nobles fins du ministère auquel il se consacrait. S’assurer de quoi vivre avec quelque aisance, et se placer dans une classe forte et respectée, étaient deux raisons qui lui avaient paru plus que suffisantes pour le déterminer à un tel choix. Mais une classe quelconque ne protège un individu, ne le garantit, que jusqu’à un certain point ; aucune ne le dispense de se faire un système particulier de conduite. Don Abbondio, continuellement absorbé dans les pensées de son propre repos, ne recherchait point ces avantages qui n’eussent pu s’obtenir qu’en agissant beaucoup et se risquant un peu. Son système consistait principalement à fuir toutes contestations et à céder dans celles qu’il ne pouvait éviter. 

Neutralité désarmée dans toutes les guerres qui éclataient autour de lui, par les démêlés, alors très-fréquents, entre le clergé et le pouvoir séculier, entre le militaire et le civil, entre nobles et nobles, jusqu’aux disputes entre deux paysans, qu’un mot faisait naître et qui se décidaient à coups de poing ou de couteau. S’il se trouvait absolument obligé à prendre parti entre deux contendants, il se mettait du côté du plus fort, toujours pourtant à l’arrière-garde et tâchant de faire voir à l’autre qu’il n’était pas volontairement son ennemi. Il semblait lui dire : « Que n’avez-vous su être le plus fort vous-même ? je me serais rangé de votre bord. » Se tenant à distance des hommes connus pour opprimer les autres, dissimulant leurs injures lorsqu’elles étaient passagères et nées d’un caprice, répondant par de la soumission à celles qui venaient d’une intention plus sérieuse et plus réfléchie, obligeant, à force de révérences et de gracieux respect, les plus bourrus et les plus dédaigneux à lui accorder un sourire lorsqu’il les rencontrait sur son chemin, le pauvre homme était parvenu à dépasser ses soixante ans sans trop essuyer de bourrasques.

Ce n’est pas qu’il n’eût, lui aussi, sa petite dose de fiel dans le corps, et cet exercice continuel de patience, cette obligation de donner si souvent raison aux autres, tant de morceaux amers avalés en silence lui avaient aigri ce fiel à tel point que, s’il n’avait pu de temps en temps le laisser un peu s’épancher, sa santé en aurait certainement souffert. Mais, comme après tout il y avait au monde et près de lui des personnes qu’il connaissait à fond pour être incapables de mal faire, il pouvait avec elles se soulager quelquefois de sa mauvaise humeur longtemps concentrée, et se passer comme un autre l’envie d’être un peu fantasque et de gronder à tort. Il était censeur rigide des hommes qui n’agissaient pas comme lui, pourvu toutefois que sa censure pût s’exercer sans aucun danger, quelque lointain qu’il pût être. Le battu était pour le moins un imprudent ; l’homme tué avait toujours été querelleur de caractère. Si quelqu’un, s’étant mis à soutenir ses raisons contre un homme puissant, perdait sa cause avec dommage, don Abbondio savait toujours lui trouver quelque tort ; chose qui n’était pas difficile, puisque la raison et le tort ne sont jamais si nettement tranchés que chacune des deux parties adverses n’ait absolument pour elle que l’un des deux. Il déclamait surtout contre ceux de ses confrères qui ne craignaient pas de s’exposer en prenant le parti d’un homme faible opprimé contre un méchant homme puissant. Il appelait cela acheter du souci à beaux deniers comptants et vouloir redresser les jambes aux chiens ; il disait aussi d’un ton sévère que c’était s’ingérer dans les choses profanes, au détriment de la dignité du ministère sacré ; et il se prononçait contre ceux-ci, toujours cependant entre quatre yeux ou dans un comité bien restreint, avec d’autant plus de véhémence qu’ils étaient plus connus pour ne pas montrer de ressentiment dans les offenses qui leur étaient personnelles. Il avait enfin une maxime favorite par laquelle il mettait toujours le sceau à ses discours en pareille matière. C’était que pour l’honnête homme qui prend garde à soi et ne se mêle que de ce qui le regarde, il n’y a jamais de mauvaises rencontres...."

 

Les faits relatés dans le roman couvrent deux années : de novembre 1628 à novembre 1630.

Suivant un procédé assez classique, Manzoni présente son roman comme la mise en forme d`un manuscrit anonyme du XVIIe siècle. Entre le chroniqueur anonyme et l`auteur, qui ne ménage pas ses commentaires. s`établit un rapport dialectique particulièrement étoffé. L'architecture du roman permet de dégager six séquences. 

La première (ch.l-Vlll) noue l'intrigue. jusqu`au moment où les deux fiancés sont obligés de quitter leur village. La deuxième. plus brève (ch. IX-X) est consacrée au séjour de Lucia dans le couvent de Gertrude, la religieuse dévoyée qui la livrera à ses ennemis. 

La troisième (ch. Xl-XVII) concerne la découverte de Milan par Renzo. La ville est le lieu diabolique du mensonge. Renzo, qui s`est naïvement mêlé aux émeutes de la foule réclamant du pain, est arrêté et ne doit son salut qu`à la fuite. 

La quatrième (ch. XIX-XXIV) ramène le lecteur aux mésaventures de Lucie, que L`Homme-sans-nom a fait enlever et enfermer dans son château. L`avant-dernière (ch. XXVII-XXXV) brosse un tableau de la guerre, de la famine et de la peste qui ravagent Milan et la Lombardie. Renzo revient à Milan, à la recherche de Lucie. La ville confirme son visage diabolique : Renzo sera pris pour un semeur de peste. 

La dernière séquence (ch. XXXVI - XXXVIII) marque les retrouvailles entre les deux fiancés, qui ont tous deux échappé à la peste. Ils pourront enfin se marier...

 

"... Dans les soulèvements populaires, il y a toujours un certain nombre d’hommes qui, soit par le feu de la passion qui les emporte, soit par une conviction fanatique, soit par un projet criminel et barbare qui les guide, soit enfin par un détestable goût de ruine et de destruction, font tout ce qu’ils peuvent pour pousser les choses au pire : ils proposent ou suscitent les conseils les plus inhumains  ; ils soufflent au feu toutes les fois qu’il commence à languir ; rien pour eux n’est jamais trop fort ; ils voudraient que le tumulte n’eût ni

mesure ni terme. Mais, pour contre-poids, il y a toujours aussi un certain nombre d’autres hommes qui, avec une même ardeur et une égale insistance, travaillent à produire l’effet contraire : les uns mus par un sentiment d’amitié ou de partialité pour les personnes menacées ; d’autres, sous la seule impression d’une sainte horreur spontanée pour le crime et le sang. Que le ciel les bénisse.

Dans chacun de ces deux partis opposés, sans même qu’il y ait concert antérieur, l’uniformité des volontés crée un accord subit dans les opérations. Ce qui forme ensuite la masse et comme le matériel du tumulte est un mélange accidentel d’hommes qui, plus ou moins, par gradations infinies, tiennent de l’une et de l’autre de ces deux dispositions extrêmes  ; gens qui ont un peu de passion, un peu de malice, un peu de penchant pour une certaine justice, comme ils l’entendent, un peu d’envie de voir quelque gros méfait  ; prêts à la cruauté comme à la miséricorde, à détester comme à adorer, selon que l’occasion se présente d’éprouver à plein l’un ou l’autre de ces sentiments ; avides à tout moment de savoir, de croire quelque chose d’extraordinaire, éprouvant le besoin de crier, d’applaudir quelqu’un ou de hurler après lui. Qu’il vive et qu’il meure sont les mots qu’ils aiment le mieux à faire entendre  ; et celui qui est parvenu à leur persuader qu’un tel ne mérite pas d’être écartelé n’a pas besoin d’en dire plus pour les convaincre qu’il est digne d’être porté en triomphe. Vous les voyez acteurs, spectateurs, instruments, obstacles, selon le vent ; prêts aussi à se taire, lorsqu’ils n’entendent plus de cris à répéter, à finir lorsque les instigateurs leur manquent, à se disperser lorsque plusieurs voix d’accord, et qui ne sont pas contredites, ont dit  : «  Allons-nous-en,  » et à s’en retourner chez eux en se demandant l’un à l’autre  : « Qu’est-ce qu’il y a eu ? » 

 

Comme cependant cette masse, étant celle qui a le plus de force, peut prêter à qui elle veut, il s’ensuit que chacun des deux partis agissants emploie tous les moyens possibles pour la mettre de son côté, pour s’en rendre maître  : ils sont là comme deux armées ennemies qui combattent pour entrer dans ce grand corps et le faire mouvoir. C’est entre eux à qui saura répandre les bruits les plus propres à exciter les passions, à diriger les mouvements en faveur de l’un ou de l’autre dessein ; à qui saura le plus à propos inventer les nouvelles qui pourront rallumer la colère ou l’attiédir, réveiller les craintes ou les espérances  ; à qui saura imaginer le cri qui, répété par le plus grand nombre de voix et du ton le plus fort, pourra exprimer, attester et créer en même temps le vœu de la majorité pour l’un ou pour l’autre parti. 

 

Tout ce long babillage a pour objet d’en venir à dire que, dans la lutte des deux partis qui se disputaient le vœu de la foule assemblée devant la maison du vicaire, l’apparition d’Antonio Ferrer donna presque à l’instant un grand avantage au parti des hommes humains, qui jusqu’alors avait été visiblement le plus faible, et n’aurait plus eu, pour peu que ce secours eût tardé, ni force ni but pour combattre. L’homme était agréable à la multitude pour ce tarif de son invention si favorable aux acheteurs, et pour son héroïque résistance à tous raisonnements contraires. Les esprits déjà disposés en sa faveur étaient en ce moment encore plus portés à lui vouloir du bien pour la généreuse confiance avec laquelle ce vieillard venait ainsi, sans gardes, sans appareil, se présenter à une multitude irritée et dans le moment de sa plus grande agitation. Ce qui faisait ensuite un effet merveilleux, était ce bruit répandu qu’il venait pour mener en prison le vicaire. Ainsi, la fureur contre celui-ci, qui se serait encore augmentée si on l’eût attaquée par les moyens violents et sans lui rien concéder, s’apaisait un peu par cette promesse de satisfaction, par cet os qu’on lui jetait pour pâture, et faisait place aux sentiments d’une nature opposée qui s’élevaient dans bien des cœurs...." (Chap. XIII)


(CHAPITRE XXXVII)

"À peine, en effet, Renzo avait-il franchi le seuil du lazaret et pris sa route à droite pour retrouver le sentier d’où le matin il avait abouti sous les remparts, que commencèrent à frapper çà et là de grosses gouttes, rares et vivement lancées, qui, en rejaillissant sur le sol blanc et aride du chemin, soulevaient une fine poussière ; dans l’espace d’un moment elles devinrent plus serrées ; et, avant qu’il fût arrivé au sentier, la pluie tombait à torrents. Renzo, loin d’en être contrarié, s’y baignait avec bonheur ; il jouissait sous cette fraîche aspersion, à ce bruit de l’averse, à ce mouvement des herbes et des feuilles, tremblantes, ruisselantes, reverdies, reluisantes ; des souffles larges, pleins, sonores, s’épanchaient de sa poitrine dilatée ; et, dans cette crise de la nature, il sentait en quelque sorte plus librement et avec plus de vivacité celle qui venait de s’opérer dans son destin.

Mais combien ce sentiment n’eût-il pas été, dans l’âme du jeune homme, encore plus absolu, plus dégagé de tout mélange, s’il eût pu deviner ce qui se vit peu de jours après ; que cette eau emportait la peste, qu’après cette bienfaisante ablution, le lazaret, s’il ne rendait pas aux vivants tous les vivants qu’il contenait, n’en engloutirait du moins pas d’autres ; qu’au bout d’une semaine, on verrait des portes et des boutiques se rouvrir, on ne parlerait plus que de quarantaine, et qu’il ne resterait de la contagion que quelques traces çà et là, ces traces qu’un tel fléau laissait toujours pour quelque temps après lui !

Notre voyageur allait donc allègrement, sans s’être dit ni où il s’arrêterait cette nuit, ni comment, ni quand, ni si même il ferait cette pause, pressé seulement d’avancer, d’arriver à son village, de trouver à qui parler, à qui raconter son histoire, et puis, et surtout, de se remettre en route pour Pasturo et y chercher Agnese. Il marchait la tête pleine de tout ce qu’il avait vu, de tout ce qui lui était arrivé dans ce jour ; mais, à travers les images de misères, d’horreurs, de ses propres dangers, venait toujours pour le réjouir cette gentille pensée : Je l’ai trouvée ; elle est guérie ; elle est à moi !

Et là-dessus il faisait une petite gambade, et, dans ce gai transport, il faisait jaillir l’eau de toute sa personne, ainsi qu’un chien barbet sortant de la rivière ; ou bien quelquefois il se contentait de se frotter vivement les mains, en redoublant de prestesse et d’ardeur. Sur le chemin qu’il revoyait, il recueillait, pour ainsi dire, les idées qu’il y avait laissées le matin et la veille, et reprenait de préférence celles-là même qu’il avait alors le plus cherché à repousser ; les doutes, les difficultés, l’incertitude s’il la trouverait, s’il la trouverait vivante parmi tant de morts et de mourants. « Et je l’ai trouvée vivante ! » se disait-il pour conclusion. Il se reportait en esprit aux circonstances les plus terribles de cette journée ; il se voyait avec ce marteau de porte à la main : Y sera-t-elle ou n’y sera-t-elle pas ? et une réponse si peu réjouissante ; et n’avoir pas même le temps d’y réfléchir, par l’assaut de ces mauvais fous en furie ; et ce lazaret, cette mer agitée ! Va-t’en la trouver là-dedans ! Et il l’avait trouvée ! Il retournait à ce moment où la procession des convalescents avait fini de passer : quel moment ! quel crève-cœur de ne l’y avoir pas vue ! et maintenant cela lui était bien égal. Et ce quartier des femmes ! Et là, derrière cette cabane, lorsqu’il s’y attendait le moins, cette voix, bien réellement cette voix ! Et l’instant d’après, l’avoir vue en personne, l’avoir vue sur pied ! Mais quoi ? restait encore ce nœud désolant du vœu, et plus serré que jamais. Tranché aussi ce nœud-là. Et cette haine contre don Rodrigo, ce fiel permanent et rongeur qui aigrissait tous ses maux et empoisonnait toutes ses consolations, disparu également. Si bien que je ne saurais me figurer un contentement plus vif que celui où était notre jeune homme, à part son incertitude sur le compte d’Agnese, son triste pressentiment pour le père Cristoforo, et l’idée que l’on se trouvait encore au milieu de la peste.

Il arriva à Sesto à la tombée de la nuit, et la pluie ne faisait pas mine de vouloir cesser. Mais, sentant ses jambes mieux que jamais disposées à le servir, sachant toutes les difficultés qu’il éprouverait à se donner un gîte, trempé d’ailleurs comme il l’était, il ne lui vint pas même à l’idée de chercher à faire halte. La seule chose qui l’incommodât était un grand appétit ; car la joie qu’il avait au cœur lui eût rendu facile à digérer bien autre chose que la petite soupe du capucin. Il regarda si là aussi il ne trouverait pas une boutique de boulanger ; il en vit une, prit deux pains qu’on lui passa au bout des pincettes et avec les autres cérémonies d’usage. Un en poche, l’autre aux dents, et en marche de plus belle !

Quand il passa à Monza, il était nuit close. Il sut cependant assez bien s’orienter pour trouver la porte qui le mettait sur sa route. Mais, quel que fût en ce point son mérite, et l’on ne peut disconvenir qu’il ne fût grand, ce n’est pas autant à cela qu’il faut s’arrêter, qu’à l’état où vous pouvez vous figurer qu’était cette route et à ce qu’elle devenait à chaque moment de plus par un pareil temps. Enfoncée (comme elles l’étaient toutes, et nous devons l’avoir mentionné ailleurs), enfoncée entre deux rives à l’égal du lit d’une rivière, on eût dit, à la voir alors, sinon une rivière, du moins un véritable canal ; et de temps en temps s’y rencontraient des trous d’où il fallait être habile pour retirer, non pas seulement ses souliers, mais ses pieds même. Mais Renzo en sortait comme il pouvait, sans impatience, sans mauvaises paroles, sans repentir de s’y être engagé, et en pensant que chaque pas, quoi qu’il lui pût coûter, l’avançait d’autant, que la pluie cesserait quand il plairait à Dieu, que le jour reviendrait à son heure, et qu’alors le chemin qu’il faisait maintenant se trouverait fait.

Je dirai même qu’il ne pensait aux contrariétés de sa marche que lorsqu’il ne pouvait absolument s’en dispenser. Elles n’étaient là que comme distractions. Le grand travail de son esprit était de repasser l’histoire des tristes années qui venaient de s’écouler ; tant de troubles, tant de traverses, tant de moments où il avait été sur le point de renoncer même à l’espérance et de voir tout perdu ; puis, à ces douloureuses images, d’opposer celles d’un avenir qui aujourd’hui se montrait si différent ; l’arrivée de Lucia, leurs noces, le soin de monter leur ménage, le plaisir de se raconter leurs aventures, tout le reste de sa vie enfin, telle qu’il la voyait d’après de semblables présages.

Comment faisait-il ensuite lorsqu’il trouvait devant lui deux chemins ? Était-ce quelque souvenir des lieux qui, à la faible lueur dont il était éclairé, l’aidait à prendre la bonne direction, où la devinait-il toujours par hasard ? C’est ce que je ne saurais vous dire ; car Renzo lui-même, qui avait coutume de raconter son histoire fort en détail, ou même un peu longuement (et tout porte à croire que c’est de sa bouche que notre anonyme l’avait plus d’une fois ouïe), Renzo lui-même, quand il en était à ce point, disait qu’il ne se souvenait de cette nuit que comme s’il l’avait passée dans son lit à rêver. Le fait est que, comme elle était près de finir, il se trouva sur les bords de l’Adda.

Il n’avait pas discontinué de pleuvoir ; mais, après quelques heures de déluge, c’était devenu une pluie ordinaire, et ensuite une bruine, fine, douce, égale, et qui tombait presque sans bruit. Les nuages élevés et maintenant éclaircis couvraient, mais d’un voile léger, toute la voûte du ciel ; et, à la lumière du jour naissant, Renzo put voir le pays dans lequel il venait d’arriver. Le sien y était compris, et ce que cette vue lui fit éprouver ne saurait se décrire. Tout ce que j’en sais dire, c’est que ces montagnes, ce Resegone à peu de distance, ce territoire de Lecco, tout cela était devenu comme sa chose propre. Il jeta aussi un coup d’œil sur sa personne et se trouva un peu étrange, ou plutôt il se trouva tel que, d’après ce qu’il sentait, il s’imaginait devoir être : tous ses vêtements imbibés et appliqués sur son corps ; de la tête à la ceinture, pas un fil qui ne fût chargé d’eau ; de la ceinture aux pieds, pas un qui ne fût chargé de boue ; ou, s’il s’y trouvait quelques points que la boue ne couvrît pas, c’étaient ceux-ci qu’on eût pris pour des éclaboussures. Qu’il eût eu avec cela un miroir pour s’y voir tout entier, coiffé de ce chapeau dont les bords déformés se rabattaient en tout sens, la figure encadrée de ces cheveux qui, en mèches allongées et aplaties, servaient d’autant à l’humecter ; et il aurait été encore plus frappé de la singularité de son air. Pour fatigué, il l’était peut-être, mais n’en savait rien ; et la fraîcheur de l’aube, venant par-dessus celle de la nuit et de ce joli petit bain, ne lui donnait que plus de vigueur et d’envie de marcher plus vite encore...."

 

Lucie ayant été relevée du vœu qu`elle avait prononcé quand elle se trouvait au château de L`Homme-sans-nom. La première et la dernière séquence sont une sorte de cadre montrant l`évolution de l'histoire du désordre et de l`injustice à l`ordre rétabli. La deuxième et la quatrième mettent en lumière le rôle de Lucia : elle accroît les remords de Gertrude et provoque la conversion de L`Homme-sans-nom. Dans les deux cas. Lucia était enfermée dans un lieu dont la véritable nature s`oppose aux apparences : le couvent est une prison et un piège; le château du seigneur pervers devient un refuge. La troisième et la cinquième séquence sont centrées sur le rapport traumatisant que Renzo entretient avec la foule et la ville.


Premier grand roman populaire de la littérature italienne, "Les Fiancés" avaient de quoi étonner et séduire le public. Manzoni choisit comme héros de son récit non pas les grands de ce monde, mais les laissés-pour-compte de l'Histoire : deux paysans. Ce choix illustre l`ambition de ce roman qu'on a pu qualifier de "roman de la Providence" ou d` "apologie du péché originel". Manzoni se penche sur le mystère du mal dans un monde que la justice, individuelle et collective, a déserté. Fortement influencé par les philosophes et les moralistes français - Nicole et Pascal en particulier - Manzoni met à nu la tragédie de la liberté et de la responsabilité humaines. 

Renversant les affirmations de la culture des Lumières (qui a été longtemps la sienne), ce converti montre que le mal et l`injustice ne tiennent pas qu`aux institutions. Son "Histoire de la colonne infâme" et son "Essai sur la Révolution française" le prouvent. C'est dans la perspective de la radicale égalité de tous les hommes devant un Dieu père et créateur que Manzoni plaide la cause de la justice. "Les Fiancés" sont avant tout le roman de la nuit, de l`angoisse, qu`atténuent l'ironie et l'humour du narrateur. Et celui-ci excelle dans l'art des portraits (certains sont devenus quasiment légendaires : don Abbondio, don Ferrante, l`intellectuel perdu dans ses livres) et des dialogues, dans les fresques historiques.


Après la publication des "Fiancés", Manzoni va s`éloigner du roman, genre qu'il considère comme moins satisfaisant que l`essai dans la recherche de la vérité. "Les Fiancés" n'en demeurent pas moins le premier grand roman italien moderne...


"Storia della colonna infame" (Histoire de la colonne infâme)

Née à l`origine comme un chapitre de "Fermo e Lucia", rajoutée à la deuxième rédaction du roman et publiée enfin sous son titre définitif à la fin de l`édition de 1840 des "Fiancés", l'Histoire de la Colonne infâme est le récit commenté du procès intenté à Milan en 1630, au plus fort d`une épidémie de peste, à deux malheureux (les "untori") accusés d`avoir propagé la maladie en étalant un onguent sur les murs de la ville. Les deux condamnés furent massacrés et, la maison de l`un d`eux ayant été rasée, on éleva sur son emplacement une colonne d'infamie destinée à rappeler à la postérité la sentence et la peine encourue. D'où le titre du livre, "Histoire de la colonne infâme".

Cette analyse minutieuse et implacable d'un procès truqué, sans preuves, destiné à fabriquer des coupables à tout prix, est d`abord un cri de révolte contre la torture, dans le prolongement de ce maître livre de l' "illuminisme" italien qu`est le traité "Des délits et des peines" (1764), de Cesare Beccaria, mais la portée est ici différente. Manzoni ne veut pas simplement dénoncer, comme Pietro Verri dans ses" Observations sur la torture" (Osservazioni sulla tortura, 1777), l'ignorance d'une époque et la barbarie des procédures judiciaires d'Ancien Régime. Il dénonce les "passions perverses" qui poussent l'homme à faire le mal. L'adversaire "illuministe" de la torture cède ici la place au moraliste chrétien : selon Manzoni, dans les mêmes conditions historiques, d'autres juges auraient acquitté les inculpés. Le libre arbitre existe donc et la Providence n'est  pas responsable du mal que l'homme inflige à d'autres hommes. Et il est une dernière chose qui tient à cœur à Manzoni et qui apparaît en filigrane tout au long du livre, c'est l'idée la justice moderne doit s'inspirer de principes humanitaires, faute de quoi l`ínstitution même serait moralement discréditée et ne pourrait remplir la mission "nécessaire sacrée", de garantir l`ordre établi, qui est la sienne ...