Charles Dickens (1812-1870), "Sketches by Boz" (1836), "The Pickwick Papers" (1837), "Oliver Twist" (1838), "Nicholas Nickleby" (1839), "Barnaby Rudge" (1841), "A Christmas Carol" (1843), "Martin Chuzzlewit" (1844), "David Copperfield" (1850), "Bleak House" (1853), "Little Dorrit" (1857), "A Tale of Two Cities" (1859), "Great Expectations" (1861), "Our Mutual Friend" (1865) - George Cruikshank (1792-1878), illustrateur de "Sketches by Boz" (1836), 'The Mudfog Papers" (1837-1838), "Oliver Twist" (1838) - Robert Seymour (1798-1836), illustrateur de "Pickwick Papers", Hablot Browne (1815-1882), illustrateur de "Sunday under Three Heads", "Nicholas Nickleby", "Bleak House" - ....
Last update 12/18/2016
La bataille de Waterloo de 1815 marque non seulement, pour l'Angleterre, la défaite définitive de Napoléon et de la France, mais le début du siècle de la
puissance britannique, puissance industrielle, commerciale, coloniale qui culmine autour de 1850. C'est durant l'ère victorienne (1837-1901) que le roman devint la forme prédominante de la
littérature anglaise et que les écrivains se tournent vers la classe moyenne qui monte aux affaires et s'impose face à une aristocratie déclinante. La distinction de race et de classe constituent
les enjeux essentiels de cette société qui exacerbe du même coup la verve satiriste d'un William Makepeace Thackery ou d'un Anthony Trollope. Un besoin extrême de respectabilité parcourt la
société victorienne et va s'incarner dans ce foyer petit-bourgeois qui devient le centre de gravitation de toute existence : Dickens décrit et amplifie ce sentiment de dignité,
d'harmonie et d'ordre que le foyer familial oppose à un monde extérieur urbain, les rues sinistres des bas-fonds londoniens, livré à la misère matérielle et morale. A contrario, Emily Brontë
laisse pénétrer le sordide de la réalité extérieure au coeur même de ce refuge familial et protecteur, la peur, la violence et l'exploitation s'emparant des esprits au sein même de la maisonnée.
On retrouve ainsi comme une constante ce romantisme gothique qui ne cesse de hanter la littérature anglaise..
(Dickens’ Dream, Robert W. Buss (1804-1875), inachevé)
Le personnage le plus célèbre de la littérature du XIXe siècle fut sans doute Charles Dickens, son don pour les satires mordantes et la description penétrante des gens et des lieux a fait de lui l'un des plus influents critiques de la condition sociale dans l'Angleterre victorienne, Sa manière comique de planter ses personnages et ses intrigues palpitantes a conquis les lecteurs et assuré sa prospérité financière. Son premier roman, "Pickwicks Papers" (1836), bâtit une réputation que consolida son deuxième roman, "Oliver Twist" (1838). Ce dernier relate l'histoire sentimentale et mélodramatique d'un enfant innocent placé dans le monde cruel d'une maison de correction. Ce succes fut aussitôt suivi de "Nicholas Nickleby" (1839), un monde typique de Dickens, avec ses fous, ses snobs et ses scélérats qui se condamnent eux-mêmes à chaque fois qu'ils ouvrent la bouche. De retour d'un séjour aux États-Unis, Dickens écrivit "Martin Chuzzlewit" (1844), une analyse critique des motivations qui poussent a s'enrichir, telles qu'ils les observa aux États-Unis. C'est dans son conte moral, "A Christmas Carol" (1843), qu'apparut l'un de ses personnages les plus célèbres, Ebenezer Scrooge, un épouvantail perpétuel contre l'avarice. D'autres œuvres, plus matures et complexes, suivirent, comme "Dombey and Son" (1848) et "David Copperfield" (1850), qui, toutes deux, décrivent l'innocence de la jeunesse au coeur de l'histoire, Dombey - symbole d'industrialisation et de commerce - contraste avec les douces qualités humaines de sa fille Florence. L'oeuvre favorite et la plus autobiographique de Dickens, "David Copperfield" suit le parcours de l'enfance à l'âge adulte d'un héros optimiste, diligent et persévérant....
Charles Dickens (1812-1870)
En 1800, douze ans avant la naissance de Dickens, un million de personnes vivaient et travaillaient à Londres. Quand il aura trente-huit ans, il y en aura plus de deux millions, en cinquante ans, la population aura doublé, la ville aura aspiré des centaines de milliers de personnes de la campagne à la recherche de travail, et des rangées et des rangées de petites maisons, des ruelles et des rues surgissaient chaque jour, et c'est entre 1837 et 1863 que presque toutes les gares principales de Londres furent construites....
Né près de Portsmouth, dans une famille de la petite bourgeoisie qui vint s'installer à Londres, Charles Dickens a connu très concrètement l'injustice, la misère, physique ou morale : son éducation est interrompue à 12 ans, pendant quelques mois, il doit travailler le jour à la fabrique de cirage de Warren et passer ses dimanches à la prison de la Marshalsea, où son père est incarcéré pour dettes. Cette épreuve et l'humiliation qu'il en éprouvera le marqueront profondément, et ce sont bien les faubourgs populeux du Londres de ses errances, Camden Town, Seven Dials, Whitechapel ou Saint Gile's, que l'on retrouve dans son oeuvre. Ses fonctions de sténographe parlementaire puis ses satires dans The Old Monthly Magazine lui fournissent l'occasion d'observer et d'affiner ses futurs personnages, leurs particularités physiques ou intellectuelles, et ainsi reconstruire, sans heurter la bienséance, sans volonté d'affrontement, mais en la caricaturant avec le plus souvent un humour tout en nuances, cette société victorienne qui, entre futilité mondaine et servilité des classes populaires, fabrique des individus orphelins menacés par la honte, le mépris, la cruauté, l'inertie, la loi elle-même...
En un temps où les publications hebdomadaires ou mensuelles sont les seules véritables sources de distraction, Dickens s'impose immédiatement avec "The Posthumous Papers of the Pickwick Club", qui paraissent en livraisons mensuelles, illustrées par Phiz, d'avril 1836 à novembre 1837, puis "Oliver Twist", publié en trente-deux feuilletons mensuels dans la revue Bentley's Miscellany, entre février 1837 et avril 1839. Il fonde un temps son éphémère hebdomadaire, Master Humphrey's Clock, et y publie "The Old Curiosity Shop", d'avril 1840 à février 1841.
Dickens épouse en 1836 la fille du directeur de l'Evening Chronicle, Catherine Hogarth et se fait prendre en photographie pour la première fois sur un daguerréotype d'Antoine Claudet(1850).
Ses romans connaissent alors un énorme succès populaire, soutenu par ses fameuses lectures publiques qu'il effectue à partir de 1857 tant en Grande-Bretagne qu'aux Etats-Unis (1876-1868). Ses "Notes américaines" (1842) et "Martin Chuzzlewitt" (1843-1844) semblent accroître le sentiment de malaise qu'il ressent devant ces deux sociétés en pleine croissance que sont l'Angleterre et les Etats-Unis. Ses Contes de Noël ("A Christmas Carol", 1843 ; "The Cricket on the Hearth. A Fairy Tale of Home", 1845), et ses deux romans, "Dombey and Son" (1848) et "David Copperfield" (1849) le reconduisent sur le terrain de l'enfance et de l'autobiographie.
Contre les institutions de l'argent, de l'administration, de la justice (l'absurdité du système pénal anglais est un thème souvent repris), contre
l'institution scolaire tant décriée dans "The Life and Adventures of Nicholas Nickleby" (1839), Dickens est bien du côté du peuple, du côté de l'humanisation, mais sans la moindre idée d'une
remise en question des inégalités et souffrances imposées.
"...The freshness of the day, the singing of the birds, the beauty of the waving grass, the deep green leaves, the wild flowers, and the thousand
exquisite scents and sounds that floated in the air -- deep joys to most of us, but most of all to those whose life is in a crowd or who live solitarily in great cities as in the bucket of a
human well -- sunk into their breasts and made them very glad... (..Ah ! ce sont de grandes joies pour la plupart d’entre nous, mais surtout pour ceux dont l’existence s’use au sein de la
foule ou bien qui passent leur vie isolés, au fond des capitales, comme un seau dans un puits humain...) - The Old Curiosity Shop .
(David arrive à Cantorbéry, par Frank Reynolds (1876-1853) — From The Personal History of David Copperfield,)
Le sentimentalisme qu'une lecture plus moderne peut lui reprocher, qui persévère avec "Bleak House"(1852), "Hard Times" (1854), "Little Dorrit" (1855-1857), "Great Expectations" (1860), "Our Mutual Friend" (1864), constitue pourtant son angle d'attaque mais aussi de communication effective avec ce peuple victorien qui s'apitoie sur la triste fin de la jeune orpheline Nell Trent (The Old Curiosity Shop) ou du petit Paul Dombey : "The light about her head is shining on me as I go", dit le petit Paul dans un dernier souffle en entrevoyant sa mère défunte (Dombey and Son). S'apitoyer semble le plus raisonnable possible en ce XIXe siècle : et Dickens est de ceux, rares, qui, dans la littérature victorienne, sut écouter et exprimer directement le cœur des petites gens. On pense à Edward Bulwer-Lytton (1803-1873), auteur du célèbre "The Last Days of Pompei" (1834), mais aussi d'un "Paul Clifford," (1830), qui conte l'inexorable chute d'un gentleman dans les bas-fonds de la Révolution française: "It was a dark and stormy night..."
(William Powell Frith - 1859 Charles Dickens in His Study - Victoria and Albert Museum - London)
Certes, les désillusions ont marquées sans fin la route de Dickens jusque dans son intimité, mais à quoi s'attendait-il au fond? L'échec de son premier amour avec Maria Beadnell, la mort subite en 1837 de sa jeune belle-soeur, Mary Scott Hogarth, qui lui inspira nombre de ses personnages féminins, la place prise par sa seconde belle-soeur, Georgina Hogarth, la séparation en 1858 d'avec sa femme, Catherine Hogarth Dickens. Mais c'est dans la littérature qu'il s'investit corps et âme, via ses 15 romans, sa trentaines de nouvelles, ses essais et articles, ses lectures publiques savamment orchestrées, le lancement de revues (Household Words, All the Year Round), la création d'institutions telles que "Urania Cottage" en faveur des "fallen women" avec la célèbre héritière et philanthrope Angela Georgina Burdett-Coutts (1814-1906). Sa popularité - et les bons sentiments - jamais ne faibliront durant ces trente années d'écriture acharnée : et c'est bien tardivement que la reine Victoria consent à le recevoir, il meurt deux mois après (1870), laissant inachevé un roman, "The Mystery of Edwin Drood"...
"Sunday Under Three Heads" (Charles Dickens, 1836)
Charles Dickens a souvent utilisé le nom de plume Boz et une grande partie de son travail a d’abord paru dans des périodiques et des magazines sous forme de série. Mais contrairement à de nombreux écrivains de son époque, Dickens écrivait l’intégralité du roman avant de le sérialiser. Il utilisait fréquemment le "suspense" (cliff-hanger) pour intéresser le public. Ici, le voici évoquant les joies d’un dimanche après-midi tranquille et du plaisir d’une journée de congé pour les classes populaires. L’aristocrate choyé, dont la vie est une ronde continue de plaisirs licencieux et de gratifications sensuelles; ou l’enthousiaste lugubre, qui déteste les amusements joyeux qu’il ne peut jamais apprécier, et envie les sentiments sains qu’il ne peut jamais connaître, et qui mettrait l’un à terre et supprimerait l’autre, jusqu’à ce qu’il ait rendu l’esprit de ses semblables aussi tourmenté et déformé que le sien; –aucun de ces hommes ne peut, par hasard, se faire une idée adéquate de ce qu’est réellement le dimanche pour ceux dont la vie est consacrée à des occupations sédentaires ou laborieuses, et qui ont l’habitude de l’attendre tout au long de leur existence, comme leur seul jour de repos après le labeur, et plaisir innocent.
"Il y a peu de choses dont je tire un plus grand plaisir, que de marcher dans certaines des principales rues de Londres un beau dimanche, en été, et de regarder les visages joyeux des groupes animés avec lesquels ils sont entassés. Il y a quelque chose, du moins à mes yeux, d’extrêmement plaisant dans le désir général manifesté par les classes les plus humbles de la société, de paraître nettes et propres sur leur seule fête...."
"There are few things from which I derive greater pleasure, than walking through some of the principal streets of London on a fine Sunday, in summer, and watching the cheerful faces of the lively groups with which they are thronged. There is something, to my eyes at least, exceedingly pleasing in the general desire evinced by the humbler classes of society, to appear neat and clean on this their only holiday. There are many grave old persons, I know, who shake their heads with an air of profound wisdom, and tell you that poor people dress too well now-a-days; that when they were children, folks knew their stations in life better; that you may depend upon it, no good will come of this sort of thing in the end,—and so forth: but I fancy I can discern in the fine bonnet of the working-man’s wife, or the feather-bedizened hat of his child, no inconsiderable evidence of good feeling on the part of the man himself, and an affectionate desire to expend the few shillings he can spare from his week’s wages, in improving the appearance and adding to the happiness of those who are nearest and dearest to him. This may be a very heinous and unbecoming degree of vanity, perhaps, and the money might possibly be applied to better uses; it must not be forgotten, however, that it might very easily be devoted to worse: and if two or three faces can be rendered happy and contented, by a trifling improvement of outward appearance, I cannot help thinking that the object is very cheaply purchased, even at the expense of a smart gown, or a gaudy riband. There is a great deal of very unnecessary cant about the over-dressing of the common people. There is not a manufacturer or tradesman in existence, who would not employ a man who takes a reasonable degree of pride in the appearance of himself and those about him, in preference to a sullen, slovenly fellow, who works doggedly on, regardless of his own clothing and that of his wife and children, and seeming to take pleasure or pride in nothing.
The pampered aristocrat, whose life is one continued round of licentious pleasures and sensual gratifications; or the gloomy enthusiast, who detests the cheerful amusements he can never enjoy, and envies the healthy feelings he can never know, and who would put down the one and suppress the other, until he made the minds of his fellow-beings as besotted and distorted as his own; - neither of these men can by possibility form an adequate notion of what Sunday really is to those whose lives are spent in sedentary or laborious occupations, and who are accustomed to look forward to it through their whole existence, as their only day of rest from toil, and innocent enjoyment.
The sun that rises over the quiet streets of London on a bright Sunday morning, shines till his setting, on gay and happy faces. Here and there, so early as six o’clock, a young man and woman in their best attire, may be seen hurrying along on their way to the house of some acquaintance, who is included in their scheme of pleasure for the day; from whence, after stopping to take “a bit of breakfast,” they sally forth, accompanied by several old people, and a whole crowd of young ones, bearing large hand-baskets full of provisions, and Belcher handkerchiefs done up in bundles, with the neck of a bottle sticking out at the top, and closely-packed apples bulging out at the sides,—and away they hurry along the streets leading to the steam-packet wharfs, which are already plentifully sprinkled with parties bound for the same destination. Their good humour and delight know no bounds—for it is a delightful morning, all blue over head, and nothing like a cloud in the whole sky; and even the air of the river at London Bridge is something to them, shut up as they have been, all the week, in close streets and heated rooms. There are dozens of steamers to all sorts of places—Gravesend, Greenwich, and Richmond; and such numbers of people, that when you have once sat down on the deck, it is all but a moral impossibility to get up again—to say nothing of walking about, which is entirely out of the question. Away they go, joking and laughing, and eating and drinking, and admiring everything they see, and pleased with everything they hear, to climb Windmill Hill, and catch a glimpse of the rich corn-fields and beautiful orchards of Kent; or to stroll among the fine old trees of Greenwich Park, and survey the wonders of Shooter’s Hill and Lady James’s Folly; or to glide past the beautiful meadows of Twickenham and Richmond, and to gaze with a delight which only people like them can know, on every lovely object in the fair prospect around...."
Le premier livre publié par Charles Dickens, "Sketches by Boz" (1836), annonçait une nouvelle voix dans la littérature anglaise, alors constituée d'une collection riche et variée d’observations, de fantaisies et de fictions montrant Londres sous ses ses différents visages, du meilleur au plus sombre, ses rues, théâtres, auberges, prêteurs sur gages, tribunaux, prisons, omnibus et la Tamise, et ses premiers personnages, on y voit le condamné dans sa cellule de prison, des matrones débraillées, des jeunes employés vulgaires et des célibataires semblables à Scrooge, mélange étonnant d’humour et de pathos, Londres est pour un jeune écrivain un terrain extraordinaire d'inspiration...
L'Angleterre du XIXe siècle a trouvé, en Dickens, l`écrivain qui a su la décrire fidèlement. On y passe en revue l'homme du peuple, dont la répartie se décoche comme une flèche, la vieille fille aigrie, toujours entourée de chats et de canaris, le célibataire endurci dans ses manies, l'astucieux aigrefin dont le verbe et les mains sont également trompeurs et agiles,
le parlementaire, gonflé de beaux discours et bardé de morgue. Il est peu de caractères de son temps et de son pays qu'il n'ait fait entrer dans sa pittoresque galerie de portraits.
Le spirituel écrivain eut l'occasion de les observer, autour de lui, dans la rue, sur les places publiques, au cours de ses voyages professionnels, il a pu converser avec les passagers des vieilles diligences qui assuraient cahin-caha le service d`une extrêmité à l`autre de l'île de son enfance. Il a rencontré les types humains les plus différents dans les clubs, au Palais de Justice, dans les couloirs des Chambres. Sensible à l'humour de ses lecteurs, il tenait compte des lettres qu'il recevait d'eux et, plus d'une fois, pour les divertir davantage, fit entrer de nouveaux personnages dans ses romans, selon les indications ou les inspirations que lui avait fournies son public au cours de leur publication.
C'est à la collaboration de ses lecteurs qu'est due la rédaction de son premier roman, "Les Aventures de Mr. Pickwick, paru en feuilletons en 1886, mais qu'il devait ultérieurement étoffer en y introduisant de nouvelles têtes et de nouvelles situations. Ce livre fut illustré par les meilleurs caricaturistes de l'époque. Leur crayon s'amusait à reproduire les traits de cet homme à la panse grassouillette, au nez toujours chevauché de lunettes, à l'esprit innocemment préoccupé des mœurs des grenouilles, personnage sentimental, dont la douce ingénuité est mise à rude épreuve, tout le long de péripéties judiciaires engendrées par une confusion de personnes. Ces Aventures de Mr. Pickwick furent considérées par les critiques contemporains comme une des créations les plus originales et les plus cocasses de Dickens.
The Posthumous Papers of the Pickwick Club (Dickens, 1837)
Premier roman de Charles Dickens, publié sous forme de feuilleton de 1836 à 1837, qui met en scène d'excentriques petits-bourgeois découvrant le monde, dont
l'inénarrable Samuel Pickwick et son valet Sam Weller, Augustus Snodgrass, Nathaniel Winkle, Tracy Tupman. Pickwick Papers exalte
toutes les joies du voyage, les plaisirs du bien manger et boire, la communion entre les hommes que Dickens oppose à la réalité, celle de la misère stagnante de Fleet Prison, celle femmes
prédatrices et des hommes sans scrupules ...
"THAT punctual servant of all work, the sun, had just risen, and begun to strike a light on the morning of the thirteenth of May, one thousand eight hundred and twenty-seven, when Mr. Samuel Pickwick burst like another sun from his slumbers, threw open his chamber window, and looked out upon the world beneath. Goswell Street was at his feet, Goswell Street was on his right hand as far as the eye could reach, Goswell Street extended on his left ; and the opposite side of Goswell Street was over the way. "Such," thought Mr. Pickwick, "are the narrow views of those philosophers who, content with examining the things that lie before them, look not to the truths which are hidden beyond. As well might I be content to gaze on Goswell Street for ever, without one effort to penetrate to the hidden countries which on every side surround it." And having given vent to this beautiful reflection, Mr. Pickwick proceeded to put himself into his clothes, and his clothes into his portmanteau. Great men are seldom over-scrupulous in the arrangement of their attire ; the operation of shaving, dressing, and coffee-imbibing was soon performed : and in another hour, Mr. Pickwick, with his portmanteau in his hand, his telescope in his great-coat pocket, and his note-book in his waistcoat, ready for the reception of any discoveries worthy of being noted down, had arrived at the coach-stand in St. Martin's-le-Grand. " Cab ! " said Mr. Pickwick. "
"Le soleil, ce ponctuel factotum de l’univers, venait de se lever et commençait à éclairer le matin du 13 mai 1831, quand M. Samuel Pickwick, semblable à cet astre radieux, sortit des bras du sommeil, ouvrit la croisée de sa chambre, et laissa tomber ses regards sur le monde, qui s’agitait au-dessous de lui. La rue Goswell était à ses pieds, la rue Goswell était à sa droite, larue Goswell était à sa gauche, aussi loin que l’oeil pouvait s’étendre,et en face de lui se trouvait encore la rue Goswell. « Telles, pensa M. Pickwick, telles sont les vues étroites de ces philosophes, qui, satisfaits d’examiner la surface des choses, ne cherchent point à en étudier les mystères cachés. Comme eux, je pourrais me contenter de regarder toujours sur la rue Goswell, sans faire aucun effort pour pénétrer dans les contrées inconnues qui l’environnent. » Ayant laissé tomber cette pensée sublime, M. Pickwick s’occupe de s’habiller et de serrer ses effets dans son portemanteau. Les grands hommes sont rarement très-scrupuleux pour leur costume : aussi la barbe, la toilette, le déjeuner se succédèrent-ils rapidement. Au bout d’une heure M. Pickwick était arrivé à la place des voitures de Saint-Martin le Grand, ayant son portemanteau sous son bras, son télescope dans la poche de sa redingote, et dans celle de son gilet sonmémorandum, toujours prêt à recevoir les découvertes dignesd’être notées. « Cocher ! cria M. Pickwick. "
Publié en vingt numéros mensuels d`avril 1836 à novembre 1837 - et en un volume en 1837 -, c'est alors que la vente en atteignit 40000 exemplaires et que Pickwick devint un personnage aussi populaire que serviteur Sam Weller. Le style de Dickens va se former ici sous l`influence de Smollett (1721-1771), de Fielding (1707-1754) et des essayistes (depuis Lamb jusqu`à Leigh Hunt), pas une page qui n'étincelle d'esprit ..
Mr. Samuel Pickwick, président du Pickwick Club fondé par lui. et un groupe d`individus très curieux. MM. Tracy Tupman, Auguste Snodgrass, Nathaniel Winkle en constituent les correspondants et doivent faire des rapports sur leurs voyages et leurs aventures respectives ainsi que des observations sur les coutumes et les caractères des hommes; à l`intérieur de ce cadre sont décrits les incidents et les personnages (plus de soixante et presque tous comiques). Les aventures de Pickwick et celles de ses compagnons alternent avec les récits de différents personnages, en somme une sorte de roman picaresque que Dickens tout d`abord n'accepte que passivement, et au cours duquel il introduit ensuite les créations les plus originales de son imagination. Pickwick et ses amis vont à Rochester où ils rencontrent un escroc, Jingle, qui risque d'entraîner Winkle dans un duel. lls visitent ensuite Dingley Dell, demeure de l`hospitalier Mr. Wardle; nous assistons à la fuite de Jingle avec Rachel, sœur assez mûre de Wardle, et à leur poursuite de la part de Wardle et de Pickwick, et enfin au sauvetage de la femme enlevée.
Puis Sam Weller devient le serviteur de Pickwick. Et si Jusque là l`histoire n'avait qu`un intérêt médiocre, Weller va jouer le rôle de catalyseur : après la scène où Pickwick et Wardle trouvent. dans la cour du Cerf Blanc, Sam Weller en train de nettoyer une paire de souliers le roman prend une allure toute différente...
CHAPITRE XXII.
M. Pickwick se rend à Ipswich et rencontre en route un homme nommé Peter Magnus, qui est très inquiet parce qu’il est sur le point de faire une demander de mariage. Ils dînent ensemble à l’auberge, - auberge dans laquelle se trouve la dame en question -, et Pickwick le félicite. Plus tard, avant de s’endormir, ayant gagné sa chambre, M. Pickwick se rend compte qu’il a laissé sa montre en bas. Il y va donc la chercher mais se perd sur le chemin du retour et se retrouve accidentellement dans une chambre occupée par une dame d’âge moyen, le voici, dans la confusion, dans l'obligation de s'excuser et de s'enfuir. Sam, son ange gardien, l'aidera dans sa fuite sans même s'interroger sur le pourquoi M. Pickwick errait dans l’auberge en simple chemise de nuit....
«... Voici votre chambre, monsieur, dit la servante.
– Très-bien, » répondit M. Pickwick en regardant autour de lui. C’était une assez grande pièce à deux lits, dans laquelle il y avait du feu, et qui paraissait plus confortable, au total, que M. Pickwick n’était disposé à l’espérer d’après sa courte expérience de l’aménagement du Grand Cheval blanc.
« Il va sans dire que personne ne dort dans l’autre lit ? fit-il observer.
– Oh ! non, monsieur.
– Très-bien. Dites à mon domestique que je n’ai plus besoin de lui ce soir, et qu’il m’apporte de l’eau chaude demain à huit heures et demie.
– Oui, monsieur. » Et la servante se retira après avoir souhaité une bonne nuit à notre philosophe.
M. Pickwick, demeuré seul, s’assit dans un fauteuil auprès du feu, et se laissa aller à une longue suite de méditations. D’abord il songea à ses amis, et se demanda quand ils viendraient le rejoindre. Ensuite son esprit retourna vers mistress Martha Bardell, et de cette dame, par une transition naturelle, il se reporta au bureau malpropre de Dodson et Fogg. De là, il s’enfuit, par une tangente, au centre même de l’histoire du singulier client ; puis il revint dans l’auberge du Grand Cheval blanc, à Ipswich, avec assez peu de lucidité pour convaincre M. Pickwick que le sommeil s’emparait rapidement de lui. Il se secoua donc, et commençait à se déshabiller lorsqu’il se rappela qu’il avait laissé sa montre sur la table, dans la salle d’en bas.
Now this watch was a special favourite with Mr. Pickwick, having been carried about, beneath the shadow of his waistcoat, for a greater number of years than we feel called upon to state at present. The possibility of going to sleep, unless it were ticking gently beneath his pillow, or in the watch-pocket over his head, had never entered Mr. Pickwick’s brain. So as it was pretty late now, and he was unwilling to ring his bell at that hour of the night, he slipped on his coat, of which he had just divested himself, and taking the japanned candlestick in his hand, walked quietly downstairs.
The more stairs Mr. Pickwick went down, the more stairs there seemed to be to descend, and again and again, when Mr. Pickwick got into some narrow passage, and began to congratulate himself on having gained the ground-floor, did another flight of stairs appear before his astonished eyes. At last he reached a stone hall, which he remembered to have seen when he entered the house. Passage after passage did he explore; room after room did he peep into; at length, as he was on the point of giving up the search in despair, he opened the door of the identical room in which he had spent the evening, and beheld his missing property on the table.
Mr. Pickwick seized the watch in triumph, and proceeded to retrace his steps to his bedchamber. If his progress downward had been attended with difficulties and uncertainty, his journey back was infinitely more perplexing. Rows of doors, garnished with boots of every shape, make, and size, branched off in every possible direction. A dozen times did he softly turn the handle of some bedroom door which resembled his own, when a gruff cry from within of ‘Who the devil’s that?’ or ‘What do you want here?’ caused him to steal away, on tiptoe, with a perfectly marvellous celerity. He was reduced to the verge of despair, when an open door attracted his attention. He peeped in. Right at last! There were the two beds, whose situation he perfectly remembered, and the fire still burning. His candle, not a long one when he first received it, had flickered away in the drafts of air through which he had passed and sank into the socket as he closed the door after him. ‘No matter,’ said Mr. Pickwick, ‘I can undress myself just as well by the light of the fire.’
Or cette montre était un des biens favoris de M. Pickwick, ayant été transportée de tous côtés, à l’ombre de son gilet, pendant un nombre d’années plus considérable qu’il ne nous paraît nécessaire de le déclarer actuellement au lecteur. On n’aurait pu faire pénétrer dans le cerveau du philosophe la possibilité de s’endormir sans entendre le tic-tac régulier de cette montre sous son traversin, ou dans le porte-montre accroché au chevet de son lit. En conséquence, comme il était tard et qu’il ne voulait pas faire retentir sa sonnette, à cette heure de la nuit, il remit son habit qu’il avait déjà ôté, et prenant le chandelier vernissé, il descendit tranquillement les escaliers.
Mais plus M. Pickwick descendait les escaliers, plus il semblait qu’il lui restât d’escaliers à descendre ; et plusieurs fois après être parvenu dans un étroit passage et s’être félicité d’être enfin arrivé au rez-de-chaussée, M. Pickwick vit un autre escalier apparaître devant ses yeux étonnés. Au bout d’un certain temps, cependant, il atteignit une salle dallée qu’il se rappela avoir vue en entrant dans la maison. Avec un nouveau courage il explora passage après passage ; il entr’ouvrit chambre après chambre, et à la fin, quand il allait abandonner ses recherches de pur désespoir, il se trouva dans la salle même où il avait passé la soirée, et il aperçut sur la table sa propriété manquante.
M. Pickwick saisit la montre d’un air triomphant, et s’occupa ensuite de retourner sur ses traces, pour regagner sa chambre à coucher ; mais si le trajet pour descendre avait été environné de difficultés et d’incertitudes, le voyage pour remonter était infiniment plus embarrassant. Dans toutes les directions possibles s’embranchaient des rangées de portes, garnies de bottes et de souliers. Une douzaine de fois, M. Pickwick avait tourné doucement la clef d’une chambre à coucher, dont la porte ressemblait à la sienne, lorsqu’un cri bourru de l’intérieur : « Qui diable est cela ? » ou, « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? » l’obligeait à se retirer sur la pointe du pied, avec une célérité parfaitement merveilleuse. Il se trouvait de nouveau réduit au désespoir, lorsqu’une porte entr’ouverte attira son attention. Il allongea la tête et regarda dans la chambre. Bonne chance à la fin ! Les deux lits étaient là, dans la situation qu’il se rappelait parfaitement, et le feu brûlait encore. Cependant sa chandelle, qui n’était pas des plus longues lorsqu’il l’avait reçue, avait coulé dans les courants d’air qu’il venait de traverser, et s’abîma dans le chandelier, au moment où il fermait la porte derrière lui. « C’est égal, pensa M. Pickwick, je puis me déshabiller tout aussi bien à la lumière du feu. »
The bedsteads stood one on each side of the door; and on the inner side of each was a little path, terminating in a rush-bottomed chair, just wide enough to admit of a person’s getting into or out of bed, on that side, if he or she thought proper. Having carefully drawn the curtains of his bed on the outside, Mr. Pickwick sat down on the rush-bottomed chair, and leisurely divested himself of his shoes and gaiters. He then took off and folded up his coat, waistcoat, and neckcloth, and slowly drawing on his tasselled nightcap, secured it firmly on his head, by tying beneath his chin the strings which he always had attached to that article of dress. It was at this moment that the absurdity of his recent bewilderment struck upon his mind. Throwing himself back in the rush-bottomed chair, Mr. Pickwick laughed to himself so heartily, that it would have been quite delightful to any man of well-constituted mind to have watched the smiles that expanded his amiable features as they shone forth from beneath the nightcap.
‘It is the best idea,’ said Mr. Pickwick to himself, smiling till he almost cracked the nightcap strings—‘it is the best idea, my losing myself in this place, and wandering about these staircases, that I ever heard of. Droll, droll, very droll.’ Here Mr. Pickwick smiled again, a broader smile than before, and was about to continue the process of undressing, in the best possible humour, when he was suddenly stopped by a most unexpected interruption: to wit, the entrance into the room of some person with a candle, who, after locking the door, advanced to the dressing-table, and set down the light upon it.
Les deux lits étaient placés à droite et à gauche de la porte. Entre chacun d’eux et la muraille il se trouvait une petite ruelle, terminée par une chaise de canne, et justement assez large pour permettre de monter au lit ou d’en descendre du côté de la muraille, si on le jugeait convenable. Après avoir exactement fermé les rideaux du lit du côté de la chambre, M. Pickwick s’assit dans la ruelle, sur la chaise de canne, et se débarrassa tranquillement de ses souliers et de ses guêtres. Ensuite il ôta et plia son habit, son gilet, sa cravate, et tirant lentement son bonnet de nuit de sa poche, il l’attacha solidement sur sa tête, en nouant sous son menton des cordons qui étaient toujours fixés à cette portion de son ajustement.
Pendant cette opération l’absurdité de son récent embarras vint frapper plus fortement ses facultés risibles, et, se renversant sur sa chaise de canne, il se mit à rire en lui-même, de si bon cœur, que ç’aurait été un véritable délice, pour tout esprit bien constitué, de contempler le sourire qui épanouissait son aimable physionomie, sous son bonnet de coton orné d’une vaste mèche.
« C’est la plus drôle de chose, se dit M. Pickwick à lui-même en riant si démesurément qu’il en fit presque craquer les cordons de son bonnet ; c’est la plus drôle de chose dont j’aie jamais entendu parler, que de me voir ainsi perdu dans cette auberge, et errant dans tous ses escaliers. Drôle ! drôle ! trèsdrôle ! » M. Pickwick, souriant de nouveau, d’un sourire plus prononcé qu’auparavant, allait continuer à se déshabiller, lorsqu’il fut arrêté, tout à coup, par l’entrée inattendue d’une personne qui tenait une chandelle, et qui, après avoir fermé la porte, s’avança jusqu’auprès de la toilette et y posa sa lumière.
The smile that played on Mr. Pickwick’s features was instantaneously lost in a look of the most unbounded and wonder-stricken surprise. The person, whoever it was, had come in so suddenly and with so little noise, that Mr. Pickwick had had no time to call out, or oppose their entrance. Who could it be? A robber? Some evil-minded person who had seen him come upstairs with a handsome watch in his hand, perhaps. What was he to do? The only way in which Mr. Pickwick could catch a glimpse of his mysterious visitor with the least danger of being seen himself, was by creeping on to the bed, and peeping out from between the curtains on the opposite side. To this manoeuvre he accordingly resorted. Keeping the curtains carefully closed with his hand, so that nothing more of him could be seen than his face and nightcap, and putting on his spectacles, he mustered up courage and looked out.
Le sourire qui se jouait sur les traits de M. Pickwick fut instantanément absorbé par l’expression de la surprise et de la stupeur la plus complète. La personne, quelle qu’elle fût, était arrivée si soudainement et avec si peu de bruit, que M. Pickwick n’avait pas eu le temps de crier ni de s’opposer à son entrée. Qui pouvait-ce être ? un voleur ? quelque individu mal intentionné,
qui peut-être l’avait vu monter les escaliers, tenant à la main une belle montre. En tout cas que devait-il faire ? Le seul moyen pour M. Pickwick d’observer son mystérieux visiteur, sans danger d’être vu lui-même, était de grimper sur le lit pour lorgner dans la chambre, et d’entr’ouvrir les rideaux. Il eut donc recours à cette manœuvre, et les tenant d’une main soigneusement fermés de manière à ne laisser passer que sa tête et son bonnet de coton, il mit sur son nez ses lunettes, rassembla tout son courage, et regarda.
Mr. Pickwick almost fainted with horror and dismay. Standing before the dressing-glass was a middle-aged lady, in yellow curl-papers, busily engaged in brushing what ladies call their ‘back-hair.’ However the unconscious middle-aged lady came into that room, it was quite clear that she contemplated remaining there for the night; for she had brought a rushlight and shade with her, which, with praiseworthy precaution against fire, she had stationed in a basin on the floor, where it was glimmering away, like a gigantic lighthouse in a particularly small piece of water.
‘Bless my soul!’ thought Mr. Pickwick, ‘what a dreadful thing!’
‘Hem!’ said the lady; and in went Mr. Pickwick’s head with automaton-like rapidity.
‘I never met with anything so awful as this,’ thought poor Mr. Pickwick, the cold perspiration starting in drops upon his nightcap. ‘Never. This is fearful.’
It was quite impossible to resist the urgent desire to see what was going forward. So out went Mr. Pickwick’s head again. The prospect was worse than before. The middle-aged lady had finished arranging her hair; had carefully enveloped it in a muslin nightcap with a small plaited border; and was gazing pensively on the fire.
Mais il s’évanouit presque d’horreur et de confusion lorsqu’il vit, debout devant la glace, une dame d’un certain âge, ornée de papillotes de papier brouillard, et activement occupée à brosser ce que les dames appellent leur queue. De quelque manière qu’elle fût venue dans la chambre, il était évident, à son air tranquille et dégagé, qu’elle comptait y passer la nuit tout entière. Elle avait apporté avec elle une chandelle de jonc garnie de son écran, et avec une louable précaution contre les dangers du feu, elle l’avait placée dans une cuvette pleine d’eau, sur le plancher, où cette chandelle brillait comme un phare gigantesque dans une mer singulièrement petite.
« Dieu me protège ! pensa M. Pickwick. Quelle chose épouvantable !
– Hem ! fit la dame ; et aussitôt la tête du philosophe rentra derrière les rideaux, avec une rapidité digne d’une marionnette.
– Je n’ai jamais ouï parler d’une aventure aussi terrible, se dit le pauvre M. Pickwick, dont le bonnet était trempé d’une sueur froide. Jamais ! Cela est effroyable ! »
Cependant, ne pouvant résister au désir de voir ce qui se passait, il fit de nouveau sortir sa tête entre les rideaux. La situation s’empirait. La dame d’un certain âge ayant fini d’arranger ses cheveux, les avait soigneusement enveloppés dans un bonnet de nuit de mousseline orné d’une petite garniture plissée, et contemplait le feu d’un air mélancolique et rêveur.
It was quite impossible to resist the urgent desire to see what was going forward. So out went Mr. Pickwick’s head again. The prospect was worse than before. The middle-aged lady had finished arranging her hair; had carefully enveloped it in a muslin nightcap with a small plaited border; and was gazing pensively on the fire. ‘This matter is growing alarming,’ reasoned Mr. Pickwick with himself. ‘I can’t allow things to go on in this way. By the self-possession of that lady, it is clear to me that I must have come into the wrong room. If I call out she’ll alarm the house; but if I remain here the consequences will be still more frightful.’
Mr. Pickwick, it is quite unnecessary to say, was one of the most modest and delicate-minded of mortals. The very idea of exhibiting his nightcap to a lady overpowered him, but he had tied those confounded strings in a knot, and, do what he would, he couldn’t get it off. The disclosure must be made. There was only one other way of doing it. He shrunk behind the curtains, and called out very loudly - ‘Ha-hum!’
That the lady started at this unexpected sound was evident, by her falling up against the rushlight shade; that she persuaded herself it must have been the effect of imagination was equally clear, for when Mr. Pickwick, under the impression that she had fainted away stone-dead with fright, ventured to peep out again, she was gazing pensively on the fire as before.
‘Most extraordinary female this,’ thought Mr. Pickwick, popping in again. ‘Ha-hum!’
These last sounds, so like those in which, as legends inform us, the ferocious giant Blunderbore was in the habit of expressing his opinion that it was time to lay the cloth, were too distinctly audible to be again mistaken for the workings of fancy.
« Cette affaire devient alarmante, raisonna M. Pickwick en lui-même. Je ne puis pas laisser aller les choses de cette manière. Il est clair pour moi, d’après la tranquillité de cette dame, que je serai entré dans une chambre qui n’est pas la mienne. Si je parle, elle alarmera la maison ; mais si je reste ici, les conséquences en seront plus effrayantes encore. »
M. Pickwick, il est inutile de le dire, était un des mortels les plus modestes et les plus délicats qui aient jamais existé. La seule idée de se présenter devant une dame en bonnet de nuit, le remplissait de confusion. Mais il avait fait un nœud à ses maudits cordons, et malgré tous ses efforts il ne pouvait parvenir à les défaire. Il devenait indispensable de briser la glace, et il n’y avait pour cela qu’un seul moyen. Il se retira derrière les rideaux, et toussa tout haut : « Hom ! hom ! »
À ce bruit inattendu la dame tressaillit évidemment, car elle renversa l’écran de sa chandelle. Mais bientôt elle se persuada qu’elle s’était alarmée sans raison, et lorsque M. Pickwick, croyant qu’elle était pour le moins évanouie de terreur, s’aventura à regarder à travers les rideaux, elle s’était remise à contempler le feu avec le même air mélancolique et rêveur.
« Voilà une femme bien extraordinaire, pensa M. Pickwick en rentrant la tête. Hom ! hom ! »
Cette fois ces deux syllabes étaient prononcées trop distinctement pour qu’il fût encore possible de les prendre pour une imagination.
‘Gracious Heaven!’ said the middle-aged lady, ‘what’s that?’
‘It’s—it’s—only a gentleman, ma’am,’ said Mr. Pickwick, from behind the curtains.
‘A gentleman!’ said the lady, with a terrific scream.
‘It’s all over!’ thought Mr. Pickwick.
‘A strange man!’ shrieked the lady. Another instant and the house would be alarmed. Her garments rustled as she rushed towards the door.
‘Ma’am,’ said Mr. Pickwick, thrusting out his head in the extremity of his desperation, ‘ma’am!’
Now, although Mr. Pickwick was not actuated by any definite object in putting out his head, it was instantaneously productive of a good effect. The lady, as we have already stated, was near the door. She must pass it, to reach the staircase, and she would most undoubtedly have done so by this time, had not the sudden apparition of Mr. Pickwick’s nightcap driven her back into the remotest corner of the apartment, where she stood staring wildly at Mr. Pickwick, while Mr. Pickwick in his turn stared wildly at her.
‘Wretch,’ said the lady, covering her eyes with her hands, ‘what do you want here?’
‘Nothing, ma’am; nothing whatever, ma’am,’ said Mr. Pickwick earnestly.
‘Nothing!’ said the lady, looking up.
‘Nothing, ma’am, upon my honour,’ said Mr. Pickwick, nodding his head so energetically, that the tassel of his nightcap danced again. ‘I am almost ready to sink, ma’am, beneath the confusion of addressing a lady in my nightcap (here the lady hastily snatched off hers), but I can’t get it off, ma’am (here Mr. Pickwick gave it a tremendous tug, in proof of the statement). It is evident to me, ma’am, now, that I have mistaken this bedroom for my own. I had not been here five minutes, ma’am, when you suddenly entered it.’
‘If this improbable story be really true, Sir,’ said the lady, sobbing violently, ‘you will leave it instantly.’
‘I will, ma’am, with the greatest pleasure,’ replied Mr. Pickwick.
‘Instantly, sir,’ said the lady.
‘Certainly, ma’am,’ interposed Mr. Pickwick, very quickly. ‘Certainly, ma’am. I—I—am very sorry, ma’am,’ said Mr. Pickwick, making his appearance at the bottom of the bed, ‘to have been the innocent occasion of this alarm and emotion; deeply sorry, ma’am.’
The lady pointed to the door. One excellent quality of Mr. Pickwick’s character was beautifully displayed at this moment, under the most trying circumstances. Although he had hastily put on his hat over his nightcap, after the manner of the old patrol; although he carried his shoes and gaiters in his hand, and his coat and waistcoat over his arm; nothing could subdue his native politeness.
‘I am exceedingly sorry, ma’am,’ said Mr. Pickwick, bowing very low.
‘If you are, Sir, you will at once leave the room,’ said the lady.
‘Immediately, ma’am; this instant, ma’am,’ said Mr. Pickwick, opening the door, and dropping both his shoes with a crash in so doing.
‘I trust, ma’am,’ resumed Mr. Pickwick, gathering up his shoes, and turning round to bow again—‘I trust, ma’am, that my unblemished character, and the devoted respect I entertain for your sex, will plead as some slight excuse for this—’ But before Mr. Pickwick could conclude the sentence, the lady had thrust him into the passage, and locked and bolted the door behind him.
« Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la dame ; qu’est-ce que cela ?
– C’est… c’est seulement un gentleman, madame, dit M. Pickwick derrière le rideau.
– Un gentleman ! répéta la dame avec terreur.
– C’en est fait ! pensa M. Pickwick.
– Un homme dans ma chambre ! s’écria la dame, et elle se précipita vers la porte. M. Pickwick entendit le frôlement de sa robe. Un instant de plus et toute la maison allait être alarmée.
– Madame, dit-il en montrant sa tête, dans l’excès de son désespoir ; madame… »
M. Pickwick, en mettant sa tête hors des rideaux, n’avait certainement point de but bien déterminé. Cependant cela produisit instantanément un bon effet. La dame, comme nous
avons dit, était déjà près de la porte. Il fallait l’ouvrir pour arriver à l’escalier, et elle l’aurait fait sans aucun doute en un instant, si l’apparition soudaine du bonnet de nuit philosophique ne l’avait pas fait reculer jusqu’au fond de la chambre. Elle y resta immobile, considérant d’un air effaré M. Pickwick, qui à son tour la contemplait avec égarement.
« Misérable ! dit la dame, couvrant ses yeux de ses mains ; que faites-vous ici ?
– Rien, madame… rien du tout, madame… répondit M. Pickwick avec feu.
– Rien ! répéta la dame en levant les yeux.
– Rien, madame, sur mon honneur, reprit M. Pickwick en secouant sa tête d’une manière si énergique que la mèche de son bonnet s’agitait convulsivement. Madame, je me sens accablé de confusion en m’adressant à une lady avec mon bonnet de nuit sur ma tête (ici la dame arracha brusquement le sien) ; mais je ne puis l’ôter, madame. (En disant ces mots, M. Pickwick donna à son bonnet une secousse prodigieuse pour preuve de son allégation.) Maintenant, madame, il est évident pour moi que je me suis trompé de chambre à coucher, en prenant celle-ci pour la mienne. Je n’y étais pas depuis cinq minutes lorsque vous êtes entrée tout d’un coup.
– Si cette histoire improbable est réellement vraie, monsieur, répliqua la dame en sanglotant violemment, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.
– Oui, madame, avec le plus grand plaisir.
– Sur-le-champ ! monsieur.
– Certainement, madame, certainement. Je… je suis très fâché, madame, poursuivit M. Pickwick en faisant son apparition au pied du lit ; très-fâché d’avoir été la cause innocente de cette alarme et de cette émotion ; profondément affligé, madame… »
La dame montra la porte. Dans ce moment critique, dans cette situation si embarrassante, une des excellentes qualités de M. Pickwick se déploya encore admirablement. Quoiqu’il eût placé à la hâte son chapeau sur son bonnet de coton, à la manière des patrouilles bourgeoises, quoiqu’il portât ses souliers et ses guêtres dans ses mains, et son habit et son gilet sur son bras, rien ne put diminuer sa politesse naturelle.
« Je suis excessivement fâché, madame, dit-il en saluant très-bas.
– Si vous l’êtes, monsieur, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.
– Immédiatement, madame. À l’instant même, madame, dit M. Pickwick en ouvrant la porte et en laissant tomber ses souliers avec grand fracas. Je me flatte, madame, reprit-il en ramassant ses chaussures et en se retournant pour saluer encore, je me flatte que mon caractère sans tache et le respect plein de dévotion que je professe pour votre sexe plaideront en ma faveur dans cette circonstance. » Mais avant qu’il eût pu conclure cette sentence, la dame l’avait poussé dans le passage, et avait fermé et verrouillé la porte derrière lui.
Whatever grounds of self-congratulation Mr. Pickwick might have for having escaped so quietly from his late awkward situation, his present position was by no means enviable. He was alone, in an open passage, in a strange house in the middle of the night, half dressed; it was not to be supposed that he could find his way in perfect darkness to a room which he had been wholly unable to discover with a light, and if he made the slightest noise in his fruitless attempts to do so, he stood every chance of being shot at, and perhaps killed, by some wakeful traveller. He had no resource but to remain where he was until daylight appeared. So after groping his way a few paces down the passage, and, to his infinite alarm, stumbling over several pairs of boots in so doing, Mr. Pickwick crouched into a little recess in the wall, to wait for morning, as philosophically as he might.
He was not destined, however, to undergo this additional trial of patience; for he had not been long ensconced in his present concealment when, to his unspeakable horror, a man, bearing a light, appeared at the end of the passage. His horror was suddenly converted into joy, however, when he recognised the form of his faithful attendant. It was indeed Mr. Samuel Weller, who after sitting up thus late, in conversation with the boots, who was sitting up for the mail, was now about to retire to rest.
‘Sam,’ said Mr. Pickwick, suddenly appearing before him, ‘where’s my bedroom?’
Mr. Weller stared at his master with the most emphatic surprise; and it was not until the question had been repeated three several times, that he turned round, and led the way to the long-sought apartment.
‘Sam,’ said Mr. Pickwick, as he got into bed, ‘I have made one of the most extraordinary mistakes to-night, that ever were heard of.’
‘Wery likely, Sir,’ replied Mr. Weller drily.
Quelque satisfaction que notre philosophe dût ressentir d’avoir terminé aussi aisément cette épouvantable aventure, sa situation présente n’était nullement agréable. Il était seul, à moitié habillé, dans un passage ouvert, dans une maison inconnue, au milieu de la nuit. Il n’était pas supposable qu’il put retrouver, dans une parfaite obscurité, la chambre qu’il n’avait pu découvrir lorsqu’il était armé d’une lumière, et s’il faisait le plus petit bruit, dans ses inutiles recherches, il courait la chance de recevoir un coup de pistolet et peut-être d’être tué par quelque voyageur réveillé en sursaut. Il n’avait donc pas d’autre ressource que de rester où il était, jusqu’à la pointe du jour. Ainsi, après avoir fait encore quelques pas dans le corridor, en trébuchant, à sa grande alarme, sur plusieurs paires de bottes, il s’accroupit dans un angle du mur, pour attendre le matin aussi philosophiquement qu’il le pourrait.
Cependant il n’était point destiné à subir cette nouvelle épreuve de patience, car il n’y avait pas longtemps qu’il était retiré dans son coin, lorsqu’à son horreur inexprimable un homme, portant une lumière, apparut au bout du corridor. Mais cette horreur fut soudainement convertie en transports de joie lorsqu’il reconnut son fidèle serviteur. C’était en effet M. Samuel Weller qui regagnait son domicile, après être resté jusqu’alors en grande conversation avec le garçon qui attendait la diligence.
« Sam ! dit M. Pickwick, en paraissant tout à coup devant lui ; où est ma chambre à coucher ? »
Sam considéra son maître avec la surprise la plus expressive, et celui-ci avait déjà répété trois fois la même question, lorsque son domestique tourna sur son talon et le conduisit à la
chambre si longtemps cherchée. ..."
A Eatanswill. où se déroulent les élections parlementaires, Pickwick fait la connaissance de Mr. Pott, directeur de l`Eatanswill Gazette, et de la poétesse Léo Hunter. À Bury St. Edmunds, Pickwick et Sam Weller sont mystifiés par Jingle et son fidéle serviteur Job Trotter. Jingle est poursuivi jusqu`à lpswich où, la nuit,Pickwick entre involontairement dans la chambre à coucher d'une vieille dame et se trouve impliqué dans une dispute avec Mr. Peter Magnus, amoureux de cette femme. Il est traîné devant le magistrat Mr. Nupkins sous l`accusation de provocation au duel, et parvient à se faire relâcher, après avoir dénoncé le complot infâme que Jingle avait tramé contre la fille de Nupkins. La logeuse, Mrs. Bardell, s`imagine que son pensionnaire Pickwick a I`intention de l`épouser, et le cite pour rupture de promesse de mariage ; Pickwick est condamné à payer 750 livres. Comme il refuse d`obtempérer, il est emprisonné, dans la prison de Fleet : il y retrouve Jingle et Job Trotter et leur prête secours.
Quelques autres épisodes sont bien connus : les fêtes de Noël à Dingley Dell, la visite à Bath, où la personnalité de Winkle prend un grand relief, tout d`abord dans son aventure avec Dowler, le fanfaron. puis à cause de la cour qu`il fait à Arabelle Allen. Une série d`incidents a trait aux relations entre Tony Weller, pére de Sam, et sa deuxième femme, à la mort de cette dernière et à la défaite du gros mangeur et ivrogne, Mr. Stiggins. pasteur adjoint de la Ebenezer Temperance Association. Une autre série d`incidents décrit les affaires de Bob Sawyer et de Benjamin Allen, étudiants en médecine et ensuite médecins débutants.
Ce roman bien victorien s`achève par des mariages, celui de la soeur d`Allen, Annabelle, avec Winkle et celui d'Emily Wardle avec Snodgrass. Mr. Pickwick, avec ses idées austères sur la vie, est l`élément unificateur de cet ensemble d`épisodes et de caractères. Toutefois, le personnage le plus original reste celui de Sam Weller. philosophe réaliste, qui prend le contre-pied de l'idéalisme de Pickwick et qui est animé par un esprit pratique débordant de vitalité et d'humour. A l'exception d`un ou deux individus (comme Mr. Wardle), tous les autres personnages sont des filous, comme Stiggins. Jingle et son fidèle Job Trotter. ou les avocats Dodson et Foggdes, des charlatans ou des êtres extravagants, comme Mr. Pott ou le jaloux Mr. Magnus. De nombreux snobs font leur apparition dans le récit du séjour à Bath ; Allen et Sawyer sont des caricatures de médecins dépassant le ton de la plaisanterie malicieuse pure et simple. Un véritable univers évolue et s`agite dans cette fraîche création de jeunesse de Dickens, qui contient en puissance presque toute son œuvre postérieure ...
Oliver Twist, or, The Parish Boy's Progress (Dickens, 1838)
Les Aventures d'Olivier Twist
Publié en vingt-quatre feuilletons mensuels dans la revue Bentley's Miscellany, entre février 1837 et avril 1839, conte comment Olivier, enfant trouvé,
tombe dans l'engrenage du crime : placé et élevé dans un orphelinat; il devient vite le souffre-douleur du cruel bedeau Bumble qui pour s'en débarrasser, le place comme apprenti chez un fabricant
de cercueils. Maltraité, Olivier s'enfuit à Londres où il est enrôlé dans une bande d'enfants-voleurs dirigé par Fagin, un homme redoutable, pour être finalement arraché à une cruelle destinée
par une prostituée au grand cœur et un vieillard généreux, qui s'avérera être un proche parent...
"For a week after the commission of the impious and profane offence of asking for more, Oliver remained a close prisoner in the dark and solitary room to which he had been consigned by the wisdom and mercy of the board. It appears, at first sight not unreasonable to suppose, that, if he had entertained a becoming feeling of respect for the prediction of the gentleman in the white waistcoat, he would have established that sage individual's prophetic character, once and for ever, by tying one end of his pocket-handkerchief to a hook in the wall, and attaching himself to the other. To the performance of this feat, however, there was one obstacle: namely, that pocket-handkerchiefs being decided articles of luxury, had been, for all future times and ages, removed from the noses of paupers by the express order of the board, in council assembled: solemnly given and pronounced under their hands and seals. There was a still greater obstacle in Oliver's youth and childishness. He only cried bitterly all day; and, when the long, dismal night came on, spread his little hands before his eyes to shut out the darkness, and crouching in the corner, tried to sleep: ever and anon waking with a start and tremble, and drawing himself closer and closer to the wall, as if to feel even its cold hard surface were a protection in the gloom and loneliness which surrounded him...."
"Après avoir commis le crime impardonnable de redemander du gruau, Olivier resta pendant huit jours étroitement enfermé dans le cachot où l’avaient envoyé la miséricorde et la sagesse du conseil d’administration. On pouvait supposer, au premier abord, que, s’il eût accueilli avec respect la prédiction du monsieur au gilet blanc, il aurait pu établir, une fois pour toutes, la réputation prophétique de ce sage administrateur, en accrochant un bout de son mouchoir à un clou dans la muraille, et en se suspendant à l’autre. Il n’y avait qu’un obstacle à l’exécution de cet acte : c’est que, par ordre exprès du conseil, signé, paraphé et scellé de tous les membres, les mouchoirs, étant considérés comme objets de luxe, avaient été, à toujours, interdits aux pauvres du dépôt ; l’âge si tendre d’Olivier était un second obstacle aussi sérieux ; il se contenta de pleurer amèrement pendant des journées entières ; et, quand venaient les longues et tristes heures de la nuit, il mettait ses petites mains devant ses yeux pour ne pas voir l’obscurité, et se blottissait dans un coin pour tâcher de dormir ; parfois il s’éveillait en sursaut et tout tremblant ; il se collait contre le mur, comme s’il trouvait, à toucher cette surface dure et froide, une protection contre les ténèbres et la solitude qui l’environnaient..."
"Olivier Twist" est une œuvre de tendance sociale et philanthropique, qui cherche à détruire cette fausse image que les romanciers d'alors donnaient du monde des délinquants. Dickens visait plus particulièrement les romans de W. H. Ainsworth (1805-1882), par ailleurs fort proche de lui, et ceux de E. Bulwer-Lytton (1803-1873). ll se donne pour tâche de montrer comment naît la criminalité et comment une vie de perdition est loin d`étre cette expérience intéressante dont se bercent les romantiques. Olivier Twist, né de parents inconnus et abandonné dans un hospice, se révèle la victime du système d`éducation auquel sont soumis tous ses semblables. Bumble, le bedeau de la paroisse, prend un plaisir ignoble à fouetter le malheureux enfant, de sorte qu`Olivier s'enfuit et se rend à Londres où il rencontre un jeune garçon qui le livre à une bande de voleurs. Cette bande a pour chef le vieux Fagin, un juif receleur dont le repaire est une grande maison en ruine, sise dans les quartiers pauvres. Les principaux membres de la troupe sont : le jeune voleur-à-la tire Artful Dogder (Filou), celui-là même qui a entrainé Olivier; le cambrioleur Bill Sikes, véritable brute, et sa compagne Nancy ; Charley, Bates et le lâche Noah Claypole. Les uns et les autres cherchent à faire de leur nouvelle recrue un voleur. Quelque temps après, Olivier échappe à ses sinistres compagnons et est recueilli par Mr. Brownlow. Repris par la bande, Olivier est livré à un immonde personnage, le sieur Monks, qui entreprend de l'instruire dans les secrets du métier. Olivier accompagne Bill Sikes et le seconde dans une tentative d'effraction; il est blessé par une arme à feu. C'est alors qu'une certaine Mrs. Maylie et sa protégée Rose viennent à son secours et le traitent avec une grande bonté. Elles l'hébergent quelque temps. Mais le courant de cette vie aventureuse ne cesse d'emporter le jeune Olivier. Désireuse de se racheter, Nancy révèle à Rose que Monks connaît les parents d`Olivier, qu`il veut détruire toute preuve, et qu`il existe une parenté entre Olivier et Rose. Mais Nancy paye de sa vie cette bonne action. Mis au courant des démarches de sa compagne, Bill Sikes la tue. On va pourchasser l'assassin, qui meurt accidentellement. Le reste de la bande est livré à la justice et Fagin condamné à mort. Menacé d`une dénonciation, Monks se donne pour le frère d`Olivier. Il révèle que l'enfant est le fils illégitime d'Edwin Leeford et de l'infortunée petite Agnès Fleming. La femme légitime de Leeford s`était présentée au père d`Agnès pour lui découvrir l`infidélité de son époux et le déshonneur de sa fille; de sorte que le vieillard était mort de chagrin et que la jeune fille s'était enfuie. De son côté, Monks avait assisté la femme de Leeford sur son lit de mort et lui avait juré de perdre Olivier, raison pour laquelle il avait tenté de le dévoyer. Du même coup, l`on s`aperçoit que Rose est la sœur de la pauvre Agnès Fleming, et donc la tante d'Olivier. L`un et l`autre sont adoptés par Mr. Brownlow; Monks émigre et meurt en prison. Bumble achève misérablement son existence dans cet hospice dont il était autrefois directeur. L`intrigue parait assez conventionnelle, et aboutit au triomphe des bons sur les méchants, après que les uns et les autres aient connu maintes tribulations.
Cependant, les descriptions des bas-fonds de Londres restent mémorables ...
"... Jack Dawkins ne voulut pas entrer à Londres avant la nuit, et il était près d’onze heures quand ils arrivèrent à la barrière d’Islington. Ils passèrent par la rue Saint-Jean, descendirent la petite rue qui aboutit au théâtre de Sadlerwell, longèrent Exmouth-Street et Coppice-Row, puis la petite cour près du dépôt de mendicité ; ils traversèrent ensuite le terrain classique qui se nommait jadis Hokley in the Hole ; ils gagnèrent Little SaffronHill et Saffron-Hill the Great, que le rusé matois franchit d’un pas rapide, en recommandant à Olivier de le suivre de près.
Quoique Olivier eût assez à faire pour ne pas perdre de vue son guide, il ne put s’empêcher de jeter en passant quelques regards furtifs des deux côtés de la rue : c’était l’endroit le plus sale et le plus misérable qu’il eût jamais vu. La rue était étroite et humide, et l’air était chargé de miasmes fétides. Il y avait un assez grand nombre de petites boutiques, dont tout l’étalage consistait en un tas d’enfants qui criaient à qui mieux mieux, malgré l’heure avancée de la nuit. Les seuls endroits qui parussent prospérer au milieu de la misère générale, étaient les tavernes, où des Irlandais de la lie du peuple, c’est-à-dire la lie de l’espèce humaine, se querellaient de toutes leurs forces. De petites ruelles et des passages couverts, qui çà et là aboutissaient à la rue principale, laissaient voir quelques chétives maisons, devant lesquelles des hommes et des femmes ivres se vautraient dans la boue ; et parfois on voyait sortir avec précaution de ces repaires des individus à figure sinistre, dont, selon toute apparence, les intentions n’étaient ni louables ni rassurantes.
Olivier se demandait s’il ne ferait pas mieux de se sauver, quand ils atteignirent le bout de la rue. Son guide le prît par le bras, poussa la porte d’une maison proche de Fieldlane, le fit entrer dans une allée et referma la porte derrière lui.
« Qui va là ? cria une voix en réponse à un sifflet du matois.
– Plummy et Slam ! » fut la réponse.
C’était sans doute un signal ou un mot d’ordre pour indiquer que tout allait bien. La faible lueur d’une chandelle éclaira le mur au fond de l’allée, et l’on vit paraître une tête au niveau du sol, derrière la rampe brisée d’un escalier qui menait jadis à une cuisine.
« Vous êtes deux, dit l’homme en haussant la chandelle et en mettent la main au-dessus de ses yeux pour mieux distinguer les objets ; qui est l’autre ?
– Une nouvelle recrue, répondit Jack Dawkins en faisant avancer Olivier.
– D’où vient-il ?
– Du pays des innocents. Fagin est-il en haut ?
– Oui, il assortit les mouchoirs. Montez. »
L’homme disparut, et ils restèrent dans les ténèbres.
Toujours entraîné par son compagnon qui lui serrait fortement la main, Olivier cherchait de l’autre sa route à tâtons. Il gravit difficilement, dans l’obscurité, les degrés en ruine que son guide enjambait avec une prestesse qui montrait qu’il connaissait parfaitement ce chemin ; il poussa la porte d’une chambre de derrière et y introduisit Olivier. Les murs et le plafond étaient noircis par le temps et la malpropreté. Devant le feu, sur une table de sapin, se trouvaient une chandelle fixée dans le goulot d’une bouteille de grès, deux ou trois pots d’étain, un pain, du beurre et une assiette. Des saucisses cuisaient dans une poêle dont la queue était attachée avec une ficelle au manteau de la cheminée, et auprès se tenait un vieux juif, une fourchette à la main. Son visage était couvert de rides, et ses traits ignobles et repoussants étaient en partie cachés par une épaisse chevelure rousse ; il portait une sale robe de chambre de flanelle, n’avait pas de cravate, et semblait partager son attention entre la poêle et une corde à laquelle pendaient un grand nombre de foulards. Plusieurs méchants lits, faits avec de vieux sacs, étaient disposés l’un près de l’autre sur le plancher. Autour de la table, quatre ou cinq enfants de l’âge du Matois fumaient leur pipe et buvaient des liqueurs en se donnant des airs de grands garçons ; ils entourèrent leur camarade, qui dit au juif quelques mots à voix basse ; puis ils se tournèrent en riant vers Olivier, ainsi que le juif qui tenait toujours sa fourchette.
« Je vous présente mon ami Olivier Twist, » dit Jack Dawkins.
Le juif rit en grimaçant. Il fit un profond salut à Olivier, le prit par la main et dit qu’il espérait avoir l’honneur de faire avec lui plus ample connaissance. Alors les petits fumeurs l’entourèrent, lui donnèrent de solides poignées de main, de manière à faire tomber son petit paquet ; l’un d’eux s’empressa de le débarrasser de sa casquette ; un autre eut l’obligeance de fouiller ses poches pour lui épargner, vu son état de fatigue, la peine de les vider avant de se coucher. Les politesses ne se seraient sans doute pas bornées là, sans les coups de fourchette que le juif prodigua généreusement sur la tête et les épaules de ces complaisants petits drôles.
« Nous sommes charmés de te voir, Olivier, dit le juif. Matois, tire du feu les saucisses et approche un baquet pour faire asseoir Olivier. Ah ! tu regardes avec étonnement les mouchoirs ! en voilà une belle collection, hein, mon ami ? Nous venons justement de les préparer pour la lessive. Voilà tout, Olivier, voilà tout ; ah ! ah ! ah ! »
Les derniers mots du juif furent accueillis avec acclamation par ses jeunes élèves, puis on se mit à souper.
Olivier mangea sa part ; ensuite le juif lui versa un verre de grog au genièvre, en lui recommandant de le boire d’un trait, parce qu’un autre convive avait besoin de son verre. Olivier obéit ; bientôt il se sentit porté doucement sur un des sacs et s’endormit d’un profond sommeil..." (chap. VIII)
"Nicholas Nickleby" (Dickens,1839)
"I shall never regret doing as I have - never, if I starve or beg in consequence", - "je ne regretterai jamais d’avoir fait ce que j’ai fait - jamais, si je meurs de faim ou si je mendie en conséquence" -, ... Lorsque Nicholas Nickleby est laissé sans le sou après la mort de son père, il fait appel à son riche oncle pour l’aider à trouver du travail et à protéger sa mère et sa sœur. Mais Ralph Nickleby se montre à la fois dur au cœur et sans scrupules, et Nicholas se retrouve obligé de faire son propre chemin dans le monde. Ses aventures ont donné à Dickens l’occasion de dépeindre une extraordinaire galerie de voyous et d’excentriques : Wackford Squeers, le directeur tyrannique de Dotheboys Hall, une école pour garçons indésirables; l’orphelin lent d’esprit Smike, Comme beaucoup de romans de Dickens, "Nicholas Nickleby" se caractérise par son indignation face à la cruauté et à l’injustice sociale ...
CHAPITRE XXVI.- Danger réel qui menace le repos de Mlle Nickleby.
"Nous sommes transportés dans une longue file de pièces magnifiques d’un appartement de Regent-street. Pour les classes tristes et laborieuses, il est déjà trois heures de l’après-midi ; pour les oisifs et les gens de plaisir, le matin se lève à peine. Les personnages sont lord Frédérick Verisopht et son ami sir Mulberry Hawk.
Ces beaux fils étaient étendus nonchalamment, chacun sur un sofa, et séparés seulement l’un de l’autre par une table sur laquelle on voyait servis, dans une riche confusion, les éléments d’un déjeuner encore intact. Des journaux jonchaient la chambre ; mais, comme les mets qui décoraient la table, ils étaient restés là sans qu’on y eût seulement touché : et cependant, ce n’était pas l’entraînement de la conversation qui pouvait nuire aux séductions des feuilles publiques, car les deux convives n’échangeaient pas un mot ensemble, pas un son ne se faisait entendre, excepté peut-être le bruit d’un mouvement que faisait l’un ou l’autre pour accommoder le coussin sur lequel il reposait, aux besoins de sa tête appesantie : alors une exclamation d’impatience qui trahissait son malaise semblait réveiller chez son compagnon un sentiment analogue.
On en voyait assez déjà pour comprendre les excès de débauche auxquels ils s’étaient livrés la veille ; mais il y avait encore bien d’autres signes des divers amusements dans lesquels ils avaient passé la soirée précédente. Des billes de billard sales et gluantes, deux chapeaux bossués, une bouteille de vin de Champagne avec un gant malpropre tortillé autour du goulot pour être plus ferme dans la main de celui qui voudrait s’en faire une arme offensive, une canne en morceaux, une boîte à jeu sans couvercle, une bourse vide, un chaîne de montre arrachée, une poignée d’argent pêle-mêle avec des fragments de cigares à demi fumés, dans des cendres de tabac réduit en poussière, témoignaient, avec bien d’autres traces non moins évidentes, du trouble et du désordre nés des orgies élégantes de la nuit précédente.
Lord Frédérick Verisopht fut le premier à ouvrir la bouche.
Laissant tomber ses pieds chaussés de pantoufles sur le parquet et poussant un long bâillement, il fit des efforts pour se mettre sur son séant, et tourna ses yeux pleins d’une triste langueur vers son ami, en l’appelant d’une voix avinée.
« Hallo ! répondit sir Mulberry en se retournant.
– Est-ce que nous allons rester là toute la journée ? dit le lord.
– Ma foi ! je ne sais pas si nous sommes capables de faire autre chose, au moins pour un bout de temps, répliqua sir Mulberry ; pour moi, je n’ai pas pour deux liards de vie dans le corps ce matin.
– La vie ! cria lord Verisopht ; eh bien ! moi, il me semble qu’il ne pourrait rien m’arriver de meilleur et de plus agréable que de mourir tout de suite.
– Alors, qui vous empêche de mourir ? » dit sir Mulberry.
Et là-dessus, il se retourna de l’autre côté, comme un homme qui veut encore essayer de faire un somme. L’élève distingué d’un maître aussi fameux approcha sa chaise de la table pour tâter de quelques mets, mais son appétit s’y refusa ; il se traîna jusqu’à la fenêtre, fit quelques tours dans la chambre en portant les mains à sa tête où bouillonnait la fièvre, et finalement se jeta encore sur son sofa, appelant de nouveau son compagnon endormi.
« Que diable me voulez-vous ? » grommela sir Mulberry se redressant sur son coude.
Malgré la mauvaise humeur bien visible dont il prononça ces paroles, sans doute il ne se crut pas tout à fait maître de rester ainsi en silence, car, après s’être étendu bien des fois, après avoir déclaré en frissonnant qu’il faisait un froid infernal, il essaya à son tour de goûter au déjeuner, et se trouvant moins de répugnance pour y faire honneur que son ami moins robuste, il s’installa à la table.
« Dites donc ! commença-t-il en tenant un morceau à la pointe de sa fourchette ; si nous en revenions à cette amour de Nickleby ?
– Quel amour de Nickleby ? l’usurier ou la fille ? demanda Verisopht.
– Vous savez bien ce que je veux dire, répliqua sir Mulberry ; la fille, parbleu !
– Vous m’aviez promis de me la trouver, dit lord Verisopht.
– C’est vrai ; mais j’y ai réfléchi depuis, vous aviez l’air de vous défier de moi ; en ce cas, cherchez-la vous-même...."
Charles Dickens se proposait de dénoncer les traitements scandaleux qui étaient infligés aux enfants des écoles privées du Yorkshire. Il avait pu se rendre compte personnellement de l`état des choses. Quelques scènes de ce roman. pour lequel Dickens s'inspira de Smollett, sont dignes de l'auteur des "Aventures de Roderick Random" et du "Voyage de Humphry Clinker". L`intrigue est gauche et compliquée, mais elle ne sert qu'à mettre en contact, avec un grand déploiement de pittoresque, les personnages les plus divers, pour la plupart excentriques. Nicolas (jeune garçon âgé de dix-neuf ans et doué de sentiments généreux), sa mère et sa sœur Kate (bonnes personnes. mais fort ennuyeuses) restent sans un sou à la mort du chef de famille. Ils en appellent alors aux bons sentiments de l`oncle Ralph Nickleby, le type même de l`avare et du tyran qu'indisposent fort évidemment les allures indépendantes de Nicolas. Le jeune homme est placé comme surveillant à Dotheboys Hall, où Wackford Squeers, sous prétexte d'éducation, maltraite et fait mourir de faim une quarantaine de petits garçons, ayant choisi pour souffre-douleur le malheureux Smike, qui est un peu simple d`esprit. Cet indigne spectacle fait perdre à Nicolas tout contrôle sur lui-même : il bâtonne Squeers et s'enfuit avec Smike, qui lui est désespérément attaché.
Les deux compagnons arrivent à subsister quelque temps en jouant dans une troupe de province, dont le directeur est Vincent Crummles ; puis ils entrent au service des frères Cheeryble. lls arrivent à temps pour sauver la sœur de Nicolas, Kate, que sir Mulberry Hawk cherchait à séduire, et qui était alors en apprentissage chez une couturière, Mrs. Mantalini. Enfin Nicolas parvient à rendre un foyer à sa mère et à sa sœur. Ayant fait la connaissance de Madeline Bray, personnage aussi conventionnel que l`oncle Ralph ou Kate, et qui est une jeune fille douée des plus grands mérites, il en tombe amoureux. Madeline vit aux côtés d`un père égoïste et semble être une victime toute désignée pour les noires intrigues de l`oncle Nickleby et d`un autre usurier de la même eau, l'infâme Gride, qui remue ciel et terre pour obtenir sa main.
Exaspéré de voir échouer ses plans, et attribuant cet insuccès à Nicolas, l`oncle Ralph va s`efforcer de créer un malentendu entre son neveu et Smike, afin de les détacher l`un de l'autre. Smike succombe à ces machinations. mais toutes les menées de Ralph sont mises à jour, grâce à Newman Noggs, son extravagant employé. Se voyant au bord de la ruine, menacé d`une mise en accusation publique, et bouleversé d`avoir découvert que Smike est son propre fils, Ralph se pend. Nicolas épouse Madeline, et Kate le neveu des Cheeryble, Frank : Squeers est déporté et Gride assassiné...
The Old Curiosity Shop (Dickens, 1841)
- Le Magasin d'antiquités
Publié, en compagnie de quelques nouvelles, dans son anecdotique et éphémère revue Master Humphry's Clock, parue de 1840 à 1841, "Le Magasin
d'antiquités" relate la fuite à travers l'Angleterre de la petite Nell et de son grand-père, poursuivis par un horrible usurier, nain et rapace, Mr Quilp. Une galerie de seconds rôles s'agite sur
la toile de fond que représente alors cette Angleterre industrielle dépourvue d'humanité. . Le mélodrame victorien par excellence, aussi
émouvant aujourd’hui qu'hier....
"Let moralists and philosophers say what they may, it is very questionable whether a guilty man would have felt half as much misery that night, as Kit
did, being innocent. The world, being in the constant commission of vast quantities of injustice, is a little too apt to comfort itself with the idea that if the victim of its falsehood and
malice have a clear conscience, he cannot fail to be sustained under his trials, and somehow or other to come right at last; ‘in which case,’ say they who have hunted him down, ‘--though we
certainly don’t expect it--nobody will be better pleased than we.’ Whereas, the world would do well to reflect, that injustice is in itself, to every generous and properly constituted mind,
an injury, of all others the most insufferable, the most torturing, and the most hard to bear; and that many clear consciences have gone to their account elsewhere, and many sound hearts have
broken, because of this very reason; the knowledge of their own deserts only aggravating their sufferings, and rendering them the less endurable.
The world, however, was not in fault in Kit’s case. But Kit was innocent; and knowing this, and feeling that his best friends deemed him
guilty--that Mr and Mrs Garland would look upon him as a monster of ingratitude--that Barbara would associate him with all that was bad and criminal--that the pony would consider himself
forsaken--and that even his own mother might perhaps yield to the strong appearances against him, and believe him to be the wretch he seemed--knowing and feeling all this, he experienced, at
first, an agony of mind which no words can describe, and walked up and down the little cell in which he was locked up for the night, almost beside himself with grief.
Even when the violence of these emotions had in some degree subsided, and he was beginning to grow more calm, there came into his mind a new thought,
the anguish of which was scarcely less. The child--the bright star of the simple fellow’s life--she, who always came back upon him like a beautiful dream--who had made the poorest part of
his existence, the happiest and best--who had ever been so gentle, and considerate, and good--if she were ever to hear of this, what would she think! As this idea occurred to him, the walls
of the prison seemed to melt away, and the old place to reveal itself in their stead, as it was wont to be on winter nights--the fireside, the little supper table, the old man’s hat, and coat,
and stick--the half-opened door, leading to her little room--they were all there. And Nell herself was there, and he--both laughing heartily as they had often done--and when he had got as
far as this, Kit could go no farther, but flung himself upon his poor bedstead and wept. It was a long night, which seemed as though it would have no end; but he slept too, and dreamed--always of
being at liberty, and roving about, now with one person and now with another, but ever with a vague dread of being recalled to prison; not that prison, but one which was in itself a dim idea--not
of a place, but of a care and sorrow: of something oppressive and always present, and yet impossible to define. At last, the morning dawned, and there was the jail itself--cold, black, and
dreary, and very real indeed...."
".... Les moralistes et les philosophes diront tout ce qu’ils voudront, il est permis de se demander si un coupable eût éprouvé la moitié au moins de
l’angoisse que Kit, malgré son innocence, ressentit cette première nuit. Le monde, rempli comme il l’est d’une foule énorme d’injustices, est un peu trop enclin à se décharger de toute
responsabilité, grâce à cet axiome, que, si la victime de sa fausseté et de sa malice a la conscience nette, elle ne pourra manquer
de se tirer d’affaire, et que, de manière ou d’autre, le bon droit triomphera à la fin ; auquel cas ceux-là mêmes qui ont plongé le malheureux dans l’embarras, en sont quittes pour dire : « À
coup sûr, nous ne nous y attendions pas, mais nous en sommes bien heureux. » Le monde, au contraire, devrait songer que, de toutes les iniquités sociales, l’injustice est
pour une âme généreuse et élevée la plus insupportable, celle peut-être qui inflige le plus de tortures. ; et qu’il n’en faut pas davantage pour avoir
égaré plus d’une conscience, et brisé plus d’un noble coeur : car le sentiment de leur innocence ne pouvait qu’aggraver leur souffrance et leur en rendre le poids doublement
douloureux.
Cependant il n’y avait rien ici à imputer aux erreurs du monde ; Kit était innocent, mais son innocence même et l’idée que ses meilleurs amis ne l’en
jugeaient pas moins coupable ; que M. et mistress Garland le regarderaient comme un monstre d’ingratitude ; que Barbe le confondrait avec tout ce qu’il y avait de plus méchant et de plus criminel
; que le poney se croirait abandonné par son ami ; que sa mère elle-même pourrait se laisser aller à la force des apparences qui s’élevaient contre lui et lui imputer sérieusement la faute qu’il
semblait avoir commise ; tout cela le plongea d’abord dans un accablement d’esprit inexprimable. Il était presque fou de chagrin, et il arpentait en tous sens la petite cellule dans laquelle on
l’avait enfermé pour la nuit.
Même quand la violence de ces émotions premières se fut un peu apaisée ; quand le prisonnier eut commencé à devenir plus calme, une angoisse nouvelle
s’empara de son esprit, et celle-là était à peine moins cruelle que le reste. L’enfant, cette brillante étoile qui avait rayonné sur son humble existence ; l’enfant, qui toujours se représentait
à son souvenir comme un
beau rêve ; l’enfant qui avait fait, de la partie de sa vie la plus pauvre et la plus misérable, la plus heureuse et la meilleure ; que penserait-elle
si elle venait à apprendre cet événement !…
Quand cette idée vint se présenter à son esprit, les murs de la prison semblèrent s’écrouler pour faire place à la vieille boutique d’autrefois, telle
qu’elle était par les nuits d’hiver, avec le foyer, avec le souper sur la petite table, avec le chapeau, l’habit et la canne du vieillard, avec cette porte demi-close qui menait à la chambrette
de l’enfant : tout revivait dans son souvenir, tout était à sa place. Nell y était, et lui aussi, tous deux riant de bon coeur comme ils avaient fait souvent ; et après s’être égaré dans ces
douces visions, Kit ne put aller plus loin ; il se jeta sur sa misérable couchette pour s’abandonner à ses larmes.
Qu’elle fut longue cette nuit-là ! longue à n’en plus finir ! Cependant Kit s’endormit et rêva. Il se voyait toujours en liberté et cheminant tantôt
avec une personne, tantôt avec une autre ; mais une vague crainte d’être remis en prison traversait constamment ces rêves : ce n’était pas cette prison même qui s’offrait à son imagination, mais
bien plutôt une idée lugubre, l’image sombre sinon d’un cachot, du moins de la tristesse et de la peine, l’image d’un événement accablant, image toujours présente, quoique toujours
indéfinissable.L’aube apparut enfin, et avec elle la réalité froide, noire, effrayante, la réalité en un mot...
CHAPITRE PREMIER.
"Although I am an old man, night is generally my time for walking. In the summer I often leave home early in the morning, and roam about fields and lanes all day, or even escape for days or weeks together; but, saving in the country, I seldom go out until after dark, though, Heaven be thanked, I love its light and feel the cheerfulness it sheds upon the earth, as much as any creature living.
I have fallen insensibly into this habit, both because it favours my infirmity and because it affords me greater opportunity of speculating on the characters and occupations of those who fill the streets. The glare and hurry of broad noon are not adapted to idle pursuits like mine; a glimpse of passing faces caught by the light of a street-lamp or a shop window is often better for my purpose than their full revelation in the daylight; and, if I must add the truth, night is kinder in this respect than day, which too often destroys an air-built castle at the moment of its completion, without the least ceremony or remorse.
"Quoique je sois vieux, la nuit est généralement le temps où je me plais à me promener. Souvent, dans l’été, je quitte mon logis dès l’aube du matin, et j’erre tout le long du jour par les champs et les ruelles écartées, ou même je m’échappe durant plusieurs journées ou plusieurs semaines de suite ; mais, à moins que je ne sois à la campagne, je ne sors guère qu’après le soleil couché, bien que, grâce au ciel, j’aime autant que toute autre créature vivante ses rayons et la douce gaieté dont ils animent la terre.
Cette habitude, je l’ai insensiblement contractée ; d’abord, parce qu’elle est favorable à mon infirmité, et ensuite parce qu’elle me fournit le meilleur moyen d’établir mes observations sur le caractère et les occupations des gens qui remplissent les rues. L’éblouissement de l’heure de midi, le va-et-vient confus qui règne alors, conviendraient mal à des investigations paresseuses comme les miennes : à la clarté d’un réverbère, ou par l’ouverture d’une boutique, je saisis un trait des figures qui passent devant moi, et cela sert mieux mon dessein que de les contempler en pleine lumière : pour dire vrai, la nuit est plus favorable à cet égard que le jour, qui, trop fréquemment, détruit, sans souci ni cérémonie, un château bâti en l’air, au moment où on va l’achever.
That constant pacing to and fro, that never-ending restlessness, that incessant tread of feet wearing the rough stones smooth and glossy—is it not a wonder how the dwellers in narrows ways can bear to hear it!
N’est-ce pas un miracle que les habitants des rues étroites puissent supporter ces allées et venues continuelles, ce mouvement qui n’a jamais de halte, cet incessant frottement de pieds sur les dures pierres du pavé qui finissent par en devenir polies et luisantes ! Songez à un pauvre malade, sur une place telle que Saint-Martin’s Court, écoutant le bruit des pas, et, au sein de sa peine et de sa souffrance, obligé, malgré lui, comme si c’était une tâche qu’il dût remplir, de distinguer le pas d’un enfant de celui d’un homme, le mendiant en savates de l’élégant, bien botté, le flâneur de l’affairé, la démarche pesante du pauvre paria qui erre à l’aventure, de l’allure rapide de l’homme qui court à la recherche du plaisir ; songez au bourdonnement, au tumulte dont les sens du malade sont constamment accablés ; songez à ce courant de vie sans aucun temps d’arrêt, et qui va, va, va, tombant à travers ses rêves troublés, comme s’il était condamné à se voir couché mort, mais ayant conscience de son état, dans un cimetière bruyant, sans pouvoir espérer de repos pour les siècles à venir !
Ainsi, quand la foule passe et repasse sans cesse sur les ponts, du moins sur ceux qui sont libres de tout droit de péage, dans les belles soirées, les uns s’arrêtent à regarder nonchalamment couler l’eau avec l’idée vague qu’elle coulera tout à l’heure entre de verts rivages qui s’élargiront de plus en plus, jusqu’à ce qu’ils se confondent avec la mer ; les autres se soulagent du poids de leurs lourds fardeaux et pensent, en regardant par-dessus le parapet, que vivre, c’est fumer et goûter un plein farniente, et que le comble du bonheur consiste à dormir au soleil sur un morceau de voile goudronnée, au fond d’une barque étroite et immobile, d’autres, enfin, et c’est une classe toute différente, déposent là des fardeaux bien autrement lourds, se rappelant avoir entendu dire, ou avoir quelque part lu dans le passé, que se noyer n’est pas une mort cruelle, mais, de tous les moyens de suicide, le plus facile et le meilleur.
Le matin aussi, soit au printemps, soit dans l’été, il faut voir Covent-Garden-Market, lorsque le doux parfum des fleurs embaume l’air, effaçant jusqu’aux vapeurs malsaines des désordres de la nuit précédente, et rendant à moitié folle de joie la grive au sombre plumage, dont la cage avait été suspendue, du rant toute la nuit, à une fenêtre du grenier. Pauvre oiseau ! le seul être du voisinage, peut-être, qui s’intéresse par sa nature au sort des autres petits captifs étalés là déjà, le long du chemin ; les uns évitant les mains brûlantes des amateurs avinés qui les marchandent ; les autres s’étouffant en se serrant, en se blottissant contre leurs compagnons d’esclavage, attendant que quelque chaland plus sobre et plus humain réclame pour eux quelques gouttes d’eau fraîche qui puissent étancher leur soif et rafraîchir leur plumage3 ! Cependant quelque vieux clerc, qui passe par là pour aller à son bureau, se demande, en jetant les yeux sur les tourterelles, qu’est-ce donc qui lui fait rêver bois, prairies et campagnes.
Mais je n’ai pas ici pour objet de m’étendre au long sur mes promenades. L’histoire que je vais raconter tire son origine d’une de ces pérégrinations, dont j’ai été amené à parler d’abord en guise de préface.
Une nuit, je m’étais mis à rôder dans la Cité. Je marchais lentement, selon ma coutume, méditant sur une foule de sujets. Soudain, je fus arrêté par une question dont je ne saisis pas bien la portée, quoiqu’elle semblât cependant m’être adressée : la voix qui l’avait prononcée était pleine d’une douceur charmante qui me frappa le plus agréablement du monde. Je m’empressai de me retourner et aperçus, à la hauteur de mon coude, une jolie petite fille qui me priait de lui indiquer une certaine rue située à une distance considérable, et par conséquent dans une tout autre partie de la ville.
- D’ici là, lui dis-je, mon enfant, il y a une bien grande distance..."
Après "Nicolas Nickcleby" et le "Magasin d'Antiquités", vinrent les "Contes de Noël", qui sont une vigoureuse protestation contre les vices grands et petits dont la Société lui avait présenté les images. Triste est le Noël des riches! semble nous dire l`écrivain... Enfermés dans leur égoïsme, rongés par l'avarice, ils ont perdu le pouvoir de goûter, en toute innocence, la douceur divinement enfantine de cette fête. Seuls les pauvres, mais surtout ceux qui accomplissent une bonne action, possèdent l'immense richesse de connaître la paix de la terre et du ciel....
"A Christmas Caro!" est le plus fameux des contes de Noël du romancier anglais, publié en 1843. Scrooge, un vieil avare, est visité la veille de Noël par le spectre de Marley, son ancien associé. Celui-ci lui annonce qu'il sera également visité par toute une série de visions du passé, du présent et de l'avenir; il recevra ainsi une sorte d'avertissement et apprendra ce que sera sa propre mort, s'il ne change pas bientôt de vie. Immédiatement transformé, Scrooge se révèle un autre homme, le matin de Noël : il envoie une dinde à son employé, Bob Cratchit, qu`il a toujours malmené ; il se réjouit de participer aux œuvres de bienfaisance de la Noël et se comporte comme un vieillard sociable et charitable...
"American Notes For General Circulation" (1842, Charles Dickens)
Quand Charles Dickens partit pour l’Amérique en 1842, il était l’homme le plus célèbre de son époque pour y voyager - mu par la curiosité d'observer cette nouvelle civilisation révolutionnaire qui avait tant captivé l’imagination anglaise. Ses descriptions franches et souvent humoristiques couvrent tout, de son voyage en mer comiquement misérable à son étonnement total devant la magnificence des chutes Niagara, alors qu’il a également visité des hôpitaux, des prisons et des tribunaux et les a trouvés exemplaires. Mais l’opinion de Dickens sur l’Amérique comme une terre gouvernée par l’argent, construite sur l’esclavage, avec une presse corrompue et des manières répugnantes, provoquera une réaction hostile des deux côtés de l’Atlantique....
"Martin Chuzzlewit" (1844, Charles Dickens)
Tout en écrivant "Martin Chuzzlewit", son sixième roman ("immeasurably the best of my stories"), Dickens était alors déjà célèbre en tant qu’auteur des Pickwick Papers et d’Oliver Twist. Situé en partie en Amérique, que Dickens avait visité en 1842, le roman comprend une satire brûlante sur les États-Unis. Martin Chuzzlewit est l’histoire de deux Chuzzlewits, Martin et Jonas, qui ont hérité de l’égoïsme caractéristique de Chuzzlewit. Il oppose leurs divers destins de rédemption morale et de succès mondain pour l’un, avec un crime de plus en plus désespéré pour l’autre. Cette puissante comédie noire implique hypocrisie, cupidité et chantage, ainsi que la plus célèbre des grotesques de Dickens, Mme Gamp....
"... Cette Mme Gamp, était une grosse vieille femme avec une voix de rogomme et l’œil humide ; elle possédait un talent remarquable pour tourner ses yeux et n’en montrer que le blanc. Comme elle avait le cou très-court, elle ne savait comment faire pour regarder, s’il est permis de parler ainsi, par-dessus sa tête, les personnes à qui elle parlait. Elle portait une robe noire toute crasseuse, et que l’usage du tabac rendait plus sale encore ; le châle et le chapeau étaient à l’avenant. Par principe et depuis un temps immémorial, elle s’affublait, en semblable occasion, de ces articles de toilette passablement avariés. Ce costume avait le double avantage qu’il témoignait d’une somme convenable de respect pour le mort et qu’il pouvait donner l’idée aux plus proches parents de faire cadeau à la garde de quelque vêtement plus frais ; et cet appel était si fréquemment entendu, qu’on pouvait voir à toute heure du jour et tournure et comme le spectre de Mme Gamp (chapeau et le reste) suspendu à une douzaine au moins de boutiques de revendeuses dans Holborn.
Mme Gamp avait le visage (le nez surtout) rouge et bouffi, et il eût été difficile de jouir de sa société sans s’apercevoir d’un certain parfum de spiritueux. Comme bien des personnes qui sont arrivées dans leur profession à une grande supériorité, elle avait pris la sienne tout à fait à cœur ; si bien que, mettant de côté ses préférences naturelles comme femme, elle se rendait avec un zèle égal et un égal plaisir à un accouchement ou un enterrement.
« Ah ! mon Dieu ! répétait Mme Gamp (car dans les cas de deuil cette exclamation était toujours de mise) ; ah ! mon Dieu ! lorsque Gamp fut appelé à son éternelle demeure et que je le vis couché dans une des salles de l’hôpital de Guy avec une pièce de deux sous sur chaque œil et sa jambe de bois sous son bras gauche, je crus que j’allais tomber en défaillance. Cependant j’ai pris le dessus. »
Si certains bruits qui circulaient dans les cercles de Kingsgate-Street avaient quelque fondement, la dame avait en effet pris le dessus admirablement ; elle avait même déployé assez de force et d’héroïsme pour avoir disposé des restes de M. Gamp au profit de la science. Mais, en bonne justice, il convient d’ajouter que l’événement était arrivé il y avait une vingtaine d’années, et que M. et Mme Gamp avaient été longtemps séparés pour cause d’incompatibilité d’humeur déclarée sur la question des liquides.
« Vous vous êtes consolée depuis, je suppose ? dit M. Pecksniff. L’habitude est une seconde nature, madame Gamp.
– Vous avez raison, c’est une seconde nature, monsieur, répliqua la dame. Il arrive d’abord qu’on se trouve bien éprouvé par de semblables événements : c’est toujours comme ça. Si je ne me remontais les nerfs avec une petite goutte de liqueur (car je ne puis en prendre qu’une goutte), jamais je ne viendrais à bout de mon ouvrage. « Mistress Harris, disais-je la dernière fois que je fus appelée (c’était pour une jeune personne) ; mistress Harris, disais-je, laissez la bouteille sur la cheminée et ne me pressez pas d’en prendre ; je n’ai besoin que d’y toucher du bout des lèvres quand ça me sera nécessaire, pour remplir mes engagements de mon mieux. – Mistress Gamp, qu’elle me répondit, s’il y eut jamais une femme sobre qu’on puisse avoir moyennant dix-huit pence par jour pour les ouvriers et trois schellings six pence pour les bourgeois (sans compter la nuit, dit Mme Gamp avec énergie, qui se paye à part), vous êtes bien cette femme sans prix. – Mistress Harris, que je lui dis, ne parlez pas d’argent pour ma peine : car, si je pouvais ensevelir tous mes chers semblables sans demander un sou, je serais heureuse de le faire, tant je leur porte d’affection ..."
David Copperfield (Dickens, 1850)
Souvenirs intimes de David Copperfield
Publié en vingt numéros entre 1849 et 1850, "David Copperfield" restitue avec intensité la pauvreté et la brutalité d'un monde qui brise la destinée de tant d'enfants, internés dans ces "Workhouses" ou ces "Yorkshire Schools" dénoncés dans "The Life and Adventures of Nicholas Nickleby". C'est peut-être le roman que préférait Dickens lui-même à tous ceux qu'il avait pu écrire. Il l'avait fait en y mettant beaucoup de ses souvenirs ("Like many fond parents, I have in my heart of hearts a favourite child,and his name is David Copperfield"). Des millions de lecteurs vont prendre le jeune David dans leurs cœurs aussi, pleurant sur ses malheurs et exultant dans ses triomphes. Le septième roman de Dickens devient dès 1850 une véritable institution nationale britannique...
L'existence de David Copperfield, qui avait perdu son père de bonne heure, était alors sans histoire jusqu'au jour où sa mère, Clara Copperfield, se remarie : commence alors une douloureuse descente aux enfers, maltraité par son beau-père (Edward Murdstone), envoyé en pension, travaillant à Londres pour survivre, rencontrant une galerie de sinistres personnages : James Steerforth, futile et manipulateur, Uriah Heep, servile et hypocrite. Il n'a plus qu'une idée en tête, retrouver le bonheur perdu, en comptant sur ces quelques anges gardiens que la Providence place sur sa route, Clara Peggotty, la gouvernante, Tommy Traddles, le camarade d'école, Miss Betsey Trotwood, sa grand-tante, Mr and Mrs Wilkins Micawber, Daniel Peggotty... Mais au fond le sentiment d'être passé à côté de sa vie...
"After dinner, when we were sitting by the fire, and I was meditating an escape to Peggotty without having the hardihood to slip away, lest it should
offend the master of the house, a coach drove up to the garden-gate and he went out to receive the visitor. My mother followed him. I was timidly following her, when she turned round at the
parlour door, in the dusk, and taking me in her embrace as she had been used to do, whispered me to love my new father and be obedient to him. She did this hurriedly and secretly, as if it were
wrong, but tenderly; and, putting out her hand behind her, held mine in it, until we came near to where he was standing in the garden, where she let mine go, and drew hers through his
arm.
.."
Après le dîner, nous étions assis au coin du feu, et je méditais d’aller retrouver Peggotty, mais la crainte que j’avais de mon nouveau maître m’ôtait la hardiesse de m’échapper, lorsqu’on entendit une voiture s’arrêter à la grille du jardin ; M. Murdstone sortit pour aller voir qui c’était ; ma mère se leva aussi. Je la suivais timidement, quand à la porte du salon elle s’arrêta, et profitant de l’obscurité, elle me prit dans ses bras comme elle faisait jadis, en me disant tout bas qu’il fallait aimer mon nouveau père et lui obéir. Elle me parlait rapidement et en cachette comme si elle faisait mal, mais très tendrement, et elle me tint une main dans la sienne jusqu’à ce que nous fûmes près de l’endroit du jardin où était son mari, alors elle lâcha ma main et passa la sienne dans le bras de M. Murdstone.
Les années 1850 furent pour Charles Dickens celles du succès, avec "Bleak House" (1853), "Hard Time" (1854) et "Little Dorrit" (1857), Ces romans tournant autour de la critique sociale dressent le portrait d'une société embourbée dans ses complexités juridiques, son laxisme et la corruption. Vers la fin de sa carrière, Dickens publia "A Taie of Two Cities" (Le Conte de deux cités, 1859) qui se déroule à Londres et à Paris pendant la Révolution française, puis "Great Expectations" (Les Grandes espérances, 1861), un roman sur l'arrivée à la majorité et la mobilité sociale, et "Our Mutual Friend" (Notre ami commun, 1865), qui reprend le thème du danger de la course à la fortune. Un roman policier resta inachevé, "The Mystery of Edwin Drood" (Le Mystère d'Edwin Drood, 1870)....
Bleak House (1853)
"La Maison d'Âpre-Vent" a été publié par épisodes mensuels entre mars 1852 et septembre 1853. Roman immense et complexe reconnu comme l'un des meilleurs de Dickens, se déroulant principalement à Londres, mais aussi dans le Lincolnshire. Bleak House s’ouvre dans le crépuscule brumeux de la capitale, le sujet en est principalement les iniquités du système juridique anglais de l'époque dont l'opacité et le manque d'humanité détruisent la vie de nombre d'innocents.
L'histoire s'articule autour d'un procès, l'affaire Jarndyce contre Jarndyce, une affaire de contestation d'héritage dont plus personne ne connaît en fait le motif tant les choses traînent en longueur. C'est aussi par bien des aspects un roman policier avec ses intrigues, ses secrets, une foule de personnages - dont les trois orphelins , personnages principaux, Esther Summerson, Ada Clare et Richard Carstone, John Jarndyce, leur bienfaiteur, le caricatural pasteur Chadband, l'inspecteur Bucket, etc - et ses retournements de situation.
Le début du roman est connu pour une description de Londres, en plein mois de novembre, obscurcie par le brouillard glacial montant de la Tamise, symbole de la corruption qui règne tant à la cour de la Chancellerie qu'à Chesney Wold, l'aristocrate demeure de sir Leicester et lady Honoria Dedlock....
"...Fog everywhere. Fog up the river, where it flows among green aits and meadows; fog down the river, where it rolls defiled among the tiers of
shipping and the waterside pollutions of a great (and dirty) city. Fog on the Essex marshes, fog on the Kentish heights. Fog creeping into the cabooses of collier-brigs; fog lying out on the
yards and hovering in the rigging of great ships; fog drooping on the gunwales of barges and small boats. Fog in the eyes and throats of ancient Greenwich pensioners, wheezing by the firesides of
their wards; fog in the stem and bowl of the afternoon pipe of the wrathful skipper, down in his close cabin; fog cruelly pinching the toes and fingers of his shivering little 'prentice boy on
deck. Chance people on the bridges peeping over the parapets into a nether sky of fog, with fog all round them, as if they were up in a balloon and hanging in the misty
clouds.
Gas looming through the fog in divers places in the streets, much as the sun may, from the spongey fields, be seen to loom by husbandman and ploughboy.
Most of the shops lighted two hours before their time--as the gas seems to know, for it has a haggard and unwilling look.."
".. Partout du brouillard : sur les marais d’Essex et les hauteurs du Kent ; en amont de la Tamise, où il s’étend sur les îlots et les prairies ; en
aval, où il se déploie au milieu des navires qu’il enveloppe, et se souille au contact des ordures que déposent sur la rive les égouts d’une ville immense et fangeuse. Il s’insinue dans la
cambuse des bricks, s’enroule aux vergues et plane au-dessus des grands mâts ; il pèse sur le plat-bord des barques ; il est partout, dans la gorge des pensionnaires de Greenwich qu’il oppresse,
dans la pipe que le patron irrité fume au fond de sa cabane ; il pince les doigts et les orteils du petit mousse qui grelotte sur le pont ; et les passants qui, du haut des ponts, jetant
par-dessus le parapet un regard au ciel bas et sombre, entourés eux-mêmes de cette brume, ont l’air d’être en ballon et suspendus entre les nuages.
Le gaz apparaît de loin en loin dans la ville, comme, dans les champs imbibés d’eau, le soleil, avant le jour, laisse apercevoir au laboureur ses rayons
voilés d’ombre. Il semble reconnaître qu’on l’allume avant l’heure, tant il prête de mauvaise grâce sa lumière aux boutiques..."
Hard Times (Dickens, 1854)
Temps difficiles
"Les Temps difficiles" paraissent en feuilleton hebdomadaire dans la revue Household Words, du 1er avril au 12 août 1854 : on l'a rapproché des descriptions que
fit Engels des ravages de la révolution industrielle sur les campagnes anglaises et de l'exploitation de ce tout nouveau prolétariat encore inorganisé, victime toute désignée de politiciens sans
scrupules et d'une bourgeoisie, parfois compatissante, toujours persuadée de la divinité de ses droits. Dans la ville de Coketown (Manchester), une communauté misérable ombragée par un monstre
industriel, Thomas Gradgrind, a “fanatic of the demonstrable fact,” a donné à ses enfants Tom et Louise, une éducation rigoureuse, rationaliste, ne laissant place ni à l'imagination, ni à
la rêverie : sans une boussole morale pour les guider, les enfants sombrent dans une vie de désespoir et de désespoir, jouée dans le sombre contexte socio-économique. Louise épouse, sans
amour, Josiah Bouderby, l'ami de M Gradgrind, riche industriel parti de rien et fier de sa réussite. Il emploiera Tom dans sa banque comme comptable, un Tom sans scrupules, totalement
dépourvu de principe, qui va devenir un voleur qui piège un innocent pour son crime. Le destin semble en effet tracé pour tout le monde, quand un nouveau personnage entre en scène, James
Harthouse, un jeune dandy qui a beaucoup d'influence sur Tom. De plus un vol survient à la banque de M. Bounderby. Un honnête ouvrier, Étienne Blackpool, est accusé du vol. Témoin de la
dégradation et de la chute de ses enfants, Gradgrind se rend compte que ses propres principes malavisés ont ruiné leur vie .. “My satire is against those who see figures and averages, and nothing
else,” a déclaré Charles Dickens en expliquant le thème de ce roman classique. Considéré comme son acte d’accusation le plus dur contre les pratiques industrielles du milieu du XIXe siècle et
leurs effets déshumanisants, ce roman offre une fascinante tapisserie de la vie victorienne, remplie de la richesse des détails, une description brillante, une préoccupation sociale passionnée
qui caractérise les plus belles créations du romancier....
CHAPITRE XXI. Ouvriers et maîtres.
« Eh bien ! Étienne, dit Bounderby de sa voix tempétueuse, qu’est-ce que j’apprends là ? Comment, c’est vous que ces misérables ont traité comme cela ? Entrez et parlez hardiment. »
C’était dans le salon qu’on l’invitait à entrer. La table était mise pour le thé ; et la jeune femme de M. Bounderby avec le frère de madame et un beau monsieur de Londres se trouvaient là. Étienne leur fit son salut, fermant la porte et restant auprès, son chapeau à la main.
« Voilà l’homme dont je vous parlais, Harthouse, » dit M. Bounderby.
Le personnage auquel il s’adressait et qui était assis sur le canapé, en train de causer avec Mme Bounderby, se leva en disant d’un ton ennuyé : « Oh ! vraiment ! » et se traîna devant la cheminée près de laquelle se tenait M. Bounderby.
« Maintenant, répéta Bounderby, parlez hardiment ! »
Après les quatre jours qu’Étienne venait de passer dans l’isolement, ces paroles ne pouvaient manquer de produire sur son oreille une impression désagréable et discordante. Non seulement elles froissaient son âme blessée, mais elles semblaient établir en fait qu’il méritait le reproche de déserteur égoïste qu’on lui avait adressé.
« Que désirez-vous de moi, monsieur, s’il vous plaît ? demanda-t-il.
– Mais je viens de vous le dire, répliqua Bounderby ; parlez hardiment, parlez comme un homme, puisque vous êtes un homme, et racontez-nous votre affaire et l’histoire de cette ligue d’ouvriers.
– Faites excuse, monsieur, dit Étienne Blackpool, je n’ai rien à dire là-dessus. »
M. Bounderby, qui ressemblait toujours plus ou moins à une tempête, rencontrant un obstacle, se mit immédiatement à souffler dessus.
« Tenez, Harthouse, s’écria-t-il ; voilà un échantillon de nos ouvriers. Quand cet homme est venu ici, il y a quelque temps, je lui ai dit de prendre garde aux étrangers malfaisants qui infestent le pays et qu’on devrait pendre partout où on les rencontre ; je l’ai prévenu, cet homme, qu’il entrait dans une mauvaise voie. Eh bien ! croiriez-vous qu’au moment même où ils viennent de le proscrire, il est encore tellement leur esclave qu’il a peur d’ouvrir la bouche sur leur compte ?
– J’ai dit que je n’avais rien à dire sur leur compte, monsieur, mais je n’ai pas dit que j’avais peur d’ouvrir la bouche.
– Vous avez dit, vous avez dit ! Eh bien ! moi, je le sais bien ce que vous avez dit, et, qui plus est, je sais ce que vous avez voulu dire, voyez-vous. Ce n’est pas toujours la même chose, morbleu ! Ce sont au contraire deux choses bien différentes. Vous ferez mieux de nous dire tout de suite que ce coquin de Slackbridge n’est pas dans la ville, à ameuter le peuple ; qu’il n’est pas un des chefs reconnus de la populace, c’est-à-dire une fichue canaille. Dites-nous donc cela tout de suite. Vous ne pouvez pas me tromper, moi. Si c’est là ce que vous avez envie de nous dire, pourquoi ne le dites-vous pas ?
– Je suis aussi fâché que vous, monsieur, de voir que le peuple ne trouve que de mauvais chefs, dit Étienne secouant la tête. Il prend ceux qui se présentent. Peut-être n’est-ce pas le moindre de nos malheurs de ne pouvoir trouver de meilleurs guides. »
La tempête commença à gronder plus fort.
« Cela commence assez bien, Harthouse, n’est-ce pas ? dit M. Bounderby. Il n’y va pas de main morte. Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas déjà un joli petit échantillon des gens auxquels nos amis ont affaire ? Mais ce n’est encore rien, monsieur ! Vous allez m’entendre adresser à cet homme une simple question. Pourrait-on, monsieur Blackpool (le vent commence à souffler très-fort), se permettre de vous demander comment il se fait que vous ayez refusé d’entrer dans cette association ?
– Comment cela se fait… ?
– Oui, fit M. Bounderby, les pouces dans les entournures de son habit, hochant la tête et fermant les yeux, comme s’il faisait une confidence au mur qu’il regardait ; oui, comment cela se fait.
– J’aurais mieux aimé ne pas parler de ça ; mais puisque vous me le demandez, comme je ne veux pas être malhonnête, je vous répondrai que c’était parce que j’avais promis.
– Pas à moi, vous savez, dit Bounderby (temps orageux entremêlé de calmes trompeurs, calme plat pour le moment).
– Oh ! non, monsieur, pas à vous.
– Pas à moi, bien entendu : il n’est pas plus question de moi dans tout cela que si je n’existais pas, dit Bounderby s’adressant toujours au mur. S’il ne se fût agi que de Josué Bounderby de Cokeville, vous seriez entré dans la ligue sans vous gêner ?
– Mais oui, monsieur ; c’est vrai.
– Quoiqu’il sache, continua M. Bounderby devenu un ouragan, que ses camarades sont un tas de canailles et d’insurgés pour qui la déportation serait une punition trop douce ! Tenez, monsieur Harthouse, vous avez longtemps couru le monde ; avez-vous jamais rencontré le pendant de cet homme ailleurs que dans notre charmant pays ? »
Et, d’un doigt irrité, M. Bounderby désigna Étienne à l’inspection de son hôte.
« Non, non, madame, dit Étienne Blackpool, qui protesta bravement contre les épithètes dont s’était servi son patron, et qui s’adressa instinctivement à Louise, dès qu’il eut jeté les yeux sur le visage de la jeune femme. Ce ne sont pas des insurgés, ni des canailles non plus. Pas du tout, madame, pas du tout. Je n’ai pas beaucoup à m’en louer ; je le sais bien, et je m’en ressens. Mais il n’y a pas douze hommes parmi eux, madame… douze ? Non, il n’y en a pas six qui ne croient avoir rempli leur devoir envers les autres comme envers eux-mêmes. Dieu me préserve, moi qui les connais, qui les ai fréquentés toute ma vie, qui ai mangé et bu avec eux, vécu et travaillé avec eux, qui les ai aimés, Dieu me préserve de ne pas prendre leur défense au nom de la vérité, quelque mal qu’ils aient pu me faire ! »
Il parlait avec la rude vivacité qui appartient à sa classe et à son caractère, augmentée peut-être par l’orgueilleuse conviction qu’il restait fidèle à ses frères malgré toute leur méfiance ; mais il n’oubliait pas chez qui il se trouvait, et n’élevait pas même la voix.
« Non, madame, non. Ils sont loyaux les uns envers les autres, fidèles les uns aux autres, attachés les uns aux autres, jusqu’à la mort. Soyez pauvre parmi eux, soyez malade parmi eux, ayez parmi eux une de ces peines journalières qui amènent le chagrin à la porte d’un pauvre homme, et vous les trouverez tendres, doux, compatissants et chrétiens. Soyez sûre de ça, madame ; on les couperait en quatre avant de les faire changer.
– Bref, dit M. Bounderby, c’est parce qu’ils ont tant de vertus qu’ils vous ont mis au rancart. Dites-nous plutôt ça pendant que vous y êtes. Allons, voyons ! ne vous gênez pas.
– Comment se fait-il, madame, reprit Étienne, qui semblait toujours chercher son refuge naturel dans le visage de Louise, que ce qu’il y a de meilleur en nous autres pauvres gens soit justement ce qui cause le plus d’embarras, de malheur et d’erreur, je n’en sais rien. Mais, c’est pourtant comme cela ; je le sais comme je sais qu’il y a un ciel au-dessus de moi, là-bas derrière la fumée. Nous ne manquons pourtant pas de patience, et en général nous cherchons à bien faire. Aussi je ne puis pas croire que tout le blâme doit retomber sur nous.
– Ah çà, mon ami, dit M. Bounderby que l’ouvrier, sans le savoir, avait mis hors des gonds en s’adressant à une tierce personne au lieu de s’adresser à lui-même, si vous voulez bien me donner votre attention pendant une demi-minute, je ne serais pas fâché d’avoir un mot de conversation avec vous. Vous disiez tout à l’heure que vous n’aviez rien à nous raconter au sujet de cette affaire. Êtes-vous bien sûr de cela, avant d’aller plus loin ?
– Oui, monsieur, j’en suis bien sûr.
– Il y a ici un gentleman de Londres (M. Bounderby désigna M. James Harthouse avec son pouce, par-dessus son épaule), un gentleman du parlement, que je ne serais pas fâché de faire assister à un petit bout d’entretien entre vous et moi, au lieu de lui en rapporter moi-même la substance, ce n’est pas que j’ignore tout ce que vous allez dire ; il n’y a personne qui le sache d’avance mieux que moi, je vous en préviens, mais enfin j’aime mieux qu’il l’entende de ses propres oreilles que de m’en croire sur parole. »
Étienne fit un signe de tête pour saluer le monsieur de Londres dont la vue n’était pas faite pour éclaircir beaucoup ses idées. Il dirigea involontairement les yeux vers le visage où il avait déjà cherché un refuge, mais un regard de Louise, regard expressif, quoique rapide, l’engagea à se tourner vers M. Bounderby.
« Voyons, dites-nous un peu de quoi vous vous plaignez ? demanda M. Bounderby.
– Je ne suis pas venu ici, monsieur, lui rappela Étienne pour me plaindre. Je suis venu, parce qu’on m’a envoyé chercher.
– De quoi, répéta M. Bounderby, se croisant les bras, de quoi, vous autres ouvriers, vous plaignez-vous, en général ? »
Étienne le regarda un moment avec quelque peu d’indécision, puis il parut prendre son parti.
« Monsieur, je n’ai jamais été bien fort pour les explications, quoique j’aie eu ma part du mal. Nous sommes dans un gâchis, c’est clair. Voyez la ville, riche comme elle est, et voyez tous les gens qui sont venus ici pour tisser, pour carder, pour travailler à la tâche, sans jamais avoir réussi à se donner la moindre douceur depuis le berceau jusqu’à la tombe. Voyez comment nous vivons et où nous vivons ; voyez combien nous sommes à vivre au jour le jour, et cela sans discontinuer ; à présent voyez les manufactures qui marchent toujours sans jamais nous faire faire un pas, excepté vers la mort. Voyez comment vous nous regardez, ce que vous écrivez sur notre compte, ce que vous dites de nous, et comment vous envoyez vos députations au secrétaire d’État pour dire du mal de nous, et comment vous avez toujours raison et nous toujours tort, et comment nous n’avons jamais été que des gens déraisonnables depuis que nous sommes au monde. Voyez comme le mal va toujours grandissant, toujours croissant, comme il devient de plus en plus cruel d’année en année, de génération en génération. Qui peut voir tout cela, monsieur, et dire du fond du cœur que ce n’est pas un gâchis ?
– Personne, naturellement, dit M. Bounderby. Maintenant vous voudrez peut-être bien apprendre à ce monsieur comment vous vous y prendriez pour sortir de ce gâchis, comme vous vous plaisez à l’appeler.
– Je n’en sais rien, monsieur. Comment voulez-vous que je le sache ? Ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser pour ça, monsieur. C’est à ceux qui sont placés au-dessus de moi et audessus de nous tous, de décider ça. À quoi donc serviraient-ils, monsieur, si ce n’est pas à ça ?
– Dans tous les cas, je vais vous dire ce que nous pourrons faire pour commencer, répliqua M. Bounderby, nous ferons un exemple d’une demi-douzaine de Slackbridge. Nous poursuivrons ces canailles pour crime de félonie, et nous les ferons déporter aux colonies pénitentiaires. »
Étienne secoua gravement la tête.
« Ne me dites pas que nous n’en ferons rien, dit M. Bounderby redevenu un ouragan impétueux, parce que nous le ferons, je vous en donne ma parole !
– Monsieur, répondit Étienne avec la tranquille confiance d’une certitude absolue, quand vous prendriez cent Slackbridge, quand vous les prendriez tous tant qu’ils sont, et que vous coudriez chacun d’eux dans un sac pour les jeter dans la mer la plus profonde qui ait existé avant qu’on ait créé la terre ferme, le gâchis resterait exactement ce qu’il est. Des étrangers malfaisants ! continua Étienne avec un sourire inquiet, d’aussi loin que je puis me rappeler, j’ai toujours entendu parler de ces étrangers-là ! Ce ne sont pas eux qui font le mal, monsieur. Ce n’est pas par eux que le mal commence. Je ne les aime pas, je n’ai aucun motif pour les aimer, au contraire ; mais c’est une entreprise inutile et vaine de chercher à leur faire abandonner leur métier ; faudrait plutôt s’arranger pour que leur métier les abandonne ! Tout ce qui m’entoure dans cette chambre y était quand je suis entré, tout y sera encore quand je serai parti. Mettez cette pendule à bord d’un navire et envoyez-la à l’île de Norfolk, ça n’empêchera pas le temps d’aller son train. Eh bien ! c’est la même chose pour Slackbridge. »
Dirigeant de nouveau les yeux vers son premier refuge, il remarqua que Louise tournait du côté de la porte un regard équivalant à un avertissement. Il fit quelques pas en arrière, et mit la main sur le bouton de la serrure. Mais il n’avait pas dit tout ce qu’il voulait dire, et il sentit au fond de son cœur que c’était une noble vengeance du mal que ses camarades venaient de lui faire, que de rester fidèle, jusqu’à la fin, à ceux qui l’avaient repoussé. Il s’arrêta donc pour décharger ce qu’il avait sur le cœur.
« Monsieur, je ne puis, avec le peu que je sais, à ma manière, indiquer au gentleman le moyen d’améliorer tout cela, bien qu’il y ait dans la ville des ouvriers capables de le lui dire, ayant plus de connaissances que moi. Mais ce que je sais bien et ce que je puis lui dire, c’est ce qu’il ne faut pas faire, parce que ce serait un mauvais moyen. La force brutale, voyez-vous, n’est pas un bon moyen ; la victoire et le triomphe ne sont pas un bon moyen. S’entendre pour donner toujours et sans cesse raison aux uns, et toujours et sans cesse tort aux autres, c’est contre nature et ce n’est pas un bon moyen. Ne toucher à rien n’est pas non plus un bon moyen. Vous n’avez qu’à laisser croupir ensemble des milliers de mille individus dans le même gâchis, ils finiront par former un peuple à part, et vous un autre, avec un gouffre noir entre vous, et ça ne peut pas toujours durer. Ne pas se rapprocher avec douceur et patience, avec des façons
consolantes, de ceux qui sont si prêts à se rapprocher les uns des autres dans leurs nombreuses peines et à partager entre eux, dans leurs misères, les choses dont ils ont besoin… (car ils font ça, voyez-vous, comme pas un des gens que le gentleman a pu voir dans ses voyages…) eh bien ! ce ne sera jamais un bon moyen, ça ne réussira jamais tant que le soleil ne sera pas devenu un morceau de glace. Encore moins fera-t-on quelque chose en les comptant comme une force brute, ou en les gouvernant, comme si c’étaient les chiffres d’une addition ou des machines : comme s’ils n’avaient ni amour, ni sympathies, ni mémoire, ni inclinations, ni une âme capable de se décourager, ni une âme capable d’espérance ; en les traitant, quand ils se tiennent tranquilles, comme s’ils n’avaient rien de tout cela, et en leur reprochant, quand ils s’agitent, de manquer aux devoirs de l’humanité envers vous, voilà ce qui ne sera jamais un bon moyen, monsieur, tant qu’on n’aura pas défait l’ouvrage du bon Dieu. »
Étienne s’arrêta, la main sur la porte ouverte, attendant pour savoir si on avait quelque chose de plus à lui demander.
« Attendez un instant, dit M. Bounderby, dont le visage était très-rouge. Je vous ai prévenu, la dernière fois que vous êtes venu pour vous plaindre, que vous feriez mieux de prendre une autre route et de sortir de là. Et je vous ai aussi prévenu, si vous vous le rappelez, que je comprenais très-bien vos aspirations à la cuiller d’or ?
– Eh bien ! moi, je n’y comprenais rien moi-même, monsieur, je vous assure.
– Or, il est évident pour moi, continua M. Bounderby, que vous êtes un de ces individus qui ont toujours à se plaindre. Vous allez partout semer le mécontentement et récolter la révolte. Vous n’êtes occupé qu’à cela, mon cher ami. »
Étienne secoua la tête, protestation muette contre ceux qui pourraient croire qu’il ne fût pas condamné à faire une autre besogne pour subvenir à son existence.
« Vous êtes un individu si contrariant, si agaçant, si mauvais coucheur, voyez-vous, dit M. Bounderby, que même dans votre propre corps, parmi les gens qui vous connaissent le mieux, on a dû rompre toute relation avec vous. Et je vais vous dire une chose : je suis assez de leur avis, cette fois… une fois n’est pas coutume… pour faire comme eux et rompre toute relation avec vous. »
Étienne tourna vivement les yeux vers le visage de M. Bounderby.
« Vous pouvez achever ce que vous avez en train, dit Bounderby avec une inclination de tête très-significative, et puis vous serez libre de chercher ailleurs.
– Monsieur, vous savez bien, dit Étienne avec expression, que si vous me refusez de l’ouvrage, je n’en trouverai pas ailleurs. »
La réponse fut :
Je sais ce que je sais, et vous savez ce que vous savez. Je n’ai plus rien à vous dire là-dessus. »
Étienne lança encore un regard du côté de Louise ; mais les yeux de la jeune femme ne rencontrèrent plus les siens ; il poussa donc un soupir, et murmura d’une voix si basse qu’on l’entendait à peine : « Le ciel ait pitié de nous tous dans ce monde ! » et il partit."
"Litlle Dorrit" (1857-1858)
La Petite Dorrit et les Grandes Espérances marquèrent deux étapes importantes sur la route du succès pour Dickens. Le motif populaire de "Litlle Dorrit" est la satire des bureaux gouvernementaux contre lesquels s'élèvent alors les protestations du public pour leur lenteur et la paresse de leurs employés. Or. précisément par suite de l'inexécution d'un contrat passé avec un de ces bureaux, le "Circumlocution Office", le vieux William Dorrit est jeté dans en prison pour dettes. Cet emprisonnement est adouci par le dévouement de sa plus jeune fille, Amy, appelée "la petite Dorrit", de taille minuscule mais de grand cœur. Amy a une sœur danseuse, Fanny, une snob, et un frère débauché, Tip. Le vieux Dorrít et Amy sont aidés par Arthur Clennam, pour qui la petite Dorrit conçoit une passion qui n'est point tout d`abord partagée. Par un changement à vue de la fortune, William Dorrit se trouve tout à coup héritier d'un grand patrimoine. A l'exception de la petite Dorrit, tous les autres membres de la famille ne tardent pas à devenir des fats insupportables, fiers de leur argent. De son côté, Clennam, après une spéculation malheureuse, finit, lui aussi, à la prison de la Maréchaussée : malade et désespéré, il sera soigné par la petite Dorrit qui le réconfortera. ll apprend ainsi l'amour de la jeune fille. mais sa richesse l'empêche de demander sa main, jusqu'à ce qu`intervienne un autre coup de théâtre : les Dorrit perdent leur fortune avec la même facilité qu'elle leur était tombée du ciel. Ainsi l'union de Dorrit et de Clennam devient possible dès que Clennam est libéré.
Malgré le grand succès obtenu en son temps. ce roman est parmi les moins réussis de Dickens: mais il s'y trouve, comme toujours, des descriptions vivantes (un dimanche à Londres. une vieille salle à manger, une maison abandonnée, une suffocante soirée d'été à Park Lane) et d'amusantes inventions humoristiques comme celle (au chapitre V du livre ll) des mots que les jeunes filles devraient prononcer souvent pour donner une belle forme à leurs lèvres ...
CHAPITRE XIV. La soirée de la petite Dorrit.
"Arthur Clennam s’empressa de se lever et la trouva debout sur le seuil. Cette histoire devra quelquefois voir les choses avec les yeux de la petite Dorrit. Commençons donc à les emprunter pour regarder M. Clennam en ce moment.
La petite Dorrit jeta un coup d’œil dans une chambre, qui lui parut spacieuse et magnifiquement meublée, mais obscure. Certaines idées aristocratiques qu’elle s’était faites de Covent-Garden, où il y avait des cafés célèbres, où l’on avait vu des gentlemen en habits brodés et l’épée au côté se prendre de querelle et se battre en duel, où en hiver on trouvait des fleurs à une guinée la pièce, des ananas à une guinée la livre, et des petits pois à une guinée le litre ; certaines idées pittoresques qu’elle s’était faites de Covent-Garden, où il y avait un théâtre magnifique, où des dames et des messieurs richement vêtus allaient voir de beaux et merveilleux spectacles, que cette pauvre Fanny et ce pauvre oncle ne pourraient jamais voir ; certaines idées lugubres qu’elle s’était faites de Covent-Garden, où se trouvaient ces sombres arcades sous lesquelles les misérables enfants à moitié nus qu’elle rencontrait, s’enfuyaient et se cachaient comme de jeunes rats, vivant de ce qui tombe des paniers à ordures, blottis les uns contre les autres pour avoir moins froid, traqués sans trêve par la police (gare à ces rats, jeunes ou vieux, messieurs les Mollusques, car aussi vrai qu’il y a un Dieu, ils rongent les fondations de notre édifice social et en feront tomber les toits sur nos têtes !) : certaines idées confuses qu’elle s’était faites de Covent-Garden, ce lieu plein de mystères dans le présent, comme dans le passé, de souvenirs romanesques, d’abondance, de misère, de beauté, de laideur, des primeurs de la belle campagne et de fétides ruisseaux ; tout ce pêle-mêle d’idées qu’elle s’était faites des splendeurs ou des terreurs de Covent-Garden, fit paraître à la petite Dorrit la chambre d’Arthur Clennam un peu plus obscure qu’elle ne l’était réellement, quand elle la regarda timidement de la porte.
D’abord, sur la chaise devant le feu éteint, se trouvait le gentleman qu’elle venait voir et qui s’était retourné tout étonné de la trouver là ; le gentleman au teint brun, à l’air grave, qui avait un sourire si agréable, dont les manières étaient si franches, si prévenantes, et qui avec tout cela paraissait si décidé que la petite Dorrit trouvait qu’il ressemblait à Mme Clennam, avec cette différence, toutefois, que la dureté faisait le fond du caractère de cette dame, et la douceur celui du caractère de Clennam. En ce moment Arthur regardait la petite Dorrit avec ce regard profond et scrutateur, devant lequel les yeux de la jeune fille s’étaient toujours baissés et se baissaient encore.
« Ma pauvre enfant ! vous ici à une pareille heure, à minuit ?
— C’est pour cela que j’ai dit : La petite Dorrit en ouvrant la porte, monsieur ; c’était pour vous préparer à ma visite, parce que je savais bien que vous seriez surpris de me voir.
— Êtes-vous seule ?
— Non, monsieur ; Maggy m’a accompagnée. »
Jugeant que son nom prononcé suffisait pour lui donner le droit d’entrer, Maggy quitta le palier et se présenta, la bouche élargie jusqu’aux oreilles par une grimace amicale. Mais elle ne tarda pas à supprimer cette manifestation, et sa physionomie reprit son air de stupidité fixe et solennelle.
« Et moi qui ai laissé éteindre mon feu ! dit Clennam. Et vous êtes si… (il allait dire : si légèrement vêtue, mais il se retint, pour ne pas faire allusion à la pauvreté de la jeune fille), et ajouta : et il fait si froid. »
Rapprochant de la cheminée le fauteuil qu’il venait de quitter, il y fit asseoir sa petite visiteuse, et après avoir apporté à la hâte du charbon et du bois, il les entassa dans la grille et fit flamber le feu.
« Vous avez les pieds glacés, mon enfant, dit-il (il les avait touchés par hasard, tandis qu’appuyé sur un genou il se baissait pour allumer le feu) ; mettez-les donc devant le feu. »
La petite Dorrit le remercia précipitamment. Elle n’avait pas froid aux pieds, pas froid du tout ! Ce fut avec un serrement de cœur que Clennam devina qu’elle voulait lui cacher la vue de ses pauvres petits souliers tout usés.
La petite Dorrit ne rougissait pas de ses pauvres souliers. Il savait son histoire, et ce n’était pas de cela qu’elle avait honte. Mais elle avait un pressentiment que Clennam en voudrait à son père s’il les voyait ; qu’il pourrait se dire :
« Comment a-t-il eu le cœur de dîner aujourd’hui et de laisser cette petite à la merci des pavés glacés ! » non pas que, selon elle, ce fût une réflexion juste et raisonnable, mais elle savait par expérience qu’il y avait quelquefois des gens assez peu raisonnables pour se permettre des remarques de ce genre. C’était un des malheurs de son père d’encourir ces injustes reproches.
« Avant d’aller plus loin, commença la petite Dorrit, assise devant le feu, encore pâle, et levant les yeux vers le visage qui, dans son expression harmonieuse d’intérêt, de pitié et de protection, était pour elle un mystère bien au-dessus de sa condition et de son intelligence, puis-je vous dire quelque chose, monsieur ?
— Oui, mon enfant. »
Un léger nuage assombrit les traits de la petite Dorrit, comme si elle eût été peinée qu’Arthur l’appelât si souvent une enfant. Mais elle s’étonna plus vite encore qu’il s’en fût aperçu, et qu’il s’occupât de si peu de chose ; car il ajouta de suite :
« J’avais besoin d’un mot qui exprimât la tendresse, et je n’en ai pas trouvé d’autre. Comme tout à l’heure, vous vous êtes donné vous-même le nom qu’on vous donne chez ma mère, celui que je vous donne toujours lorsque je pense à vous, laissez-moi vous appeler petite Dorrit.
— Merci, monsieur, c’est le nom que je préfèrerais à
tous les autres.
— Petite Dorrit !
— Petite mère, reprit, par manière de correction, Maggy qui avait commencé à s’endormir.
— C’est la même chose, Maggy.
— Tout à fait, mère ?
— Tout à fait, Maggy. »
Maggy se mit à rire, et elle n’avait pas fini qu’elle ronflait déjà. Aux yeux de la petite Dorrit, on ne pouvait rien voir de plus amusant que ce gros poupard avec son gros rire.
La petite mère était fière de son monstrueux enfant, et son visage était rayonnant lorsqu’elle le ramena vers le grave gentleman au teint bronzé. Elle se demandait à quoi il pensait en la regardant, elle et Maggy. « Quel bon père cela ferait ! se disait-elle. Avec une figure comme cela, comme il serait doux pour sa fille de recevoir ses conseils et ses caresses !
— Ce que j’allais vous dire, monsieur, dit la petite Dorrit, c’est que mon frère est libre. »
Arthur parut très-content d’apprendre cette nouvelle ; il espérait, dit-il, que Tip allait bien se conduire.
« Et ce que j’allais aussi vous dire, monsieur, continua la petite Dorrit, tremblant dans tout son petit corps et jusque dans sa voix, c’est que je ne dois jamais, à ce qu’on dit, connaître celui dont la générosité a fait relâcher Tip, que je ne dois jamais demander à le connaître, que je ne dois jamais savoir son nom, que je ne dois jamais le remercier de tout mon cœur ! »
Clennam dit que la personne en question n’avait probablement pas besoin qu’on la remerciât ; que sans doute elle se trouvait très-heureuse, et avec raison, d’avoir été à même de rendre un si léger service à une jeune fille qui méritait qu’on lui en rendît de plus grands.
« Et ce que j’allais dire, monsieur, poursuivit la petite Dorrit, tremblant de plus en plus, c’est que si je le connaissais, et si cela m’était permis, je lui dirais qu’il ne peut ja mais, jamais savoir combien je suis reconnaissante envers lui, ni combien mon bon père serait reconnaissant de son côté. Et ce que j’allais dire, monsieur, c’est que si je le reconnaissais, et si cela m’était permis, mais je ne le connais pas, et je ne dois pas le remercier, je sais cela ! je lui dirais que je ne m’endormirai plus sans avoir prié le ciel de le bénir et de le récompenser. Je me mettrais à ses genoux et je prendrais sa main, et je l’embrasserais en le priant de ne pas la retirer et de la laisser, oh ! rien qu’un instant ! afin d’y sentir mes larmes reconnaissantes, car je n’ai pas d’autres remerciements à lui offrir ! »
La petite Dorrit avait porté la main de Clennam à ses lèvres, et aurait voulu se mettre à genoux devant lui ; mais il la retint doucement et la fit rasseoir. Elle n’avait pas besoin de cela, d’ailleurs, ses yeux et le ton de sa voix avait remercié bien mieux son bienfaiteur qu’elle ne pouvait le croire, aussi n’était-il plus tout à fait aussi calme qu’à l’ordinaire, quand il lui dit :
« Là ! petite Dorrit, là ! voyons ! Eh bien ! nous supposerons que vous connaissez cette personne, que vous avez pu faire tout cela, et que vous l’avez fait. Et maintenant, dites-moi, à moi qui ne suis pas du tout cette personne-là, qui ne suis que l’ami qui vous a priée d’avoir confiance en lui, pourquoi vous êtes dehors à minuit, et ce qui vous amène si loin de chez vous à cette heure tardive, ma frêle et délicate… (enfant était encore sur le bout de sa langue…) petite Dorrit !
— Maggy et moi, répondit-elle, se calmant avec ce paisible effort qui lui était depuis longtemps naturel, nous sommes allées ce soir au théâtre où ma sœur est engagée.
— Oh ! n’est-ce pas que c’est un endroit céleste ? interrompit brusquement Maggy, qui semblait avoir la faculté de se réveiller et de s’endormir à volonté. Presque aussi beau qu’un hôpital : seulement, on ne vous y donne pas du poulet. »
Elle se secoua comme un caniche qui sort de l’eau, et se rendormit.
« Nous y sommes allées, continua la petite Dorrit, jetant un coup d’œil sur sa protégée, parce que je ne suis pas fâchée de voir quelquefois par moi-même ce que fait ma sœur ; et j’aime à la regarder sans qu’elle ni mon oncle s’en doutent. Je ne puis pas me donner ce plaisir-là bien souvent, parce que, lorsque je ne travaille pas, je suis avec mon père, et même lorsque je vais en journée, je me dépêche d’aller le rejoindre. Mais ce soir, j’ai fait semblant d’aller en soirée. »
En faisant cet aveu, avec une hésitation timide, elle leva les yeux vers le visage de Clennam, dont elle lut si clairement l’expression qu’elle y répondit :
« Oh non, certainement ! Je ne suis jamais allée à une soirée. »
Elle s’arrêta un instant, en voyant que Clennam la regardait toujours, puis ajouta :
« J’espère qu’il n’y a pas de mal à cela. Je n’aurais jamais pu me rendre utile, si je n’avais pas un peu dissimulé. »
Elle craignait qu’il ne la blâmât intérieurement de tromper ainsi ses parents pour leur rendre service, pour songer à eux, pour veiller sur eux à leur insu et sans pouvoir compter sur leur reconnaissance, qui sait même ? peut-être en encourant de leur part le reproche de négligence. Mais Clennam songeait au contraire à ce frêle petit corps animé d’une volonté si forte, à ces souliers usés, à ces vêtements insuffisants, à cette feinte délicatesse de récréation et d’amusement. Il demanda où se donnait la soirée supposée.
Chez des personnes pour qui elle travaillait, répondit la petite Dorrit en rougissant. Elle n’en avait dit que fort peu de chose, seulement quelques mots, pour tranquilliser son père, qui savait bien, dans tous les cas, que ce ne pouvait pas être une grande soirée, comme M. Clennam devait bien le penser : et elle jeta un coup d’œil sur le châle qu’elle portait.
« C’est la première nuit, dit la petite Dorrit, que je me sois jamais absentée de la maison. Dieu ! que Londres a l’air grand, sombre et sauvage, la nuit ! »
Aux yeux de la petite Dorrit, la vaste étendue de la ville avait quelque chose qui lui faisait peur avec son ciel noir ; elle frissonna en prononçant ces paroles.
« Mais ce n’est pas pour cela, continua-t-elle en faisant de nouveau un pénible effort pour se remettre, que je suis venue vous déranger. Le principal motif qui m’a engagée à sortir, c’est que ma sœur a fait une amie, une dame dont elle m’a parlé de manière à m’inquiéter un peu. Alors je suis sortie, et j’ai passé exprès du côté où vous demeurez, puis en voyant une lumière à la croisée… »
Ce n’était pas la première fois qu’elle avait vu cette lumière. Oh ! non, ce n’était pas la première fois. Les yeux de la petite Dorrit avaient déjà souvent regardé, le soir, cette fenêtre briller de loin comme une étoile ; elle s’était souvent écartée de son chemin, harassée et fatiguée pour venir la regarder et rêver au monsieur à l’air grave et au teint bronzé qui venait de si loin et qui lui avait parlé en ami et en protecteur..."
"Hunted Down", written by Charles Dickens, published in 1859 ...
Dans cette anthologie classique, Peter Haining a rassemblé une sélection fascinante de romans policiers de Charles Dickens. Aux histoires s’ajoutent des extraits des romans dans lesquels les hommes de la loi font leur marque. Ces agents de la loi et les circonstances dans lesquelles ils travaillent étaient fondés sur les observations de Dickens au sujet du nouveau corps policier policier policier alors qu’il était greffier et journaliste d’avocat. Il accompagnait les détectives lors de leurs patrouilles nocturnes dans les rues de Londres, assistait au fonctionnement quotidien des postes de police, assistait aux procès des magistrats et assistait aux procès pour meurtre et aux exécutions publiques. De ces expériences de témoins oculaires sont nés M. Nadgett dans Martin Chuzzlewit — le premier détective sérieux dans un roman anglais — et l’inspecteur Bucket dans Bleak House, qui résout le meurtre d’un avocat sans scrupules. Parmi les inspecteurs, sergents et constables, on compte également un détective amateur, un policier de la rivière et le prototype de tous les policiers infiltrés...
Night walks (All the Year Round, 21 July 1860) Gone astray (Household Words, 13 August 1853) Chatham Dockyard (All the Year Round, 29 August 1863) Wapping workhouse (All the Year Round, 3 February 1860) A small star in the east (All the Year Round, 19 December 1868) On an amateur beat (All the Year Round, 27 February 1869) Betting-shops (Household Words, 26 June 1852) Trading in death (Household Words, 27 November 1852)..
Great Expectations (Dickens, 1861)
- Les Grandes Espérances
"Ours was the marsh country, down by the river, within, as the river wound, twenty miles of the sea. My first most vivid and broad impression of the identity of things seems to me to have been gained on a memorable raw afternoon towards evening. At such a time I found out for certain that this bleak place overgrown with nettles was the churchyard; and that Philip Pirrip, late of this parish, and also Georgiana wife of the above, were dead and buried; and that Alexander, Bartholomew, Abraham, Tobias, and Roger, infant children of the aforesaid, were also dead and buried; and that the dark flat wilderness beyond the churchyard, intersected with dikes and mounds and gates, with scattered cattle feeding on it, was the marshes; and that the low leaden line beyond was the river; and that the distant savage lair from which the wind was rushing was the sea; and that the small bundle of shivers growing afraid of it all and beginning to cry, was Pip...."
Publié en feuilleton de décembre 1860 à août 1861 dans le magazine de Dickens All the Year Round, "Les Grandes Espérances" est écrit dans un contexte de forte tension pour Dickens qui affronte non seulement l'échec de sa vie conjugale mais, semble-t-il, une certaine désillusion quant à l' "humanisation" possible de la société victorienne. Comme tous les romans de Dickens, les Grandes Espérances ont pour personnage principal un orphelin, auquel il donne cette fois le nom de Pip, et qui se trouve tout à coup à la tête d'une immense fortune, léguée par un forçat.
Le roman s'ouvre sur les marais brumeux du Kent. Pip, orphelin élevé par sa marâtre de soeur, Mrs Joe, rongé par la honte d'être à la charge de son beau-père, le forgeron Joe Garnery, par celle celle d'avoir aidé, dans les marais, un forçat évadé, Magwitch, et celle, enfin, de sa pauvreté devant Estella, la pupille de la riche Melle Havisham. Le temps passe et la vie de Pip change radicalement lorsqu'un bienfaiteur anonyme lui permet de s'élever dans la société. L'intrigue met en scène des personnages mémorables, Pip parvient à vaincre les forces du mal qui agitent le macrocosme victorien de Londres, mais la découverte de la véritable identité va bouleverser toute son existence...
"... « D’où viens-tu, petit singe ? dit Mrs Joe en frappant du pied. Dis-moi bien vite ce que tu as fait pour me donner ainsi de l’inquiétude et du tracas, sans cela je saurai bien t’attraper dans ce coin, quand vous seriez cinquante Pips et cinq cents Gargerys.
– Je suis seulement allé jusqu’au cimetière, dis-je du fond de ma cachette en pleurant et en me grattant.
– Au cimetière ? répéta ma sœur. Sans moi, il y a longtemps que tu y serais allé et que tu n’en serais pas revenu. Qui donc t’a élevé ?
– C’est toi, dis-je.
– Et pourquoi y es-tu allé ? Voilà ce que je voudrais savoir, s’écria ma sœur.
– Je ne sais pas, dis-je à voix basse.
– Je ne sais pas ! reprit ma sœur, je ne le ferai plus jamais !
Je connais cela. Je t’abandonnerai un de ces jours, moi qui n’ai jamais quitté ce tablier depuis que tu es au monde. C’est déjà bien assez d’être la femme d’un forgeron, et d’un Gargery encore, sans être ta mère ! »
Mes pensées s’écartèrent du sujet dont il était question, car en regardant le feu d’un air inconsolable, je vis paraître, dans les charbons vengeurs, le fugitif des marais, avec sa jambe ferrée, le mystérieux jeune homme, la lime, les vivres, et le terrible engagement que j’avais pris de commettre un larcin sous ce toit hospitalier.
« Ah ! dit Mrs Joe en remettant Tickler à sa place. Au cimetière, c’est bien cela ! C’est bien à vous qu’il appartient de parler de cimetière. Pas un de nous, entre parenthèses, n’avait soufflé un mot de cela. Vous pouvez vous en vanter tous les deux, vous m’y conduirez un de ces jours, au cimetière. Ah ! quel j…o…l…i c…o…u…p…l…e vous ferez sans moi ! »
Pendant qu’elle s’occupait à préparer le thé, Joe tournait sur moi des yeux interrogateurs, comme pour me demander si je prévoyais quelle sorte de couple nous pourrions bien faire à nous deux, si le malheur prédit arrivait. Puis il passa sa main gauche sur ses favoris, en suivant de ses gros yeux bleus les mouvements de Mrs Joe, comme il faisait toujours par les temps d’orage.
Ma sœur avait adopté un moyen de nous préparer nos tartines de beurre, qui ne variait jamais. Elle appuyait d’abord vigoureusement et longuement avec sa main gauche, le pain sur la poitrine, où il ne manquait pas de ramasser sur la bavette, tantôt une épingle, tantôt une aiguille, qui se retrouvait bientôt dans la bouche de l’un de nous. Elle prenait ensuite un peu (très-peu de beurre) à la pointe d’un couteau, et l’étalait sur le pain de la même manière qu’un apothicaire prépare un emplâtre, se servant des deux côtés du couteau avec dextérité, et ayant soin de ramasser ce qui dépassait le bord de la croûte.
Puis elle donnait le dernier coup de couteau sur le bord de l’emplâtre, et elle tranchait une épaisse tartine de pain que, finalement, elle séparait en deux moitiés, l’une pour Joe, l’autre pour moi.
Ce jour-là, j’avais faim, et malgré cela je n’osai pas manger ma tartine. Je sentais que j’avais à réserver quelque chose pour ma terrible connaissance et son allié, plus terrible encore, le jeune homme mystérieux. Je savais que Mrs Joe dirigeait sa maison avec la plus stricte économie, et que mes recherches dans le garde-manger pourraient bien être infructueuses. Je me décidai donc à cacher ma tartine dans l’une des jambes de mon pantalon.
L’effort de résolution nécessaire à l’accomplissement de ce projet me paraissait terrible. Il produisait sur mon imagination le même effet que si j’eusse dû me précipiter d’une haute maison, ou dans une eau très-profonde, et il me devenait d’autant plus difficile de m’y résoudre finalement, que Joe ignorait tout.
Dans l’espèce de franc-maçonnerie, déjà mentionnée par moi, qui nous unissait comme compagnons des mêmes souffrances, et dans la camaraderie bienveillante de Joe pour moi, nous avions coutume de comparer nos tartines, à mesure que nous y faisions des brèches, en les exposant à notre mutuelle admiration, comme pour stimuler notre ardeur. Ce soir-là, Joe m’invita plusieurs fois à notre lutte amicale en me montrant les progrès que faisait la brèche ouverte dans sa tartine ; mais, chaque fois, il me trouva avec ma tasse de thé sur un genou et ma tartine intacte sur l’autre. Enfin, je considérai que le sacrifice était inévitable, je devais le faire de la manière la moins extraordinaire et la plus compatible avec les circonstances. Profitant donc d’un moment où Joe avait les yeux tournés, je fourrai ma tartine dans une des jambes de mon pantalon.
Joe paraissait évidemment mal à l’aise de ce qu’il supposait être un manque d’appétit, et il mordait tout pensif à même sa tartine des bouchées qu’il semblait avaler sans aucun plaisir. Il les tournait et retournait dans sa bouche plus longtemps que de coutume, et finissait par les avaler comme des pilules. Il allait saisir encore une fois, avec ses dents, le pain beurré et avait déjà ouvert une bouche d’une dimension fort raisonnable, lorsque, ses yeux tombant sur moi, il s’aperçut que ma tartine avait disparu.
L’étonnement et la consternation avec lesquels Joe avait arrêté le pain sur le seuil de sa bouche et me regardait, étaient trop évidents pour échapper à l’observation de ma sœur.
« Qu’y a-t-il encore ? dit-elle en posant sa tasse sur la table.
– Oh ! oh ! murmurait Joe, en secouant la tête d’un air de sérieuse remontrance, mon petit Pip, mon camarade, tu te feras du mal, ça ne passera pas, tu n’as pas pu la mâcher, mon petit Pip, mon ami !
– Qu’est-ce qu’il y a encore, voyons ? répéta ma sœur avec plus d’aigreur que la première fois.
– Si tu peux en faire remonter quelque parcelle, en toussant, mon petit Pip, fais-le, mon ami ! dit Joe. Certainement chacun mange comme il l’entend, mais encore, ta santé !… ta santé !… »
À ce moment, ma sœur furieuse avait attrapé Joe par ses deux favoris et lui cognait la tête contre le mur, pendant qu’assis dans mon coin je les considérais d’un air vraiment piteux.
« Maintenant, peut-être vas-tu me dire ce qu’il y a, gros niais que tu es ! » dit ma sœur hors d’haleine.
Joe promena sur elle un regard désespéré, prit une bouchée désespérée, puis il me regarda de nouveau :
« Tu sais, mon petit Pip, dit-il d’un ton solennel et confidentiel, comme si nous eussions été seuls, et en logeant sa dernière bouchée dans sa joue, tu sais que toi et moi sommes bons amis, et que je serais le dernier à faire aucun mauvais rapport contre toi ; mais faire un pareil coup… »
Il éloigna sa chaise pour regarder le plancher entre lui et moi ; puis il reprit :
« Avaler un pareil morceau d’un seul coup !
– Il a avalé tout son pain, n’est-ce pas ? s’écria ma sœur.
– Tu sais, mon petit Pip, reprit Joe, en me regardant, sans faire la moindre attention à Mrs Joe, et ayant toujours sous la joue sa dernière bouchée, que j’ai avalé aussi, moi qui te parle… et souvent encore… quand j’avais ton âge, et j’ai vu bien des avaleurs, mais je n’ai jamais vu avaler comme toi, mon petit Pip, et je m’étonne que tu n’en sois pas mort ; c’est par une permission du bon Dieu ! »
Ma sœur s’élança sur moi, me prit par les cheveux et m’adressa ces paroles terribles :
« Arrive, mauvais garnement, qu’on te soigne ! »
Quelque brute médicale avait, à cette époque, remis en vogue l’eau de goudron, comme un remède très-efficace, et Mrs Joe en avait toujours dans son armoire une certaine provision, croyant qu’elle avait d’autant plus de vertu qu’elle était plus dégoûtante. Dans de meilleurs temps, un peu de cet élixir m’avait été administré comme un excellent fortifiant ; je craignis donc ce qui allait arriver, pressentant une nouvelle entrave à mes projets de sortie. Ce soir-là, l’urgence du cas demandait au moins une pinte de cette drogue. Mrs Joe me l’introduisit dans la gorge, pour mon plus grand bien, en me tenant la tête sous son bras, comme un tire-bottes tient une chaussure. Joe en fut quitte pour une demi-pinte, qu’il dut avaler, bon gré, mal gré, pendant qu’il était assis, mâchant tranquillement et méditant devant le feu, parce qu’il avait peut-être eu mal au cœur. Jugeant d’après moi, je puis dire qu’il y aurait eu mal après, s’il n’y avait eu mal avant.
La conscience est une chose terrible, quand elle accuse, soit un homme, soit un enfant ; mais quand ce secret fardeau se trouve lié à un autre fardeau, enfoui dans les jambes d’un pantalon, c’est (je puis l’avouer) une grande punition. La pensée que j’allais commettre un crime en volant Mrs Joe, l’idée que je volerais Joe ne me serait jamais venue, car je n’avais jamais pensé qu’il eût aucun droit sur les ustensiles du ménage ; cette pensée, jointe à la nécessité dans laquelle je me trouvais de tenir sans relâche ma main sur ma tartine, pendant que j’étais assis ou que j’allais à la cuisine chercher quelque chose ou faire quelques petites commissions, me rendait presque fou. Alors, quand le vent des marais venait ranimer et faire briller le feu de la cheminée, il me semblait entendre au dehors la voix de l’homme à la jambe ferrée, qui m’avait fait jurer le secret, me criant qu’il ne pouvait ni ne voulait jeûner jusqu’au lendemain, mais qu’il lui fallait manger tout de suite. D’autre fois, je pensais que le jeune homme, qu’il était si difficile d’empêcher de plonger ses mains dans mes entrailles, pourrait bien céder à une impatience constitutionnelle, ou se tromper d’heure et se croire des droits à mon cœur et à mon foie ce soir même, au lieu de demain ! S’il est jamais arrivé à quelqu’un de sentir ses cheveux se dresser sur sa tête, ce doit être à moi. Mais peut-être cela n’est-il jamais arrivé à personne...."
Le Chapitre VIII est sans doute l’un des chapitres les plus étonnants dans la littérature anglaise ...
"Mr. Pumblechook’s premises in the High Street of the market town, were of a peppercorny and farinaceous character, as the premises of a cornchandler and seedsman should be. It appeared to me that he must be a very happy man indeed, to have so many little drawers in his shop; and I wondered when I peeped into one or two on the lower tiers, and saw the tied-up brown paper packets inside, whether the flower-seeds and bulbs ever wanted of a fine day to break out of those jails, and bloom.
It was in the early morning after my arrival that I entertained this speculation. On the previous night, I had been sent straight to bed in an attic with a sloping roof, which was so low in the corner where the bedstead was, that I calculated the tiles as being within a foot of my eyebrows. In the same early morning, I discovered a singular affinity between seeds and corduroys. Mr. Pumblechook wore corduroys, and so did his shopman; and somehow, there was a general air and flavour about the corduroys, so much in the nature of seeds, and a general air and flavour about the seeds, so much in the nature of corduroys, that I hardly knew which was which. The same opportunity served me for noticing that Mr. Pumblechook appeared to conduct his business by looking across the street at the saddler, who appeared to transact his business by keeping his eye on the coachmaker, who appeared to get on in life by putting his hands in his pockets and contemplating the baker, who in his turn folded his arms and stared at the grocer, who stood at his door and yawned at the chemist. The watchmaker, always poring over a little desk with a magnifying-glass at his eye, and always inspected by a group of smock-frocks poring over him through the glass of his shop-window, seemed to be about the only person in the High Street whose trade engaged his attention.
"La maison de M. Pumblechook, située dans la Grande Rue, était poudreuse, comme doit l’être toute maison de blatier et de grainetier. Je pensais, à part moi, qu’il devait être un homme bienheureux, avec une telle quantité de petits tiroirs dans sa boutique ; et je me demandais, en regardant dans l’un des tiroirs inférieurs, et en considérant les petits paquets de papier qui y étaient entassés, si les graines et les oignons qu’ils contenaient étaient essentiellement désireux de sortir un jour de leur prison pour aller germer en plein champ. C’était le lendemain matin de mon arrivée que je me livrai à ces remarques. La veille au soir, on m’avait envoyé coucher dans un grenier si bas de plafond, dans le coin où était le lit, que je calculai qu’une fois dans ce lit les tuiles du toit n’étaient guère à plus d’un pied au-dessus de ma tête. Ce même matin, je découvris qu’il existait une grande affinité entre les graines et le velours à côtes. M. Pumblechook portait du velours à côtes, ainsi que son garçon de boutique ; de sorte qu’il y avait une odeur générale répandue sur le velours à côtes qui ressemblait tellement à l’odeur des graines, et dans les graines une telle odeur de velours à côtes, qu’on n’aurait pu dire que très-difficilement laquelle des deux odeurs dominait. Je remarquai en même temps que M. Pumblechook paraissait réussir dans son commerce en regardant le sellier de l’autre côté de la rue, lequel sellier semblait n’avoir autre chose à faire dans l’existence qu’à mettre ses mains dans ses poches et à fixer le carrossier, qui, à son tour, gagnait sa vie en contemplant, les deux bras croisés, le boulanger qui, de son côté, ne quittait pas des yeux le mercier ; celui-ci se croisait aussi les bras et dévisageait l’épicier, qui, sur le pas de sa porte, bayait à l’apothicaire. L’horloger, toujours penché sur une petite table avec son verre grossissant dans l’œil, et toujours espionné par un groupe de commères à travers le vitrage de la devanture de sa boutique, semblait être la seule personne, dans la Grande-Rue, qui donnât vraiment quelque attention à son travail.
Mr. Pumblechook and I breakfasted at eight o’clock in the parlour behind the shop, while the shopman took his mug of tea and hunch of bread and butter on a sack of peas in the front premises. I considered Mr. Pumblechook wretched company. Besides being possessed by my sister’s idea that a mortifying and penitential character ought to be imparted to my diet,—besides giving me as much crumb as possible in combination with as little butter, and putting such a quantity of warm water into my milk that it would have been more candid to have left the milk out altogether,—his conversation consisted of nothing but arithmetic. On my politely bidding him Good-morning, he said, pompously, “Seven times nine, boy?” And how should I be able to answer, dodged in that way, in a strange place, on an empty stomach! I was hungry, but before I had swallowed a morsel, he began a running sum that lasted all through the breakfast. “Seven?” “And four?” “And eight?” “And six?” “And two?” “And ten?” And so on. And after each figure was disposed of, it was as much as I could do to get a bite or a sup, before the next came; while he sat at his ease guessing nothing, and eating bacon and hot roll, in (if I may be allowed the expression) a gorging and gormandizing manner.
M. Pumblechook et moi nous déjeunâmes à huit heures dans l’arrière-boutique, tandis que le garçon de magasin, assis sur un sac de pois dans la boutique même, savourait une tasse de thé et un énorme morceau de pain et de beurre. Je considérais M. Pumblechook comme une pauvre société. Sans compter qu’ayant été prévenu par ma sœur que mes repas devaient avoir un certain caractère de diète mortifiante et pénitentielle, il me donna le plus de mie possible, combinée avec une parcelle inappréciable de beurre, et mit dans mon lait une telle quantité d’eau chaude, qu’il eût autant valu me retrancher le lait tout à fait ; de plus, sa conversation roulait toujours sur l’arithmétique. Le matin, quand je lui dis poliment bonjour, il me répondit :
« Sept fois neuf, mon garçon ? »
Comment aurais-je pu répondre, interrogé de cette manière, dans un pareil lieu et l’estomac creux ! J’avais faim ; mais avant que j’eusse le temps d’avaler une seule bouchée, il commença une addition qui dura pendant tout le déjeuner.
« Sept ?… et quatre ?… et huit ?… et six ?… et deux ?… et dix ?… »
Et ainsi de suite. Après chaque nombre, j’avais à peine le temps de mordre une bouchée, ou de boire une gorgée, pendant qu’étalé dans son fauteuil et ne songeant à rien, il mangeait du jambon frit et un petit pain chaud, de la manière la plus gloutonne, si j’ose me servir de cette expression irrévérencieuse.
For such reasons, I was very glad when ten o’clock came and we started for Miss Havisham’s; though I was not at all at my ease regarding the manner in which I should acquit myself under that lady’s roof. Within a quarter of an hour we came to Miss Havisham’s house, which was of old brick, and dismal, and had a great many iron bars to it. Some of the windows had been walled up; of those that remained, all the lower were rustily barred. There was a courtyard in front, and that was barred; so we had to wait, after ringing the bell, until some one should come to open it. While we waited at the gate, I peeped in (even then Mr. Pumblechook said, “And fourteen?” but I pretended not to hear him), and saw that at the side of the house there was a large brewery. No brewing was going on in it, and none seemed to have gone on for a long long time.
On comprendra que je vis arriver avec bonheur le moment de nous rendre chez miss Havisham ; quoique je ne fusse pas parfaitement rassuré sur la manière dont j’allais être reçu sous le toit de cette dame. En moins d’un quart d’heure, nous arrivâmes à la maison de miss Havisham qui était construite en vieilles briques, d’un aspect lugubre, et avait une grande grille en fer. Quelques-unes des fenêtres avaient été murées ; le bas de toutes celles qui restaient avait été grillé. Il y avait une cour devant la maison, elle était également grillée, de sorte qu’après avoir sonné, nous dûmes attendre qu’on vînt nous ouvrir. En attendant, je jetai un coup d’œil à l’intérieur, bien que M. Pumblechook m’eût dit :
« Cinq et quatorze ? »
Mais je fis semblant de ne pas l’entendre. Je vis que d’un côté de la maison il y avait une brasserie ; on n’y travaillait pas et elle paraissait n’avoir pas servi depuis longtemps.
A window was raised, and a clear voice demanded “What name?” To which my conductor replied, “Pumblechook.” The voice returned, “Quite right,” and the window was shut again, and a young lady came across the court-yard, with keys in her hand.
“This,” said Mr. Pumblechook, “is Pip.”
“This is Pip, is it?” returned the young lady, who was very pretty and seemed very proud; “come in, Pip.”
Mr. Pumblechook was coming in also, when she stopped him with the gate.
“Oh!” she said. “Did you wish to see Miss Havisham?”
“If Miss Havisham wished to see me,” returned Mr. Pumblechook, discomfited.
“Ah!” said the girl; “but you see she don’t.”
She said it so finally, and in such an undiscussible way, that Mr. Pumblechook, though in a condition of ruffled dignity, could not protest. But he eyed me severely,—as if I had done anything to him!—and departed with the words reproachfully delivered: “Boy! Let your behaviour here be a credit unto them which brought you up by hand!” I was not free from apprehension that he would come back to propound through the gate, “And sixteen?” But he didn’t.
On ouvrit une fenêtre, et une voix claire demanda :
« Qui est là ? »
À quoi mon compagnon répondit :
« Pumblechook.
– Très-bien ! » répondit la voix.
Puis la fenêtre se referma, et une jeune femme traversa la cour avec un trousseau de clefs à la main.
« Voici Pip, dit M. Pumblechook
– Ah ! vraiment, répondit la jeune femme, qui était fort jolie et paraissait très-fière. Entre, Pip. »
M. Pumblechook allait entrer aussi quand elle l’arrêta avec la porte :
« Oh ! dit-elle, est-ce que vous voulez voir miss Havisham ?
– Oui, si miss Havisham désire me voir, répondit M. Pumblechook désappointé.
– Ah ! dit la jeune femme, mais vous voyez bien qu’elle ne le désire pas. »
Elle dit ces paroles d’une façon qui admettait si peu d’insistance que, malgré sa dignité offensée, M. Pumblechook ne put protester, mais il me lança un coup d’œil sévère, comme si je lui avais fait quelque chose ! et il partit en m’adressant ces paroles de reproche :
« Mon garçon, que ta conduite ici fasse honneur à ceux qui t’ont élevé à la main ! »
Je craignais qu’il ne revînt pour me crier à travers la grille :
« Et seize ?… »
Mais il n’en fit rien.
My young conductress locked the gate, and we went across the courtyard. It was paved and clean, but grass was growing in every crevice. The brewery buildings had a little lane of communication with it, and the wooden gates of that lane stood open, and all the brewery beyond stood open, away to the high enclosing wall; and all was empty and disused. The cold wind seemed to blow colder there than outside the gate; and it made a shrill noise in howling in and out at the open sides of the brewery, like the noise of wind in the rigging of a ship at sea.
She saw me looking at it, and she said, “You could drink without hurt all the strong beer that’s brewed there now, boy.”
“I should think I could, miss,” said I, in a shy way.
“Better not try to brew beer there now, or it would turn out sour, boy; don’t you think so?”
“It looks like it, miss.”
“Not that anybody means to try,” she added, “for that’s all done with, and the place will stand as idle as it is till it falls. As to strong beer, there’s enough of it in the cellars already, to drown the Manor House.”
“Is that the name of this house, miss?”
“One of its names, boy.”
“It has more than one, then, miss?”
“One more. Its other name was Satis; which is Greek, or Latin, or Hebrew, or all three—or all one to me—for enough.”
“Enough House,” said I; “that’s a curious name, miss.”
“Yes,” she replied; “but it meant more than it said. It meant, when it was given, that whoever had this house could want nothing else. They must have been easily satisfied in those days, I should think. But don’t loiter, boy.”
Ma jeune introductrice ferma la grille, et nous traversâmes la cour. Elle était pavée et très-propre ; mais l’herbe poussait entre chaque pavé. Un petit passage conduisait à la brasserie, dont les portes étaient ouvertes. La brasserie était vide et hors de service. Le vent semblait plus froid que dans la rue, et il faisait entendre en s’engouffrant dans les ouvertures de la brasse rie, un sifflement aigu, semblable au bruit de la tempête battant les agrès d’un navire.
Elle vit que je regardais du côté de la brasserie, et elle me dit :
« Tu pourrais boire tout ce qui se brasse de bière là-dedans, aujourd’hui, sans te faire de mal, mon garçon.
– Je le crois bien, mademoiselle, répondis-je d’un air rusé.
– Il vaut mieux ne pas essayer de brasser de la bière dans ce lieu, elle surirait bientôt, n’est-ce pas, mon garçon ?
– Je le crois, mademoiselle.
– Ce n’est pas que personne soit tenté de l’essayer, ajouta-t-elle, et la brasserie ne servira plus guère. Quant à la bière, il y en a assez dans les caves pour noyer Manor House tout entier.
– Est-ce que c’est là le nom de la maison, mademoiselle ?
– C’est un de ses noms, mon garçon.
– Elle en a donc plusieurs, mademoiselle ?
– Elle en avait encore un autre, l’autre nom était Satis, qui, en grec, en latin ou en hébreu, je ne sais lequel des trois, et cela m’est égal, veut dire : Assez.
– Maison Assez ? dis-je. Quel drôle de nom, mademoiselle.
– Oui, répondit-elle. Cela signifie que celui qui la possédait n’avait besoin de rien autre chose. Je trouve que, dans ce temps-là, on était facile à contenter. Mais dépêchons, mon garçon. »
Deux des romans les plus aimés de toute la littérature anglaise furent souvent réunis dans un même volume. "A TALE OF TWO CITIES " - Après dix-huit ans en tant que prisonnier politique à la Bastille, le Docteur Manette est finalement libéré et retrouve sa fille en Angleterre. Là, la vie de deux hommes très différents, Charles Darnay, un aristocrate français exilé, et Sydney Carton, un avocat anglais peu recommandable mais brillant, se mêlent à leur amour pour Lucie Manette. Depuis les routes tranquilles de Londres, ils sont attirés contre leur volonté vers les rues vengeuses et ensanglantées de Paris au plus fort du règne de la terreur, et ils tombent bientôt sous l’ombre mortelle de la guillotine. "GREAT EXPECTATIONS" - Une rencontre terrifiante avec un prisonnier évadé dans un cimetière sur les marais sauvages du Kent; une invitation à rencontrer l’amère et délabrée Miss Havisham et sa belle et froide pupille Estella; la générosité soudaine d’un mystérieux bienfaiteur. . . ceux-ci forment une série d’événements qui changent la vie de l’orphelin Pip pour toujours, et il abandonne avec enthousiasme ses humbles origines pour commencer une nouvelle vie en tant que gentleman. Le dernier roman obsédant de Dickens dépeint l’éducation et le développement de Pip à travers l’adversité alors qu’il découvre la vraie nature de ses « grandes attentes »....
"People’s Luggage" est un joyau de 1862 redécouvert de la vie de Dickens ....
En tombant sur des bagages qui ont été laissés dans l’hôtel où il travaille, un serveur les fouille pour identifier leur propriétaire. Il ne parvient pas à le découvrir, mais il trouve, secrètement dans différentes parties des bagages, un certain nombre d’histoires. Impressionné par leur qualité, il réussit à les faire publier, bien que l’identité de leur auteur reste un mystère jusqu’à ce qu’un visiteur vienne les appeler. Écrit avec l’esprit caractéristique de Dickens, et les contributions de ces grands écrivains victoriens tels que Wilkie Collins, Adelaide Anne Procter et Elizabeth Gaskell ...
Our Mutual Friend (Dickens, 1865)
- L'Ami commun
Quatorzième et dernier roman achevé de Charles Dickens, a été publié par Chapman & Hall en vingt feuilletons en 1864 et 1865 avec des illustrations de
Marcus Stone. "L"Ami commun est dans la lignée des énormes machines lancées par Dickens dès 1836 : un millier de pages, où prolifèrent avec
exubérance incidents, personnages, lieux, mots, images et idées. Le comique y fait toujours aussi bon ménage avec l'émotion. La nouveauté réside dans la fermeté avec laquelle le romancier tient
les fils de ses complexes intrigues, dans la hardiesse encore accrue de son invention langagière, dans la vigoureuse ampleur de sa réflexion sur la société, la politique, la finance, l'éducation,
l'homme, l'amour et le mariage : le corps d'un homme est retrouvé dans la Tamise. Après identification, il s'agit de John Harmon, de retour à Londres pour recevoir son héritage. Le père de John
avait ajouté une clause particulière à son testament: Il ne pourrait recevoir l'héritage qu'à la condition d'épouser la jolie Bella Wilfer, dont il ignorait tout."
Italo Calvino, dans "Pourquoi lire les classiques" (Seuil, 1984) : "les commencements des romans de Dickens sont souvent mémorables, mais aucun de dépasse
le premier chapitre de L'Ami commun, l'avant-dernier roman qu'il ait écrit, le dernier qu'il ait achevé. Portés par la barque du pêcheur de cadavres, nous avons l'impression d'entrer dans
l'envers du monde. Dès le deuxième chapitre, tout change, et nous nous retrouvons au beau milieu d'une comédie de moeurs et de caractères : un dîner chez un parvenu où tous les convives feignent
d'être amis depuis longtemps alors qu'ils se connaissent à peine."
"In these times of ours, though concerning the exact year there is no need to be precise, a boat of dirty and disreputable appearance, with two figures
in it, floated on the Thames, between Southwark bridge which is of iron, and London Bridge which is of stone, as an autumn evening was closing in.
The figures in this boat were those of a strong man with ragged grizzled hair and a sun-browned face, and a dark girl of nineteen or twenty,
sufficiently like him to be recognizable as his daughter. The girl rowed, pulling a pair of sculls very easily; the man, with the rudder-lines slack in his hands, and his hands loose in his
waistband, kept an eager look out. He had no net, hook, or line, and he could not be a fisherman; his boat had no cushion for a sitter, no paint, no inscription, no appliance beyond a rusty
boathook and a coil of rope, and he could not be a waterman; his boat was too crazy and too small to take in cargo for delivery, and he could not be a lighterman or river-carrier; there was no
clue to what he looked for, but he looked for something, with a most intent and searching gaze. The tide, which had turned an hour before, was running down, and his eyes watched every little race
and eddy in its broad sweep, as the boat made slight head-way against it, or drove stern foremost before it, according as he directed his daughter by a movement of his head. She watched his face
as earnestly as he watched the river. But, in the intensity of her look there was a touch of dread or horror.
Allied to the bottom of the river rather than the surface, by reason of the slime and ooze with which it was covered, and its sodden state, this boat
and the two figures in it obviously were doing something that they often did, and were seeking what they often sought. Half savage as the man showed, with no covering on his matted head, with his
brown arms bare to between the elbow and the shoulder, with the loose knot of a looser kerchief lying low on his bare breast in a wilderness of beard and whisker, with such dress as he wore
seeming to be made out of the mud that begrimed his boat, still there was a business-like usage in his steady gaze. So with every lithe action of the girl, with every turn of her wrist, perhaps
most of all with her look of dread or horror; they were things of usage.
‘Keep her out, Lizzie. Tide runs strong here. Keep her well afore the sweep of it.’
Trusting to the girl’s skill and making no use of the rudder, he eyed the coming tide with an absorbed attention. So the girl eyed him. But, it happened
now, that a slant of light from the setting sun glanced into the bottom of the boat, and, touching a rotten stain there which bore some resemblance to the outline of a muffled human form,
coloured it as though with diluted blood. This caught the girl’s eye, and she shivered.
‘What ails you?’ said the man, immediately aware of it, though so intent on the advancing waters; ‘I see nothing afloat.’
"Inutile de préciser la date ; mais de nos jours, vers la fin d’une soirée d’automne, un bateau fangeux et d’aspect équivoque flottait sur la Tamise
entre le pont de Southwark, qui est en fonte, et le pont de Londres, qui est en pierre.
Deux personnes étaient dans ce bateau : un homme vigoureux, à cheveux gris et en désordre, au teint bronzé par le soleil, et une jeune fille de dix-neuf
à vingt ans qui lui ressemblait assez pour que l’on reconnût qu’il était son père. La jeune fille ramait, et maniait ses avirons
avec une grande aisance. L’homme aux cheveux gris, les cordes lâches du gouvernail entre les mains, et les mains dans la ceinture, fouillait la rivière d’un oeil avide. Il n’avait pas de filet,
pas d’hameçons, pas de ligne ; ce ne pouvait pas être un pêcheur. Ce n’était pas non plus un batelier ; son bateau n’offrait ni inscription, ni peinture, ni siège où un passager pût s’asseoir ;
nul autre objet qu’un rouleau de corde, plus une gaffe couverte de rouille ; et ce bateau n’était ni assez grand, ni assez solide pour servir au transport des
marchandises.
Rien dans cet homme, ni dans son entourage, ne laissait deviner ce qu’il cherchait ; mais il cherchait quelque chose, et du regard le plus attentif.
Depuis une heure que la marée descendait, le moindre courant, la moindre ride qui se produisait sur sa large nappe, était guettée par l’homme, tandis que le bateau présentait au reflux soit la
proue, soit la poupe, suivant la direction que lui imprimait la fille sur un signe de tête du père. La rameuse épiait le visage du
guetteur non moins attentivement que celui-ci épiait l’eau du fleuve ; mais il y avait dans la fixité du regard de la jeune fille une nuance de crainte ou d’horreur. Ce bateau moussu, plus en
rapport avec le fond de la Tamise qu’avec la surface de l’eau, en raison de la bourbe dont il était couvert, servait évidemment à son usage habituel ; et, non moins évidemment, ceux qu’il portait
faisaient une chose qu’ils avaient souvent faite, et cherchaient ce qu’ils avaient souvent cherché.
Sa barbe et ses cheveux incultes, sa tête nue, ses bras fauves, ses manches relevées au-dessus du coude, le mouchoir au noeud lâche qui pendait sur sa
poitrine découverte ; ses vêtements, qu’on eût dit formés de la boue dont sa barque était souillée, donnaient à l’homme un air à demi sauvage ; mais la constance et la fermeté de son regard
annonçaient une occupation familière. De même pour la jeune fille : la souplesse de ses mouvements, le jeu de ses poignets, peut-être plus encore l’effroi ou l’horreur qu’on lisait dans ses yeux,
tout cela était affaire d’habitude.
« Détourne le bateau, Lizzie ; le courant est fort à cette place. Tiens ferme devant la marée. »
Se fiant à l’adresse de sa fille, il n’usa même pas du gouvernail, et se pencha vers le flot avec une attention qui
l’absorba.
Le regard que sa fille attachait sur lui n’était pas moins attentif ; mais un rayon du couchant vint briller au fond du bateau ; il y rencontra une
ancienne tache qui rappelait la forme d’un corps humain, enveloppé d’un manteau ou d’un suaire, et la colora d’une teinte sanglante. Cette tache animée frappa Lizzie, et la fit
tressaillir.
« Qu’est-ce que tu as ? Je ne vois rien, » dit l’homme, qui, malgré l’attention qu’il donnait aux vagues arrivantes, n’en eut pas moins conscience de
l’émotion de sa fille..."
Chef-d’œuvre satirique sur l’attrait et le péril de l’argent, "Our Mutual Friend" tourne autour de l’héritage d’un tas de poussière où les riches jettent leurs déchets. Lorsque le corps de John Harmon, l’héritier attendu du tas de poussière, est retrouvé dans la Tamise, les fortunes changent de mains de façon surprenante, élevant à de nouveaux sommets « Noddy » Boffin, un commis bas-né mais bienveillant qui devient « le Golden Dustman ». Le dernier roman complet de Charles Dickens reprend tous les grands thèmes de ses œuvres précédentes : les prétentions des nouvelles richesses, l’ingéniosité des pauvres aspirants et le pouvoir indéfectible de la richesse pour corrompre tous ceux qui en ont besoin. Avec ses personnages savoureux et ses nombreuses pages secondaires, Our Mutual Friend est l’un des romans les plus complexes de Dickens...