- Mikhaïl Lermontov (1814-1841), "Un héros de notre temps" (1839) - Ivan Gontcharov (1812-1891), "Oblomov" (1859) - Alexandre Ivanovitch Herzen (1812-1870), "A qui la faute?" - ...
Last update: 11/11/2021
Mikhaïl Lermontov et Ivan Gontcharov sont contemporains, tous deux naquirent au printemps de l'invasion napoléonienne, qui aura pour la Russie une importance décisive, tant le mouvement qui porte jusqu'à Moscou les armées de l'Empereur que celui qui emporte celles du Tsar jusqu'à Paris celles du Tsar, vont avoir pour conséquences la déstructuration des structures et des modes de pensée traditionnels. La Sainte Russie va traverser une crise qui se reflétera dans le malaise d'une génération brillante, crise et malaise dont Gontcharov, qui en fut la victime, deviendra l'un des chroniqueurs et des romanciers dans une littérature alors dominée par le mysticisme et le messianisme.
De son côté, sans Pouchkine, Lermontov n'aurait sans doute pas existé, dit-on, et peut-être n'a-t-il jamais égalé la perfection qui fait de n'importe quelle strophe d'Eugène Onéguine, une merveille de fluide sonorité. En tant que poète romantique, Lermontov n'a pas d'égal en Russie, sauf, peut-être, Alexandre Blok qui fut à la fois un romantique et un symboliste. Avec "Eugène Oniéguine" de Pouchkine, "Le Démon" sera le poème le plus populaire du XIXe siècle. Mais Lermontov a disparu avant d'avoir pu montrer toute l'ampleur de son génie. Grand poète, il fut aussi un remarquable prosateur. À la fois fin styliste et créateur du roman psychologique, il est le précurseur de Tolstoï et de Dostoïevski.
Gontcharov, lui, entre, en 1831, à l'université de Moscou, et s'inscrit à la faculté des lettres que fréquentent à la même époque Biélinski, Tourguéniev, Herzen et Lermontov. Cet écrivain, ironique et lucide, est le fondateur de la grande tradition réaliste russe et son extraordinaire personnage d'Oblomov, devenu véritable mythe littéraire, un personnage mort-né qui renonce non seulement à exister mais aussi à transformer la société russe, une impuissance que l'on retrouve dans la littérature de ce XIXe siècle au tiers de son parcours, Onéguine d'Alexandre Pouchkine (1821-1831), Petchorine, d'Un Héros de notre temps de Lermontov (1840), Beltov de "À qui la faute ?" de A. Herzen (1841-1846), Roudine, de Tourgueviev (1855). Les personnages féminins a contrario ne craindront ni les tempêtes ni les passions...
Nikolay Koshelev (1840-1918), "Scene from the Life of a Bureaucrat" (1862)
Mikhaïl Lermontov (1814-1841)
Mikhaïl Iouriévitch Lermontov naquit à Moscou où son père était officier, instable et alcoolique, et sa mère, Marie Mikhaïlovna Arseniev, d'une plus considérable lignée, la riche et puissante famille Stolypine, mais qui mourut lorsque son fils avait deux ans. L'enfant fut alors confié à sa grand-mère maternelle, l'autoritaire Elisabeth Alexeevna Arseniev, née Stolypine, qui l'idolâtre, et souffrit des dissensions de celle-ci avec son père. À neuf ans, Lermontov voit, pour la première fois, le Caucase, qui jouera un rôle si important dans sa poésie et dans sa vie. Là-bas, tout au bout de l'accablante plaine de neige, l'Elbrouz, «la Cime des Bienheureux», dressait dans l'azur ses glaciers étincelants, et par-delà la montagne, c'était l'Asie...
Enfant très précoce, à treize ans, il compose ses premiers vers et voue un culte à Byron. En 1831, il écrira : "Non, non, je ne suis pas Byron ; je suis un autre, un autre élu, mais de tous ignoré ; un pèlerin par le monde exécré : mais mon âme profonde, ô Russes ! c'est la vôtre. J'ai commencé plus tôt, plus tôt je finirai, Childe Harold à l'âme slave. Mon œuvre sera brève. Une forêt d'épaves surnage dans cette âme, ainsi que sur la mer des mâts et des agrès ballottés par la houle. mes espoirs brisés que la tempête roule ! Qui donc pénétrera ton secret, gouffre amer ? Qui révélera donc ma pensée à la foule ? Un poète dira mon âme et l'océan ou leurs bruits se perdront dans l'éternel Néant !"
Sachant parler tant l'anglais que le français, lisant énormément, il est admis en 1830, à l'université de Moscou, mais préfère mener une vie mondaine loin du groupe des « idéalistes » (Biélinski, Stankévitch, Herzen, Gontcharov). En 1831 (le poète a dix-sept ans) est écrit "Ange"l (L'Ange) qui est déjà un chef-d'œuvre de la poésie romantique, il est, avec Alexandre Blok, le seul poète russe qui ait cette faculté de voir le «lointain pays» de l'éternité qui transparaît à travers les visions de ce monde-ci.
Deux ans plus tard, il quitte Moscou pour Saint-Pétersbourg, pensant reprendre ses études avec le souvenir de deux jeunes filles, Catherine Suskova et Varvara Lopukhina, mais s'inscrit à l'Ecole des officiers de la Garde qu'il quittera avec le grade de cornette. Il s'installe à Tsarskoïé Selo (le Versailles russe), libre, désœuvré, riche, mais d'une susceptibilité maladive et, petit et trapu, au teint bistre, se pensant laid. D'où une certaine arrogance. Gogol, qui le rencontre à Moscou et l'écoute lire son poème Mtsyri (Le Novice), déclare, «Lermontov voulait montrer une sorte de mépris vantard à l'égard de son talent, il en jouait avec insouciance», tandis que Pouchkine discerna aussitôt en lui les signes d'un génie dont le jeune poète ne semblait pas avoir conscience.
Autant Lermontov a été renfermé dans sa vie personnelle, autant ses poésies lyriques frapperont par leur pathétique franchise, il y dit tout, avec violence et passion, sans cette apparence de légèreté qui est l'apanage de Pouchkine, il dira sa solitude, son mépris du monde, sa désillusion quant à la vie et aux êtres humains, le tourment que lui causent les problèmes du mal, du péché, de la damnation, et dans forme particulièrement mélodieuse et musicale.
Piotr Sabolotski, «Portrait de Lermontov». Huile sur toile, Galerie Tretiakov, Moscou.
La mort de Pouchkine, en 1837, provoqua chez Lermontov une sorte de crise morale. "Smert' poeta" (La Mort du poète) est en effet un cri de douleur contre la société dont le poète avait été la victime, un violent réquisitoire contre les vils courtisans, contre la cabale mondaine qui provoqua le duel et la mort de Pouchkine. Mais il reprochait aussi à ce dernier, sans le nommer, de trahir sa mission poétique en encensant l'empereur...
Sur la Mort de Pouchkine (1837)
Oui, le poète est mort ; esclave de l'honneur,
calomnié par une vile engeance,
il est tombé, la balle au cœur,
au coeur la soif de la vengeance.
Il est tombé, penchant son front
et pour toujours courbant sa noble tête.
Elle n'a pu souffrir, l'âme du fier poète,
l'opprobre de mesquins affronts.
Il a bravé debout la fausseté du monde,
seul ainsi qu'autrefois — et vous l'avez tué !
Maintenant, à quoi bon ces sanglots à la ronde?
Et maintenant pourquoi s'évertuer
à l'entourer d'un chœur de louanges stériles,
d'un murmure menteur d'excuses puériles,
puisque s'est accompli le décret du Destin?
N'est-ce pas vous qui l'exiliez naguère,
le grand et libre esprit, dans un désert lointain,
et qui, par passe-temps, vous amusiez à faire
flamber encore un incendie éteint ?
Oh ! réjouissez-vous ! Au martyre suprême
il succomba ; la nuit, comme un mourant fanal,
a repris son génie ; et l'or du diadème
a pâli tout à coup sur son front triomphal.
Le meurtrier sans faute avait visé sa cible ;
son cœur vide, en effet, battait d'un rythme égal,
et dans cette main insensible
n'a point tremblé le pistolet fatal !
Comme tous ces intrus dont la foule s'amasse
dans notre cour, et qu'attire la chasse,
la grande chasse aux futiles honneurs,
il méprisait, dans sa riante audace,
ce pays étranger, notre langue et nos mœurs !
Pourquoi donc aurait-il épargné notre gloire,
puisqu'au moment suprême et sanglant, l'assassin
n'entendit nulle voix crier dans sa mémoire
sur qui, sur quoi cet homme osait lever la main ?
C'est ainsi qu'il est mort, c'est ainsi que la tombe
nous l'a ravi, pareil à ce chantre ignoré,
mais si cher à nous tous, puisqu'il l'a célébré,
tourmenté de fureurs jalouses, et qui tombe
victime, ainsi que lui, d'une main sans pitié.
Quittant la douce paix et la simple amitié,
pourquoi donc voulut-il vivre d'une autre vie
dans un air étouffant et saturé d'envie,
mortel aux cœurs ardents, mortel aux libres cœurs?
Comment prit-il la main des détracteurs impies,
crut-il à leurs propos caressants et menteurs,
lui qui, tout jeune encore, pénétra l'âme humaine ?
Ils ont découronné sa tête souveraine :
et puis, sur cette tête, ils ont entrelacé
épines et lauriers ; glorieux et blessé,
son front secrètement saignait sous leur couronne !
Qui dira ses derniers instants, qu'envenimait
le murmure cruel d'ignorants qui bourdonnent
sournoisement à son chevet ?
Il est mort, jusqu'au bout altéré de vengeance,
torturé du dépit de tant d'espoirs déçus.
Il s'est fait parmi nous soudain un grand silence :
Le poète inspiré n'est plus ;
sa dernière demeure est étroite et farouche ;
ses chants divins pour toujours se sont tus ;
un sceau funèbre est sur sa bouche...
Et vous, fiers descendants d'ancêtres signalés
par des lâchetés historiques,
qui d'un talon servile et dédaigneux foulez
les débris de races antiques,
lignages glorieux par le sort insultés,
ô bourreaux de la gloire et de la liberté,
pressés autour du trône en foule famélique,
ô bourreaux du génie — allez, la vérité
se taisant devant vous ainsi que la justice,
allez donc vous cacher à l'ombre de la Loi !
Mais il est, favoris et confidents du vice,
un Tribunal divin, il est un autre Droit.
Il est, ô débauchés, un Juge incorruptible
qui sonde les pensers, et les cœurs, et les reins.
Devant ce justicier terrible,
aux témoignages faux vous recourrez en vain ;
en vain vous sèmerez le mensonge et la haine ;
vous ne laverez point du sang noir de vos veines
le sang pur du poète où trempèrent vos mains !
Nicolas Ier réagit aussitôt à ce poème vengeur. Lermontov est exclu de son régiment et envoyé au Caucase, « pacifié » par les troupes russes. Cet exil dura moins d'un an. Pardonné, par intervention de sa grand-mère, il réintègre son ancien régiment. Ce séjour ravive son amour romantique du Caucase.
Revenu à Saint-Pétersbourg au début de 1838, Lermontov fait figure de héros dans les salons les plus recherchés. Il s'ennuie, mais ne peut se passer de cette vie brillante. Par ses insolences, il blesse la grande-duchesse Marie Nicolaevna qui le fait ridiculiser par l'écrivain mondain, le comte Sollogoub, dans un roman intitulé "Le Grand Monde".
C'est entre 1834 et 1839 qu'il écrivit ses oeuvres les meilleures, une oeuvre particulièrement abondante malgré la brièveté de sa vie, "Le Démon" (Demon, 1838-1841), "Le Novice" (Mtsyri, 1839), les récits d' "Un héros de notre temps", "Méditation" (Duma, 1839), un poème qui constitue un autre examen de conscience de la société. En 1835, Lermontov revient au théâtre avec son drame le plus connu, "Maskarad" (Mascarade). "Le Chant du marchand Kalachnikov" (Pes'nja pro udalogo kupca Kalašnikova, 1837), est quant à lui écrit dans un style populaire et réaliste qui l'apparente à une série de poésies composées aussi entre 1837 et 1841 : Borodino (1837), Valerik (1840), Zaves̀čanie (1840, Le Testament), Rodina (1841, La Patrie).
En 1836, Lermontov commence à écrire un roman, «Princesse Ligovskaya», dont le personnage principal est Grigory Pechorin, 23 ans. Le travail sur le roman est interrompu par son exil dans le Caucase après l’écriture du poème «Mort du poète». L'oeuvre ne sera publiée qu’en 1882, 41 ans après la mort de l’auteur. Probablement en 1838, pendant des vacances, il commence à écrire «Héros de notre temps», alors que ces deux années de 1838-1839 semblent surchargées, publiant «Demon», «Tsyzyri», «Chanson sur le marchand Kalachnikov», deux douzaines de poèmes, parmi lesquels «Poète», «Duma», «Trois Paumes», «Prière».
Vers 1838, Ivan Tourguénev rencontre Lermontov et fixe dans ses Souvenirs littéraires un portrait bien peu flatteur de Lermontov : « Dans son extérieur, écrit-il, il y avait quelque chose de sinistre et de tragique; une force ténébreuse et méchante, un air de mélancolique dédain, la passion émanaient de sa face basanée, de ses grands yeux sombres et fixes. Leur regard lourd contrastait étrangement avec la moue presque enfantine de ses lèvres très fraîches. Tout son aspect physique, sa petite taille, ses jambes arquées, cette grosse tête sur des épaules larges et voûtées produisaient une impression désagréable ; mais on sentait tout de suite qu'il y avait là une force. On sait que, jusqu'à un certain point, il s'est représenté sous les traits de Pétchorine. Ce détail : « Ses « yeux ne riaient pas quand il riait... » s'appliquait réellement à lui... » (Chap. III, Gogol.)
Elégie «Douma» (1838)
Ma génération ! je vois ta morne route
s'enfoncer tristement dans le sombre avenir,
tandis que sous le faix du savoir et du doute,
ma génération ! tu vieillis sans agir.
Riches, hélas ! riches dès la naissance
des fautes des parents, de leurs remords sans fruit,
nous maudissons, lassés, l'ennuyeuse existence
comme un chemin sans but par les steppes immenses
comme un festin donné pour la fête d'autrui.
Indifférents au bien, indifférents au crime,
nous fléchissons sans lutte au début du combat,
n'opposant au danger qu'un cœur pusillanime,
ne montrant au Pouvoir qu'un front servile et bas.
Ainsi, sans réjouir ni le goût, ni la vue,
se penche un triste fruit, vide et trop tôt mûri,
sur la rose enfermée en sa gaine moussue ;
il tombera demain, avant qu'elle ait fleuri !
Desséchant notre esprit de science stérile,
nous cachons aux amis, nous cachons aux parents
nos pensers les meilleurs, nos espoirs juvéniles,
nos battements de cœur qu'on railla trop souvent.
A peine nous avons, de nos lèvres prudentes,
un instant effleuré le vin des voluptés ,
mais sans garder la soif de la jeunesse ardente !
Car, n'ayant jamais craint que la satiété,
nous avons pour toujours, de chaque jouissance,
extrait le meilleur suc et la plus pure essence...
L''artiste et le poète, en nos yeux éblouis,
ne font point palpiter de visions célestes ;
non, non ; mais nous gardons jalousement les restes
de nos sentiments morts, dans nos cœurs enfouis,
comme un thésauriseur une richesse vaine.
laissant au hasard et n'aimant que par jeu,
sans rien sacrifier à l'amour, à la haine,
nous nous sentons dans l'âme un froid mystérieux,
même quand notre sang bouillonne dans nos veines.
dégoûtés des plaisirs des aïeux, et lassés
de leur franche débauche enfantine et féroce,
sans gloire et sans bonheur nous courons vers la fosse,
et nous tournons la tête en raillant le passé.
Foule morose, ombres que l'on oublie
déjà, nous passerons sans vestige et sans bruit,
et sans jeter au monde une œuvre de génie,
une ébauche, une fleur, une pensée, un fruit,
j'entends déjà demain condamner aujourd'hui :
Avec le citoyen le poète se ligue ;
et son vers flétrira ceux dont il est issu
avec le rire amer de l'héritier déçu
au cercueil d'un père prodigue I
Mikhail Vrubel. Demon defeated. Sketch-version of the same name painting. 1901. State Museum of Fine Arts. A. S. Pouchkine
"Le Démon" (1838-1841)
"Le Démon" est l'histoire de l'amour de l'esprit du Mal pour une mortelle. Il a pour cadre le Caucase. Malgré une certaine puérilité de conception, cette œuvre contient de très beaux passages et possède une incomparable musique verbale. Lermontov a su créer une atmosphère magique qui a hanté des générations de lecteurs et inspiré des poètes tels que Blok et Pasternak. Avec "Eugène Oniéguine" de Pouchkine, "Le Démon" sera le poème le plus populaire du XIXe siècle.
LE DEMON - (1840) Dédicace.
A toi, Caucase, âpre Tzar de la terre,
j'ai dédié ces vers insouciants :
penche sur eux l'ombre des pics d'argent
et bénis-les comme bénit un père.
Mes pensers d'homme et mes rêves d'enfant
n'ont point quitté tes neiges séculaires :
Et sous le ciel du Nord — si loin du tien —
Mon cœur partout et toujours t'appartient.
Tout jeune encor, ô Roi, je me rappelle
que j'ai gravi, timide, tes rochers ;
leurs fronts, tels ceux des musulmans fidèles,
sous un turban de brume sont cachés.
Là, le vent libre et puissant bat des ailes ;
les aigles gris la nuit vont s'y percher.
Vers eux volait mon rêve, hôte des cimes
mon cœur était leur compagnon sublime.
Parmi tes rocs, tu me revis encor,
après, hélas ! de bien sombres automnes;
comme à l'enfant, hospitalier, tu donnes
à l'exilé lumière et réconfort.
Versant l'oubli des maux et de la mort,
ta voix comme un salut d'ami résonne...
Et maintenant du Nord, du Nord s'en vont
vers toi toujours mon rêve et ma chanson.
Le sujet rappelle "Le Ciel et la Terre" de Byron, père spirituel de Lermontov et de Pouchkine. Mais le caractère des personnages et l'atmosphère ont été profondément transformés par le poète russe : le décor est la nature splendide et sauvage, et l'héroïne une princesse géorgienne. Un démon erre autour de la terre, fier de sa solitude et de sa propre puissance, mais triste de ne pouvoir aimer. Dans un palais princier, il aperçoit les préparatifs d'une noce; la splendide Tamara attend l'arrivée de son fiancé, d'un pays lointain. Le miracle s'accomplit! Le démon tombe amoureux et parvient à faire tuer le fiancé par des bandits, au milieu des montagnes; puis, invisible, par le charme de ses discours il séduit peu à peu Tamara qui enfermée dans un monastère : « A quoi me sert, sans toi, la vie éternelle et l'étendue infinie de mon royaume, Mon temple est vide ; il faut que tu y viennes, tu es mon Dieu! ", chuchote le démon, en donnant à la femme son baiser mortel. Les anges accueillent l'âme innocente de Tamara et le démon demeure aussi seul qu`auparavant, fier, triste et sans amour.
CHANT PREMIER (1838)
- I.
Un sombre Esprit, un Exilé
sur notre Terre pécheresse
planait, quand l'essaim désolé
des souvenirs soudain se presse
devant le voyageur ailé.
Il revoit les jours d'allégresse
où, Chérubin resplendissant,
la comète ardente, en passant,
de sa crinière lumineuse
l'effleurait en le caressant ;
les temps où, dans la nuit brumeuse
de l'éternelle immensité,
du désir de savoir hanté,
avide, il suivait à la trace
les caravanes de l'espace
et les astres précipités ;
les temps où, premier-né des Etres,
pur chef-d'œuvre du Créateur,
pour l'amour il venait de naître ;
où la foi remplissait son cœur
ignorant du mal et du doute ;
où son œil ne pouvait encor
mesurer la funèbre route
qu'un passé monotone et mort
maintenant devant lui déroule.
Toujours, menaçant sa raison,
des souvenirs s'accroît la foule ;
comme un nageur avec la houle,
il lutte avec ses visions.
- II
Errant sans but et sans asile
dans le désert de l'infini,
voilà longtemps que le Banni
voit s'enfuir les siècles stériles
emportés d'un essor fatal.
Sur noire monde de souffrance,
sur la Terre, il répand le mal
sans effort et sans jouissance.
Mais la servile obéissance
des humains enfin laisse en lui
l'ennui du mal, le pire Ennui.
- III
Or, sur les cimes du Caucase
planait le réprouvé du Ciel.
Du Kazbek aux flancs de topaze
brillaient les glaciers éternels
à travers la flottante gaze
des brouillards bleus aux franges d'or;
sinueux comme la fissure
du rocher où le serpent dort,
le Daryal plein de sourds murmures
creusait son long défilé noir
où, bondissant par les rapides,
le lion Térek, dans le soir,
secouant sa crinière humide,
rugissait avec désespoir.
Sur ses bords, les bêtes sauvages;
tournoyant dans l'air, les oiseaux
écoutaient la voix de ses eaux.
Du midi lointain, les nuages
vers le nord escortaient son cours,
tandis que dans leur somnolence
mystérieuse, les rocs lourds
inclinaient leurs fronts en silence
sur sa rageuse turbulence.
Et les châteaux forts et les tours
inébranlables sur leurs bases
de granit, faisaient, menaçants,
en factionnaires géants,
la garde aux portes du Caucase.
Tout un monde se déroulait,
un monde sauvage et sublime,
autour des éternelles cimes.
Mais le noir Démon contemplait
avec dédain l'œuvre du Maître,
la création de son Dieu,
sans laisser sur son front haineux
nulle émotion apparaître.
- IV
Mais à ses yeux d'autres splendeurs
soudain éclosent et rayonnent.
Comme un tapis semé de fleurs,
de mille replis se vallonné,
brillante de mille couleurs,
la bienheureuse, l'opulente
Géorgie au front couronné
des noires murailles branlantes
de ses vieux donjons ruinés.
Là coulent sur des galets roses
et verts, de sonores ruisseaux ;
là le rossignol, sans repos,
chante la vierge indifférente
au charme de ses chants d'amour ;
et là, le lierre épais autour
des platanes ombreux serpente.
Là sont les antres où le daim
fuit le soleil et ses tortures.
Tout brille, tout vit, tout est plein
de voix, de chants et de murmures.
Frémissements de la verdure,
respiration des grands bois,
volupté des midis torrides
et volupté des nuits humides,
tu nous donnes tout à la fois,
ô radieuse Géorgie !
Et les étoiles de tes cieux
ont le doux éclat des grands yeux
de tes filles, et leur magie...
Mais dans le cœur du Réprouvé
ta beauté ne put faire éclore
que la haine et la haine encore.
Son sein ne fut pas soulevé,
devant les splendeurs de la vie,
d'un soupir d'espoir ou d'amour.
Le mépris et la froide envie,
voilà ce qu'il ressent toujours
en voyant l'œuvre des Sept jours.
Dans ce poème, Lermontov, à l'instar de Byron, a voulu exalter l'esprit de connaissance et de liberté, mais la crainte de l'impitoyable censure russe de l'époque l'a contraint à brouiller ses intentions véritables, que nous parvenons à peine à distinguer aujourd'hui. Mais comme Satan de Milton, le Démon de Lermontov est un personnage complexe et multidimensionnel dont la puissance est égalée par son désir secret et l’envie du monde terrestre. C'est un héros romantique rejeté qui méprise le monde et en même temps en dépend. Ce sentiment «démoniaque» affectera non seulement le «démon», mais aussi le «héros de notre temps». La beauté du poème est toute dans l'ardente exaltation de la vie et dans la sensualité chaude et romantique qui se dégage des descriptions de la nature du Caucase et de l'amour naissant peu à peu dans le cœur de Tamara. La langue de Lermontov, moins élégante que celle de Pouchkine, atteint souvent une harmonie riche en résonances pleines d`émotion.
Le poème de Lermontov inspirera le thème de l'opéra lyrique en trois actes "Le Démon", du compositeur russe Anton Rubinstein (1829-1894), créé à Saint-Pétersbourg en 1875. La couleur orientale, suggérée et justifiée par le texte, revient fréquemment dans cette musique, grâce à l'utilisation plus ou moins directe de chansons géorgiennes et arméniennes, devenues plus populaires : le chant géorgien des amies de Tamara au premier acte, la mélodie orientale du deuxième acte, et surtout les danses des femmes et la marche de la caravane au troisième ; ce sont ces pages qui furent particulièrement goûtées par les musiciens du groupe des Cinq ...
- V
Haut et vaste, en sa vaste enceinte
est le palais du vieux Goudal :
esclave, sujet ou vassal,
longtemps, longtemps, malgré ses plaintes,
chacun, dans les clans d'alentour,
a porté sa pierre à ses tours,
ses murs, ses voûtes et ses arches.
Et dès l'aube, sur le versant
des monts voisins, sa masse étend
son ombre. Dans le roc, des marches.
Par cet escalier qui descend
d'une tour d'angle à la rivière.
la princesse Thamar s'en va
sous sa blanche tchadra, légère,
puiser de l'eau dans l'Aragva.
- VI
Or, de sa roche désolée,
le château noir a très longtemps
regardé, muet, la vallée.
Aujourd'hui, de loin l'on entend
les zournas vibrer dans ses halles,
on entend le bruit d'un festin.
Aujourd'hui coulera le vin
en l'honneur des tribus vassales.
Car Goudal célèbre en ce jour
les noces de sa fille unique.
Au faîte d'une haute tour,
Thamar, en somptueux atours,
folle de danse et de musique,
s'ébat pour la dernière fois
avec ses rieuses compagnes.
Là-bas, derrière les montagnes,
le soleil descend. Et l'on voit,
sur de riches tapis placées,
les vierges en cercle, battant
des mains en mesure, et chantant.
Et la royale fiancée
se lève alors ; et d'une main,
elle agite son tambourin,
le fait tournoyer sur sa tête,
puis, plus légère qu'un oiseau,
elle s'élance, puis s'arrête,
puis s'incline ainsi qu'un roseau,
puis regarde : et son œil humide
brille sous les cils ombrageux...
Soudain, d'un mouvement rapide,
son pied, sur les tapis soyeux.
glisse, glisse, ou (semble-t-il) nage,
tandis qu'un plaisir enfantin
sourit en son regard mutin.
La lueur que dans l'eau sauvage
et mobile d'un lac des bois
la lune égare quelquefois,
les yeux de Thamar l'ont ravie.
Comme la jeunesse et la vie
son sourire est jeune et vivant.
XVI
La voix se tut. Dans un bruit d'ailes,
mourant, fuyant vers les lointains,
les sons se perdaient, incertains.
Et Thamar regarde autour d'elle :
un trouble immense est dans son sein.
Car le remords, car l'épouvante,
l'extase — tous les sentiments
s'y livraient une lutte ardente
et déchiraient son cœur aimant.
Son âme rompait ses entraves ;
un feu dans ses veines courait.
La voix surhumaine et suave
à son oreille encor vibrait.
A l'aube le sommeil vint clore
ses yeux fatigués ; mais quelqu'un,
mais l'inconnu troublait encore
sa pensée ; un rêve importun
que ne put dissiper l'aurore,
doux et coupable, soulevait
sa poitrine. Thamar rêvait
qu'un visiteur muet et sombre
était debout à son chevet.
Vêtu de splendeur, vêtu d'ombre,
il la contemplait ; son regard,
chargé d'amour et de tristesse,
semblait la plaindre en sa détresse
et souffrir du mal de Thamar.
Quel est donc cet Esprit étrange ?
Certes, ce n'est point son bon Ange,
son Protecteur incorporel,
car il n'a point parmi les boucles
de son front pur les escarboucles
ni les rayons de l'arc-en-ciel.
Ce n'est point non plus l'Adversaire,
le noir martyr du péché noir.
Pareil à la clarté des soirs,
au crépuscule funéraire
avec ses reflets de velours,
il n'était ni Nuit, ni Lumière,
ni les Ténèbres, ni le Jour !
Un nouvel incident jettera pour la seconde fois, Lermontov dans la vie errante. Un jour, probablement au sujet d'une rivalité d'amour, une altercation se produit entre le poète et le fils de l'ambassadeur de France, M. de Barante. Une rencontre a lieu, dont Lermontov se tire avec une égratignure. Mais l'affaire fait scandale. Ce sont les arrêts pour le jeune officier , puis, comme, au lieu de se tenir coi, il aggrave son cas en s'en prenant une seconde fois à Barante, on décide son exil. Le 15 avril 1840, il se met de nouveau en route pour le Caucase.
Cette fois-ci, l'affaire devait avoir de plus sérieuses conséquences. A peine arrivé là-bas, Michel Iouriévitch dut prendre part à une expédition contre les Tchétchènes. Pour la première fois il vit le feu, dans une rencontre avec ces montagnards, sur les bords de la petite rivière du Valérik. « ...Tous les jours nous avions des engagements, écrit-il à son ami Alexis Lopoukhine au mois de septembre : nous en avons eu un assez sérieux qui a duré six heures... Figure-toi que dans le ravin où la tête s'est donnée, une heure après l'affaire, la rivière exhalait une odeur de sang... » (en français). Le spectacle du combat, la vue des morts, les cris des blessés, l' « odeur du sang », tout cela agit fortement sur ses nerfs. Il a fait le récit de la campagne, où d'ailleurs il se conduisit avec bravoure, dans le petit poème intitulé de même "Valérik". Le ton en est plein d'alacrité et d'entrain, chose rare chez notre poète, malgré les scènes d'horreur guerrière qui y sont décrites . Dans plusieurs autres pièces également il a évoqué les mêmes tableaux...
"Un héros de notre temps" (1840)
(ГЕРОЙ НАШЕГО ВРЕМЕНИ)
En route pour Novgorod, il commence la rédaction de "Un héros de notre temps" qui sera publié en 1840. L'ouvrage se déroule entre 1827 et 1833, est composé de cinq nouvelles réparties en deux cycles, «Bella», «Maxime Maximovitch», présentant le héros de l'extérieur, avant de laisser la place au «Journal de Piétchorine», le héros devient alors narrateur et conserve ce double rôle jusqu'à la toute fin du roman. Le deuxième cycle, intitulée «Fin du Journal de Piétchorine», se compose de «Taman», «La Princesse Mary» et «Un fataliste». Ces nouvelles sont considérées comme les plus beaux spécimens de la prose "classique" russe.
A la veille d’envoyer le «Héros de notre temps» imprimer Lermontov participera à un duel avec le fils de l’ambassadeur français Ernest de Barant et pour cela il sera transféré pour servir dans le Caucase, où dans un an il mourra - dans un autre duel...
On s'est souvent interroger sur l'étrange composition de cet ensemble de récits, es aventures ultérieures du personnage précèdent la précédente, nous apprenons sa mort au milieu du roman, le récit est conduit à partir de plusieurs points de vue, des parties du roman sont inégales dans la portée et la signification. Mais le roman possède bien une trame et une intrigue commune. Dans sa préface, Vladimir Nabokov en a défini et daté la chronologie des évènements : l’action de «Tamani» se déroule pendant l'été 1830; au printemps-été 1832, Pechorin tombe amoureux de la princesse Marie et tue Grushnitsky dans un duel, puis est transféré pour servir dans la forteresse en Tchétchénie, où il fait connaissance de Maxim Maksimych; au printemps et à l’été de 1833, «Bela» ; à l’automne 1837 le narrateur et Maxim Maxim rencontrent Pechorin Vladikavkaz; et un an ou deux plus tard, Pechorin meurt en route vers la Perse...
Bella - Un voyageur, se rendant de Tiflis à Stavropol, rencontre sur sa route, dans les escarpements du Koïchaour, un brave homme de capitaine, vieux célibataire et bavard, que l'on nous présente sous le nom de Maxime Maximytch. Obligés de se réfugier dans une cabane de montagnards, les deux compagnons devisent et Maxime Maximytch fait le récit des aventures d'un jeune officier, nommé Pétchorine, qui fut autrefois en garnison avec lui dans une forteresse le long du Térek...
"Je venais de Tiflis dans un de ces rustiques chariots de poste que nous appelons une téléga. Tout mon bagage se composait d'une valise à moitié pleine de notes de voyage sur la Géorgie. Heureusement pour vous, cher lecteur, la plus grande partie de ces manuscrits est perdue, et, fort heureusement pour moi, les au- tres objets que renfermait mon portemanteau me sont restés.
Le soleil commençait à se pencher derrière les cimes couvertes de neige quand j'entrai dans la vallée du Koischaour. Un Ossette, qui me servait de postillon, ne cessait d'aiguillonner ses chevaux pour pouvoir arriver avant la nuit sur la montagne deKoischaour, et, chemin faisant, chantait à gorge déployée. Quel magnifique spectacle que celui de cette vallée! De tous côtés des crêtes inaccessibles, des rocs d'une couleur rouge parsemés de longs rameaux de lierres verts et couronnés de massifs d'érables; çà et là, les traces jaunes de plusieurs rapides inondations; sur les cimes aériennes, les franges de neige dorées par le soleil, puis l'aspect de l'Aragua, qui, se joignant à un ruisseau sans nom, s'échappait d'un défilé vaporeux, profond, se déroulait comme un ruban d'argent et étincelait comme les écailles d'un serpent.
Au pied de la montagne, nous nous arrêtâmes dans une de ces stations que l'on nomme en Perse : Doukhan. Là se trouvaient une vingtaine de Géorgiens et de montagnards avec une caravane de chameaux. On me dit que je devais prendre des bœufs pour gravir cette montagne maudite, qui n'a pas moins de deux werstes de longueur. Nous étions en automne et le temps était froid.
Que faire? Je pris six bœufs et quelques Ossettes. L'un d'eux mit ma valise sur ses épaules; les autres accompagnaient l'attelage avec de grands cris.
Derrière ma voiture s'avançait une autre téléga. Je remarquai avec surprise que, quoiqu'elle fût très-lourdement chargée, quatre bœufs la traînaient aisément. Le maître de cet équipage marchait à pied, fumant une petite pipe de Kabardie, garnie d'ornements en argent. Il portait une redingote d'officier sans épaulettes et un bonnet de fourrure circassien. C'était un homme d'environ cinquante ans. A sa figure bronzée, on pouvait voir qu'il avait longtemps vécu dans les chaudes régions du Caucase, et sa moustache grise s'accordait parfaitement avec sa ferme démarche et sa mâle physionomie. Je m'avançai vers lui et le saluai. Il répondit silencieusement à mon salut par un signe de tête, en lançant dans les airs une énorme bouffée de fumée.
— Nous voilà, lui dis-je, compagnons de voyage? Il s'inclina de nouveau sans prononcer un mot.
— Vous allez sans doute à Slavropol?
— Oui, avec un chargement appartenant à la couronne.
— Dites-moi, s'il vous plaît, comment se fait-il que votre voiture, qui me semble si lourde, et qui n'a qu'un attelage de quatre bœufs, marche plus légèrement que la mienne avec ses six bœufs et une escorte d'Ossettes?
Il me regarda en souriant d'un air fin, puis me dit:
— Il n'y a probablement pas longtemps que vous êtes dans le Caucase?
— Voilà un an.
Il sourit de nouveau.
— Pourquoi cette question?
— Ah! reprit-il, ces Asiatiques, ce sont d'abominables coquins. Vous pensez qu'en criant ainsi ils accélèrent le pas de leurs quadrupèdes? Mais le diable seul pourrait dire pourquoi ils crient. Cependant leurs bœufs les comprennent. Vous auriez beau atteler à votre voiture vingt de ces animaux, ils ne s'émouvront pas tant qu'ils n'entendront point leurs maîtres crier. Oui, je vous le dis, ces Ossettes sont de rusés coquins.
Mais comment leur échapper? Ils ne cherchent qu'à extorquer l'argent des voyageurs, et on les a gâtés! Vous verrez qu'ils viendront encore vous demander un pourboire. Quant à moi, je ne suis plus leur dupe.
— Il y a longtemps que vous êtes au service?
— Oui, j'ai déjà servi sous Alexis Petrovitch (Jermolof). Lorsqu'il entra dans la ligne, j'étais lieutenant en second sous ses ordres. J'ai gagné deux grades dans les expéditions contre les montagnards.
— Et à présent, vous...
— A présent, j'appartiens au troisième bataillon de la ligne. Et vous, oserais-je vous demander...
Je lui dis ma situation, et notre entretien se termina là. Nous montâmes l'un à côté de l'autre en silence jusqu'au sommet de la montagne, qui était couvert de neige. Le soleil se couchait, et la nuit succédait immédiatement au jour. C'est ainsi que cela arrive dans les contrées de l'Orient. Grâce pourtant au reflet de la neige, nous pouvions distinguer encore notre chemin, montueux encore, mais moins escarpé que celui que nous venions de suivre. Je fis lier ma valise sur ma téléga, je remplaçai les bœufs par des chevaux, et je m'arrêtai pour jeter un dernier regard sur la vallée. Par malheur, un brouillard qui s'élevait comme une ondée ténébreuse du fond des ravins la voilait tout entière, et pas un son n'arrivait de là à notre oreille. Les Ossettes se pressaient autour de moi, demandant impétueusement de l'eau -de-vie. A la rude voix du capitaine, ils se dispersèrent.
— Quelles gens! me dit-il. Pas un d'eux ne connaît le mot de xlièba (pain), mais tous savent parfaitement crier: « Mon officier, donnez-moi de l'eau-de-vie.» J'aime mieux les Tartares, qui, du moins, ne sont pas des ivrognes.
Nous étions encore à une werste de la station. Autour de nous régnait un tel silence, qu'on eût pu entendre dans son vol le bruissement d'une mouche. A gauche, nous distinguions de noires, profondes crevasses. Devant nous s'élançaient, jusqu'à la voûte du ciel, des montagnes nuageuses, traversées par des ravins, et couvertes de masses de neige, sur lesquelles brillait encore une dernière lueur de pourpre. A travers le ciel nébuleux, les étoiles commençaient à scintiller, et, chose singulière, il me semblait qu'elles étaient plus élevées que dans le Nord. De chaque côté du chemin on voyait d'énormes blocs de pierre nue. De distance en distance apparaissait un frêle arbuste; mais tout était immobile, pas une feuille ne vibrait au vent, et sur ce sol inanimé, dans ce silence sépulcral, c'était un plaisir d'entendre le bruit des roues de la troïka et le son irrégulier de la clochette de nos chevaux.
— Demain, dis-je, nous aurons un temps superbe. Le capitaine me montra du doigt une crête escarpée qui s'élevait en face de nous.
— Qu'est-ce que cela? lui demandai-je.
— C'est la Gout-gora. Voyez-vous comme elle fume?
En effet, la montagne fumait. Sur ses flancs ondulaient de légers nuages, et à sa sommité flottait une vapeur si épaisse, qu'elle s'étendait comme une tache sur le ciel obscur...."
Exilé au Caucase comme le fut Lermontov, - le Caucase est alors à la mode depuis le début du XIXe siècle et les romans de Marlinski (1797-1837) -, Piétchorine, le protagoniste principal, sert de liens aux récits, véritable double de l'auteur, dandy à l'âme hiératique méprisant la vulgarité de la masse, chaque récit insistant, plus ou moins directement, sur un trait de sa personnalité complexe et romantique, une analyse de caractère pour laquelle Lermontov se positionne comme le créateur de la première œuvre psychologique de la littérature russe. Par «héros» on entend, dans un sens parfaitement ironique, « ... un portrait, non pas d'un seul homme, mais des vices de toute notre génération [...], on a trop nourri les gens de douceurs, tant et si bien qu'ils en ont l'estomac gâté. Ils ont besoin maintenant de remèdes amers, de vérités cruelles» (Préface de la seconde édition). Piétchorine cèdera à la tentation du mal par esprit de vengeance , et ne supportant plus sa solitude, se condamnera lui-même en condamnant ce monde. La vie ne lui offrant guère d'occasions propices, ses rêves de grandeur sont sans lendemain...
Bêla est la fille d'un prince circassien voisin de la forteresse. Pétchorine est séduit par ses charmes de petite sauvagesse. Comme le frère de Bêla, Azamat, a envie d'un cheval que possède le Circassien Kazbitch, Pétchorine s'arrange pour qu'il puisse s'emparer de l'objet de sa convoitise, à la condition qu'il lui livre sa sœur. Bêla, amenée à la forteresse, est d'abord comme un oiseau captif, farouche et triste, mais peu à peu elle s'apprivoise et Pétchorine s'en fait aimer. Ici le récit s'interrompt. Le thé bu et les attelages reposés, on se remet en route. Les voyageurs, en passant un col près de la Krestovaia, sont pris par une bourrasque de neige et obligés encore une fois de s'abriter dans une cabane. Maxime Maximytch achèvera l'histoire de Bêla. Celle-ci va sentir qu'elle n'est plus aimée et est prise de nostalgie. Pétchorine fera à son ami sa confession. Il avouera que Bêla, pas plus que d'autres, n'a rempli le vide de son coeur, qu'il a essayé de tout pour dissiper son ennui et qu'il a pris la résolution de voyager en pays lointains. Au cours d'une chasse au sanglier, Bêla sera blessée mortellement par Kazbitch...
"... Ce que je sais, c'est que, si je fais le malheur des autres, je suis moi-même très-malheureux. Triste consolation pour eux, me direz-vous. Oui; mais il en est ainsi. Tout jeune et à peine échappé à la tutelle de mes parents, je me livrai avec ardeur à toutes les jouissances qu'on obtient avec de l'argent, et bientôt ces jouissances ne m'inspirèrent plus que du dégoût. J'entrai dans le grand monde, et bientôt je n'y éprouvai qu'un morne ennui. Je fis la cour à de jeunes élégantes. Je fus aimé, mais ces vaines galanteries animaient seulement mon imagination et mon amour-propre. Quant à mon cœur, il restait vide. Je voulus lire, étudier. Je me lassai aussi de ce travail. Je reconnus que ni la gloire ni le bonheur ne dépendent de la science. Car les gens les plus heureux sont les ignorants, et la gloire, c'est le succès de ceux qui sont habiles.
Ainsi j'étais en proie à un mortel ennui quand je reçus l'ordre de partir pour le Caucase. Ce fut là le plus beau temps de ma vie. J'espérais que l'ennui ne résisterait pas aux balles des Tschetchenses. Nouvelle erreur!
Un mois après mon arrivée dans la contrée, j'étais tellement habitué au sifflement des balles et à l'approche de la mort, qu'en vérité j'y faisais moins attention qu'au bourdonnement des moustiques, et j'étais plus ennuyé que jamais, parce que j'avais à peu près perdu mon dernier espoir.
Lorsque Bêla fut ici, lorsque, pour la première fois, je la pris sur mes genoux pour jouer avec ses boucles de cheveux noirs, il me sembla que le sort compatissant m'envoyait un ange. Pauvre fou I
Je me trompais encore. L'amour d'une petite sauvage ne vaut pas mieux que celui d'une élégante de nos grandes villes. L'ignorance et la simplicité de cœur de celle-là finissent par devenir tout aussi fastidieuses que la coquetterie de celle-ci.
J'aime encore Bêla, je lui dois de doux instants, et je donnerais ma vie pour elle. Mais, avec elle, je m'ennuie. Suis-je insensé ou méchant? Je ne sais. Mais vraiment je suis plus à plaindre que cette langoureuse Tartare. Mon âme est gâtée par le monde, ma pensée toujours inquiète, mon cœur insatiable. Plus rien ne peut m'émouvoir assez vivement. Je m'habitue à la douleur comme à la joie, et, de jour en jour, mon ennui ne fait que s'accroître. Il ne me reste plus qu'un moyen de guérison, c'est de voyager, non en Europe, Dieu m'en garde! J'irai en Amérique, en Arabie, dans l'Inde, et peut-être trouverai-je quelque part la mort en chemin. Au moins j'espère que, grâces aux tempêtes et aux mauvaises routes, les distractions que j'irai chercher en de lointaines régions ne s'épuiseront pas si vite.
Il parla ainsi longtemps; ses paroles me sont entrées dans la mémoire parce que j'étais frappé d'entendre exprimer de telles idées. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans qui raisonnait ainsi. Celait la première fois de ma vie que j'entendais un pareil langage; Dieu soit loué! c'est aussi la dernière fois. Mais, dites-moi, vous qui avez, ce me semble, vécu dans la capitale, et il n'y a pas longtemps, est-ce que les jeunes gens tiennent dans. les grandes villes des discours de ce genre?
— Oui, répondis-je, il y a beaucoup de gens qui manifestent de tels sentiments, et il y en a qui en réalité les éprouvent. Mais le désenchantement est devenu aussi une espèce de mode qui, des hautes classes, est descendu dans les régions inférieures, où il a été affecté, exagéré. Maintenant la plupart de ceux qui souffrent de ce morbide ennui prennent à tâche de le cacher comme un défaut.
Le capitaine, qui ne comprenait point ce raffinement d'idées, secoua la tête avec un sourire sardonique et me demanda si ce n'était pas les Français qui avaient introduit en Russie une telle mode.
— Non, lui répliquai je, ce sont plutôt les Anglais.
— Ah! voyez-vous, s'écria-f-il , cela ne m'étonne pas. Les Anglais sont des ivrognes. Je me rappelai avoir entendu une grande dame de Moscou déclarer aussi que Byron n'était qu'un ivrogne. L'opinion du capitaine était plus excusable; car, pour s'affermir dans ses principes de sobriété, il cherchait à se persuader que tous les malheurs de ce monde étaient le résultat d'un usage immodéré des spiritueux.
Apres cette digression, il reprit son récit...."
Dans « Bella », l'auteur décrit donc le rapt par Piétchorine de Bella, fille d'un prince tartare. Dès qu'il est arrivé à ses fins, l'amoureux, comme l'Adolphe de Benjamin Constant, n'éprouve plus qu'ennui et indifférence pour la jeune fille. Abandonnée, Bella est victime d'un nouveau rapt, qui cette fois tourne mal : elle est assassinée par son ravisseur. Maxime Maximovitch incarne le vieil officier russe qui se fixe dans le Caucase et finit par s'identifier à cette terre. Maxime y a connu Piétchorine, et c'est par lui qu'il apprend l'histoire de Bella. Lermontov utilise ce récit pour accroître l'opposition entre deux personnalités bien marquées : Maxime, âme forte et droite, Piétchorine, esprit ténébreux, tortueux et morbide.
Dans « Taman », Piétchorine raconte l'histoire d'une jeune contrebandière, aussi malicieuse que courageuse et qu'il parvient à démasquer. La jeune fille réussit à le duper en feignant d'être amoureuse et tente de l'assassiner en le jetant hors d'une barque.
Le narrateur, de passage dans le port de Tamane, loge dans une misérable cabane sur le bord de la mer. Il surprend, pendant la nuit, le manège de contrebandiers qui habitent la masure. Une fille, qui est la maîtresse du contrebandier Janko, fait des avances au jeune officier et lui donne un rendez- vous sur le bord de la mer. Là elle l'invite à faire un tour en barque jusqu'à une certaine distance du rivage et, à un moment donné, elle essaie de le jeter à la mer pour faire disparaître un témoin gênant. Mais, n'étant pas la plus forte, c'est elle au contraire qui fait un plongeon, dont elle se tire heureusement. Le récit est vivement mené, sobre de détails, et revêt une allure de mystère et en même temps de violence dans l'expression des sentiments, qui fait involontairement penser à certaines nouvelles de Mérimée.
« La Princesse Mary » est également un épisode du « Journal de Piétchorine », épris cette fois d'une certaine Véra et de la jeune princesse Mary. La relation se clôt par un duel avec Grouschnitski, ami et rival de Piétchorine dans le cœur de la princesse, duel qui préfigure d'une étrange manière celui où Lermontov sera tué dans la fleur de l'âge.
Pétchorine rencontre à Piatigorsk un ancien camarade, Grouchnitski, personnage assez fat et beau parleur. Ce dernier courtise une jeune fille, Mary, qui prend les eaux en compagnie de sa mère, la princesse Ligovskaia. Pétchorine remarque la jeune fille. Il va trouver un docteur Verner, un type curieux de médecin sceptique, qui lui donne des renseignements sur les dames Ligovski et en même temps lui apprend qu'une personne blonde, accompagnée d'un vieux monsieur, est arrivée récemment. Cette personne est Véra qui fut aimée autrefois par Pétchorine et qui est maintenant mariée. Notre héros, en même temps qu'il renoue avec Véra, veut disputer Mary à Grouchnitski. Il fait savamment le siège de la jeune fille par des procédés à lui, où l'indifférence affectée et l'esprit sarcastique jouent le principal rôle. Au cours d'une promenade, il se trouve en tête à tête avec Mary.
"Le soir une nombreuse société se dirigea à pied du côté de la fondrière. Selon l'opinion des savants du pays, cette fondrière n'est pas autre chose qu'un cratère éteint. Elle est située sur la pente du Machouk, à une verste de la ville. Un étroit sentier y conduit au milieu des buissons et des rochers. Pour gravir la côte, j'ai offert le bras à la princesse et elle ne le quitta plus de toute la promenade.
Notre conversation commença par des médisances. Je passai en revue nos connaissances présentes et absentes, signalant d'abord leurs ridicules, puis leurs défauts plus graves. Ma bile s'échauffait. J'avais commencé par plaisanter et je finissais par de franches méchancetés. D'abord cela l'a amusée, puis elle a été effrayée.
— Vous êtes un homme dangereux! m'a-t-elle dit : je préférerais tomber dans un bois sous le couteau d'un assassin que d'être victime de votre mauvaise langue... Je vous le dis sérieusement : si l'idée vous venait de mal parler sur mon compte, prenez plutôt un couteau et frappez-moi, — je crois que cela ne vous sera pas très difficile.
— Est-ce que j'ai l'air d'un assassin ?
— Vous êtes pire...
Je réfléchis un instant et lui dis d'un ton de voix profondément ému :
— Oui, telle fut ma destinée dès mon enfance l Tout le monde lisait sur mon visage des signes de mauvais instincts que je n'avais pas : on les pressentait et ils germèrent. J'étais modeste, on m'accusait d'astuce : je devins sournois. Je ressentais profondément le bien et le mal ; personne ne me faisait de caresses, tout le monde m'offensait: je devins vindicatif. J'étais morose et les autres enfants joyeux et babillards ; je me sentais au-dessus d'eux, on me mit plus bas : je devins envieux. J'étais disposé à aimer le monde entier ; personne ne me comprit, et j'appris à haïr. Ma jeunesse trop tôt fanée s'écoula en lutte entre le monde et moi. Mes meilleurs sentiments, de peur des railleries, je les ai enfouis au fond de mon cœur : et ils y sont morts. J'aimais la vérité, on ne me crut pas : je me mis à tromper. Connaissant à fond le monde et tous les secrets ressorts de la société, je devins habile dans la science de la vie, et je vis que d'autres, sans avoir cet art, étaient heureux, usant sans effort de ces avantages que je m'efforçais infatigablement d'atteindre. Alors le désespoir naquit dans mon cœur, non pas ce désespoir que guérit la balle d'un pistolet, mais un désespoir froid, sans énergie, qui se cache sous les manières aimables et le sourire bienveillant. Je devins un infirme moral. La moitié de mon âme n'existait plus, elle s'était desséchée, évaporée, elle était morte; je la tranchai et la jetai là, alors que l'autre moitié s'agitait et subsistait au service de chacun, et cela, personne ne l'avait remarqué, parce que personne ne soupçonnait que la moitié de mon âme avait péri. Vous venez de m'en faire souvenir et je viens de vous lire son épitaphe. A beaucoup de gens les épitaphes paraissent ridicules, mais à moi pas, surtout quand je pense à ce qui repose au-dessous. Au reste, je ne demande pas que vous partagiez mon opinion. Si ma sortie vous semble risible, riez-en. Je vous préviens que je n'en serai nullement formalisé.
En ce moment, j'ai rencontré ses yeux : les larmes y affluaient; son bras, appuyé sur le mien, tremblait ; ses joues s'enflammaient ; elle avait pitié de moi ! La pitié, ce sentiment qui subjugue si aisément les femmes, avait pris racine dans son cœur inexpérimenté. Pendant toute la promenade, elle a été distraite, elle fait la coquette avec personne, c'est un bien grand symptôme !
Nous étions arrivés à la fondrière. Les dames avaient lâché leurs cavaliers, mais elle, ne quitta pas mon bras. Les saillies des dandys de l'endroit ne l'ont pas fait rire; l'escarpement à pic sur lequel elle se trouvait ne lui a pas fait peur, alors que les autres dames poussaient des cris d'oiseaux et se bouchaient les yeux.
Au retour, je ne repris pas notre peu joyeuse conversation; mais à mes questions banales et à mes plaisanteries, elle répondait brièvement et d'un air distrait.
— Avez-vous aimé? lui demandai-je enfin.
Elle me regarda fixement, hocha la tête et retomba dans sa rêverie. Il était clair qu'elle avait voulu dire quelque chose, mais qu'elle ne savait par où commencer ; son coeur palpitait... Eh quoi ! Une manche de mousseline est une bien faible défense et une étincelle électrique courut de mon bras au sien. Presque toujours l'amour commence ainsi et nous nous trompons souvent quand nous pensons que les femmes nous aiment pour nos qualités physiques ou morales. Assurément, elles préparent, disposent leur cœur à recevoir le feu sacré, mais c'est le premier contact qui décide de tout.
— N'est-ce pas que j'ai été très aimable aujourd'hui? me dit la jeune princesse avec un sourire contraint, quand nous fûmes de retour de la promenade.
Nous nous sommes séparés.
Elle est mécontente d'elle-même, elle s'accuse de froideur... Oh! c'est là un premier et important triomphe ! Demain elle voudra me donner une compensation. Je sais tout cela par cœur... c'est là l'ennuyeux! ..."
Mary va se compromettre avec Pétchorine et on en glose dans la société des eaux. Véra poursuit son amant de sa jalousie. De son côté, Grouchnitski, qui se voit supplanté, a cherché une querelle à son rival et l'a provoqué en duel. Pétchorine fait ses réflexions le soir de la scène.
"Deux heures du matin... je ne dors pas... Il faudrait pourtant dormir pour que demain ma main ne tremble pas. Après tout, à six pas, il est difficile de manquer son coup. Ah! monsieur Grouchnitski! votre mystification est avortée... les rôles sont intervertis. C'est à moi maintenant à chercher sur votre pâle visage les traces de votre peur secrète. Pourquoi avez-vous vous-même fixé cette distance fatale de six pas? Vous vous imaginez que je vais sans contestation vous offrir mon front... mais nous tirerons au sort!... et alors... alors... et si la chance le favorise? Si en définitive mon étoile me trahit?... Et c'est bien possible, il y a si longtemps qu'elle seconde fidèlement mes caprices.
Eh bien, quoi ? mourir, c'est mourir ! La perte ne sera pas grande pour le monde; et moi-même est-ce que je ne m'ennuie pas cordialement? Je suis comme un homme qui bâille à un bal et qui ne va pas se coucher parce que sa voiture n'est pas encore là. Mais la voiture est avancée... adieu!...
Je parcours dans ma mémoire tout mon passé et malgré moi je me demande : pourquoi ai-je vécu? Dans quel but suis-je né?... Il a existé cependant, ce but, et assurément ma destinée était haute, car je sens dans v mon âme des forces immenses... Mais je n'ai pas compris cette destinée, j'ai été entraîné par les mirages des passions vaines, et ingrates. Je sortis de leur creuset dur et froid comme l'acier, mais à tout jamais j'avais perdu la flamme des nobles enthousiasmes, la fleur la plus belle de la vie. Et depuis ce temps, que de fois j'ai été comme une hache entre les mains du destin î Comme un glaive de justice, je me suis abattu sur la tête de victimes désignées, souvent sans méchanceté, toujours sans pitié... Mon amour n'a donné à personne le bonheur, parce que je n'ai jamais rien sacrifié pour ceux que j'aimais. J'ai aimé pour moi-même, pour ma propre satisfaction. Je ne voulais que satisfaire l'étrange exigence de mon cœur qui engloutissait avidement la sensibilité de mes victimes, leur tendresse, leurs joies et leurs douleurs et ne parvenait pas à se rassasier. Ainsi le malheureux, épuisé par la faim, s'assoupit de faiblesse et voit en rêve devant lui des mets somptueux et des vins pétillants ; il dévore avec fureur ces présents magiques de son imagination et il se sent soulagé, mais, à peine réveillé, la vision disparaît et à sa place c'est la faim qui redouble et le désespoir.
Et peut-être que je mourrai demain !... Et il ne restera sur terre aucun être qui pût me comprendre. Les uns me jugent pire, les autres meilleur que je ne suis... Les uns diront : c'était un bon garçon ; d'autres, c'était une canaille. Les uns et les autres se tromperont également. Après tout, vaut-il la peine de vivre? On vit tout de même, par curiosité; on attend du nouveau... Dérision et misère !"
Le duel a lieu dans la montagne, sur une plate-forme bordant un précipice. Grouchnitski, frappé à mort, disparaît dans le ravin. Pétchorine, de retour chez lui, trouve un billet de Véra lui apprenant que son mari a appris leurs relations et qu'il doit fuir. A la réception de cette lettre, il est tout d'un coup repris d'une passion folle pour cette femme qu'il semblait auparavant assez négliger. Il crève, pendant la nuit, son cheval tcherkesse pour aller les rejoindre. Ne pouvant y parvenir, il est saisi d'un accès de désespoir et tombe sur l'herbe en pleurant comme un enfant. Cependant l'affaire du duel, malgré les précautions prises, s'est ébruitée et Pétchorine doit se rendre aux arrêts dans une forteresse. Avant de partir, il va faire ses adieux aux dames Ligovski. Il est reçu par la mère qui lui propose d'épouser sa fille. A ce moment, Mary paraît, pâle et amaigrie. Il doit avouer qu'il s'est joué d'elle, qu'il ne l'aime pas et qu'il ne l'épousera pas. C'est la fin du récit...
Dans le dernier récit de Piétchorine, « Un Fataliste », deux épisodes sans intrigue s'efforcent de démontrer que l'homme est à jamais prisonnier des forces du destin et que son libre arbitre est réduit à l'extrême... « N'arrive-t-il pas souvent que nous acceptons comme une conviction ce qui n'est qu'une erreur des sens ou bien une faute de jugement ? J'aime à douter de tout, et cette tendance n'empêche nullement la fermeté de caractère ».
Pétchorine raconte l'aventure d'un officier serbe, Voulitch, au sujet duquel il avait parié qu'il mourrait le jour même. Voulitch, qui est un joueur invétéré et qui a des idées de suicide, accepte le pari. En présence de tous ses camarades officiers, il se tire dans la tête un coup de pistolet, mais le pistolet rate. Il n'échappera pas pourtant à la mort, car, la même nuit, il est assassiné par un cosaque ivre. L'allure du récit rappelle certaines nouvelles de Pouchkine...
Au début de 1841, après avoir publié sa série de nouvelles qui constituent "Un héros de notre temps", Lermontov était alors fêté dans les salons de la capitale. Il fréquente en particulier les Karamzine, où il fait la connaissance de Mme Smirnova et de la comtesse Eudoxie Rostopchine. Sa mélancolie semble s'être dissipée. Il prend goût aux amusements de cette société brillante. Plusieurs de ses poésies de cette époque témoignent de l'heureuse guérison qui s'annonce. L'apaisement et le calme semblent gagner cette âme orageuse. Ainsi Eudoxie Rostopchine écrit-il à Alexandre Dumas : « C'est à cette époque [début de 1841] que je fis la connaissance personnelle de Lermontof et que deux jours suffirent à nous lier d'amitié... Nous appartenions à la même coterie, nous nous rencontrions donc sans cesse et du matin au soir ; ce qui acheva de nous mettre en confiance, c'est que je lui révélai tout ce que je savais des méfaits de sa jeunesse, de sorte qu'après en avoir ri ensemble, nous fûmes tout à coup comme si nous nous étions connus depuis ce temps-là. Les trois mois que Lermontof passa à cette époque dans la capitale furent, je crois, les trois mois les plus heureux et les plus brillants de sa vie. Fêté dans le monde, aimé, choyé dans le cercle de ses intimes, il faisait quelques beaux vers le matin et venait nous les lire le soir. Son humeur joviale se réveillait dans cette sphère amie ; tous les jours, il inventait une niche ou une plaisanterie quelconque, et nous passions des heures entières dans de fous rires, grâce à sa verve intarissable. » (Le Caucase, t. II) .
Le Rêve (1841)
Midi brûlait : et je gisais inerte,
du plomb au cœur, dans l'âpre Daghestan ;
et sur mon sein fumait la plaie ouverte,
et goutte à goutte en ruisselait mon sang.
O Daghestan ! vallée aux sables fauves !
Tes rocs abrupts emprisonnaient mon corps,
et ton soleil brûlait leurs sommets chauves,
et me brûlait, endormi dans la mort.
Et je rêvais de nuits illuminées,
d'ardents festins dans mon pays natal,
où des beautés, de roses couronnées,
mêlaient mon nom aux échos du cristal.
L'une pourtant, par la pensée absente,
ne buvait point, et se taisait, rêvant.
Et sa jeune âme était dans l'épouvante
et dans la mort plongée étrangement
Elle rêvait d'une gorge déserte,
des sables roux de l'âpre Daghestan :
un corps aimé là-bas gisait inerte,
et, noir et froid, de sa poitrine ouverte,
avec lenteur coulait, coulait mon sang.
Le Prophète (1841)
Depuis que le Juge éternel
m'a sacré Voyant et Prophète,
je vois tous les cœurs pleins de fiel,
les yeux pleins de haine muette.
J'ai prêché l'amour et la foi,
la sainte justice à mes frères,
mais tous mes proches ont sur moi
rageusement jeté des pierres.
Et le chef de cendres couvert,
j'ai fui hors de la ville impure.
Dieu me donne, dans le désert,
comme aux oisillons la pâture.
Suivant les décrets du Très-Bon,
les créatures m'obéissent ;
les étoiles, de leurs rayons
m'environnent avec délices.
Mais quand, de nouveau, je parais
dans le bruit des cités frivoles,
avec des rires satisfaits
les vieux ont de sages paroles :
« Enfants, quel exemple pour vous !
Il nous avait quittés, farouche,
et croyait, dans son orgueil fou,
que Dieu vous parlait par sa bouche.
Voyez comme il est revenu :
livide et la face hagarde.
Avec quel mépris, maigre et nu,
la Ville entière le regarde ! »
Mais il était dit que Lermontov ne pouvait rester en place ni goûter longtemps un bonheur calme..
Le jeune officier insiste à nouveau pour qu'on accepte sa démission. Il a manifestement des ennemis à la Cour qui le desservent ; on refuse sa démission, on refuse même de lui décerner le sabre d'honneur que le général Grabbe, son ancien chef au Caucase, a demandé pour lui. Irrité, il lance l'invective connue, «Adieu, Russie à peine débarbouillée, — pays d'esclaves, pays de maîtres, — et vous, uniformes bleus, — et toi, peuple à leur service. — Peut-être, par-delà les crêtes du Caucase, — serai- je à l'abri de tes pachas, — de leurs yeux qui voient tout, — de leurs oreilles qui entendent tout.» Lermontov eut satisfaction. Brusquement, il reçut l'ordre de rejoindre son régiment à Choura, au Caucase.
En avril-mai 1841, il se met en route, en compagnie de son cousin Mongo-Stolypine. Mais ils prennent le chemin des écoliers. Après un arrêt à Stavropol, ils se rendent à Piatigorsk, où ils trouvent joyeuse société ; ils y prolongent leur séjour, sous le prétexte de prendre les eaux. Lermontov rencontre là un vieil ami à lui, Martynov, « Martychka », comme il l'appelle. On s'amuse beaucoup. On se réunit notamment chez le général-lieutenant Verziline, où l'on retrouvait plusieurs jeunes filles rieuses et coquettes. L'ami Martynov était sans doute assez fat, portant beau , il avait, en tout cas, le tort de parader toujours, dans les rues, dans les salons, avec un grand poignard. Lermontov, naturellement moqueur, se mit à le plaisanter. C'étaient à chaque instant des « Monsieur le Poignard », des « le Sauvage au grand poignard ». Des caricatures ensuite coururent, dont notre poète était l'auteur et au bas desquelles on lisait des légendes dans ce goût: « Monsieur le Poignard faisant son entrée à Piatigorsk ». La plaisanterie était bonne ; mais à la fin on s'en fâcha et ce qui devait arriver arriva. Une nuit de juillet, à un bal chez les Verziline, les deux amis se querellèrent. L'issue de l'altercation ne pouvait pas être douteuse. On fit en vain ce qu'on put pour empêcher le duel. Les deux adversaires se rencontrèrent au pied du Machouk, entre Karas et Piatigorsk. Il faisait un orage terrible.
A la première balle, Lermontov tomba, tué raide...
Stolypine resta seul auprès du cadavre, qui fut ensuite transporté à Piatigorsk. Quelque temps après, M me Arsénieva fit transférer les restes de son petit-fils à Tarkhany où ils reposent depuis. Il avait vingt-sept ans ..
Quand je vois onduler la moisson jaunissante... (1841)
Quand je vois onduler la moisson jaunissante,
quand au vent de la nuit le bois chante et frémit,
quand la prune mûrit, quand sa rougeur naissante
sous la feuille s'abrite et se cache à demi ;
quand sur toutes les fleurs la rosée étincelle
dans la pourpre du soir ou dans l'or du matin ;
quand, agitant pour moi leurs clochettes, m'appellent
derrière les buissons, les muguets argentins ;
quand le ruisseau qui jase et court par le ravin,
redit, plongeant mon âme en quelque rêve vague,
le chant mystérieux apporté par ses vagues
de l'éternelle paix des hauts sommets divins :
Alors s'apaise enfin ma pensée inquiète,
les rides de mon front s'effacent, mon oeil peut
voir partout le bonheur sur cette terre en fête
et dans le ciel contempler Dieu !
Ivan Gontcharov (1812-1891)
Né à Simbirsk, en Sibérie, sur les bords de la Volga, au printemps de l'invasion napoléonienne, Gontcharov est un grand représentant du roman réaliste russe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il n'a écrit que trois romans dont le premier, "Une simple histoire", est la première manifestation de cette nouvelle tendance. Il a laissé des notes, "La Frégate Pallas", relatant son voyage autour du monde de 1855 à 1857, mais surtout fut un grand casanier et fonctionnaire. Employé tout d'abord au ministère des Finances, puis à la censure, ses œuvres portent la marque de cette lenteur qui était de mise en Russie lorsqu'il s'agissait d'accomplir des tâches administratives. Sa pédanterie de bureaucrate explique assez bien les différends qu'il eut avec Tourguéniev par lui accusé de plagiat. Les trois romans qui lui valurent la célébrité parurent à des intervalles assez importants : "Une simple histoire" date de 1846, "Oblomov" de 1858, et "La Falaise" ne vit le jour qu'en 1869.
Âgé de cinquante-six ans il se retira de la littérature croyant avoir assez écrit. Son originalité consiste en ceci que, ne voulant point directement traiter les problèmes de son temps et cherchant seulement à représenter la vie, il finit pourtant par soulever les plus vives discussions au sujet de ces problèmes, que ce soient l'éducation des générations nouvelles. partagées entre l'idéal et la réalité, la servitude où sont tenus ceux qui travaillent la terre alors que d'autres recueillent les avantages, et le du nihilisme. Quand il meurt à Saint-Pétersbourg, en 1891, Oulianov, dit Lénine, a vingt ans, et, parce qu'il est né à Simbirsk comme Gontcharov, la ville se nommera Oulianovsk....
"Une histoire ordinaire" (Obyknovennaja istorija, 1848)
Le jeune Alexandre Adouïev, qui quitte sa province pour Pétersbourg où il va chercher la gloire, la fortune et la passion, se heurte à son oncle Pierre, l'homme nouveau, négociant actif et cultivé qui lui démontre le néant de ses aspirations romantiques. Rassemblé autour de quelques scènes maîtresses, dont la longueur est allégée par une grande ironie, le roman prêche l'exemple et se fait le miroir des conditions de vie réelles d'un milieu pétersbourgeois sans doute analogue à celui que Gontcharov avait découvert dans les salons qu'il fréquentait, en particulier chez les Maïkov dont il devient le fidèle. Mais si le livre devait connaître un immense succès, même son plus ardent défenseur, Biélinski, lequel écrivait que ce roman était « l'une des œuvres les plus remarquables de la littérature russe », devait déplorer la sécheresse de Pierre, le héros positif...
Début du récit, Alexandre a pris la décision de partir ....
"... Il restait silencieux.
— Mais tu ne m'entends pas ! fit Anna Pavlovna, que regardes-tu si fixement?
Sans répondre, tout pensif, il étendit la main vers le lointain. Anna Pavlovna regarda et changea de visage. Là-bas, dans les champs, une route se déroulait comme un serpent et s'en allait bien loin derrière le bois, la route qui menait à la terre promise, à Pétersbourg.
Anna Pavlovna garda quelque temps le silence pour rassembler ses forces.
— Ah ! voilà ce que c'est ! dit-elle enfin avec tristesse. Eh bien ! mon ami, que Dieu t'accompagne ! Va donc, puisque tu te sens attiré. Je ne te retiens plus. On ne dira pas que ta mère laisse ta jeunesse et ta vie se flétrir.
Pauvre mère ! voilà la récompense de tant d'amour. Était-ce ce que tu attendais? Mais non, la mère n'attend jamais de récompense. Le seul amour qui attende une récompense, est celui qui ne se donne pas pour rien, celui que, Dieu sait pourquoi, l'on appelle amour désintéressé. Et pourtant, donnez-lui tout, soyez glorieux ou humiliez-vous devant elle, agissez ou n'agissez pas, ouvrez vos ailes et volez d'un essor d'aigle, couchez-vous comme un chien aux pieds de la belle, sacrifiez votre vie : désintéressé, et pourtant il veut tout cela !
Toutes ces élues pâles et pensives, aux yeux bleus, qui parlent de la mystérieuse affinité des âmes, de la rencontre pressentie avec le bien-aimé, et qui, dans le souffle des zéphyrs, dans le murmure des vents, entendent sa voix... ; ces brunes ardentes, qui, dans une crise de jalousie, s'arment d'un poignard... ; ces vierges timides, toujours souriantes, dont les regards sont languissants, dont les cheveux sont châtains..., toutes aiment, dans le préféré, le rayonnement de la gloire, de l'intelligence, de la grâce ou tout au moins de l'argent. Il faut, pour leur plaire, briller, s'élever au-dessus de la foule, accomplir des miracles ; et, si on ne peut les éblouir ainsi, il leur faut des présents : alors les myrtes pleuvront sur vous et les tendresses et les larmes, alors ce seront les promenades au clair de lune, les causeries à bâtons rompus et pleines de charme, et tous les mystères de l'amour. Sinon, vous serez bientôt trahi pour quelqu'un autre qui saura éblouir.
Seul l'amour maternel ne trahit point, ne se refroidit point. On ne peut ni l'amoindrir, ni l'acheter. Il reste toute la vie le même. La mère aime sans réfléchir. Grand, glorieux, beau, orgueilleux, que votre nom vole de bouche en bouche, que vos actions resplendissent dans le monde entier, la tête de la vieille tremble de joie, elle pleure et rit et murmure : c'est la mère. Elle allume la petite lampe devant l'icône du Sauveur, et prie longtemps, ardemment. Cependant la plupart des fils ne songent même pas à partager leur gloire avec celles qui les enfantèrent... Pauvre d'âme et d'esprit, la nature vous a-t-elle marqué de sa haine, la maladie vous a-t- elle rongé le cœur ou le corps, le mépris universel pèse-t-il sur vous, ne trouvez-vous point de place dans le monde qui vous repousse? d'autant plus grande est celle que la mère vous garde dans son cœur. Elle n'en presse que plus tendrement contre sa poitrine l'enfant monstrueux et malheureux ; et elle prie plus longtemps encore, plus ardemment...
Faut-il donc voir dans Alexandre un être sans cœur, parce qu'il avait l'énergie de partir. Il avait vingt ans. A cet âge, les parents prudents ne donnent aux enfants ni vin ni café, car le sang bout assez sans excitants. Comment tenir en place ? Surtout il faut se représenter Alexandre Fedoritch à cette époque. Toujours l'existence lui avait souri. Sa mère l'avait choyé et gâté comme on gâte et choie un fils unique. Sa nourrice lui avait dit et redit dans ses berceuses qu'il vivrait dans l'or et ne connaîtrait point la douleur. Ses maîtres lui avaient annoncé une brillante destinée ; à peine sorti de l'Université, la fille des voisins lui avait souri. Jusqu'au vieux chat Vaska qui semblait le préférer à tout autre.
Les souffrances, les pleurs, les misères, il en avait seulement ouï parler. L'avenir lui apparaissait resplendissant. Quelque chose l'attirait au loin, il ne savait quoi. Là-bas flottaient des apparitions enchanteresses et vagues et vibraient des sons, tantôt l'auréole de la gloire, tantôt le cri de l'amour. Tout cela le faisait tressaillir doucement.
Et bientôt sa maison lui sembla trop étroite. La nature, les caresses maternelles, la vénération de toute la dvornia, son lit moelleux, la bonne chère, les ronrons de Vaska, toutes ces bonnes choses si chères à l'âge mûr, il les eût volontiers toutes échangées contre cet inconnu si plein d'attraits ensorceleurs et mystérieux. Même l'amour de Sofia, son premier amour tendre et rose, ne le retenait guère. Qu'était-ce pour lui un tel amour? Il rêvait d'une passion héroïque. Sofia, c'était l'amourette, en attendant le véritable amour.
Puis il songeait aux services qu'il rendrait à sa patrie. Il avait beaucoup étudié, beaucoup appris ; son diplôme faisait foi qu'il savait vingt-deux sciences, trois arts, et encore deux ou trois menues connaissances, ni arts ni sciences, Dieu sait quoi ! Mais il ambitionnait, par-dessus tout, la gloire des lettres : ses poésies avaient jadis émerveillé ses condisciples.
C'est ainsi que s'ouvraient devant ses pas différentes voies, dont chacune lui semblait, tour à tour, la meilleure. Il ne distinguait pas nettement encore celle qui serait la sienne ; et peut-être, s'il l'eût connue, ne serait-il point parti... Rester, même pour faire plaisir à sa mère, le pouvait-il? Elle le désirait, c'était bien naturel.
Dans son cœur tous les sentiments avaient fait leur temps, sauf un : l'amour maternel ; et elle vivait avec emportement cette dernière passion ; en dehors d'elle, que lui restait-il? La mort. Il est dès longtemps reconnu que le cœur des femmes ne peut pas vivre sans amour. L'amour chez l'homme est très compliqué. Il aime une femme et plusieurs à la fois, et les honneurs, et le Clos-Vougeot, et les chevaux, et tout cela, bien souvent, du même amour, comme aussi il lui arrivera de se passer fort bien d'amour. La femme concentre le plus souvent sa passion sur le même objet ; elle peut en changer, mais elle n'en aime qu'un à la fois. Si elle n'a pas d'amour, elle s'en forge. L'amour qu'on se forge s'appelle Idéal, et elle l'aime l'Idéal. Fût-ce une fleur, un chien, il faut qu'elle aime jusqu'au dernier soupir.
La nature elle-même justifie Alexandre. Elle a voulu que les enfants ne rendent pas à leurs parents amour pour amour. Ils vont, cherchant devant eux un autre amour fait, non point d'apaisement, mais d'émotions, de souffrances même et de larmes. Alexandre était un enfant gâté, mais non vicieux. La tendresse de sa mère, le dévouement de la dvornia, n'avaient agi que sur ses bonnes qualités, développant dans son cœur une extrême confiance, et peut-être aussi l'amour-propre.
Mais l'amour-propre n'est en soi qu'un moule : tout dépend de la matière qu'on y met. Ce qui était autrement grave, sa mère, avec toute son affection, n'avait pu lui inculquer la notion juste de la vie et le préparer à la lutte qui l'attendait. Il y eût fallu une main habile, un esprit délié, expert, capable de voir plus loin que l'horizon resserré de la campagne. Il eût même fallu qu'elle le chérît moins, qu'elle ne fût point sans cesse occupée uniquement de lui, écartant de lui les moindres soucis, les moindres ennuis et pleurant avec lui dans son enfance, mais qu'elle le laissât pressentir lui-même l'approche de l'orage, essayer ses forces, songer à sa destinée, en un mot apprendre son métier d'homme.
Mais comment Anna Paulovna eût-elle songé à comprendre ces choses, et surtout les accomplir?... Le lecteur a vu, il va voir encore quelle femme était Anna Pavlovna...."
"Oblomov" (1859, ОБЛОМОВ)
Entre le rêveur Oblov et l’actif Stoltz, Goncharov ne prendra pas partie, mais Oblomov semble hésiter entre la parabole d'une paresse russe éternelle, ou l'ode à la sagesse d'une Russie qui renonce à tout pouvoir. Dans Le Songe d'Oblomov (1849), paru avant le roman qui portera le nom du héros, Gontcharov évoque en poète la Russie agraire et l'analyse en sociologue. Avec une belle ironie, il pulvérise tous les mythes auxquels ses contemporains et lui-même demeuraient attachés, et qui devaient se retrouver plus tard en Occident, sous le nom d'âme slave.
Héros médiateur, homme d'énergie et de tendresse, Stolz n'a rien perdu de la bonté des ancêtres, mais il a acquis le courage inventif et créateur de l'Occident. Par lui, le réalisme a trouvé son visage, le réel a été retrouvé. Il se heurte à Oblomov, sans conteste la création géniale de l'auteur, et qui est à la paresse ce qu'Ulysse est à la ruse, ou Achille au courage. De son canapé, haut lieu du quiétisme et d'une piété qui ne se comprend plus, Oblomov passe ses journées en robe de chambre, vidant le monde de sa substance et lui offrant le spectacle de sa léthargie. Pour avoir éprouvé cette prostration, Gontcharov en sait la nature et l'effort épuisant qu'il faut pour ne rien faire. C'est qu'Oblomov est la Cassandre de la bourgeoisie russe encore dans les limbes ; s'il n'ose rien entreprendre, c'est qu'il n'ose déchaîner le fléau qui balayera le passé. Ce passé est trop aimable, ce fléau trop terrible...
" ... Zakhar se mit à cloîtrer son maître dans son cabinet. Il commença par le couvrir et le border, ensuite il baissa les stores et ne s'en alla qu'après avoir bien fermé toutes les portes.
- Que tu crèves, espèce de mauvais esprit! marmonna-t-il essuyant les traces des larmes, et il
grimpa sur son poêle. Un vrai mauvais esprit! Maison particulière, potager, gages, disait Zakhar qui n'avait compris que ces derniers mots. Rien que des mots pitoyables qui vous coupent le cœur au couteau. Ils sont ici, ma maison, mon potager, et c'est ici que je rendrai l'âme, dit-il en frappant sa couche avec fureur. Des gages! Si je ne lui subtilise pas cinq ou dix kopecks je ne peux pas m'acheter du tabac et je n'ai rien à offrir à ma commère. Que le diable t'emporte! Ah, la mort tarde à venir, quand on y pense.
Ilia Ilitch s'allongea sur le dos, mais ne s'endormit pas tout de suite. Il continuait à réfléchir, inquiet.
- Deux malheurs d'un seul coup! disait-il en s'enveloppant complètement dans sa couverture. Comment peut-on tenir bon?
En réalité les deux malheurs, à savoir la sinistre lettre du régisseur et le déménagement, avaient cessé d'inquiéter Oblomov: ils étaient passés au rang des souvenirs troublants.
« Ils sont loin, ces malheurs que prédit mon régisseur, pensa-t-il, d'ici là beaucoup de choses peuvent changer. Espérons que les pluies fassent pousser le blé ; peut-être le régisseur arrivera-t-il à combler les arriérés; quant aux paysans fugitifs, ils vont "réintégrer leur domicile" comme il dit.
« Où sont-ils allés, ces paysans, se demanda-t-il, suivant avec une attention croissante le tracé imaginaire des événements. Ils ont dû partir la nuit, par un temps humide, sans nourriture. Où vont-ils dormir? Dans la forêt? C'est possible? Ils ont la bougeotte. Dans une isba il fait chaud au moins, même si elle ne sent pas très bon..."
- Et puis pourquoi m'inquiéter? pensait-il. Bientôt le plan sera prêt, pourquoi donc m'effrayer à l'avance? Qu'est-ce que j'ai?...
L'idée du déménagement le troublait un peu plus. Ce "malheur" plus frais, plus récent, était lui aussi en train de rejoindre l'histoire sous l'effet tranquillisant de l'esprit Oblomovien. Bien qu'il ait vaguement prévu l'imminence du déménagement, d'autant plus que Tarantiev était intervenu, il éloignait mentalement ne serait-ce que pour une semaine cet événement qui troublait sa vie, et voici déjà une semaine tranquille de gagnée!
« Peut-être que Zakhar arrivera à éviter le déménagement; avec un peu de chance ils changeront d'avis ou remettront les travaux à l'été prochain, à moins qu'ils n'y renoncent complètement, bref, ils s'arrangeront d'une manière ou d'une autre. On ne peut tout de même pas... déménager pour de vrai!"
Ainsi il alternait l'inquiétude et le calme jusqu'à ce que ces mots pacifiant et tranquillisants comme "avec un peu de chance", "peut-être", "d'une manière ou d'une autre" lui fissent retrouver, cette fois-ci encore, toute une arche d'espoirs et de consolations qui, à l'image de celle de nos pères, réussit à le protéger momentanément de ses deux malheurs.
Déjà un léger engourdissement agréable parcourait ses membres, déjà la brume du sommeil brouillait ses sens comme les premiers gels timides brouillent la surface des eaux, encore un peu, et sa conscience se serait envolée. Dieu sait où, mais soudain Ilia Ilitch revint à lui et ouvrit les yeux.
- Dire que je ne me suis pas lavé! Est-ce possible? Et je n'ai rien fait, chuchota-t-il. Je voulais coucher mon plan sur papier, et je ne l'ai pas fait, je n'ai pas écrit au chef de la police, ni au gouverneur, je n'ai pas fini ma lettre au propriétaire, je n'ai pas vérifié les comptes et je ne les ai pas payés, en un mot j'ai perdu ma matinée!
Il se plongea dans ses pensées.
"Qu'est-ce que ça veut dire? Est-ce qu'un "autre", aurait fait tout ça? se demanda-t-il soudain. Un autre, un autre... Qui est-il au juste, cet "autre"?
Il approfondit cette comparaison avec un autre. A force de réfléchir il se fit une idée de l' "autre" tout à fait opposée à celle qu'il avait présentée à Zakhar. Il dut reconnaître qu'un autre aurait eu le temps d'écrire toutes les lettres, sans que "où" et "que" entrassent une seule fois en collision ; un autre aurait déménagé, aurait réalisé le plan, serait allé à la campagne...
"Moi aussi j'aurais pu faire tout ça, se dit-il. Jusqu'à la preuve du contraire je sais écrire, moi aussi; il m'est arrivé d'écrire des choses bien plus compliquées que ces lettres. Comment se fait-il que je ne sache plus le faire? Et puis, c'est vraiment une telle affaire que de déménager? Il suffit d'en avoir envie! Là il ajouta un nouveau trait au portrait de l'autre : un "autre" ne met jamais de robe de chambre, un "autre" - il bâilla - ne dort presque pas, un "autre" jouit de la vie, il va partout, il voit tout, il s'intéresse à tout... Et moi! moi... je ne suis
pas cet "autre" ! dit-il cette fois-ci avec tristesse, et il se plongea dans une réflexion profonde. Ilia alla jusqu'à dégager sa tête de dessous la couverture.
Une minute lucide, consciente, arriva dans la vie d'Oblomov.
Quelle fut sa terreur lorsque soudain une image vivante et claire de la vie et de la destination de l'homme naquit dans son âme, lorsque pour un instant il établit le parallèle entre cette destination et sa propre vie, lorsque diverses questions vitales s'éveillèrent dans son esprit l'une après l'autre et s'agitèrent, peureuses comme des oiseaux réveillés dans une ruine endormie par un soudain rayon de soleil.
Il déplora avec douleur son manque de culture, cette stagnation qui avait mis fin à l'épanouissement de ses forces morales, cette lourdeur qui le gênait en tout ; il fut rongé par la jalousie envers ces autres qui menaient une vie si remplie et si large, alors que lui butait sur une lourde pierre jetée en travers du sentier étroit et lamentable de son existence.
Dans son âme timide naissait la conscience douloureuse que certains aspects de sa personnalité ne s'étaient jamais éveillés, d'autres avaient à peine éclos, mais en tout cas aucun ne s'était complètement épanoui.
Cependant il sentit avec une acuité douloureuse que son âme renfermait, tel un tombeau, quelque principe bon et lumineux, peut-être déjà mort à l'heure qu'il était, à moins que ce gisement d'or ne reposât, caché, dans les profondeurs d'une montagne, lui qui aurait dû depuis longtemps devenir monnaie courante.
Mais ce trésor que la vie et le monde lui avaient offert était profondément enfoui sous la camelote et la balayure amoncelées par le hasard, comme enterré dans sa propre âme par un voleur. Quelque chose l'avait empêché de se jeter sur l'océan de la vie pour le survoler toutes les voiles de la volonté et de l'esprit dehors. On eût dit qu'un ennemi caché lui avait apposé sa lourde main tout au début du voyage, et l'avait rejeté loin de sa vraie destination d'homme.
Il semblait que ces broussailles sauvages l'empêcheraient à tout jamais de se hisser sur le chemin droit. La forêt devenait de plus en plus épaisse et de plus en plus sombre autour de lui et en lui. La végétation gagnait le sentier. Les moments de lucidité se faisaient de plus en plus rares: seulement, de loin en loin, sa conscience éveillait ses forces sommeillantes l'espace d'un instant. La raison et la volonté étaient paralysées depuis longtemps, semblait-il, irréversiblement.
Les événements de sa vie s'étaient réduits à des dimensions microscopiques sans qu'il pût toutefois les maîtriser. Et, au lieu de se dérouler dans l'ordre, ces événements jonglaient avec Oblomov, comme s'il était ballotté par des vagues, incapable qu'il était d'y opposer la force de sa volonté ou de les suivre en pensée.
Cette secrète confession à lui-même le plongea dans l'amertume. Les stériles regrets du passé, les reproches brûlants de la conscience le piquaient telles des aiguilles alors qu'il s'efforçait d'en secouer le poids, de retourner le dard vers un autre coupable. Mais vers qui?
- Tout cela est de la faute de... Zakhar! dit-il dans un souffle.
Il se souvint en détails de sa scène avec Zakhar, et son visage s'empourpra de honte.
"Si quelqu'un nous avait entendus ? pensa-t-il, figé de stupeur à cette idée. Dieu merci, Zakhar ne saura le raconter à personne, et d'ailleurs on ne le croirait pas, Dieu merci!"
Il soupirait, se maudissait lui-même, se retournait d'un côté sur l'autre cherchant un coupable et n'en trouvant pas. Ses gémissements et ses soupirs atteignirent les oreilles de Zakhar.
- C'est qu'il a l'estomac gonflé par le kvas, grogna-t-il, en colère.
"Pourquoi donc suis-je comme ça? se demandait Oblomov presque les larmes aux yeux, en ramenant de nouveau la couverture sur la tête. Pourquoi, en Vérité?
Il chercha en vain un principe ennemi qui l'empc;hait de vivre comme il faut, comme les "autres", puis il poussa un soupir et ferma les yeux; quelques minutes plus tard la torpeur de la somnolence recommençait à envahir ses sens.
- Moi aussi... je voudrais... disait-il en clignant des yeux avec peine, quelque chose de ce genre... Est-ce que je suis à ce point déshérité par la nature? Mais non, Dieu merci, je n'ai pas à me plaindre...
Puis un soupir apaisant se fit entendre : Oblomov passait de l'émotion à son état normal: calme et apathie.
- Ce doit être mon destin. Qu'est-ce que je peux y faire? chuchota-t-il à peine, vaincu par le sommeil.
"Disons environ deux mille de moins" ... dit-il soudain à voix haute dans son délire. Tout de suite, tout de suite, attends... Là il se réveilla à moitié.
- Cependant... Il serait curieux de savoir... pourquoi je suis comme ça? chuchota-t-il à nouveau. Ses paupières se fermèrent complètement. Oui, pourquoi? Ce doit être parce que..., s'efforça-t-il de dire, mais il ne finit pas.
Ainsi ne trouva-t-il pas de cause. A l'instant même sa langue et ses lèvres s'immobilisèrent à la moitié du mot et demeurèrent entrouvertes. A la place du mot se fit entendre le soupir suivi des ronflements réguliers d'un homme qui dort paisiblement.
Le rêve figea le flot lent et paresseux de ses pensées et le transporta immédiatement dans une autre époque, vers d'autres gens où le lecteur le suivra dans le chapitre suivant..."
C'est alors "LE SONGE D'OBLOMOV" qui débute, le regard oblomovien sur le monde ...
"Où sommes-nous ? Dans quel coin béni de la terre le rêve d'Oblomov nous a-t-il transportés? Mais quel pays merveilleux! Certes, nous n'y voyons ni mer, ni hautes montagnes, ni rochers et abîmes, ni forêts profondes, rien de grandiose, de sauvage ou de sombre. Et d'ailleurs qu'a-t-on besoin du sauvage et du grandiose!
La mer, par exemple. Qu'elle reste où elle est. Elle ne fait que plonger l'homme dans la tristesse; la regarde-t-on, on a envie de pleurer. Le cœur s'effraye devant cette étendue d'eau où le regard se perd, sans espoir de repos quand, épuisé par la monotonie de ce tableau infini, il cherche à se poser sur quelque point. Le rugissement et le grondement des vagues rageuses n'ont aucun charme pour une oreille délicate: elles ne font que redire, inchangé depuis la création du monde, leur chant terrible et indéchiffrable. Toujours la même plainte de monstre condamné au supplice éternel, toujours des accents perçants et lugubres.
Aucun chant d'oiseau alentour, seules les silencieuses mouettes, comme âmes en peine, planent tristement près du bord, ou décrivent des cercles au-dessus de l'eau. Si le rugissement d'une bête sauvage est impuissant devant ces hurlements de la nature, que dire de la voix humaine, infiniment insignifiante, et de l'homme lui-même, si petit et faible! Il suffit de peu pour qu'il disparaisse parmi les détails sans nombre de ce vaste tableau. De là lui vient peut-être qu'il a tant de peine à regarder la mer.
Non, laissons la mer où elle est. Son silence même et son immobilité ne peuvent réjouir l'âme, car dans le frisson à peine perceptible de sa masse liquide l'homme voit toujours la même force infinie bien qu'endormie, et qui parfois moque si cruellement sa fière volonté, enterre si profondément ses projets les plus hardis, ses œuvres, fruits de ses soucis.
Les montagnes et les précipices non plus n'ont pas été créés pour réjouir l'homme. Menaçants et effrayants comme les griffes et les dents d'une bête sauvage prêtes à s'enfoncer dans notre chair, ils nous rappellent trop vivement notre existence précaire, nous font trembler d'angoisse pour notre vie.
Le ciel même, au-dessus des rochers et des abîmes, semble lointain et inaccessible, comme s'il avait abandonné les hommes.
Telle n'est pas la paisible contrée où s'était retrouvé soudain notre héros.
Au contraire, le ciel semble vouloir s'y serrer contre la terre, non pour mieux la frapper de ses flèches, mais pour l'étreindre plus fort, avec amour. Il s'étend si bas au-dessus de la tête - comme le toit solide de la maison natale - qu'il semble vouloir protéger de tout aléa ce coin élu. Le soleil y brille fort et chaud, six mois par an, puis se retire lentement, comme à contrecœur, se retournant une ou deux fois encore pour contempler son lieu préféré et lui offrir même en automne, au milieu des intempéries, une journée chaude et limpide. Ici les montagnes ne sont guère que des maquettes de celles qui ailleurs glacent d'effroi l'imagination : ce n'est qu'une rangée de collines en pente douce que l'on a plaisir à descendre sur le dos en s'amusant et où l'on s'asseoit pour contempler le soleil couchant.
Le cours de la rivière est gai, joueur, enchanteur. Tantôt elle s'élargit en un grand étang, tantôt son filet s'écoule rapidement ou ralentit, pensif, roule tout doucement sur les galets, se ramifiant en ruisseaux agiles dont le murmure berce si doucement l'oreille d'un dormeur.
Tout ce coin dans un rayon de quinze à vingt verstes n'est qu'un album de croquis, de paysages gais et souriants. Les rives sablonneuses en pente douce de la claire rivière, les petits buissons qui descendent de la colline vers l'eau, le ruisseau qui coule au fond d'un ravin courbe et le bois de bouleaux ont été comme parfaitement assortis et peints de main de maître.
Un cœur brisé par l'excès ou l'absence d'émotions ne demande qu'à se blottir dans ce coin oublié de tous pour y goûter un bonheur inconnu des autres. Tout y promet une vie tranquille, longue jusqu'à la vieillesse chenue, et une mort douce, semblable au sommeil...."
À l'opposé de l'Onéguine de Pouchkine ou du Petchorine de Lermontov, Oblomov ne se battra pas, ne voyagera pas, et ne séduira pas. Son arme c'est la robe de chambre douillette. Ses péchés? L'alcool et surtout la gourmandise. Paru en 1859, deux ans avant que le tsar n'abolisse le servage en Russie, "Oblomov" nous conte la disparition des petits propriétaires terriens dépassés par la nouvelle élite des hommes d'affaire. Cet homme qui n'a pas quarante ans est un propriétaire terrien installé à Saint-Petersbourg, loin de ses terres et des quelques centaines d'âmes qui lui appartiennent. Son domaine va mal et il devrait se rendre dans son pays, pendant que son propriétaire attend qu'il déménage pour récupérer son appartement et lui envoie de pressants courriers. Qu'importent les lettres du propriétaire et les mauvaises nouvelles du domaine, enveloppé dans sa vieille robe de chambre, Oblomov ne quitte plus, sauf en rêve, son domicile poussiéreux. Il passe, paisible et rêveur, du lit au fauteuil pour retourner insensiblement au premier quand il se sent épuisé. ...
PREMIÈRE PARTIE - I
"Dans la rue des Pois, dans un des grands immeubles dont la population aurait suffi à occuper un chef-lieu de district, un matin, dans son appartement, Ilia Ilitch Oblomov était étendu sur son lit.
C'était un homme de trente-deux, trente-trois ans, de taille moyenne, à la physionomie agréable, aux yeux gris foncé; cependant, toute idée particulière, toute concentration étaient absentes des traits de son visage. Comme un oiseau en liberté, la pensée parcourait ce visage, voltigeait dans les yeux, se posait sur les lèvres entrouvertes, se dissimulait dans les plis du front pour disparaître tout à fait: alors toute la face d'Ilia Ilitch s'irradiait d'une paisible lueur d'insouciance. De là, l'insouciance se :communiquait aux mouvements du corps tout entier, jusque dans les plis de la robe de chambre.
Par moments son regard s'obscurcissait: était-ce de la fatigue ou de l'ennui? Mais ni la fatigue, ni l`ennui ne pouvaient chasser de ce visage, ne fût-ce qu'un instant l'expression de douceur, qui dominait non seulement le visage mais aussi l'âme; l'âme qui rayonnait, si ouverte et si limpide, dans les yeux, dans le sourire, dans chaque geste de la tête et de la
main. Un observateur froid et superficiel, ayant jeté un regard en passant, aurait dit: "Sans doute une bonne pâte, la simplicité même. " Mais un homme son visage plus longtemps, l'aurait quitté en souriant, plongé dans des réflexions agréables. Le teint d'Ilia Ilitch n'était ni rose, ni hâlé, ni carrément pâle, mais indifférent ou, du moins, il le paraissait. Peut-être parce que la chair d'Oblomov était prématurément flasque : faute d'exercice ou manque d'air, peut-être l'un et l'autre. Son corps en général, à en juger par le teint mat, exagérément pâle du cou, des petites mains potelées, des épaules molles, paraissait trop efféminé.
Etait-il troublé, que cette même mollesse et une paresse non dénuées de grâce apportaient de la retenue à ses mouvements. Si une ombre de souci, remontant du fond de l'âme, passait sur son visage, son regard s'embrumait, son front se plissait : alors commençait un jeu de doutes, de tristesse et d'effroi; mais cette inquiétude ne se traduisait que rarement sous la forme d'une idée particulière, encore plus rarement elle devenait intention. Toute cette anxiété se dissipait en un soupir, puis se figeait, apathie ou somnolence.
Comme la tenue d'intérieur d'Oblomov seyait aux traits calmes de son visage et à son corps efféminé! Il portait une robe de chambre en étoffe de Perse, une vraie robe de chambre orientale, où rien ne rappelait l'Europe, sans glands, sans velours, sans taille, si ample qu'Oblomov aurait pu s'en envelopper deux fois. Selon l'immuable mode asiatique, les manches allaient en s'élargissant, des doigts jusqu'à l'épaule. Bien que cette robe de chambre eût perdu de sa fraîcheur primitive, bien qu'elle eût remplacé par endroits son éclat d'origine par un lustre honorablement acquis, elle n'en gardait pas moins la vivacité de la couleur orientale et la solidité de son tissu.
Aux yeux d'Oblomov cette robe de chambre avait une foule de qualités inappréciables : elle était douce, souple, ne pesait pas sur le corps; telle une esclave docile, elle se pliait au moindre mouvement. Chez lui, Oblomov ne portait jamais ni cravate ni gilet; il aimait être à l'aise, se sentir libre. Ses pantoufles étaient longues, moelleuses et larges. Quand, assis sur son lit, il laissait pendre ses jambes, immanquablement, sans qu'il eût même à regarder, ses pieds s'y glissaient tout seuls.
La position allongée n'était pour Ilia Ilitch ní nécessaire, comme pour un malade ou pour un homme qui veut dormir, ni accidentelle, comme pour une personne fatiguée, ni voluptueuse comme chez le fainéant; c'était son état normal. Quand il était à la maison - et il y était presque toujours - il demeurait couché, et toujours dans cette chambre où nous l'avons trouvé, qui lui servait de chambre à coucher, de cabinet et de salon. Il était rare qu'il mît les pieds dans les trois autres pièces: le matin, et encore, seulement lorsque son valet balayait sa chambre, ce qui n'arrivait pas tous les jours. Dans ces pièces, les meubles étaient recouverts de housses, les tentures étaient baissées.
La chambre où reposait Ilia Ilitch semblait, à première vue, joliment arrangée. On y voyait un bureau en acajou, deux divans tapissés de soie, de beaux paravents brodés de fleurs et d'oiseaux inouïs. Il y avait des tentures de soie, des tapis, quelques tableaux, des bronzes, des porcelaines et une multitude de jolis bibelots.
Mais l'œil exercé d'un homme de goût n'y aurait décelé que le désir de respecter l'inévitable décorum des convenances, afin d'en être délivré. En effet, Oblomov ne s'était soucié que de cela en décorant son cabinet. Un goût raffiné ne se serait pas contenté de ces chaises en acajou lourdes et disgracieuses, de ces étagères branlantes. Le dossier d'un divan s'était affaissé, le bois plaqué s'était décollé par endroits. Les tableaux, les vases, les bibelots offraient le même caractère de négligence.
D'ailleurs, le maître de maison contemplait le décor de son cabinet si froidement et si distraitement, qu'il semblait demander du regard: "Qui donc a traîné et installé ici tout ça?" A considérer cette froideur avec laquelle Oblomov regardait son bien, dépassée encore par celle de son valet Zakhar, on arrivait à la conclusion qu'il régnait dans ce cabinet un air d'abandon et de négligence. Des festons de toiles d'araignée chargés de poussière adhéraient aux murs à côté des tableaux. Les miroirs, au lieu de refléter les objets, auraient pu servir de tablettes pour y tracer dans la poussière quelques notes pour mémoire. Les tapis étaient maculés. Une serviette traînait sur le divan. Rare était le matin où sur la table ne se trouvait une assiette oubliée depuis le souper de la veille, avec un os rongé et à côté une salière, tout cela au milieu de miettes de pain.
N'étaient-ce cette assiette et une pipe fraîchement fumée appuyée contre le lit, ainsi que le maître de maison lui-même qui y reposait, on aurait pu croire la chambre inhabitée, tellement tout était poussiéreux, déteint, dépourvu de toute trace perceptible d'une présence humaine. Pourtant, sur les étagères il y avait bien deux ou trois livres ouverts; un journal y traînait. Sur le bureau il y avait même un encrier et des plumes. Mais les pages ouvertes des livres étaient poussiéreuses et jaunies. On devinait que personne ne les avait touchées depuis longtemps. Le journal datait de l'année précédente. Quant à l'encrier, si l'on y avait trempé sa plume, il n'en serait rien sorti qu'une mouche effrayée et bourdonnante.
Contrairement à son habitude, Ilia Ilitch s'était réveillé très tôt, aux alentours de huit heures. Il était très préoccupé. Sur son visage on lisait tour à tour de la peur, de l'angoisse et du dépit. On voyait qu'il était en proie à une lutte intérieure, et que la raison ne lui était pas encore venue en aide.
C'est que la veille, il avait reçu de la part de son régisseur de la campagne, une lettre fort désagréable. On sait de quelle sorte d'ennuis il s'agissait ; mauvaise récolte, arriérés, baisse des revenus, etc. Bien que l'année précédente, ainsi que celle d'avant, le régisseur eût adressé à son maître une lettre identique, cette dernière lettre, comme toute surprise désagréable, impressionna grandement Oblomov.
Etait-ce facile? Il fallait songer aux moyens de prendre des mesures. D'ailleurs, il faut rendre justice à Ilia Ilitch: il avait toujours pris soin de ses biens. Après avoir reçu, quelques années auparavant, la première lettre désagréable du régisseur, il avait commencé à échafauder dans sa tête un plan de modifications et d'améliorations diverses à apporter dans la gestion de son domaine. Selon ce plan, de nouvelles mesures économiques, policières et autres allaient être prises. Mais, tandis que ce plan n'était pas encore entièrement élaboré, les lettres désagréables du régisseur se succédaient d'année en année, le poussaient à agir, c'est-à-dire troublaient son calme. Oblomov se rendait compte qu'il devait entreprendre quelque chose de décisif avant même d'avoir achevé son plan.
A peine réveillé, il eut l'intention de se lever, de faire sa toilette et, une fois qu'il aurait bu son thé, de réfléchir sérieusement, de considérer certaines choses, de prendre quelques notes, bref, de s'occuper à fond de cette affaire.
Pendant une demi-heure environ il demeura couché, tourmenté par cette intention. Puis, il jugea qu'il aurait tout son temps après le thé, et qu'il pourrait boire le thé au lit comme d'habitude, d'autant que rien ne l'empêcherait de réfléchir dans la position allongée.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Après le thé, il se souleva même sur sa couche et faillit se lever. Il commença même, regardant du côté de ses pantoufles, à y diriger une jambe qu'il ramena aussitôt. Neuf heures et demie sonnèrent. Ilia Ilitch s'alarma...."
(trad. Luba Jurgenson, L'Âge d'Homme).
Son ami d’enfance Andrei Stoltz, peut interrompre sa sieste et rappeler à Oblomov les rêves antérieurs de changer le monde, Oblomov peut même tomber amoureux d’une jeune fille Olga Ilyinskaya, qui entend sauver un esprit qui semble moralement mort et lui interdire de dormir le jour, l'éveil sera de courte durée . Après une courte période de bonheur et de gaieté, Oblomov entraîné par une force irrésistible retourne à son canapé ...
"La Falaise" (Obryv, 1869)
L'échec d'Oblomov sera celui de l'auteur. Sa génération, dont il est le témoin, n'aura pas osé suivre le modèle que l'Occident lui proposait. Stolz ne fut qu'un rêve. Dans son dernier roman, "La Falaise", Gontcharov va tirer les conséquences de cet échec. Un homme nouveau a surgi : le nihiliste, dont Gontcharov brosse le premier portrait. Volkov séduit l'héroïne du roman, Véra, mais il fera son malheur. En voulant sauver le jeune homme, Véra s'est perdue ; le même sort attend la Russie, à supposer qu'elle s'abandonne à pareille étreinte. Véra retrouve auprès de Touchine les valeurs russes et le bonheur. Gontcharov a renoncé au rêve occidentalisant. Devant la menace nihiliste, il propose un repli slavophile. L'humanisme scrupuleux et souriant auquel Gontcharov a su donner une expression magistrale est devenu une valeur constitutive du monde russe ...