Søren Kierkegaard (1813-1855), "Journal du séducteur" (1843), "Traité du désespoir" (1849) - Christoffer Wilhelm Eckersberg (1783 - 1853), Wilhelm Ferdinand Bendz (1804-1832) - ...
Last update : 01/12/2018
Les générations, qui suivent celles de George W.F.Hegel (1770-1831), ne peuvent penser le monde et leur existence en ce monde sans se positionner vis-à-vis de la conception philosophique de la vie de ce dernier, totalisante et systématique, qui voit l'humanité comme un élément d'un processus historique inexorable. L'esprit systématique semble nous promettre objectivité, synthèse et universalité tant dans l'appréhension de notre réalité que dans la formulation de notre existence à venir. Le Danois S. Kirkegaard (1813‑1855) s'adosse à un sentiment de mélancolie profondément "religieuse" pour considérer que la doctrine hégélienne est destructrice d'une subjectivité qui, dans la vie réelle, ne cherche pas tant à appréhender l'existence dans sa globalité qu'à choisir un chemin de vie : nous cheminons, non pas tant au cours d'une évolution graduelle, mais par étapes successives qui s'excluent l'une l'autre, l'esthète jouit du présent, le moraliste choisit de se conformer aux obligations familiales et sociales, le religieux, enfin, se donne à une foi qui par nature ne peut-être rationalisée, et qui n'est que paradoxes et absurdités, mais liberté d'une solitude absolue face à Dieu. Les gens sont limités et faillibles, et ce n'est qu'en reconnaissant ce fait que nous pouvons espérer développer notre compréhension et éviter le désespoir...
(Wilhelm Bendz, 1829, Interior from Amaliegade, Hirschsprung Collection - Copenhagen)
"Trouver une vérité qui en soit une pour moi" ...
Gilleleje, le ler août 1835.
"Ce qui me manque, au fond, c'est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître, sauf dans la mesure où la connaissance précède toujours l'action. Il s'agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu au fond veut que je fasse; il s'agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l'idée pour laquelle je veux vivre et mourir. Et quel profit aurais-je d'en dénicher une soi-disant objective, de me bourrer à fond des systèmes des philosophes et de pouvoir, au besoin, les passer en revue; d'en pouvoir montrer les inconséquences dans chaque problème; quel profit pour moi de pouvoir développer une théorie de l'État et, avec des détails tirés de toutes parts, de combiner une totalité, de construire un monde où encore une fois je ne vivrais pas, et dont je ne serais que le montreur pour d'autres; - quel profit de pouvoir développer l'importance du christianisme, d'en pouvoir expliquer maint détail singulier, dès lors que pour moi et pour ma vie il n'aurait qu'une signification de surface? Et plus j'y serais habile et verrais les autres s'assimiler les enfants de ma pensée, plus triste serait ma position, un peu comme celle de ces parents que leur pauvreté force d'envoyer leurs fils dans le monde et de les abandonner à des soins étrangers.
Quel profit pour moi qu'une vérité qui se dresserait, nue et froide, sans se soucier que je la reconnusse ou non, productrice plutôt d'un grand frisson d'angoisse que d'une confiance qui s'abandonne?
Certes, je ne veux pas le nier, j'admets encore un impératif de la connaissance et qu'en vertu d'un tel impératif on puisse agir sur les hommes, mais il faut alors que je l'absorbe vivant, et c'est cela maintenant à mes yeux l'essentiel. C'est de cela que mon âme a soif, comme les déserts de l'Afrique aspirent après l'eau... C'est là ce qui me manque pour mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d'en arriver par là à baser ma pensée sur quelque chose - non pas d'objectif comme on dit, et qui n'est en tout cas pas moi - mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s'y attache, même si le monde croulait. C'est bien cela qui me manque et à quoi j'aspire... C'est cette action intérieure de l'homme, ce côté divin de l'homme qui compte, et non la masse des connaissances; car elles suivront bien d'elles-mêmes et ne nous feront pas alors l'effet d'agrégats fortuits ou d'une série de détails juxtaposés sans nul système, sans un foyer où les rayons convergent. Ce foyer, certes, je l'ai aussi cherché. Non moins que sur la mer sans fond des plaisirs j'ai sondé en vain une place où jeter l'ancre dans les abîmes de la connaissance. J'ai ressenti le pouvoir presque irrésistible avec lequel de main en main un plaisir en entraîne un autre, ce genre d'enthousiasme frelaté qu'il est capable de produire, l'ennui, le déchirement qui suivent. J'ai goûté aux fruits de l'arbre de la science, et que de fois me suis-je réjoui de leur saveur!
Mais cette joie n'existait qu'à l'instant de connaître, sans laisser d'autre empreinte plus profonde en moi-même. Il ne me semble pas avoir bu à la coupe de la sagesse, mais y être tombé. J`ai tâché de trouver ce principe de ma vie dans la résignation, dans l'idée, puisque tout marche selon des lois inscrutables, qu'il n'en pouvait être autrement, enfin en détendant mon ambition et les antennes de ma vanité. Hors d'état de tout plier à mon gré, je m'en suis retiré conscient de ma capacité, un peu comme un pasteur usé se retire avec une pension. Qu'ai-je trouvé? Pas mon moi; car c'était lui que je cherchais en battant ces routes-là..."
(Journal, tome I. trad. Gallimard)
"La personne humaine gouverne et utilise les événements. Certains écrivains, de matériaux insignifiants, tirent une vie et une œuvre d'une infinie richesse. Sören Kierkegaard n'a vécu, dans le monde extérieur, que les minuscules aventures d'une capitale provinciale. Il y a trouvé les éléments d'une philosophie qui, plus d'un siècle après sa mort, demeure vivante. On vient de traduire en français (et fort bien) une biographie de lui, intime et profonde, écrite par un compatriote : Johannes Hohlenberg. Pour le décor, il faut imaginer Copenhague dans la première moitié du 19e siècle, "petite ville aux rues étroites et tortueuses, propice aux promenades", où tout homme de quelque originalité était connu de tous; où l'on parlait aux passants, depuis la marchande des quatre saisons jusqu'aux graves professeurs de l'Université; une petite ville qui attachait grande importance aux idées, et singulièrement à la théologie. Hegel y était le maître incontesté des esprits; l'évêque protestant Mynster, des consciences. Darwin était alors jeune et inconnu; Karl Marx n'avait pas publié le Capital. "La pensée n'avait pas encore cédé le pas à l'expérience. La technique n'était guère autre chose qu'une curiosité. La question sociale ne se posait pas sous sa forme moderne." Le père du philosophe, Michael Kierkegaard, semble sorti d'un conte d'Andersen. Enfant, il avait gardé les moutons dans une lande du Jutland où il souffrait à la fois de la solitude, de la faim et du froid. A douze ans, désespéré, il était monté sur un bloc de pierre et avait solennellement maudit le Dieu qui laisse ainsi pâtir un innocent sans le secourir. Quelques jours plus tard un oncle maternel, commerçant dans la capitale, l'avait demandé comme apprenti et Michael avait été envoyé à Copenhague. Croyant, scrupuleux, il vit dans cette coïncidence d'un blasphème et d'un bienfait une énigme terrible, indéchiffrable. Que signifiait la réponse divine à sa malédiction? Le Seigneur reconnaissait-il son injustice? C'était peu vraisemblable. Sans doute se réservait-Il de châtier à son heure. Michael vécut donc en état d'angoisse. Non qu'il ne réussît brillamment. Il devint un négociant très prospère, amassa rapidement une fortune et se retira des affaires dès quarante ans, pour se donner à la méditation sur la philosophie et la religion. En quittant le commerce, il plaça son avoir en obligations royales. Quelques années plus tard, l'État danois fit banqueroute. Presque toutes les fortunes sombrèrent. Michael Kierkegaard attendit donc la ruine, espérant qu'elle serait le châtiment choisi par Dieu. Elle ne vint pas. Au dernier moment, le gouvernement décida que les obligations royales échapperaient seules à la dévaluation. Michael se retrouva plus riche que jamais. Dieu l'accablait de ses bontés. Cette tragédie d'un Job à rebours n'est pas sans grandeur. Claudel en eût fait un beau drame. Michael pensa que, comme à Abraham, Dieu lui demanderait un jour le sacrifice de ses enfants. Il s'était en effet marié deux fois, la seconde après veuvage, avec une jeune fille, sa servante, qui lui donna trois filles et quatre fils. Le dernier de ceux-ci, Sören Kierkegaard, naquit le 5 mai 1813, le père de famille ayant alors cinquante-six ans. C'était un petit garçon fluet, mais sain, très intelligent, qui fut élevé en cadet, avec prédilection et eut, dès l'enfance, deux obsessions peu enfantines : la première, qu'il était destiné à être sacrifié, mais que sa croix personnelle servirait une grande idée; la seconde, qu'il n'aurait jamais à travailler, étant riche par son père, et d'ailleurs destiné à mourir jeune. A l'école, il accomplit pourtant sa tâche avec conscience, ayant au plus haut point le sentiment du devoir et se sentant, par son esprit, supérieur à tous. A la maison, il recevait de son père une education bizarre et forte. Le vieux marchand lisait les philosophes allemands, les théologiens et avait, devant Sören, des discussions sur lu religion avec son pasteur, Jakob Peter Mynster, le futur évêque et primat de l'Église d'État danoise. Ainsi l'enfant s'initiait aux jeux de la dialectique et aussi à l'art du récit, car son père faisait avec lui des "promenades en chambre". Le petit devait choisir un itinéraire à travers Copenhague et l'on partait, en décrivant avec minutie tout ce que l'on aurait vu si l'on s'était réellement promené. "Il lui semblait qu'un monde sortait du néant et que son père était Dieu." Par ce jeu, il acquit une imagination créatrice, un vaste vocabulaire et le goût de la musique du langage parlé. Une excellente formation d'écrivain. Quant à l'éducation religieuse donnée par le vieillard, elle avait fait de l'enfant un chrétien, mais qui ne comprenait pas pourquoi Dieu avait permis que Christ fût crucifié. Comme naguère son père, il se révoltait contre le scandale de la création. D'où une résolution passionnée de s'exposer volontairement à la souffrance et de lutter contre un monde qui crucifie l'amour. Dès treize ou quatorze ans, il se sait marqué pour la passion. Ses conversations avec son père sont d'un apparent enjouement, mais parfois le vieux Michael s'arrête, le regarde longuement et dit : "Pauvre enfant, tu vas dans un tranquille désespoir..." Michael avait perdu un fils en 1819, une fille en 1822, plus tard un fils encore et deux filles mariées. Était-ce enfin le châtiment de son blasphème? Il se mit en tête qu'aucun de ses enfants ne vivrait au-delà de trente-trois ans, l'âge auquel Jésus avait été supplicié. Sören, agneau voué au sacrifice, le croyait aussi. Il devinait confusément, par les demi-confidences du père, qu'une obscure malédiction pesait sur sa famille. Ce n'était pas seulement le cri sacrilège dans la lande; il semble aussi qu'il y ait eu, avant le second mariage de Michael, une pénible histoire de viol d'une servante (la future mère de Sören) et que leur fils ait entrevu la vérité. Bref, Sören avait bien des traits communs avec Hamlet, autre prince de Danemark. Il fut étudiant, favorisé sous le rapport de l'esprit et de la vie matérielle, suivant des cours de théologie sans réel désir de rejoindre son frère Peter dans la carrière pastorale, sûr de lui, certain de pouvoir tout faire avec succès, sauf vaincre sa mélancolie. Il se croyait destiné à découvrir, au prix de grandes souffrances, des vérités qui seraient utiles à tous. Ni les philosophes ni les théologiens ne le satisfaisaient. Il formait lentement l'idée qui allait être la poutre maîtresse de sa pensée : la connaissance doit être subjective. Elle est intérieure ou elle n'est rien. Cependant, il sentait grandir en lui "la vertu corrosive du péché héréditaire. Elle peut grandir jusqu'à produire le désespoir... C'est pourquoi Hamlet est si tragique... La conséquence du péché héréditaire est l'angoisse". Après un aveu, terrible bien que voilé, du père, aveu qui fut pour le fils "un tremblement de terre", Sören comprit plus clairement ce qu'était leur drame familial. Son père était un coupable, un malheureux dont le châtiment serait de survivre à tous les siens, "malgré tout le meilleur des pères". Quant au fils, il devenait un personnage double, extérieurement gai, brillant, paradoxal, menant une vie assez débauchée avec une clique de jeunes hommes qu'il appelait tantôt la Sainte-Alliance, et tantôt le Pentagone; intérieurement désolé, mais rêvant de s'exprimer un jour à travers des personnages : Faust, Don Juan ou le Juif errant. Les témoins le décrivent comme un homme aux traits anguleux, au regard profond, portant lunettes, à la voix grinçante et coléreuse. On le redoutait beaucoup à cause de son esprit satirique, qui n'épargnait personne. Il avait l'air de jouer un rôle et il en jouait un. Puis, neuf mois après le "tremblement de terre", se produisit en lui ce qu'il appela le "réveil". Il avait appris à se connaître par le péché; il allait passer par une autre école, celle de l'amour. Hamlet devait avoir son Ophélie. En 1837, chez des amis, il trouva un petit cercle de jeunes filles et parmi elles Régine Olsen, fille d'un conseiller d'État, quatorze ans et trois mois, la beauté méme. Ce jour-là, il fut étincelant : "Tantôt je portais la conversation aux confins de la mélancolie, tantôt je déchaînais la gaieté, tantôt j'entraînais ces jeunes filles à un jeu dialectique." Que ce fût l'amour, il n'en douta point et cette découverte l'accabla. Car s'il devait "réaliser le général", c'est-à-dire se fiancer et se marier, il lui fallait renoncer à sa mélancolie et se rendre aux Philistins. D'allleurs comment se marier honnêtement, alors que son père lui avait fait connaître, avec la malédiction héréditaire, sa conviction qu'il survivrait à ses sept enfants et qu'aucun de ceux-ci ne dépasserait l'âge de trente-trois ans. S'il en était ainsi, le pasteur Peter Kierkegaard devait mourir l'année suivante et Sören en 1847. "Dieu aveugle de l'amour, l'ordre est-il d'aller en avant?" Ici coup de théâtre : le père mourut, à quatre-vingt-deux ans, ce que Kierkegaard interpréta ainsi : le vieux était mort pour racheter ses fils, se chargeant d'acquitter seul, au tribunal de l'éternité, la dette redoutable. Sören n'en resta pas moins convaincu, on ne sait pourquoi, qu'il mourrait en 1847. L'héritage le faisait riche, très riche pour son milieu et son temps. Il n”avait pas besoin de prendre un métier; il savait qu'une tâche plus haute l'attendait, mais il ne se hâtait pas de l'assumer : "Je vis en spectateur oisif, car mon temps n'est pas encore venu." Cependant, il pensait beaucoup à Régine Olsen, non sans se rendre compte qu'en son esprit la gracieuse Régine et l'invincible mélancolie ne faisaient pas bon ménage. Il décida de trancher la question en demandant Ophélie en mariage, mais il savait qu'il en résulterait un malheur. Dès que le conseiller Olsen eut dit : "Oui", Kierkegaard se sentit suspendu au-dessus de soixante-dix mille brasses de profondeur, ayant entraîné en haute mer un être inconscient du danger. Ainsi commença cette étrange histoire de fiançailles qui devait faire de lui l'homme le plus honni de Copenhague. Pourtant Régine l'aimait et même il avait, par son esprit brillant, captivé la famille Olsen. Pourquoi eut-il tout de suite le sentiment qu'il fallait rompre? A cause de son passé de débauches? Comme plus tard Tolstoï à Sonia Behrs, il avoua ce passé à sa fiancée. Elle pleura beaucoup et pardonna. Quoi encore? La malédiction héréditaire? La crainte de ne pas remplir, s'il se mariait, la haute mission à laquelle Dieu le destinait? Son inguérissable mélancolie? Régine la connaissait. "Tu ne seras jamais joyeux, disait-elle, mais ça ne fait rien." La nécessité, s'il avait un foyer, de travailler, de devenir pasteur? C'était cela aussi. Une voix intérieure lui disait : "Tu dois la laisser; l'ordre est d'aller plus loin."
Il fallait rompre, oui, mais sous quel prétexte? La pauvre petite ne voulait pas comprendre et elle méritait tant d'être aimée. Il entreprit alors de la pousser, elle, à la rupture, en lui montrant qu'il était indigne d'elle, en l'amenant à le mépriser. Il écrivit des Conseils à un jeune homme qui veut échapper au mariage : "Ne la taquinez pas, vous l'exciteriez. Non, soyez inconstant, grognon... Substituez sans cesse, au charme de la passion, la fadeur d'un semblant d'amour qui ne soit ni l'indifférence ni le désir; soyez, dans tout votre maintien aussi déplaisant que l'aspect d'un homme bavant comme un enfant." Pendant deux mois, qu'il appela la "Terreur", il s'imposa cette sinistre comédie. Un jour, désespérée, Régine lui demanda s'il ne voudrait donc jamais l'épouser? Sarcastique, il répondit : "Si, dans dix ans, quand le feu de la jeunesse sera passé; alors il me faudra une demoiselle au sang jeune, pour me rajeunir." Hamlet eût-il dit mieux? Enfin ce fut la rupture, qui fit scandale. Toute la ville tint Kierkegaard pour un vil coquin. Le conseiller Olsen craignit que sa fille ne mourût de cette aventure si injuste. Elle-même dit à son ex-fiancé : "Tu as mené avec moi un jeu cruel." Que pouvait-il répondre? Et d'ailleurs souhaitait-il répondre? "Celui qui a voulu supporter un pareil martyre pour servir l'idée de la vérité ne doit jamais donner aux gens, même secrètement, une lumière." Hamlet ne peut s'ouvrir à Ophélie; il lui faudrait révéler la tragédie de sa famille; la tâche de vengeance qu'il s'est assignée lui interdit le mariage. Kierkegaard n'a aucun crime à venger ou, plus exactement, il s'agit d'un crime collectif, celui du monde contre le Christ. Sa tâche est d'ouvrir les yeux au monde. Elle exige qu'il soit libre de toute attache. Et maintenant que la tristesse a fait de lui un écrivain, il va, en quelques années d'étonnante fécondité, produire une grande œuvre. Les thèmes lui en seront fournis par son drame personnel, mais sa philosophie va bien au-delà de ces thèmes. D'autres événements eussent aussi bien servi son génie, plus exactement, son génie avait suscité les événements.
En 1843, il fit éditer "Enten-Eller" qu'on a appelé, en français, tantôt "l'Alternative", tantôt "Ou bien ou bien", et qui it sensation tant par la qualité du style que par l'étrangeté de la composition. L'ouvrage est censé être publié par Victor Eremita qui a trouvé, dans un tiroir secret, ce manuscrit. Victor Eremita, en le lisant, voit qu'il a été écrit par deux personnages : A et B. Dans le texte de A est intercalé un morceau dont A déclare s'être emparé lors d'une visite à un ami nommé Johannes; cet écrit est le fameux "Journal d'un séducteur".
Pourquoi cette cascade de pseudonymes? Pourquoi ce triple et quadruple alibi? Parce que cette fiction permet de pousser les idées que l'on confronte jusqu'à leurs extrêmes conséquences. Kierkegaard a voulu donner au lecteur une idée totale de deux attitudes, l'une éthique, l'autre esthétique, et lui dire : « Il faut choisir... Ou bien... ou bien... On ne peut pas tricher et être un peu un séducteur en restant un homme moral." S'il avait parlé en son propre nom, il se serait heurté à l'objection : "Qui es-tu, toi qui prétends nous instruire?" Or, Kierkegaard ne prétend pas être plus moral, ni plus chrétien que les autres, mais simplement qu'il connaît les exigences du christianisme, et qu'elles sont implacables. Bientôt tout le monde sut que le livre était de lui, de ce garçon riche, désœuvré, qu'on voyait dans les rues et au théâtre, brillant dialecticien mais homme corrompu, dont la rupture avec Régine Olsen avait fait scandale. Le public fut déconcerté. Les chefs-d'œuvre se succédaient rapidement : "Crainte et Tremblement", "la Répétition". Toute célébrité déclenche des haines. Une petite feuille de satire politique : le Corsaire, se mit à ridiculiser Kierkegaard. Des caricatures montrèrent son dos voûté, ses jambes grêles, ses pantalons dont une jambe était plus longue que l'autre. Les gamins, en passant près de lui, criaient : "Enten-Eller!". Les bonnes envoyaient les enfants regarder ses pantalons. Il en souffrait et jouissait de sa souffrance. Certes sa "passion" était bien médiocre, mais enfin il était persécuté, ce qui était à ses yeux le signe de l'élu. "Il faut être une caricature ridicule et bafouée." Il pensait à soulever la foule contre lui-même, à provoquer le martyre. Mais il ne se reconnut pas le droit d'inciter d'autres hommes à l'assassinat. Cependant, sa vie temporelle se vidait... (André Maurois, De la Bruyère à Proust, Fayard, 1964).
L’âge d’or de la peinture danoise (1800-1850) - C'est singulièrement alors que le Danemark traverse une des périodes les plus difficiles de son histoire, que Copenhague, le centre unique de la vie intellectuelle du pays a connu d'énormes incendies en 1794 et 1795, des destructions en 1801 et 1807 infligées par la flotte britannique, l'armée napoléonienne menaçant d'intervenir, qu'ensuite le Danemark au bord de la faille voit la Norvège quitter le royaume en 1814, suivi du Schleswig et du Holstein en 1864, et pourtant les 100 000 habitants de Copenhague reconstruisent leur ville, le romantisme allemand, qui porte l'idée d'un nationalisme, s'empare des milieux culturels, et des peintres vont ainsi répondre à cette nouvelle classe moyenne qui demande qu'on lui tende un miroir lui permettant de se représenter ce qu'il semble advenir de leurs nouvelles conditions d'existence. Le mouvement a été initialisé par Christoffer Wilhelm Eckersberg (1783-1853), formé à Paris par David et au Néo-Classicisme français (1810-1813), puis inspiré comme nombre de ses compatriotes par les couleurs et les tonalités de la capitale italienne (Rome, 1815) où l'on s'adonne à la peinture extérieure. Puis, rentré à Copenhague, à l'ombre de ses oeuvres historiques, Eckerrsberg fait alors surgir sous ses pinceaux des personnages de cette nouvelle bourgeoisie qui apprend à vivre, habillés d'un bonheur des plus sobres, des plus simples, "Madame Lovenskjold et sa fille" (1817, Copenhague, Statens Museum for Kunst), "La Famille Nathanson" (1818), "Émilie Henriette Massmann" (1820), "Les Sœurs Nathanson" (1820), et installe l'âge d'or de la peinture danoise avec ses élèves tels que Wilhelm Ferdinand Bendz (1804-1832), connu pour ses portraits et ses scènes d'intérieur (Interiør fra Amaliegade, 1829, The Waagepetersen Family, 1830), Christen Købke (10810-1848), peintre reconnu des paysages naturels ou architecturaux (Frederiksborg Slot ved Aftenbelysning, 1835), Albert Küchler (1803-1886), Constantin Hansen (1804-1880), Wilhelm Marstrand (1810-1873), Peter Christian Skovgaard (1817-1875), Lars Hansen (1813-1872)...
Christoffer Wilhelm Eckersberg, Self Portrait aged 28 - Mendel Levin Nathanson's Elder Daughters, Bella and Hanna - Suzanne Juel - Portrait of a Lady, Gotenborgs Konstmuseum - Long Bridge, Copenhagen in the Moonlight, 1836 - View Through a Door of Running Figures, 1845 - Street Scene in Windy and Rainy Weather, 1846, Statens Museum for Kunst, København - The Storm, Blæsevejr, 1845...
"L'oeuvre de Kierkegaard peut être considérée, dans son ensemble, comme une chronique de la vie à Copenhague entre 1830 et 1855. Ce penseur, qui fut à tel point replié sur soi, ne cesse de relater de petits faits, des incidents et événements, au fil des jours, de dessiner d'un trait rapide des images où se perpétue le style de vie de cette ville dont il semble avoir aimé chaque coin de rue et chaque promenade. Cet aspect du génie kierkegaardien peut paraître secondaire; il donne pourtant à penser. Kant, le maître de Koenigsberg, n'a pas conservé dans son oeuvre la chronique de Koenigsberg à la fin du XVIIIe siècle; Spinoza vit en Hollande, mais son système, valable en droit partout, more geometrico, exclut une géographie cordiale et humaine; toute évocation d'un paysage prochain serait contraire à l'éminente dignité de la raison universelle. Kierkegaard, non pas philosophe, mais penseur existentiel, n'est pas cet homme de nulle part; il est de son temps et de son pays. Sa méditation adhère à l'événement, au quotidien: la vie bourgeoise et la vie populaire y trouvent leur place, les derniers concerts, les galas au théâtre, la prédication du dernier dimanche, les échos du journal, les difficultés du fonctionnaire et l'activité des artisans. Sartre, Merleau-Ponty et leurs émules contemporains ont pu encore faire scandale parce qu'ils hantaient Saint-Germain-des-Prés, fréquentaient cafés et cinémas et, au besoin, écrivaient dans les journaux. Kierkegaard les a précédés dans cette voie; il a voulu être le témoin de l'éternité dans le temps, conscient de ce fait qu'une vérité en laquelle ne se joindraient pas, pour se réconcilier, le temps et l'éternité perdrait à la fois l'éternité et le temps, et ne pourrait prétendre être une vérité digne de ce nom. Le Danemark se situe à distance respectueuse des épicentres de tous les séismes qui ébranlent le monde; il n'en constitue pas moins un bon observatoire, en sorte que le témoin perspicace, à la fois bonhomme et impitoyable, des réalités danoises a pu porter sur le monde un jugement qui, cent ans après sa mort, n'a rien perdu de sa lucidité prophétique..." (Georges Gusdorf, Kierkegaard,1963)
Søren Kierkegaard (1756-1855)
Nous savons que, sur le chemin de notre vie, nous pouvons choisir entre "faire" et "ne rien faire", c'est bien nous qui déterminons par nos actions nos choix d'existence. Prendre une décision, c'est éprouver notre liberté absolue de choisir notre chemin, l'Angoisse est le vertige de cette liberté absolue de choix. Kierkegaard reste ainsi dans l'histoire de la philosophie comme l'un des fondateurs de la pensée dite "existentialiste" (Karl Jaspers, Martin Heidegger, Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre...), qu'elle soit chrétienne, athée ou marxisante. Pourtant, Søren Kierkegaard est un homme singulier, solitaire, tournant et retournant tant sa pensée que sa vie elle-même autour d'une culpabilité religieuse héritée de son père : privé de toute confiance en soi et dans le monde, il ne vint à la vie que pour livrer un combat perdu d'avance, et son "existentialisme" n'est que celui d'un être humain qui tente "d'espérer contre toute espérance"...
Ensuite, Kirkegaard propose, pour développer sa pensée, une nouvelle attitude vis-à-vis de la philosophie et de son expression, décrite par une expression bien connue, la "communication de l'existence". Le philosophe aborde sa conception philosophique dans une dramaturgie plus littéraire que théorique, dans laquelle il s'est auparavant lui-même impliqué, qu'il a éprouvé, et en vient à proposer des attitudes d'existence vécue ou à vivre : au lecteur d'adopter l'une d'entre elles comme base pour sa décision de vie. Nous savons que Kierkegaard s'oppose avec force à Hegel qui fait, lui semble-t-il, de l'individu un simple spectateur d'une réalité au cours de laquelle la raison se révèle dans l'histoire. Hegel pensait lui-aussi que toute décision morale relevait d'un choix entre satisfaction personnelle et éthique; mais pour celui-ci, nos choix sont largement déterminés par notre environnement social et historique. Kierkegaard pense au contraire que notre liberté de choix est totale, d'où ce sentiment d'angoisse absolu qui nous saisit lors de tous nos choix moraux et qui, loin de nous pétrifier dans une absence de prise de décision, nous conduit au processus créatif de la réflexion. Être humain, c'est se déterminer soi-même....
(Regine Olsen, malet af Emilius Ditlev Bærentzen, 1840)
Plus jeune fils d'une famille de commerçant aisé, mais rigoureusement protestante, marqué à vie par les morts successives, entre 1819 et 1834, de sa mère, de ses trois soeurs aînées et de deux de ses frères, et par la très sombre piété de son père, Michael Pedersen Kierkegaard, duquel il hérita un immense sentiment de culpabilité, - culpabilité d'un père qui ne peut se pardonner une double faute, un jour où, enfant, il gardait des moutons dans la lande lugubre du Jutland, transi de faim et de froid, Michael avait osé maudire Dieu, et, plus tard, beaucoup plus âgé, il cède au désir charnel et épouse sa servante -, Søren Kierkegaard se jeta dès son entrée à l'université, en 1830, dans une existence apparemment la plus dissolue possible. La mort de son père en 1838 le décida à répondre aux attentes paternelles, passe son examen de théologie, se promet à Regina Olsen, jeune fille de la bonne bourgeoisie de Copenhague de dix ans sa cadette (1822-1904). Mais en 1841, cette promesse de bonheur tourne court, Kierkegaard rompt avec Regina et la bonne société, entre en résonance avec un christianisme dont il entend être le prédicateur, un prédicateur qui tente d'interpréter ses problèmes d'existence en termes philosophiques, pour les traduire sous forme littéraire. A Berlin, il suit les leçons de Schelling et écrit sans interruption. Le souvenir de Regina ne cessera de le tourmenter ("la femme est plus sensuelle que l'homme"), ses deux oeuvres, "Ou bien.., ou bien...", qui lui ouvrit d'emblée la notoriété, et le "Journal d'un Séducteur" en portent témoignage. Cette jeune fille de dix-huit lui semblera d'autant plus un amour inaccessible qu'il lui semblera impossible de lui révéler tant ses errements passés que les fautes commises par son père..
De 1843 à 1850, Kierkegaard rédige nombre de livres et traités de caractère littéraire et philosophique, - ses oeuvres les plus connues -, mais toutes publiées sous des noms d'emprunt très rapidement percées à jour. A ces oeuvres, s'éjoutent tout au long de sa vie des "discours édifiants", des traités et méditations chrétiennes, celles-ci signées de son nom. Enfin, à partir de 1850, c'est le pamphlétaire qui s'exprime, dénonçant le message par trop lénifiant que l'église danoise transmet à ses fidèles. Kierkegaard avait en effet achevé ses études de théologie en juillet 1840, s'il lui arrive de prêcher dans une église, il ne sent pas la force physique suffisante pour se faire entendre. Se considérant pourtant comme ayant charge d'âmes, il s'adressera donc par écrit à cet auditoire élargi que constitue le peuple chrétien du Danemark. On considère que le plus important de ses livres édifiants a été publié en 1847 sous le titre " Les Oeuvres de l'Amour, quelques méditations chrétiennes sous forme de discours" (Kjerlighedens Gjerninger) et il y entend restaurer le sens oublié de l'amour chrétien. "N'est-il pas étrange que, dans tout le Nouveau Testament, on ne trouve pas un mot de l'amour, au sens où le chante le poète et où le paganisme l'a divinisé; n'est-il pas étrange que, dans tout le Nouveau Testament, on ne trouve pas un mot de l'amitié au sens où la célèbre le poète et où le paganisme l'a vénérée (...) Mais un chrétien désireux d'aimer son prochain ne cherchera vraiment pas en vain; les paroles se succéderont avec toujours plus de force et d'autorité, propres à enflammer en lui cet amour et à l'y garder.."
"Le Concept d’Ironie constamment rapporté à Socrate" (1841, Om Begrebet Ironi med stadigt Hensyn til Socrates, On the Concept of Irony with Continual Reference to Socrates)
Dans sa thèse de doctorat, Le Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate, Kierkegaard oppose l'ironie socratique à l'ironie moderne des romantiques. A la suite de Hegel, il conçoit l'ironie socratique comme la faculté de négation universelle et illimitée : Socrate feignait de ne rien savoir, critiquait tous ceux qui prétendaient détenir un savoir, les fameux Sophistes, et conduisait son interlocuteur à nier sa propre position au cours d'un dialogue de type dialectique. Kierkegaard entend s'inspirer de l'ironie socratique pour promouvoir l'idée d'une négation absolue face au système hégélien qui prétendait résorber la négation dans le troisième moment, spéculatif et positif. L'ironie défait les systèmes métaphysiques et scientifiques qui prétendent absorber la contingence de la vie particulière de l'individu, élimine toutes ces raisons et justifications qui enfoncent l'homme dans l'hypocrisie, pour le mettre face à son existence et à ses choix. Plus que toute doctrine philosophique qui en appellerait à quelques raisons arbitraires, Kierkegaard met en parallèle la foi et le doute, deux attitudes qui se répondent et qui engagent profondément l'homme dans l'existence, et qui le conduisent à sa fameuse thématique de la décision existentielle : "l'instant de la décision est une folie", on ne peut jamais prévoir les ultimes conséquences de notre saut dans l'existence.
"Ou bien, ou bien" (1843, Enten-eller, Either/Or)
Une œuvre, publiée sous le pseudonyme de Victor Eremita, qui n'a son équivalent dans aucune langue, un recueil d'esquisses, d'essais et de traités, qui va définir le schéma des stades de l'existence humaine, selon la perspective kierkegaardienne, et dans lequel le philosophe danois présente l'alternative entre le style de vie esthétique et la vie éthique : il appartient à tout un chacun de décider quelle vie il veut mener, "ou bien" celle de l'esthète "ou bien" celle de l'éthicien. L'ouvrage se compose de deux parties, la première présente, par le moyen de plusieurs écrits, dont notamment les "Diapsalmata" et le "Journal du séducteur", la vie esthétique; la deuxième partie présente la vie éthique. L'esthète, représenté par les figures du séducteur, du Don Juan, est celui qui vit sa vie dans l'immédiateté : il est ce qu'il est immédiatement ; sa vie est régie par le désir. Ainsi, on peut penser que tout homme, en tout cas au début de sa vie, s'est trouvé dans un stade esthétique. L'éthicien par contre a fait un choix : prenant conscience de sa validité en tant qu'individu et comprenant sa responsabilité envers lui-même, il a décidé de vouloir réaliser le général ou plutôt de se réaliser comme individu dans le général. Il n'a pas besoin, comme l'esthète, d'être quelqu'un d'extraordinaire ou d'être totalement indépendant. Les vertus pratiques qu'il loue sont le travail, le mariage, l'amitié. Bien qu'à la lecture le stade éthique apparaisse préférable au stade esthétique par son refus de faire de l'homme l'esclave de ses désirs, la vie de l'éthicien, par contraste avec celle de l'esthète, peut paraître ennuyeuse ou répétitive et par là, perd un peu de son attrait. Il ne faut pas oublier qu'il existe au fond pour Søren Kierkegaard un troisième « ou bien », à savoir la vie religieuse. Dans cet ouvrage, en ne présentant pas les deux stades de vie comme le véritable but à réaliser, on peut y voir une référence indirecte à ce troisième stade (qui serait l'alternative aux précédents), mais Kierkegaard, comme si souvent, laisse la décision au lecteur... (Editions Gallimard, Trad. du danois par M.-H. Guignot et F. et O. Prior) - "Either - Or. A Fragment of Life" (Translated by David F. Swenson and Lillian Marvin Swenson. Volume I. Princeton). Le livre s'achève sur quelques pages d'un bien connu Ultimatum qui dément toute espérance d'une justification de l'homme par l'homme: "À l'égard de Dieu, nous avons toujours tort.."
"Le Journal du séducteur" (1843, Forförerens Dagbog)
Ce Journal a été inspiré à l'auteur par l'amour qu'il portait à Regina Olsen, un journal qui présente une ambiguïté fondamentale. En effet, l'auteur s'est proposé deux buts à la fois : d'une part, refléter l`attitude réelle qu'il observa vis-à-vis de Regina Olsen ; d'autre part, exprimer une certaine conception de l'amour et de la vie en général qu'il n'a jamais mise en pratique. Cette dualité de l`œuvre vient du caractère équivoque de l`attitude de Kíerkegaard dans ses relations avec Regina. La jeune fille était incapable de vivre religieusement avec lui (telle fut la raison de la rupture de leurs fiançailles), mais Kierkegaard ne l'avoua jamais. Il préféra se donner l'air d'un "séducteur" ou d'un esthète, feignant d'éprouver la lassitude de l'homme qui a retiré d'une personne l'unique instant de beauté qu'il en pouvait espérer. L'esthétisme érotique du "Journal" manque de conviction, bien qu'il soit exposé avec un grand luxe d'images et de variations : il reste en réalité l'un des modes d'existence possibles envisagés par l'imagination de l'auteur. Nous trouvons confirmation de ce fait dans le caractère raffiné et parfois assez faible des expériences du séducteur : il se contente facilement d'un simple salut ou d`un simple regard. Un pareil esthétisme annonce déjà un esprit inquiet qui cherche à se dégager. De là résulte une tension qui imprègne tout le "Journal" et met constamment aux prises les éléments d`un conflit esthétique et religieux.
Si l'on compare le "Journal" aux œuvres d'autres esthètes européens tels que Wilde, D'Annunzio et Barrès, on se rend compte qu'il est pur de ce sensualisme propre aux esthètes. Il représente donc la sublimation la plus parfaite de la conception esthétique de l'existence, non seulement avec ses jouissances, mais avec les subtiles et précieuses souffrances qui s'y joignent. On peut le considérer comme un document important de psychologie moderne qui montre jusqu'où l'homme a poussé les possibilités de goûter la joie et la douleur, avec l'inévitabIe prédominance de la douleur.
Mais cette prédomínance de la douleur contient en elle comme la promesse de la victoire de la religion sur l'esthétisme. Tel est le sens véritable de l'œuvre, qui se dissocíe de son caractère autobiographique. En effet, dans les rapports réels de Kierkegaard et de Regina Olsen, le souci de tout ramener à un point de vue esthétique ne fut pas une singularité ou un caprice, mais un moyen de purifier leurs relations de toute mondanité. C'est dans ce sens que l`on peut considérer que l'ambiguïté de l'auteur a été dominée ... (Editions Gallimard, Trad. du danois par M.-H. Guignot et F. et O. Prior)
"Crainte et tremblement" (1843, Frygt og Bæven, Fear and Trembling)
Pour prouver sa foi, Abraham prend la résolution d'obéir au commandement de Dieu qui lui demande de sacrifier son fils, Isaac, en dépit de son désarroi. Cette "suspension de l'éthique" permet à ce dernier de faire preuve d'un authentique engagement envers Dieu. Afin d'éviter le désespoir ultime, l'individu doit accomplir un "saut de la foi" similaire dans la vie religieuse, qui est par essence paradoxale, mystérieuse et pleine de risques. On y est appelé par le sentiment d'angoisse, lequel est en dernière analyse, la peur du néant.
Cet essai publié le 16 octobre 1843 sous le pseudonyme de Johannes de Silentio (Jean le Silencieux), fait référence, par son titre, à l'épître aux Philippiens : Ainsi, mes bien-aimés, comme vous avez toujours obéi, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, non seulement comme en ma présence, mais bien plus encore maintenant que je suis absent Abraham, lorsqu'il part en montagnes pour sacrifier son fils Isaac, est-il un simple meurtrier ou non? Le philosophe allemand Hegel disait à son sujet qu'il était le père de la foi, mais son acte entre-t-il en contradiction avec les conceptions éthiques et morales de ce dernier? Telle est la question de cet ouvrage qui a pour thématique de montrer la discontinuité qui peut exister entre l'éthique et la foi. "Si l'homme n'avait point de conscience éternelle, si au fond de toutes choses il n'y avait qu'une puissance sauvage et bouillonnante qui tout produit, le grand et le futile, dans le tourbillon de passions obscures ; si sous toutes choses se cachait un vide sans fond que rien ne peut combler ; que serait alors la vie sinon la désespérance ?" (Søren Kierkegaard) Kierkegaard considérait "Crainte et Tremblement" comme le livre devant lui assurer l'immortalité. Avec un lyrisme inégalé, Kierkegaard examine le rapport personnel de l'homme à Dieu, et aborde la question de la suspension de l'éthique, le problème du devoir individuel envers Dieu et, par une analyse du silence d'Abraham envers Isaac, la possibilité d'une communication authentique entre les hommes. (Editions Payot, Traduit du danois par Charles Le Blanc) - "Fear and Trembling" (Translated and edited by C. Stephen Evans, and Sylvia Walsh. Cambridge, UK: Cambridge University Press).
"La liturgie sacrificielle qui unit Abraham et Isaac pour le service de Dieu fournit la clef des rapports secrets qui unissent Kierkegaard à son père et à Régine, écrira Georges Gusdorf dans son "Kierkegaard". Les confuses relations humaines ne prennent leur sens véritable que devant Dieu; et, devant Dieu, elles se trouvent mises en question, parce que l'homme n'est plus le maître des significations. Tel est précisément le sens de la foi; et tout le livre apparaît en définitive comme un commentaire de la formule de l’Epître aux Hébreux concernant Abraham: "Espérant contre toute espérance, il crut.". C'est cette situation qui définit le stade religieux, complétant ainsi l'anthropologie kierkegaardienne. La foi ne donne à l'homme aucune assurance; sans doute, elle porte en elle un recours en grâce, mais comme un défi aux évidences humaines, trop humaines, et dans la plus entière insécurité. Kierkegaard se reconnaît dans Abraham, le père des croyants, et il s'identifie aussi à Isaac le sacrifié. "De ma vie, observe-t-il un jour, je n'en suis jamais venu et je n'en viendrai jamais plus loin qu'au point de Crainte et Tremblement.."
"La Reprise" (1843, Gjentagelsen. Et Forsøg i den experimenterende Psychologi, Repetition)
"La Reprise - et non La Répétition, comme l'ont voulu, à tort, des traductions moins littérales - est l'un des textes les plus célèbres de Sören Kierkegaard. L'auteur, sous le pseudonyme de Constantin CONSTANTIUS, songe à une reprise de ses relations avec Régine Olsen, son ancienne fiancée ; non pas à la reproduction de leur échec, mais à leur renouvellement. La reprise est cette " catégorie paradoxale " qui unit dans l'existence concrète ce qui a été (le "même") à ce qui est nouveau (1' "autre"). Au théâtre, la reprise d'un rôle ne se réduit nullement à son apprentissage par répétitions : c'est une re-création, une création nouvelle. Dans le langage des affaires, qui dit reprise ne pense pas récidive, mais nouvel essor. Pour un jardinier, la reprise d'une plante transplantée signifie un nouveau départ dans la vie. La reprise kierkegaardienne reproduit ce commun modèle. Mais il s'agit ici du mouvement religieux par lequel l'individu " naît de nouveau " et devient une créature réconciliée, un Unique (den Enkelte) "devant Dieu". Pour l'entendre, il convient de " lire et relire " ce charmant " petit livre ", en prenant son temps, c'est-à-dire en respectant le tempo de l'intériorité." (Editions Flammarion) - "Repetition and Philosophical Crumbs" (Translated by M. G. Piety. Oxford: Oxford University Press). "Kierkegaard, écrit Gusdorf, aborde ici l'une de ses préoccupations majeures: l'intervalle qui sépare le temps perdu du temps retrouvé. Le problème est celui de la différence entre le souvenir mort et la fidélité vivante qui, à travers les vicissitudes du temps, réaffirme l'identité profonde de l'être humain. L'épisode autobiographique des fiançailles rompues est de nouveau mis en scène sous une affabulation romanesque, et la figure biblique du saint homme job, obstinément fidèle jusque dans son malheur, sert de référence religieuse..."
"Le Concept d’angoisse" (1844, Begrebet Angest, The Concept of Anxiety)
Ce "Simple éclaircissement psychologique préalable au problème du péché originel" a été publié sous le pseudonyme de Virgilius HAUFNIENSIS. (Editions Gallimard, Trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau) - "The Concept of Anxiety" - "Cette méditation sur le péché, écrira Gusdorf, introduit dans la pensée contemporaine un thème appelé à une exceptionnelle fortune. L'accent mis sur l'angoisse révèle un déplacement du centre de gravité de l'expérience religieuse. La philosophie conceptuelle et la théologie systématique cèdent la place à un essai d'approfondissement de l'expérience vécue, selon la nouvelle exigence de la pensée existentielle. L'angoisse exprime au niveau de la conscience de soi le vertige de l'individu auquel s'offre une pluralité de possibilités contradictoires: le point origine de notre liberté définit en même temps l'origine du péché et de la culpabilité, et c'est en ce point de rupture que l'homme prend connaissance de lui-même en se prenant en charge. L'existence humaine est ainsi une existence par défaut; c'est pourquoi, devant Dieu, nous avons toujours tort.."
"L'apparition même de l'angoisse est le centre de tout le problème. L'homme est une synthèse d'âme et de corps. Mais cette synthèse est inimaginable, si les deux éléments ne s'unissent dans un tiers. Ce tiers est l'esprit. Dans l'innocence l'homme n'est pas seulement un simple animal, comme du reste, s'il l'était à n'importe quel moment de sa vie, il ne deviendrait jamais un homme. L'esprit est donc présent, mais à l'état d'immédiateté, de rêve. Mais dans la mesure de sa présence il est en quelque sorte un pouvoir ennemi; car il trouble toujours ce rapport entre l'âme et le corps qui subsiste certes sans pourtant subsister, puisqu'il ne prend subsistance que par l'esprit. D'autre part l'esprit est une puissance amie, désireuse justement de constituer le rapport. Quel est donc le rapport de l'homme à cette équivoque puissance ? quel, celui de l'esprit à lui-même et à sa condition? Ce rapport est l'angoisse. Etre quitte de lui-même, l'esprit ne le peut; mais se saisir, non plus, tant qu'il a son moi hors de lui-même; sombrer dans la vie vêgétative, l'homme ne le peut pas non plus, étant déterminé comme esprit; fuir l'angoisse, il ne le peut, car il l'aime; l'aimer vraiment, non plus, car il la fuit. A ce moment l'innocence culmine. Elle est ignorance; mais non animalité de brute; elle est une ignorance que détermine l'esprit, mais qui est justement de l'angoisse parce que son ignorance porte sur du néant. Il n'y a pas ici de savoir du bien et du mal, etc.; toute la réalité du savoir se projette dans l'angoisse comme l'immense néant de l'ignorance. A ce moment encore l'homme est dans l'innocence, mais il sufïit d'un mot, pour que l'ignorance déjà soit concentrée. Mot incompréhensible naturellement pour l'innocence, mais l'angoisse a comme reçu sa première proie, au lieu de néant elle a eu un mot énigmatique. Ainsi quand, dans la Genèse, Dieu dit à Adam : "Mais tu ne mangeras pas des fruits de l'arbre du bien et du mal", il est clair qu'au fond Adam ne comprenait pas ce mot; car comment comprendrait-il la différence du bien et du mal, puisque la distinction ne se fit qu'avec la jouissance?
Si l'on admet que la défense éveille le désir, on a alors, au lieu d'ignorance, un savoir, car il faut en ce cas qu'Adam ait eu une connaissance de la liberté, son désir étant de s'en servir. C'est là une explication après coup. La défense inquiète Adam, parce qu'elle éveille en lui la possibilité de la liberté. Ce qui s'offrait à l'innocence comme le néant de l'angoisse est maintenant entré en lui-même, et ici encore reste un néant : l'angoissante possibilité de pouvoir. Quant à ce qu'il peut, il n'en a nulle idée; autrement en effet ce serait - ce qui arrive d'ordinaire - présupposer la suite, c'est-à-dire la différence du bien et du mal. Il n'y a dans Adam que la possibilité de pouvoir, comme une forme supérieure d'ignorance, comme une expression supérieure d'angoisse, parce qu'ainsi à ce degré plus élevé elle est et n'est pas, il l'aime et il la fuit. Après les termes de la défense suivent ceux du jugement : "tu mourras certainement". Ce que veut dire mourir, Adam naturellement ne le comprend point, tandis que rien n'empêche, si l'on admet que ces paroles s'adressaient à lui, qu'il se soit fait une idée de leur horreur. Même l'animal peut à cet égard comprendre l'expression mimique et le mouvement d'une voix qui lui parle, sans comprendre le mot. Si de la défense on fait naître le désir, il faut aussi que les mots du châtiment fassent naître une idée de terreur. Mais voilà qui égare. L'épouvante ici ne peut devenir que de l'angoisse; car ce qui a été prononcé, Adam ne l'a pas compris, et ici encore nous n'avons donc que l'équivoque de l'angoisse. La possibilité infinie de pouvoir, qu'éveillait la défense a grandi du fait que cette possibilité en évoque une autre comme sa conséquence. Ainsi l'innocence est poussée aux abois. L'angoisse, où elle est, l'a mise en rapport avec la chose défendue et le châtiment. Elle n'est pas coupable et cependant il y a une angoisse comme si elle était perdue. Aller plus loin est impossible à la psychologie, mais voilà jusqu'où elle peut atteindre, et surtout voilà ce qu'en observant la vie humaine elle peut toujours et toujours démontrer.." (traduction Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Gallimard)
"A tout instant l'individu est lui-même et le genre humain", chacun de nous "est essentiellement intéressé à l'histoire de tous les autres, non moins essentiellement qu'à la sienne" : sentiment qui de nos jours nous semble totalement étranger, mais au temps de Kierkegaard, Adam est bien le premier homme, premier jalon plus que symbolique de l'histoire de l'humanité, introducteur ici-bas du péché originel, une histoire qui nous semble constitutive de notre nature humaine et que nous ne parvenons pas à penser. L'angoisse de Kierkegaard est celle de la liberté, de la possibilité de choisir entre le bien et le mal sachant que le péché originel met l'homme en situation de permanente culpabilité. L'angoisse est alors créatrice de valeurs, sorte de garde-fou de la liberté, mais aussi effrayant vertige qui mène au désespoir. Le concept d 'angoisse particulièrement lié à celui de faute, de péché, traverse l 'œuvre de Kierkegaard ...
"On trouve dans un conte de Grimm l'histoire d'un jeune homme qui s'en va courir les aventures pour faire l'apprentissage de l'angoisse. Laissons cet aventureux poursuivre son chemin sans nous soucier de savoir s'il a rencontré l'épouvante. Mais je dirai seulement que cet apprentissage même est une aventure qu'il nous faut tous subir, si nous ne voulons notre perdition, faute de n'avoir jamais connu l'angoisse ou en nous y engloutissant; c'est pourquoi l'apprentissage véritable de l'angoisse est le suprême savoir. Ange ou bête, l'homme ne pourrait éprouver l'angoisse. Mais étant une synthèse, il le peut, et plus profondément il l'éprouve, plus il a d'humaine grandeur, non pas au sens pourtant où les hommes en général l'entendent, comme une angoisse des choses extérieures, de ce qui est hors de nous, mais comme une angoisse produite par nous-mêmes. Ce n'est qu'en ce sens-là qu'il faut entendre ce qu'on rapporte du Christ qu'il ressentait l'angoisse jusqu'à la mort, et quand il dit à Judas : Ce que tu fais, dépêche-le! Pas même le mot terrible qui, comme thème de sermon, angoissait même Luther: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? pas même ce mot n'exprime la souffrance avec autant de force; car ce mot-ci désigne un état, où le Christ se trouvait, tandis que l'autre désigne le rapport à un état qui n'est pas encore.
L'angoisse est le possible de la liberté, seule cette angoisse-là forme par la foi l'homme absolument, en dévorant toutes les finitudes, en dénudant toutes leurs déceptions. Et quel Grand Inquisiteur dispose comme elle d'aussi atroces tortures? et quel espion qui sache avec autant de ruse attaquer le suspect dans l'instant même de sa pire faiblesse, ni rendre aussi alléchant le piège où il le prendra, comme l'angoisse en sait l'art? et quel juge sagace s'entend à questionner, oui à fouiller de questions l'accusé comme l'angoisse qui jamais ne le lâche, ni dans les plaisirs, ni dans le bruit, ni durant le travail, ni jour ni nuit?
L'homme formé par l'angoisse l'est par le possible, et seul celui que forme le possible l'est par son infinité. C'est pourquoi le possible est la plus lourde des catégories. Il est vrai qu'on entend souvent dire le contraire, que le possible est si facile, et si lourde la réalité. Mais ces discours, de qui les entend-on? De quelques pauvres diables n'ayant jamais su ce qu'est le possible et qui, comme la réalité leur montrait qu`ils ne valaient et ne vaudraient jamais rien, mensongèrement retapaient un possible, si beau, si délicieux à les en croire, quand pour base à ce possible il n'y avait tout au plus qu'un peu de folâtrerie de jeunesse dont on ferait mieux d'avoir honte. C'est pourquoi le possible dont on vante la facilité s'entend d'habitude comme un possible de bonheur, de chance, etc. Ce qui n'est pas du tout là le possible, mais une invention mensongère que farde l'humaine perversion pour avoir quand même lieu de se plaindre de la vie, de la Providence, et occasion de se gonfler d'importance. Non, dans la possibilité tout est également possible, et l'homme, vraiment élevé par elle, en a saisi l'horreur au moins aussi bien que les appels souriants. Quand on sort de son école, et qu'on sait, mieux qu'un enfant ses lettres, qu'on ne peut absolument rien exiger de la vie, et que l'épouvante, la perdition, la destruction logent porte à porte avec chacun de nous, et quand on a appris à fond que chacune des angoisses que nous redoutions a fondu sur nous l'instant d'après, force nous est alors de donner à la vie une autre explication; force nous est de louer la réalité, et quand bien même elle pèse lourd sur nous, force nous est de nous souvenir qu'elle est encore, et de bien loin, bien plus facile que n'était le possible. Telle est la seule façon dont le possible nous forme; car la finitude et les choses du fini, où tout individu a sa place assignée, mesquines et quotidiennes, ou faisant époque dans l'histoire, ne forment jamais qu'au fini; et toujours on peut les enjôler, marchander, s'en tirer à peu près, s'écarter un peu d'elles, toujours empêcher qu'elles vous apprennent rien d'absolu; et même si nous devons subir leurs leçons sans appel, ici encore il nous faut le possible en nous, et former de nos mains ce dont nous devons tirer leçon, même si l'instant d'après cette leçon nie être notre ouvrage et nous arrache absolument le pouvoir.
Mais on ne reçoit cette formation absolue et infinie du possible qu'à condition d'être probe envers lui et d'avoir la foi. Par la foi j'entends ici ce qu'à sa façon Hegel avec beaucoup de justesse nomme la certitude intérieure, qui anticipe l'infinité. Quand on administre honnêtement ses découvertes, le possible découvre toutes les finitudes mais les idéalise en figures de l'infinité, et il accable d'angoisse l'individu jusqu'à ce que ce dernier les vainque dans l'anticipation de la foi. Ce que je dis ici semblera à plus d`un peut-être un obscur et piètre discours, puisque plus d'un même se vante de n'avoir jamais connu l'angoisse. A quoi je répondrai qu'il ne faut certes pas en ressentir pour les hommes, pour les choses du fini, mais ce n'est qu'après avoir passé par l'angoisse du possible qu'on est formé à ne pas être sa proie; non qu'on évite les horreurs de la vie, mais parce que celles-ci seront toujours faibles à côté de celles du possible. Si au contraire mon interlocuteur prenait pour de la grandeur de n'avoir jamais connu l'angoisse, je l'initierais avec plaisir à mon explication que la faute vient de sa grande indigence spirituelle.
Quand on fraude le possible qui doit vous former, on n'arrive jamais à la foi, et l'on ne fait de sa foi qu'une sagesse de la finitude, de même qu'on n'était qu'à l'école du fini. Mais c'est de toutes les façons qu'on fraude le possible; car autrement tout homme, rien qu'en mettant le nez à la fenêtre, devrait en avoir assez vu pour que le possible pût commencer ses exercices. Un dessin de Chodowiecki représente la reddition de Calais vue par quatre tempéraments, et l'objet de l'artiste a été de faire se refléter les diverses impressions dans la physionomie des diverses figures. La vie la plus quotidienne ne manque pas non plus sans doute d'événements, mais il n'y a d'intéressant que le possible dans l'individualité probe envers elle-même. On raconte qu'un ermite indien, après n'avoir vécu deux ans que de rosée, vint un jour à la ville, il y goûta du vin et tomba dans la boisson. L'histoire peut se comprendre, comme toute autre du même genre, de beaucoup de façons, on peut la rendre comique, ou tragique; mais le caractère formé par le possible n'a besoin que d'une histoire unique. Du coup, identifié absolument avec ce malheureux, il ne connaît pas d'échappatoires du fini par où se sauver. Maintenant l'angoisse du possible a fait de lui sa proie, jusqu'à ce que, l'ayant sauvé, elle puisse le remettre à la foi; là et non ailleurs il trouvera la paix, tout autre repos n'étant que fadaises, même si aux yeux des hommes c'est sagesse. Voilà pourquoi le possible a un si absolu pouvoir de formation. Dans la réalité jamais personne n'est si malheureux qu'il n'ait gardé pour lui un petit reste de possible, et, comme dit la raison pratique très justement, quand on est malin on sait se débrouiller. Mais quand on a suivi toutes les classes de malheur du possible, on perd tout, vraiment tout, comme personne dans la réalité. Si l'on n'a pas alors fraudé le possible qui nous offrait ses leçons, ni enjôlé l'angoisse qui voulait nous sauver, tout alors nous est rendu comme à personne, même au décuple, dans la réalité; car le disciple du possible reçoit l'infini, tandis que l'âme de l'autre expire dans le fini. Dans la réalité nul ne tombe si bas qu'il ne puisse tomber plus bas encore, ni qu'on ne puisse en trouver un autre ou beaucoup d'autres pour tomber encore davantage. Mais celui qu'a englouti le possible, le vertige l'a pris, il a les yeux troublés jusqu'à ne plus voir le critère que Durand et Dupont tendent à celui qui se noie comme un brin de paille sauveur, il a l'oreille bouchée jusqu'à ne plus entendre le prix courant de l'homme sur les marchés de son temps, jusqu'à ne plus entendre qu'il valait tout autant que la plupart. Il a sombré à pic, mais c'est pour resurgir de l'abîme, plus léger que toutes les lourdeurs et horreurs de la vie. Seulement je ne nie pas pour l'élève du possible le risque, non pas comme pour ceux du fini, de tomber en mauvaise compagnie, de tourner mal diversement, mais de celui d'une autre chute, et qui est le suicide. Au début de son école s'il mécomprend l'angoisse, au point qu'au lieu de le conduire à la foi, elle l'en éloigne, alors il est perdu. Mais celui au contraire qui se laisse former, il reste avec l'angoisse sans s'en laisser duper par toutes ses tromperies, il se souvient minutieusement du passé; les attaques alors de l'angoisse, quoique terribles, finissent par être telles pourtant qu'il ne les fuit pas. L'angoisse devient pour lui une servante invisible qui, malgré elle, le mène où il veut. Quand donc elle s'annonce, quand astucieusement elle feint d'avoir maintenant inventé un moyen inédit d'épouvante, d'être maintenant plus terrible que jamais, il ne se retire plus, encore moins cherche-t-il à l'éloigner par du bruit et du désordre, mais lui souhaite la bienvenue, allègre il la salue comme Socrate allègre levait la coupe de ciguë, en s'enfermant avec elle lui dit comme un patient au chirurgien à l'instant d'une opération douloureuse : maintenant je suis prêt. Lors l'angoisse lui entre dans l'âme, y scrute partout, en chasse par ses tourments les finitudes et petitesses pour le mener où il veut.
Quand quelque événement extraordinaire survient dans la vie, quand un héros de l'histoire en rallie d'autres autour de lui et produit des prouesses héroïques, quand éclate une crise et que tout prend un sens, on voit alors les hommes souhaiter d'en être; car ce sont choses qui forment. Soit. Mais il est un mode autrement aisé de formation bien plus profonde. Prenez l'élève du possible, mettez-le au milieu des landes du Jutland où rien ne se passe, où le plus grand événement est l'envol d'un coq de bruyère; sa vie y sera plus pleine, plus exacte, plus profonde d'expérience que celle de l'homme applaudi sur la scène de l'histoire mais que n'a point formé le possible.
En nous formant donc pour la foi, l'angoisse détruira justement ce qu'elle produit elle-même. Elle découvre le destin, mais des que nous voulons alors nous en remettre à lui, elle fait volte-face et l'écarte; car le destin est comme l'angoisse, et l'angoisse comme le possible est une formule magique. Quand l'individualité ne se transforme pas ainsi d'elle-même par rapport au destin, elle garde toujours un résidu dialectique qu'aucune finitude ne peut détruire, pas plus qu'on ne perd sa foi dans la loterie à force de perdre en jouant si on ne la perd pas par un acte intérieur. Même par rapport aux choses les plus insignifiantes, l'angoisse est tout de suite là dès qu'on veut se défiler ou gagner par raccroc. En elle-même la chose est une bagatelle, et du dehors, par le fini, on ne peut rien apprendre à son sujet, mais l'angoisse n'y va pas par quatre chemins, elle abat sur-le-champ l'atout de l'infini, de la catégorie, et là contre notre individualité ne peut rien. Redouter le destin matériellement, ses vicissitudes, ses défaites, un croyant formé par l'angoisse en est exempt, car elle-même a déjà formé en lui le destin et l'a déjà dépouillé absolument de tout ce qu`aucun destin peut lui enlever....
"...Quand on suit jusqu'au bout le cours de la possibilité, on perd tout, absolument tout, comme personne dans la réalité. Mais si l'on ne fraude pas la possibilité qui veut nous instruire, si on n'enjôle pas l'angoisse qui veut sauver, on reçoit ainsi toutes choses de nouveau comme personne dans la réalité. même en recouvrant dans ce domaine au décuple ; car le disciple de la possibilité reçoit l`infini tandis que l'âme de qui vit dans la réalité finie s'éteint dans le monde fini. Dans la réalité, aucun homme n'est tombé si bas qu'il ne puisse tomber encore plus bas, et qu'un ou plusieurs ne puissent tomber plus bas encore. Mais celui qui sombre dans la possibilité sent son regard se voiler, ses yeux se brouiller, et il ne peut saisir la règle que Pierre et Paul lui tendent en son naufrage comme une planche de salut : son oreille se ferme et il ne peut entendre le prix d'un homme de son temps crié au marché ; il ne peut entendre qu`il est aussi bon que la plupart. Il sombre absolument, mais il remonte du fond de l`abîme plus léger que tout le poids effroyable de la vie. Mais je ne nie pas que le disciple de la possibilité ne soit exposé non pas, comme celui du monde fini, à de mauvaises fréquentations et à toutes sortes de dérèglements, mais à une chute : le suicide. Si, ayant commencé son instruction, il se méprend sur l`angoisse qui le détourne de la foi au lieu de l'y conduire, il est perdu. Mais si, dans cette éducation, il demeure dans l'angoisse sans se laisser duper par ses innombrables subterfuges, il se rappelle exactement le passé : alors finissent par se déclencher les attaques de l'angoisse, terribles, mais non au point de les fuir. L`angoisse devient alors, pour lui, un esprit secourable qui le conduit malgré lui où il veut. [...] Celui qui au sujet de la faute, se mettra à l'école de l`angoisse, ne trouvera de repos que dans la rédemption."
"Miettes philosophiques" (1844, Philosophiske Smuler, Philosophical Fragments)
"Comment donc l'homme qui veut apprendre devient-il croyant ou disciple? Par le congé de l'intelligence et le don de la condition. Et celle-ci, quand la reçoit-il? Dans l'instant. Et qu'est-ce que conditionne cette condition? Qu'il entende l'éternité.." Face au système de Hegel qui entend tout expliquer et soutient la thèse du savoir absolu, qui considère l'homme comme le simple instrument par lequel l'Idée logique (Dieu) se réalise dans la Nature, et donc le dépouille de tout caractère personnel et subjectif, Johannes CLIMACUS (Kierkeggard) en appelle à Socrate, l'homme qui privilégie le rapport de personne à personne et par ses questions redoutables ouvre la brèche dans le monument spéculatif du philosophe allemand, mais un Socrate pour qui la vérité est déjà en nous-même et n'a pas à être introduite : or, "à l'instant même où je découvre avoir su la vérité de toute éternité, mais sans le savoir, du même coup cet instant s'enfouit dans l'éternel, absorbé par lui". Et si en fin de compte la vérité pouvait s'apprendre? Quelle différence donc y a-t-il entre la vérité selon les Grecs et la vérité chrétienne ? Au fond, comment peut-on être chrétien? "Le paradoxe du christianisme apparaît ici sous la forme: "Peut-il y avoir un point de départ historique pour une certitude éternelle? Peut-on fonder la félicité éternelle sur un savoir historique? Autrement dit, la question est celle de la Révélation en tant que communication d'un message historique". En Grèce, tout l’art et l’effort du Maître consistent à faire découvrir une vérité déjà là, préexistante ; il joue un rôle d’accoucheur, en aidant le disciple à prendre conscience, à se ressouvenir de ce qui est déjà en lui. Dans la tradition chrétienne de la vérité, au contraire, le Maître fait entrer la vérité dans le cœur du disciple. Cette vérité reçue et accueillie confère le salut, et l’homme devient une « nouvelle créature ». Le Maître est un père qui enseigne et transmet la vérité à des fils. Et ceux-ci ont avec lui un lien personnel de reconnaissance et d’amour...
"Voici donc le dieu apparu en maître qui enseigne (nous restons en effet dans le plan de notre fiction); il a pris la forme d'un serviteur; car d'envoyer un autre à sa place, un haut chargé de pouvoirs, cela ne pouvait le satisfaire, pas plus qu'un roi magnanime d'envoyer à sa place l'homme le plus accrédité de son royaume. Mais le dieu avait encore une autre raison: car d'homme à homme, le socratisme n'est-il pas le suprême rapport, le vrai suprême? Si le dieu donc n'était pas venu lui-même, tout fût resté socratique, nous n'aurions pas eu l'instant et nous eussions été privés de paradoxe. La forme de serviteur prise par le dieu n'est cependant pas feinte, c'en est une réelle, non pas un corps parastatique, mais un corps réel, et dès l'heure où la résolution. toute-puissante de son omnipuissant amour a fait de lui le serviteur, le dieu s'est comme capté en elle, et force lui est ensuite bon gré mal gré de continuer (pour parler une langue impropre). Comment pourra-t-il alors se trahir? il n'a point la faculté du noble roi en question de faire voir tout d'un coup qu'il est le roi, faculté qui n'est cependant pas une perfection chez ce roi, mais ne montre que son impuissance et celle de sa résolution, c'est-à-dire son incapacité de fait à devenir ce qu'il voudrait. Or, sans pouvoir envoyer personne à sa place, le dieu pourrait bien mander d'avance quelqu'un qui éveille l'attention du disciple. Ce précurseur ne peut évidemment rien savoir de ce qu'enseignera le dieu, dont la présence, en effet, loin d'être une rencontre de hasard avec sa doctrine, en est un trait essentiel; car la présence du dieu sous forme humaine, même sous l'humilité du serviteur, c'est justement la doctrine, et le dieu doit lui même fournir la condition, autrement le disciple ne comprendrait rien. Un pareil précurseur peut donc éveiller l'attention du disciple, mais non faire plus. Mais le dieu n'a point pris la forme d'un serviteur pour se moquer des hommes; son propos ne peut donc être de passer ainsi à travers le monde, sans que nul ne le sache. C'est donc qu'il tient à faire entendre quelque chose de lui-même, quoique toute accommodation pour faire comprendre n'aide pas essentiellement à celui qui ne reçoit pas la condition - aussi ne lui extorque-t-on au fond cette accommodation qu'à contrecœur - et quoiqu'elle risque donc aussi bien d'éloigner le disciple que de le rapprocher. Il s'est humilié lui-même en prenant la forme d'un serviteur, mais n'est pourtant pas venu vivre au service de tel ou tel, vaquant à sa besogne sans faire comprendre à personne, au maître ou aux compagnons, qui il était; une pareille colère, oserions-nous l'attribuer au dieu? Avoir pris la forme d'un serviteur veut donc seulement dire qu'il était des petites gens, l'homme de peu, que le somptueux de l'habit ni quelque autre avantage ne distinguaient de la masse, quelqu'un d'indiscernable des autres hommes, pas même pour ces légions sans nombre d'anges qu'il avait laissées derrière lui quand il se réduisit à cette humilité. Mais quoiqu'il fût cet humble, son souci ne sera point comme celui des hommes en général; il s'en ira, insoucieux d'héritage et de partage de biens terrestres comme celui qui n'a rien et ne désire rien avoir, insoucieux de sa pâture comme Poiseau du ciel, insoucieux de toit ou de foyer, comme celui qui n'a point de gîte ou de nid et qui n'en cherche point; insoucieux de suivre les morts à leur dernière demeure, sans se retourner vers ce qui d'ordinaire attire l'attention des hommes, sans liens d'aucune femme qui le charme et l'attache à vouloir lui plaire; mais uniquement ne cherchant que l'amour du disciple. Tout cela sonne fort beau, mais est-ce aussi convenable? Cette forme d'un serviteur n'élève-t-elle pas ainsi le dieu au-dessus de ce qu'on tient d'ordinaire pour valable? car est-il juste qu'un homme ait l'insouciance de l'oiseau, sans même voler de-ci de-là en quête de sa nourriture, puisqu'il devrait pourtant aviser au lendemain? Rêver le dieu autrement nous ne pouvons, mais que prouve une fiction? est-il permis de vagabonder ainsi et d'entrer où l'on se trouve à la tombée du soir? c'est à se demander si vraiment un homme oserait agir de même, sinon le dieu n'a point réalisé l'humain. Certes, s'il en a le pouvoir, il ose aussi le faire; s'il peut ainsi s'éperdre au service de l'esprit au point d'en oublier le manger et le boire, s'il est sûr que leur privation ne le distraira point, que la gêne ne détraquera sa machine physique ni ne lui fera regretter de n'avoir pas compris d'abord les premiers rudiments avant d'en vouloir comprendre plus, certes, alors il osera en effet, et sa grandeur aura plus d'éclat qu'un lys dans sa tranquille assurance. Déjà cette absorption sublime dans son œuvre vaudra sans doute au maître l'attention de la foule, et c'est dans celle-ci à son tour que pourra se trouver le disciple, lequel a bien des chances à son tour d'appartenir plutôt aux parties les plus humbles du peuple; car les sages et les savants commenceront sans doute par lui poser d'argutieuses questions, l'inviteront à des colloques, ou lui feront subir un examen pour lui assurer après un emploi fixe et un gagne-pain.
Voici donc le dieu à se promener dans la ville où il a apparu (savoir laquelle est indifférent) ; sa seule nécessité de vivre est de prêcher sa doctrine, qui lui tient lieu de manger et de boire; enseigner les hommes est son travail et s'occuper des disciples le repose de ce travail; d'amis, il n'en a point ni de parents, mais les disciples lui sont des frères et sœurs. On s'explique sans peine alors comment se trame vite un bruit qui prend la foule curieuse dans ses filets. Partout où se montre le maître, le peuple s'amasse autour de lui, curieux de voir, curieux d'entendre, avide de pouvoir raconter aux autres qu'on l'a vu et entendu. Mais cette foule curieuse, est-ce le disciple? Point du tout. Ou que l'un des docteurs attitrés de ladite ville vienne en secret voir le dieu pour se mesurer avec lui dans la dispute de l'entretien, est-ce là le disciple? Point du tout; si la foule ou ce docteur apprend quelque chose, le dieu n'est alors, dans toute la rigueur socratique du sens, que l'occasion. Or l'apparition du dieu est la nouvelle du jour sur la place du marché, dans les familles, au conseil assemblé, au palais du prince, elle est l'occasion de mainte sotte et vaine parole, et peut-être aussi de méditations plus sérieuses - mais pour le disciple la nouvelle du jour n'est pas l'occasion d`autre chose, même pas d'un repliement sur lui-même en toute probité socratique, non elle est l'éternel, l'éternité qui commence. La nouvelle du jour commence l'éternité! Le dieu se fût-il prêté à naître au hasard d°une auberge, à être emmailloté de guenilles et couché dans une crèche, est-ce plus contradictoire que si la nouvelle du jour est le maillot de l'éternel et même, comme dans le cas supposé ici, est sa forme réelle, faisant ainsi de l'instant réellement la décision de l'éternité! Si le dieu ne donnait pas en outre la condition pour comprendre ce qu'est l'instant, comment le disciple s'en aviserait-il? ..." (traduction Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Gallimard)
"Étapes sur le chemin de la vie" (1845, Stadier på Livets Vej, Stages on Life's Way)
"Les Étapes sur le chemin de la vie datent de 1845, donc de l'année suivant celle où avaient paru Les Miettes philosophiques et Le Concept de l'angoisse. Kierkegaard arrête ainsi l'essor hardi de sa pensée pour insister encore une fois sur le thème initial développé dans Ou bien... Ou bien, les modes de la vie esthétique et de la vie éthique, elles contiennent, en outre, une troisième partie, la partie principale, et, en même temps, la plus étendue, où la conception religieuse trouve son expression : «Coupable ? - Non coupable ?», un martyrologe, une expérience psychologique. Le livre se termine par une «lettre au lecteur» dans laquelle l'auteur, Frater Taciturnus, fait ses réflexions et développe, en observateur, sa conception religieuse de la vie" (Editions Gallimard, Trad. du danois par M.-H. Guignot et F. Prior) - "Stages on life’s way" - "Sous une affabulation romanesque, écrit Gusdorf, et avec le concours de multiples personnages, il s'agit là d'une nouvelle esquisse de l'anthropologie kierkegaardienne. De nouveau, le dialogue s'établit entre les divers stades de l'existence, c'est-à-dire entre les diverses attitudes que l'homme peut adopter à l'égard de la vie. La première partie, intitulée, à la manière de Platon "Le Banquet" (In Vino Veritas) est la relation d'une partie fine entre cinq dilettantes de Copenhague, tous personnages pseudonymes et joyeux vivants, qui conviennent de couronner leurs festivités gastronomiques par une série de discours, chacun parlant à son tour sur le thème de l'amour. De là une série de variations éblouissantes pour et contre la femme et le mariage, selon les perspectives de l'esthétique et de l'éthique. Le Banquet, ainsi que le prologue général qui le précède, constitue sans doute le chef-d'oeuvre de Kierkegaard écrivain, romancier, artiste." Kierkegaard puise dans sa propre expérience trois étapes sur le chemin de la vie, trois étapes qui sont aussi trois conceptions de l'existence et déterminent la conduite à tenir. Et l'aboutissement du chemin est le stade religieux, où l'individu trouve son épanouissement à travers cette expérience unique et singulière qu'est son rapport à Dieu.
"Il y a trois sphères d'existence : esthétique, éthique, religieuse. Le métaphysique est l'abstraction, et nul n'existe métaphysiquement. Le métaphysique, l'ontologique est, mais n'est pas de fait. car lorsqu'il est donné. c'est dans l'esthétique, l`éthique, le religieux. et quand il est purement et simplement, il est l'abstraction de l'esthétique, de l'éthique, du religieux, ou le "prius" les précédant. La sphère éthique n`est qu'une sphère de passage; aussi la plus haute expression est-elle le repentir comme action négative. La sphère esthétique est celle de l`immédiateté : la sphère de l'éthique celle de l'exigence (et tellement infinie que l`individu fait toujours faillite); la sphère religieuse est celle de l'accomplissement, mais notons-le, non comme on remplit d'or une canne ou un sac, car le repentir justement a fait une place infinie : de là cette contradiction religieuse où l'on est au-dessus de 70 000 brasses et pourtant joyeux..."
"Post-scriptum aux Miettes philosophiques" (1846, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, "Afsluttende uvidenskabelig Efterskrift til de philosophiske Smuler", Concluding Unscientific Postscript to Philosophical Fragments)
"En 1844, sous le pseudonyme de Johannes Climacus, Kierkegaard fait paraître les Miettes philosophiques, violente polémique contre Hegel.Il s'inscrit dans la tradition biblique qui, de Lessing à Strauss, entend ramener le christianisme au problème général de la constitution des mythes. Les effets de cette critique sont à l'origine du courant existentialiste et sous-tendent la critique heideggérienne de la religion. Le Post-scriptum est quatre fois plus étendu que l'ouvrage qu'il souscrit. L'auteur distingue de la religiosité en général - où l'homme souffre parce qu'il est une synthèse de temporel qui l'empêche de connaître Dieu et d'éternel qui aspire à le connaître - la seconde forme, dialectique, d'attitude religieuse : l'homme ne peut connaître Dieu en raison du péché, il doit alors croire passionnément au paradoxe scandaleux de l'incarnation pour accomplir son salut. Du point de vue de l'histoire de la pensée philosophique moderne, ce texte est au principe de toute réflexion sur la subjectivité, et il figure, aux côtés des écrits du jeune Marx comme de l'œuvre de Nietzsche, dans la postérité critique de Hegel." (Editions Gallimard, rad. du danois et préfacé par Paul Petit).
"Le penseur prend ici le pas sur le romancier, sur l'auteur religieux, écrit Gusdorf; si Kierkegaard était un philosophe, ce serait son livre de philosophie. Dans ce texte, Kierkegaard prend position contre Hegel; c'est le premier manifeste de la philosophie existentielle, où d'ailleurs figure pour la première fois, en son nouveau sens, le mot "existentiel". Il s'agit, en somme, de définir la vérité. Philosophes et savants l'identifient à l'objectivité la plus rigoureuse, à la certitude fondée en raison. Mais le Dieu des philosophes et des savants, le Dieu de Hegel, n'a rien de commun avec le Dieu d'Abraham et d'Isaac, le Dieu de "Crainte et Tremblement". Le Dieu de la révélation biblique est un Dieu personnel, non pas le Dieu du système, mais le Dieu du paradoxe et de l'absurde. La vérité ici est un débat qui se joue dans l'expérience vécue; "la subjectivité est la vérité", affirme Kierkegaard, dont les formules retrouvent certaines des analyses kantiennes, opposant le savoir et la foi. Kierkegaard répète Kant, lorsqu'il déclare que la vérité s'identifie à "l'incertitude objective gardée dans l'appropriation de l'intériorité". Le chrétien qui réfléchit sa foi sera donc, aux yeux de Kierkegaard, non pas un virtuose des concepts, un ordonnateur de systèmes, mais un penseur subjectif. Ainsi vont se trouver abordés et définis les plus hauts moments de l'existence personnelle, qui correspondent au stade religieux. Kierkegaard esquisse une description de l'expérience religieuse qui est en avance de quatre-vingts ans sur les recherches et découvertes de la phénoménologie contemporaine. Il distingue avec soin la vie spirituelle, largement ouverte, mais limitée à sa propre intimité, et l'existence chrétienne, commandée par la révélation, orientée par la conscience du péché et l'acceptation résolue du paradoxe."
Kierkegaard passe en revue les différentes méthodes qui peuvent mener la réflexion philosophique jusqu'à la vérité ou plutôt jusqu'à l'essence de la vérité. Il analyse ici l'insuffisance de la théorie et du langage abstrait face au vécu.
"La langue de l'abstraction ne mentionne, à vrai dire, jamais ce qui constitue la difficulté de l'existence et de l'existant, et elle en donne encore moins l'explication. Justement parce quelle est "sub specie aeterni", la pensée abstraite ne tient pas compte du concret, de la temporalité, du devenir propre à l`existence et de la misère que connaît l'existant du fait qu`il est une synthèse d'éternel et de temporel, plongée dans l'existence. Si l'on admet maintenant que la pensée abstraite est ce qu'il y a de plus élevé, il en résulte que la science et les penseurs délaissent fièrement l'existence et qu'ils nous laissent à nous autres hommes le pire à digérer. Et même, il en résulte encore autre chose pour le penseur abstrait lui-même : comme il est pourtant lui aussi un existant, il doit être en quelque façon un distrait....
L`insuffisance de l`abstraction éclate justement dans toutes les questions qui concernent l'existence ; elle commence par écarter la difficulté en l'omettant, puis elle se vante de tout expliquer. Elle explique l'immortalité en général, et tout va à merveille, car l'immortalité devient identique à l'éternité, celle qui est essentiellement le "medium", le milieu de la pensée. Mais quant à savoir si un existant particulier est immortel, ce qui est bien la difficulté, l'abstraction n'en a cure. Elle est désintéressée, mais la difficulté de l`existence est ce qui intéresse l'existant, infiniment intéressé à exister. La pensée abstraite m'aide ainsi, touchant mon immortalité, en me tuant comme individu ayant une existence particulière pour me rendre alors immortel : elle me secourt à peu près à la façon du médecin de Holberg, dans "la Chambre de l'accouchée", dont la drogue tua le malade, mais chassa aussi la fièvre. Quand donc on regarde un penseur abstrait qui ne veut pas clairement reconnaître et avouer le rapport de sa pensée abstraite avec sa propre existence, il a beau être un esprit remarquable, il n`en produit pas moins une impression comique : il est en train de cesser d'être un homme. Tandis qu'un homme réel, synthèse d`infini et de fini, trouve justement sa réalité dans la sauvegarde de cette synthèse et est infiniment intéressé à exister, un pareil penseur abstrait a une double nature : il est un être imaginaire vivant dans l'être pur de l'abstraction, et parfois une triste figure de professeur dont le moi abstrait se défait comme on dépose sa canne. Quand on lit la biographie d`un pareil penseur (dont les ouvrages peuvent être remarquables), on frémit parfois en songeant à la condition humaine. Les admirables travaux d'une brodeuse n'empêchent point de songer a son triste destin : de même il est comique de voir un penseur qui, malgré ses airs de matamore, a une existence personnelle de jocrisse : marié, il ne connaît ou n`éprouve guère la puissance de l`amour : son union est aussi impersonnelle que sa pensée : sa vie personnelle est dénuée de pathos et de luttes passionnées et, en vrai philistin, il n`a d`autre souci que de chercher l`université la plus généreuse. On croirait impossible pareil désaccord avec la pensée. uniquement propre, semble-t-il à la misère du monde extérieur où l`un peine en esclave pour un autre, et où l`on n`admire pas sans tristesse les travaux de la brodeuse..."
"Le Traité du désespoir" (1849, Sygdommen til Døden, En christelig psychologisk Udvikling til Opvækkelse, The Sickness Unto Death)
"Oser devenir entièrement soi-même, un homme singulier, cet homme singulier déterminé, seul en face de Dieu, seul dans cet immense effort et dans cette immense responsabilité". Dernier des livres fondamentaux de Sören Kierkegaard et synthèse de tous les thèmes majeurs de son œuvre (Editions Gallimard, Trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau) - "The Sickness unto Death. A Christian psychological Exposition for Upbuilding and Awakening". Etude d'anthropologie religieuse "qui s'efforce d'élucider, écrit Gusdorf, en termes d'analyse existentielle, l'expérience du péché. Celui-ci correspond à un certain type de relation à soi-même et à Dieu. Devant Dieu, nous avons toujours tort, telle est la signification chrétienne du péché Le chrétien prend conscience de son péché par le message même de la Révélation; mais il lui appartient d'adopter telle ou telle attitude à l'égard de ce péché qui le constitue. En elle-même, cette conscience originaire de la faute comme constitutive de l'existence est désespérante, et le désespoir peut prendre des formes variées. Le pécheur, devant Dieu, par ressentiment excessif de sa faute, peut renoncer à être lui-même, et chercher le salut dans une sorte de fuite devant son ombre. Ou bien, par un ressentiment inverse, le pécheur peut s'accepter lui-même et se vouloir tel qu'il est, dans une sorte de défi à l'égard de Dieu. L'attitude chrétienne authentique consiste à accepter la réalité humaine du péché dans l'obéissance de la foi, comprise comme un recours en grâce. Cessant de se fuir, mais renonçant aussi à se contenter orgueilleusement de soi même, le fidèle authentique est celui qui cherche à s'accomplir dans la réconciliation du temps et de l'éternité. La foi est ce mouvement de la finitude humaine vers l'infinité de Dieu, espérance contre toute espérance et joie par-delà le désespoir..."
"Le désespoir est-il un avantage ou un défaut? L'un et l'autre en dialectique pure. A n'en retenir que l'idée abstraite, sans penser de cas déterminé, on devrait le tenir pour un avantage énorme. Etre passible de ce mal nous place au-dessus de la bête, progrès qui nous distingue bien autrement que la marche verticale, signe de notre verticalité infinie ou du sublime de notre spiritualité. La supériorité de l'homme sur l'animal, c'est donc d'en être passible, celle du chrétien sur l'homme naturel, c'est d'en être conscient, comme sa béatitude est d'en être guéri. Ainsi, c'est un avantage infini de pouvoir désespérer, et, cependant, le désespoir n'est pas seulement la pire des misères, mais notre perdition. D'habitude le rapport du possible au réel se présente autrement, car si c'est un avantage, par exemple, de pouvoir être ce qu'on souhaite, c'en est un encore plus grand de l'être, c'est-ã-dire que le passage du possible au réel est un progrès, une montée. Par contre, avec le désespoir, du virtuel au réel on tombe, et la marge infinie d'habitude du virtuel sur le réel mesure ici la chute. C'est donc s'élever que de n'être pas désespéré. Mais notre définition est encore équivoque. La négation, ici, n'est pas la même que de n'étre pas boiteux, n'ètre pas aveugle, etc. Car si ne pas désespérer équivaut au défaut absolu de désespoir, le progrès, alors, c'est le désespoir. Ne pas être désespéré doit signifier la destruction de l'aptitude à l'être : pour qu'un homme vraiment ne le soit pas, il faut qu'à chaque instant il en anéantisse en lui la possibilité. D'habitude le rapport du virtuel au réel est autre. Les philosophes disent bien que le réel, c'est du virtuel détruit; sans pleine justesse toutefois, car c'est du virtuel comblé, du virtuel agissant. Ici, au contraire, le réel (n'être pas désespéré), une négation par conséquent, c'est du virtuel impuissant et détruit; d'ordinaire le réel confirme le possible, ici il le nie. Le désespoir est la discordance interne d'une synthèse dont le rapport se rapporte à lui-même. Mais la synthèse n'est pas la discordance, elle n'en est que le possible, ou encore elle l'implique. Sinon, il n'y aurait trace de désespoir, et désespérer ne serait qu'un trait humain, inhérent à notre nature, c'est-à~dire qu'il n'y aurait pas de désespoir, mais ce ne serait qu'un accident pour l'homme, une souffrance, comme une maladie où l'on tombe, ou comme la mort, notre lot à tous. Le désespoir est donc en nous; mais si nous n'étions une synthèse, nous ne pourrions désespérer, et si cette synthèse n'avait pas reçu de Dieu en naissant sa justesse, nous ne le pourrions pas non plus. D'où vient donc le désespoir? Du rapport où la synthèse se rapporte à elle-même, car Dieu, en faisant de l'homme ce rapport, le laisse comme échapper de sa main, c'est-à-dire que, dès lors, c'est au rapport à se diriger. Ce rapport, c'est l'esprit, le moi, et là gît la responsabilité dont dépend toujours tout désespoir, tant qu'il existe; dont il dépend en dépit des discours et de l'ingéniosité des désespérés à se leurrer et leurrer les autres, en le prenant pour un malheur comme dans le cas du vertige que le désespoir, quoique différent de nature, sur plus d'un point rappelle, le vertige étant à l'âme comme le désespoir à l'esprit et fourmillant d'analogies avec lui..." (traduction Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Gallimard)
L`essence du péché est le désespoir, et le désespoir est une "maladie mortelle". C'est la possibilité de désespérer qui fait la supériorité de l`homme sur l`animal. Et c`est parce qu`il aperçoit toutes les raisons de désespérer qui s`offrent à lui que le chrétien est supérieur aux autres hommes : sa béatitude consiste donc dans le fait d`être sauvé du désespoir.
Kierkegaard analyse toutes les formes de la "maladie mortelle" par ordre de gravité croissante, en s`aidant d`exemples d`une humanité profonde et d`une parfaite justesse. C'est la partie la plus vivante et d`un point de vue esthétique, la plus significative de cette œuvre.
En revanche, la dialectique employée dans la partie proprement philosophique, avec ses cascades d`antithèses et de paradoxes, donne au Traité quelque chose d`insistant et de quelque peu forcé dans le mordant même et la violence croissante de la forme. (Trad. Gallimard. 1932).
Journal. Extraits, tome I : 1834-1846
Elevé dans un christianisme sombre et rigoureux, Kierkegaard goûte pourtant une jeunesse alimentée de poésie, de philosophie, en un temps où Hegel a mis en système, croit-il, tout l'esprit romantique. "Halb Kinderspiel, halb Gott im Herzen !" (Les jeux d'enfant et Dieu voisinent dans son cœur), écrit Goethe en parlant de Gretchen. C'est un temps dit de dérèglement des sens et de l'esprit, qui alimenteront bien des remords et nourriront son insatiable mélancolie. Kierkegaard tente alors d'harmoniser toutes les poussées contradictoires de son être, insouciance et gravité, semble découvrir alors toute la difficulté de l'élaboration d'une vie personnelle, entre l'implacable système de pensée de Hegel et les tourments de sa religiosité héritée de son père et de son destin. "Je suis aux écoutes de mes musiques intérieures, des appels joyeux de leur chant et de leurs basses notes graves d'orgue. Et ce n'est pas petite tâche de les coordonner quand on n'est pas un organiste, mais un homme qui se borne, à défaut d'exigences plus grosses envers la vie, au simple désir de se vouloir connaître". Comment concilier des sentiments extrêmes? Au rapport angoissé avec un père austère et dévot succède la rupture avec celle qu'il aime, Regine Olsen: il se sépare d'elle après un an de fiançailles, en 1841, le lendemain de sa soutenance de thèse sur "le Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate". Sa passion devient alors passion de l'écriture. Autour de la double hantise du père et de Regine disparue (elle se mariera en 1847) s'organise une production littéraire où se répondent les sermons et exercices théologiques et la critique du spéculatif, au nom de l'existence.
"16 février. -- La crainte et le tremblement (cf. Phil. 2, 12) ne sont pas le premier moteur de la vie chrétienne, car c'est l'amour ; mais ils sont ce que le balancier est à l'horloge, ils sont le mouvement de la vie chrétienne.
Au train dont allait l'an dernier ma production, je suis parvenu à comprendre toute mon oeuvre et ma personne. J'ai ainsi compris que j'étais comme poète le réflecteur du christianisme, capable d'exposer toutes les catégories chrétiennes existentielles dans toute leur idéalité ; j'ai compris comment j'y ai été amené de très bonne heure et d'étrange manière ; j'ai compris, comme, Dieu merci, je le comprends toujours sans variation, que je ne saurais jamais assez rendre grâces à Dieu de toute sa bonté envers moi, car elle a été infiniment au delà de ce que j'aurais pu attendre. J'ai compris tout cela, et toute la structure de mon oeuvre, et tout cela a été consigné dans Point de vue.
Sur moi-même. Hélas ! J'ai reçu de naissance une éminente intelligence ; en revanche, je ne suis rien, rien, rien moins que ce qu'il faudrait appeler un homme saint, et rien moins qu'une de ces natures pro-fondes et foncièrement religieuses ; et au point de vue existentiel, un apôtre me dépasse de toute une qualité ; mais c'est suivant l'existentiel que l'on prend rang sur le plan éternel.
De là vient aussi que lorsque je m'imagine en face d'un apôtre ou simplement d'une figure comme Socrate, je me fais l'e d'un enfant, et cela, bien que je sache parfaitement de quelle intellectualité je dispose notamment vis-à-vis d'un apôtre qui n’excelle pas précisément dans le domaine intellectuel, alors que, sur le plan existentiel, il est au-dessus de Socrate.
Je me fais l'effet d'un enfant. Et à cela encore un connaisseur ver-rait tout de suite à quelle sphère j'appartiens, à celle des génialités (qui, à son plus haut point, peut être dite occuper le second rang, et même, strictement, le troisième. Mais j'ai pourtant en moi assez d'existentiel pour qu'on ne puisse nier que j'ai souffert pour l'idée). Ce trait appartient en effet à ce qui est génial et tient au facteur mélancolique, malheureux qui est inséparable du génial. Le génial est une combinaison d'éléments disproportionnés. Aussi les mots de Goethe sur Hamlet donnent-ils une excellente image du génial il est un gland semé dans un pot de fleurs. Tel est le génial une démesure, moins les forces pour la porter..."
Journal. Extraits, tome II : 1846-1849
Enten-Eller (Ou bien… ou bien), signé Victor Eremita, inaugure, en 1843, la carrière de Kierkegaard et la vogue de ses pseudonymes. "Crainte et tremblement", par Johannes de Silentio, paraît la même année, suivi des "Miettes philosophiques", par Johannes Climacus (1844), et d'une méditation sur le péché : "le Concept d'angoisse". Les fiançailles et la rupture sont le sujet des "Étapes sur le chemin de la vie" (1845). "Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques" (1846) analyse les relations entre la vérité et l'expérience vécue. "Sur l'existence et le sens du péché" paraît, en 1849, le "Traité du désespoir". Kierkegaard n'a cessé entre-temps de composer des discours édifiants (la Pureté du cœur) et de prendre de plus en plus fermement position contre la hiérarchie ecclésiastique. Il écrit dans son Journal (1847) : "J'éprouve maintenant le besoin d'une compréhension de plus en plus profonde de moi-même en me rapprochant toujours plus de Dieu. Il s'ébauche en moi je ne sais quoi qui annonce une métamorphose... Il faut donc que je me tienne tranquille." Et, en 1848, Kierkegaard note : "A présent, je possède la foi dans l'intime acception du terme"...
(Journal, 24 août 1849.)
Régine Olsen. - Je l'ai vue pour la première fois chez les Rördam. C'est proprement là que, les premiers temps, quand je ne fréquentais pas sa famille, je l'ai vue. Déjà, avant la mort de mon père, j'étais décidé pour elle. Il est mort. J'ai préparé mon examen. Tout ce temps, j'ai laissé son existence s'entrelacer dans la mienne. L'été 1840, j'ai passé mon examen final de théologie. Je fis alors sans aucune intention une visite à sa famille. je fis un voyage en Jutland et cherchai à ce moment déjà peut-être à attirer son attention (par exemple en leur prêtant des livres en mon absence et en les invitant à lire tel passage de tel ouvrage). Je revins en août. On peut dire que la période qui va du 9 août à septembre fut strictement celle où je lui fis ma cour. Le 8 septembre, je sortis de chez moi fermement résolu à tout régler. Nous nous rencontrâmes dans la rue, juste devant leur maison. Elle dit qu'il n'y avait personne chez eux. J'eus l'audace d'y voir une sorte d'invitation, le prétexte dont j'avais besoin. Je montai avec elle. Nous étions tous deux seuls au salon. Elle était légèrement inquiète. Je lui demandai de me jouer un peu de musique au piano comme d'habitude. Elle le fait, mais cela ne me réussit pas. Alors, je prends soudain le cahier de musique, le ferme non sans vivacité et dis : « Ah, je me soucie bien de musique ; c'est vous que je cherche, vous que j'ai cherchée depuis deux ans. » Elle resta silencieuse. Du reste, je n'ai rien fait pour l'éblouir ; je l'ai même mise en garde contre moi, contre ma mélancolie. Et, comme elle parlait de relations avec Schlegel, je dis : « Alors que ces relations soient une parenthèse, car j'ai pourtant la première priorité. » Elle garda un silence complet. Je m'en allai enfin, car j'avais assez craint que quelqu'un entrât et nous trouvât tous deux, elle dans ce désarroi. je me rendis immédiatement auprès de son père. J'avais terriblement peur d'avoir fait sur elle une trop forte impression et que ma visite donnât lieu, de façon ou d'autre, à quelque méprise, et nuisît même à sa réputation. Le père ne dit ni oui, ni non ; mais il était assez bien disposé, comme je le vis sans peine. Je demandai un entretien. Je l'obtins pour le 10 septembre après-midi. Je n'ai pas dit un seul mot pour l'éblouir - elle a dit oui.
Je pris aussitôt position vis-à-vis de toute la famille. J'exerçai surtout ma virtuosité à l'égard du père, que j'ai du reste toujours beaucoup aimé. Mais au dedans, le lendemain, je voyais que je m'étais trompé. Le pénitent que j'étais, ma vita ante acta, ma mélancolie, cela suffisait.
J'ai incroyablement souffert pendant cette période.
Elle ne semblait rien remarquer. Au contraire, elle finit même par devenir si arrogante qu'elle déclara un jour qu'elle m'avait agréé par pitié ; bref, je n'ai guère connu pareille arrogance. Là était en un sens le danger. Si, pensais-je, elle ne le prend pas plus au sérieux et « est prête à rompre tout de suite si elle croit que je viens par habitude », comme elle dit un jour, si elle ne s'en soucie pas davantage, je suis tiré d'affaire. Je pris alors contenance. J'avoue d'ail-leurs ma faiblesse et qu'elle m'a un moment mis en colère. Je mis alors mes forces en jeu : elle céda largement, et je la vis prendre l'attitude exactement inverse d'un dévouement extrême allant jusqu'à l'adoration. Dans une certaine mesure, j'en étais moi-même cause, ou j'en porte la responsabilité ; en effet, voyant trop clairement la difficulté des relations et reconnaissant qu'il faudrait l'intervention de la plus vigoureuse énergie pour venir à bout de ma mélancolie, si encore c'était possible, je lui avait dit : « rends-toi, montre-toi dévouée ; par ton orgueil, tu me rends la question facile. » Le mot était parfaitement juste, loyal à son égard, et révélateur de ma mélancolie. Alors, naturellement, je vois se réveiller ma mélancolie, car son dévouement, son abandon fait à son tour que « la responsabilité » m'incombe dans toute la mesure possible, alors que son orgueil m'en avait à peu près dégagé. je vois la rupture inévitable. je pensais, et je juge que c'était le châtiment de Dieu sur moi. Je ne puis me faire une idée tout à fait nette de l'impression qu'elle m'a faite au strict point de vue de l'amour. Car cela est certain : l'abandon confinant à l'adoration où elle m'avait prié de l'aimer m'avait touché au point que je voulais tout risquer pour elle. Mais à quel point je l'aimais, cela ressort aussi du fait que j'ai toujours voulu cacher combien elle m'a touché, ce qui, à vrai dire, n'est pas du domaine de l'éros. Si je n'avais pas été un pénitent, si je n'avais pas eu ma vita ante acta, si je n'avais pas été un mélancolique, mes relations avec elle m'auraient rendu heureux comme jamais je n'aurais rêvé de l'être. Mais, étant donné que j'étais malheureusement celui que je suis, même si je peux dire que j'ai pu être plus heureux dans le malheur sans elle qu'avec elle - elle m'avait touché, et j'aurais volontiers tout fait, je ne demandais rien de mieux.
(En marge.) Elle a pourtant entrevu le fond de ma nature. Assez souvent, en effet, est tombé ce mot : « Tu ne seras pourtant jamais joyeux ; alors, que t'importe que je puisse rester auprès de toi. » Elle m'a même dit une fois qu'elle ne me poserait jamais de question sur quoi que ce soit, pourvu qu'elle put rester auprès de moi. Mais il y avait une protestation divine, je le comprenais, et c'était la bénédiction nuptiale. Il me fallait lui taire quantité de choses, et tout baser sur un mensonge. Je lui écrivis et lui envoyai son anneau. Le billet est reproduit textuellement dans « l'expérience psychologique » (Coupable ? Non coupable ?). Je l'ai fait intentionnellement à titre purement historique, car je n'en ai parlé à personne, pas à âme qui vive, moi qui suis plus muet que le tombeau. Si le livre devait tomber entre ses mains, je voulais qu'elle s'en souvînt.
(En marge.) Quelques répliques isolées (dans Coupable ?) sont aussi de fait. Celle-ci par exemple : « Il n'est pas dit que l'on devient gras en se mariant ; j'ai connu un homme (ici j'ai nommé mon père, mais l'histoire est différente et conduite autrement) qui n'a pas en-graissé pour s'être marié deux fois. » Et celle-ci : « On peut rompre des fiançailles de deux façons : aussi bien par respect que par amour. » Sa réplique : « je crois vraiment que tu es fou. » Que fait-elle ? Dans son désespoir de femme, elle passe les bornes. Elle a manifestement su que je suis mélancolique, elle a cru m'angoisser à l'extrême. Le contraire s'est produit. Certes, elle m'a causé une extrême angoisse ; mais alors, ma nature s'est dressée d'une façon gigantesque pour l'ébranler. Il n'y avait qu'une chose à faire : la détourner de moi de toutes mes forces. Ce fut une période de terribles tourments : être obligé d'agir avec cette cruauté quand j'aimais comme j'aimais. Elle lutta comme un lionne ; si je n'avais pas cru avoir une résistance divine, elle aurait triomphé.
(En marge.) Pendant ces deux mois d'imposture, j'eus la précaution de lui dire sans détours par intervalles : « Cède, laisse moi ; tu ne tiendras pas. » À cela, elle répondait avec passion qu'elle supporterait tout plutôt que de me laisser. Je proposai aussi de donner à l'affaire la tournure suivante c'était elle qui rompait avec moi, afin de lui épargner toutes les offenses. Elle refusa et répondit que, du moment qu'elle supportait l'autre situation jusqu'au bout, elle supporterait bien celle-ci également jusqu'à la fin ; et elle observa non sans un certain sens socratique que personne ne lui en ferait la remarque en sa présence et que les cancans sur elle en Son absence lui étaient indifférents. La rupture se produisit deux mois environ plus tard. Elle fut désespérée. Pour la première fois de ma vie, je querellai. C'était la seule chose à faire. De chez elle, j'allai directement au théâtre où je voulais rencontrer Emil Boesen. (De là fut forgée en son temps l'histoire colportée en ville que j'aurais dit à la famille, en tirant ma montre de ma poche : «Si vous avez quelque chose à ajouter, c'est le moment, car je dois aller au théâtre.») L'acte était terminé. En sortant du second parquet, je vois le Conseiller venir du premier ; il me dit : «Puis-je vous parler ?» Nous allâmes chez lui. Elle est en proie au désespoir. Il me dit : «Elle en mourra ; elle est complètement désespérée.» je dis : «je la tranquilliserai bien mais la question est réglée. - J'ai ma fierté, dit-il ; c'est dur mais je vous prie, ne rompez pas avec elle.» Vraiment, il fut grand ; il me remua. Mais je m'en tins à mon propos. Je dînai le soir avec la famille. En me retirant, je causai avec elle. Le lendemain matin, une lettre du père m'apprit qu'elle n'avait pas dormi la nuit et que je devais aller la voir. Je vins et lui fis entendre raison. Elle me demanda : «Ne veux-tu jamais te marier ?» je répondis : «Si, dans dix ans, quand le feu de la jeunesse aura passé et qu'il me faudra une jeune fille au sang chaud pour rajeunir.» Nécessaire cruauté. Elle me dit : «Par donne-moi la peine que je t'ai faite. » je répondis : «C'est moi qui devrais t'adresser cette prière.» Elle me dit : «Promets-moi de penser à moi.» je le lui promis. Elle dit : «Donne-moi un baiser.» je le lui donnai - mais sans passion. Dieu de miséricorde !
(En marge.) Elle tira un petit billet où il y avait un mot de moi et qu'elle avait coutume de porter sur sa poitrine ; elle le retira, le déchira en silence en petits morceaux, puis elle dit «Tu as pourtant joué avec moi un jeu cruel.»
(En marge.) Elle dit : «Ne m'aimes-tu pas du tout ?» Je répondis : «Oui, quand tu persistes ainsi, je ne t'aime pas.»
(En marge.) Elle dit : «Pourvu qu'il ne soit pas trop tard, quand tu le regretteras.» Elle pensait à la mort. Je fus obligé de faire une cruel-le plaisanterie et lui demandai si elle pensait que je reviendrais comme Wilhelm dans Eléonore.
(En marge.) Sortir de la situation comme un coquin, si possible comme un fieffé coquin, c'était la seule chose à faire pour la remettre à flot et lui donner de l'élan pour un mariage ; mais c'était en même temps une galanterie raffinée. Avec ma souplesse, il m'aurait sans doute été assez facile de me retirer à moindres frais. - Que cette conduite soit galante, le jeune homme de Constantin Constantius l'a montré, et je suis d'accord avec lui. Nous nous séparâmes donc.
(En marge.) C'est vrai. Le jour où elle me renvoya toutes mes affaires, j'écrivis une lettre à son père qui me la retourna non décachetée. Je passai les nuits à pleurer dans mon lit. Mais le jour, j'étais comme de coutume, plus pétulant et plus spirituel que jamais ; c'était nécessaire. Mon frère me dit qu'il voulait faire une visite à la famille et montrer que je n'étais pas un coquin. Je lui dis : «Si tu le fais, je te tire une balle dans la tête.» C'est la meilleure preuve montrant combien cette affaire me préoccupait profondément. J'allai à Berlin. Je souffrais extraordinairement. Je me la rappelais chaque jour. Jusqu'à cette date, j'ai eu pour règle absolue de prier pour elle au moins une fois par jour, souvent deux fois, outre les pensées que je lui ai autrement consacrées. Quand les liens furent rompus, mon sentiment fut le suivant ou bien tu te jettes à corps perdu dans le divertissement -- ou bien l'absolue religiosité, d'une autre sorte que le mélange du prêtre.
Le journal du Séducteur a été écrit à cause d'elle, pour la dégoûter. La préface des deux discours édifiants lui est destinée, comme beau-coup d'autres choses, la date de l'ouvrage, la dédicace à mon père. Et dans l'ouvrage même, on trouve de vagues indications à propos de la renonciation, et quand je dis qu'on perd seulement l'être aimé quand on l'amène à agir contre sa conviction. Elle a lu le livre, je le sais par Sibbern.
(En marge.) Le journal du Séducteur était certes destiné à me rendre odieux - et je sais par quelles agonies j'ai passé au sujet de la publication ; car ma pensée, mon intention était d'exaspérer tout le mon-de contre moi, but que j'ai complètement manqué, surtout en ce qui concerne le public qui m'accueillit avec jubilation, ce qui a contribué à accroître mon mépris à son égard ; mais si quelqu'un en est venu ou en vient à penser à «elle», c'était en même temps la galanterie la plus raffinée qui se pût imaginer. Il en est pour une femme d'être désignée par un séducteur comme pour un fruit d'être piqué par un oiseau - qui s'y connaît. Un «amant» est aveugle, son jugement n'est pas objectif, il voit peut-être des charmes et des différences qui ne correspondent à rien de réel. Mais un séducteur est un connaisseur. Et maintenant «le séducteur», le connaisseur absolu - et la jeune fille, l'unique : vraiment, c'est la plus grande galanterie concevable, mais trop profonde pour devenir populaire ; et il n'y aurait guère de galanterie à montrer cette jeune fille unique convertissant « e séducteur ; au même instant, en effet, il devient « amant , aveugle, et son jugement n'est pas digne de foi. Que sont les chants de tous ces poètes qui ont sans dé-ours chanté et divinisé la bien-aimée et ont eux-mêmes été «l'amant» ; quelle authenticité y a-t-il dans leurs louanges ? Non : « a séduction - et la jeune fille, l'unique! Je ne suis resté à Berlin que six mois. Mon voyage était projeté pour un an et demi. Mon retour précipité a dû attirer son attention. Et tout justement, elle m'a cherché après le sermon de Mynster le premier jour de Pâques. Je l'ai évitée pour l'empêcher de s'ancrer dans l'illusion que je pensais à elle dans mon absence. De plus, Sibbern m'avait rapporté qu'elle avait elle-même déclaré ne plus pouvoir supporter ma vue. je vis bien que c'était faux ; mais qu'elle ne pût supporter de me parler, il me fallut le croire. Du reste, elle a opéré les tournants décisifs de sa vie sous mes auspices. Peu avant ses fiançailles avec Schlegel, elle m'a vu dans une église. Je lui ai fait soutenir mes regards. Deux fois elle m'a fait un signe de tête affirmatif. J'ai secoué la tête pour lui signifier : «Tu dois renoncer à moi.» Elle a encore fait le même signe de tête, et j'ai fait comme elle aussi amicalement que possible, pour lui signifier : «Tu gardes mon amour.»
Après ses fiançailles avec Schlegel, elle m'a rencontré dans la rue et m'a salué avec toute l'amitié et toute la grâce possibles, car je ne savais alors rien des fiançailles. Je la regardai simplement d'un air interrogateur et secouai la tête. Elle a certainement cru que j'étais au courant et elle a cherché mon approbation. Le jour où on a publié ses bans, j'étais à l'église de Notre-Sauveur. Maintenant, le Conseiller est mort. Elle espère peut-être me revoir, espère peut-être des relations d'innocente affection. Ô, la chère enfant, Dieu sait combien plus que jamais je voudrais la voir, lui parler, la réjouir, si elle en a besoin, lui rendre courage. Que ne donnerais-je pour la parer en pleine vie de la célébrité historique qui lui est assurée...."
Journal. Extraits, tome III : 1849-1850
"L'intention de Kierkegaard depuis le Post-scriptum, paru en février 1846, était de s'arrêter d'écrire. De fait, il ne publiera plus que deux œuvres d'importance : le Traité du désespoir (juillet 1849) et l'École du christianisme (automne 1850). Par contre, si les publications se font rares, le Journal se gonfle démesurément. Ce tome III, composé d'extraits, n'embrasse qu'un peu plus de cinq trimestres. Le lecteur retrouvera dans ces pages le rythme et le foisonnement toujours aussi dru d'une activité de pensée incessamment tournée sur elle-même, sans pourtant s'abstraire du monde qui l'entoure, du milieu danois qui l'étouffe, d'une Europe qui l'exaspère – Europe déchristianisée, vouée à la perdition par les illusions de la science, l'ivresse du nombre, le mirage démocratique. De moins en moins biographique au sens où l'est d'ordinaire un journal intime, si pauvre de faits matériels qu'il soit, ce tome III nous apporte plus qu'un approfondissement de l'événement central de la jeunesse et de la vie de l'écrivain : son amour pour Régine et la rupture des fiançailles. Dans les nouvelles pages du Journal, tous les thèmes de la révolte ouverte sont en germe et attendent... On a cru utile d'entrelacer à la table bibliographique une sorte d'index succinct des principaux thèmes de réflexion au fur et à mesure qu'ils apparaissent dans la suite chronologique. Le lecteur y gagnera une sensation plus fraîche du cercle vivant des problèmes où tourne Kierkegaard, de leur fréquence et des rigueurs de pensée préalables dans son esprit à tout passage à l'action." (Editions Gallimard, Trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau).
Journal. Extraits, tome IV : 1850-1853
"Ce tome IV d'extraits du Journal de Kierkegaard couvre l'espace de temps compris entre le mois d'avril 1850 et le mois de novembre 1853. Période cruciale dans la vie du philosophe, pendant laquelle se prolonge et s'achève la grande crise religieuse de 1848. La solitude se resserre autour de l'écrivain. Au printemps de 1850 s'éloigne son dernier confident, le philosophe Rasmus Nielsen ; et au printemps 1851, il prêche pour la dernière fois à l'église de la Citadelle : les fidèles ont du mal à l'entendre. L'effort physique l'a brisé : il renonce désormais. Les ouvrages, d'autre part, se raréfient. Sauf l'Entraînement au Christianisme paru en octobre 1850, Kierkegaard ne publie que de courts écrits : un discours, deux sermons où se fait jour, en marge de son refus radical d'un christianisme édulcoré, un flot poétique de tendresse, survivance de son amour pour sa fiancée Régine. Au cours de ces années, Kierkegaard prend aussi de plus en plus conscience de l'incompatibilité de son idéal chrétien et de l'existence humaine courante. Mais il s'obstine dans son rêve d'une réconciliation avec le monde, représenté par l'attachement à Régine et à l'évêque Mynster. Le souci de garder le contact avec celui-ci, de laisser le vieillard vénéré finir ses jours en paix court à travers le Journal. La fidélité à Régine s'affirme pareillement, et l'incidence de son amour sur l'allure même de l'œuvre se précise : «J'aurais bien pu dire d'emblée : je suis un auteur religieux. Mais comment l'oser après avoir, pour la soutenir si possible, monté la supercherie que j'étais une canaille! Au fond, c'est Elle, c'est mon rapport à elle qui m'a enseigné le message indirect...». Ce n'est qu'après la mort de Mynster que Kierkegaard se résignera à faire le saut. Mais, sur son lit de mort, il maintiendra légataire universel de «tout le peu» qu'il laisse, l'ex-fiancée de jadis. (Editions Gallimard, Trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau)
Journal. Extraits, tome V : 1854-1855
"Le 2 octobre 1855, Kierkegaard tombait évanoui dans une rue de Copenhague ; transporté à l'hôpital Frederik, il y mourut quelques semaines plus tard, le 11 novembre. Ce cinquième et dernier tome d'extraits du Journal ne porte guère que sur un an et demi de la vie de Kierkegaard – du 1er mars 1854 au 25 septembre 1855 – mais c'en est la phase finale, la plus agitée, la seule publiquement «active»." (Editions Gallimard, Trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau).
John Updike (1932-2009), protestant luthérien pratiquant, situation peu fréquente parmi les auteurs américains, acquiert notoriété dans les années 1960 avec "Rabbit, Run" (1960) tout en se passionnant pour l'étude de Kierkegaard. La philosophie de ce dernier transparaîtra dans l'organisation de son oeuvre centré sur la personnalité et le destin de Harry "Rabbit" Angstrom, personnage central positionné au centre de cette Amérique que côtoie à distance critique John Updike : "Rabbit, Run"; "Rabbit Redux" (1971), "Rabbit Is Rich" (1981), "Rabbit at Rest" (1990), "Rabbit Remembered" (2000). Le franchissement des différentes étapes de l'existence de Rabbit, de l'homme esthétique-sensuel, au stade éthique puis enfin religieux, se traduit ainsi : en premier le "rabbit" (le lapin, la connotation sexuelle est explicite), l'angoisse du juste et du faux (angst, la nature pécheresse de l'humain), l'aspiration à la lumière (angstrom). Dans les années 1980, John Updike publiera une trilogie inspirée des dilemmes chrétiens inspirés directement de "The Scarlet Letter" de Nathaniel Hawthorne (1850). Dans "Roger's Version" (1986), John Updike oppose en effet raison et foi, science et religion, croyance et incrédulité via une situation puritaine type puisée dans Hawthorne. Chez Updike, Roger Lambert, ex-ministre du culte et professeur de théologie, tiraillé entre le scepticisme et le démon de midi, et trois autres personnages, Edna, sa seconde épouse, Verna, son équivoque demi-nièce, et Dale Kohler, un jeune chercheur féru d'informatique et de religion; chez Hawthorne, Hester Prynne, jeune femme vivant dans une communauté puritaine à Boston dans le Massachusetts, condamnée pour adultère, Roger Chillingworth, son mari légitime qui découvre le fautif, Arthur Dimmesdale, le pasteur de la communauté. Se joue la déchirure de l'être humain hanté par Dieu, entre assouvissement des fantasmes et des plaisirs de la chair, et la repentance et appel à la dignité...