Romantisme - Alphonse de Lamartine (1790-1869), "Méditations poétiques" (1820), "Harmonies poétiques et religieuses" (1830) -  "Jocelyn" (1836) ...

Last update : 07/07/2018

 


"Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile, / Ainsi qu'un voyageur, qui, le coeur plein d'espoir, / S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville, / Et respire un moment l'air embaumé du soir" (Le Vallon) - Alphonse de Lamartine fut le plus idéaliste des poètes romantiques, ne serait-ce que par la pureté, l'émotion douce et communicative de son lyrisme. Pourtant, malgré l'abondance de sa production et ses efforts pour tenter d'élargir son talent, la postérité a surtout retenu ses "Méditations", la première et la plus sincère expression du lyrisme au XIXe siècle, "purs comme l'air, tristes comme la mort, doux comme le velours", écrites en 1820 et complétées en 1823 par les "Nouvelles Méditations". Le succès éclatant, inattendu de ce très court recueil vaut pour sa peinture de l'amour, sans libertinage, l'auteur y décrit en toute sincérité ses états d'âme et ses croyances. L'image d'Elvire (Julie Charles), l'éblouissement de sa vie, jeune femme morte depuis, que le poète avait rencontré à Aix-les-Bains et à Paris (1816-1817). Lamartine ne se résoudra jamais à admettre définitivement ni le mal ni la mort, aussi sa tristesse ne sera-t-elle jamais totalement désespérée ...

Les pièces les plus célèbres des "Méditations" sont "L'Isolement", pièce de deuil et d'espérance exprimant la nostalgie du bonheur ("Que ne puis-je, porté sur le char de l'Aurore / Vague objet de mes voeux, m'élancer jusqu'à toi!"), "L"Homme", dédié à Byron, fragment de philosophie spiritualiste proclamant sa foi et sa soumission à la Providence ("Borné dans sa nature, infini dans ses voeux, / L'Homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux"), "Le Lac", anniversaire d'un entretien avec Elvire sur le lac du Bourget, "O temps, suspends ton vol!"), le temps qui fuit dérobe tout espoir de bonheur, au moins le poète peut-il tenter d'en fixer le souvenir ("Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages, / Beau Lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux ... / Qu'il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe..."), "L'Automne", regrets et adieu, le poète souffre, et renonce, sans révolte mais non sans mélancolie, aux beautés et aux joies de la Terre ("Terre, soleil, vallons, belle et douce nature, / Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau: / L'air est si parfumé! la lumière est si pure! / Aux regards d'un mourant le soleil est si beau!"), enfin "Le Crucifix", récit idéalisé des derniers instants d'Elvire ...

Les "Harmonies poétiques et religieuses" de 1830 sont des hymnes d'un mouvement particulièrement puissant, plus ample mais moins personnel, on y trouve de larges descriptions de la nature, imprégnées d'un sentiment presque panthéiste : "L'Infini dans les cieux", "Le Chêne", "Jéhovah". Dans ce recueil se trouve "Milly ou la Terre natale" : "Pourquoi le prononcer ce nom de la patrie?"...


Lamartine (1790-1869) 

"Ô temps ! suspends ton vol" - Lamartine affectait un certain dédain pour le travail poétique. "Le bon public croit que j'ai passé trente années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles; je n'y ai pas employé trente mois, et la poésie n'a été pour mois que ce qu'est la prière, le plus beau et le plus intenses des actes de la pensée, mais le plus court et celui qui dérobe le moins de temps au travail du jour. La poésie, c'est le chant intérieur". Pourtant, lorsqu'il rencontre en 1816, à Aix-les-Bains une jeune femme malade, Julie Charles, pour qui il éprouve une vive passion, sa mort en décembre 1817 est douloureusement traduite dans un langage poétique qui s'avère d'une grande pureté : ce sont les fameuses Méditations, un mince recueil de 24 poèmes qui en 1829 connaissent un extraordinaire succès. Il y oppose brièveté de la vie humaine et éternité de la nature, c'est dans le souvenir qu'en garde la nature que l'amour humain peut tenter d'échapper à la destruction du temps. Le langage poétique qu'il utilise constitue de même une certaine "révolution" : "je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse et qui ai donné à ce qu'on nommait la Muse, au lieu d'une lyre à sept cordes de convention, les fibres même du coeur de l'homme, touchées et émues par les innombrables frissons de l'âme et de la nature" (Préface), aujourd'hui pourtant le ton peut paraître "surjoué", trop de périphrases, trop d'allusions mythologiques, trop d'exclamation, mais on peut toujours goûté un rythme et une harmonie exprimant des sentiments profondément personnels. La Poésie, écrira Lamartine, ne sera plus lyrique dans le sens où nous prenons ce mot ; elle n’a plus assez de jeunesse, de fraîcheur, de spontanéité d’impression, pour chanter comme au premier réveil de la pensée humaine. Elle ne sera plus épique ; l’homme a trop vécu, trop réfléchi pour se laisser amuser, intéresser par les longs récits de l’épopée, et l’expérience a détruit sa foi aux merveilles dont le poème épique enchantait sa crédulité. Elle ne sera plus dramatique, parce que la scène de la vie réelle a, dans nos temps de liberté et d’action politique, un intérêt plus pressant, plus réel et plus intime que la scène du théâtre ; parce que les classes élevées de la société ne vont plus au théâtre pour être émues, mais pour juger ; parce que la société est devenue critique, de naïve qu’elle était..."

Ici, "Le Lac" est l'emblématique poème de l'hypothèse d'une nouvelle forme d'expression, -  Julie est encore vivante mais retenue près de Paris par cette "maladie de langueur" qui l'emportera, Lamartine est seul, son bonheur menacé -, "L'immortalité", "Le Désespoir", "L'isolement", "Le Soir", "Le Vallon", "L'Automne" nous livrent toute une palette d'émotions, souvenirs et regrets, élans et fuite du temps, une intimité qui pour Lamartine est inséparable de la Nature qui l'environne, l'évocation des paysages est riche en suggestions, elle s'accorde profondément à nos paysages intérieurs, mais nos paysages intérieurs ne sont qu'éphémères. Lamartine reprend ainsi des thèmes  chers à Jean Jacques Rousseau dans la Nouvelle Héloise ou Byron qui l'avait précédé sur ce chemin..

 

"Le Lac", méditations poétiques XIV - "C’est une de mes poésies qui a eu le plus de retentissement dans l’âme de mes lecteurs, comme elle en avait eu le plus dans la mienne. La réalité est toujours plus poétique que la fiction ; car le grand poète, c’est la nature..." C'est à l'automne 1816, à Aix-les-Bains, que Lamartine rencontre une jeune femme, Julie Charles, de six ans son aînée, épouse d'un physicien réputé, lui livré à un certain spleen, elle affectée par la tuberculose, «j’ai sauvé avant hier une jeune femme qui se noyait, elle remplit aujourd’hui mes jours» et tous deux partagent alors quelques temps, au bord du lac du Bourget, "ce mystérieux ailleurs vers lequel elle se sent glisser".. Il devait se revoir l'été suivant..

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges

Jeter l'ancre un seul jour ?

Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,

Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,

Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre

Où tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,

Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,

Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes

Sur ses pieds adorés.

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;

On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,

Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence

Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre

Du rivage charmé frappèrent les échos ;

Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère

Laissa tomber ces mots :

" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours !

" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,

Coulez, coulez pour eux ;

Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;

Oubliez les heureux.

" Mais je demande en vain quelques moments encore,

Le temps m'échappe et fuit ;

Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore

Va dissiper la nuit.

 

"Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,

Hâtons-nous, jouissons !

L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;

Il coule, et nous passons ! "

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,

Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur, 

S'envolent loin de nous de la même vitesse

Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?

Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !

Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,

Ne nous les rendra plus !

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,

Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?

Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes

Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !

Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,

Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,

Au moins le souvenir !

Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,

Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,

Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages

Qui pendent sur tes eaux.

Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,

Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,

Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface

De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,

Que les parfums légers de ton air embaumé,

Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,

Tout dise : Ils ont aimé !

 


"Est-ce pour le néant que les êtres sont nés? Partageant le destin du corps qui la recèle, Dans la nuit du tombeau l'âme s'engloutit-elle?" - "L'immortalité" aborde un nouveau thème, l'inquiétude métaphysique, Julie va mourir, Lamartine se réapproprie la douleur de ces derniers instants à venir, l'amour humain tente d'en appeler à l'amour divin, l'émotion est palpable... "Ces vers ne sont aussi qu’un fragment tronqué d’une longue contemplation sur les destinées de l’homme. Elle était adressée à une femme jeune, malade, découragée de la vie, et dont les espérances d’immortalité étaient voilées dans son cœur par le nuage de ses tristesses. Moi-même j’étais plongé alors dans la nuit de l’âme ; mais la douleur, le doute, le désespoir, ne purent jamais briser tout à fait l’élasticité de mon cœur souvent comprimé, toujours prêt à réagir contre l’incrédulité et à relever mes espérances vers Dieu. Le foyer de piété ardente que notre mère avait allumé et soufflé de son haleine incessante dans nos imaginations d’enfants paraissait s’éteindre quelquefois au vent du siècle et sous les pluies de larmes des passions : la solitude le rallumait toujours. Dès qu’il n’y avait personne entre mes pensées et moi, Dieu s’y montrait, et je m’entretenais pour ainsi dire avec lui. Voilà pourquoi aussi je revenais facilement de l’extrême douleur à la complète résignation..."

Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore ; 

Sur nos fronts languissants à peine il jette encore 

Quelques rayons tremblants qui combattent la nuit : 

L’ombre croît, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit. 

Qu’un autre à cet aspect frissonne et s’attendrisse, 

Qu’il recule en tremblant des bords du précipice, 

Qu’il ne puisse de loin entendre sans frémir 

Le triste chant des morts tout prêt à retentir, 

Les soupirs étouffés d’une amante ou d’un frère 

Suspendus sur les bords de son lit funéraire, 

Ou l’airain gémissant, dont les sons éperdus 

Annoncent aux mortels qu’un malheureux n’est plus ! 

Je te salue, ô mort ! Libérateur céleste, 

Tu ne m’apparais point sous cet aspect funeste 

Que t’a prêté longtemps l’épouvante ou l’erreur ; 

Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur, 

Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide ; 

Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ; 

Tu n’anéantis pas, tu délivres : ta main, 

Céleste messager, porte un flambeau divin : 

Quand mon œil fatigué se ferme à la lumière, 

Tu viens d’un jour plus pur inonder ma paupière ; 

Et l’espoir près de toi, rêvant sur un tombeau, 

Appuyé sur la foi, m’ouvre un monde plus beau. 

Viens donc, viens détacher mes chaînes corporelles ! 

Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moi tes ailes ! 

Que tardes-tu ? Parais ; que je m’élance enfin 

Vers cet être inconnu, mon principe et ma fin. 

Qui m’en a détaché ? Qui suis-je et que dois-je être ? 

Je meurs, et ne sais pas ce que c’est que de naître. 

Toi qu’en vain j’interroge, esprit, hôte inconnu, 

Avant de m’animer, quel ciel habitais-tu ? 

Quel pouvoir t’a jeté sur ce globe fragile ? 

Quelle main t’enferma dans ta prison d’argile ? 

Par quels nœuds étonnants, par quels secrets rapports 

Le corps tient-il à toi comme tu tiens au corps ? 

Quel jour séparera l’âme de la matière ?

 

Pour quel nouveau palais quitteras-tu la terre ? 

As-tu tout oublié ? Par delà le tombeau, 

Vas-tu renaître encor dans un oubli nouveau ? 

Vas-tu recommencer une semblable vie ? 

Ou dans le sein de Dieu, ta source et ta patrie, 

Affranchi pour jamais de tes liens mortels, 

Vas-tu jouir enfin de tes droits éternels ? 

Oui, tel est mon espoir, ô moitié de ma vie ! 

C’est par lui que déjà mon âme raffermie 

A pu voir sans effroi sur tes traits enchanteurs 

Se faner du printemps les brillantes couleurs ; 

C’est par lui que, percé du trait qui me déchire, 

Jeune encore, en mourant vous me verrez sourire, 

Et que des pleurs de joie, à nos derniers adieux, 

À ton dernier regard brilleront dans mes yeux. 

« Vain espoir ! » s’écriera le troupeau d’Épicure, 

Et celui dont la main disséquant la nature, 

Dans un coin du cerveau nouvellement décrit, 

Voit penser la matière et végéter l’esprit. 

« Insensé, diront-ils, que trop d’orgueil abuse, 

Regarde autour de toi : tout commence et tout s’use ; 

Tout marche vers un terme et tout naît pour mourir : 

Dans ces prés jaunissants tu vois la fleur languir, 

Tu vois dans ces forêts le cèdre au front superbe 

Sous le poids de ses ans tomber, ramper sous l’herbe ; 

Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir ; 

Les cieux même, les cieux commencent à pâlir ; 

Cet astre dont le temps a caché la naissance, 

Le soleil, comme nous, marche à sa décadence, 

Et dans les cieux déserts les mortels éperdus 

Le chercheront un jour et ne le verront plus ! 

Tu vois autour de toi dans la nature entière 

Les siècles entasser poussière sur poussière, 

Et le temps, d’un seul pas confondant ton orgueil, 

De tout ce qu’il produit devenir le cercueil. 

Et l’homme, et l’homme seul, ô sublime folie ! 

Au fond de son tombeau croit retrouver la vie, 

Et dans le tourbillon au néant emporté, 

Abattu par le temps, rêve l’éternité ! » 

 

 


Dans la vie de Lamartine, l'action fut toujours la soeur du rêve, et la poésie, où il a affecté par un orgueilleux dédain de ne voir qu'un "sublime enfantillage", accompagne comme une plainte mélodieuse ou désespérée les grandes tentatives d'un destin manqué.

Né a Mâcon en 1790, Alphonse de Lamartine passa son enfance à la campagne, dans la terre familiale de Milly. Il a raconté dans Les Confidences les souvenirs de ses premières années, évoqué la maison rustique, les chères figures de son père, le chevalier de Lamartine, officier dont la carrière fut ruinée par la Révolution; de sa mère, simple, douce et pieuse, qui exerça sur son fils une profonde influence, de ses sœurs, des petits paysans dont il partagea les travaux et les jeux. A treize ans, il est élève au collège de Belley et y forme d'ardentes amitiés auxquelles il restera fidèle (Prosper Guichard de Bienassis et Aymon de Virieu). A vingt ans, il est étudiant à Lyon. En 1811., il voyage en Italie et rencontre à Naples la jeune fille qu'il fera revivre dans son oeuvre sous le nom de Graziella. En 1814, après la chute de l'Empire, il put entrer enfin dans cette vie publique, dont les opinions de sa famille l'avaient écarté jusque-là, et où l'appelait un impatient besoin d'agir et de dominer. Officier aux gardes du corps, sous Louis XVIII, secrétaire d'ambassade à Florence sous Charles X....

 

Lamartine jeune a, dans la préface de ses premières Méditations, peint le vide des âmes, dans une époque, toute livrée à l'action : « Je me souviens qu'à mon entrée dans le monde, il n'y avait qu'une voix sur l'irrémédiable décadence, sur la mort accomplie et déjà froide de cette mystérieuse faculté de l'esprit humain qu'on appelle la poésie... Tous ces hommes géométriques qui seuls avaient alors la parole, et qui nous écrasaient, nous autres jeunes gens, sous l'insolente tyrannie de leur triomphe, croyaient avoir desséché, pour toujours en nous, ce qu'ils étaient parvenus à tuer en eux, toute la partie morale, divine et mélodieuse de la pensée humaine. Rien ne peut peindre, à ceux qui ne l'ont pas subie, l'orgueilleuse stérilité de cette époque... Ces hommes nous disaient: ce Amour, liberté, philosophie, religion, enthousiasme, poésie, néant que tout cela! Calcul et force, chiffre et sabre, tout est là ! Nous ne croyons que ce qui se prouve, nous ne sentons que ce qui se touche. La poésie est morte avec le spiritualisme dont elle était née. » Et ils disaient vrai ; elle était morte dans leurs âmes, morte en eux, et autour d'eux. Par un sûr et prophétique instinct de leur destinée, ils tremblaient qu'elle ne ressuscitât dans le monde avec la liberté ; ils en jetaient au vent les moindres racines, à mesure qu'il en germait sous leurs pas, dans leurs écoles, dans leurs lycées, dans leurs gymnases, surtout dans leurs noviciats militaires et polytechniques. Tout était organisé contre celte résurrection du sentiment moral et poétique; c'était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme il est un merveilleux instrument passif de tyrannie qui ne demande jamais à quoi on l'emploie, qui n'examine nullement si on le fait servir à l'oppression du genre humain, ou à sa délivrance, au meurtre de l'esprit ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d'autre missionnaire, d'autre séide. »

 

Lamartine démissionna au lendemain de la révolution de 1830. En 1816, il avait connu aux eaux d'Aix-en-Savoie, puis, en 1817, retrouvé à Paris celle qui devait être la grande passion, de sa jeunesse, Mme Julie Charles, dont l'image, sous le nom d'Elvire, emplit toute son œuvre poétique. Pour Lamartine, la gloire commence en 1820, après la publication des "Méditations", et elle se poursuit, non sans écueils, à travers les grands desseins de son ambition politique, jusqu'en 1848. Marié depuis 1820, le poète, pour tromper son oisiveté forcée pendant les premières années de la Monarchie de Juillet, entreprit un voyage en Orient, au cours duquel mourut sa fille Julia. 

Candidat à la députation, il avait échoué à Bergues et à Toulon, en 1831, mais fut élu à Mâcon en 1839. A la Chambre, il se posa en plusieurs discours fameux comme l'un des chefs de l'opposition. Membre du gouvernement provisoire en 1848, il proclame la République à l'Hôtel de Ville, obtint le maintien du drapeau tricolore, fut pendant huit mois ministre des Affaires étrangères, mais dut s'effacer à la présidence de la République devant le Prince Louis-Napoléon Bonaparte. 

Des lors, pendant vingt ans, déçu et meurtri, il se retira de la lutte et termina sa vie dans l'obscurité et la gêne. Pour payer les dettes où l'avaient engagé sa généreuse prodigalité et les charges de sa vie publique, il dut travailler sans trêve, entreprit de vastes publications historiques ou littéraires, une édition par souscription de ses Oeuvres choisies, un Cours familier de littérature; en 1860, il vendit la propriété de Milly, puis le domaine seigneurial de Monceau; après la mort de sa femme, n'ayant plus près de lui que sa nièce et fille adoptive, Valentine de Cessiat, il s'éteignit le 28 février 1869, avec le crucifix d'Elvire à son chevet. Deux ans avant sa mort, le Corps législatif avait voté, à titre de récompense nationale au grand poète et au grand citoyen, une pension de 25 000 francs. Lamartine fut enterré a Saint-Point, près de la seule maison de famille qu”il ait pu sauver de la ruine....

 

"Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne" - "L'Isolement" traduit ce moment où Lamartine, accablé, se retire à Milly, Elvire est morte en décembre 1817, dans la plus complète solitude, et c'est alors que l'envahit un désir de mort, bien connue est la rime, "Un être seul vous manque, et tout est dépeuplé ! "... "J’écrivis cette première méditation un soir du mois de septembre 1819, au coucher du soleil, sur la montagne qui domine la maison de mon père, à Milly. J’étais isolé depuis plusieurs mois dans cette solitude. Je lisais, je rêvais, j’essayais quelquefois d’écrire, sans rencontrer jamais la note juste et vraie qui répondît à l’état de mon âme ; puis je déchirais et je jetais au vent les vers que j’avais ébauchés. J’avais perdu l’année précédente, par une mort précoce, la personne que j’avais le plus aimée jusque-là. Mon cœur n’était pas guéri de sa première grande blessure, il ne le fut même jamais..."

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne, 

Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ; 

Je promène au hasard mes regards sur la plaine, 

Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. 

Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ; 

Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ; 

Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes 

Où l’étoile du soir se lève dans l’azur. 

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres, 

Le crépuscule encor jette un dernier rayon ; 

Et le char vaporeux de la reine des ombres 

Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon. 

Cependant, s’élançant de la flèche gothique, 

Un son religieux se répand dans les airs ; 

Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique 

Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts. 

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente 

N’éprouve devant eux ni charme ni transports ; 

Je contemple la terre ainsi qu’une âme errante : 

Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts. 

De colline en colline en vain portant ma vue, 

Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant, 

Je parcours tous les points de l’immense étendue, 

Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. » 

 

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, 

Vains objets dont pour moi le charme est envolé ? 

Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, 

Un être seul vous manque, et tout est dépeuplé ! 

Quand le tour du soleil ou commence ou s’achève, 

D’un œil indifférent je le suis dans son cours ; 

En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève, 

Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours. 

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière, 

Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ; 

Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ; 

Je ne demande rien à l’immense univers. 

Mais peut-être au delà des bornes de sa sphère, 

Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux, 

Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre, 

Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ! 

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ; 

Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour, 

Et ce bien idéal que toute âme désire, 

Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour ! 

Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore, 

Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi ! 

Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ? 

Il n’est rien de commun entre la terre et moi. 

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, 

Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ; 

Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie : 

Emportez-moi comme elle, orageux aquilons ! 

 


"Le Vallon" montre à quel point la contemplation et l'abandon "actif" (se laisser pénétrer par les sensations) à la Nature et ses paysages peuvent transmettre à nos intelligences inquiètes un sentiment de calme et d'harmonie..

Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance, 

N’ira plus de ses vœux importuner le sort ; 

Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance, 

Un asile d’un jour pour attendre la mort. 

Voici l’étroit sentier de l’obscure vallée : 

Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais, 

Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée, 

Me couvrent tout entier de silence et de paix. 

Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure 

Tracent en serpentant les contours du vallon ; 

Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure, 

Et non loin de leur source ils se perdent sans nom. 

La source de mes jours comme eux s’est écoulée ; 

Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour : 

Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée 

N’aura pas réfléchi les clartés d’un beau jour. 

La fraîcheur de leurs lits, l’ombre qui les couronne, 

M’enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux ; 

Comme un enfant bercé par un chant monotone, 

Mon âme s’assoupit au murmure des eaux. 

Ah ! c’est là qu’entouré d’un rempart de verdure, 

D’un horizon borné qui suffit à mes yeux, 

J’aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature, 

À n’entendre que l’onde, à ne voir que les cieux. 

J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ; 

Je viens chercher vivant le calme du Léthé. 

Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie :

L’oubli seul désormais est ma félicité. 

Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ; 

Le bruit lointain du monde expire en arrivant, 

Comme un son éloigné qu’affaiblit la distance, 

À l’oreille incertaine apporté par le vent. 

 

 

D’ici je vois la vie, à travers un nuage, 

S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé ; 

L’amour seul est resté, comme une grande image 

Survit seule au réveil dans un songe effacé. 

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile, 

Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir, 

S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville, 

Et respire un moment l’air embaumé du soir. 

Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ; 

L’homme par ce chemin ne repasse jamais : 

Comme lui, respirons au bout de la carrière 

Ce calme avant-coureur de l’éternelle paix. 

Tes jours, sombres et courts comme les jours d’automne, 

Déclinent comme l’ombre au penchant des coteaux. 

L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne, 

Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux. 

Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ; 

Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours : 

Quand tout change pour toi, la nature est la même, 

Et le même soleil se lève sur tes jours. 

De lumière et d’ombrage elle t’entoure encore : 

Détache ton amour des faux biens que tu perds ; 

Adore ici l’écho qu’adorait Pythagore, 

Prête avec lui l’oreille aux célestes concerts. 

Suis le jour dans le ciel, suis l’ombre sur la terre ; 

Dans les plaines de l’air vole avec l’aquilon ; 

Avec le doux rayon de l’astre du mystère 

Glisse à travers les bois dans l’ombre du vallon. 

Dieu, pour le concevoir, a fait l’intelligence : 

Sous la nature enfin découvre son auteur ! 

Une voix à l’esprit parle dans son silence :  

Qui n’a pas entendu cette voix dans son cœur ? 

 


"L'Automne" - Lamartine en 1819, s'il n'a pas oublié Elvire, a retrouvé le goût de vivre et une nouvelle inspiratrice, Mary-Ann Birch (future Elisa de Lamartine, 1790-1863,cf. Jean-Léon Gérôme, Portrait de Madame de Lamartine (1849), Montauban, musée Ingres) - "Ces vers sont cette lutte entre l’instinct de tristesse qui fait accepter la mort, et l’instinct de bonheur qui fait regretter la vie. Ils furent écrits en 1819, après les premiers désenchantements de la première adolescence. Mais ils font déjà allusion à l’attachement sérieux que le poète avait conçu pour une jeune Anglaise qui fut depuis la compagne de sa vie.."

L'Automne" , la 23e des Méditations poétiques, fut écrite à Milly pendant l'automne de 1819. Lamartine se trouvait alors dans un état de sante assez précaire; d'autre part, il venait d'éprouver une désillusion assez sensible, s'étant vu refuser tout d'abord la main de la jeune fille, Marianne-Elisa Birch, qui devait pourtant devenir sa femme. Les vers 25-28 font allusion à cette espérance déçue. Le thème, inspiré à Lamartine par un accès de mélancolie personnelle, est devenu un des thèmes les plus caractéristiques de la poésie romantique : l'automne, image du déclin et de la mort, apporte à l'homme le regret du bonheur enfui. Des poètes anglais de la fin du XVIIIe siècle au René de Chateaubriand (1802), à travers La Chute des feuilles de Millevoye (1815), on en peut suivre le développement jusqu'à Verlaine et Moreas. Mais Lamartine lui a conféré une intensité d'expression définitive, en y ajoutant sa sensibilité délicate qui purifie tout ce qu'elle éprouve, son imagination rêveuse, qui adoucit tout ce qu'elle reflète....

Salut, bois couronnés d’un reste de verdure ! 

Feuillages jaunissants sur les gazons épars ; 

Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature 

Convient à la douleur et plaît à mes regards. 

Je suis d’un pas rêveur le sentier solitaire ; 

J’aime à revoir encor, pour la dernière fois, 

Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière 

Perce à peine à mes pieds l’obscurité des bois. 

Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire, 

À ses regards voilés, je trouve plus d’attraits ; 

C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire 

Des lèvres que la mort va fermer pour jamais. 

Ainsi, prêt à quitter l’horizon de la vie, 

Pleurant de mes longs jours l’espoir évanoui, 

Je me retourne encore, et d’un regard d’envie 

Je contemple ces biens dont je n’ai pas joui. 

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature, 

Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau ! 

L’air est si parfumé ! la lumière est si pure ! 

Aux regards d’un mourant le soleil est si beau ! 

Je voudrais maintenant vider jusqu’à la lie 

Ce calice mêlé de nectar et de fiel : 

Au fond de cette coupe où je buvais la vie, 

Peut-être restait-il une goutte de miel ! 

Peut-être l’avenir me gardait-il encore 

Un retour de bonheur dont l’espoir est perdu ! 

Peut-être, dans la foule, une âme que j’ignore 

Aurait compris mon âme, et m’aurait répondu !… 

La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphir ; 

À la vie, au soleil, ce sont là ses adieux ; 

Moi, je meurs ; et mon âme, au moment qu’elle expire, 

S’exhale comme un son triste et mélodieux. 

 


1823 - Le Crucifix - Nouvelles Méditations

Vraisemblablement écrite en 1823, cette pièce appartient aux Nouvelles Méditations. Le souvenir de Mme Charles, la jeune femme que Lamartine avait aimée à vingt-six ans, qu'il idéalisa sous le nom d'Elvire, et qui mourut en 1817, a inspiré cette méditation élégiaque. Le poète, qui se trouvait à Milly au moment de la mort; de son amie, n'assistait pas à la scène qu'il évoque, mais plusieurs témoins lui en avaient fait le récit. D'autre part, il conservait comme une relique le crucifix que la mourante avait contemplé et embrassé dans son agonie, entre les mains du curé de Saint-Germain-des-Prés, "martyr" de la Révolution. Nous possédons un premier état du poème dans une méditation en prose sur ce crucifix qu'un ami avait rapporté au poète; les strophes jaillies de son coeur, quand il apprit la mort d'Elvire, se sont peu à peu mêlées à cette pieuse rêverie pour former une seule pièce, qui transfigure la réalité à travers le poétique mystère de la fiction...

 

Toi que j’ai recueilli sur sa bouche expirante

Avec son dernier souffle et son dernier adieu,

Symbole deux fois saint, don d’une main mourante,

Image de mon Dieu !

Que de pleurs ont coulé sur tes pieds, que j’adore,

Depuis l’heure sacrée où, du sein d’un martyr,

Dans mes tremblantes mains tu passas, tiède encore

De son dernier soupir !

Les saints flambeaux jetaient une dernière flamme ;

Le prêtre murmurait ces doux chants de la mort,

Pareils aux chants plaintifs que murmure une femme

A l’enfant qui s’endort.

De son pieux espoir son front gardait la trace,

Et sur ses traits, frappés d’une auguste beauté,

La douleur fugitive avait empreint sa grâce,

La mort sa majesté.

Le vent qui caressait sa tête échevelée

e montrait tour à tour ou me voilait ses traits,

Comme l’on voit flotter sur un blanc mausolée

L’ombre des noirs cyprès.

Un de ses bras pendait de la funèbre couche,

L’autre, languissamment replié sur son coeur,

Semblait chercher encore et presser sur sa bouche

L’image du Sauveur.

Ses lèvres s’entr’ouvraient pour l’embrasser encore,

ais son âme avait fui dans ce divin baiser,

Comme un léger parfum que la flamme dévore

Avant de l’embraser.

Maintenant tout dormait sur sa bouche glacée,

Le souffle se taisait dans son sein endormi,

Et sur l’oeil sans regard la paupière affaissée

Retombait à demi.

Et moi, debout, saisi d’une terreur secrète,

Je n’osais m’approcher de ce reste adoré,

Comme si du trépas la majesté muette

L’eût déjà consacré.

Je n’osais!… mais le prêtre entendit mon silence,

Et, de ses doigts glacés prenant le crucifix :

« Voilà le souvenir, et voilà l’espérance :

Emportez-les, mon fils! »

Oui, tu me resteras, ô funèbre héritage !

Sept fois depuis ce jour l’arbre que j’ai planté

Sur sa tombe sans nom a changé son feuillage :

Tu ne m’as pas quitté.

Placé près de ce coeur, hélas! où tout s’efface,

Tu l’as contre le temps défendu de l’oubli,

Et mes yeux, goutte à goutte, ont imprimé leur trace

Sur l’ivoire amolli.

 

 

O dernier confident de l’âme qui s’envole,

Viens, reste sur mon coeur! parle encore, et dis-moi

Ce qu’elle te disait quand sa faible parole

N’arrivait plus qu’à toi.

A cette heure douteuse où l’âme recueillie,

Se cachant sous le voile épaissi sur nos yeux,

Hors de nos sens glacés pas à pas se replie,

Sourde aux derniers adieux ;

Alors qu’entre la vie et la mort incertaine,

Comme un fruit par son poids détaché du rameau,

Notre âme est suspendue et tremble à chaque haleine

Sur la nuit du tombeau ;

Quand des chants, des sanglots la confuse harmonie

N’éveille déjà plus notre esprit endormi,

Aux lèvres du mourant collé dans l’agonie,

Comme un dernier ami ;

Pour éclaircir l’horreur de cet étroit passage,

Pour relever vers Dieu son regard abattu,

Divin consolateur, dont nous baisons l’image,

Réponds ! Que lui dis-tu ?

Tu sais, tu sais mourir! et tes larmes divines,

Dans cette nuit terrible où tu prias en vain,

De l’olivier sacré baignèrent les racines

Du soir jusqu’au matin !

De la croix, où ton oeil sonda ce grand mystère,

Tu vis ta mère en pleurs et la nature en deuil ;

Tu laissas comme nous tes amis sur la terre,

Et ton corps au cercueil !

Au nom de cette mort, que ma faiblesse obtienne

De rendre sur ton sein ce douloureux soupir :

Quand mon heure viendra, souviens-toi de la tienne,

O toi qui sais mourir !

Je chercherai la place où sa bouche expirante

Exhala sur tes pieds l’irrévocable adieu,

Et son âme viendra guider mon âme errante

Au sein du même Dieu !

Ah! puisse, puisse alors sur ma funèbre couche,

Triste et calme à la fois, comme un ange éploré,

Une figure en deuil recueillir sur ma bouche

L’héritage sacré !

Soutiens ses derniers pas, charme sa dernière heure,

Et, gage consacré d’espérance et d’amour,

De celui qui s’éloigne à celui qui demeure

Passe ainsi tour à tour !

Jusqu’au jour où, des morts perçant la voûte sombre,

Une voix dans le ciel, les appelant sept fois,

Ensemble éveillera ceux qui dormaient à l’ombre

De l’éternelle croix !

 



Félix Philippoteaux, Épisode de la Révolution de 1848 : Lamartine repoussant le drapeau rouge à l’Hôtel de Ville, le 25 février 1848, - Musée Carnavalet, Paris.

Lamartine a tenté de mettre la poésie au service de l'expression de ses idées politiques...

Après avoir publié ses "Nouvelles Méditations" (1823), qui se terminent sur un "Adieux à la Poésie" ("Il est une heure de silence Où la solitude est sans voix, Où tout dort, même l’Espérance ; Où nul zéphyr ne se balance Sous l’ombre immobile des bois ;  Il est un âge où de la lyre L’âme aussi semble s’endormir, Où du poétique délire Le souffle harmonieux expire Dans le sein qu’il faisait frémir...") et "Harmonies poétiques et religieuses" (1830), il se tourne vers les libéraux de son temps, animé par la foi de la marche irrésistible du genre humain vers le progrès, sa notion de démocratie rejoint ici celle de la fraternité évangélique : "Jocelyn" (1836), "la Chute d'un ange" (1838), les "Recueillements" (1839).

 

Député de 1833 à 1851, remarqué par ses dons d'orateur exceptionnels (son discours imposant le drapeau tricolore au dépens du drapeau rouge de 1843 est resté célèbre), il jouera un rôle de premier plan dans le gouvernement provisoire, mais la Révolution de 1848 puis le coup d'Etat de décembre 1851 mettent un terme définitif à sa carrière politique. 

 

DISCOURS SUR L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE (10 mars 1842) - Le banquet donné à Paris, le 10 mars, pour l'abolition de l'esclavage, permit à Lamartine de poser de nouveau cette question d'humanité, qui ne retentissait plus dans la presse ni à la tribune, momentanément effacée par les récriminations patriotiques contre la politique anglaise. 

 

"... en applaudissant comme vous à ces appels au sentiment de la liberté pour tous, caractère national de la France depuis qu'elle a conquis, il y a un demi-siècle, la liberté pour elle-même, et ces invocations à l'extension de l'influence française par tout l'univers, pour que cette influence se sanctifiât par l'abolition universelle du honteux commerce des esclaves, j'éprouvais à la fois un double sentiment, un sentiment de joie, un sentiment de tristesse ; oui, je me réjouissais en moi-même de voir ici réunis et fraternisant des hommes de langues, de patries, d'origines, d'opinions diverses, qui, poussés par le seul désir du bien, ont quitté leur maison et leur pays, ont traversé la mer pour venir combiner leurs efforts en faveur d'une cause qui ne touche ni eux, ni leur famille, ni leurs enfants, ni même leurs concitoyens, et se consacrer à la régénération d'une race d'hommes qu'ils ne connaissent pas, qu'ils n'ont jamais vus, qu'ils ne verront jamais, dont les bénédictions les suivront sans doute un jour dans le ciel, mais dont la reconnaissance ne les atteindra jamais ici-bas! C'est là un désintéressement dans ce siècle qu'on accuse d'égoïsme, mais c'est un désintéressement commandé par l'amour des hommes et payé par Dieu.

Et, en même temps. Messieurs, je ne pouvais que m'attrister en pensant que ces sublimes manifestations de la charité pour le genre humain qui nous réchauffaient ici de toute leur foi, et d'une foi si vraie, si éloquente dans la bouche de M. Scroble et de ses associés, ne retentissaient pas hors de cette enceinte; mais qu'au contraire vous ne seriez pas encore sortis de cette réunion, ces paroles que vous entendez ne seraient pas encore refroidies dans vos cœurs, que déjà les interprétations malveillantes, les insinuations odieuses, les clameurs intéressées s'empareraient de l'acte, des hommes, des discours, et jetteraient sur tout cela les fausses couleurs, les travestissements et le ridicule, ce premier supplice de toute vérité ; il faut s'y attendre et il faut les braver. La vérité sociale, religieuse, politique, serait trop facile à suivre et trop belle à embrasser, s'il n'y avait pas entre elle et nous la main intéressée de la routine et les pointes acérées de la Calomnie ! 

Que dira-t-on de nous, Messieurs? Deux choses : qu'en poussant les esprits à la solution de la question de l'esclavage dans nos colonies nous sommes des révolutionnaires, et qu'en voulant les efforts combinés de tous les peuples civilisés pour l'abolition de la traite nous ne sommes plus assez patriotes. Répondons.

Nous sommes des révolutionnaires; vous voyez comment! Vous venez d'entendre ces paroles prudentes, mesurées, irréprochables, de l'orateur auquel je réponds; vous avez entendu ce matin celles de M. le duc de Broglie, de M. Passy, de M. Barrot, ces paroles qui tomberaient d'ici entre le maître et l'esclave sans faire rejaillir de leur cœur autre chose que la justice, la miséricorde et la résignation ; nos réunions n'en ont jamais eu d'autres. Moi-même je l'ai dit : nous ne sommes pas, nous ne voulons pas être des tribuns d'humanité, des agitateurs de philanthropie, et lancer d'ici, où nous sommes en sûreté, où nous vivons à l'abri des lois et de la force publique, lancer dans nos colonies je ne sais quels principes absolus chargés de désordres et de catastrophes, pour y faire explosion à tout risque, et emporter à la fois les colons, les maîtres et les esclaves ! Non, ce serait là un crime et une lâcheté , car pendant que nous recueillerons des applaudissements sans péril dans des banquets comme celui-ci ou sur le marbre retentissant de quelques tribunes, nous exposerions nos frères nos concitoyens des colonies, premier objet de nos devoirs et de notre affection I {Applaudissements unanimes,)

Que voulons-nous donc? Ce qu'on vient de vous dire, et par des bouches qui ajoutent autorité aux paroles : non pas faire, mais prévenir une révolution ; restaurer un principe et conserver notre société coloniale. Nous voulons introduire graduellement, lentement, prudemment, le noir dans la jouissance des bienfaits de l'humanité auxquels nous le convions, sous la tutelle de la mère-patrie, comme un enfant pour la compléter, et non pas comme un sauvage pour la ravager! Nous le voulons aux conditions indispensables d'indemnité aux colons, d'initiation graduée pour les esclaves ; nous voulons que l'avènement des noirs à la liberté soit un passage progressif et sûr d'un ordre à un autre ordre, et non pas un abîme où tout s'engloutisse, colons et noirs, propriétés, travail et colonies! Voilà, Messieurs, quels révolutionnaires nous sommes I Nous disons aux colons : Ne craignez rien, notre justice et notre force sont là pour vous garantir vos biens et votre sécurité. Nous disons aux esclaves : N'essayez pas de rien conquérir par d'autres voies que par le sentiment public ; vous n'aurez de liberté que celle que nous vous aurons préparée, que celle qui s'associera avec le bon ordre et avec le travail ! Si vous appelez cela révolution, oui, nous sommes révolutionnaires ; révolutionnaires comme l'ordre! révolutionnaires comme la loi! révolutionnaires comme la religion ! révolutionnaires comme Fénelon, comme Franklin, comme Fox, comme Canning, comme O'Connel, comme les ministres les plus conservateurs de la Grande-Bretagne! comme tous ces grands hommes de tribune et tous ces grands hommes d'État qui, trouvant une vérité sociale arrivée à l'état d'évidence et de sentiment dans un peuple, la prennent hardiment dans la main du philosophe pour la mettre sans péril dans la main du législateur, dans le domaine des faits. Dieu nous donne beaucoup de révolutionnaires de cette espèce, les révolutions subversives attendront longtemps ! (Nouveaux applaudissements.) 

Nous suscitons, nous fomentons, dites-vous, des espérances parmi les noirs? Voyez quel crime! Vous ne savez donc pas que le seul supplice que Dieu n'ait pas permis à l'homme d'imposer pour toujours à son semblable, c'est le désespoir! Vous ne savez donc pas que rien ne rend patient comme une espérance, et qu'il n'y a pas de baïonnettes, pas d'escadres, pas de prisons, pas de menottes qui puissent valoir, pour maintenir les noirs dans le devoir et dans le calme, la certitude que la mère-patrie, que le gouvernement s'occupe sérieusement de leur sort, et le rayon d'espérance qui va d'ici même briller sur leurs dernières heures de servitude, et leur montrer de loin la famille et la liberté. (On applaudit)..."

 

HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848 - LAMARTINE A L'HOTEL DE VILLE (25 février 1848).

"Une horde furieuse d'environ quatre à cinq mille hommes paraissant sortir des faubourgs les plus reculés et les plus indigents de Paris, mêlés à quelques groupes mieux velus et mieux armés, franchit vers 2 heures les rampes de toutes les cours de l'hôtel, inonda les salles, força les résistances et s'engouffra avec des cris de mort, des cliquetis d'armes, et des coups de feu partis au hasard, jusque dans une espèce de portique élevé au milieu d'un escalier étroit sur lequel débouchent les couloirs de service qui protégeaient de ce côté l'asile du gouvernement.

Lagrange, les cheveux épars, deux pistolets à la ceinture, le geste exalté dominant la foule par sa haute taille, le tumulte par sa voix semblable au hurlement des masses, s'agitait en vain au milieu de ses amis de la veille, de ses exagérateurs du lendemain, pour satisfaire et pour contenir à la fois l'élan de cette foule enivrée d'enthousiasme, de victoire, d'impatience, de soupçons, de tumulte et de vin. — La voix presque inarticulée de Lagrange excitait autant de frénésie par l'accent qu'elle voulait en apaiser par l'intention. Ballotté comme un mât de vaisseau, de groupe en groupe, il était porté de l'escalier au couloir, de la porte aux fenêtres, jetant d'en haut à la multitude dans la cour des bras tendus, des saints de tête et des allocutions suppliantes emportées par le vent ou éteintes dans le mugissement des étages inférieurs et dans le bruit des coups de feu. Une faible porte qui pouvait à peine laisser passer deux hommes de front servait de digue à la foule arrêtée par son propre poids. Lamartine, soulevé par les bras et sur les épaules de quelques bons citoyens, s'y précipita. Il la franchit précédé seulement de son nom, et se retrouva de nouveau seul en lutte avec les flots les plus tumulteux et les plus écumeux de la sédition.

En vain les hommes les plus rapprochés de lui jetaient-ils son nom à la multitude, en vain l'élevaient-ils par moments sur leurs bras enlacés pour faire contempler sa figure au peuple et pour obtenir silence au moins de la curiosité. La fluctuation de cette foule, les cris, les chocs, les retentissements de crosses contre les murs, la voix de Lagrange en recoupant d'allocutions rauques les courts silences de la multitude, rendaient toute latitude et toute parole impossibles. Englouti, étouffé, refoulé contre la porte fermée derrière lui, il ne restait à Lamartine qu'à laisser passer sur son corps l'irruption aveugle et sourde et le drapeau rouge qu'on élevait sur sa tête comme le pavillon vainqueur sur le gouvernement rendu.

Â. la fin quelques hommes dévoués parvinrent à traîner jusqu'à lui un débris de chaise de paille sur laquelle il monta, comme sur une tribune chancelante, que soutenaient les mains de ses amis.

 son aspect, au calme de sa figure qu'il s'efforçait à rendre d'autant plus impassible qu'il avait plus de passions à refréner, à la patience de ses gestes, aux cris des bons citoyens implorant le silence pour lui, la foule, dont un spectacle nouveau commande toujours l'attention, commença à se grouper en auditoire et à éteindre peu à peu ses rumeurs.

Lamartine commença plusieurs fois à parler ; mais à chaque tentative heureuse pour faire dominer son regard, son bras et sa voix, sur le tumulte, la voix de Lagrange, haranguant de son côté un autre peuple par la fenêtre, faisait remonter dans la salle des éclats gutturaux, des lambeaux de discours et ces hurlements de foule qui étouffaient les paroles et l'action de Lamartine et qui allaient faire triompher la sédition par la confusion. On calma enfin Lagrange, on l'arracha de sa tribune ; il alla porter la persuasion dans d'autres parties de l'édifice, et Lamartine, dont le parti grossissait avec le péril, put enfin se faire entendre de ses amis et de ses ennemis.

Il calma d'abord ce peuple par un hymne de paroles sur la victoire si soudaine, si complète, si inespérée même des républicains les plus ambitieux de« liberté ; il prit Dieu et les hommes à témoin de l'admirable modération et de la religieuse humanité que la masse de ce peuple avait montrées jusque dans le combat et dans le triomphe ; il fit ressortir cet instinct sublime qui avait jeté la veille ce peuple encore armé, mais déjà obéissant et discipliné, entre les bras de quelques hommes voués à la calomnie, à l'épuisement et à la mort pour le salut de tous.

A ces tableaux la foule commençait à s'admirer elle-même, à verser des larmes d'attendrissement sûr les vertus du peuple : l'enthousiasme l'éleva bientôt au-dessus de ses soupçons, de sa vengeance et de ses anarchies.

"Voilà ce qu'a vu le soleil d'hier, citoyens !,  continua Lamartine. Et que verrait le soleil d'aujourd'hui ?" — Il verrait un autre peuple, d'autant plus furieux qu'il a moins d'ennemis à combattre, se défier des mêmes hommes qu'il a élevés hier au-dessus de lui ; les contraindre dans leurs libertés, les avilir dans leur dignité, les méconnaître dans leur autorité qui n'est que la vôtre ; substituer une révolution de vengeance et de supplices à une révolution d'unanimité et de fraternité ; et commander à son gouvernement d'arborer en signe de concorde l'étendard de combat à mort, entre les citoyens d'une même patrie ; ce drapeau rouge a qu'on a pu élever quelquefois, quand le sang coulait, comme un épouvantail contre des ennemis qu'on doit abattre aussitôt après le combat, en signification de réconciliation et de paix ! J'aimerais mieux le drapeau noir qu'on fait flotter quelquefois dans une ville assiégée comme un linceul pour désigner à la bombe les édifices neutres consacrés à l'humanité et dont le boulet et la bombe même des ennemis doit s'écarter. Voulez-vous donc que le drapeau de votre République soit plus menaçant et plus sinistre que celui d'une ville bombardée ?

— Non, non ! s'écrièrent quelques-uns des spectateurs ; Lamartine a raison ; mes amis, ne gardons pas ce drapeau, d'effroi pour les citoyens! — Si, si! s'écriaient les autres; c'est le nôtre, c'est celui du peuple, c'est celui avec lequel nous avons vaincu. Pourquoi donc ne garderions-nous pas après la victoire le signe que nous avons teint de notre sang? 

— Citoyens, reprit Lamartine après avoir combattu par toutes les raisons les plus frappantes pour l'imagination du peuple le changement de drapeau et comme se repliant sur sa conscience personnelle pour dernière raison, intimidant ainsi le peuple, qui l'aimait, par la menace de sa retraite; «Citoyens, vous pouvez faire violence au gouvernement, vous pouvez lui commander de changer le drapeau de la nation et ce le nom de la France. Si vous êtes assez mal inspirés et assez obstinés dans votre erreur pour lui imposer une république de parti et un pavillon de terreur, le gouvernement, je le sais, est aussi décidé que moi-même à mourir plutôt que de se déshonorer en vous obéissant. Quant à moi, jamais ma main ne signera ce décret! je repousserai jusqu'à la mort ce drapeau de sang, et vous devriez le répudier plus que moi! car le drapeau rouge que vous nous rapportez n'a jamais fait que le tour du Champ de Mars, traîné dans le sang du peuple en 91 et en 93, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie! »

À ces mots, Lamartine, interrompu par des cris d'enthousiasme presque unanimes, tomba de la chaise qui lui servait de tribune dans les bras tendus de tous côtés vers lui! La cause de la République nouvelle l'emportait sur les sanglants souvenirs qu'on voulait lui substituer...."

 

Mais Lamartine était en vérité un personnage oratoire écouté pour son talent et pour l'éclat de sa parole, mais sans action bien réelle, "avide d'encens plus que d'empire, selon le jugement un peu  sévère de Guizot , prodigue envers tous d'espérances et de promesses, mais n'ouvrant que ces perspectives vagues et incohérentes qui trompent les désirs qu'elles excitent... promenant partout ses caresses pour se faire partout admirer et suivre... ".

Lamartine avait appris, dira-t-il, de l'empire ce que valait la liberté «par le sentiment de la compression publique qui pesait alors sur toutes les poitrines, » en vivant sous ce «régime de silence et de volonté unique». et fut du petit nombre de ceux qui sont restés toujours rebelles à la grande ombre et qui ne l'ont même jamais crue inoffensive.

Poète, il s'est dérobé à cette fascination du génie sur l'imagination de ses contemporains, et dès 1821 il écrivait cette méditation sur Bonaparte qui , sans diminuer l'impérial exilé , était sans complaisance pour cette grandeur posthume. Homme public , député , il redoutait pour un pays impressionnable cette contagion des souvenirs militaires, cette déification d'un nom, ces spectacles de la force.

 

"Je vais faire un aveu pénible, qu'il retombe tout entier sur moi , j'en accepte l'impopularité d'un jour. Quoique admirateur de ce grand homme , je n'ai pas un enthousiasme sans souvenir et sans prévoyance. Je ne me prosterne pas devant cette mémoire. Je ne suis pas de cette religion napoléonienne , de ce culte de la force que l'on veut depuis quelque temps substituer dans l'esprit de la nation à la religion sérieuse de la liberté. Je ne crois pas qu'il soit bon de déifier ainsi sans cesse la guerre, de surexciter les bouillonnements déjà trop impétueux du sang français, qu'on nous représente comme impatient de couler après une trêve de vingt-cinq ans, comme si la paix, qui est le bonheur et la gloire du monde, pouvait être la honte des nations!... Je le sens, ce n'est ni le moment ni l'heure de juger l'homme. Le jugement lent et silencieux de l'histoire n'appartient pas à la tribune, toujours palpitante des passions du moment; il conviendrait moins encore à cette pompe funèbre et nationale que vous préparez... Qui ne pardonnerait pas à une destinée tombée de si haut?... Cependant, messieurs, nous qui prenons la liberté au sérieux , mettons de la mesure dans nos démonstrations. Ne séduisons pas tant l'opinion d'un peuple qui comprend bien mieux ce qui l'éblouit que ce qui le sert. Gardons-nous de lui faire prendre en mépris les institutions moins éclatantes, mais mille fois plus populaires sous lesquelles nous vivons. N'effaçons pas tant, n'amoindrissons pas tant notre monarchie de raison, notre monarchie nouvelle, représentative, pacifique: elle finirait par disparaître aux yeux du peuple... » 

 

Les vingt dernières années s'écouleront dans les difficultés financières et écrit romans et ouvrages historiques sans connaître véritablement le succès espéré (Graziella, Raphaël, Cours familier de Littérature..)...


Les "Harmonies poétiques et religieuses" furent conçues en Italie, de 1826 à 1828, et parurent en 1830, 48 poèmes que l'on a souvent présenté comme son chef d'oeuvre, ne serait-ce que la richesse de ses images et la variété de ses rythmes. L'inspiration religieuse y est présente, alimentée sans doute par la beauté de la Toscane qui lui permet de gravir ces quelques degrés "pour monter à Dieu" : à celui qui sait voir, à celui qui sait pressentir son immortalité, se révèle Dieu. "Le Chêne", le seconde des Quatre grandes Harmonies, révèle ainsi l'existence des causes finales, et donc de Dieu... : "Il vit, ce géant des collines: Mais, avant de paraître au jour, Il se creuse avec ses racines Des fondements comme une tour. Il sait quelle lutte s'apprête, Et qu'il doit contre la tempête Chercher sous la terre un appui; Il sait que l'ouragan sonore L'attend au jour... ou , s'il l'ignore, Quelqu'un du moins le sait pour lui...". 

"L'Occident" est considéré comme un des poèmes les plus originaux de Lamartine, le rythme y est particulièrement imposant et majestueux...

Et la mer s’apaisait, comme une urne écumante

Qui s’abaisse au moment où le foyer pâlit,

Et, retirant du bord sa vague encor fumante,

Comme pour s’endormir rentrait dans son grand lit ;

Et l’astre qui tombait de nuage en nuage

Suspendait sur les flots son orbe sans rayon,

Puis plongeait la moitié de sa sanglante image,

Comme un navire en feu qui sombre à l’horizon ;

Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise

Défaillait dans la voile, immobile et sans voix,

Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise

Tout sur le ciel et l’eau s’effaçait à la fois ;

Et dans mon âme aussi pâlissant à mesure,

Tous les bruits d’ici-bas tombaient avec le jour,

Et quelque chose en moi, comme dans la nature,

Pleurait, priait, souffrait, bénissait tour à tour !

Et, vers l’occident seul, une porte éclatante

Laissait voir la lumière à flots d’or ondoyer,

Et la nue empourprée imitait une tente

Qui voile sans l’éteindre un immense foyer ;

 

Et les ombres, les vents, et les flots de l’abîme,

Vers cette arche de feu tout paraissait courir,

Comme si la nature et tout ce qui l’anime

En perdant la lumière avait craint de mourir !

La poussière du soir y volait de la terre.

L’écume à blancs flocons sur la vague y flottait ;

Et mon regard long, triste, errant, involontaire,

Les suivait, et de pleurs sans chagrin s’humectait.

Et tout disparaissait ; et mon âme oppressée

Restait vide et pareille à l’horizon couvert ;

Et puis il s’élevait une seule pensée,

Comme une pyramide au milieu du désert.

0 lumière ! où vas-tu ? Globe épuisé de flamme,

Nuages, aquilons, vagues, où courez-vous ?

Poussière, écume, nuit ; vous, mes yeux; toi, mon âme,

Dites, si vous savez, où donc allons-nous tous ?

A toi, grand Tout, dont l’astre est la pâle étincelle ,

En qui la nuit, le jour, l’esprit vont aboutir !

Flux et reflux divin de vie universelle,

Vaste océan de l’Être où tout va s’engloutir !

 


1828-1830 - L'Infini dans les cieux, Harmonies poétiques

C'est en Italie, alors que Lamartine était secrétaire d'ambassade a Florence (1826), qu'il conçut l'idée première des "Psaumes modernes", se proposant de traduire en hymnes bibliques son enthousiasme en présence d'une nature merveilleuse pénétrée par le souffle divin du Créateur. Ces Psaumes modernes devinrent, en 1830, les "Harmonies poétiques et religieuses" où le poète fait entendre les secrets accords qui répondent dans l'univers à la voix souveraine de Dieu. La 4e Harmonie, écrite en juin 1828, est une des créations les plus puissantes de Lamartine. Le point de départ est le fameux psaume de David : "Caeli enarrant gloríam Dei"; mais "L'Infini dans les cieux" s'inspire évidemment de la fameuse méditation de Pascal, dans les Pensées, sur les deux Infinis, à laquelle les découvertes et les hypothèses de la science moderne apportent une éclatante confirmation. Lamartine fait songer ici au Victor Hugo de La Légende des Siècles qui, dans "Plein ciel, Abîme", exprimera avec le même souffle épique; le même vertige de l'imagination devant l'insondable mystère de l'univers. Aucune pièce ne fait mieux entendre ce que Lamartine voulait dire quand il définissait la poésie comme "la respiration de l'âme". Pour l'idée générale, on peut en rapprocher une des Nouvelles Méditations, "Les Etoiles" (1819), et un fragment de Jocelyn, 9e époque, L`Ecole au village ...

 

C'est une nuit d'été; nuit dont les vastes ailes

Font jaillir dans l'azur des milliers d'étincelles;

Qui, ravivant le ciel comme un miroir terni,

Permet à l'oeil charmé d'en sonder l'infini;

Nuit où le firmament, dépouillé de nuages,

De ce livre de feu rouvre toutes les pages !

Sur le dernier sommet des monts, d'où le regard

Dans un trouble horizon se répand au hasard,

Je m'assieds en silence, et laisse ma pensée

Flotter comme une mer où la lune est bercée.

L'harmonieux Ether, dans ses vagues d'azur,

Enveloppe les monts d'un fluide plus pur;

Leurs contours qu'il éteint, leurs cimes qu'il efface,

Semblent nager dans l'air et trembler dans l'espace,

Comme on voit jusqu'au fond d'une mer en repos

L'ombre de son rivage, onduler sous les flots !

Sous ce jour sans rayon, plus serein qu'une aurore,

A l'oeil contemplatif la terre semble éclore;

Elle déroule au loin ses horizons divers

Où se joua la main qui sculpta l'univers !

Là, semblable à la vague, une colline ondule,

Là, le coteau poursuit le coteau qui recule,

Et le vallon, voilé de verdoyants rideaux,

Se creuse comme un lit pour l'ombre et pour les eaux;

Ici s'étend la plaine, où, comme sur la grève,

La vague des épis s'abaisse et se relève;

Là, pareil au serpent dont les noeuds sont rompus,

Le fleuve, renouant ses flots interrompus,

Trace à son cours d'argent des méandres sans nombre,

Se perd sous la colline et reparaît dans l'ombre :

Comme un nuage noir, les profondes forêts

D'une tâche grisâtre ombragent les guérets,

Et plus loin, où la plage en croissant se reploie,

Où le regard confus dans les vapeurs se noie,

Un golfe de la mer, d'îles entrecoupé,

Des blancs reflets du ciel par la lune frappé,

Comme un vaste miroir, brisé sur la poussière,

Réfléchit dans l'obscur des fragments de lumière.

Que le séjour de l'homme est divin, quand la nuit

De la vie orageuse étouffe ainsi le bruit !

Ce sommeil qui d'en haut tombe avec la rosée

Et ralentit le cours de la vie épuisée,

Semble planer aussi sur tous les éléments,

Et de tout ce qui vit calmer les battements;

Un silence pieux s'étend sur la nature,

Le fleuve a son éclat, mais n'a plus son murmure,

Les chemins sont déserts, les chaumières sans voix,

Nulle feuille ne tremble à la voûte des bois,

Et la mer elle-même, expirant sur sa rive,

Roule à peine à la plage une lame plaintive;

On dirait, en voyant ce monde sans échos,

Où l'oreille jouit d'un magique repos,

Où tout est majesté, crépuscule, silence,

Et dont le regard seul atteste l'existence,

Que l'on contemple en songe, à travers le passé,

Le fantôme d'un monde où la vie a cessé !

Seulement, dans les troncs des pins aux larges cimes,

Dont les groupes épars croissent sur ces abîmes,

L'haleine de la nuit, qui se brise parfois,

Répand de loin en loin d'harmonieuses voix,

Comme pour attester, dans leur cime sonore,

Que ce monde, assoupi, palpite et vit encore.

Un monde est assoupi sous la voûte des cieux ?

 

Mais dans la voûte même où s'élèvent mes yeux,

Que de mondes nouveaux, que de soleils sans nombre,

Trahis par leur splendeur, étincellent dans l'ombre !

Les signes épuisés s'usent à les compter,

 

Et l'âme infatigable est lasse d'y monter !

Les siècles, accusant leur alphabet stérile,

De ces astres sans fin n'ont nommé qu'un sur mille;

Que dis-je ! Aux bords des cieux, ils n'ont vu qu'ondoyer

Les mourantes lueurs de ce lointain foyer;

Là l'antique Orion des nuits perçant les voiles

Dont Job a le premier nommé les sept étoiles;

Le navire fendant l'éther silencieux,

Le bouvier dont le char se traîne dans les cieux,

La lyre aux cordes d'or, le cygne aux blanches ailes,

Le coursier qui du ciel tire des étincelles,

La balance inclinant son bassin incertain,

Les blonds cheveux livrés au souffle du matin,

Le bélier, le taureau, l'aigle, le sagittaire,

Tout ce que les pasteurs contemplaient sur la terre,

Tout ce que les héros voulaient éterniser,

Tout ce que les amants ont pu diviniser,

Transporté dans le ciel par de touchants emblèmes,

N'a pu donner des noms à ces brillants systèmes.

Les cieux pour les mortels sont un livre entrouvert,

Ligne à ligne à leurs yeux par la nature offert;

Chaque siècle avec peine en déchiffre une page,

Et dit : Ici finit ce magnifique ouvrage :

Mais sans cesse le doigt du céleste écrivain

Tourne un feuillet de plus de ce livre divin,

Et l'oeil voit, ébloui par ces brillants mystères,

Etinceler sans fin de plus beaux caractères !

Que dis-je ? À chaque veille, un sage audacieux

Dans l'espace sans bords s'ouvre de nouveaux cieux;

Depuis que le cristal qui rapproche les mondes

Perce du vaste Ether les distances profondes,

Et porte le regard dans l'infini perdu,

Jusqu'où l'oeil du calcul recule confondu,

Les cieux se sont ouverts comme une voûte sombre

Qui laisse en se brisant évanouir son ombre;

Ses feux multipliés plus que l'atome errant

Qu'éclaire du soleil un rayon transparent,

Séparés ou groupés, par couches, par étages,

En vagues, en écume, ont inondé ses plages,

Si nombreux, si pressés, que notre oeil ébloui,

Qui poursuit dans l'espace un astre évanoui,

Voit cent fois dans le champ qu'embrasse sa paupière

Des mondes circuler en torrents de poussière !

Plus loin sont ces lueurs que prirent nos aïeux

Pour les gouttes du lait qui nourrissait les dieux;

Ils ne se trompaient pas : ces perles de lumière,

Qui de la nuit lointaine ont blanchi la carrière,

Sont des astres futurs, des germes enflammés

Que la main toujours pleine a pour les temps semés,

Et que l'esprit de Dieu, sous ses ailes fécondes,

De son ombre de feu couve au berceau des mondes.

C'est de là que, prenant leur vol au jour écrit,

Comme un aiglon nouveau qui s'échappe du nid,

Ils commencent sans guide et décrivent sans trace

L'ellipse radieuse au milieu de l'espace,

Et vont, brisant du choc un astre à son déclin,

Renouveler des cieux toujours à leur matin.

 


Et l'homme cependant, cet insecte invisible,

Rampant dans les sillons d'un globe imperceptible,

Mesure de ces feux les grandeurs et les poids,

Leur assigne leur place et leur route et leurs lois,

Comme si, dans ses mains que le compas accable,

Il roulait ces soleils comme des grains de sable !

Chaque atome de feu que dans l'immense éther

Dans l'abîme des nuits l'oeil distrait voit flotter,

Chaque étincelle errante aux bords de l'empyrée,

Dont scintille en mourant la lueur azurée,

Chaque tache de lait qui blanchit l'horizon,

Chaque teinte du ciel qui n'a pas même un nom,

Sont autant de soleils, rois d'autant de systèmes,

Qui, de seconds soleils se couronnant eux-mêmes,

Guident, en gravitant dans ces immensités,

Cent planètes brûlant de leurs feux empruntés,

Et tiennent dans l'éther chacune autant de place

Que le soleil de l'homme en tournant en embrasse,

Lui, sa lune et sa terre, et l'astre du matin,

Et Saturne obscurci de son anneau lointain !

Oh ! que tes cieux sont grands ! et que l'esprit de l'homme

Plie et tombe de haut, mon Dieu ! quand il te nomme !

Quand, descendant du dôme où s'égaraient ses yeux,

Atome, il se mesure à l'infini des cieux,

Et que, de ta grandeur soupçonnant le prodige,

Son regard s'éblouit, et qu'il se dit : Que suis-je ?

Oh ! que suis-je, Seigneur ! devant les cieux et toi ?

De ton immensité le poids pèse sur moi,

Il m'égale au néant, il m'efface, il m'accable,

Et je m'estime moins qu'un de ces grains de sable,

Car ce sable roulé par les flots inconstants,

S'il a moins d'étendue, hélas ! a plus de temps;

Il remplira toujours son vide dans l'espace

Lorsque je n'aurai plus ni nom, ni temps, ni place;

Son sort est devant toi moins triste que le mien,

L'insensible néant ne sent pas qu'il n'est rien

Il ne se ronge pas pour agrandir son être,

Il ne veut ni monter, ni juger, ni connaître,

D'un immense désir il n'est point agité;

Mort, il ne rêve pas une immortalité !

Il n'a pas cette horreur de mon âme oppressée,

Car il ne porte pas le poids de ta pensée !

 

Hélas ! pourquoi si haut mes yeux ont-ils monté ?

J'étais heureux en bas dans mon obscurité,

Mon coin dans l'étendue et mon éclair de vie

Me paraissaient un sort presque digne d'envie;

Je regardais d'en haut cette herbe; en comparant,

Je méprisais l'insecte et je me trouvais grand;

Et maintenant, noyé dans l'abîme de l'être,

Je doute qu'un regard du Dieu qui nous fit naître

Puisse me démêler d'avec lui, vil, rampant,

Si bas, si loin de lui, si voisin du néant !

Et je me laisse aller à ma douleur profonde,

Comme une pierre au fond des abîmes de l'onde;

Et mon propre regard, comme honteux de soi,

Avec un vil dédain se détourne de moi,

Et je dis en moi-même à mon âme qui doute :

Va, ton sort ne vaut pas le coup d'oeil qu'il te coûte !

 

 

Et mes yeux desséchés retombent ici-bas,

Et je vois le gazon qui fleurit sous mes pas,

Et j'entends bourdonner sous l'herbe que je foule

Ces flots d'êtres vivants que chaque sillon roule :

Atomes animés par le souffle divin,

Chaque rayon du jour en élève sans fin,

La minute suffit pour compléter leur être,

Leurs tourbillons flottants retombent pour renaître,

Le sable en est vivant, l'éther en est semé,

Et l'air que je respire est lui-même animé;

Et d'où vient cette vie, et d'où peut-elle éclore,

Si ce n'est du regard où s'allume l'aurore ?

Qui ferait germer l'herbe et fleurir le gazon,

Si ce regard divin n'y portait son rayon ?

Cet oeil s'abaisse donc sur toute la nature,

Il n'a donc ni mépris, ni faveur, ni mesure,

Et devant l'infini pour qui tout est pareil,

Il est donc aussi grand d'être homme que soleil !

Et je sens ce rayon m'échauffer de sa flamme,

Et mon coeur se console, et je dis à mon âme :

Homme ou monde à ses pieds, tout est indifférent,

Mais réjouissons-nous, car notre maître est grand !

 

Flottez, soleils des nuits, illuminez les sphères;

Bourdonnez sous votre herbe, insectes éphémères;

Rendons gloire là-haut, et dans nos profondeurs,

Vous par votre néant, et vous par vos grandeurs,

Et toi par ta pensée, homme ! grandeur suprême,

Miroir qu'il a créé pour s'admirer lui-même,

Echo que dans son oeuvre il a si loin jeté,

Afin que son saint nom fût partout répété.

Que cette humilité qui devant lui m'abaisse

Soit un sublime hommage, et non une tristesse;

Et que sa volonté, trop haute pour nos yeux,

Soit faite sur la terre, ainsi que dans les cieux !


"L’éternité vaut-elle une heure d’agonie ?" 

"Novissima verba" (Les ultimes paroles), un des derniers poèmes du recueil, exprime un instant d'angoisse absolue, soudaine, à laquelle Lamartine réagira rapidement, mais cet instant révèle bien des incertitudes qu'il exprime avec lucidité...

 

"..Triste comme la mort ! Et la mort souffre-t-elle ?

Le néant se plaint-il à la nuit éternelle ?

Ah ! plus triste cent fois que cet heureux néant

Qui n’a point à mourir et ne meurt pas vivant,

Mon âme est une mort qui se sent et se souffre ;

Immortelle agonie, abîme, immense gouffre

Où la pensée, en vain cherchant à s’engloutir,

En se précipitant ne peut s’anéantir ;

Un songe sans réveil, une nuit sans aurore,

Un feu sans aliment qui brûle et se dévore ;

Une cendre brûlante où rien n’est allumé,

Mais où tout ce qu’on jette est soudain consumé ;

Un délire sans terme, une angoisse éternelle !

Mon âme avec effroi regarde derrière elle,

Et voit son peu de jours passés, et déjà froids

Comme la feuille sèche autour du tronc des bois ;

Je regarde en avant, et je ne vois que doute

Et ténèbres, couvrant le terme de la route !

Mon être à chaque souffle exhale un peu de soi :

C’était moi qui souffrais, ce n’est déjà plus moi !

Chaque parole emporte un lambeau de ma vie ;

 

L’homme ainsi s’évapore et passe ; et quand j’appuie

Sur l’instabilité de cet être fuyant,

À ses tortures près tout semblable au néant,

Sur ce moi fugitif, insoluble problème

Qui ne se connaît pas et doute de soi-même,

Insecte d’un soleil, par un rayon produit,

Qui regarde une aurore et rentre dans la nuit,

Et que, sentant en moi la stérile puissance

D’embrasser l’infini dans mon intelligence,

J’ouvre un regard de Dieu sur la nature et moi,

Que je demande à tout, « Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? »

Et que, pour seul éclair et pour seule réponse,

Dans mon second néant je sens que je m’enfonce,

Que je m’évanouis en regrets superflus,

Qu’encore une demande, et je ne serai plus !!!

Alors je suis tenté de prendre l’existence

Pour un sarcasme amer d’une aveugle puissance,

De lui parler sa langue, et, semblable au mourant

Qui trompe l’agonie et rit en expirant,

D’abîmer ma raison dans un dernier délire,

Et de finir aussi par un éclat de rire !

 



Mais Lamartine reste également un écrivain préoccupé par la réalité politique et sociale de son temps. C'est en 1830 que Gérard, élève de David et "le peintre des rois et le roi des peintres", fait son portrait. 

On retrouve ces traits de sa personnalité dans cette "vaste épopée de l'âme" qu'est "Jocelyn" (1836), "la Chute d'un ange" (1838), ainsi que dans le recueil intitulé "Recueillements poétiques" (1839), "l'Ode à M. Félix Guillemardet" exprimant sa foi évangélique dans le génie humain : on a pu parler de "christianisme libéral et social". Comme pour de nombreux romantiques, la politique est, à ses yeux, le lieu d'action où doivent naître les changements de la société...

Son "Histoire des Girondins" (1847), écrite à l'usage du peuple et destinée à lui donner «une haute leçon de moralité révolutionnaire, propre à l'instruire et à le contenir à la veille d'une révolution», lui vaut, en 1848, d'être ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement républicain, en fait, chef du gouvernement provisoire, qui s’est constitué le 24 février : il signa le décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848. 

Mais les échecs qu'il rencontre dans sa vie publique le plongent dans une certaine désillusion, et il ne parviendra pas à s'imposer avec ses œuvres en prose d'inspiration politique, comme il s'est imposé avec sa poésie ... 

 

L' "Ode sur les Révolutions"(1831) montre l'influence de Félicité de Lamennais (1782-1854) sur Lamartine, renommé après "'Essai sur l'indifférence" (1820) qui se revendiquait une philosophe individualiste, une conscience droite refusant toute obéissance aveugle à la tyrannie, fût-elle religieuse, mais dont "Les Paroles d'un croyant" (1834) défendait l'idée qu'il fallait intégrer l'esprit évangélique dans le progrès des idées démocratiques. Lamartine apostrophe donc les "peuples assis de l'Occident stupide", les conservateurs qui ne comprennent pas les desseins d'une Providence divine qui nous impose d'avancer.

 

En décembre 1848, Lamartine obtint à l’élection présidentielle, 0.28% des voix, une élection qui porta au pouvoir Louis Napoléon Bonaparte...

 

Marchez ! l'humanité ne vit pas d`une idée !

Elle éteint chaque soir celle qui l'a guidée,

Elle en allume une autre à l`immortel flambeau :

Comme ces morts vêtus de leur parure immonde,

Les générations emportent de ce monde

Leurs vêtements dans le tombeau.

Là c'est leurs dieux; ici les mœurs de leurs ancêtres,

Le glaive des tyrans, l'amulette des prêtres, 

Vieux lambeaux, vils haillons de cultes ou de lois :

Et quand après mille ans dans leurs caveaux on fouille,

On est surpris de voir la risible dépouille

De ce qui fut l'homme autrefois.

Robes, toges, turbans, tunique, pourpre, bure,

Sceptres, glaives, faisceaux, haches, houlette, armure,

Symboles vermoulus, fondent sous votre main,

Tour à tour au plus fort, au plus fourbe, au plus digne,

Et vous vous demandez vainement sous quel signe

Monte ou baisse le genre humain.

Sous le vôtre, ô chrétiens! L'homme en qui Dieu travaille

Change éternellement de formes et de taille :

Géant de l'avenir, à grandir destiné,

Il use en vieillissant ses vieux vêtements, comme

Des membres élargis font éclater sur l'homme

Les langes où l'enfant est né.

L'humanité n'est pas le bœuf à courte haleine

Qui creuse à pas égaux son sillon dans la plaine

Et revient ruminer sur un sillon pareil

C'est l'aigle rajeuni qui change son plumage,

Et qui monte affronter, de nuage en nuage,

De plus hauts rayons du soleil

Enfants de six mille ans qu'un peu de bruit étonne,

Ne vous troublez donc pas d'un mot nouveau qui tonne,

D'un empire éboulé, d'un siècle qui s'en va !

 

 

Que vous font les débris qui jonchent la carrière ?

Regardez en avant, et non pas en arrière :

Le courant roule à Jéhovah !

Que dans vos cœurs étroits vos espérances vagues

Ne croulent pas sans cesse avec toutes les vagues :

Ces flots vous porteront, hommes de peu de foi  !

Qu`importent bruit et vent, poussière et décadence,

Pourvu qu'au-dessus d'eux la haute Providence

Déroule l'éternelle loi!

Vos siècles page à page épellent l'Évangile :

Vous n'y lisiez qu`un mot, et vous en lirez mille;

Vos enfants plus hardis y liront plus avant !

Ce livre est comme ceux des sibylles antiques

Dont l'augure trouvait les feuillets prophétiques

Siècle à siècle arrachés au vent.

Dans la foudre et l'éclair votre Verbe aussi vole :

Montez à sa lueur, courez à sa parole,

Attendez sans effroi l'heure lente à venir,

Vous, enfants de celui qui, l'annonçant d'avance,

Du sommet d'une croix vit briller l'espérance

Sur l'horizon de l'avenir...

Nous donc, si le sol tremble au vieux toit de nos pères

Ensevelissons-nous sous des cendres si chères,

Tombons enveloppes de ces sacrés linceuls!

Mais ne ressemblons pas à ces rois d'Assyrie

Qui traînaient au tombeau femmes, enfants, patrie,

Et ne savaient pas mourir seuls;

Qui jetaient au bûcher, avant que d'y descendre,

Famille, amis, coursiers, trésors réduits en cendre,

Espoir ou souvenirs de leurs jours plus heureux,

Et, livrant leur empire et leurs dieux à la flamme,

Auraient voulu qu'aussi l'univers n'eût qu`une âme,

Pour que tout mourût avec eux!

 


"Jocelyn" (1836) est un ensemble gigantesque de 8.000 vers, une épopée spirituelle répartie en neuf époques au cours desquelles, Jocelyn renonce pour sa sœur à l'héritage paternel et décide de se faire prêtre, puis sacrifie son amour (Laurence), cette "ivresse universelle du printemps" qui l'absorbe un temps, à sa vocation : un lyrisme poétique particulièrement abondant qui fait heureusement oublier l'orientation symbolico-philosophique de Lamartine.

Le succès populaire de cette épopée fut énorme, au contraire de "La chute d'un ange" (1838), qui conte en 15 visions le destin tragique d'un ange devenu homme par amour pour une jeune fille dont il était le gardien...

... Plus tard, lors de la Neuvième époque, Laurence est morte, enterrée non loin de la grotte des Aigles, et Jocelyn vient contempler une dernière fois les lieux qui ont vu naître son amour...

Oh ! qui n`eût partagé l'ivresse universelle ....

Nous jetions de grands cris pour ébranler les voûtes

Des arbres, d'où pleuvait la sève à grosses gouttes;

Nous nous perdions exprès, et, pour nous retrouver,

Nous restions des moments, sans parole, à rêver ;

Puis nous partions d'un trait, comme si la pensée

Par le même ressort en nous était pressée,

Et, vers un autre lieu prompts à nous élancer,

Nous courions pour courir et pour nous devancer.

Mais toute la montagne était la même fête :

Les nuages d`été qui passaient sur sa tête

N`étaient qu`un chaud duvet, que les rayons brûlants

Enlevaient au glacier, cardaient en flocons blancs;

Les ombres qu'allongeaient les troncs sur la verdure,

Se découpant sur l'herbe en humide bordure,

Dans quelque étroit vallon, berceau déjà dormant,

Versaient plus de mystère et de recueillement;

Et chaque heure du jour, en sa magnificence,

Apportant sa couleur, son bruit ou son silence,

A la grande harmonie ajoutait un accord, 

A nos yeux une scène, à nos sens un transport.

Enfin, comme épuisés d'émotions intimes, 

L'un à côté de l'autre, en paix nous nous assîmes

Sur un tertre aplani, qui, comme un cap de fleurs, 

S'avançait dans le lac plus profond là qu'ailleurs..."

 

Quand j`eus seul devant Dieu pleuré toutes mes larmes,

Je voulus sur ces lieux si pleins de tristes charmes

Attacher un regard avant que de mourir,

Et je passai le soir à les tous parcourir.

Oh ! qu'en peu de saisons les étés et les glaces

Avaient fait du vallon évanouir nos traces!

Et que, sur ces sentiers si connus de mes pieds,

La terre en peu de jours nous avait oubliés!

La végétation, comme une mer de plantes,

Avait tout recouvert de ses vagues grimpantes;

La liane et la ronce entravaient chaque pas ;

L'herbe que je foulais ne me connaissait pas.

Le lac, déjà souillé par les feuilles tombées,

Les rejetait partout de ses vagues plombées;

Rien ne se reflétait dans son miroir terni,

Et son écume morte aux bords avait jauni.

Des chênes qui couvraient l`antre de leurs racines,

Deux, hélas! n'étaient plus que de mornes ruines...

J'entrai sans respirer dans la grotte déserte,

Comme un mort, dont les siens ont oublié la perte,

Rentrerait inconnu dans sa propre maison

Dont les murs qu`il bâtit ne savent plus son nom !

Mon regard d`un coup d'œil en parcourut l'enceinte,

Et retomba glacé comme une lampe éteinte.

O temple d`un bonheur sur la terre inconnu,

Hélas ! en peu de temps qu`étiez-vous devenu ?...

 


On notera dans Jocelyn l'art poétique d'un Lamartine qui dans ses descriptions, le choix des mots, le rythme de ses vers parvient à transcrire une impression de beauté, de vérité, tant dans tableau de village, un jour de fête, à l’aube, que dans la peinture de ses marches dans les Alpes ...

Première Epoque (v. 17-30), un tableau de village, un jour de fête, à l’aube, 

 

"Du pieux carillon les légères volées

Couraient en bondissant à travers les vallées ;

Les filles du village, à ce refrain joyeux,

Entr’ouvraient leur fenêtre en se frottant les yeux, 

Se saluaient de loin du sourire ou du geste,

Et sur les hauts balcons penchant leur front modeste, 

Peignaient leurs longs cheveux qui pendaient en dehors, 

Comme des écheveaux dont on lisse les bords ;

Puis elles descendaient nu-pieds, demi-vêtues

De ces plis transparents qui collent aux statues,

Et cueillaient sur la haie ou dans l’étroit jardin 

L’œillet ou le lilas, tout baignés du matin;

Et les gouttes des fleurs, sur leurs seins découlées,

Y roulaient comme autant de perles défilées."

 

Quant aux Alpes que Lamartine connaissait intimement, on notera dans une sorte de projection des montagnes et des paysages sur les sentiments de Jocelyn ou de Laurence, à quel point l’œil découvre, pour peu qu’il insiste, les traits abondants d’une pénétrante observation ...

Ainsi, en date du 7 décembre (4e époque), un matin séduisant et perfide d’un jour de tempête, 

 

"Les rayons du matin, colorés par la neige,

Brillaient comme un appât pour l'oiseau dans un piège ; 

L’air ambiant, plus pur, semblait s’être adouci ; 

Quelques oiseaux posaient sur le givre durci;

Ce jour de mort avait l’éclat d’un jour de fête . ..

Je sortis. La montagne éblouit ma paupière :

Tout l'horizon glacé rayonnait de lumière,

De chaque atome d’air une lueur sortait.

Je tentai quelques pas; la neige me portait,

Et craquait sous mes pieds comme un morceau de verre."

(4° Epoque, v. 601-5; 613-17.)

"Brusquement tout change:

Je remontai bien vite, et déjà du matin

Le ciel s'était sali comme un dôme d’étain ;

Il éteignait le jour qui s’efforçait d’éclore,

Et ramenait la nuit une heure après l’aurore :

Le vent, que les brouillards paraissaient renfermer,

En remuait les flots comme une lourde mer;

Il éclatait parfois dans le choc des orages,

Comme un coup de canon tiré dans les nuages ;

Mais, quoique encor bien haut il parût retentir,

La montagne en travail semblait le pressentir,

Et ses vastes rameaux de granit et de marbre

Craquaient et se tordaient comme les bras d’un arbre.

Semblable au brasier vert que l’on vient d’allumer,

Je voyais la montagne en mille endroits fumer ..."

(4e Epoque, 631-644.)

 

Jocelyn 8e époque - Rappelons, Jocelyn est un épisode détaché d'une vaste épopée religieuse et humaine dont Lamartine avait conçu le plan et l'idée dès sa jeunesse. Le poète a défini ainsi le thème de cette épopée, dont il n'acheva que deux épisodes, "Jocelyn et La Chute d'un ange, "c'est l'humanité, c'est la destinée de l'homme, ce sont les phases que l'esprit humain doit parcourir pour arriver à ses fins par les voies de Dieu." Jocelyn, commencé donc en 1831, publié en 1836, se présente comme un "Journal trouvé chez un curé de campagne". En effet ce poème, qui comprend un prologue, neuf "époques" et un épilogue, fut plus ou moins inspiré à Lamartine par la vie et les aventures de l'abbé Dumont, curé de Bussière, près de Milly, qui avait été le premier éducateur du poète. Mais peu à peu, la fiction poétique se mêla largement à la réalité. 

Le héros de cette épopée intime est "le type chrétien de notre époque, le cure de village, le prêtre évangélique". Un jeune séminariste, Jocelyn, au milieu de la tourmente révolutionnaire, a du s'enfuir pour échapper à la persécution; réfugié dans une grotte des Alpes,il y recueille une jeune femme prescrite, Laurence, dont il s'éprend; mais appelé au chevet de son évêque mourant, il reçoit de ses mains l'ordination. Lié par ses vœux, il doit renoncer à Laurence. Il vieillira dans l'humble cure de campagne où son sort est fixé, et reconnaîtra un jour Laurence dans la personne d'une voyageuse mourante, auprès de laquelle il est appelé; il lui ferme les yeux et l'ensevelit dans la grotte alpestre où s'était jadis éveillée la seule passion de sa vie.

 

LA CARAVANE HUMAINE - Ce fragment se rattache à la 8e époque. Jocelyn, déjà prêtre de campagne, est venu à Paris pour accompagner sa soeur. Il y séjourne quelques jours, effrayé par le tumulte des forces et des passions déchaînées dans cette grande ville, océan toujours soulevé par le vent et inconscient du bien comme du mal dont il est le théâtre. Ce spectacle conduit l'humble prêtre à se demander quelle est l'oeuvre à laquelle travaille l'humanité peinant dans la fournaise des villes, quel est le but vers lequel, inconsciente, elle se laisse diriger par Dieu. Comparée à une caravane en marche, l'humanité poursuit sa route vers le progrès social, à travers la folie du meurtre et de la ruine. Tel est le symbole, développé dans ces beaux vers, qui rappellent l`ode sur Les Révolutions (1831) dans Les Harmonies....

 

Paris, 21 septembre 1800.

Quel spectacle, Seigneur, vous donnez à vos anges,

Dans ces grands chocs d’idée et ces luttes étranges! 

Sur ce peuple qui peut savoir votre dessein ?

Vous avez mis, grand Dieu, deux âmes dans son sein ; 

L'une, d’un vague instinct vers l’inconnu guidée,

Sonde la mer du doute et découvre l’idée,

Lui donne, en pétrissant le verbe dans sa main, 

La forme qui la rend palpable au sens humain,

La tire comme l’or de sa mine profonde,

Et la frappe en monnaie à l’usagé du monde;

L'autre, âme de soldat, toujours ferme et debout, 

Comme un volcan divin dans sa poitrine bout, 

Aspire aux quatre vents le souffle de la guerre,

Et pour champ de bataille a pris toute la terre;

Et, par cette âme double à la fois agissant,

Il sert Dieu de son cœur et l’homme de son sang ! 

Semblable de nos jours au peuple de Moise, 

Qu’en deux parts au combat le prophète divise,

L’une dans le vallon mourant pour Israël,

L’autre sur les hauteurs levant les mains au ciel!.. 

Pour lancer tous ses fils à sa lutte inégale,

Paris semble des camps la grande capitale ; 

On voit par chaque porte entrer ses bataillons, 

Renaissante moisson de ses sanglants sillons,

Qui, pour combler aux camps les lignes décimées, 

Ressortent en chantant vers ses quatorze armées ;

On ne voit qu’étendards par le plomb déchirés 

Entrainant des soldats sous leurs lambeaux sacrés ;

On n’entend retentir que le canon sonore

Dont des boulets vomis la gueule est pleine encore ;

Et la ville ne voit briller à son réveil

Que d’épaisses forêts de fusils au soleil. 

Et comme cette foule est prodigue de vie!

Et comme tout à coup, au grand homme asservie,

Elle, qui ne pouvait subir un joug plus doux,

Du tyran de sa gloire embrasse les genoux,

Sous son geste nerveux d’elle-même s'incline, 

Accepte sans effort sa rude discipline,

Et semble, en se pliant à son poignet d’airain,

Le cou de son cheval ou le gant de sa main!

Ah! c’est qu’aussi le peuple a cet instinct rapide

Qui le fait s’élancer sur les pas de son guide; 

C’est que dans le péril la faible humanité

De Dieu même a reçu l'instinct de l'unité,

Et qu’afin qu’en grand peuple un grand homme la moule, 

Le bronze extravasé doit couler dans le moule.

Ou les pousse pourtant ce vague entrainement? 

Pourquoi vont-ils combattre et mourir si gaiement? 

Leur esprit ne sait pas, leur instinct sait d’avance:

Ils vont, comme un boulet, où la force les lance, 

Ebranler le présent, démolir le passé,

 

 

Effacer sous ton doigt quelque empire effacé, 

Faire place sur terre à quelque destinée

Invisible pour nous, mais pour toi déjà née,

Et que tu vois déjà splendide, où nos esprits 

 

N’aperçoivent encor que poussière et débris !

Ainsi, Seigneur, tu fais d’un peuple sur la terre 

L'outil mystérieux de quelque grand mystère ;

Sans connaître jamais ses plans sur l’univers,

À la trame des temps travaillant à l’envers,

Les nations, de l’œil à leur insu guidées,

Sont dans la main de Dieu les instruments d’idées ; 

Et l’homme, qui ne voit que poussière et que sang,

Et qui croit Dieu bien loin, se trompe en maudissant ; 

Il ne sait pas, captif dans sa courte pensée,

Que d’une œuvre finie une autre est commencée,

Et qu’afin que l’épi divin puisse y germer, 

On laboure la terre avant de la semer.

Oh ! que nos jugements sont courts, et feraient rire 

Dans le livre de Dieu celui qui saurait lire!

Que nous comprenons peu les dénouements du sort!

Et que souvent la vie est prise pour la mort! 

La caravane humaine un jour était campée 

Dans des forêts bordant une rive escarpée, 

Et, ne pouvant pousser sa route plus avant,

Les chênes l’abritaient du soleil et du vent ;

Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages, 

Formaient autour des troncs des cités, des villages,

Et les hommes, épars sur des gazons épais,

Mangeaient leur pain à l’ombre et conversaient en paix 

Tout à coup, comme atteints d’une rage insensée,

Ces hommes, se levant à la même pensée, 

Portant la hache au tronc, font crouler à leurs pieds 

Ces dômes où les nids s'étaient multipliés ;

Et les brutes des bois, sortant de leurs repaires,

Et les oiseaux, fuyant les cimes séculaires, 

Contemplaient la ruine avec un œil d’horreur, 

Ne comprenaient pas l’œuvre, et maudissaient du cœur 

Cette race stupide acharnée à sa perte,

Qui détruit jusqu’au ciel l’ombre qui l’a couverte.

Or, pendant qu’en leur nuit les brutes des forêts 

Avaient pitié de l’homme et séchaient de regrets, 

L’homme, continuant son ravage sublime,

Avait jeté les troncs en arche sur l’abime ;

Sur l’arbre de ses bords gisant et renversé,

Le fleuve était partout couvert et traversé,

Et, poursuivant en paix son éternel voyage, 

La caravane avait conquis l’autre rivage.

C’est ainsi que le temps, par Dieu même conduit,

Passe pour avancer sur ce qu’il a détruit.

Esprit saint ! conduis-les, comme un autre Moise,

Par des chemins de paix à ta terre promise!!!..."

 


Plus tard, lors de la Neuvième époque, Laurence est morte, enterrée non loin de la grotte des Aigles, et Jocelyn vient contempler une dernière fois les lieux qui ont vu naître son amour...

 

Quand j`eus seul devant Dieu pleuré toutes mes larmes,

Je voulus sur ces lieux si pleins de tristes charmes

Attacher un regard avant que de mourir,

Et je passai le soir à les tous parcourir.

Oh ! qu'en peu de saisons les étés et les glaces

Avaient fait du vallon évanouir nos traces!

Et que, sur ces sentiers si connus de mes pieds,

La terre en peu de jours nous avait oubliés!

La végétation, comme une mer de plantes,

Avait tout recouvert de ses vagues grimpantes;

La liane et la ronce entravaient chaque pas ;

L'herbe que je foulais ne me connaissait pas.

Le lac, déjà souillé par les feuilles tombées,

Les rejetait partout de ses vagues plombées;

Rien ne se reflétait dans son miroir terni,

Et son écume morte aux bords avait jauni.

Des chênes qui couvraient l`antre de leurs racines,

Deux, hélas! n'étaient plus que de mornes ruines...

J'entrai sans respirer dans la grotte déserte,

Comme un mort, dont les siens ont oublié la perte,

Rentrerait inconnu dans sa propre maison

Dont les murs qu`il bâtit ne savent plus son nom !

Mon regard d`un coup d'œil en parcourut l'enceinte,

Et retomba glacé comme une lampe éteinte.

O temple d`un bonheur sur la terre inconnu,

Hélas ! en peu de temps qu`étiez-vous devenu ?...

Dans ce séjour de paix, d'amour, d'affection,

Tout n'était que ruine et profanation...

Je reculai d'horreur! O vil monceau de boue,

O terre qui produis tes fleurs et qui t'en joue,

Oh! voilà donc aussi ce que tu fais de nous!

Nos pas sur tes vallons, tu les laboures tous!

Tu ne nous permets pas d'imprimer sur ta face

Même de nos regrets la fugitive trace;

Nous retrouvons la joie où nous avons pleuré,

La brute souille l`antre où l`ange a demeuré!

L'ombre de nos amours, au ciel évanouie,

Ne plane pas deux jours sur notre point de vie;

Nos cercueils, dans ton sein, ne gardent même pas

Ce peu de cendre aimée où nous traînent nos pas...

Va, terre, tu n'es rien! ne pensons plus qu`aux cieux!

 

 

"Là, s’ouvre entre deux rocs la grotte ténébreuse Où l’homme de douleur vint savourer la mort.."

La mort de sa fille Julia (1832), au Liban lors d'un voyage en Orient  lui inspirera l'un de ses poèmes les plus poignants, "Gethsémani"..  

".... J’avais laissé non loin, sous l’aile maternelle,

Ma fille, mon enfant, mon souci, mon trésor.

Son front à chaque été s’accomplissait encor ;

Mais son âme avait l’âge où le ciel les rappelle :

Son image de l’œil ne pouvait s’effacer,

Partout à son rayon sa trace était suivie,

Et, sans se retourner pour me porter envie,

           Nul père ne la vit passer.

C’était le seul débris de ma longue tempête,

Seul fruit de tant de fleurs, seul vestige d’amour,

Une larme au départ, un baiser au retour,

Pour mes foyers errants une éternelle fête ;

C’était sur ma fenêtre un rayon de soleil,

Un oiseau gazouillant qui buvait sur ma bouche,

Un souffle harmonieux la nuit près de ma couche,

           Une caresse à mon réveil !

 

"... Et, tout en m’enivrant de joie et de prière,

Mes regards et mon cœur ne s’apercevaient pas

Que ce front devenait plus pesant sur mon bras,

Que ses pieds me glaçaient les mains, comme la pierre.

« Julia ! Julia ! D’où vient que tu pâlis ?

Pourquoi ce front mouillé, cette couleur qui change ?

Parle-moi, souris-moi ! Pas de ces jeux, mon ange !

           Rouvre-moi ces yeux où je lis ! »

Mais le bleu du trépas cernait sa lèvre rose,

Le sourire y mourait à peine commencé,

Son souffle raccourci devenait plus pressé,

Comme les battements d’une aile qui se pose.

L’oreille sur son cœur, j’attendais ses élans ;

Et quand le dernier souffle eut enlevé son âme,

Mon cœur mourut en moi comme un fruit que la femme

           Porte mort et froid dans ses flancs !

Et sur mes bras roidis portant plus que ma vie,

Tel qu’un homme qui marche après le coup mortel,

Je me levai debout, je marchai vers l’autel,

Et j’étendis l’enfant sur la pierre attiédie...

 


LA CHUTE D'UN ANGE - Commencée en 1835, publiée en 1838, La Chute d'un ange, épisode ou vision, était, dans l'intention de Lamartine, un "pendant dantesque" à Jocelyn. C'est encore un fragment de l'immense épopée humanitaire rêvée par le poète, et dont Jocelyn devait être l'épilogue. Le premier chant de l'épopée aurait conté la Création, et immédiatement après prenait place La Chute d'un ange. Cette vision pré-historique a pour héros l'ange Cedar, changé en homme et réduit en esclavage, pour s'être épris d'une mortelle, Daïdha; le poème raconte les souffrances et l'expiation de Cédar sur la terre. L'idée est celle de la vertu purificatrice du mal supporté par un esprit céleste pour racheter ses fautes. L'ange déchu ne retrouvera au ciel l'objet de son amour que lorsqu'il aura été purifié par plusieurs vies et plusieurs morts méritoires.

On a relevé dans "La Chute d'un ange" l'influence d'un poème mystique du poète anglais Thomas Moore, "les Amours des Anges" (1820), celle de Lamennais (Paroles d'un Croyant, 1834 et de Chateaubriand. Mais c'est surtout à l'Eloa (1824) d'Alfred de Vigny que fait songer l'œuvre de Lamartine ...

 

LE LÉZARD - En 1849, Lamartine publia une nouvelle édition de ses Oeuvres choisies, enrichie de préfaces et de commentaires. On y trouve aussi plusieurs poèmes inédits, dont seize pièces qui forment les Troisièmes Méditations poétiques. La 13e de ces nouvelles méditations, intitulée "Le Lézard", est datée de Rome, 1846. Lamartine avait fait plusieurs voyages en Italie, depuis son premier voyage de 1811, au cours duquel il connut Graziella. Notamment, il avait accompli une sorte de pèlerinage à l'île d'Ischin, - en mer Tyrrhénienne, au nord du golfe de Naples, dans le groupe des îles Phlégréennes -, où il avait voulu revoir les lieux témoins de ses premières amours. On peut rapprocher de cette méditation celles qu'inspira le même décor à Chateaubriand dans "Le Voyage en Italie" (1804) ou les "Mémoires d'Outre-Tombe"...

Sur les ruines de Rome.

 

Un jour, seul dans le Colisée,

Ruine de l’orgueil romain,

Sur l’herbe de sang arrosée

Je m’assis, Tacite à la main.

Je lisais les crimes de Rome,

Et l’empire à l’encan vendu,

Et, pour élever un seul homme,

L’univers si bas descendu.

Je voyais la plèbe idolâtre,

Saluant les triomphateurs,

Baigner ses yeux sur le théâtre

Dans le sang des gladiateurs.

Sur la muraille qui l’incruste,

Je recomposais lentement

Les lettres du nom de l’Auguste

Qui dédia le monument.

 

 

 

J’en épelais le premier signe :

Mais, déconcertant mes regards,

Un lézard dormait sur la ligne

 

Où brillait le nom des Césars.

Seul héritier des sept collines,

Seul habitant de ces débris,

Il remplaçait sous ces ruines

Le grand flot des peuples taris.

Sorti des fentes des murailles,

Il venait, de froid engourdi,

Réchauffer ses vertes écailles

Au contact du bronze attiédi.

Consul, César, maître du monde,

Pontife, Auguste, égal aux dieux,

L’ombre de ce reptile immonde

Éclipsait ta gloire à mes yeux !

La nature a son ironie

Le livre échappa de ma main.

Ô Tacite, tout ton génie

Raille moins fort l’orgueil humain !



Criblé de dettes, ayant du vendre sa propriété à Milly, ayant épuisé sa créativité, Lamartine rédige une multitude d'œuvres en prose, "Graziella" (1849), et en particulier des autobiographies comme "les Confidences" (1849) et "les Nouvelles Confidences" (1851). Il écrit également un "Cours familier de littérature" mais, malgré ses efforts, ne parvient à échapper à la misère. Il meurt seul et dans l'indifférence en 1869, frappé d’apoplexie...

"Combien de fois mon maitre et moi n'allâmes- nous pas nous asseoir sur la colline de la villa Pamphili, d où l'on voit Rome, ses dômes, ses ruines, son Tibre qui rampe souillé, silencieux, honteux, sous les arches coupées du Ponte Rotto, d'où l'on entend le murmure plaintif de ses fontaines et les pas presque muets de son peuple marchant en silence dans ses rues désertes ! Combien de fois ne versâmes-nous pas des larmes amères sur le sort de ce monde livré à toutes les tyrannies, où la philosophie et la liberté n'avaient semblé vouloir renaître un moment en France et en Italie que pour être souillées, trahies ou opprimées partout ! Que d'imprécations à voix basse ne sortaient pas de nos poitrines contre ce tyran de l'esprit humain, contre ce soldat couronné qui ne s'était retrempé dans la révolution que pour y puiser la force de la détruire et pour livrer de nouveau les peuples à tous les préjugés et à toutes les servitudes ! C'est de cette époque que datent pour moi l'amour de l'émancipation de l'esprit humain et cette haine intellectuelle contre ce héros du siècle, haine à la fois sentie et raisonnée, que la réflexion et le temps ne font que justifier, malgré les flatteurs de sa mémoire...."

GRAZIELLA, épisode des Confidences et publié séparément en 1852. Le récit s`inspire d'une aventure amoureuse vécue au cours du premier séjour de l'auteur en Italie (1811-1812). Lamartine et son ami Virieu se lient avec un pêcheur napolitain, Andrea. Un jour de septembre, une tempête les contraint à se réfugier à Procida; ils y rencontrent la famille du pêcheur et partagent son existence simple dans l'île, puis à Naples. La belle Graziella. petite-fille d'Andrea, conçoit pour Lamartine un attachement très pur, inconscient jusqu'à ce que ses grands-parents la fiancent à un cousin. Désespérée, elle s'enfuit de la maison ; Lamartine la retrouve à Procida. prête à se faire religieuse, et reçoit l'aveu de son amour. Revenus à Naples, les jeunes gens vivent quelques mois de bonheur mêlé d'inquiétudes. En mai, Lamartine doit rentrer en France. En novembre il reçoit une lettre de Graziella mourante. 

Graziella est un texte représentatif de la sensibilité romantiques, et l'œuvre la plus lue de Lamartine, et l'une des plus controversées, est-il ce roman "vrai" que tient à évoquer le poète? Les érudits ont montré qu'il n'en est rien, ni la chronologie, ni l'âge des protagonistes, ni leur destin ne correspondent à la réalité, la vérité est plus prosaïque, la passade d'un aristocrate désoeuvré que le poète tentera d'exorciser ...

 

RÊVES DE JEUNE FILLE

"Souvent Graziella, au lieu de reprendre joyeusement son ouvrage après avoir habillé et peigné ses petits frères, restait sissise au pied du mur d'appui de la terrasse, à l'ombre des grosses feuilles d'un figuier qui montait d'en bas jusque sur le rebord du mur. Elle demeurait là immobile, le regard perdu, pendant des demi-journées entières. Quand sa grand' mère lui demandait si elle était malade, elle répondait qu'elle n'avait aucun mal, mais qu'elle était lasse avant d'avoir travaillé. Elle n'aimait pas qu'on l'interrogeât alors. Elle détournait le visage de tout le monde, excepté de moi. Mais moi, elle me regardait longtemps sans me rien dire. Quelquefois ses lèvres remuaient comme si elle avait parlé, mais elle balbutiait des mots que personne n'entendait. On voyait de petits frissons tantôt blancs, tantôt roses, courir sur la peau de ses joues et la rider comme la nappe d'eau dormante touchée par le premier pressentiment des vents du matin. Mais, quand je m'asseyais à côté d'elle, que je lui prenais la main, que je chatouillais légèrement les longs cils de ses yeux fermés avec l'aile de ma plume ou avec l'extrémité d'une tige du romarin, alors elle oubliait tout, elle se mettait à rire et à causer comme autrefois. Seulement elle semblait triste après avoir ri et badiné avec moi.

Je lui disais quelquefois : « Graziella, qu'est-ce que tu regardes donc ainsi là-bas, là-bas au bout de la mer pendant des heures entières ? Est-ce que tu y vois quelque chose que nous n'y voyons pas, nous? — J'y vois la France derrière des montagnes de glace, me répondait-elle. — Et qu'est-ce que tu y vois donc de si beau en France ? ajoutais-je. — J'y vois quelqu'un qui te ressemble, répliquait-elle, quelqu'un qui marche, marche, marche sur une longue route blanche qui ne finit pas. Il marche sans se retourner, toujours, toujours devant lui, et j'attends dos heures entières, espérant toujours qu'il se retournera pour revenir sur ses pas. Mais il ne se retourne pas! » Et puis elle se mettait le visage dans son tablier, et j'avais beau rappeler des noms les plus caressants, elle ne relevait plus son beau front.

Je rentrais alors bien triste moi-même dans ma chambre. J'essayais de lire pour me distraire, mais je voyais toujours sa figure entre mes yeux et la page. Il me semblait que les mots prenaient une voix et qu'ils soupiraient comme nos cœurs. Je finissais souvent aussi par pleurer tout seul, mais j'avais honte de ma mélancolie, et je ne disais jamais à Graziella que j'avais pleuré. J'avais bien tort: une larme de moi lui aurait fait tant de bien !"

 

SÉPARATION

"Un soir des derniers jours du mois de mai, on frappa violemment à la porte. Toute la famille dormait. J'allai ouvrir. C'était mon ami V... «Je viens te chercher, me dit-il. Voici une lettre de ta mère. Tu n'y résisteras pas. Les chevaux sont commandés pour minuit. Il est onze heures. Partons, ou tu ne partiras jamais. Ta mère en mourra. Tu sais combien ta famille la rend responsable de toutes tes fautes. Elle s'est tant sacrifiée pour toi ; sacrifie-toi un moment pour elle. Je te jure que je reviendrai avec toi passer l'hiver et toute une autre longue année ici. Mais il faut faire acte de présence dans ta famille et d'obéissance aux ordres de ta mère. »

Je sentis que j'étais perdu.

« Attends-moi là, » lui dis-je.

Je rentrai dans ma chambre, je jetai à la hâte mes vêtements dans ma valise. J'écrivis à Graziella, je lui dis tout ce que la tendresse pouvait exprimer d'un cœur de dix-huit ans et tout ce que la raison pouvait commander à un fils dévoué à sa mère. Je lui jurais, comme je me le jurais à moi-même, qu'avant que le quatrième mois fût écoulé je serais auprès d'elle et que je ne la quitterais presque plus. Je confiais l'incertitude de notre destinée future à la Providence et à l'amour. Je lui laissais ma bourse pour aider ses vieux parents pendant mon absence. La lettre fermée, je m'approchai à pas muets. Je me mis à genoux sur le seuil de la porte de sa chambre. Je baisai la pierre et le bois ; je glissai le billet dans la chambre par dessous la porte. Je dévorai le sanglot intérieur qui m'étouffait.

Mon ami me passa la main sous le bras, me releva, et m'entraîna. A ce moment, Graziella, que ce bruit inusité avait alarmée sans doute, ouvrit la porte. La lune éclairait la terrasse. La pauvre enfant reconnut mon ami. Elle vit ma valise qu'un domestique emportait sur ses épaules. Elle tendit les bras, jeta un cri de terreur et tomba inanimée sur la terrasse.

Nous nous élançâmes vers elle. Nous la reportâmes sans connaissance sur son lit. Toute la famille accourut. On lui jeta de l'eau sur le visage. On l'appela de toutes les voix qui lui étaient les plus chères. Elle ne revint au sentiment qu'à ma voix. «Tu le vois, me dit mon ami, elle vit ; le coup est porté. De plus longs adieux ne seraient que des contre-coups plus terribles. » Il décolla les deux bras glacés de la jeune fille de mon cou et m'arracha de la maison. Une heure après nous roulions dans le silence et dans la nuit sur la route de Rome.

J'avais laissé plusieurs adresses à Graziella dans la lettre que je lui avais écrite. Je trouvai une première lettre d'elle à Milan. Elle me disait qu'elle était bien de corps, mais malade de cœur ; que cependant elle se confiait à ma parole et m'attendrait avec sécurité vers le mois de novembre.

Arrivé à Lyon, j'en trouvai une seconde plus sereine encore et plus confiante. La lettre contenait quelques feuilles de l'œillet rouge qui croissait dans un vase de terre sur le petit mur d'appui de la terrasse, tout près de ma chambre, et dont elle plaçait une fleur dans ses cheveux le dimanche. Était-ce pour m'envoyer quelque chose qui l'eût touchée? Était-ce un tendre reproche déguisé sous un symbole, et pour me rappeler qu'elle avait sacrifié ses cheveux pour moi ?

Elle me disait qu'elle avait eu la fièvre ; que le cœur lui faisait mal; mais qu'elle allait mieux de jour en jour; qu'on l'avait envoyée, pour changer d'air et pour se remettre tout à fait, chez une de ses cousines, sœur de Gecco, dans une maison du Vomero, colline élevée et saine qui domine Naples. »

Je restai ensuite plus de trois mois sans recevoir aucune lettre. Je pensais tous les jours à Graziella. Je devais repartir pour l'Italie au commencement du prochain hiver. Son image triste et charmante m'y apparaissait comme un regret, et quelquefois aussi comme un tendre reproche. J'étais à cet âge ingrat où la légèreté et l'imitation font une mauvaise honte au jeune homme de ses meilleurs sentiments ; âge cruel où les plus beaux dons de Dieu, l'amour pur, les affections naïves, tombent sur le sable et sont emportés en fleur par le vent du monde. Cette vanité mauvaise et ironique de mes amis combattait souvent en moi la tendresse cachée et vivante au fond de mon cœur. Je n'aurais pas osé avouer sans rougir et sans m'exposer aux railleries quels étaient le nom et la condition de l'objet de mes regrets et de mes tristesses. Graziella n'était pas oubliée, mais elle était voilée dans ma vie. Cet amour, qui enchantait mon cœur, humiliait mon respect humain. Son souvenir, que je nourrissais seulement en moi dans la solitude, dans le monde, me poursuivait presque comme un remords. Combien je rougis aujourd'hui d'avoir rougi alors ! et qu'un seul des rayons de joie ou des gouttes de larmes de ses chastes yeux valait plus que tous ces regards, toutes ces agaceries et tous ces sourires auxquels j'étais prêt à sacrifier son image! Ah! l'homme trop jeune est incapable d'aimer ! II ne sait le prix de rien ! II ne connaît le vrai bonheur qu'après l'avoir perdu ! Il y a plus de sève folle et d'ombre flottante dans les jeunes plants de la forêt; il y a plus de feu dans le vieux cœur du chêne.

L'amour vrai est le fruit mûr de la vie. A dix-huit ans, on ne le connaît pas, on l'imagine. Dans la nature végétale, quand le fruit vient les feuilles tombent; ,il en est peut-être ainsi dans la nature humaine. Je l'ai souvent pensé depuis que j'ai compté des cheveux blanchissants sur ma tête. Je me suis reproché de n'avoir pas connu alors le prix de cette fleur d'amour. Je n'étais que vanité. La vanité est le plus sot et le plus cruel des vices, car elle fait rougir du bonheur.

Un soir des premiers jours de novembre, on me remit, au retour d'un bal, un billet et un paquet qu'un voyageur venant de Naples avait apportés pour moi de la poste en changeant de chevaux à Mâcon. Le voyageur inconnu me disait que, chargé pour moi d'un message important par un de ses amis, directeur d'une fabrique de corail de Naples, il s'acquittait en passant de sa commission; mais que les nouvelles qu'il m'apportait étant tristes et funèbres, il ne demandait pas à me voir; il me priait seulement de lui accuser réception du paquet à Paris.

J'ouvris en tremblant le paquet. Il renfermait, sous la première enveloppe, une dernière lettre de Graziella, qui ne contenait que ces mots : "Le docteur dit que je mourrai avant trois jours. Je veux te dire adieu avant de perdre mes forces. Oh I si tu étais là, je vivrais ! Mais c'est la volonté de Dieu. Je te parlerai bientôt et toujours du haut du ciel. Aime mon âme! Elle sera avec toi toute ta vie. Je te laisse mes cheveux, coupés une nuit pour toi. Consacre-les à Dieu dans une chapelle de ton pays pour que quelque chose de moi soit auprès de toi ! "

Je restai anéanti, sa lettre dans les mains, jusqu'au jour. Ce n'est qu'alors que j'eus la force d'ouvrir la seconde enveloppe. Toute sa belle chevelure y était, telle que la nuit où elle me l'avait montrée dans la cabane. Elle était encore mêlée avec quelques-unes des feuilles de bruyère qui s'y étaient attachées cette nuit-là. Je fis ce qu'elle avait ordonné dans son dernier vœu. Une ombre de sa mort se répandit dès ce jour-là sur mon visage et sur ma jeunesse."

 

1869 - Lamartine écrivit également un "Cours familier de littérature" mais, malgré ses efforts, ne parvient à échapper à la misère. Il meurt seul et dans l'indifférence en 1869, frappé d’apoplexie...

 

Le Maître que j'adore 

 Et j’ai dit mon cœur : que faire de la vie ?

Irais-je encore, suivant ceux qui m’ont devancé

Comme l’agneau qui passe où sa mère a passé

Imiter des mortels : l’immortelle folie ?

Le paresseux s’endort dans les bras de la faim ;

Le laboureur conduit sa fertile charrue ;

Le savant pense et lit, le guerrier frappe et tue ;

Le mendiant s’assied sur les bords du chemin.

Où vont-ils cependant ? ils vont où va la feuille,

Que chasse devant lui le souffle des hivers,

Ainsi vont se flétrir dans leur travaux divers

Ces générations que le temps sème et cueille !

Ils luttaient contre lui, mais le temps a vaincu ;

Comme un fleuve engloutit le sable de ses rives,

Je l’ai vu dévorer leurs ombres fugitives.

Ils sont nés, ils sont morts : Seigneur, ont-ils vécus ?

Pour moi, je chanterai le Maître que j’adore,

Dans le bruit des cités, dans la paix des déserts,

 

Couché sur le rivage ou flottants sur les mers,

Au déclin du soleil, au réveil de l’aurore.

La terre m’a crié : Qui est donc le Seigneur ?

Celui dont l’âme immense est partout répandue,

Celui dont un seul pas mesure l’étendue,

Celui dont le soleil emprunte sa splendeur ;

Celui qui du néant a tiré la matière,

Celui qui sur le vide a fondé l’univers,

Celui qui sans rivage a renfermé les mers,

Celui qui d’un regard a lancé la lumière ;

Celui qui ne connaît ni jour, ni lendemain,

Celui qui de tout temps de soi-même s’enfante,

Qui vit dans l’avenir comme à l’heure présente

Et rappelle les temps échappés de sa main :

C’est lui ! c’est le Seigneur : que ma langue redise

Les cent noms de sa gloire aux enfants des mortels,

Comme la harpe d’or suspendue à l’autel,

Je chanterai pour lui, jusqu’à ce qu’il me brise…

 


1857 - LA VIGNE ET LA MAISON, PSALMODIES DE L'ÂME - Dans son Cours familier de littérature, Lamartine prétend avoir écrit ces vers en marge d'un vieux Pétrarque in-folio. A ce point de vue, la pièce serait à rapprocher de celle de Victor Hugo dans Les Chants du crépuscule. En 1857, alors qu'il était assailli par les soucis matériels qui allaient l'obliger, trois ans plus tard, à vendre sa chère maison de Milly, le poète évoque dans cette élégie, digne des plus beaux chants de sa jeunesse, les souvenirs et les espérances de toute sa vie. A plus de trente-cinq ans d'intervalle, il est intéressant de comparer ce chant du cygne de la vieillesse malheureuse à l'une des pièces des Méditations, déjà baignées de mélancolie, comme L'Automne, mais d'un accent tout différent. 

 

Le mur est gris, la tuile est rousse,

L'hiver a rongé le ciment;

Des pierres disjointes la mousse

Verdit l'humide fondement;

Les gouttières, que rien n'essuie,

Laissent, en rigoles de suie,

S'égoutter le ciel pluvieux,

Traçant sur la vide demeure

Ces noirs sillons par où l'on pleure,

Que les veuves ont sous les yeux;

La porte où file l'araignée,

Qui n'entend plus le doux accueil,

Reste immobile et dédaignée

Et ne tourne plus sur son seuil;

Les volets que le moineau souille,

Détachés de leurs gonds de rouille,

Battent nuit et jour le granit;

Les vitraux brisés par les grêles

Livrent aux vieilles hirondelles

Un libre passage à leur nid !

Leur gazouillement sur les dalles

Couvertes de duvets flottants

Est la seule voix de ces salles

Pleines des silences du temps.

De la solitaire demeure

Une ombre lourde d'heure en heure

Se détache sur le gazon :

Et cette ombre, couchée et morte,

Est la seule chose qui sorte

 

Tout le jour de cette maison !

 

La pièce se présente comme un "dialogue entre mon âme et moi". L'âme fait revivre devant le poète les douces scènes de sa jeunesse dans la maison que l'oubli et la mort ont envahie. La vigne est celle qui poussait au pied de la maison et s'enroulait "à l'angle du mur ébréché". Assis au pied de ce cep vivace, pendant les vendanges d'octobre, le poète s'abandonne à son rêve et écoute la voix de son âme...

 

Efface ce séjour, ô Dieu ! de ma paupière,

Ou rends-le-moi semblable à celui d'autrefois,

Quand la maison vibrait comme un grand cœur de pierre

De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits.

À l'heure où la rosée au soleil s'évapore

Tous ces volets fermés s'ouvraient à sa chaleur,

Pour y laisser entrer, avec la tiède aurore,

Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur.

On eût dit que ces murs respiraient comme un être

Des pampres réjouis la jeune exhalaison;

La vie apparaissait rose, à chaque fenêtre,

Sous les beaux traits d'enfants nichés dans la maison.

Leurs blonds cheveux, épars au vent de la montagne,

Les filles se passant leurs deux mains sur les yeux,

Jetaient des cris de joie à l'écho des montagnes,

Ou sur leurs seins naissants croisaient leurs doigts pieux.

La mère, de sa couche à ces doux bruits levée,

Sur ces fronts inégaux se penchait tour à tour,

Comme la poule heureuse assemble sa couvée,

Leur apprenant les mots qui bénissent le jour.

Moins de balbutiements sortent du nid sonore,

Quand, au rayon d'été qui vient la réveiller,

L'hirondelle au plafond qui les abrite encore,

À ses petits sans plume apprend à gazouiller.

Et les bruits du foyer que l'aube fait renaître,

Les pas des serviteurs sur les degrés de bois,

Les aboiements du chien qui voit sortir son maître,

Le mendiant plaintif qui fait pleurer sa voix,

Montaient avec le jour; et, dans les intervalles,

Sous des doigts de quinze ans répétant leur leçon,

Les claviers résonnaient ainsi que des cigales

Qui font tinter l'oreille au temps de la moisson !

 


"Lettre à M. de Lamartine" (Alfred de Musset, Poésies nouvelles)

En 1831, "Mais je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles, Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles", se rit ainsi Musset des imitateurs de Lamartine (La Coupe et les Lèvres). Et, en 1836, à 26 ans, Alfred de Musset écrit à Lamartine, son aîné de vingt ans, un poème dont le thème et l’inspiration sont ceux des "Nuits", rapprochant Elvire et George Sand, s'en remettant à la la volonté mystérieuse de la Providence, "Créature d'un jour qui t'agites une heure, De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gémir?" Lamartine n'apprécia pas...

"... Poète, je t'écris pour te dire que j'aime, 

Qu'un rayon du soleil est tombé jusqu'à moi, 

Et qu'en un jour de deuil et de douleur suprême 

Les pleurs que je versais m'ont fait penser à toi.

Qui de nous, Lamartine, et de notre jeunesse, 

Ne sait par coeur ce chant, des amants adoré, 

Qu'un soir, au bord d'un lac, tu nous as soupiré ? 

Qui n'a lu mille fois, qui ne relit sans cesse 

Ces vers mystérieux où parle ta maîtresse, 

Et qui n'a sangloté sur ces divins sanglots, 

Profonds comme le ciel et purs comme les flots ? 

Hélas ! ces longs regrets des amours mensongères, 

Ces ruines du temps qu'on trouve à chaque pas, 

Ces sillons infinis de lueurs éphémères, 

Qui peut se dire un homme et ne les connaît pas ? 

Quiconque aima jamais porte une cicatrice ; 

Chacun l'a dans le sein, toujours prête à s'ouvrir ; 

Chacun la garde en soi, cher et secret supplice, 

Et mieux il est frappé, moins il en veut guérir. 

 

Te le dirai-je, à toi, chantre de la souffrance, 

Que ton glorieux mal, je l'ai souffert aussi ? 

Qu'un instant, comme toi, devant ce ciel immense, 

J'ai serré dans mes bras la vie et l'espérance, 

Et qu'ainsi que le tien, mon rêve s'est enfui ? 

Te dirai-je qu'un soir, dans la brise embaumée, 

Endormi, comme toi, dans la paix du bonheur, 

Aux célestes accents d'une voix bien-aimée, 

J'ai cru sentir le temps s'arrêter dans mon coeur ? 

Te dirai-je qu'un soir, resté seul sur la terre, 

Dévoré, comme toi, d'un affreux souvenir, 

Je me suis étonné de ma propre misère, 

Et de ce qu'un enfant peut souffrir sans mourir ? 

Ah ! ce que j'ai senti dans cet instant terrible, 

Oserai-je m'en plaindre et te le raconter ? 

Comment exprimerai-je une peine indicible ? 

Après toi, devant toi, puis-je encor le tenter ? 

Oui, de ce jour fatal, plein d'horreur et de charmes, 

Je veux fidèlement te faire le récit ; 

Ce ne sont pas des chants, ce ne sont pas des larmes, 

Et je ne te dirai que ce que Dieu m'a dit.