Augustin Thierry (1791-1856), "Histoire de la conquête d'Angleterre par les Normands" (1825), "Récits des Temps mérovingiens" (1840) - Jules Michelet (1798-1874), "Histoire de France" (1833-1867), "Histoire de la Révolution" (1847-1853) - ...

Last update: 02/02/2023


Jules Michelet? Penser l'histoire comme un absolu, à sentir et à exprimer, comme s'il y avait une mystique de l'histoire, "la France est une personne ..

"Il y a une mission particulière à cette époque, tant, en France qu'en Allemagne, et dont Michelet semble particulièrement le délégué ; elle consiste à penser l'histoire comme un absolu, à sentir et à exprimer une mystique de l'histoire. C'est en cela que Vico, mieux que Hegel, lui servit de révélateur. Michelet s'était d'abord connu la vocation philosophique, et toujours il se connut et on le reconnut comme un artiste. Un art de ressusciter le passé, une philosophie de l'humanité en tant qu'elle dure, une mystique des peuples qui se créent et qui créent, c'est avec ces forces, ces divinités à lui, que la personne de Michelet a coïncidé et vibré. Quand on parle d'une page de Michelet, on lui donne généralement l'épithète d'émouvante. Nous l'accorderons sans discuter à celles qu'il a écrites sur les archives dont il était  fonctionnaire,  et qui auraient selon lui nourri son histoire des France. 

Mais il est fâcheux que cette histoire commence ainsi par une illusion de Michelet sur lui-même et sur l'objet de l'histoire, cette mystique par une mystification. Le bon sens nous indique en effet que toute histoire de France générale suppose des monographies de détail, et qu'elle ne s'écrit que de seconde main. Une histoire de France écrite convenablement d'après les sources demanderait une centaine de vies d'hommes. Ce mystique vit comme tous les mystiques dans le monde des intuitions. En matière d'histoire, le terme d'intuition semblerait avoir été créé et mis au monde pour lui. L' "Histoire de France" et l' "Hístoire de la Révolution française" n'ont presque rien d'un récit tenu, contenu, continent, maître de lui et qui travaille à éclairer le lecteur. Ils supposent connue l'histoire qu'ils racontent. Alors se succèdent en paragraphes  brefs, en sensations fortes, en indignations, en enthousiasmes, en images, en lignes de feu, en gerbes d'étoiles, les visions et les réflexions de Michelet. Quoi qu'il en ait dit, son histoire n'est pas une résurrection : c'est un paysage sous une fulguration d'éclairs. Ce climat ne convient pas là tous les nerfs.

Guizot n'a évidemment pas le génie de Michelet. Mais qui ne connaît rien de l'histoire des Révolutions anglaise et française sortira de la lecture de Guizot avec des idées nettes et des données précises sur la première, de la lecture de Michelet avec un intérêt passionné pour la seconde, des clartés confuses, et le désir d'en chercher l'histoire ailleurs. 

 

"UN BOSSUET REPUBLICAIN"

Professeur à l'École normale, à la Sorbonne, au Collège de France, professeur aussi des petites-filles de Charles X et des filles de Louis-Philippe, Michelet s'est voulu quelque chose de plus : l'instituteur du peuple. Ce général en chef de l'Université aspirait à la médaille militaire. Il l'a obtenue. On peut comparer cette carrière à celle de l'homme qui, dans le siècle le plus détesté de Michelet, a le plus exactement réalisé l'antithèse de Michelet : Bossuet. Michelet est du peuple aussi volontairement que Bossuet est d'Église. Le plan du monument historique de Michelet ressemble au plan du monument historique de Bossuet : une histoire universelle écrite en bien des fragments et à bien des époques (soit la "Bible de l'Humanité", qui est un Discours anti-Bossuet, l' "Histoire romaine", l' "Histoire de France" et les "Précis") généralement à la suite d'un enseignement et dans l'esprit d'un enseignement, puis, branche transversale du monument, l' "Histoire de la Révolution" et les livres connexes, qui sont, comme l' "Histoire des Variations" de Bossuet, le livre de bataille, le livre de la défense d'une foi, le livre d'histoire propagande. Les deux hommes, qui, à tort ou à raison, sont considérés non comme nos plus grands historiens, mais comme nos plus grands artistes classiques de l'histoire, sont amenés à bâtir dissemblablement sur un semblable dessein. La métaphore de distribution de prix selon laquelle chaque petit Français, dauphin du suffrage universel, est, dans une république, l'objet des mêmes soins d'éducation que l'héritier de la couronne au temps de Bossuet, ne va évidemment pas sans comique. Mais on la prendra au sérieux dans la mesure où Michelet est là, dans la mesure où ce fils d'imprimeur, ce Parisien qui se voulut du peuple, qui fut peuple de tête et de cœur plutôt que de fait, a institué une histoire dont les peuples sont les héros, a agi sur des milliers de sensibilités, a eu non seulement des auditeurs, augustes ou non, comme en avait Bossuet, mais des disciples, a créé un courant, subsistant encore, de foi et d'enthousiasme. A la différence de Guizot, de Macaulay, de Tocqueville et de Renan, Michelet n'est que peu ou point entré dans leur république européenne des esprits. Il n'en a que plus d'importance dans leur République française, même dans la République française tout court. On ne comprend pas l'histoire du radicalisme, c'est-à-dire du seul parti républicain permanent, ni la mystique de la marche à gauche, sans une référence constante à Michelet ; il a été l'éducateur des républicains qui avaient vingt ans en 1870, et qui, durant toute l'entre-deux guerres, ont gardé sa température, ses enthousiasmes, ses limites, ses affirmations et ses négations. 

 

"UN ARTISTE ROMANTIQUE"

C'est moins à la nature de sa mystique qu'à ses qualités extraordinaires d'artiste que Michelet doit son rayonnement. Son histoire naît et se développe en même temps que cette grande peinture romantique d'histoire qui disparaît à peu près dès la fin du XIXe siècle. Taine l'a comparé à Gustave Doré. Et il est vrai que, comme Doré les grands livres de l'humanité, il en a illustré romantiquement les annales. Mais Doré fut un météore sans lendemain. Le style, la phrase et l'art de Michelet eurent, comme sa prédication historique, de grands lendemains. Au XIXe siècle, l'existence, l'action d'un Péguy justifient encore Michelet. 

Il n'est pas seulement le grand animateur de l'histoire. ll en est le grand vivant. On ne connaîtra vraiment ce grand vivant, avec ses dessous ardente, sa géologie charnelle, que le jour où son immense Journal sortira des archives et du secret. La personne de Michelet apparaîtra. Mais pour le moment il reste celui qui, ayant écrit : «La France est une personne ››, a réalisé mystiquement ce mot.

Il l'a pensée et vécue comme une personne dans son corps, dans sa durée et dans son âme. Dans son corps : c'est le "Tableau géographique" qui sert d'introduction au deuxième volume. Dans sa durée : c'est l'histoire de France. Dans son âme : c'est le Michelet messianique. D'aucun écrivain moins que de Michelet, on ne dirait qu'il a laissé l'idée et l'être de la France tels qu'il les a trouvés. ..." (A. Thibaudet, Histoire de la littérature française, 1936)

(Portrait de Jules Michelet par Thomas Couture, musée Carnavalet)


"Si les idées doivent  mener le monde encore, c'est à la condition qu'elles soient d`accord avec le sens commun de l'humanité"...

On peut aborder Michelet via "L'Evangile éternel", de l`écrivain Jean Guéhenno (1890-1978),  publiée en 1927. Le sujet traité est l'amour du peuple et de l'humanité, que Michelet plus que quiconque incarna de façon intellectuelle et mystique, en même temps qu`il sut estimer le sens commun nécessaire à toute étude des faits historiques.

Pour Michelet, "le merveilleux accord des nations entre elles suffisait à établir l'autorité du genre humain, et en face du sens individuel proclamait la valeur du sens commun". De telles pensées justifiaient à ses yeux l`instinct des foules auquel toute sa sensibilité populaire exigeait qu'on fît appel. Selon le mot de Vico, il existe une sagesse vulgaire, et elle a assuré, autant et bien plus que la sagesse réfléchie, l'ordre du monde. Michelet devait vérifier pour la première fois ces principes dans l`histoire du peuple romain. Le mot clef de la science nouvelle est celui-ci : l`humanité est son œuvre à elle-même. Dieu agit sur elle. mais par elle. L'humanité est divine, mais il n'y a point d`homme divin. Les héros mythiques, ces Hercule dont le bras sépare les montagnes. les Lycurgue et les Romulus, législateurs rapides qui accomplissent le lent ouvrage des siècles, sont les créations de la pensée du peuple. Dieu seul est grand. Quand l`être humain a voulu faire des hommes-dieux, il a fallu qu'il entassât des générations en une personne, qu`il résumât en un héros les conceptions de tout un cycle poétique. C'est à ce prix qu'il s'est fait des idoles historiques, des Romulus et des Numa. Les peuples restaient prosternés devant ces gigantesques ombres. Le philosophe les révèle et leur dit : ce que vous adorez, c'est vous-mêmes, ce sont vos propres conceptions. 

Après des vérifications spéculatives, Michelet enseigne à la France à s'aimer elle-même, aux Français à voir dans leur histoire leur grande oeuvre commune et montre pour l`avenir dans la démocratie et la Révolution les dernières exigences et les plus récents travaux du sens commun du genre humain. 

Cependant, l'épilogue de Guéhenno n`est guère rassurant :  le peuple se méfie des intellectuels  et comprend qu'il ne devra son salut qu'à lui-même : "si les idées doivent mener le monde encore, c'est à la condition qu'elles soient d`accord avec le sens commun de l'humanité"...


"... On l’a dit, Paris, Rouen, le Havre, sont une même ville dont la Seine est la grand’rue. Éloignez-vous au midi de cette rue magnifique, où les châteaux touchent aux châteaux, les villages aux villages ; passez de la Seine-Inférieure au Calvados, et du Calvados à la Manche, quelles que soient la richesse et la fertilité de la contrée, les villes diminuent de nombre, les cultures aussi ; les pâturages augmentent. Le pays est sérieux ; il va devenir triste et sauvage. Aux châteaux altiers de la Normandie vont succéder les bas manoirs bretons. Le costume semble suivre le changement de l’architecture. Le bonnet triomphal des femmes de Caux, qui annonce si dignement les filles des conquérants de l’Angleterre, s’évase vers Caen, s’aplatit dès Villedieu ; à Saint-Malo, il se divise et figure au vent, tantôt les ailes d’un moulin, tantôt les voiles d’un vaisseau. D’autre part, les habits de peau commencent à Laval. Les forêts qui vont s’épaississant, la solitude de la Trappe, où les moines mènent en commun la vie sauvage, les noms expressifs des villes, Fougères et Rennes (Rennes veut dire aussi fougère), les eaux grises de la Mayenne et de la Vilaine, tout annonce la rude contrée.

C’est par là, toutefois, que nous voulons commencer l’étude de la France. L’aînée de la monarchie, la province celtique, mérite le premier regard. De là nous descendrons aux vieux rivaux des Celtes, aux Basques ou Ibères, non moins obstinés dans leurs montagnes que le Celte dans ses landes et ses marais. Nous pourrons passer ensuite aux pays mêlés par la conquête romaine et germanique. Nous aurons étudié la géographie dans l’ordre chronologique, et voyagé à la fois dans l’espace et dans le temps.

La pauvre et dure Bretagne, l’élément résistant de la France, étend ses champs de quartz et de schiste, depuis les ardoisières de Châteaulin près de Brest, jusqu’aux ardoisières d’Angers. C’est là son étendue géologique. Toutefois, d’Angers à Rennes, c’est un pays disputé et flottant, un border comme celui d’Angleterre et d’Écosse, qui a échappé de bonne heure à la Bretagne. La langue bretonne ne commence pas même à Rennes, mais vers Elven, Pontivy, Loudéac et Châtellaudren. De là, jusqu’à la pointe du Finistère, c’est la vraie Bretagne, la Bretagne bretonnante, pays devenu tout étranger au nôtre, justement parce qu’il est resté trop fidèle à notre état primitif ; peu français, tant il est gaulois ; et qui nous aurait échappé plus d’une fois, si nous ne le tenions serré, comme des pinces et des tenailles, entre quatre villes françaises d’un génie rude et fort : Nantes et Saint-Malo, Rennes et Brest.

Et pourtant cette pauvre vieille province nous a sauvés plus d’une fois ; souvent, lorsque la patrie était aux abois et qu’elle désespérait presque, il s’est trouvé des poitrines et des têtes bretonnes plus dures que le fer de l’étranger. Quand les hommes du Nord couraient impunément nos côtes et nos fleuves, la résistance commença par le Breton Noménoé ; les Anglais furent repoussés, au quatorzième siècle, par du Guesclin ; au quinzième, par Richemont ; au dix-septième, poursuivis sur toutes les mers par Duguay-Trouin. Les guerres de la liberté religieuse et celles de la liberté politique n’ont pas de gloires plus innocentes et plus pures que Lanoue et Latour d’Auvergne, le premier grenadier de la République. C’est un Nantais, si l’on en croit la tradition, qui aurait poussé le dernier cri de Waterloo : La garde meurt et ne se rend pas. Le génie de la Bretagne, c’est un génie d’indomptable résistance et d’opposition intrépide, opiniâtre, aveugle ; témoin Moreau, l’adversaire de Bonaparte. La chose est plus sensible encore dans l’histoire de la philosophie et de la littérature. Le Breton Pélage, qui mit l’esprit stoïcien dans le christianisme et réclama le premier dans l’Église en faveur de la liberté humaine, eut pour successeurs le Breton Abailard et le Breton Descartes. Tous trois ont donné l’élan à la philosophie de leur siècle. Toutefois, dans Descartes même, le dédain des faits, le mépris de l’histoire et des langues, indique assez que ce génie indépendant, qui fonda la psychologie et doubla les mathématiques, avait plus de vigueur que d’étendue ..."

(Michelet, Tableau de France, 1861)


Jules Michelet (1798-1874)

Toute la famille de Michelet, fils unique, vit dans la hantise de la misère, toujours menaçante. Né dans ancienne église devenue hôpital et qui, selon Michelet aurait abrité l'imprimerie paternelle, le futur historien va bientôt errer avec les siens de logis en logis dans les quartiers populeux de Paris. Le père est en prison pour dettes quand l'enfant a dix ans, c'est l'époque du Coup d'Etat du 18 brumaire, le Consulat (1799), Napoléon Ier sera empereur en 1804, sans doute aucun grand écrivain n'eut-il une enfance aussi misérable. Mais c'est une famille unie qui envoie Jules Michelet au lycée Charlemagne. La Restauration de 1815 va débuter. La mère mourut quand il avait seize ans et le sentiment de la mort dominera sa jeunesse. A cet âge il ne cessait déjà de lire, de travailler avec acharnement, et de réaliser de brillantes études qui le voient docteur ès lettres en 1819 et passer l'agrégation en 1820.

En 1824, il rencontre Victor Cousin, puis, chez celui-ci, Edgar Quinet. Premier mariage. Il sera à vingt-huit ans nommé à la chaire d'histoire et de philosophie de ce qui sera l'Ecole Normale Supérieure, et professeur d'histoire de la fille de la duchesse de Berry à trente ans. Il a alors le sentiment très profond qu'il doit "s'élever" tout en conservant "l'originalité de sa classe", c'est-à-dire contribuer à l'élévation de celle-ci ("Les épreuves de mon enfance me sont toujours présentes, j'ai gardé l'impression du travail, d'une vie âpre et laborieuse, je suis resté peuple."). Cette classe, il l'appelle le peuple, ouvriers, paysans, artisans, boutiquiers, et l'importante fraction de la bourgeoisie qui le mène vers la révolution libérale et nationale de 1830.

Aux "classes supérieures", c'est-à-dire à l'aristocratie, avec sa culture, ses excentricités et ses privilèges, il oppose ces "Barbares" avec leur "chaleur vitale", leur sens du travail, du progrès moral, du devoir ("Barbares, c'est-à-dire voyageurs en marche vers la Rome de l'avenir, allant lentement sans doute, chaque génération avançant un peu, faisant halte dans la mort, mais d'autres n'en continuant pas moins"). 

1837-1840, époque de Victor Cousin, Victor Hugo et son "Ruy Blas" (1838), Louis Blanc et son "Organisation du travail" (1839), Sainte-Beuve et "Port-Royal" (1840), Proudhon et "Qu'est-ce que la propriété" (1840), Delacroix et l' "Entrée des Croisées à Constantinople" ...

Plus tard, les abus de la grande bourgeoisie au pouvoir sous Louis-Philippe, l'échec de 48 et la tyrannie du Second Empire le rendront plus sensible aux souffrances d'un peuple dont la bourgeoisie ne défend plus les intérêts. Michelet est persuadé que des remèdes moraux, particulièrement mystiques, peuvent promouvoir progrès social et moral, communion des êtres, des classes, des peuples, idéalisme passionné qui prolonge le romantisme.

En 1833, alors que Guizot devient ministre et qu'il se fait suppléer à la Sorbonne par Michelet, celui-ci commence à écrire son Hístoíre de France et obtient en 1838 une chaire au Collège de France. Entré dans la lutte politique, il proclame hautement ses sentiments démocratiques et compose dans l'enthousiasme son Histoire de la Révolution (1847-1853). Après le coup d'État de 1851, il est chassé du Collège de France et doit abandonner son poste aux Archives. Il poursuit la rédaction de son Histoire de France mais, aigri et déçu, manque d'impartialité et de sérénité dans ses jugements et l'historien cède trop souvent la place au pamphlétaire. Il meurt en 1876, laissant inachevé son dernier ouvrage, une Histoire du XIXe siècle...

(Jules Michelet, by Carjat & Co (Etienne Carjat), 1860s, National Portrait Gallery, London)

 

Son œuvre historique porte la "résurrection de la vie intégrale non plus dans ses surfaces mais dans ses organismes intérieurs et profonds". Le champ immense qu'il assigne à ses recherches est immense, cette "Histoire vivante" se compose en réalité d'une foule d'éléments divers (politique, droit, religion, littérature, art, influences géographiques, physiologiques, etc.)  et "chaque chose agit sur toutes". Pour reconstituer ce vaste ensemble, il remonte directement aux sources les plus diverses, consulte les documents inédits, étudie les monuments, les inscriptions, les médailles. Tous ces éléments s'organisent en une vision où ressuscitent véritablement devant nous, sous l'élan d'un style frémissant et imagé, l'atmosphère d'une époque, les événements et les hommes ... 

 

"Voilà comment quarante ans ont passé, écrit-il dans la Préface de 1869 à l'Histoire de France. Je ne m'en doutais guère lorsque je commençai. Je croyais faire un abrégé de quelques volumes peut-être en quatre ans, en six ans. Mais on n'abrège que ce qui est bien connu. Et ni moi, ni personne alors ne savait cette histoire.

Après mes deux premiers volumes seulement, j'entrevis dans ces perspectives immenses cette terra incognita. Je dis : "il faut dix ans" ... Non, mais vingt, mais trente ... Et le chemin allait s'allongeant devant moi. Je ne men plaignait pas. Aux voyages de découverte, le coeur s'étend, grandit, ne voit plus que le but. On s'oublie tout à fait. Il m'en advint ainsi. Poussant toujours plus loin dans ma poursuite ardente, je me perdis de vue, je m'absentai de moi. J'ai passé à côté du monde, et j'ai pris l'histoire pour la vie ..."

 

Par sa forte imagination, et la faculté qu'il a d'évoquer le passé à travers ses vestiges, Michelet voit surgir, de la poussière des documents, toute une vie latente : "Ces papiers, écrit-il, n'étaient pas des papiers mais des vies d'hommes, de provinces, de peuples, tous vivaient et parlaient", révélant le spectacle "de la victoire progressive de l'homme contre la nature... de la liberté contre la fatalité", de l'émancipation progressive de l'humanité....


En 1830, Michelet entre aux Archives nationales - "Dans les galeries solitaires des Archives où j'errai vingt années, dans ce profond silence, des murmures cependant venaient à mon oreille. Les souffrances lointaines de tant d'âmes étouffées dans ces vieux âges se plaignaient à voix basse. L'austère réalité réclamait contre l'art, et lui disaient parfois des choses amères ..." (Préface de 1869 à l'Histoire de France) 

"Toutefois je ne tardai pas à m'apercevoir dans le silence apparent de ces galeries, qu'il y avait un mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort. Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis longtemps ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d'hommes, de provinces, de peuples. D'abord, les familles et les fiefs, blasonnés dans leur poussière, réclamaient contre l'oubli. Les provinces se soulevaient, alléguant qu'à tort la centralisation avait cru les anéantir. Les ordonnances de nos rois prétendaient n'avoir pas été effacées par la multitude des lois modernes ..." (Préface de 1833)

Michelet, qui s'était d'abord faire connaître par son "Histoire romaine", incomplète, abandonne en 1830 Rome pour la France : la révolution de 1830 semble justifier le destin de conductrice des peuples que Michelet avait attribué à la France et l'invite à décrire les origines du pays symbole de la liberté : "Cette oeuvre laborieuse d'environ quarante ans fut conçue d'un moment, de l'éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j'aperçut la France. Elle avait des annales et non point une histoire. Des hommes éminents l'avaient étudiée surtout du point de vue politique. Nul n'avait pénétré dans l'infini détail des développements divers de son activité (religieuse, économique, artistique, etc). Nul ne l'avait encore embrassée du regard dans l'unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l'ont constituée. Le premier, je la vis comme une âme et une personne..." (Préface de 1869).


"L'HISTOIRE DE FRANCE" (1836-1867)

C'est l'histoire qui fait l'historien, plus qu'elle n'est faite par lui. "Mon livre m'a créé. C'est moi qui fus son oeuvre" (Préface de 1869). C`est le chef-d`œuvre de l`historien Jules Michelet et qui fut publié en deux temps : 

- les six premiers volumes, qui traitent des origines et du Moyen Âge jusqu'à la fin du règne de Louis Xl. entre 1833 et 1844 ; 

- les onze derniers volumes (Renaissance et Temps modernes) sous des titres spécifiques de 1855 à 1867. C`est qu'entre-temps Michelet avait estimé qu'il ne pouvait étudier la monarchie absolue sans connaître bien la Révolution qui y mit fin. Il entreprit immédiatement l`étude  de cette période : il en devait résulter l` "Hístoíre de la Révolution française" (publiée de 1847 à 1853). Aussi existe-t-il, entre les deux parties de l` "Histoire de France". une différence de ton sensible et plus encore une inégalité frappante quant à la valeur objective et proprement historique de l`œuvre. Echauffé par son "Histoire de la Révolution française", qui est une œuvre de foi et de propagande plutôt qu'une œuvre objective, il est incapable de retrouver la sereine impartialité qui donnait aux premiers volumes leur puissance. non seulement historique, mais tout autant littéraire...

 

Cette "Histoire de France" n'en demeure pas moins son chef-d'œuvre, c`est là qu'il a mis le meilleur de lui-même ; il ne lui a épargné ni les années de travail assidu et de patientes recherches, ni son extraordinaire talent d'évocateur du passé et et de poète. Michelet, fils de parents pauvre  avait dû travailler de bonne heure tout en accumulant les succès scolaires, et commençait une carrière dans l'enseignement qui devait le conduire au Collège de France (1838). Il avait déjà écrit. entre autres œuvres historiques, une "Introduction à l'Histoire universelle" et une "Histoire romaine", ouvrages publiés en 1831. Cette même année, il devient chef de la division historique aux Archives : il se trouve ainsi avoir à disposition une masse énorme de documents presque tous inédits. Enthousiasmé par la Révolution de 1830, il conçoit alors la France "comme une âme et une personne" et entreprend ce que nul n'avait osé avant : "UNE RESURRECTION INTEGRALE DE LA VIE DU PASSE".

Tous ses travaux précédents ne sont, en fait, que les préparations pour cette œuvre immense. Michelet y consacra tout son temps, et pendant près de quarante ans, l`Histoire de France fut sa vie...

 

Dans le premier volume, il étudie les races qui luttèrent pour la possession du sol de la Gaule. On y sent encore l'influence d'Augustin Thierry. Mais, dés le second volume, quand il aborde la géographie à la fois physique et spirituelle de la France, Michelet trouve une méthode toute personnelle, mélange de solides connaissances géologiques, d`intuitions géniales et de poésie qui trouvent leur parfaite expression dans le fameux "Tableau de la France" où il passe en revue les différentes provinces françaises en s`efforçant d'en dégager les caractères propres et les traits essentiels. Le "TABLEAU DE FRANCE" fut publié séparément, après la mort de son auteur, sous le titre de "Notre France". 

 

Au troisième volume commence l'Histoire proprement dite. C`est moins sans doute un récit objectif des faits qu'une suite de peintures, de portraits et de réflexions dans lesquels Michelet, avec un sens admirable du raccourci, sait, grâce à quelques traits et anecdotes, frapper le lecteur et faire revivre le passé comme un vivant poème épique. Ces quatre volumes abondent en tableaux et récits restés justement célèbres, comme la mort de Saint Louis, la folie de Charles VI, les batailles de Crécy, de Courtrai et d'Azincourt. En fresques terribles, la Jacquerie. En peintures dramatiques, le supplice de Jeanne d'Arc ou celui de Savonarole. Ses portraits de personnages historiques témoignent des mêmes qualités d'évocation : une même curiosité, une même vivante sympathie le conduisent à nous les présenter grâce à quelques particularités physiques, à quelques traits de caractère, qui campent devant nous non pas une ombre, mais un homme vivant. Enfin, il donne une attention extrême à tous les détails, aux habitudes de vie, au costume, au mobilier, à l'aspect des rues, qui peuvent faire retrouver à ses lecteurs l'atmosphère exacte dans laquelle vivaient ses personnages.

 

Ainsi, il se tient également loin des vues systématiques de Thierry et de Guizot, qui n`hésitaient pas à forcer le sens des faits pour les faire entrer dans leurs théories, et du simple souci du pittoresque qui inspirait l'Histoire des ducs de Bourgogne de Barante. Si les considérations générales sur l'évolution des mœurs ou le développement des institutions politiques ne manquent pas, elles sont éclairées par un esprit perspicace mais passionné. Michelet a compris que l'érudition, bien qu'indispensable, ne suffisait pas, qu'il fallait la rendre vivante. Et si son "Histoire" entraîne son lecteur, c`est que lui-même éprouve les grands sentiments qu`il évoque, qu'il suit, avec un amour vibrant, ce "puissant travail de soi sur soi, où la France, par son progrès propre. va transformant tous ses éléments bruts"...

 

En 1843, tout change. 

Michelet publie avec Edgar Quinet son livre "Des Jésuites" et commence son "Histoire de la Révolution française" qui est un véritable pamphlet en même temps qu'une épopée. Il se laisse prendre aux passions contemporaines, et 1orsqu'il reprend, en 1855, la publication de son "Histoire de France", c'est dans la perspective de la Révolution française qu`il aborde l`Ancien Régime. Il se pose alors en justicier, demande des comptes aux gouvernants : "Qu'avez-vous fait du peuple ? Qu'avez-vous fait pour le peuple ? " Il va, avec obstination, chercher parmi les faits tout ce qui peut desservir les personnages qui lui déplaisent; il se lance dans des interprétations symboliques, et certains passages de la seconde partie font penser au Victor Hugo des "Châtiments". 

Lorsqu'il traite de la Renaissance, il sait encore retrouver cette sympathie agissante qui nous vaut des pages remarquables sur cette époque, sur la Réforme et les guerres de Religion, enfin sur la vie au XVIe siècle ; mais, peu à peu, l`injustice, la calomnie, les préjugés partisans envahissent l`œuvre où l'on sent monter une haine croissante. C'est que Michelet, révolutionnaire enthousiaste, ne put juger avec impartialité une époque trop proche de la sienne et si peu conforme à ses aspirations. Mais c'est aussi que sa situation sociale a changé : l'arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte le chasse de sa chaire du Collège de France et de son poste aux Archives et on a l`impression qu'il se venge de Napoléon III sur la monarchie absolue. Il n`en reste pas moins un très grand écrivain et ne perd pas sa puissance évocatrice. 

 

(L'avènement du café en France - Pour Michelet, l'histoire vivante est faite de multiples éléments qui sont étroitement solidaires. Un exemple singulier, celui du café, montre ici comment les phénomènes économiques agissent sur les mœurs, et par là sur l'esprit des individus, puis sur les destinées d'une nation...)

 

"On ignorait parfaitement, en janvier 1719,qu'avant la fin de cette année la France entière prendrait part au Système. Je dis la France entière.  Il n'y a jamais eu de mouvement général. Ce n'était pas, comme on semble le croire, une simple affaire de finance, mais une révolution sociale. Elle existait déjà dans les esprits. Le Système en fut l'effet beaucoup plus que la cause. Une fermentation immense l'avait précédé, préparé, une agitation indécise, vaste, variée;  d'un but moins politique que celle de 89 -, peut-être plus profonde. Sous ses formes légères, elle remuait en bas mille choses que 89 effleura. 

Avant la pièce, observons le théâtre. Bien avant le Système, Paris devient un grand café.

Trois cents cafés sont ouverts à la causerie. Il en est de même des grandes villes, Bordeaux, Nantes, Lyon, Marseille, etc.  Jamais la France ne causa plus et mieux. Il y avait moins d'éloquence et de rhétorique qu'en 89. On n'a rien à citer. L'esprit jaillit, spontané, comme il peut.

De cette explosion étincelante, nul doute que l'honneur ne revienne en partie à l'heureuse révolution du temps, au grand fait qui créa de nouvelles habitudes, modifia les -tempéraments : l'avènement du café.

L'effet en fut incalculable, — n'étant pas affaibli, neutralisé, comme aujourd'hui, par l'abrutissement du tabac. On prisait, mais ou fumait peu.

Le cabaret est détrôné.

Moins de chants avinés la nuit. Moins de grands seigneurs au ruisseau. La boutique élégante de causerie, salon plus que boutique cbange, ennoblit les mœurs. Le règne du café est celui de. la tempérance. Le café, la sobre liqueur, puissamment cérébrale, qui, tout au contraire des spiritueux, augmente la netteté et la lucidité, — le café qui supprime la vague et lourde poésie des fumées d'imagination, qui, du réel bien vu, fait jaillir l'étincelle, et l'éclair de la vérité.

Les cafés ouvrent en Angleterre dès Charles II (1669), mais n'y prennent jamais caractère. Les alcools ou les vins lourds, la grosse bière, y sont préférés. En France, on ouvre des cafés un peu après 1671, sans grand effet. Il y faut la révolution, les libertés au moins de la parole.

Les trois âges du café sont ceux de la pensée moderne; ils marquent les moments solennels du brillant siècle de l'esprit. 

Le café arabe la prépare, même avant 1700. Ces belles dames que vous voyez dans les modes de Bonnart humer leur petite tasse, elles y prennent l'arôme du très fin café d'Arabie. Et de quoi causent-elles? du Sérail de Chardin, de la coiffure à la Sultane, des Mille et Une Nuits (1704). Elles comparent l'ennui de Versailles à ces paradis d'Orient.

Bientôt (1710-1720) commence le règne du café indien, abondant, populaire, relativement à bon marché. Bourbon, notre île indienne, où le café est transplanté, a tout à. coup un bonheur inouï.

Ce café de terre volcanique fait l'explosion de la Régence et de l'esprit nouveau, l'hilarité subite, la risée du vieux monde, les saillies dont il est criblé, ce torrent d'étincelles dont les vers légers de Voltaire, dont les "Lettres persanes" nous donnent une idée affaiblie. Les livres, et les plus brillants même, n'ont pas pu prendre au vol cette causerie ailée, qui va, vient, fuit insaisissable. C 'est ce Génie de nature éthérée que, dans les "Mille et Une Nuits", l'enchanteur veut mettre en bouteille. Mais quelle fiole en viendra à bout?

La lave de Bourbon, pas plus que le sable arabique, ne suffisait à la production. Le Régent le sentit, et fit transporter le café dans les puissantes terres de nos Antilles. Deux arbustes du jardin du Roi, portés par le chevalier de Clieux, avec le soin, l'amour religieux d'un homme qui sentait porter une révolution, arrivèrent à la Martinique, et réussirent si bien que cette île bientôt en envoie par an dix millions de livres.

Ce fort café, celui de Saint-Domingue, plein, corsé, nourrissant, aussi bien qu'excitant, a nourri l'âge adulte du siècle, l'âge fort de l'Encyclopédie. Il fut bu par Buffon, par Diderot, Rousseau, ajouta sa chaleur aux âmes chaleureuses, sa lumière à la vue perçante des prophètes assemblés dans "l'antre de Procope", qui virent au fond du noir breuvage le futur rayon de 89.

L'immense mouvement de causerie qui fait le caractère du temps, cette sociabilité excessive qui se lie si vite, qui fait que les passants, les inconnus, réunis aux cafés, jasent et s'entendent tout d'abord, quel en était l'objet, le but? Les petites oppositions parlementaires et jansénistes? Oui, sans doute, mais bien d'autres choses. Les "Nouvelles ecclésiastiques", toujours poursuivies, jamais prises, piquaient quelque peu le public. Mais tout cela fort secondaire. On était rebattu, excédé  de théologie. Les pédants jansénistes (fort cruels pour les protestants, pour les libres penseurs) n’intéressaient guère plus que les molinistes fripons. La Grâce suffisante et le Pouvoir prochain, tout ce vieux bric-à-brac de l’autre siècle rentrait au garde-meuble. On parlait bien plutôt de Law, de son ascension singulière, de la république d'actionnaires qu'il entreprenait de créer. On parlait du café, de la polygamie orientale. Tout cela mêlé et brouillé. Cette France si spirituelle ne sait pas plus de géographie que de calcul ou d'orthographe. Beaucoup mettent l'Asie à l'Occident. trompés par le mot "Indes", ils confondent les deux continents sous un magique nom, toujours de grand effet : "Les îles".

Des Hespérides à Robinson, tout le mystère du monde est dans les îles. Là, le trésor caché de la nature, la toison d'or, ou ce qui vaut autant, les élixirs de vie qu'on vend au poids de l'or. Pour d’autres, c’est l’amour, le libre amour qui vit aux îles. Sans parler de la Calypso, dès le seizième siècle, le cordelier Thévet, dans les hardis mensonges de sa cosmographie, nous conte les amants naufragés dans les îles. Toujours la même histoire, Manon Lescaut, Virginie, Atala. Le Français nait Paul ou René. Plusieurs, faits pour l’amour mobile, élargissent les îles, préfèrent l’horizon infini des grandes forêts américaines, la vie du promeneur, hôte errant des tribus, favorisé la nuit du caprice des belles indiennes, libre au matin, joyeux, sans soin, sans souvenir. C’est le rêve du coureur de bois. 

Quoiqu’on lût peu, les livres, ceux de Hollande, défendus et proscrits, les manuscrits furtifs, avaient grande action. On se passait Boulainvilliers, son ingénieuse apologie de Mahomet et du mahométisme. 

Mais rien n’eut plus d’effet que le livre hardi et brillant de Lahontan sur les sauvages, son frontispice où l’indien foule aux pieds les sceptres et les codes (leges et sceptra terit), les lois, les rois. C’est le vif coup d’archet qui, vingt ans avant les "Lettres Persanes", ouvre le dix-huitième siècle. 

Le voile épais et lourd dont les livres de missionnaires avaient caché le monde, se trouve déchiré. Leur thèse ridicule que l’homme non chrétien n’est pas homme, d’un coup est réduite à néant. Plus de privilégiés de Dieu. Plus d’élus, mais tous frères. L’identité du genre humain.... (Histoire de France, XIV, La Régence)

 

Michelet voulait faire une œuvre qui ne fût ni doctrinaire ni romantique; en réalité, on a vu son "Histoire de France" comme le chef-d`œuvre de l'histoire romantique. Il abuse des vues métaphysiques, du symbolisme, des rapprochements hasardeux et des parallèles; il se laisse souvent entraîner par sa passion, même dans la première partie de son Histoire. Mais il a les qualités de ses défauts : l'ardeur, le dynamisme qui donnent à son livre une vie à laquelle on restera difficilement insensible. C`est qu'il est original et audacieux, il a le don de la couleur et de l'image, le souci du pittoresque qui le rapproche de Chateaubriand, mais aussi la puissance et la violence d'Hugo; son style est âpre, ce n'est parfois qu'une succession de notations qui semblent à peine rédigées, mais qui donnent une impression de rapidité et d`intensité qu`on ne trouve chez aucun autre écrivain. L'ensemble de cette "Histoire de France" est ainsi conçu comme un tout organique et conscient. comme une personne vivante, à laquelle il se voue pour en ressusciter toute sa complexité....


"L'HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE" (1847-1853)

 Michelet interrompit son "Histoire de France" à laquelle il travaillait quand, arrivé au règne de Louis XI, il se rendit compte qu`il ne pourrait comprendre la monarchie absolue sans avoir au préalable étudié la Révolution. C`est alors qu'il commença cet ouvrage, dont le ton est loin de celui d'un historien impartial. Directeur de la section historique des Archives depuis 1831, il put disposer d'une documentation particulièrement riche. Mais son imagination, ses idées politiques allaient souvent transformer les faits, et ses jugements se ressentir profondément de ses sympathies ou de ses haines. C'est qu'il s`était produit, entre le moment où il entreprit la rédaction de son "Histoire de France" et celui où il l`interrompit pour commencer son "Histoire de la Révolution" une modification sensible dans sa manière de concevoir l`histoire; elle est devenue pour lui UN MOYEN DE PROPAGER SES OPINIONS DANS LES MASSES. Michelet y a certainement gagné en popularité, et atteindra sous cet angle son but : pendant des décennies, l'idée qu'on s`est fait, dans le peuple en particulier, de la Révolution provenait en droite ligne de l`Histoire de Michelet.

Mais il y a perdu sur le plan de l`histoire elle-même, et sa Révolution française est à peine un livre d'histoire. L'œuvre, après un coup d'œil général sur l`histoire de France, débute par les élections de 1789 aux états généraux; elle se termine à la mort de Robespierre. 

Michelet y parle avec sympathie de la Commune de Paris et de la Convention, même lorsque celle-ci condamne Louis XVI à mort ; ce qui ne l'empêche pas de porter un jugement sévère sur la Terreur : "La France n`a pas été sauvée par la Terreur, mais malgré la Terreur". Comme dans l' "Hístoire de France", on trouve encore ici le souci de déceler les causes profondes des événements dans l'évolution sociale. une attention constante aux espoirs et aux croyances populaires; non seulement les grands événements de la Révolution prennent pour lui une valeur symbolique, mais il s'intéresse à la vie intime, à la vie quotidienne sur lesquelles ils se détachent. Enfin, il garde son sens très juste des portraits, ceux de Danton, Marat, Robespierre et Saint-Just sont à juste titre des classiques. Mais là, plus encore que dans la seconde partie de l' "Histoire de France", les généralisations précipitées, le parti pris, les symboles incohérents amoindrissent le propos. Pour lui, la Révolution a été faite par la nation tout entière et non par quelques individus, aussi nous présente-t-il des tableaux colorés du peuple "en marche", des synthèses vives et brillantes, pleines d'imagination et de passion, qui donnent à son histoire le ton d`un poème épique ...

 

(La Fédération du 1er juillet 1790 - La prise de la Bastille le 14 juillet 1789 fut regardée comme le symbole de la victoire du peuple sur la royauté, el désormais l'anniversaire du 14 uillet fut le grand anniversaire de la Révolution. La Constituante le célébra en 1790 par une grande fête à laquelle furent conviées toutes les communes de France...)

"Le Champ-de-Mars, voilà le seul monument qu'a laissé la Révolution... L'Empire a sa colonne, et il a pris encore presque à lui seul l'Arc-de-Triomphe, la royauté a son Louvre, ses Invalides; la féodale église de 1200 trône encore à Notre-Dame; il n'est pas jusqu'aux Romains, qui n'aient les Thermes de César.

Et la Révolution a pour monument... le vide...

Son monument, c'est ce sable, aussi plan que l'Arabie... (Un tumulus à droite, et un tumulus à gauche, comme ceux que la Gaule élevait, obscurs et douteux témoins de la mémoire des héros. Mais un grand souffle parcourt la grande plaine, que vous ne sentez nulle part, une âme, un tout-puissant esprit...

Et si cette plaine est aride, et si cette herbe est séchée, elle reverdira un jour.

Car dans cette terre est mêlée profondément la sueur féconde de ceux qui, dans un jour sacré, ont soulevé ces collines, le jour où, réveillés au canon de la Bastille, vinrent, du Nord et du Midi, s'embrasser la France et la France, — le jour où trois millions d'hommes, levés comme un homme, aimés, décrétèrent la paix éternelle.

La ville de Paris y avait mis quelques milliers d'ouvriers fainéants, à qui un pareil travail aurait coûté des années. Cette mauvaise volonté fut comprise. Toute la population s'y mit. Ce fut un étonnant spectacle. De jour, de nuit, des hommes de toutes classes, de tout âge, jusqu'à des enfants, tous, citoyens, soldats, abbés, moines, acteurs, sœurs de charité, belles dames, dames de la halle, tous maniaient la pioche, roulaient la brouette ou menaient le tombereau. Des enfants allaient devant, portant des lumières; des orchestres ambulants animaient les travailleurs; eux-mêmes, en nivelant la terre, chantaient ce chant niveleur : « Ah ! ca ira ! ça ira ! ça ira ! Celui qui s'élève on l'abaissera ! »

Le chant, l'œuvre et les ouvriers, c'était une seule et même chose, l'égalité en action. Les plus riches et les plus pauvres, tous unis dans le travail. Les pauvres pourtant, il faut le dire, donnaient davantage. C'était après leur journée, une lourde journée de juillet, que le porteur d'eau, le charpentier, le maçon du pont Louis XVI', que l'on construisait alors, allaient piocher au Champ-de-Mars. A ce moment de la moisson, les laboureurs ne se dispensèrent point de venir. Ces hommes, lassés, épuisés, venaient, pour délassement, travailler encore aux lumières. Ce travail, véritablement immense, qui d'une plaine fit une vallée entre deux collines, fut accompli, qui te croirait? en une semaine! Commencé précisément au 7 juillet, il finit avant le 14.

La France voulut, et cela fut fait.

Ils arrivaient, ces hôtes désirés, ils remplissaient déjà Paris. Les aubergistes et maîtres d'hôtels garnis réduisirent eux-mêmes et filèrent le prix modique qu'ils recevraient de cette foule d'étrangers. On ne les laissa pas, pour la plupart, aller à l'auberge. Les Parisiens, logés, comme on sait, fort à l'étroit, se serrèrent, et trouvèrent le moyen de recevoir les fédérés.

Quand arrivèrent les Bretons, ces aînés de la liberté, les vainqueurs de la Bastille s'en allèrent à leur rencontre jusqu'à Versailles, jusqu'à Saint-Cyr. Après les félicitations et les embrasements, les deux corps réunis, mêlés, entrèrent ensemble à Paris.

Un sentiment inouï de paix, de concorde, avait pénétré les âmes. Qu'on en juge par un fait, selon moi, le plus fort de tous. Les journalistes firent trêve. Ces âpres jouteurs, ces gardiens inquiets de la liberté, dont la lutte habituelle aigrit tant les âmes, s'élevèrent au-dessus d'eux-mêmes; l'émulation des âmes antiques, sans haine et sans jalousie, les ravit, les affranchit un moment du triste esprit de disputes. Mais voilà enfin le 14 juillet, le beau jour tant désiré, pour lequel ces braves gens ont fait le pénible voyage. Tout est prêt. Pendant la nuit même, de crainte de manquer la fêle, beaucoup, peuple ou garde nationale, ont bivouaqué au Champ-de-Mars. Le jour vient; hélas! il pleut! Tout le jour, à chaque instant, de lourdes averses, des rafales d'eau et de vent. "Le ciel est aristocrate," disait-on, et l'on ne se plaçait pas moins. Une gaieté courageuse, obstinée, semblait vouloir, par mille plaisanteries folles, détourner le triste augure. Cent soixante mille personnes furent assises sur les tertres du Champ-de-Mars, cent cinquante mille étaient debout; dans le champ même devaient manœuvrer environ cinquante mille hommes, dont quatorze mille gardes nationaux de province, ceux de Paris, les députés de l'armée, de la marine, etc. Les vastes amphithéâtres de Chaillot, de Passy, étaient chargés de spectateurs. Magnifique emplacement, immense, dominé lui-même par le cirque plus éloigné que forment Montmartre, Saint-Cloud, Meudon, Sèvres; un tel lieu semblait attendre les Etats généraux du monde.

Avec tout cela, il pleut. Longue est l'attente. Les fédérés, les gardes nationaux parisiens, réunis depuis cinq heures le long des boulevards, sont trempés, mourants de faim, gais pourtant. On leur descend des pains avec une corde, des jambons et des bouteilles, des fenêtres de la rue Saint-Martin, de la rue Saint-Honoré. Enfin, ils passent la rivière sur un pont de bois construit devant Chaillot, entrent par un arc de triomphe. Au milieu du Champ-de-Mars s'élevait l'autel de la patrie; devant l'Ecole-Militaire, les gradins où devaient s'asseoir le Roi, l'Assemblée. Tout cela fut long encore. Les premiers qui arrivèrent, pour faire bon cœur contre la pluie et dépit au mauvais temps, se mirent bravement à danser. Leurs joyeuses farandoles, se déroulant en pleine boue, s'étendent, vont s'ajoutant sans cesse de nouveaux anneaux dont chacun est une province, un département ou plusieurs pays mêlés ..."

 

[Un grand événement politique : la fête de la Fédération ] - "Tout ce qu'on avait cru pénible, difficile, insurmontable devient possible et facile. On se demandait comment s'accomplirait le sacrifice de la patrie provinciale, du sol natal, des souvenirs, des préjugés envieillis....  "Comment, se disait-on, le Languedoc consentira-t-il jamais à cesser d'être Languedoc, un empire intérieur, gouverné par ses propres lois? Comment la vieille Toulouse descendra-t-elle de son capitole, de sa royauté du Midi? Et croyez-vous que la Bretagne mollisse jamais devant la France, qu'elIe sorte de sa langue sauvage, de son dur génie? Vous verrez mollir avant les récifs de Saint-Malo et les rochers de Penmark."

Eh bien, la grande patrie leur apparaît sur l'autel, qui leur ouvre les bras et qui veut les embrasser.... Tous s'y jettent et tous s`oublient; ils ne savent plus ce jour-là de quelle province ils étaient.... Enfants isolés, perdus jusqu'ici, ils ont trouvé une mère; ils sont bien plus qu'ils ne se croyaient :ils avaient l'humilité de se croire Bretons, Provençaux.... Non, enfants, sachez-le bien, vous étiez les fils de la France, c'est elle qui vous le dit, les fils dela grande mère, de celle qui doit, dans l'égalité, enfanter les nations.

Rien de plus beau à voir que ce peuple avançant vers la lumière, sans loi, mais se donnant la main. Il avance, c'est assez :la simple vue de ce mouvement immense fait tout reculer devant lui; tout obstacle fuit, disparaît; toute résistance s'efface. Qui songerait à tenir contre cette pacifique et formidable apparition d'un grand peuple armé?

Les Fédérations de novembre brisent les États provinciaux, celles de janvier finissent la lutte des parlements; celles de février compriment les désordres et les pillages; en mars, avril s'organisent les masses qui étouffent en mai et juin les premières étincelles d`une guerre de religion; mai encore voit les fédérations militaires, le soldat redevenant citoyen, l'épée de la contre-révolution, sa dernière arme, brisée.... Que reste-t-il?

La fraternité a aplani tout obstacle, toutes les fédérations vont se confédérer entre elles, I'union tend à l'unité. Plus de fédérations, elles sont inutiles; il n'en faut plus qu'une : la France.

Elle apparaît transfigurée dans la lumière de juillet.

Tout ceci, est-ce un miracle?... Oui, le plus grand et le plus simple, c'est le retour à la nature. Le fond de la nature humaine, c'est la sociabilité. Il avait fallu tout un monde d'inventions contre nature pour empêcher les hommes de se rapprocher. Douanes intérieures, péages innombrables sur les routes et sur les fleuves, diversité infinie de lois et de règlements, de poids, mesures et monnaies, rivalités de villes, de pays, de corporations, soigneusement entretenues,... Un matin, ces obstacles tombent, les vieilles murailles s'abaissent.... Les hommes se voient alors, se reconnaissent semblables; ils s'étonnent d'avoir pu s'ignorer si longtemps, ils ont regret aux haines insensées qui les isolèrent tant de siècles, ils les expient, s`avancent les uns au-devant des autres, ils ont hâte d'épancher leur cœur. Voilà ce qui rendit si facile, si exécutable une création qu'on croyait si artificielle, celle des départements.

Si elle eût été une pure conception géométrique, éclose du cerveau de Sieyès, elle n`eût eu ni la force ni la durée que nous voyons, elle n'eût pas survécu à la ruine de tant d'autres institutions révolutionnaires. Elle fut généralement une création naturelle, un rétablissement légitime d'anciens rapports entre des lieux, des populations que les institutions artificielles du despotisme, de la fiscalité, tenaient divisés. Les fleuves, par exemple, qui sous l'Ancien Régime n'étaient guère que des obstacles (vingt-huit péages sur la Loire, pour ne donner qu'un exemple), les fleuves, dis-je, redeviennent ce que la nature veut qu'ils soient, le lien du genre humain. Ils formèrent, nommèrent la plupart des départements; ceux-ci, Seine, Loire, Rhône,

Gironde, Meuse, Charente, Allier, Gard, etc., furent comme des fédérations naturelles entre les deux rives des fleuves, que l'État reconnut, proclama et consacra.

La plupart des fédérations ont elles-mêmes conté leur histoire. Elles l'écrivaient à leur mère, l'Assemblée nationale, fidèlement, naïvement, dans une forme bien souvent grossière, enfantine; elles disaient comme elles pouvaient; qui savait écrire écrivait. On ne trouvait pas toujours dans les campagnes de scribe habile qui fût digne de consigner ces choses à la mémoire. La bonne volonté suppléait. Vénérables monuments de la fraternité naissante, actes informes mais spontanés, inspirés, de la France, vous resterez à jamais pour témoigner du coeur de nos pères, de, leurs transports quand pour la première fois ils virent la face trois fois aimée de la patrie.

 

J'ai retrouvé tout cela, entier, brûlant, comme d'hier, au bout de soixante années, quand j'ai récemment ouvert ces papiers que peu de gens avaient lus.

 

 A la première ouverture, je fus saisi de respect; je ressentis une chose singulière, unique, sur laquelle on ne peut pas se méprendre. Les récits enthousiastes adressés à la patrie (que représentait l'Assemblée), ce sont des lettres d'amour. Rien d'officiel ni de commandé. Visiblement le cœur parle. Ce qu'on y peut trouver d`art, de rhétorique, de déclamation, c'est justement l'absence d'art, c'est l'embarras du jeune homme qui ne sait comment exprimer les sentiments les plus sincères, qui emploie les mots des romans, faute d'autres, pour dire l'amour vrai. Mais de moment en moment une parole arrachée au coeur proteste contre cette impuissance du langage et fait mesurer la profondeur réelle du sentiment..., Tout cela verbeux; eh! dans ces moments, comment finit-on jamais? Comment se satisfaire soi-même? Le détail matériel les a fort préoccupés; nulle écriture assez belle, nul papier assez magnifique, sans parler des somptueux petits rubans tricolores pour relier des cahiers....

Quand je les aperçus d'abord, brillants et si peu fanés, je me rappelai ce que dit Rousseau du soin prodigieux qu`il mit à écrire, embellir, parer les manuscrits de sa Julie.... Autres ne furent les pensées de nos pères, leurs soins, leurs inquiétudes, lorsque, des objets passagers, imparfaits, l'amour s'éleva en eux à cette beauté éternelle!

 

Ce qui me toucha, me pénétra d'attendrissement et d'admiration, c'est que, dans une telle variété d'hommes, de caractères, de localités, avec tant d'éléments divers, qui la plupart étaient hier étrangers les uns aux autres, souvent même hostiles, il n'y a rien qui ne respire le pur amour de l'unité. Où sont donc les vieilles différences de lieux et de races? Ces oppositions géographiques, si fortes, si tranchées? Tout a disparu; la géographie est tuée. Plus de montagnes, plus de fleuves, plus d'obstacles entre les hommes. Les voix sont diverses encore, mais elles s'accordent si bien qu'elles ont l'air de partir d'un même lieu, d'une même poitrine,... Tout a gravité vers un point, et c'est ce point qui résonne, tout part à la fois du cœur de la France..." (Histoire de la Révolution, L. III, ch. XI).


"LE PEUPLE" (1846)

Premier d'une série de ce grand "cours d'éducation nationale" que Michelet souhaitait donner de sa chaire du Collège de France, et livre d'actualité qui entendait combattre ce que l'auteur considérait comme un mal, la lutte des classes. Cette haine sociale est due, selon Michelet, à l'ignorance réciproque des milieux divers : l'intellectuel dédaigne l'ouvrier, l`ouvrier méconnaît l'intellectuel. On propose des solutions politiques, mais Michelet les juge insuffisantes. Pour guérir le mal social, il faut guérir les âmes par la connaissance et par I'amour : "Le mal est dans le cœur. Que le remède soit aussi dans le cœur. Laissez là vos vieilles recettes. Il faut que le cœur s`ouvre, et les bras... ". Voici donc un hymne aux vertus de la France et de son peuple que va élever Michelet, pour rendre à la nation désunie la conscience d'un destin commun. Et d'abord, la France ne s'aime pas assez; elle a, dit Michelet, la fâcheuse manie de se dénigrer elle-même dans ses livres, de montrer ses plaies et sa boue à toute l'Europe. Si les littérateurs contemporains s'acharnent ainsi à montrer la laideur morale, c'est qu'ils ne sont point du peuple : s'ils en étaient, ils n'auraient qu'à descendre en eux-mêmes pour en entendre la "poésie sainte". C'est ce que fait Michelet : ce n'est point du dehors, comme un sociologue, qu`il connaît le peuple, mais pour avoir participé à ses travaux, à sa peine, à son humiliation. Ainsi "Le Peuple" peut-il être regardé comme une véritable confession spirituelle de l'écrivain : "Ce livre, je l'ai fait de moi-même, de ma vie et de mon cœur. Il est sorti de mon expérience bien plus que de mon étude..."

Si I'ouvrage demeure utopique, on peut le considérer comme un hommage rendu aux vertus populaires. La nation est pour Michelet une réalité présente et vivante, formée de millions de personnes, de destinées souvent livrées à la souffrance. L'harmonie de l'humanité est fondée sur l`équilibre entre les différences nationales et complémentaires. Ces différences disparues, rien ne pourrait plus contraindre à l'entente : ce serait la confusion. Mais la France occupe, pour Michelet, une place prépondérante dans le concert des nations : non par sa force militaire ou économique, mais par la grandeur de sa mission. Elle n'a pas les vaisseaux et les machines de l'Angleterre ni les systèmes de l'Allemagne ; mais, avec la Révolution, elle a donné son sang et son âme pour le monde. Ainsi a-t-on considérer "Le Peuple" comme une des pierres angulaires du mouvement nationaliste français. en particulier de l'œuvre de Barrès et de Péguy.

 

(Le Paysan de France ...) 

"... Si nous voulons connaître la pensée intime, la passion du paysan de France, cela est fort aisé. Promenons-nous le dimanche, dans la campagne, suivons-le. Le voilà qui s'en va là-bas devant nous. Il est deux heures; sa femme est à vêpres ; il est endimanché ; je réponds qu'il va voir sa maîtresse. Quelle maîtresse ? sa terre. Je ne dis pas qu'il y aille tout droit. Non, il est libre ce jour-là, il est maître d'y aller ou de n'y pas aller. N'y va-t-il pas assez tous les jours de la semaine?... Aussi, il se détourne, il va ailleurs, il a affaire ailleurs... Et pourtant, il y va. Il est vrai qu'il passait bien près ; c'était une occasion. Il la regarde, mais auparavant il n'y entrera pas; qu'y ferait-il ?... Et pourtant il y entre. 

Du moins, il est probable qu'il n'y travaillera pas; il est endimanché ; il a blouse et chemise blanches. — Rien n'empêche cependant d'ôter quelque mauvaise herbe, de rejeter celte pierre. Il y a bien encore cette souche qui gêne; mais il n'a pas sa pioche, ce sera pour demain. Alors, il croise ses bras et s'arrête, regarde sérieux, soucieux. Il regarde longtemps, très longtemps, et semble s'oublier. A la fin, s'il se croit observé, s'il aperçoit un passant, il s'éloigne à pas lents. A trente pas encore, il s'arrête, se retourne et jette sur sa terre un dernier regard, regard profond et sombre; mais pour qui sait bien voir, il est tout passionné, ce regard, tout de cœur, plein de dévotion.

Si ce n'est là l'amour, à quel signe donc le reconnaitrez-vous en ce monde! C'est lui, n'en riez point... La terre le veut ainsi, pour produire; autrement, elle ne donnerait rien, cette pauvre terre de France, sans bestiaux presque et sans engrais. Elle rapporte parce qu'elle est aimée.

Il est plus d'un pays en France où le cultivateur a sur la terre un droit qui certes est le premier de tous, celui de l'avoir faite. Je parle sans figure. Voyez ces rocs brûlés, ces arides sommets du Midi ; là, je vous prie, où serait la terre sans l'homme? La propriété y est toute dans le propriétaire. Elle est dans le bras infatigable qui brise le caillou tout le jour, et mêle cette poussière d'un peu d'humus. Elle est dans la forte échine du vigneron qui du bas de la cote remonte toujours son champ qui s'écoule toujours. Elle est dans la docilité, dans l'ardeur patiente de la femme et de l'enfant qui tirent à la charrue avec un une... Chose pénible à voir... Et la nature y compatit elle-même. Entre le roc et le roc, s'accroche la petite vigne. Le châtaignier, sans terre, se tient en serrant le pur caillou de ses racines, sobre et courageux végétal; il semble vivre de l'air et, comme son maître, produire tout en jeûnant.

Je sentis tout cela, lorsqu'au mois de mai 1844, allant de Nîmes au Puy, je traversais l'Ardèche ..."

 

(L'ouvrier des manufactures)

".. Le vide de l'esprit, l'absence de tout intérêt intellectuel est une des causes principales de l'abaissement de l'ouvrier des manufactures. Un travail qui ne demande ni force, ni adresse, qui ne sollicite jamais la pensée ! Rien, rien, et toujours rien!... Nulle force morale ne tiendrait à cela! L'école doit donner au jeune esprit qu'un tel travail ne relèvera pas quelque idée haute et généreuse qui lui revienne dans ces grandes journées vides, le soutienne dans l'ennui des longues heures. Dans le présent état des choses, les écoles, organisées pour l'ennui, ne font guère qu'ajouter la fatigue à la fatigue. Celles du soir sont, pour la plupart, une dérision. Imaginez ces pauvres petits qui, partis avant le jour, reviennent las et mouillés, à une lieue, deux lieues de Mulhouse, qui, la lanterne à la main, glissent, trébuchent le soir par les sentiers boueux de Déville : appelez-les alors pour commencer l'élude et entrer à l'école! 

Quelles que soient les misères du paysan, il y a, en les comparant à celles dont nous nous occupons ici, une terrible différence, qui n'influe pas accidentellement sur l'individu, mais, profondément, généralement, sur la race même. On peut le dire d'un mot : à la campagne, l'enfant est heureux. Presque nu, sans sabots, avec un morceau de pain noir, il garde une vache ou des oies, il vit à l'air, il joue. Les travaux agricoles auxquels on l'associe peu à peu ne font que le fortifier. Les précieuses années pendant lesquelles l'homme fait son corps, sa force, pour toujours, se passent ainsi pour lui dans une grande liberté, dans la douceur de la famille. Va maintenant, te voilà fort, quoique tu souffres ou fasses, tu peux tenir tète à la vie. Le paysan sera plus tard misérable, dépendant peut-être; mais il a, tout d'abord, gagné douze ans, quinze ans de liberté. Cela seul met pour lui une différence immense dans la balance du bonheur.

L'ouvrier des manufactures porte toute la vie un poids très lourd, le poids d'une enfance qui l'a affaiblit de bonne heure, bien souvent corrompu. Il est inférieur au paysan pour la force physique, inférieur pour la régularité des mœurs. Et avec tout cela, il a une chose qui réclame pour lui : il est plus sociable et plus doux. Les plus misérables d'entre eux, dans leurs plus extrêmes besoins, se sont abstenus de tout acte de violence; ils ont attendu, mourants de faim, et se sont résignés...."

 

(L'ouvrier poète, l'ouvrier, qui lit peu, est quelquefois plus capable que le bourgeois de comprendre et de sentir la poésie....)

"L'ouvrier aime les livres, parce qu'il a peu de livres; il n'en a qu'un parfois, et s'il est bon, il n'en apprend que mieux. Un livre unique qu'on lit et qu'on relit, qu'on rumine et digère, développe souvent mieux qu'une vaste lecture indigeste. J'ai vécu des années d'un Virgile, et m'en suis bien trouvé. Un volume dépareillé de Racine, acheté sur le quai par hasard, a fait le poète de Toulon. Ceux qui sont riches à l'intérieur ont toujours assez de ressources. Ce qu'ils ont, ils l'étendent, le fécondent par la pensée, le poussent jusque dans l'infini. Au lieu d'envier ce monde de boue, ils s'en font un à eux, tout d'or et de lumière. Ils disent à celui-ci : « Garde ta pauvreté que tu appelles richesse, je suis plus riche en moi. » 

La plupart des poésies que les ouvriers ont écrites dans les derniers temps, offrent un caractère particulier de tristesse et de douceur qui me rappellent souvent leurs prédécesseurs, les ouvriers du moyen âge. S'il y en a d'âpres et violentes, c'est le petit nombre. Cette inspiration élevée eût porté plus haut encore ces vrais poètes, s'ils n'eussent suivi dans la forme avec trop de déférence les modèles aristocratiques. Qu'il réussisse, ou non, il ira son chemin, le chemin de la pensée et de la souffrance. « Il chercha la lumière (dit mon Virgile), il l'entrevit, gémit !... » Et, tout en gémissant, il la cherchera toujours. Qui peut l'avoir entrevue, et y renoncer jamais?..."

 

"Le Peuple" se divise en trois parties. "Du servage et de la haine", passe en revue les servitudes et la dure condition du paysan, de l'ouvrier, du fabricant, du marchand, du fonctionnaire, du bourgeois ; Michelet explique comment la situation des différentes classes met entre elles défiances et haines. "Affranchissement par l'amour, la Nature", montre ce qui reste encore de force poétique chez les gens du peuple, les enfants, les hommes simples, et comment ils peuvent produire des œuvres de génie. La dernière partie, "Affranchissement par l'amour, la Patrie", passe en revue les différentes formes d'attachement qui unissent les hommes, l'amitié, le mariage, l'association, la patrie. Michelet cherche à montrer ce qui fait la valeur particulière dans le monde de la France et de la Révolution française et entend indiquer comment doit se former la foi dans la patrie ...


"UN HIVER EN ITALIE" 

Un livre écrit en 1854, connu aussi sous ce titre : Le Banquet, posthume et comportant deux parties. La première, intitulée : "Le pays de la faim", récit d'un séjour fait par Michelet dans le bourg de Nervi, près de Gênes, un récit de son voyage, un tableau du pays, des mœurs des habitants et de la misère de ces populations italiennes. La deuxième partie a pour titre : "Le Banquet", étude de philosophie sociale. La vue des pauvres gens de Nervi a donné à Michelet le désir de travailler au bonheur des déshérités. Il recherche ce qu'il faudrait faire pour embellir la vie des pauvres, ou, comme il dit, pour fonder "le banquet". Il examine les procédés par lesquels l'Église a résolu la question, puis les propositions faites par les socialistes, enfin l'oeuvre de la Révolution; il conclut en demandant pour le peuple de bons livres et des fêtes nationales qui préparent la grande harmonie universelle de tous les peuples ...

 

[La communion universeIle]

"Mais l'unité de toutes les nations, ce n'est point assez; il me faut plus encore! Que ce banquet de l'universeIle amitié aille de la terre au ciel! Qu'iI se prolonge et qu'il monte, qu',il continue là-haut, de sphère en sphère!

Le rêve du paradis humain réalisé ne nous y retiendrait pas. Notre âme demanderait toujours davantage; elle chercherait au-delà, avide, affamée de la faim que rien n'apaise, qui ne dit jamais: assez, la faim de Dieu.

Que notre banquet s'élargisse donc jusqu'aux mondes futurs, et que notre première communication avec eux, soit I'intelligence de la justice qui les règle tous. 

A Ia fin du banquet intime, le travailleur étendant le sentiment de la famille présente aux absents, aux morts, aux exilés, dit à sa femme : "Et les autres!" Nous, à ce banquet de I'esprit,

 élevant nos pensées et nos regards vers les globes lumineux à travers lesquels nous accomplirons bientôt l'éterneI voyage, nous disons aussi : "Et les autres? les autres globes? Achèverons-nous le banquet sans fonder l'universelle patrie religieuse, sans y convier les astres, les étoiles qui dans les nuits transparentes semblent vouloir venir à nous, descendre sur la terre!"

Que ce regard vers ces mondes, nos hôtes de demain, soit notre action de grâces à Dieu.... 

 [...] Douce lumière du matin, mon amie et ma confidente, nous sommes seuls.... Eh bien, sois-moi témoin", atteste devant Dieu que je suis à lui, voué de toutes mes puissances à créer pour sa gloire et le salut de ce monde.

Puisse-t-il, ce monde infortuné, puisse-t-il à la lueur de mon faible fanal, commencer à s'illuminer! Que je passe, s'il le faut, comme un phare inconnu sauve en mer celui qui ne sait pas son nom. Qu'entre le soir et le matin ma lampe brille éphémère, mais secourable, et je dirai merci! J'aurai donné ma part du banquet!" (Le Banquet, Conclusion).

Michelet et Lamartine étaient en relation depuis 1834, alors unis à un vaste mouvement d'idéalisme politique et social ...


"L'OISEAU" (1856), "LA MER" (1861)

L'Oiseau est le premier des quatre chants de ce romantique "poème de la nature" que Michelet avait rêvé dans sa retraite bretonne. Il sera suivi par "L'Insecte", "La Mer" et "La Montagne". Le goût de Michelet pour les choses de la nature datait de sa jeunesse, et seuls ses grands travaux historiques l`avaient jusqu'alors empêché d'y répondre. Cette tétralogie n'est cependant point l'œuvre d`un naturaliste, mais d'un poète : et c'est parce qu`il est d`abord poète que Michelet, au lieu de voir dans les animaux de simples produits de la nature, y salue de véritables personnes, à peine inférieures à nous, et parfois supérieures. Ainsi nous fait-il admirer l'intellígente ingéniosité du vol de l'oiseau. qui se gonfle pour monter dans l`azur, afin de se faire plus large, donc plus léger, et au contraire, quand il veut tomber. se fait tout petit, étroit, lourd comme une pierre. Plus que l'homme, l'oiseau est ami de l'air : "L'oiseau n'a pas à chercher l'air pour le toucher et s'y renouveler; l'air le cherche et afflue en lui; il lui rallume incessamment le brûlant foyer de la vie".  Mais le monde des oiseaux, monde de l'air, est aussi celui de la lumière et du chant, Michelet donne donc la première place au chanteur par excellence : le rossignol, solitaire, sans appui, sans camarade, reprenant sans cesse sa course folle vers les rives du Nil. Après le rossignol, voici l'hirondelle, celui des oiseaux qui a le moins peur de l`homme. Elle ne prend pas seulement notre maison, mais notre cœur. Oiseau du retour, qui revient toujours à la même place, cette voyageuse est devenue le symbole de la fixité du foyer. Michelet décrit ensuite l`éducation de l`oiseau, l'apprentissage du vol ressemble à celui de la marche chez les fils de la femme, même inquiétude, même sollicítude, même encouragement, ainsi, tout au long de son livre, l`auteur prête aux animaux la raison, les passions, les souffrances, un anthropomorphisme bien naïf, diront certains. 

 

Après avoir prêté une âme aux animaux, Michelet en prête une à la nature et à ses éléments dans "La mer", monstre multiforme, qui dit tantôt l'espérance, tantôt la douleur, la menace et la mort. C'est d'abord l'approche de la mer, en descendant les fleuves, on entend son bruit lointain, sourd ... Un livre préparé pendant les séjours que Michelet fit au bord de la mer à différentes époques, sur la Manche, à Granville et à Étretat; sur l'Océan, à Saint Georges, près de l'embouchure de la Gironde, et sur la Méditerranée, à Hyères et à Nervi près de Gènes. L'ouvrage est divisé en quatre livres, "Un Regard sur les mers", la description de la mer, vue de la côte, des courants et des tempêtes; "la Genèse de la mer", une revue des principales espèces d'animaux marins; "Conquête de la mer", histoire de la découverte des mers par l'homme, découverte des trois océans, puis des mers polaires par les explorateurs européens, découverte des lois des marées et des tempêtes, destruction des animaux de la mer; enfin "Renaissance de la mer",  suite de conseils sur la façon la plus rationnelle de prendre les bains de mer ...


"LA FEMME" (1859)

Un livre singulier, tout à la fois mystique et scientifique, où la grandiloquence alterne avec une certaine ineptie. Il est le complément de "L'Amour", paru peu auparavant (1858), "l'affranchissement moral par le véritable amour" dans lequel  Michelet croyait que la société moderne très fatiguée et à demi désorganisée, ne pouvait être sauvée que par la réorganisation de la famille et que la famille devait reposer sur l'amour.  Ici, c'est un hymne qui se veut composé en l'honneur de la femme, plein de cette phraséologie propre à un certain romantisme, et divisé en trois parties : "De l'éducation", l'étude des conditions où doit être placée l'enfant, puis la jeune fille, des occupations auxquelles il faut l'habituer, de l'instruction qu'il faut lui donner; "La femme dans le mariage", ou comment l'homme doit lui-même élever sa femme; "La femme dans la société", consacrée à montrer la part que la femme peut prendre à l'œuvre de la civilisation en soignant les abandonnés et les malades.

Pour Michelet, la femme s'identifie à l'épouse ; la louer, c`est louer le mariage. L'auteur s'effraye du sort que la société moderne réserve le plus souvent à la femme : l'époux et l`épouse vivent dans deux mondes qui ne se rencontrent plus. Le foyer n`existe plus. Et la femme, qui n`est rien hors de son foyer, se détruit. 

 

La cloche, les mélancolies, on découvre un singulier Michelet  peindre et justifier la "tristesse vague" qui saisit parfois la jeune femme au souvenir de sa vie de jeune fille ...

 

"Au mariage heureux et le plus désiré de deux cœurs bien unis d'avance, quel que soit le ravissement, la jeune femme pourtant trouve un grand changement d'habitudes. Lui, il est occupé de devoirs journaliers, et souvent obligé de s'absenter longtemps. Le jour dure; elle attend, va, vient dans la maison, regarde à la fenêtre. Une autre maison lui revient qu'elle avait un peu oubliée, une famille souvent nombreuse, des frères et sœurs de son âge ou petits, tout ce nid gazouillant. Ce monde en mouvement, bruyant et parfois importun, c'était la vie pourtant, une jeune vie, une comédie perpétuelle. Et lorsque tout cela bien propre, habillé, soigné par elle avec sa mère, s'en allait un dimanche d'été à la messe, c'était une sorte de fêle. Toute la grande assemblée de la paroisse en ses plus beaux habits qu'un œil curieux parcourait, les fleurs et les costumes, les chants (incompréhensibles, qu'on est d'autant dispensé d'écouter), tout ce brouhaha amusait. Rien au fond , ou bien peu de choses ; mais enfin une foule, des hommes, des femmes et des enfants. Voir la figure humaine, c'est un besoin. Traversant le Tyrol, j'observai des bergers, des chasseurs, qui, passant la semaine dans la montagne, descendaient le dimanche, non pas pour se parler, mais s'asseoir en face seulement sans mot dire, et se regarder. 

Tout cela le dimanche revient, et dans les insomnies. Le matin vient enfin. Elle sort pour respirer ou pour les besoins du ménage. Elle est heureuse de trouver la fraîcheur. La grande ville est gaie déjà, toute arrosée; les marchés pleins de fleurs, de toutes choses bonnes à la vie. C'est comme de riches corbeilles, combles des dons de la nature. A travers ces fleurs et ces fruits, elle marche rêveuse, pleine de douces émotions, de Dieu, du pur désir d'aller droit dans la vie. La nuit s'est envolée et tous tes mauvais songes. 

Cependant au marché, l'église est ouverte déjà. Qu'elle est belle à cette heure, bien éclairée, auguste, dans sa solitude lumineuse ! Le banc de la famille où elle s'assit toute petite et tant d'années, elle le voit. Pour le regarder? non; cela lui ferait trop de peine... N'en parlons pas, sortons. Que l'air est pur et frais dehors !

Tout est fait de bonne heure, le ménage, le déjeuner. Il est parti. Elle reste dans sa chambrette solitaire. Elle coud à la fenêtre. Le quartier est paisible, écarté. Rien dans la rue. Elle coud, et sa pensée voltige ; un doux souvenir d'hier soir, ce marché du matin, l'église, occupent tour à tour son esprit ? L'oreille par moments lui en tinte... Un bruit vague, léger, lointain, doux, est venu... Erreur peut-être ? Rien ? Le vent a pu changer, emporter l'onde sonore... mais non, le bruit revient. Oui, c'est bien une cloche, de son connu, toute semblable à celle de la paroisse où elle est née. Et, ma foi, je crois, c'est la même. Elle sonna si souvent pour nous, trop souvent! Tant de morts aimés reviennent, et tous les souvenirs. Puissante évocation !... La chambre en est remplie; aux murs et aux plafonds se tracent tous les événements domestiques. Elle est mêlée, la cloche, à tout cela. Et elle y a pris part, en a été émue, vibrant de joie, de deuil. Elle est de la famille... Ah ! que le cœur se gonffle ! ..."

 

Michelet évoque ensuite la disgrâce des solitaires, l'ouvrière, livrée aux travaux pénibles, mal payée, rendue plus misérable encore par le machinisme naissant; la femme lettrée, qui n`a guère plus de ressources et connaît en plus les périls de l'imagination ; la campagnarde. dont le labeur est aussi rude que celui de son mari. 

Michelet aime sans aucun doute la femme, mais une certaine femme, celle du foyer, celle du mariage. Aussi admoneste-t-il les célibataires, tout en marquant que leur état est lié à tout un contexte social : facilité des filles pauvres, pauvreté des jeunes gens qui travaillent, préjugés de l`éducation qui rendent d'abord difficile les filles à marier, enfin les goûts de liberté de la jeune fille moderne. 

 

Problème social, mais surtout problème d'éducation : aussi Michelet écrira-t-il un "Emile" à l'usage des jeunes filles. Et si l'histoire est bonne pour former un jeune homme, les filles sont mieux disposées à contempler la nature et à se laisser instruire par elle - Michelet s'emploiera à montrer comment la petite fille se forme à la patience par le jardinage et comment elle apprend à respecter les plantes : "Et, pour cela, un grand jardin , un parc, n'est pas nécessaire. Celle qui a peu, aime plus. Elle n'a sur son balcon, sur un prolongement de toit, qu'une giroflée de muraille. Eh bien, elle profitera par son unique giroflée plus que l'enfant gâtée des riches, lancée dans de grands parterres qu'elle ne sait que dévaster .."). On les laissera naturellement lire l'Odyssée, les poètes grecs, de préférence à La Bible, trop pessimiste et passionnée.  Michelet ira jusqu'à prétendre aussi traiter de la vie physique de la femme et se glorifiera d`avoir fait tomber "la sotte barrière qui séparait la littérature de la liberté des sciences". S'ensuit un débordement de termes anatomiques, de physiologie mêlée à l'exaltation religieuse, que les contemporains de Michelet trouvèrent scandaleux Reste, au milieu des décombres panthéistes, le sentiment que la femme à l`usine constitue un des maux les plus graves de l`ère industrielle ..


"LA SORCIERE" (1862)

 Dans ce livre, moins d'érudition que de polémique, écrit vers la fin de sa vie, Michelet revenait une fois de plus, pour les critiquer et les contredire, sur les sympathies qu'il avait d'abord montrées pour le Moyen Age chrétien, dans la première partie de son "Histoire de France". A la même époque, il avait dû étudier, pour la suite de cet ouvrage, les célèbres procès des possédées de Loudun et des sorcières basques, et ce n'est rien de moins qu'une apologie de la sorcellerie qu`il voulut écrire : il la montre donc, à travers l'époque médiévale, comme une protestation de l'esprit de liberté et d`individualisme contre l'esprit de soumission représenté par l'Eglise catholique, comme une survivance du culte païen de la Nature, comme les premiers balbutiements de l`esprit scientifique de curiosité et de domination du monde. L'ouvrage se compose de 2 livres, le livre I expose les pratiques de la sorcellerie pendant le moyen âge, le livre II raconte les procès de sorcellerie des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

 

(Préface) " ...D’où date la Sorcière ? je dis sans hésiter : « Des temps du désespoir. » 

Du désespoir profond que fit le monde de l’Église. Je dis sans hésiter : « La Sorcière est son crime. » Je ne m’arrête nullement à ses doucereuses explications qui font semblant d’atténuer : « Faible, légère, était la créature, molle aux tentations. Elle a été induite à mal par la concupiscence. Hélas ! dans la misère, la famine de ces temps, ce n’est pas là ce qui pouvait troubler jusqu’à la fureur diabolique. Si la femme amoureuse, jalouse et délaissée, si l’enfant chassé par la belle-mère, si la mère battue de son fils (vieux sujets de légendes), si elles ont pu être tentées, invoquer le mauvais Esprit, tout cela n’est pas la Sorcière. De ce que ces pauvres créatures appellent Satan, il ne suit pas qu’il les accepte. Elles sont loin encore, et bien loin d’être mûres pour lui. Elles n’ont pas la haine de Dieu. 

Pour comprendre un peu mieux cela, lisez les registres exécrables qui nous restent de l’Inquisition, non pas dans les extraits de Llorente, de Lamothe-Langon, etc., mais dans ce qu’on a des registres originaux de Toulouse. Lisez-les dans leur platitude, leur morne sécheresse, si effroyablement sauvage. Au bout de quelques pages, on se sent morfondu. Un froid cruel vous prend. La mort, la mort, la mort, c’est ce  qu’on sent dans chaque ligne. Vous êtes déjà dans la bière, ou dans une petite loge de pierre aux murs moisis. Les plus heureux sont ceux qu’on tue. L’horreur, c’est l’in pace. C’est ce mot qui revient sans cesse, comme une cloche d’abomination qu’on sonne et qu’on resonne, pour désoler les morts vivants, mot toujours le même : Emmurés. 

Épouvantable mécanique d’écrasement, d’aplatissement, cruel pressoir à briser l’âme. De tour de vis en tour de vis, ne respirant plus et craquant, elle jaillit de la machine et tomba au monde inconnu. A son apparition, la Sorcière n’a ni père, ni mère, ni fils, ni époux, ni famille. C’est un monstre, un aérolithe, venu on ne sait d’où. Qui oserait, grand Dieu ! en approcher ? Où est-elle ? aux lieux impossibles, dans la forêt des ronces, sur la lande, où l’épine, le chardon emmêlés, ne permettent pas le passage. La nuit, sous quelque vieux dolmen. Si on l’y trouve, elle est encore isolée par l’horreur commune ; elle a autour comme un cercle de feu. Qui le croira pourtant ? C’est une femme encore. Même cette vie terrible presse et tend son ressort de femme, l’électricité féminine. La voilà douée de deux dons : 

L’illuminisme de la folie lucide, qui, selon ses degrés, est poésie, seconde vue, pénétration perçante, la parole naïve et rusée, la faculté surtout de se croire en tous ses mensonges. Don ignoré du sorcier mâle. Avec lui, rien n’eût commencé. De ce don un autre dérive, la sublime puissance de la conception solitaire, la parthénogenèse que nos physiologistes reconnaissent maintenant dans les femelles de nombreuses espèces pour la fécondité du corps, et qui n’est pas moins sûre pour les conceptions de l’esprit...."

 

Michelet dévoile ici comment son génie de poète pouvait venir à l'aide de son génie d'historien, parfois même se substituer à lui :  et pour illustrer sa thèse, il va créer en effet un personnage imaginaire, "la Sorcière", symbole de la femme désespérée par la triste réalité des siècles de misère, de crimes, de ténèbres, qui s`efforce à retrouver par des alliances mystérieuses le contact avec les forces sensibles du monde, étouffées par la religion traditionnelle. Aux yeux de Michelet, rien n'était plus lucide, au point de vue catholique, que la haine et la crainte de la femme, si répandues, pense-t-il, dans l`esprit des théologiens du Moyen Age : ceux-ci avaient bien compris que la femme, plus proche que l'homme de la nature primitive, formait dans la société religieuse le principe d`une continuelle révolte. Et la "Sorcière", qui, dans les solitudes de la campagne, retrouve en se livrant à Satan le vieil Esprit de la Nature que le christianisme n'avait pu complètement lui arracher, semble bien être, pour l`auteur, l'image même de l`esprit féminin de révolte et de progrès. 

Un thème cher au romantisme, surtout au romantisme allemand - comme d'ailleurs la réhabilitation de Satan, à quoi s`essaie ici Michelet après la plupart des poètes de son temps. Mais, écrivant "La Sorcière", il restait fidèle aux deux tendances essentielles de sa pensée : volonté d'affirmer le progrès, besoin de mêler à cet hymne à la science une religiosité vague, mystérieuse et secrète. Un ouvrage, qui eut en son temps un succès de scandale et s`attira la censure du gouvernement impérial ...

 

(Epilogue) "... L’esprit nouveau est tellement vainqueur, qu’il oublie ses combats, daigne à peine aujourd’hui se souvenir de sa victoire. Il n’était pas inutile de lui rappeler la misère de ses premiers commencements, les formes humbles et grossières, barbares, cruellement 

comiques, qu’il eut sous la persécution, quand une femme, l’infortunée Sorcière, lui donna son essor populaire dans la science. Bien plus hardie que l’hérétique, le raisonneur demi-chrétien, le savant qui gardait un pied dans le cercle sacré, elle en échappa vivement, et sur le libre sol, de rudes pierres sauvages, tenta de se faire un autel. 

Elle a péri, devait périr. Comment ? Surtout par le progrès des sciences mêmes qu’elle a commencées, par le médecin, par le naturaliste, pour qui elle avait travaillé. La Sorcière a péri pour toujours, mais non pas la Fée. Elle reparaîtra sous cette forme qui est immortelle. 

La femme, aux derniers siècles occupée d’affaires d’hommes, a perdu en revanche son vrai rôle : celui de la médication, de la consolation, celui de la Fée qui guérit. C’est son vrai sacerdoce. Et il lui appartient, quoi qu’en ait dit l’Église. 

Avec ses délicats organes, son amour du plus fin détail, un sens si tendre de la vie, elle est appelée, à en devenir la pénétrante confidente en toute science d’observation. Avec son cœur et sa pitié, sa divination de bonté, elle va d’elle-même à la médication. Entre les malades et l’enfant il est fort peu de différence. A tous les deux il faut la femme. Elle rentrera dans les sciences et y rapportera la douceur et l’humanité, comme un sourire de la nature. 

L’Anti-Nature pâlit, et le jour n’est pas loin où son heureuse éclipse fera pour le monde une aurore. Les dieux passent, et non Dieu. Au contraire, plus ils passent, et plus il apparaît. Il est comme un phare à éclipse, mais qui à chaque fois revient plus lumineux. C’est un grand signe de le voir en pleine discussion, et dans les journaux même. On commence à sentir que toutes les questions tiennent à la question fondamentale et souveraine (l’éducation, l’état, l’enfant, la femme). Tel est Dieu, tel le monde. 

Cela dit que les temps sont mûrs. Elle est si près, cette aube religieuse, qu’à chaque instant je croyais la voir poindre dans le désert où j’ai fini ce livre...."


"LA BIBLE DE L'HUMANITÉ"(1864)

Ouvrage historique et philosophique de Jules Michelet dans lequel l'auteur admire pleinement son époque où l'histoire et la science, en donnant à l'homme les moyens de vaincre l'espace et le temps, lui ont révélé que l'Harmonie est la loi suprême de l'Univers. À cet âge heureux, l'auteur se propose de donner une bible, celle dans laquelle chaque peuple a écrit un verset, lien vivant qui, à travers les siècles, relie l'activité complexe des hommes, activité dont les religions ne sont pas la cause, mais l'effet. Tous les peuples de l'antiquité sont ainsi examinés un à un. Michelet recherche en quoi chacun a contribué à préparer l'avènement de la justice. Il les a divisés en deux groupes : "les peuples de la lumière" (Inde, Perse, Grèce), et "les peuples du crépuscule et de la nuit" (Egypte, Syrie, Phénicie, Judée, Empire romain) ...

Dans une vaste synthèse imagée, il décrit alors l'histoire des peuples de la lumière (Inde, Perse, Grèce). L'lnde antique, matrice du monde, ignorée pendant deux millénaires, à peine replacée dans sa majesté depuis la découverte des textes des Védas et du Râmdyana, donna à l'humanité le sens de la famille dans sa pureté originelle. La Perse, avec l'idée de la coexistence de deux principes : celui du bien et celui du mal, lui enseigna les vertus fécondes et les labeurs héroïques. La Grèce, peuple éducateur par excellence, qui renouvela les mythes fondamentaux (Déméter, Hermès, Athéna, Apollon, Heraclès), s'élève de l'idée du dieu naturel à celle du dieu moral et forme le citoyen, l'être humain, le héros. 

Mais contre cette trinité lumineuse surgirent du Midi "les peuples du Crépuscule, de la Nuit, du Clair-obscur" : l'Égypte, avec son idée de la mort; la Syrie, avec les cultes efféminés et orgiaques d'Adonis et de Cybèle, et surtout la Judée. Les Juifs, esclaves, conçurent un Dieu qui devait les venger de leurs puissants oppresseurs; par la prédication chrétienne, l'idéal historique et viril de Justice, élaboré par le monde gréco-romain, se trouva évincé par l'idéal féminin de la Grâce, conception déjà exprimée clairement dans leur prétention à être le peuple élu. Le christianisme, recevant aussi de l'Orient la notion du Médiateur, éloignait toujours davantage le Dieu de la créature, poussait le monde à se déprendre de l'idée de liberté et de justice pour le confiner dans la grâce et l'ensevelir dans l'abîme ténébreux du Moyen Âge. 

Mais la Révolution a marqué la fin de cet obscurantisme; désormais, le devoir de l'homme est d'avancer avec foi sur la voie du Droit et de la Raison; rien ne gêne plus sa marche depuis l'heureux accord entre la science et la conscience...

 

(La mort, dans la religion des Perses : Michelet cherche comment la mort a été comprise dans la vieille religion persane ; il décrit les funérailles dans la Perse antique et les croyances sur le sort qui attendait les âmes des morts....)

"... Dès que la personnalité apparaît fortement, arrive l'orage sombre des questions qui troublent le cœur. La mort ? qu'est-ce ? et que signifie ce départ qu'on fait malgré soi ? Est-ce un voyage ? est-ce une faute, un péché, une punition?... Et quelle? Que souffre-t-on ? La pauvre âme là-bas trouvera-t-elle ce qu'elle avait ici, de quoi se nourrir, se vêtir? Le froid surtout, le froid inquiète. Sur les hauts plateaux de la Perse, il gèle (et très fort) au mois d'août. Profonde est l'inquiétude, profonde la pitié, l'affliction. Dans les Fêtes des morts qui viennent à la fin de l'année, pendant dix nuits on les entend qui se parlent entre eux, qui demandent l'habit, l'aliment, surtout le souvenir. L'Inde védique fut moins embarrassée. Ce mort, qui des loisirs de la vie pastorale a passé aux loisirs de la vie éternelle, qu'a-t-il voulu? Faire un voyage libre, sans embarras, immense, dans le ciel, sur la terre; il a voulu connaître les montagnes « et la variété des plantes » ; il a voulu connaître la profondeur des grandes ondes, mesurer les nuages et faire un tour dans le Soleil. C'est le Soleil même (Sùrya), père de la vie, qui engendra aussi la mesure de la vie, Yàma, ou la mort. — A vrai dire, point de mort. — Yàma, c'est : la loi des êtres. Rien de sombre en ceci. Le voyageur, de temps à autre, peut, du grand empire d'Yàma, évoqué par les siens, venir voir sa maison.

Dans la Perse, c'est tout le contraire. La mort est un mal positif. Ce n'est nullement un voyage. C'est une défaite, une déroute, la cruelle victoire d'Ahrimane ..."

 

Ce livre date des dernières années de Michelet, époque où son activité impartiale d'écrivain dégénère dans les excès d'une virulente prédication démocratique et anti-cléricale. Son subjectivisme, son amour des symboles abstraits, sont poussés à l'extrême et son parti pris lui fait interpréter, tendancieusement et sans examen, les phénomènes historiques les plus complexes et les plus importants. Cependant, malgré les exagérations du visionnaire, il ressort de ce livre quelque chose de généreux et de sincère .