Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), "Qu'est-ce que la propriété" (1840), "Système des contradictions économiques ou La Philosophie de la misère" (1846), "Les Idées révolutionnaires" (1849), "De Ia justice dans Ia révolution et dans l'Eglise" (1858), "La Guerre et la Paix" (1861), "De la capacité politique des classes ouvrières" (1865, posthume) - ...
Last update: 02/02/2023
LA PROPRIETE, C'EST LE VOL (1840) - Ce texte est à l 'évidence le plus célèbre de Proudhon, et contient l'une des citations les plus connues de toute l'Histoire de la pensée. Et "qu'est-ce que le propriétaire? C'est une machine qui ne fonctionne pas, ou qui, en fonctionnant pour son plaisir et selon son caprice, ne produit rien.." Et pourtant un paradoxe bruyant que Proudhon corrigera en affirrmant que "la propriété, c'est la liberté", et c'est pour un autre mémoire, "Avertissement aux propriétaires" qu'il sera poursuivi en cour d'assises, sans être d'ailleurs condamné, en 1842. Proudhon n'entend donc pas détruire la propriété mais cet anticlérical est bien proche du droit chrétien traditionnel lorsqu'il affirme la légitimité de la propriété en tant que pouvoir sur les choses et son excès intolérable lorsqu'elle se transforme en pouvoir de l'homme sur l'homme...
"Le principe de la Révolution, nous le connaissons maintenant, c'est la liberté.
Autrement : Plus de gouvernement de l'homme par l'homme, plus d'exploitation de l'homme par l'homme. Liberté ! voilà le premier et le dernier mot de la philosophie sociale, c'est-à-dire affranchissement politique par l'organisation du suffrage universel, affranchissement industriel par la garantie mutuelle du crédit, de la circulation et des débouchés. Toute la réforme est en ceci : c'est le produit qui veut se faire monnaie, le gouvernement qui doit devenir administration, le travail qui veut devenir propriété.
La liberté produit tout dans le monde, même ce qu'elle y vient détruire : religions, gouvernements, noblesse, propriétés. Ce qui manque à notre génération, ce n'est ni un Mirabeau, ni un Robespierre, ni un Bonaparte : c'est un Voltaire. L'ironie fut de tous temps le caractère du génie philosophique, l'instrument irrésistible du progrès. Ironie, vraie liberté ! C'est toi qui nous délivres de l'ambition du pouvoir, de l'admiration des grands personnages..."
Pierre Joseph Proudhon aura été l'un des plus grands théoriciens politiques de son temps et son influence sur les mouvements ouvriers fut indéniable. Il est également le défenseur de la philosophie de l'anarchie et le fondateur d`une idéologie révolutionnaire qui englobe à la fois le champ de l'économie, de la sociologie et de l'histoire. Par ses disciples immédiats, puis par l'intermédiaire des membres français de l'Internationale et des membres de la Commune, il a donné sa première doctrine au socialisme français. Le socialisme du parti socialiste français fut, à l'origine , purement proudhonien...
Et pendant une période de vingt-huit ans, depuis L'Essai de Grammaire de 1837, jusqu'à sa mort, le 19 janvier 1865, Proudhon n'a pas cessé d'écrire et sur les sujets les plus divers, "le travail, le salaire, le revenu, la propriété, le prêt, l'échange, l'impôt, les services publics, le culte, la justice, la guerre ...
"Proudhon et ses enfants" (1865, Courbet, Petit Palais, Paris)
Proudhon, en blouse dans son jardin, avec ses enfants. Une atmosphère désuète de pastorale familiale, au sein de laquelle s'affirme un individualisme teinté d'anarchisme, "nous voulons la propriété pour tout le monde", mais c'est par l'anarchie "que l'on détruira l'injustice sociale". La personnalité de Proudhon domine toute son œuvre : la formation de cette personnalité tient à ce qu'il a été paysan et ouvrier. Il disait avec orgueil : « Je suis le fils d'un pauvre artisan tonnelier et d'une fière paysanne ». Sa mère, Catherine Simonin, a étendu sa protection sur toute son, existence, comme l'image même du travail, du sérieux et de l'honnêteté. Proudhon devait sa culture à sa mère qui, pendant six ans, l'avait maintenu au lycée, malgré la gêne croissante de la famille dont elle supportait le poids. Proudhon avait dû quitter le lycée afin de gagner son pain et de décharger sa famille. Il avait trouvé à l'atelier une atmosphère où il se plaisait mieux qu'au collège : « J'ai un état, je peux aller partout, je n'ai besoin de personne... Je me souviens avec délices du grand jour où mon composteur devint pour moi le symbole et l'instrument de la liberté ». Or, l'indépendance qu'avaient incarnée le travail et l'atelier était si profondément enracinée en lui qu'elle éclairera, en dépit de leur tristesse, les heures sombres de ses dernières années. Et Proudhon a honte de cette société du Second Empire où il vit — où tout est lâche et vil, bas et plat, où une génération pourrie aime sa pourriture, où un public imbécile s'admire dans son imbécillité (28 octobre 1861). Lui prêche d'exemple par sa vie vouée à des besognes sans trêve et à une pauvreté qu'il aime parce qu'elle n'aigrit pas comme la misère et ne corrompt pas comme l'argent. L'amour de Proudhon pour la justice nous découvre l'objet suprême de ses ambitions. Le sentiment de la justice peut seul animer une société saine et équilibrée. Sans lui, celle-ci végète et dépérit, privée qu'elle est de la source vivante des consciences humaines. Il refusait de se soumettre et de soumettre l'indépendance du citoyen à un souverain quel qu'il fût, roi, empereur, foule ou Démos et ne voulait pas que les démocrates fussent victimes d'un jeu d'illusions... Et nous le verrons profondément déçu de l'acceptation du coup d'Etat et de ses suites par l'ensemble de la population, par le fait que la résistance, même à Paris, n'avait été que sporadique : le plébiscite du 21 décembre 1851 lui paraissait prouver une indifférence générale : « ... Vous avez encore le culte du peuple, mon cher Madier; il faut absolument vous défaire de cette fausse religion. Il faut servir la liberté et la morale pour elles-mêmes, et comme votre plus précieux trésor; laissez donc les questions subjectives. Sans mépriser le peuple qui n'est que sauvage, et que nous avons à civiliser, n'en faites pas votre souverain». (le 11 décembre 1852, à Madier-Montjau) ...
"Les classes ouvrières ne se sont données à aucun maître, soit Saint-Simon, Enfantin, ou Fourier avec son phalanstère, Pierre Leroux, Considérant, Gabet, Louis Blanc. Elles veulent s'appartenir, mais elles n'ont pas défini leur constitution sociale ..." - En 1840, au moment où Proudhon vient de faire ses premières armes, les écoles socialistes sont en pleine activité, les novateurs se dépensent sans compter, l'imagination est à son comble, des projets de réforme sont conçus avec une extrême minutie de détails, et chacun d'entre eux regroupent autour de lui de fervents admirateurs, et c'est au nom de la "science" que Proudhon va faire la critique du socialisme français, antérieur et contemporain.
Certains de leurs ouvrages sont en effet écrits sous forme de romans d'aventure.... Ainsi "Le Voyage en Icarie" (1840),d'Etienne Gabet (1788-1856), imprégné des idées du théoricien socialiste et utopiste anglais Robert Owen (1771-1858), "de chacun selon ses forces, à chacun selon ses moyens". Proudhon combattit toutes les fractions du parti communiste, de Cabet et des Icariens, des religieux et des humanitaires, des pacifiques et des violents, leur reprochant, à tous, leur ignorance et leur incapacité scientifique, leurs principes nébuleux et flottants, leur négligence des détails pratiques et des procédés d'application, leur bavardage sentimental, leurs appels à la fraternité, et leur erreur essentielle de vouloir fonder par la révolution la solidarité humaine, qui doit être cultivée dans les cœurs pour la rendre possible ...
Saint-Simon (1760-1825) - De Saint-Simon et des saint-simoniens, Proudhon a retenu que la question politique devait être subordonnée à la question économique, et que, dans la société, les questions économiques étaient prépondérantes; il a retenu leur division des périodes de l'humanité ; il a retenu enfin l'exemple de leur organisation des banques, proposée comme le fondement de la réorganisation économique. Mais alors que Prosper Enfantin (1796-1864) avait ré-organisé la famille Saint-Simonienne en véritable secte, Proudhon n'a jamais admis, dans le saint-simonisme, la suppression de l'héritage ni la constitution d'une religion nouvelle ; il estimait l'hérédité nécessaire à la conservation de la famille, et il pensait que les fondateurs de la religion nouvelle marchaient au rebours du siècle de la révolution, destructrice des mysticismes, des dogmes et des religions.
Louis Blanc (1811-1882) - Autre contemporain de Prouhon avec lequel il engage les hostilités, Louis Blanc : celui-ci a publié en 1839 son "Organisation du travail" et dressé un violent réquisitoire contre la monarchie de Louis-Philippe; il rencontrera sur sa route, alors que la révolution de 1848 le fait ministre du gouvernement provisoire, les éléments bourgeois de celui-ci comme Lamartine: le voici contraint de fuir, dénonçant dans "Appel aux honnêtes gens la trahison de la Révolution. Si Proudhon lui reconnaissait la foi révolutionnaire et républicaine, le dévouement aux intérêts de la classe ouvrière, le souci des solutions précises et pratiques, il dénonçait un socialisme qui lui semblait autoritaire, qui renforcerait les pouvoirs et le despotisme de l'Etat, et qui n'aura de cesse d' "empoisonner les ouvriers par des formules absurdes", je suis systématiquement révolutionnaire, ajoutera-t-il; Louis Blanc est systématiquement contre-révolutionnaire, il représente le socialisme gouvernemental, la révolution par le pouvoir, comme je représente le socialisme démocratique, la révolution par le peuple : un abîme existe entre nous....
Charles Fourier (1772-1837) - Proudhon empruntera à Fourier la série et la méthode sérielle, qu'il complète par la méthode antinomique empruntée à Hegel. Et c'est Fourier qui, le premier, avec force, avec éloquence, a montré l'existence dans la. société de cette féodalité industrielle dont Proudhon, après lui, a expliqué la formation, la puissance, les méfaits. ; et, pour organiser contre elle le travail libre, Proudhon a recommandé de plus en plus, à mesure qu'il avançait dans sa vie et dans son œuvre, la forme sociale que Fourier, à l'origine, et à l'exclusion de toute autre, avait indiquée comme bonne, utile, nécessaire : l'association, que Proudhon appelait "mutualité" ou "fédération" agricole et industrielle. Pour Fourier et pour ses disciples, la commune devait être l'élément de la reconstruction sociale : et Proudhon reconnaissait la commune libre comme le fondement de son système fédératif. En 1837, Fourier venait de disparaître, ayant donné à son utopie une justification scientifique, - l'idée newtonienne de l'attraction universelle transposée du monde physique à la vie sociale (Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, 1820) -, "la plus grande mystification de notre époque" pour un Proudhon qui semble alors penser qu'après celui-ci "la science sociale est close, il ne reste rien à faire".
Venu trop tard, il frappera de tous côtés, il est vrai, écrira-t-il en 1845, qu' il y a en ce moment, à Paris seul, douze journaux et revues socialistes, depuis Considérant, en passant par Pierre Leroux, jusqu'à Cabet, et pas une seule de ces publications ne s'accorde avec une autre. Proudhon rejettera donc l'inventivité de ses prédécesseurs, utopistes pour la plupart, pour résoudre la question sociale avec un esprit d'investigation scientifique, l'étude du mieux-être matériel et moral de l'homme doit pouvoir faire l'objet d'une véritable science ...
... Parmi les écrivains socialistes du XIXe, Proudhon se veut un authentique écrivain, soucieux du style, et pourtant sujet à bien de vaines digressions, dialecticien formé par la lecture de Hegel et riche de l'érudition d'un infatigable autodidacte. Plus que politicien ou économiste, c'est un moraliste qui a la passion d'une justice quelque peu abstraite, fondée sur le respect intransigeant de l'individu. De là trois exigences fondamentales : 1) Le droit de tous au travail, où l'on ne doit pas voir le châtiment d'une faute originelle, mais la plus haute manifestation de l'intelligence et de la liberté. 2) L' "égalité des intelligences" et le "nivellement des conditions". Ce qui débouche sur la lutte contre l'Eglise, qui remet la libération des servitudes dans un autre monde, et celle contre le capital, qui assure à une soi-disant élite la domination des masses. 3) La disparition de l'État. Proudhon est littéralement obsédé par les dangers de l'étatisme. La disparition de l'Etat est à ses yeux la conséquence logique et nécessaire de la Révolution. Pourra naître alors une société meilleure, tout économique et fondée exclusivement sur le contrat que Proudhon, sorti d'un milieu artisan et qui semble n'avoir pas bien vu le problème moderne du prolétariat, comprend comme une fédération de petits propriétaires échangeant leurs produits grâce à la Banque du peuple.
Proudhon, en fait, ne s'intéresse qu'à l'individu, à la liberté, à l'élan individuel. L'ordre moral, politique et économique a selon lui sa base dans une sorte d'intuition immédiate de la conscience, par laquelle chaque individu se sent solidaire de tous et lié à la société qui n'a d'autre rôle que de garantir et d'accroître la liberté individuelle. "Nous nions le gouvernement de l'Etat, écrit-il, parce que nous affirmons la personnalité et l'autonomie des masses". Mais dans cette société qui se complexifiait sous l'effet des transformations économiques, de plus en plus centralisée, l'antiétatisme outrancier, moral et même, pour ainsi dire, mystique de Proudhon, l'empêchera d'avoir une grande influence sur les mouvements ouvriers. Aussi cherche-t-on le plus souvent la survivance des thèmes proudhoniens non chez les chefs socialistes, bientôt gagnés au marxisme, mais chez des libertaires, souvent chrétiens, comme Charles Péguy ...
".... J'ai démontré, trop longuement peut-être, par l'esprit des lois mêmes qui supposent la propriété comme base de l'état social, et par l'économie politique, que l'INEGALITE DES CONDITIONS des conditions ne peut se justifier ni par l'antériorité d'occupation, ni par la supériorité de talent, de service, d'industrie et de capacité. Mais si l'égalité des conditions est une conséquence nécessaire du droit naturel, de la liberté, des lois de la production, des bornes de la nature physique, et du principe même de société, cette égalité n'arrête pas l'essor du sentiment social sur la limite du doit et de l'avoir ; l'esprit de bienfaisance et d'amour s'étend au-delà; et, quand l'économie a fait sa balance, l'âme commence à jouir de sa propre justice, et le cœur s'épanouit dans l'infini de ses affections.
Le sentiment social prend alors, selon les rapports des personnes, un nouveau caractère : dans le fort, c'est le plaisir de la générosité; entre égaux, c'est la franche et cordiale amitié ;- dans le faible, c'est le bonheur de l'admiration et de la reconnaissance.
L'homme supérieur par la force, le talent ou le courage, sait qu'il se doit tout entier à la société, sans laquelle il n'est et ne peut rien ; il sait qu'en le traitant comme le dernier de ses membres, la société est quitte envers lui.
Mais il ne saurait en même temps méconnaître l'excellence de ses facultés; il ne peut échapper à la conscience de sa force et de sa grandeur : et c'est par l'hommage volontaire qu'il fait alors de lui-même à l'humanité, c'est en s'avouant l'instrument de la nature, qui seule doit être en lui glorifiée et bénie ; c'est, dis-je, par cette confession simultanée du cœur et de l'esprit, véritable adoration du grand Être, que l'homme se distingue, s'élève et atteint un degré de moralité sociale auquel il n'est pas donné à la bête de parvenir...."
"Les joies du dévouement sont ineffables", et alors que Proudhon avance prudemment, parfois obscurément, cherchant à "faire brûler la propriété à petit feu", un Karl Marx s'attaquera, plus synthétique, plus rigoureux, à un système, le "capitalisme", et confiera à la classe ouvrière l'avènement d'une société sans spoliation ...
Pierre Joseph Proudhon (1809-1865),
Les origines modestes de Pierre-Joseph Proudhon ne sont certainement pas sans conséquences sur le développement de sa pensée. Son père est artisan et sa mère cuisinière :la famille n`est pas riche et le jeune Proudhon va. très tôt, en pâtir. Né à Besançon, il obtient une bourse pour faire ses études au lycée de la ville, études qu'il ne pourra terminer, faute de moyens. Il les interrompt donc avant le baccalauréat (il ne le passera que beaucoup plus tard, à presque trente ans) et entre en apprentissage chez un imprimeur pour apprendre le métier de typographe. Si cette activité lui plaît beaucoup, c'est qu`elle lui permet de lire et d'analyser les textes qu`on lui confie le soin de composer. Il en profite pour parfaire son éducation littéraire et lorsque son premier employeur fait faillite, il recherche tout naturellement un emploi dans une imprimerie.
Après un temps passé à voyager a la recherche d`un emploi, il entre à l'imprimerie des frères Gauthier, qu`il a connus pendant ses années de lycée. Il se lie d`amitié avec les auteurs des manuscrits qu'il imprime et écrit lui-même un essai qui lui permet de poser sa candidature à. une bourse à l'académie de Besançon. Une fois la pension obtenue, il quitte son métier de typographe et monte a Paris pour suivre des études supérieures. Il se passionne pour l'économie, la sociologie, les doctrines socialistes de Saint-Simon et Fourier, et écrit "De la célébration du dimanche", mémoire présenté à l'académie de Besançon qui lui vaut de violentes critiques. Le scandale naîtra plus encore l'année suivante, en 1840, avec la publication de "Qu'est-ce que Ia propriété ?" qui lui vaut à la fois sa célébrité et le classe définitivement comme un dangereux révolutionnaire.
Avoir osé écrire "la propriété c`est le vol" n'est pas sans conséquences : inquiété par la justice, avec sa bourse supprimée et des difficultés financières liées à la faillite de l`imprimerie où il avait mis de l'argent, Proudhon doit accepter un poste de commissionnaire dans une entreprise de transports a Lyon, publiant entre-temps "De la création de l'ordre de l'humanité" (1841)
"Peuple, aussi longtemps que tu seras sans idées à toi et que tu donneras ta force à d'autres, la souveraineté ne t'appartiendra pas et tu seras bête de somme"...
Entre 1843 et 1845, il se rend souvent à Paris et fréquente les milieux progressistes. Il rencontre Marx - il se brouillera plus tard avec lui. ayant refusé de s'engager fermement à ses côtés - Bakounine et tous les théoriciens politiques de son temps. La parution de chacun de ses ouvrages fait l`objet de violentes polémiques, en particulier le "Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère"...
En 1847, Proudhon quitte définitivement Lyon pour se lancer dans le journalisme militant et dans la politique. LA REVOLUTION DE 1848 va faire de Proudhon une personnalité politique de premier plan : installé à Paris et devenu rapidement populaire grâce à son journal "Le Représentant du peuple", il est lui-même élu représentant (de la Seine) aux élections de juin 1848; et s'il soutient bien entendu la cause révolutionnaire et si ses excès sont désavoués par ses pairs, il ne brillera guère à l'Assemblée, où l'on peut tenir son action pour à peu près nulle : sa proposition en faveur d'une nationalisation partielle des fermages, des loyers et du capital sera repoussée à l'unanimité moins sa propre voix!
C'est seulement dans son nouveau journal "Le Peuple", plusieurs fois supprimé et contraint de changer de titre (La Voix du peuple), que Proudhon put développer véritablement ses idées . Passant à la pratique, il fonda même (janvier 1849) la Banque du peuple, qui devait fonctionner sans capitaux, par la voie du simple échange et du papier-monnaie. L'entreprise n'eut guère le temps de faire ses preuves, Proudhon, sur ces entrefaites, ayant été condamné à la prison pour excitation "à la haine et au mépris du gouvernement" (mars 1849)...
Marié pendant sa détention, il fut libéré en juin 1852 et rentra dans la vie privée, sans cesser toutefois de traiter des problèmes politiques,
- publiant d'abord ses "Confessions d'un révolutionnaire",
- puis des prises de position contre l'unité italienne, contre la révolte polonaise, ...
En 1861, "La guerre et la paix" provoquera un tollé général, Proudhon s'oppose ici à une unité italienne qui instaure un gouvernement républicain unique sur toute la péninsule. Mazzini et Garibaldi, soutenus par la gauche française sont désavoués, et Proudhon prend fait et cause pour une solution fédéraliste et contre l'Unité. Si ce n'est pas son meilleur livre, il le considèrera comme "une des choses les plus réussies, dans les plus fortes que j`ai produites" ...
- enfin des études sur "La Justice dans la Révolution et dans l'Eglise" (1858), qui remportent un vif succès mais qui lui valent une nouvelle condamnation à la prison.
Proudhon n'a plus qu'à s'exiler en Belgique; et quand il rentre en France en 1862 - il avait été amnistié par Napoléon III en décembre 1860 - c'est pour se retirer définitivement dans sa maison de Passy. Il publie encore énormément, refusant de se soumettre au pouvoir ou à l'influence des pouvoirs. Il affine sa doctrine politique et économique et se lance dans l`aventure de la Fédération, revue qu'il lance pour soutenir ses idées fédératives. Dans ces dernières années, paraissent donc,
- "La Guerre et la Paix" (1861), - un « développement fort inattendu des principes fondamentaux de ma "Justice" » -,
- la "la Théorie de l'impôt", - « j'ai résumé la substance de tout ce que j'ai publié et affirmé, en économie politique, depuis vingt ans. La théorie de l'impôt est une déduction du principe de la justice d'après les maximes et définitions de 1789, un corollaire de la théorie du crédit, de la théorie de la propriété, je dirai même, en dépit des murmures, de la théorie récemment produite du droit de la force »,
- et "Du principe fédératif" (1863) ..
Le système fédératif est la conclusion de la théorie générale du gouvernement. Lui seul réunit les conditions de justice, d'ordre, de liberté, de durée. Tous les systèmes de gouvernement peuvent se résumer en une formule, le balancement de l'autorité par la liberté et vice versa. Le régime d`autorité par nature est la monarchie, tous au service d'un seul. Le régime de liberté peut prendre deux formes, une imparfaite, la démocratie, l'autre évidente et bonne pour tout le monde l'anarchie.
Seuls deux régimes seulement intéressent Proudhon, la monarchie et la démocratie, toutes deux condamnées sans appel parce qu'elles sont "deux réalités fournies par la théorie mais irréalisables dans la rigueur de leur terme". La réalité aboutit à un "gouvernement de fait" qui divise la société en deux classes : la bourgeoisie, le patriarcat et l'aristocratie d'un côté et la classe inférieure, plèbe ou prolétariat de l'autre. Pour assumer leur autorité, les classes supérieures se tournent vers la guerre et l'impérialisme. Berné, le peuple cherche un chef enclin aux formes sommaires de l'autorité, Napoléon Ier par exemple, Sa vision du peuple est très négative, "livrée à elle-même la multitude ne fonde jamais rien". Et Proudhon condamne ce qu'il appelle "l'absolutisme démocratique" qui crée un vaste système d'intrigues et de corruption. Il faut donc trouver une solution à ces contradictions et à cette dissolution sociale, et ce ne peut être une "solution hybride" qui est fatalement fondée sur l'arbitraire. Il faut donc trouver une solution révolutionnaire car un nouveau cadre est possible. ll doit se situer entre le principe de liberté et d'autorité qui ne doivent pas se combattre. Et c'est dans la seconde partie de l'ouvrage, que Proudhon apporte la solution, l'idée de FEDERATION. Celle-ci est fondée sur un contrat et ne peut être possible dans les deux systèmes évoqués. Le chapitre 10 constituera une violente diatribe contre les philosophes qui ont fait de l'unité une uniformité et divinisé l'État, détruisant la pluralité, pour finalement « se donner à un homme». Proudhon a gardé en mémoire 1848 où il n'a pu imposer son point de vue à "une assemblée indivisée délibérant et légiférant comme un seul homme" ...
De 1851 à 1863, la mutualité entre les individus est devenue une mutualité entre les peuples. Le principe fédératif, établi à l'intérieur de la nation, assure entre les nations la paix; car chacun des Etats liés par un pacte fédératif doit être lui-même une fédération. L'idée de conquête est incompatible avec le principe de fédération; un état mutuelliste est opposé à la guerre. Et ainsi que Proudhon l'écrit, à Milliet, le 2 décembre 1862 : « La fédération détruit la centralisation sur quoi se fonde le gouvernement autoritaire et substitue, entre les nations, aux rapports de nationalité des rapports de droit et de mutualité ». De tous les livres de Proudhon, le "Principe fédératif" ou "de la nécessité de reconstituer le Parti de la Révolution", est celui qui a exercé l'influence la plus profonde et la plus durable pendant les années qui ont suivi la création de la Première Internationale au meeting de Saint-Martin's hall, en septembre 1864 ...
En 1865, Pierre Joseph Proudhon achève son "testament", "De la capacité des classes ouvrières". Il meurt au début de l'année 1865 ...
"Qu'est-ce que la propriété, ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement" (1840)
LA PROPRIETE, C'EST LE VOL - Ce texte est à l 'évidence le plus célèbre de Proudhon. et contient l'une des citations les plus connues de toute l'Histoire de la pensée. Il faut dire que la formule lapidaire et provocatrice ne pouvait pas manquer de retenir l'attention. même si son interprétation peut entraîner des contresens. Les lois de l'époque révolutionnaire et le Code Napoléon ont alors donné à la propriété privée le caractère d'un droit absolu, tout propriétaire peut en toute liberté jouir de son bien, en disposer à son gré, un droit absolu qui peut s'exercer sur la terre et les outillages comme sur les biens de consommation, un droit sacré qui seul, selon les économistes, peut assurer le maintien de l'ordre social : c'est tout cela qui scandalise Proudhon. Ce qu'il veut Proudhon, c'est davantage de justice, l'égalité et la liberté : tous les moyens sont bons pour dénoncer les obstacles à ce projet universel...
"Si j'avais à répondre à la question suivante : Qu'est-ce que l'esclavage ? et que d`un seul mot je répondisse : C'est l'assassinat, ma pensée serait d'abord comprise. Je n'aurais pas besoin d`un long discours pour montrer que le pouvoir d'ôter à l'homme la pensée. la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c'est l'assassiner. Pourquoi donc à cette autre demande : Qu'est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre de même : C 'est le vol, sans avoir la certitude de n'être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée ?
J'entreprends de discuter le principe même de notre gouvernement et de nos institutions, la propriété ; je suis dans mon droit : je puis me tromper dans la conclusion qui ressortira de mes recherches ; je suis dans mon droit : il me plaît de mettre la dernière pensée de mon livre au commencement: je suis toujours dans mon droit.
Tel auteur enseigne que la propriété est un droit civil, né de l'occupation et sanctionné par la loi ; tel autre soutient qu`elle est un droit naturel, ayant sa source dans le travail; et ces doctrines, tout opposées qu`elles semblent, sont encouragées, applaudies. Je prétends que ni le travail, ni l'occupation, ni la loi ne peuvent créer la propriété ; qu`elle est un effet sans cause : suis-je répréhensible ?
Que de murmures s`élèvent !
-- La propriété. c'est le vol ! Voici le tocsin de 93 ! voici le branle-bas des révolutions !...
- Lecteur, rassurez-vous : je ne suis point un agent de discorde, un boute-feu de sédition. J'anticipe de quelques jours sur l`histoire : j'expose une vérité dont nous tâchons en vain d`arrêter le dégagement ; j`écris le préambule de notre future constitution. Ce serait le fer conjurateur de la foudre que cette définition qui vous paraît blasphématoire. Ia propriété, c'est le vol, si nos préoccupations nous permettaient de l`entendre; mais que d'intérêts. que de préjugés s`y opposent !... La philosophie ne changera point, hélas ! le cours des événements : les destinées s`accompliront indépendamment de la prophétie : d'ailleurs, ne faut-il pas que justice se fasse, et que notre éducation s`achève ?
- La propriété, c'est le vol !... Quel renversement des idées humaines ! Propriétaire et voleur furent de tout temps expressions contradictoires autant que les êtres qu`elles désignent sont antipathiques ; toutes les langues ont consacré cette antilogie. Sur quelle autorité pourriez-vous donc attaquer le consentement universel et donner le démenti au genre humain ? qui êtes-vous. pour nier la raison des peuples et des âges ?
- Que vous importe, lecteur. ma chétive individualité ? Je suis, comme vous, d`un siècle où la raison ne se soumet qu`au fait et à la preuve: mon nom. aussi bien que le vôtre, est CHERCHEUR DE VERITE : ma mission est écrite dans ces paroles de la loi; Parle sans haine et sans crainte : dis ce que tu sais. L'œuvre de notre espèce est de bâtir le temple de la science, et cette science embrasse l'homme et la nature. Or, la vérité se révèle à tous, aujourd`hui à Newton et à Pascal, demain au pâtre dans la vallée, au compagnon dans l'atelier. Chacun apporte sa pierre a l'édifice. et, sa tache faite. il disparaît. L`éternité nous précède, l'éternité nous suit : entre deux infinis, qu`est-ce que la place d`un mortel. pour que le siècle s`en informe ?
Laissez donc, lecteur. mon tire et mon caractère, et ne vous occupez que 'de mes raisons. C'est d'après le consentement universel que je prétends redresser l`erreur universelle ; c'est à la foi du genre humain que j`appelle de l'opinion du genre humain. Ayez le courage de me suivre, et, si votre volonté est franche, si votre conscience est libre, si votre esprit sait unir deux propositions pour en extraire une troisième, mes idées deviendront infailliblement les vôtres. En débutant par vous jeter mon dernier mot, j'ai voulu vous avertir, non vous braver : car, j'en ai la certitude, si vous me lisez, je forcerai votre assentiment. Les choses dont j`ai à vous parler sont si simples, si palpables. que vous serez étonné de ne les avoir point aperçues, et que vous vous direz : "Je n`y avais point réfléchi".
D'autres vous offriront le spectacle du génie forçant les secrets de la nature et répandant de sublimes oracles ; vous ne trouverez ici qu'une série d`expériences sur le juste et sur le droit, une sorte de vérification des poids et mesures de votre conscience. Les opérations se feront sous vos yeux : et c`est vous-même qui apprécierez le résultat.
Du reste, je ne fais pas de système :je demande la fin du privilège, l`abolition de l`esclavage, l`égalité des droits, le règne de la loi. Justice, rien que justice; tel est le résumé de mon discours :je laisse à d'autres le soin de discipliner le monde.
Je me suis dit un jour : Pourquoi, dans la société, tant de douleur et de misère? L'homme doit-il être éternellement malheureux? Et, sans m'arrêter aux explications à toute fin des entrepreneurs de réformes, accusant de la détresse générale, ceux-ci la lâcheté et l'impéritie du pouvoir, ceux-là les conspirateurs et les émeutes, d'autres l'ignorance et la corruption générale ; fatigué des interminables combats de la tribune et de la presse, j'ai voulu moi-même approfondir la chose. ]'ai consulté les maîtres de la science, j'ai lu cent volumes de philosophie, de droit, d'économie politique et d'histoire : et plût à Dieu que j'eusse vécu dans un siècle où tant de lecture m'eût été inutile! J'ai fait tous mes efforts pour obtenir des informations exactes, comparant les doctrines, opposant aux objections les réponses, faisant sans cesse des équations et des réductions d'arguments, pesant des milliers de syllogismes au trébuchet de la logique la plus scrupuleuse.
Dans cette pénible route, j'ai recueilli plusieurs faits intéressants, dont je ferai part à mes amis et au public aussitôt que je serai de loisir. Mais, il faut que je le dise, je crus d'abord reconnaître que nous n'avions jamais compris le sens de ces mots si vulgaires et si sacrés :
justice, équité, liberté; que sur chacune de ces choses nos idées étaient profondément obscures; et qu'enfin cette ignorance était la cause unique et du paupérisme qui nous dévore, et de toutes les calamités qui ont affligé l'espèce humaine.
A cet étrange résultat mon esprit fut épouvanté : je doutai de ma raison. Quoi! disais-je, ce que l'œil n'a point vu, ni l'oreille entendu, ni l'intelligence pénétré, tu l'aurais découvert! Tremble, malheureux, de prendre les visions de ton cerveau malade pour les clartés de la science!
Ne sais-tu pas, de grands philosophes l'ont dit, qu'en fait de morale pratique l'erreur universelle est contradiction?
Je résolus donc de faire une contre-épreuve de mes jugements, et voici quelles furent les conditions que je posai moi-même à ce nouveau travail : Est-il possible que sur l'application des principes de la morale, l'humanité se soit si longtemps et si universellement trompée? Comment et pourquoi se serait-elle trompée? Comment son erreur, étant universelle, ne serait-elle pas invincible?
Ces questions, de la solution desquelles je faisais dépendre la certitude de mes observations, ne résistèrent pas longtemps à l'analyse.
On verra au chapitre V de ce mémoire, qu'en morale, de même qu'en tout autre objet de la connaissance, les plus graves erreurs sont pour nous les degrés de la science, que jusque dans les oeuvres de justice, se tromper est un privilège qui ennoblit l'homme ; et quant au mérite philosophique qui peut me revenir, que ce mérite est un infiniment petit. Ce n'est rien de nommer les choses ; le merveilleux serait de les connaître avant leur apparition. En exprimant une idée parvenue à son terme, une idée qui possède toutes les intelligences, qui demain sera proclamée par un autre si je ne l'annonce aujourd'hui, je n'ai pour moi que la priorité de la formule.
Donne-t-on des éloges à celui qui le premier voit poindre le jour? `
Oui, tous les hommes croient et répètent que l'égalité des conditions est identique à l'égalité des droits; que propriété et vol sont termes synonymes ; que toute prééminence sociale, accordée ou pour mieux dire usurpée sous prétexte de supériorité de talent et de service, est iniquité et brigandage : tous les hommes, dis-je, attestent ces vérités sur leur âme; il ne s'agit que de le leur faire apercevoir...."
L`ANARCHIE EST LA PLUS HAUTE EXPRESSION DE L'ORDRE ...
L'anarchisme doctrinal vient tout entier de Proudhon ; Bakounine lui doit plus de la moitié de ses idées. Proudhon s'explique ici sur sa doctrine politique. "Je suis anarchiste", dit-il en posant un premier principe nécessaire et suffisant de refus de l'autorité considérée comme "légitime", le refus de la domination de l'homme par l'homme. Non, l'anarchie, ce n'est pas le désordre, c'est au contraire l'exaltation de la liberté et de la justice pour tous, dès lors que la confiance est donnée à l 'intelligence et á la raison. Il ne s'agit plus d 'un ordre imposé de l'extérieur par des lois ou des règles arbitraires, mais d'une organisation qui permet au citoyen d 'être non plus un sujet mais un associé á part entière dans la société á laquelle il appartient....
"Quelle forme de gouvernement allons-nous préférer ? - Eh ! pouvez-vous le demander, répond sans doute quelqu'un de mes plus jeunes lecteurs ; vous êtes républicain. - Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien. Res publica, c'est la chose publique ; or, quiconque veut la chose publique. sous quelque forme de gouvernement que ce soit, peut se dire républicain. Les rois aussi sont républicains. - Eh bien ! vous êtes démocrate ? - Non. - Quoi ! vous seriez monarchique ? - Non. - Constitutionnel ? - Dieu m'en garde. - Vous êtes donc aristocrate ? - Point du tout. - Vous voulez un gouvernement mixte ? - Encore moins. - Quêtes-vous donc '? - Je suis anarchiste.
- Je vous entends : vous faites de la satire : ceci est à l'adresse du gouvernement. - En aucune façon : vous venez d`entendre ma profession de foi sérieuse et mûrement réfléchie ; quoique très ami de l`ordre. je suis, dans toute la forme du terme, anarchiste. Écoutez-moi. [...]
L`homme, vivant naturellement en société, suit naturellement aussi un chef. Dans l`origine, ce chef est le père, le patriarche, l`ancien, c`est-a-dire le prud`homme, le sage. dont les fonctions, par conséquent, sont toutes de réflexion et d`intelligence.
L'espèce humaine, comme les autres races d'animaux sociables, a ses instincts. ses facultés innées, ses idées générales, ses catégories du sentiment et de la raison : les chefs, législateurs ou rois, jamais n'ont rien inventé, rien supposé. rien imaginé ; ils n`ont fait que guider la société selon leur expérience acquise, mais toujours en se conformant aux opinions et aux croyances.
Les philosophes qui, portant dans la morale et dans l'histoire leur sombre humeur de démagogues, affirment que le genre humain n'a eu dans le principe ni chefs ni rois, ne connaissent rien à. la nature de l`homme. La royauté, et la royauté absolue, est aussi bien et plus que la démocratie, une forme primitive de gouvernement. Parce qu'on voit, dès les temps les plus reculés, des héros, des brigands, des chevaliers d`aventures, gagner des couronnes et se faire rois. on confond ces deux choses, la royauté et le despotisme ; mais la royauté date de la création de l'hhomme, elle a subsiste dans les temps de communauté négative ; l'héroïsme. et le despotisme qu'il engendre, n'a commencé qu'avec la première détermination de l'idée de justice, c'est-à-dire avec le règne de la force. Dès que, par la comparaison des mérites, le plus fort fut jugé le meilleur, l`ancien dut lui céder la place, et la royauté devint despotique.
L`origine spontanée. instinctive, et, pour ainsi dire, physiologique de la royauté, lui donna, dans les commencements, un caractère surhumain ; les peuples la rapportèrent aux dieux, de qui, disaient-ils, descendaient les premiers rois : de là les généalogies divines des familles royales, les incarnations des dieux, les fables messiaques ; de la les doctrines de droit divin, qui conservent encore de si singuliers champions.
La royauté fut d'abord élective, parce que, dans un temps où l'homme produisant peu ne possède rien, la propriété est trop faible pour donner l`idée d'hérédité et pour garantir au fils la royauté de son père : mais lorsqu'on eut défriché des champs et bâti des villes, chaque fonction fut, comme toute autre chose, appropriée : de la les royautés et les sacerdoces héréditaires ; de là l`hérédité portée jusque dans les professions les plus communes, circonstance qui entraîna les distinctions de castes, l`orgueil du rang, l'abjection de la roture, et qui confirme ce que j'ai dit du principe de succession patrimoniale, que c'est un mode indiqué par la nature de pourvoir aux fonctions vacantes et de parfaire une œuvre commencée.
De temps en temps l`ambition fit surgir des usurpateurs, des supplanteurs de rois, ce qui donna lieu de nommer les uns rois de droit. rois légitimes, et les autres tyrans. Mais il ne faut pas que les noms nous imposent : il y eut d'exécrables rois et des tyrans très supportables. Toute royauté peut être bonne, quand elle est la seule forme possible de gouvernement : pour légitime, elle ne l`est jamais. Ni l'hérédité, ni l'élection, ni le suffrage universel. ni l'excellence du souverain. ni la consécration de la religion et du temps, ne font la royauté légitime. Sous quelque forme qu'elle se montre, monarchique, oligarchique, démocratique, la royauté, ou le gouvernement de l'homme par l'homme, est illégale et absurde ..
[...].
Ainsi, dans une société donnée, l'autorité de l'homme sur l'homme est en raison inverse du développement intellectuel auquel cette société est parvenue, et la durée probable de cette autorité peut être calculée sur le désir plus ou moins général d'un gouvernement vrai, c`est-à-dire d'un gouvernement selon la science. Et de même que le droit de la force et le droit de la ruse se restreignent devant la détermination de plus en plus large de la justice, et doivent finir par s'éteindre dans l'égalité, de même la souveraineté de la volonté cède devant la souveraineté de la raison, et finira par s'anéantir dans un socialisme scientifique.
La propriété et la royauté sont en démolition dès le commencement du monde ; comme l'homme cherche la justice dans l'égalité, la société cherche l'ordre dans l'anarchie.
"Anarchie", absence de maître, de souverain, telle est la forme de gouvernement dont nous approchons tous les jours, et que l'habitude invétérée de prendre l'homme pour règle et sa volonté pour loi nous fait regarder comme le comble du désordre et l'expression du chaos. On raconte qu'un bourgeois de Paris du dix-septième siècle ayant entendu dire qu'à Venise il n'y avait point de roi, ce bon homme ne pouvait revenir de son étonnement, et pensa mourir de rire à la première nouvelle d'une chose si ridicule. Tel est notre préjugé : tous tant que nous sommes nous voulons un chef ou des chefs ; et je tiens en ce moment une brochure dont l`auteur, zélé communiste, rêve comme un autre Marat de la dictature. Les plus avancés parmi nous sont ceux qui veulent le plus grand nombre possible de souverains, la royauté de la garde nationale est l'objet de leurs vœux les plus ardents, bientôt sans doute quelqu'un, jaloux de la milice citoyenne, dira :Tout le monde est roi ; mais quand ce quelqu'un aura parlé, je dirai, moi : Personne n`est roi ; nous sommes, bon gré malgré nous, associés."
Dans la pensée de Proudhon, les hommes portés au pouvoir en 1848 sont des doctrinaires ou des empiriques, ce sont surtout des "démocrates", incapables de concevoir aucune autre forme politique qu'une démocratie centralisée, autoritaire, et, malgré ses promesses, peu à peu rétrograde. Il y a contradiction entre la constitution sociale et la constitution politique promulguées à la fois en 1848 : la première est socialiste par le fond, elle veut l'affranchissement matériel et moral de tous les asservis, elle affirme les principes nouveaux de légalité économique et sociale ; la seconde est conservatrice, et maintient tous les anciens droits. Cette contradiction aboutit, en fait, à l'impuissance et à la stagnation. Mais l'autorité demeure, la « trilogie » du capital, du gouvernement et de la religion reste debout; la « conspiration de l'autel, du trône et du coffre-fort » est ouverte (Confessions, p. 271). Loin que la révolution avance, elle est plus menacée que jamais.
Or, le principe de la révolution est connu : c'est la liberté, par qui seule se développeront les individus et les peuples. Le socialisme théorique, qui réclame et annonce la révolution, lui a déjà donné ses plans de réorganisation économique ; mais à la libération économique doit s'ajouter la libération politique, ou plutôt les deux libérations n'en font qu'une : « ces deux propositions : abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme, et abolition du gouvernement de l'homme par l'homme sont une seule et même proposition » (Voix du peuple, A propos de Louis Blanc). Le gouvernement doit être aboli. Une fois disparues les entraves qu'il étend sur tout, l'administration perfectionnera ses diverses fonctions. La fausse justice distributive qu'il prétendait rendre sera remplacée par la vraie justice, la justice commutative, la justice du règne des contrats; la notion de contrat succédera à celle de gouvernement, dont elle est exclusive. L'anarchie réalisera la liberté complète, mais ce ne sera pas une liberté incohérente et inerte : à la place de la démocratie, conception du passé, elle mettra la "démopédie", l'éducation du peuple; en pleine opposition à la démocratie mensongère, elle constituera d'ellemême la république, sans pouvoir central et sans constitution, représentation vraie du corps social, et libre produit des volontés de tous. « Dans la république, tout citoyen, en faisant ce qu'il veut et rien que ce qu'il veut, participe directement à la législation et au gouvernement, comme il participe à la production et à la circulation de la richesse. Là, tout citoyen est roi, car il a la plénitude du pouvoir, il règne et gouverne. La république est une anarchie positive. » (Solution du problème social, p. 87)
Le 20 août 1854, dans une lettre à X..., Proudhon donnera la définition suivante de l'anarchie :
"L'anarchie est, si je peux m' exprimer de la sorte, une forme de gouvernement, ou constitution dans laquelle la conscience publique et privée, formée par le développement de la science du droit, suffit seule au maintien de l'ordre et à la garantie dé toutes les libertés, où, par conséquent, le principe d'autorité, les institutions de police, les moyens de prévention et de répression, le fonctionnarisme, l'impôt, etc. se trouvent réduits à leur expression la plus simple; à plus forte raison, où les formes monarchiques, la haute centralisation, remplacées par les institutions fédératives et les mœurs communales, disparaissent. Quand la vie politique et l'existence domestique seront identifiées; quand, par la solution des problèmes économiques, les intérêts sociaux et individuels seront en équilibré et solidaires, il est évident que toute contrainte ayant disparu, nous serons en pleine liberté ou anarchie. La loi sociale s'accomplira d'elle-même, sans surveillance, ni commandement, par la spontanéité universelle."
"De la création de l'ordre dans l'humanité" (1843)
Cette oeuvre marque un tournant dans la pensée de Proudhon. qui constate que la méthode qu'il a utilisée jusqu'ici pour détruire le système de la propriété se révèle impuissante à édifier quoi que ce soit. Il entend maintenant construire, et pour cela une philosophie lui est nécessaire. Sa métaphysique tient tout entière dans la "théorie de la loi sérielle", "la méthode absolue qui gouverne secrètement, par des applications diverses, toutes les sciences"...
L'ordre social ne peut être que le résultat de l'application rationnelle de lois établies par la science. L'humanité est arrivée au point de son progrès où elle reconnaît enfin le pouvoir de la science, compréhension claire et complète de l'ordre de l'univers ; elle a passé l'âge de la religion, qui est l'expression instinctive et confuse de cet ordre, l'âge de la philosophie, qui est le désir de la science, l'âge dé la métaphysique, qui en est la recherche. La religion, la philosophie, la métaphysique n'ont donné aux hommes que des explications et des solutions insuffisantes ; ce qui reste d'elles doit disparaître. La science est la découverte des lois générales qui régissent les différents ordres de phénomènes : or, toute loi générale est une "loi sérielle", c'est-à-dire une loi qui règle l'enchaînement et le rapport des phénomènes groupés en séries; le but de la raison scientifique est de retrouver dans les phénomènes les séries et leurs lois.
La science de la production et de la distribution de la richesse, l'économie politique, qui n'est pas encore constituée en tant que science, relève de la raison scientifique ; sa méthode est la méthode sérielle, et cette méthode doit ramener tout le système des faits économiques à une série qui en soit la représentation exacte. Ainsi, le fait générateur de la science économique est le "travail"; le travail effectué a nom "produit"; le produit propre à satisfaire un besoin est une "valeur"; les valeurs deviennent utilisables par l' "échange"; des valeurs accumulées forment le "capital" : la série se constitue et appelle la constitution d'autres séries. Si l'on reconnaît le désordre actuel de la société, et si l'on désire remédier aux maux qu'il cause, on devra recourir à la science économique, créatrice de l'ordre. Or, la série totale construite par la science se présente sous la forme d'un "système des contradictions économiques". En effet, tous les phénomènes économiques apparaissent avec deux faces, et les propositions destinées à en exprimer la signification sont nécessairement deux propositions contradictoires, thèse et antithèse, qui supposent une synthèse à découvrir...
La publication de l'ouvrage rendit Proudhon particulièrement fier, mais il dira de celui-ci, plus tard, en 1846: "C'est un livre manqué ; j`ai voulu faire une encyclopédie: je ne savais rien". D`une construction assez confuse en effet, l'ouvrage annonce pourtant quelques-unes des thèses essentielles de Proudhon. Celui-ci y fait l`apologie du travail manuel, qu`il appelle "l'action intelligente de l'homme sur la matière", et sans lequel l'homme n`est pas un homme. Il suffit d`organiser le travail selon la méthode sérielle pour que le travail soit source de progrès social. Il met également en évidence la supériorité de l'économie politique - qui, selon lui, est à elle seule toute la sociologie - , et affirme que "l'homme est destiné à vivre sans religion", celle-ci n'étant qu`une étape nécessaire à son développement; on voit déjà se profiler son agnosticisme..
Mais le fait le plus frappant est qu'à la même époque qu`Auguste Comte et sans l`avoir encore lu, l`auteur parle de «philosophie positive» et mobilise des concepts très proches de ceux qu`emploie Comte. Ceci est sans doute dû à l'influence commune de Saint-Simon. Pour K. Grün. le grand mérite de Proudhon sera d'avoir été l'un des seuls, en France, à comprendre Hegel et d`avoir fondé l'action sociale sur une philosophie spéculative, sur la dialectique hégélienne ....
"Système des contradictions économiques ou La Philosophie de la misère" (1846)
Le livre fut froidement accueilli par les économistes qui s'y voyaient attaqués; Karl Marx publia l'année suivante, directement en français, "La Misère de la philosophie", qui
réfute les thèses de Proudhon. Les "Contradictions économiques", selon leur auteur, devaient régler la question de l`économie politique et du socialisme. Le ton de l`ouvrage, comme la multiplicité des sujets abordés, sont au niveau de ce dessein: c`est une bible, disait Marx et il jugeait que, dans une histoire rigoureusement scientifique de l'économie politique, cet écrit serait à peine digne d`être mentionné. On retiendra que cette œuvre vaut surtout par la fougue critique qui l`anime. Des formules vigoureuses se sont détachées de développements souvent confus pour connaître une faveur singulière. Confirmation par Proudhon lui-même : « Je ne suis pas le maître de ma parole, mon style a quelque chose d'étrange qui désoriente ses lecteurs, je suis l'instrument d'une force obscure et tyrannique que je ne peux ni contenir ni régler » ....
Conformément au titre, le livre analyse successivement les contradictions propres aux principales notions de l'économie politique, il se livre, selon Proudhon lui-même, à une "critique générale de l'économie politique au point de vue des antinomies sociales".
Proudhon considère qu`une même notion comporte deux aspects, l'un bon, l`autre mauvais, et qu`il convient de conserver ce dualisme afin d'éliminer le mauvais côté. Dans le prologue, il annonce sa méthode: mise en évidence de la thèse et de l`antithèse, puis conclusion par synthèse des opposés. Proudhon considère la méthode hégélienne comme un cas particulier de sa propre méthode, et la philosophie comme l'expression théorique et abstraite de l'économie politique, laquelle constitue à elle seule toute l'encyclopédie humaine: "Toutes les hautes questions de la philosophie font partie intégrante de la science économique qui n`en est après tout que la réalisation extérieure." Bien plus, "la science économique a été pour nous à la fois une ontologie, une logique, une psychologie, une théologie, une politique, une esthétique, une symbolique et une morale...".
Les antinomies constituent la loi même de la vie, la condition du progrès et le principe du mouvement universel et perpétuel. D`après Proudhon, "pour arriver à l'organisation définitive qui parait être la destinée de notre espèce sur le globe, il ne reste plus qu'à faire équation générale de toutes nos contradictions››, la formule de cette équation se résumant en une théorie de la mutualité et une loi des échanges. Puisque pour lui "l'économie politique est la métaphysique en action", c'est en philosophe que Proudhon aborde les contradictions économiques. C`est pourquoi il ne faut pas s`étonner de le voir consacrer dans la préface un long développement à l'hypothèse de l`existence de Dieu, ni, dans le huitième chapitre , - entre le septième qui traite de la police et de l'impôt et le neuvième consacré à la notion de balance du commerce -, traiter de la responsabilité humaine et de Dieu, et apporter une solution au problème de la providence...
Le chapitre II propose une nouvelle définition de "la valeur", pierre angulaire de l'économie politique. La valeur d'une chose est, pour Proudhon, égale à la quantité de temps nécessaire pour la produire. Le chapitre III traite "de la division du travail" (sans y apporter de remède). le chapitre IV des machines, origine du capital et du salariat, le chapitre V de la concurrence et le chapitre VI du monopole. Le dixième chapitre envisage le problème du crédit, tandis que le onzième chapitre, consacré à la propriété, illustre la méthode de Proudhon: la propriété est à la fois le prix du travail (pour les économistes) et la négation du travail (pour les communistes), une institution de justice mais aussi un vol, un produit spontané de la société mais aussi l'agent de la dissolution de cette même société. Les deux derniers chapitres traitent de la communauté et de la population.
La conclusion résume ce véritable système dans lequel chaque notion fonctionne comme une catégorie et où tout s`enchaîne nécessairement. Proudhon y précise également sa position face aux économistes et aux socialistes: "Le socialisme a raison de protester contre l`économie politique et de lui dire: vous n'êtes qu'une routine qui ne vous entendez pas vous-mêmes. Et l'économie politique a raison de dire au socialisme: vous n`êtes qu'une utopie sans réalité ni application possible. Mais l'un et I'autre niant tour à tour, le socialisme l'expérience de l'humanité, l'économie politique la raison de l`humanité, tous deux manquent aux conditions essentielles de la vérité humaine"..
En 1847, Marx, qui avait été séduit par le mémoire de Proudhon, "Qu'est-ce que la propriété?", rédige en guise de réponse à la "Philosophie de la misère" un pamphlet intitulé "Misère de la philosophie", dans lequel il ne ménage pas Proudhon et qui met fin pour toujours à l'amitié qui liait les deux hommes. D`après Marx, Proudhon non seulement est un piètre économiste, mais encore il n'a rien compris a la philosophie allemande, ce qui l`amène à commettre de graves contresens. Proudhon a voulu "planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires. Il n`est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l'économie politique et le communisme".
(II, La métaphysique de l'économie politique - "Nous voici en pleine Allemagne i Nous allons avoir à parler métaphysique, tout en parlant ëconomie politique. Et en ceci encore nous ne faisons que suivre les "contradictions" de M. Proudhon. Tout à l'heure il nous forçait de parler anglais, de devenir nous-même passablement anglais. Maintenant la scène change. M. Proudhon nous transporte dans notre chère patrie et nous force à reprendre notre qualilé d Allemand malgré nous. Si l'Angiais transforme les hommes en chapeaux, l'AIlemand transforme les chapeaux en idées. L'Anglais, c'est Ricardo , riche banquier et économiste distingué : l'Allemand, c'est Hegel, simple professeur de philosophie à l'université de Berlin.
Louis XV, dernier roi absolu, et qui représentait la décadence de la royauté française, avait attaché à sa personne un médecin qui était, lui, le premier économiste de la France. Ce médecin, cet économiste, représentait le triomphe imminent et sûr de la bourgeoisie française. Le docteur Quesnay a fait de l'économie politique une science; il l'a résumée dans son fameux "Tableau économique". Outre les mille et un commentaires qui ont paru sur ce tableau, nous en possédons un du docteur lui-même. C'est "l'analyse du tableau économique", suivie de "sept observations importantes". M. Proudhon est un autre docteur Quesnay. C'est le Quesnay de la métaphysique de l'économie politique.
Or, la métaphysique, la philosophie tout. entière se résume, d'après Hegel, dans la méthode. Il nous faudra donc chercher à éclaircir la méthode de M. Proudhon , qui est pour le moins aussi ténébreuse que le Tableau économique. C'est pour cela que nous donnerons sept observations plus ou moins importantes. Si le docteur Proudhon n'est pas content de nos observations, eh bien, il se fera abbé Bandeau et donnera lui-même "l'explication de la méthode économico-métaphysique" ...
"Les Confessions d'un révolutionnaire - pour servir à l'histoire de la Révolution de Février 1848"
Proudhon analyse ici les raisons de la chute de la République de 1848 et de l'avènement de la dictature impériale : l'éducation de la démocratie n'était pas faite quand éclata la révolution de 1848, et elle chercha la liberté où elle ne pouvait pas être, dans le gouvernement, et il en sera ainsi toutes les fois que la démocratie cherchera le progrès dans le gouvernement, au lieu de rédiger la contrat social en prenant pour principe la suppression de ce dernier. Et les preuves de l'impuissance du gouvernement pour le progrès social abondent. En 1789, c'est le peuple qui fit la révolution. Le gouvernement s'y opposa, obéissant à sa nature. On le fit provenir du peuple, ce qui ne changea rien. C'était toujours le gouvernement qui, après la Convention, nous ramena au Directoire et à l'Empire. En 1830, on changea le roi et on rétablit le gouvernement avec un autre monarque; on arriva au même résultat, c'est-à-dire à la réaction gouvernementale, au règne du capital, avec Louis-Philippe et Guizot. En 1848, après la révolution de février, le peuple rétablit d'abord le gouvernement chargé de fonder la République et de résoudre le problème social. Il amena la réaction et l'Empire, et il en sera de même jusqu'au jour où le peuple imposera d'autorité sa volonté, sa constitution. Tous les mécomptes de la démocratie proviennent de ce que les chefs des insurrections, après avoir brisé le trône, ont toujours rétabli le pouvoir en changeant le personnel, en le faisant provenir de la volonté du peuple au moyen de députés. Les réformes durables sont celles qui se font par l'initiative populaire. Les socialistes qui pensent, avec l'aide du pouvoir, faire avancer la révolution, n'ont jamais su que la faire rétrograder. C'est du charlatanisme. C'est pour établir la preuve de ces erreurs politiques, et pour éviter, à l'avenir, le despotisme, que Proudhon a écrit dès 1849 étant en prison, "les Confessions d'un Révolutionnaire"...
"N'en doutez pas, amis! Si la révolulion a été, depuis février, sans cesse ajournée, c'est que l'éducation de notre jeune démocratie l'exigeait. Nous n'étions pas mûrs pour la liberté; nous la cherchions là où elle n'est pas, où elle ne peut jamais se trouver. Sachons le comprendre, maintenant, et par la foi de notre intelligence, elle existera.
Républicains, voulez-vous donc abréger votre épreuve, ressaisir le gouvernail, redevenir bientôt les arbitres du monde ? Je vous demande pour tout effort de ne plus toucher jusqu'à nouvel ordre à la révolution. Vous ne la comprenez pas ; étudiez-la. Recueillez-vous dans votre foi. Regardez vos superbes triomphateurs. Les insensés ! ils demandent pardon à Dieu et aux hommes d'avoir combattu dix-huit ans la corruption!
Puisque tout le monde se confesse, et qu'en creusant notre fosse on n'a pas mis le sceau sur nos écritoires, je veux, moi aussi, parler à mes concitoyens dans l'amertume de mon âme. Que ma voix s'élève à vous, comme la confession du condamné, comme la conscience de la prison.
La France a été donnée en exemple aux nations. Dans son abaissement comme dans sa gloire, elle est toujours la reine du monde. Si elle s'élève, les peuples s'élèvent avec elle; si elle descend, ils s'affaissent. Nulle liberté ne peut être conquise sans elle; nulle conjuration du despotisme ne prévaudra contre elle. Etudions les causes de notre grandeur et de notre décadence, afin que nous soyons fermes à l'avenir' dans nos résolutions, et que les peuples, sûrs de notre appui, forment avec nous, sans crainte, la sainte alliance de la liberté et de l'égalité.
Je chercherai les causes qui ont amené parmi nous les malheurs de la démocratie, et qui nous empêchèrent de réaliser les promesses que nous avions faites pour elle. Et puisque le citoyen est toujours l'expression plus ou moins complète de la pensée des partis, puisque les circonstances, ont fait de moi, chétif inconnu, l'un des organes de la révolution démocratique et sociale, je dirai quelles espérances ont soutenu mon courage. En faisant ma confession je fais celle de toute la démocratie. Je rappellerai ce que nous avons tenté de faire pour l'émancipation des travailleurs, et l'on verra de quel côté sont les parasites et les pillards ; et si quelque vive parole, si quelque pensée hardie échappe à ma plume brûlante, pardonnez-le moi, ô mes frères, comme à un pécheur humilié. Je fais devant vous mon examen de conscience. Puisse-t-il vous donner comme à moi-même le secret de vos misères et l'espoir d'un avenir meilleur !
PROFESSION DE FOI. Nature et destinée des partis.
Moins modeste que la foi, la philosophie essaye de donner un peu de sens aux choses de ce monde : elle leur assigne des motifs et des causes. Tout homme qui raisonne et qui cherche à se rendre compte de ses opinions, soit en politique, soit en philosophie, se classe immédiatement lui-même dans un parti ou système quelconque : conservateur, juste-milieu et radical. Celui-là seul qui ne pense pas n'est d'aucun parti, d'aucune philosophie, d'aucune religion. Et tel est précisément l'état habituel des masses qui, hors les époques d'agitation, restent complètement indifférentes aux spéculations politiques et religieuses. Et c'est cependant le peuple qui, à la longue, modifie les bases de la politique et de la philosophie.
L'absolutisme est, depuis la fin du dernier siècle, en décroissance continue. Le doctrinarisme et juste-milieu a passé avec le règne de 18 ans. Quant au socialisme (communiste ou jacobin) reparu en 1848, il a refoulé la révolution dans les journées des 17 mars, 16 avril, 15 mai, et s'est abîmé dans celle du 13 juin pour se dissoudre. Il n'y a plus, à l'heure où j'écris (1849), de partis en France.
11 ne reste plus sous l'étendard de la République qu'une coalition de bourgeois ruinés contre une coalition de prolétaires mourant de faim. La misère commune a détruit l'antagonisme. Ce n'est là qu'une définition, et c'est toute l'histoire. Il y a donc fatalement dans tous les temps et chez tous les peuples deux partis principaux : le parti absolutiste, qui s'efforce de conserver et de reconstituer le passé; et le parti socialiste, qui tend incessamment à dégager et à produire l'avenir. Mais la société oscille continuellement à droite et à gauche de la ligne du progrès. Il y a donc aussi entre les deux partis extrêmes deux partis moyens, en termes parlementaires, un centre-droit et un centre-gauche, qui poussent ou retiennent incessamment la révolution hors de la voie : cela est mathématique. Telle est l'exactitude de cette topographie qu'il suffit d'y jeter les yeux pour avoir aussitôt la clef de toutes les évolutions et rétrogradations de l'humanité.
NATURE ET DESTINATION DU GOUVERNEMENT.
I1 faut qu'il y ait des partis. Il s'agit d'en connaître le but et la fin. Tous les hommes sont libres et égaux. La société, par nature et destination, est donc autonome ; l'ordre résulte de la libre action de tous : Quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran; je le déclare mon ennemi.
Mais la physiologie sociale ne comporte pas d'abord cette organisation égalitaire. L'égalité nous arrive par une succession de tyrannies et de gouvernements dans lesquels la liberté est continuellement aux prises avec l'absolutisme. L'autorité, voilà la première création sociale du genre humain; et la seconde a été de travailler immédiatement à l'abolition de l'autorité, chacun la voulant faire servir d'instrument à sa liberté propre contre la liberté d'autrui. Telle est la destinée, telle est l'œuvre des partis. Autorité, gouvernement, pouvoir, Etat: ces mots désignent tous la même chose ; chacun y voit le moyen d'opprimer et d'exploiter ses semblables.
Absolutistes, doctrinaires, démagogues et socialistes tournèrent incessamment leurs regards vers l'autorité comme vers leur pôle unique. De là cet aphorisme du parti radical que les doctrinaires et les absolutistes ne désavoueraient assurément pas : La révolution sociale est le but ; la révolution politique est le moyen, c'est-à-dire le déplacement de l'autorité. Ce qui veut dire : Donnez-nous droit de vie et de mort sur vos personnes et sur vos biens, et nous vous ferons libres ! Il y a plus de six mille ans que les rois et les prêtres nous répètent cela ! Tu ne feras pas ceci ; tu t'abstiendras de cela ; tu encenseras le pouvoir, ou tu te tairas. Le gouvernement, quel que soit le parti qui règne, n'a jamais su dire autre chose. Mais, l'homme une fois parvenu à l'âge de maturité, le gouvernement et les partis doivent disparaître. L'autorité est essentiellement parasite et corruptible. La philosophie affirme que la constitution d'une autorité sur le peuple n'est qu'un établissement de transition, qui ne peut produire que tyrannie et misère.
Le pouvoir, n'étant pas une conclusion de la science, s'évanouit dès qu'il se discute. Loin de grandir avec le temps, il doit se réduire indéfiniment et s'absorber dans l'organisation sociale ; il ne doit pas être placé sur mais sous la société; et retournant l'aphorisme des radicaux la philosophie conclut : L'abolition de l'autorité parmi les hommes est le but, la révolution sociale est le moyen. C'est pour cela que tous les partis, sans exception, en tant qu'ils affectent le pouvoir, sont des variétés de l'absolutisme, et qu'il n'y aura de liberté pour les citoyens, d'ordre pour les sociétés, d'union entre les travailleurs, que lorsque le renoncement à l'autorité aura remplacé, dans le catéchisme politique, l'autorité par l'autonomie du citoyen, liberté absolue de l'homme et du citoyen. Voilà ma profession de foi politique..."
1789-1830. — ACTES DU GOUVERNEMENT.
"J'ai fait ma profession de foi. Soyez attentifs à ce que je vais vous raconter.
D'après notre expérience, nous devons savoir que ce n'est point par les gouvernements que les peuples se sauvent, mais qu'ils se perdent. Il est temps qu'un peu de philosophie vienne nous en donner l'interprétation.
Depuis quatorze siècles, le pouvoir était témoin des efforts du tiers-état pour constituer la commune et fonder la liberté. Il craignait, en réunissant les états-généraux, d'entendre une voix qui par moments n'avait plus rien de divin : la voix, la grande voix du peuple. Le moment était venu d'achever cette grande révolution, il fallait s'exécuter ou périr.
Qui a fait en 1789 la révolution? le tiers-état. Qui s'est opposé en 1789 à la révolution? le gouvernement. Le gouvernement obéissait à sa nature. C'est ce que nos pères ne comprirent pas. Au lieu de reconstituer à nouveau le pouvoir, ils auraient dû chercher la méthode à suivre pour en avoir plus tôt la fin. Toutes les péripéties révolutionnaires dont nous avons été témoins, à partir du 14 juillet 1789, ont eu pour cause cette erreur.
Le pouvoir, disait-on, existe depuis un temps immémorial. Quelques-uns entrevoyaient bien la possibilité d'en changer la forme ; personne n'eût voulu le supprimer. La Révolution déclarée officiellement, on crut que tout était fait, et on s'occupa de rétablir le pouvoir, mais seulement sur d'autres bases. Le pouvoir s'était toujours, et avec raison, posé comme étant de droit divin : on prétendit, chose étrange, qu'il émanât du droit social, de la souveraineté du peuple. On s'imagina, à l'aide d'un mensonge, réconcilier le pouvoir avec le progrès : on fut bientôt détrompé. Le pouvoir demeura ce qu'il était. Louis XVI, devenu monarque constitutionnel, fut le plus grand ennemi de la constitution. Est-ce sa faute? Le conflit était donc inévitable entre le prince et la nation. A peine la nouvelle Constitution est-elle mise en vigueur, que le gouvernement se remit à faire obstacle à la Révolution ; il s'appuya même sur l'étranger. — Le 10 août 1792 fut la seconde journée de la Révolution ; la bataille s'engagea entre les hommes du mouvement et ceux de la résistance. Mais les hommes de la Convention furent saisis d'une véritable fureur de gouvernement. Bientôt le bon plaisir des dictateurs fut toute leur raison : ils ne surent que proscrire et guillotiner. Ils étaient le pouvoir, ils agissaient comme des rois : l'absolutisme revivait dans tous leurs décrets et dans leurs œuvres. C'étaient pourtant des philosophes ! — Le 9 thermidor fut un avertissement donné par le pays à l'autorité conventionnelle. Tant que le peuple avait craint pour les conquêtes de la Révolution et l'indépendance du territoire, il avait toléré la dictature des comités ; mais le jour où la Terreur devint un système, une crise devenait inévitable. C'est le pouvoir qui a perdu les Jacobins.
A la Convention succède le Directoire ; après les terroristes, les modérés, et il en sera de même tant que la fantaisie politique livrera la société aux coups de bascule des partis. La main de Robespierre avait été trop rude, celle du Directoire fut trouvée trop faible. Elevés au pouvoir, les hommes deviennent bientôt ce que le pouvoir veut qu'ils soient. Le Directoire, à qui l'on avait demandé le repos, tombait en léthargie. Le gouvernement n'allant plus, on le changea par un coup d'Etat, le 18 brumaire. En Bonaparte, la révolution fut donc de nouveau incarnée ; serait-elle mieux servie par ce nouveau représentant du pouvoir? Suivons sous Bonaparte la fortune du gouvernement. Comme toujours, on compta plus sur l'initiative du gouvernement que sur l'initiative des citoyens. On voulait un pouvoir fort, on fut servi à souhait : le pouvoir, dans la main de Bonaparte, devint si fort, qu'il n'y eut bientôt de place dans la république que pour lui. Il mit partout sa volonté à la place de celle du peuple; il confisqua toutes nos libertés, et deux fois de suite amena l'étranger sur le sol de la patrie. Waterloo fut l'autel expiatoire qui nous rendit un peu de liberté. — Nous eûmes la Charte. Le despotisme de Bonaparte avait fait retrouver des idées.
La monarchie de 1790 avait été acclamée par le peuple, la république acclamée par le peuple, l'Empire acclamé par le peuple ; la Restauration se prit au sérieux et voulut restaurer ce que la Révolution avait cru abolir : droit divin, droits féodaux, droit d'aînesse — et d'abolir tout ce que la Révolution avait établi : liberté de conscience, liberté de la tribune, liberté de la presse, égalité devant l'impôt, égale participation aux emplois. La légitimité fit tant et si bien qu'elle se trouva hors la loi. Paris dressa des barricades, le roi chevalier fut chassé. — Qui donc avait fait ce pouvoir? — On éleva un monument en l'honneur des glorieuses journées de juillet — et on se remit de plus belle à organiser le pouvoir. Aussi nous n'étions pas au bout d'épreuves. — Les gouvernements avaient beau tomber comme des marionnettes, le pays ne revenait pas de so» ardent amour de l'autorité. Pourtant, on commençait à se douter qu'autre chose sont les instincts du pouvoir, autre chose les idées du peuple ; mais comment se passer de gouvernement? Cela se concevait si peu qu'on ne songeait pas même à poser la question ; l'idée n'était pas encore venue que la société se meut par elle-même, qu'en elle la force motrice est immanente et perpétuelle ; qu'il ne s'agit pas de lui communiquer le mouvement, mais de régulariser celui qui lui est propre. Le gouvernement, disait-on, est à la société ce que Dieu est à l'univers : « Liberté et Ordre, » telle fut la devise sur laquelle on recommença à faire du gouvernement. On avait épuisé en quarante-six ans les gouvernements de pur doit divin, le gouvernement de l'insurrection, celui de la modération, celui de la force, celui de la légitimité; on ne voulait pas retourner au gouvernement des prêtres; que restait-il? Le gouvernement des intérêts : ce fut celui qu'on adopta. Il fut accueilli à une si puissante majorité qu'on dut encore une fois y reconnaître le vœu national. Louis-Philippe était la bourgeoisie sur le trône. Sa profession de foi disait ceci : « La Charte sera désormais une vérité». La cocarde tricolore reparaît, le gouvernement étant déclaré révolutionnaire. Un nouvel état de choses était créé. Les réformateurs de 1830 ne s'étaient arrêtés que devant le capital, en maintenant le cens à 200 francs. « L'établissement de juillet est immortel », disait-on ; 1830 a fermé l'ère de la Révolution, ainsi raisonnaient les doctrinaires.
1830-1848. — CORRUPTION GOUVERNEMENTALE.
Le gouvernement de Louis-Philippe est l'un des plus curieux épisodes de cette longue période historique, où l'on voit les nations errer au hasard dans les labyrinthes de leurs utopies. Toutes les haines se sont coalisées contre ce règne mémorable, tous les outrages lui ont été prodigués.
Rétablissons les faits :
(...) Quelle fin se proposait la bourgeoisie en 1830 en établissant le régime constitutionnel? La bourgeoisie ne voulait pas d'une autorité légitime issue d'un autre principe que sa volonté. Cette monarchie, elle venait de l'exclure par une révolution. Elle se souciait peu d'une république à la mode des Grecs et des Romains ; elle ne voulait pas de jésuites; elle ne souffrait ni noblesse ni aristocratie, pas d'autre hiérarchie que celle des emplois, des fortunes. Que veut donc la bourgeoisie? Elle veut des affaires. Ce que veut, ce que demande la bourgeoisie, c'est le bien-être, le luxe, la jouissance ; c'est de gagner de l'argent. Et le peuple, sur tous ces points, est de l'avis de la bourgeoisie. Lui aussi prétend avoir sa part de bien-être, de jouissance et de luxe. A cette condition, il veut bien croire ce que l'on voudra, en religion comme en politique. Eh bien ! la mission de Louis-Philippe, qui lui a été donnée par le pacte de 1830, a été défaire prédominer l'idée bourgeoise, c'est-à-dire — entendons-nous ! — non pas d'assurer à ceux-ci le travail, à ceux-là le profit, à tous le bien-être; non pas d'ouvrir des débouchés au commerce, et de se faire le pourvoyeur d'affaires du pays : c'eût été résoudre le problème social — mais de propager la morale de l'intérêt, d'inoculer à toutes les classes l'indifférence politique et religieuse, et, par la ruine des partis, par la dépravation des consciences, de creuser les fondements d'une société nouvelle ; de forcer, pour ainsi dire, une révolution arrêtée dans les conseils de la destinée, mais que la société contemporaine n'acceptait pas.
Oui, il le fallait, et c'est vous, dynastiques de toutes les nuances, qui l'avez voulu, qui avez encouragé cette doctrine qui dit ; « Laissez faire, laissez passer. Chacun chez soi, chacun pour soi. Enrichissez- vous ! » Voilà la doctrine de 1830. Celui-là seul est mauvais citoyen qui ne sait pas vivre dans un milieu où il y a place honorable même pour les voleurs. Un seul reproche fait au gouvernement de Louis-Philippe peut être justifié ; il a été fait par l'opposition Thiers-Barrot : « Nous ferons les mêmes choses que vous, disaient-ils, mais nous les ferons mieux ! » — Louis-Philippe a mis dix-huit ans à démoraliser la France ; il en a coûté quinze cents millions chaque année: c'est trop cher!
On a dit que la Révolution de février 1848 avait été la révolution du mépris ; mais cela n'empêche pas Louis-Philippe d'avoir eu la plus haute intelligence de son mandat, qui était de corrompre. Louis-Philippe était corrupteur, non corrompu ; sans reproche dans sa vie privée. Un abominable destin l'appelle ; il obéit. Pour que nous retrouvions une morale positive et obligatoire, il faut que la société se reconstruise de fond en comble ; pour qu'elle se reconstruise, il faut qu'elle se démolisse. La corruption fait toute la moralité du gouvernement de juillet : la Charte l'avait ainsi voulu, Louis-Philippe a reçu la mission de démontrer que le système constitutionnel est la négation des négations. Briser les caractères, ruiner les convictions, ramener tout au positivisme mercantile, tout à l'argent, jusqu'au jour où une théorie de l'argent (suppression de l'intérêt, crédit gratuit, droit à la propriété et au capital), signalerait l'heure et le principe de la résurrection.
Que voulez-vous de plus écrasant pour votre régime parlementaire et bavard, que ces discours de la couronne qui ne disent rien, précisément parce que des législateurs à cinq cents francs comme à vingt-cinq francs ou à zéro ne peuvent rien avoir à dire...."
(...)
17 MARS 1848. — RÉACTION. — LOUIS BLAJNC.
"Toute révolution, l'expérience l'atteste et la philosophie le démontre, pour être efficace, doit être spontanée ; sortir, non de la tête du pouvoir, mais des entrailles du peuple. Mais d'après le préjugé généralement répandu, le travail devenu gouvernement doit procéder par les voies gouvernementales. Ce serait au gouvernement de développer la révolution, car, dit-on, la révolution doit venir d'en haut, puisque c'est en haut que se trouvent rintelligence et la force. Mais le gouvernement est plutôt réactionnaire que progressif; il ne saurait avoir l'intelligence des révolutions, attendu que la société, à qui seule appartient ce droit, ne se révèle point par des actes de législation, mais par la spontanéité de ses manifestations. Il ne faut pas que le gouvernement soit le patron, mais le valet de la société. Si un certain nombre de citoyens veulent contraindre le gouvernement à marcher du côté de la révolution, une autre partie des citoyens l'en empêchera. Qu'arrivera-t-il de ce conflit? — Nous avons montré l'incompétence du gouvernement ; alors, plus les hommes du mouvement chercheront à entraîner le pouvoir, plus ceux de la résistance le feront reculer. — Et il en sera toujours ainsi : voilà ce que dit la théorie. L'histoire en dit autant ; quinze jours s'étaient à peine écoulés depuis la proclamation de la République, que l'inquiétude s'emparait des esprits. Le pouvoir pouvait tout, disait-on, et on ne le voyait rien entreprendre. Les plus ardents se plaignaient que le gouvernement provisoire ne fit rien pour la révolution. Les trembleurs, au contraire, l'accusaient d'en faire trop. Un prétexte suffit pour amener une collision ; le gouvernement refoula la manifestation des bonnets à poil (réactionnaires), J6 mars.
Le gouvernement provisoire devait-il faire élire immédiatement une Assemblée, ou bien ne devait-il rendre ses comptes au suffrage universel qu'après avoir fait tout le bien qui était à faire? Le gouvernement convoqua immédiatement une Assemblée nationale. Pour moi, j'avais une opinion entièrement opposée à celle qui prévalut, et je regardais l'adoption de l'autre parti comme devant exercer la plus heureuse influence sur les destinées de la République.
Considérant donc l'état d'ignorance profonde et d'asservissement moral où les campagnes en France vivent plongées ; l'immensité des ressources que ménage aux ennemis du progrès la possession exclusive de tous les moyens d'influence et de toutes les avances de la richesse; tant de germes impurs déposés au fond de la société par un demi-siècle de corruption impériale ou monarchique; enfin la supériorité numérique du peuple ignorant des campagnes en politique sur le peuple des villes, je pensais que nous aurions dû reculer le plus loin possible le moment des élections, après avoir décrété provisoirement de vastes réformes politiques et économiques. Le peuple de Paris était de cet avis. — Le peuple, quand il est livré à son seul instinct, voit toujours plus juste que lorsqu'il est conduit par la politique de ses meneurs.
Louis Blanc voulait bien la dictature du gouvernement provisoire, mais quels seraient les dictateurs? Pendant la manifestation du 17 mars, les préoccupations qui agitent Louis Blanc, c'est la crainte du désordre; cette manifestation n'était que la contre-manifestation des bonnets à poil pour obtenir l'ajournement des élections. Mais une fois au pouvoir, les hommes se ressemblent tous, et cependant jusqu'alors le Paris de la révolution avait été admirable de majesté tranquille. — « L'ordre, toujours l'ordre, c'est-à-dire l'obéissance; sans elle vous n'aurez pas la révolution, » disait Louis Blanc. (...) Le 17 mars commença cette longue réaction qui va du socialisme au jacobinisme, au doctrinarisme, au jésuitisme, et qui n'est pas près de finir. Elle a commencé au sein du gouvernement provisoire par Louis Blanc; je ne l'en accuse pas. La cause de la réaction, elle est à tous ceux qui auraient voulu réaliser la révolution par voie gouvernementale au lieu de donner congé au gouvernement provisoire par l'établissement du contrat politique et économique, par la ratification du suffrage universel.
16 AVRIL 1848. — RÉACTION. — LEDRU-ROLLIN.
La démocratie gouvernementale, trompée dans ses espérances par ses propres coryphées, pouvait dorénavant se regarder comme éliminée. Le 17 mars Louis Blanc avait repoussé Blanqui. Le 16 avril ce fut Ledru-Rollin qui repoussa la dictature de Louis Blanc; au 16 avril, Ledru-Rollin n'était ni socialiste, ni communiste ; il se moquait des théories de son collègue.
15 MAI. — RÉACTION. — BASTIDE. — MARRAST.
L'idée d'une puissance souveraine, initiatrice et modératrice, constituée sous le nom de gouvernement, Etat ou autorité, au-dessus de la nation, pour la diriger, la gouverner, lui dicter des lois, lui prescrire des règlements, lui imposer des jugements et des pensées; cette idée-là, dis-je, n'est autre que le principe même du despotisme que nous combattons en vain dans les dynasties et les rois. C'est la concentration hiérarchique de toutes les facultés politiques et sociales en une seule et indivisible "fonction", qui est le gouvernement; que ce gouvernement soit représenté par un principe héréditaire, ou bien par; un seul ou plusieurs mandataires amovibles et électifs.
Toutes les erreurs, tous les mécomptes de la démocratie proviennent de ce que le peuple, ou plutôt les chefs des insurrections, après avoir brisé le trône et chassé la dynastie, ont cru révolutionner la société parce qu'ils révolutionnaient le personnel monarchique, et ils conservaient la royauté tout organisée, seulement ils la rapportaient, non plus au droit divin, mais à la souveraineté du peuple. Il est rigoureusement vrai de dire que la démocratie, pour n'avoir pas su définir son propre principe, n'a été jusqu'ici qu'une défection envers la royauté, une caricature ou contre-façon de royauté...."
(...)
23-26 JUIN 1848. — réaction Cavaignac.
"On avait créé les ateliers nationaux pour donner aux ouvriers une subvention alimentaire, car on n'avait pas d'ouvrage à leur donner. — La réaction, considérant que ces cent mille hommes étaient le boulevard du socialisme, les supprima sans compensation. Trélat, à la tribune française, s'écriait : « Il faut que l'Assemblée nationale décrète le travail, comme autrefois la Convention décréta la victoire. » Mais le sort était jeté, les yeux se fermèrent à la lumière, la dissolution des ateliers est résolue. — M. de Falloux conclut au renvoi immédiat des ouvriers. Ils élèvent des barricades. — On propose le rachat d'une ligne de chemin de fer. — Les députés s'y opposent pour précipiter la révolution. C'était à coups de fusil que l'Assemblée nationale payait la dette du gouvernement provisoire. Pascal Duprat propose que Paris soit mis en état de siège et les pouvoirs remis au général Cavaignac. Ici la toile tombe sur le quatrième acte, fin de la Révolution.
Ô peuple de travailleurs ! ne cesseras-tu de prêter l'oreille à ces orateurs de mysticisme promettant le salut par le gouvernement? Le pouvoir, instrument de la puissance collective, créé dans la société pour servir de médiateur entre le travail et le capital, se trouve enchaîné fatalement au capital contre le prolétariat. Nulle réforme politique ne peut résoudre cette contradiction. C'est pour avoir obstinément voulu la Révolution par le pouvoir, la réforme sociale par la réforme politique, que la révolution de Février a été ajournée et la cause du prolétariat perdue en première instance par toute l'Europe. En lévrier 1848, vous seuls, travailleurs, pouviez vous donner la Constitution de la liberté et de la justice. Aujourd'hui, si vous ne procédez vous-mêmes à l'organisation, si vous vous en rapportez aux meneurs de l'opposition pour les obtenir, le résultat sera le même. Encore une fois, vous seuls pouvez exiger que ceux qui vous ont séduits en 1848 par des utopies funestes, et qui recommencent encore aujourd'hui se frappent la poitrine. Pour moi, je dois l'avouer, en juin 1848, je n'avais pas prévu ces malheurs! depuis 15 jours j'avais mis le pied sur le Sinaï parlementaire, j'avais cessé d'être en rapport avec les masses, je ne savais rien des intrigues qui se croisaient au sein de l'Assemblée. Il faut avoir vécu dans cet isolement qu'on appelle une Assemblée nationale ..."
"L'idée générale de la Révolution au XIXe siècle" (1851)
Le 13 décembre 1849, Proudhon écrit : « Le capital ayant perdu sa faculté d'usure, la solidarité économique se crée peu à peu, et avec elle l'égalité des fortunes. Vient ensuite la formation, spontanée et populaire, des groupes, ateliers ou associations de travailleurs »...
Plus d'une année plus tard, "L'Idée générale de la Révolution au XIXe siècle" allait être, à la fois, la suite des "Confessions d'un Révolutionnaire" (paru en octobre 1849) et des articles de polémique contre Pierre Leroux et Louis Blanc, publiés dans La Voix du Peuple depuis le 25 novembre 1849 jusqu'au 28 janvier 1850. Les articles à propos de Louis Blanc avaient eu pour titre : "De l'utilité présente et de la possibilité future de l'Etat. Proudhon y avait écrit que la Révolution au XIXe siècle avait un double objet : un objet économique, la subordination complète du capital au travail, l'identification du travailleur et du capitaliste, grâce à la démocratisation du crédit; un objet politique, absorption de l'Etat dans la société, la cessation de toute autorité et la suppression de tout appareil gouvernemental, grâce à l'organisation du suffrage universel et à la centralisation séparée de chacune des catégories fonctionnelles.
Du 7 janvier au 16 avril 1850, Proudhon écrit à Alfred Darimon une série de lettres. Le 22 janvier 1850, Proudhon félicite Alfred Darimon pour la rédaction du numéro de la veille : « L'idée antigouvernementale se déroule avec une lucidité, une puissance irrésistibles. La raison en est que la négation de l'Etat est une idée simple, une idée de liberté... Encore six semaines et l'Etat est démoli ! Jamais pareille polémique ne s'est vue plus mordante, plus vive, plus claire... ». Le 14 février, Proudhon écrit : « Notre idée de l'anarchie est lancée; le non-gouvernement grandit comme jadis la non-propriété. Il faut donc manœuvrer à présent d'une façon analogue. Après avoir nié la propriété, l'usure, nous nous sommes retranchés dans l'institution d'une banque de crédit gratuit. Semblablement, après avoir nié l'Etat, nous devons faire sentir qu'il s'agit d'accomplir un mouvement progressif de simplification usque ad nihilum, non de réaliser une anarchie subite et immédiate. Vous entendez !... Le tout basé constamment sur la liberté, la libre discussion ».
Dans la même lettre à Darimon, quelques lignes plus loin, Proudhon ajoute : "Pour moi, je vais commencer une évolution nouvelle. Les hommes ne se mènent pas, comme les philosophes spéculatifs, par le seul et pur amour du beau et du juste, mais par les intérêts. Le moment 'est venu de montrer à la bourgeoisie ce qu'il y a pour elle d'avantageux dans les idées socialistes. Le socialisme, au point de vue des intérêts bourgeois, voilà ce qu'il faut faire en ce moment. Nous coupons ainsi la bourgeoisie en deux : Nous ne laisserons au Gouvernement, pour soutien, que les rentiers de l'Etat, les usuriers et quelques gros propriétaires. La moitié des banquiers seront pour nous. Ne craignez pas que, le Gouvernement remue avec les élections qui vont avoir lieu le 10 mars.
L'étoile de la France, ajoutait Proudhon, n'a pas permis que la République fût souillée à son berceau des saturnales du despotisme. C'est au nom de l'absolutisme que se fait tout ce qui se fait, non pas au nom dé la République. Somme toute, nous sommes heureux qu'il en soit ainsi. Les hommes de 48, dans leur naïve ignorance, nous ont donné la répétition de 93; Louis Bonaparte, dans son incapacité crapuleuse, veut à son tour nous donner une répétition de l'Empire. Va pour la répétition, et qu'elle passe vite. Du moins, les innocents de 48 n'ont fait de mal à personne; Louis Bonaparte a déjà bien des crimes sur la conscience".
Le lendemain, 15 février 1850, Proudhon écrivait : « Pour les élections... vous devez... appuyer sur la réconciliation des classes. Faire remarquer au peuple que la réaction, la monarchie, l'empire, les coups d'Etat, n'ont de chance que par l'antagonisme de la bourgeoisie et du prolétariat; que c'est cet antagonisme qu'on s'efforce de provoquer depuis un an, que toute politique contrerévolutionnaire en est là ».
Les élections du 10 mars ont lieu, qui sont un succès pour les républicains; dans La Voix du Peuple des 25 et 29 mars 1850, Proudhon développe ce qu'il appelle la philosophie du 10 mars ...
"Deux questions étaient posées aux électeurs du 10 mars : Monarchie ou République, réconciliation de la Bourgeoisie et du Prolétariat... Ces deux formules sont identiques l'une à l'autre : elles s'expliquent et se justifient réciproquement... Il n'y a pas quatre mois, La Voix du Peuple était accusée de bourgeoisisme et excommuniée de l'Eglise démocratique et sociale. Maintenant que la bourgeoisie est entrée, enseignes déployées, dans le sanctuaire, cette accusation tombe; les orthodoxes de la veille sont les hérétiques du lendemain... Ainsi, PAR L'AFFINITE DES BESOINS ET DES IDEES, ET PAR LA LOGIQUE DES FAITS, LA PENSEE REVOLUTIONNAIRE S'EST PEU A PEU GENERALISEE, ET LE SOCIALISME A TOUT ENVAHI. LA BOURGEOISIE ET LE PROLETARIAT, D'ABORD ANTAGONISTES, NE FONT QU'UN ... Le problème social qui, dans les premiers temps de la Révolution s'exprimait par la formule incomplète de problèmes du Prolétariat, doit embrasser les deux classes de citoyens; il est du reste entendu que, sous le nouveau régime, les désignations de prolétaire et de bourgeois, comme celles d'apprenti et de compagnon, n'indiquent plus des distinctions de classes, mais des différences de grades dans la carrière du producteur. Réunion aujourd'hui de la bourgeoisie et du prolétariat, cela signifie donc, aujourd'hui comme autrefois, émancipation du serf, alliance offensive et défensive entre les industrieux et les travailleurs contre le suzerain capitaliste ou noble; solidarité d'intérêts entre le compagnon et le maître; garantie à l'ouvrier de devenir à son tour patron et bourgeois. Au fond, la bourgeoisie, c'est la liberté; et, plus que la liberté, c'est le droit au capital et au gouvernement... Qu'EST-CE QU'UN BOURGEOIS ?
Le bourgeois, l'homme de la commune, telle est l'origine et la signification dé la Bourgeoisie. La lutte des bourgeois contre les seigneurs n'a été qu'une figure de la lutte en ce moment engagée entre la classe moyenne, assistée du prolétariat, et une autre espèce de féodalité, plus insaisissable peut-être, mais non moins réelle, et beaucoup plus dangereuse que la première. Aujourd'hui, au-dessous de l'homme au coffre-fort qui remplace pour nous le seigneur et en dehors de la classe moyenne héritière de la bourgeoisie, il y a le prolétaire... Les noms, les formes, les moeurs ont changé. Le fond est demeuré le même. Le bourgeois est toujours cet homme de liberté et d'industrie qui lutte à mort contre une féodalité parasite, et vers lequel gravite, par l'affinité dé ses besoins, le pauvre travailleur."
Cette idée de la réconciliation entre la classe moyenne et le prolétariat, fondée sur une communauté d'intérêts, Proudhon la reprendra et la systématisera dans "L'idée générale de la Révolution au XIXe siècle", et dans la dédicace qu'il adresse de cet ouvrage à la Bourgeoisie : « A vous, Bourgeois, l'hommage de ces nouveaux essaie; vous fûtes de tout temps les plus intrépides, les plus hardis des révolutionnaires... ». Dans les chapitres II et IX de L'idée générale de la Révolution, Proudhon dira que la classe moyenne, refoulée de haut et de bas par l'insolence capitaliste et l'envie prolétarienne, n'en forme pas moins le cœur et le cerveau de la nation : « Il existe en France et, tant que la révolution ne sera pas faite dans l'économie, il existera une bourgeoisie, une classe moyenne et un prolétariat... J'ai prêché la conciliation des classes, symbole de la synthèse des doctrines, comme le socialisme, doctrine de la synthèse, c'est-à-dire de la conciliation universelle... ». En effet, Proudhon voit alors la nécessité de grouper toutes les énergies contre la réaction de plus en plus audacieuse; il pensait qu'en France, avec le morcellement des propriétés et la division des industries, à cette époque, toute politique qui n'obtiendrait pas l'appui au moins de la paysannerie était destinée à l'échec.
En même temps qu'il prépare les élections du 10 mars, en faisant appel à l'union des républicains et à la réconciliation de la bourgeoisie et du prolétariat, Proudhon continue sa lutte contre Louis-Napoléon. Son attitude à cette époque et les conséquences qu'elles vont avoir pour lui ne laissent aucun doute sur ses sentiments : alors déjà, et depuis longtemps du reste, il prévoit le coup d'Etat ...
Le 2 février 1850 il a publié dans La Voix du Peuple un article dédié au président de la République et portant pour titre : « Le socialisme reconnaissant » et, le 5, il publie un deuxième article : « Vive l'Empereur ! ». Le deuxième article se termine par ce passage qui devait atteindre Louis-Napoléon au vif de son amour-propre et l'embarrasser dans ses projets en dévoilant, plus d'un an et demi à l'avance, ses desseins de dictature ...
« C'est maintenant chose assurée, nous aurons un coup d'Etat. Louis Bonaparte a fait un pacte avec le diable... Va donc pour le coup d'Etat et vive l'Empereur ! Vive l'Empereur ! A bas l'Assemblée nationale ! A bas l'impôt ! A bas l'usure ! A bas les dettes ! Citoyen Président, vous ne voudriez pas que tout fût pour vous. Le peuple, vous faisant la part du lion, peut bien prétendre aux miettes du festin. Au premier signal du coup d'Etat, nous mettons garnison à la Banque, nous brûlons le Grand Livre, nous jetons à l'eau les registres d'hypothèques, nous détruisons aux cris de « Vive l'Empereur !» les dossiers des notaires, avoués, greffiers, tous les titres de créances, de propriété. Du temple de Plutus à la citadelle capitaliste, il ne restera pas pierre sur pierre ».
Le lendemain de cet article, le 6 février, à Sainte-Pélagie, Proudhon est consigné dans sa chambre; le 15, il comparaît devant le juge d'instruction; puis, de la Conciergerie, il est transféré, le 20 avril, à la citadelle de Doullens, mis au secret, et renvoyé seulement à la Conciergerie le 2 juin 1850. PROUDHON AVAIT DONC DEJA ANTICIPE LE COUP D'ETAT DE LOUIS-NAPOLEON ET L'ABSENCE DE TOUTE REACTION ...
« Le peuple ne remuera pas; les paysans ne diront rien; avec un escadron on aura toujours raison d'un département; l'armée ne vous tendra pas les bras; elle ne vaut jamais moins qu'à l'heure où se lèvent les despotes. Les généraux qui la commandent ne se diviseront point; ils sont, comme les soldats, toujours bêtes féroces; si quelqu'un clabaude, on l'apaisera ! Au premier mouvement de la République, la bourgeoisie criera : Voici les Tartares ! Voici les Cosaques ! Car la trahison est consommée depuis longtemps contre le peuple et contre le pays ». (14 février, à Darimon)
Et le 16, toujours à Darimon : « Somme toute, une éclipse est inévitable pour la République, nous sommés entrés dans la pénombre... Officiellement, la République est à bas; une proclamation d'empire n'y fera ni plus ni moins, n'ajoutera rien à l'état de choses »...
Comment les républicains devraient-ils réagir?
« Pas d'excitation à la défense; parlez même à peine de la résistance légale. Il faut, au lieu d'irriter les imaginations populaires, toujours trop tendues, les accoutumer de souffrir quelque temps le spectacle d'un empereur de fantaisie. Qui sait ? Ce spectacle peut être intéressant à voir. Voyons-le donc ! Et quand nous serions un empire, serions-nous donc perdus ? Ne faut-il pas cette exhibition ridicule pour faire percevoir, toucher du doigt, l'inanité de l'Etat et du pouvoir ! ! ! Je voudrais traiter cette matière, mais je n'oserais signer. Aujourd'hui que le culte des symboles est aboli, que la liberté ne périt pas avec les peuples, il n'y a pas à craindre qu'une proclamation d'empire abolisse les lois et le droit. Mettez un uniforme sur une perche, cela ne fera ni plus ni moins que de nommer Louis Bonaparte. Encore une fois, prenez la question sous cette face et avec cette ironie, et vous échinez l'Empire avant qu'il existe. »
Le 16 février, Proudhon écrit à Darimon : « Moins que jamais il faut que le peuple songe à résister, il faut qu'il glisse comme une anguille entre les mains de la réaction. Rien que cette idée qu'il y a en France quatre millions de socialistes insaisissables, inattaquables, mais prêts à se lever au premier signal, à la moindre défaillance de la réaction, suffit pour tuer à bref délai le gouvernement quel qu'il soit... Que L. B... s'entende avec les puissances, qu'il leur accorde tout ce qu'elles demanderont... La République n'est point atteinte, et le pouvoir se consume toujours ! En six mois, ce n'est pas quatre millions de socialistes que vous auriez, ce serait huit. Somme toute, une éclipse est inévitable pour la République; nous sommes entrés dans la pénombre; mais la situation est plus belle que jamais : à moins que le peuple ne prenne les armes et ne présente un corps à la répression, la répression est impossible... »
Proudhon craignait plus que tout que Louis-Napoléon et la réaction ne se servent d'un mouvement populaire, comme d'un prétexte à une répression, prétexte utilisé pour justifier l'installation d'un régime de dictature ...
En juillet 1851, "L'idée générale de la Révolution au XIXe siècle" paraît : douze années après "la Célébration du Dimanche" et treize avant "la Capacité politique des classes ouvrières" : presque au milieu de sa vie d'écrivain; mais elle est loin d'en marquer le centre puisque, au contraire, elle précède l'évolution qui se développera dans les années suivantes — en deux étapes de 1854 à 1858 et de 1858 à 1864. Trois mois après sa publication, Proudhon annoncera qu'une troisième édition des "Confessions d'un révolutionnaire" va paraître : « J'ai trouvé, après coup, que ce travail (Les Confessions) avait de très bonnes parties, qu'il méritait d'être soigné, expurgé, etc.. Je le considère comme le premier volume de mon idée révolutionnaire (l'Idée générale de la Révolution) qui en est à sa deuxième édition »....
« Il n'y a pas de doctrine là où il n'y a pas d'unité, déclare Proudhon; et ni comme penseur, ni comme révolutionnaire je ne mériterais une heure d'examen, s'il n'existait dans la multitude des propositions, quelquefois très disparates, que j'ai tour à tour soutenues ou niées, quelque chose qui les relie et en forme un corps de doctrine ». Or, « ce qui domine dans toutes mes études, ce qui en fait le principe et la fin, le sommet et la base, la raison, en un mot, ce qui donne la clef de toutes mes controverses, de toutes mes disquisitions, de tous mes écarts, ce qui constitue enfin mon originalité comme penseur, si je puis m'en attribuer quelqu'une, c'est que j'affirme résolument, irrévocablement, en tout et partout, le Progrès, et que je nie, non moins résolument, en tout et partout, l'Absolu » (p. 16). L'absolu n'existe pas dans la pensée. L'essence de l'esprit est mouvement. La vérité est historique, sujette à progression et à évolution. « Toutes les idées sont fausses, c'est-à-dire contradictoires et irrationnelles, si on les prend dans une signification exclusive et absolue; toutes sont vraies, c'està-dire susceptibles de réalisation et d'utilité, si on les met en composition avec d'autres ou en évolution » (p. 22). Dans la pensée, unité n'est que synthèse, c'est-à-dire unité de composition; le progrès s'y traduit par la série, et la synthèse des séries à deux termes, ou antinomies, est la seule forme concevable de l'idée vraie. (Philosophie du progrès, De la justice dans la revolution et dans l'église, La justice poursuivie)
"De Ia justice dans Ia révolution et dans l'Eglise" (1858)
Proudhon croit, d'autre part, que la règle de l'écrivain est de rechercher ce que pense le peuple et de l'exprimer dans son langage {Carnet, 5 mai 1847). Il entend soutenir la cause du peuple; mais, au nom même des intérêts du peuple, il reste l'adversaire de tout culte; il croit que partout où existe une dévotion, il y a idole et idolâtrie. L'église représente la religion, la révélation, le christianisme : or, le christianisme ruine la justice, parce qu'il ruine la dignité de la personne humaine. Par le dogme de la chute, il proclame la déchéance de l'humanité ; il dégrade l'homme, il le démoralise. Toute religion crée une mythologie de la pensée, hostile et contraire à la raison.
Le citoyen d'une république ne doit se soumettre à aucune tyrannie qu'elle soit d'un roi ou d'un empereur, des foules ou des masses. Proudhon prétend n'accepter aucune religion, « fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison » (Lettre du 17 mai 1846). Proudhon a toujours voulu être un briseur d'idoles et cet iconoclaste veut demeurer le citoyen libre d'une démocratie libérée de ces idoles qu'entretiennent, à leur profit, les démagogues. Jusqu'à la fin, il est resté fidèle à la Révolution française qui était pour lui, comme pour les paysans de Burgille, la suite et le succès du combat de leurs aïeux contre les seigneurs. Dans le discours préliminaire à La Justice, il déclare : « Malgré mon dédain pour les urnes populaires, j'appartiens à la démocratie, je ne me sépare point d'elle; et nul n'a le droit de m'en exclure ». Dans ses Carnets, à la date du 13 juin 1858, il faut noter une déclaration significative à propos de "La Justice : Notion de l'Egalité, Préface" : "J'appelle égalitaires tous ceux qui reconnaissent que les conditions et fortunes tendent, par l'application de la justice, à ce niveler indéfiniment. Je regarde comme ennemis de l'égalité, partant aristocrates, exploiteurs, fauteurs du despotisme et de l'Eglise, ceux qui nient une telle application de la justice; déjà en 1789... une grande application de la justice a été faite... » (Carnet 11, p. 425).
La doctrine de la justice est jugée par Proudhon comme la plus importante de l'enseignement social; en elle se résument, à elle se ramènent les autres leçons. L'établissement de la justice entre les hommes est la raison d'être de la société. Le mouvement de pensée qui anime Proudhon entre 1854 et 1858 est donc issu de La Justice. La Justice est un point d'arrivée et un point de départ. Dans sa huitième étude, "Conscience et Liberté", Proudhon renouvelle et précise sa conception de la Révolution. Justice et liberté sont associées : « L'homme ne veut plus qu'on le mécanise... La justice, dans son idée la plus excellente est le dernier mot de la liberté et toutes deux finissent par se confondre ». La liberté a pour fin l'organisation de la lutte de la volonté humaine contre l'oppression des forces économiques « forme nouvelle et expression moderne dei l'antique Fatalité ». De la Propriété capitaliste (c'est le vol), la courbe de sa pensée s'incline vers la propriété paysanne {c'est la liberté). Enfin, en décembre 1864. l'évolution s'achève sur "la Capacité politique". Proudhon décrit les luttes ouvrières se développant en une épopée héroïque pour la conquête d'un droit nouveau ...
Proudhon donne ici sa définition de la justice ; elle n'appartient pas à la morale mais est entièrement fondée sur légalité qui, seule, peut engendrer I'ordre social. La justice n'est pas le résultat de préceptes moraux imposés. elle est le fondement de la dignité humaine. La justice c'est le respect de l'homme...
"1 . L'homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, de s`affirmer tout à la fois comme individu et comme espèce.
2. La JUSTICE est le produit de cette faculté : c`est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu'elle se trouve compromise et à quelque risque que nous expose sa défense.
3. Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y supplée par la religion; il se fortifie et se développe chez le le civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même et s'affranchit incessamment de tout intérêt personnel et de toute considération divine.
4. Ainsi conçue la Justice, rendant toutes les conditions équivalentes et solidaires, identifiant l'homme et l`humanité, est virtuellement adéquate à la béatitude, principe et fin de la destinée de l'homme.
[...]
Quelques observations sur cette définition. Elle est nécessaire et sa négation implique contradiction : si la Justice n`est pas innée à l'humanité, la société humaine n'a pas de mœurs : l'état social est un état contre nature ; la civilisation, une dépravation ; la parole, les sciences et les arts des effets de la déraison et de l'immoralité, toutes propositions que dément le sens commun.
Elle énonce un fait, savoir que : s`il y a aussi souvent opposition que solidarité d'intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement communauté de dignité, chose supérieure à l`intérêt.
Elle est pure de tout élément mystique ou physiologique. A la place de la religion des dieux, c`est le respect de nous-mêmes ; au lieu d'une affection animale, d`une sorte de magnétisme organique, le sentiment exalté, impersonnel. que nous avons de la dignité de notre espèce, dignité que nous ne séparons pas de notre liberté.
Elle est supérieure à l'intérêt. Je dois respecter et faire respecter mon prochain comme moi-même : telle est la loi de ma conscience...
La Justice est donc une faculté de l'âme, la première de toutes, celle qui constitue l'être social. Mais elle est plus qu'une faculté : elle est une idée, elle indique un rapport, une équation.
Comme faculté, elle est susceptible de développement ; c'est ce développement qui constitue l'éducation de l'humanité. Comme équation, elle ne présente rien d'antinomique ; elle est absolue et immuable comme toute loi et, comme toute loi encore, hautement intelligible. C`est par elle que les faits de la vie sociale, indéterminés de leur nature et contradictoires, deviennent susceptibles de définition et d'ordre..."
"De la capacité politique des classes ouvrières" (1865, posthume)
Proudhon n'avait pu mettre la dernière main à son ouvrage sur "La Capacité politique des classes ouvrières", mais eu le temps, en décembre 1864, d'écrire une introduction ou dédicace, adressée par « l'auteur, à quelques ouvriers de Paris et de Rouen qui l'avaient consulté sur les élections ». Après avoir étudié cette démonstration sur la théorie de la liberté, il semble impossible de conserver la moindre illusion sur le résultat que pourrait donner la République parlementaire centralisée...
"Le peuple, à qui la révolution de 1818 a donné le droit de vote, est-il capable d'ester en politique, c'est-àdire de se former sur les questions qui intéressent la collectivité sociale une opinion en rapport avec sa condition, son avenir, ses intérêts; de rendre un verdict raisonné ; enfin, de constituer un centre d'action, expression de ses idées, de ses vœux, de ses espérances, et chargé de poursuivre l'exécution de ses desseins?
Si oui, il importe que le peuple fasse preuve de cette capacité en énonçant un principe vraiment sien, qui résume et synthétise toutes ses idées, comme l'ont fait de tout temps les fondateurs de sociétés.
Si non, il faut qu'il s'instruise, qu'il réfléchisse, ou qu'il se résigne à porter son bât. Il faut qu'il rejette de lui ces illustres empiriques qui se vantent d'organiser une société au moyen de formules abstraites.
Telle est l'inévitable question soulevée à laquelle il faut absolument répondre.
Le peuple est-il capable, oui ou non ?
Les flatteurs répondent oui, pour l'exploiter.
Pourquoi alors la démocratie a-t-elle horreur des candidats vraiment démocratiques ? Elle met son orgueil, surtout en province, à ne choisir que des bourgeois riches ; elle prend pour chefs des individus ayant une teinte aristocratique, des avocats, des écrivains pédants, intrigants et charlatans; en voici le motif. Les travailleurs ont vécu depuis l'origine des sociétés, et vivent encore dans la dépendance .de la classe qui possède. L'opinion qu'ils se font de ce que l'on nomme capacité est fausse et exagérée; les professions dites libérales, auxquelles il serait temps doter ce nom, leur semblent peuplées d'hommes ayant trente centimètres de plus que les autres hommes. Ils restent vis-à-vis de ces messieurs leurs très humbles serviteurs. En 1848, le suffrage universel a été établi, il a donné à la masse du peuple la capacité légale; mais près de moitié des électeurs ne votent pas. Ils pourraient cependant voter, ils sont libres : voilà la capacité légale.
Mais la capacité réelle est autre chose : c'est celle-là qui nous occupe. Cette capacité exige que l'électeur ail conscience de lui-même, de sa valeur, de sa dignité, de la place qu'il occupe dans la société, des fonctions auxquelles il a droit de prétendre, des intérêts qu'il personnifie ; et qu'il sache déduire de cela des conclusions pratiques.
Nous demandons : 1) Si la classe ouvrière au point de vue de ses rapports avec la société et avec l'Etat a conscience d'elle-même ; si, comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise jacobine, si elle en sépare ses intérêts, si elle tient à ne plus se confondre avec elle, si elle s'est créé une notion de sa propre constitution, si elle se comprend elle-même dans ses rapports avec l'Etat, la nation ; 2) si de cette idée, la classe ouvrière est en mesure de déduire pour l'organisation de la société des conclusions pratiques qui lui soient propres ; et, au cas où le pouvoir, par la déchéance ou la retraite de la bourgeoisie, lui serait dévolu, de créer ou de développer un nouvel ordre politique. Nous posons cette question au peuple entier, et non à quelques meneurs ambitieux qui ne craignent pas l'utopie, si l'utopie peut les porter au pouvoir. Voilà ce que c'est que la capacité réelle et effective.
Nous répondons sur le premier point : Oui, la classe ouvrière comprend tous ses droits et ses devoirs envers la société et l'Etat, mais elle ne les a pas encore définis. Pour la conclusion, elle n'est pas encore formulée; elles n'ont pas déduit la foi nouvelle, le principe et une pratique générale conforme et une politique appropriée; témoin leurs votes en commun avec la bourgeoisie; témoin leurs alliances avec les empiriques autoritaires.
La classe ouvrière n'est donc pas en mesure de déduire, pour l'organisation de la société, des conclusions pratiques qui lui seraient propres pour l'organisation de sa constitution politique et sociale. La bourgeoisie entière n'est plus qu'une minorité qui trafique, qui spécule, qui agiote : une cohue. Elle n'a point de conscience ni de flamme au cœur, son rôle est fini ; mais elle se fusionnera avec la classe ouvrière le jour où celle-ci, constituée en majorité, aura saisi le pouvoir et proclamé, selon les inspirations du droit nouveau et les formules de la science, la réforme économique et sociale. — Ce sera la fusion définitive...."
(...)
"Le peuple obéit-il à une excitation du dehors ou bien à une intuition ou conception naturelle? Voilà, dans l'étude des révolutions, ce qu'il faut déterminer avec soin. La priorité est bien à l'individualité, mais il s'en faut de beaucoup que toute pensée émise s'empare des populations. L'idée de mutualité, comme celle de communauté, est aussi ancienne que l'Etat social. Le principe de mutualité a été pour la première fois exprimé dans cette maxime que tous les sages ont répétée et qui fut placée dans la déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit ; faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. » Cela suppose que le citoyen à qui l'intimation en est faite : 1) est libre ; 2) qu'il a le discernement du bien et du mal. La liberté et la justice qu'il veut nous rejettent bien loin par delà l'idée d'autorité collective, communiste ou de droit divin. Jusqu'alors cette belle maxime n'a été pour le peuple qu'une sorte de conseil ; il veut maintenant exiger qu'on en fasse un précepte et qu'elle acquière force de loi. Voilà donc le mutualisme établi par la classe ouvrière dans sa constitution. La liberté et la propriété que le tiers-état sut conquérir doivent s'étendre à tous les citoyens. Droit politique égal implique droit social égal ; sans l'égalité sociale l'égalité politique n'est qu'un vain mot. La bourgeoisie en 1789 dut absorber la noblesse. Il s'agit pour nous, non de détruire les droits dont jouissent justement les classes moyennes, mais de conquérir la même liberté d'action. Pas d'égalité chimérique : la liberté, le crédit, le droit au capital, la solidarité, voilà le rêve du peuple. Comme la bourgeoisie a fait à la noblesse en 1789, en supprimant les droits féodaux, et au clergé en lui enlevant la propriété, il lui sera fait, non par l'expropriation et la guillotine, mais la propriété arrivera au peuple par le crédit gratuit et la suppression de l'usure. La charité comme vertu privée est admise, mais, comme vertu sociale, elle n'est pas suffisante ; il faut arriver à la justice.
Le peuple veut la liberté du travail, la concurrence, la solidarité et la responsabilité par l'association ; l'idée mutuelliste a donc pénétré les classes ouvrières ; mais elles l'ont plus ou moins approfondie.
Cette idée, quand elle sera comprise tout à fait, sera suffisante pour absorber, non plus une noblesse de quelques centaines de mille âmes, mais une bourgeoisie qui se compte par millions; et pour régénérer la société chrétienne tout entière qui doit reprendre cette maxime : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qui vous soit fait » — non comme conseil, mais comme principe et comme loi.
Le mot mutuel signifie réciproque, réciprocité ; "mutuum" signifie prêt et échange. Supposez que le prêteur devienne lui-même emprunteur, nous aurons un échange, une prestation mutuelle. Cette idée de mutualité, réciprocité, échange, justice, substituée à celle d'autorité, communauté et charité, doit changer de fond en comble l'ordre social actuel. Avec le communisme nous aurions la subordination à l'Etat, l'organisation autoritaire. Avec le mutuellisme, nous avons la liberté et la propriété. L'organisation mutuelliste consiste en ceci : service pour service, organisation des arbitres et des juges ; droit au travail et à l'aisance, organisation du crédit gratuit, organisation de l'assurance mutuelle, produit pour produit, prêt pour prêt, assurance pour assurance, crédit pour crédit : telle est la loi. De là toutes les institutions de mutuellisme : assurance mutuelle, crédit mutuel, secours mutuels, enseignement mutuel, justice mutuelle, police mutuelle, organisés à la commune par les contractants ou citoyens ; garantie réciproque de débouché, d'échange, de travail de bonne qualité, de juste prix des marchandises et des transports, devenu principe d'Etat, loi d'Etat, d'une pratique aussi facile qu'elle est avantageuse, qui n'exige ni police ni répression. Ici le travailleur est libre et non enseveli dans l'océan communiste. Qui dit mutuellisme ou contrat dit indépendance du travail, responsabilité individuelle ou collective suivant que le travail est individualisé ou groupé, réduction au minimum des frais généraux, suppression du parasitisme et de la misère. Qui dit communisme dit, au contraire : hiérarchie, indivision, centralisation, subordination des volontés, développement des fonctions improductives, parasitisme, et progrès de la misère...."
POUR NE PAS CONCLURE - A partir de 1862, c'est-à-dire à partir de la reprise du mouvement ouvrier arrêté par l'empire, les idées de Proudhon commencèrent à pénétrer parmi les ouvriers ; et la consultation que lui demanda, au mois de mars 1864, un groupe d'ouvriers de Paris, au sujet de la situation politique, est une preuve des progrès qu'il avait faits dans l'opinion démocratique et populaire. L'influence de Proudhon ne fit que grandir après sa mort. Les théories qu'il avait exposées dans ses derniers ouvrages, théories faites pour la pratique, faites pour l'action, s'accordaient avec les tendances de l'époque. Les économistes bourgeois recommandaient alors avec force et avec une sorte d'entente, comme un moyen de conservation sociale, la "mutualité" recommandée par Proudhon comme un moyen de réformation sociale; sous le second empire, en particulier, les essais de crédit populaire qui furent faits alors se rattachent à sa doctrine du crédit mutuel. Les idées "fédéralistes" se répandirent en même temps ; de tous côtés, des voix commencèrent à s'élever en faveur de la décentralisation, rendue plus désirable par les excès de l'empire autoritaire, qui venait de fléchir. La reconstitution du parti démocratique, annoncée et voulue par Proudhon, s'accomplissait en grande partie sous l'influence de sa pensée. Et la classe ouvrière enfin, affranchie des rigueurs du pouvoir, ne tendait qu'à se diriger du côté où il s'était proposé de guider son progrès, du côté de l'association libre, élément de la fédération économique. Quand le mouvement en avant du parti démocratique se rapprocha du mouvement de la classe ouvrière pour donner naissance à un parti socialiste un peu fragmentaire et épars, l'unité se fit par la doctrine, qui venait de Proudhon; et la Commune de Paris, en tant qu'elle a été socialiste, fut proudhonienne (cf. le manifeste de la Commune du 19 avril)...
L'INTERNATIONALE (Association internationale des travailleurs, 1864-1876), première véritable forme d'organisation de l'internationalisme ouvrier, fondée en 1864 à Londres, lors d'un meeting à Saint Martin's Hall, révéla l'existence de ce parti en mettant en présence et en conflit le collectivisme marxiste et l'anarchisme proudhonien, dont on peut mesurer l'importance à la peine que le marxisme, organisé beaucoup plus solidement, eut à en triompher. Les membres français de l'Internationale, dont les principaux représentants étaient Tolain et Fribourg, ne connaissaient, n'admettaient que la doctrine de Proudhon. Le congrès de Genève (1866) se prononça en faveur de la coopération libre des ouvriers, tant vantée par Proudhon dans ses derniers ouvrages, en faveur des banques ouvrières et du crédit mutuel entre travailleurs, en faveur de l'échange mutuel. Le congrès de Lausanne (1867) vota la prise de possession par l'État des moyens de transport; mais les proudhoniens obtinrent que la question fût de nouveau posée au congrès suivant, et ils firent décider, contre les marxistes intransigeants, que «l'émancipation sociale des travailleurs est inséparable de l'émancipation politique, et que l'acquisition de la liberté politique est une première nécessité». Au congrès de Bruxelles (1868), la doctrine collectiviste l'emporta pleinement; mais la proclamation du droit de l'ouvrier au produit intégral de son travail fut la proclamation d'un droit que Proudhon avait le premier reconnu. Le congrès de Bâle (1869) confirma les résolutions collectivistes du congrès de Bruxelles, malgré l'opposition des Français, et, en particulier, de Tolain.
Cependant, depuis 1868, la lutte entre le collectivisme et l'anarchisme s'était précisée et avivée, en prenant la forme d'une lutte personnelle entre deux hommes, Marx (1818-1883) et Bakounine (1814-1876), devenu, cette même année, membre de l'Internationale. L'anarchisme proudhonien, que représentait Bakounine, fut vaincu au congrès de Londres (1871), qui décida, contrairement aux théories de Proudhon, le groupement des ouvriers en un parti politique distinct, et déclara dissoute l'Alliance internationale de la démocratie, fondée par Bakounine. La bataille recommença, plus violente, au congrès de La Haye (1872;. Les proudhoniens, les bakouninistes demandèrent la suppression du conseil général de l' Internationale. Cette proposition fut rejetée par la majorité marxiste; mais Marx crut bon de compléter sa victoire par le coup d'État, en réclamant et obtenant le transfert du conseil général à New York. Les fédéralistes proudhoniens continuèrent à siéger au congrès; mais la majorité, après avoir accordé les plus grands pouvoirs au conseil généra , vota leur exclusion ..