Sainte-Beuve (1804-1869), "Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle" (1828), "Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme" (1829), "Volupté" (1834), "Port-Royal" (1840-1859), "Portraits littéraires" (1844, 1876-78), "Portraits contemporains" (1846, 1869-71), "Portraits de femmes" (1844, 1870), "Causeries du lundi" (1851-1862), "Nouveaux lundis" (1863-1870) - ...
Last update: 02/02/2023
C'est vers le milieu du XIXe siècle que la critique littéraire, en France, s'affirme comme un genre littéraire à part entière et s'impose avec Sainte-Beuve, et celui-ci définira ainsi son attitude à l'égard de ceux avec lesquels il a si longtemps vécu : "Ce que je voudrais avoir fait du moins, c'est d'amener les autres, à votre égard, au point où je suis moi-même : concevoir l`idée de vos vertus et de vos mérites en même temps que de vos singularités, sentir vos grandeurs et vos misères, le côté sain et le côté malade (car, vous aussi, vous êtes malades); en un mot, à force de contempler vos physionomies, donner et sentir l'étincelle, celle même qu'on appelle divine, mais une étincelle toujours passagère, et qui laisse l`esprit aussi libre, aussi serein dans sa froideur, aussi impartial après que devant". Lecteur infatigable qui entendait faire revivre l'écrivain en tant qu'homme pour avoir quelque chances de pénétrer son oeuvre, lui fut très tôt reproché la "malignité de son jugement littéraire", que propagea un Gustave Lanson (Histoire de la littérature française, 1894) mais que regretta un Jules Lemaitre (Les péchés de Sainte-Beuve, 1913), "le petit côté de Sainte-Beuve: ses échecs de poète et de romancier lui ont laissé de l'aigreur au cœur et un désir inconscient de trouver de petits hommes dans les très grands génies. Cette malignité, cette « jalousie », si l'on veut employer ce mot, il l'a eue à l'égard de Vigny comme de Chateaubriand. Il avait la dent mauvaise, on le voit par ses notes intimes. Il n'a pas rendu une pleine justice, ni de cœur joyeux, à Hugo, à Lamartine, à Balzac....» ...
Sainte-Beuve, historien de Port-Royal, a laissé dans les "Lundis" les modèles d'une critique éclairée par la psychologie. Il fut d'abord romantique et poète, mais un poète inégal et familier, auteur d'un roman d'analyse, "Volupté". Puis Sainte-Beuve (1804-1869) abandonna la création artistique pour s'en tenir au rôle de critique qui lui convenait mieux, et connut "cette faculté critique à l'état de refoulements, refoulements d'un poète, d'un romancier, d'un moraliste", écrira Thibaudet. ""Il n'est pas exagéré de penser, poursuivra-t-il, que Sainte-Beuve ait passé dans la critique comme Victor Hugo dans la poésie, et comme Balzac dans le roman, qu'il y occupe la même place éminente, qu'il a apporté dans son secteur littéraire une révélation du même ordre. On remarquera que Hugo, Balzac, Sainte-Beuve sont au XIXe siècle les trois rayons de bibliothèque qui tiennent en masse, forment bloc, en files, dont le temps n'a encore que peu abattu. On s'en étonnera d'autant plus, en ce qui concerne Sainte-Beuve, que les quatre cinquièmes de son œuvre sont de la copie de journaliste, soit le plus momentané et le plus fragile des genres; seul de tous les journalistes, il a duré. C'est qu'il n'est journaliste que comme Molière étaït acteur, - mais critique comme Molière était auteur. Il a rempli une moitié du champ de la critique, comme Molière a rempli une moitié du champ du théâtre. De cette moitié il a possédé toute la technique..."
Dans son "Histoire de Port-Royal" (1840-1859), en 6 volumes, travail inégalé de science érudite et de psychologie, il étudie le foyer et l'expansion des idées jansénistes au XVIIe siècle et a trouvé le moyen de rattacher à son sujet tous les grands noms de la littérature depuis Montaigne et Pascal jusqu'à Racine. Dans "Les Causeries du Lundi", puis les "Nouveaux Lundis" (1850-1869), recueils d'articles littéraires très variés et suite de monographies, Sainte-Beuve, - qui les considérait comme une introduction à une éventuelle et hypothétique "histoire naturelle des esprits" - , s'intéressera par-dessus tout à la psychologie des auteurs, à l'homme autant qu'à l'œuvre. Éclectique dans ses jugements, indépendante dans ses procédés, la critique, telle que Sainte-Beuve l'a conçue, est une question de tact. Après lui, elle se rapproche de plus en plus de la discipline de l'histoire. Et si le critique eut peu d'action sur le mouvement littéraire, l'écrivain préféra être un miroir plutôt qu'un guide....
(Sainte-Beuve, Photographie prise entre 1860 et 1869)
"Je suis l'esprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses", la citation est connue, mais souvent mal référencée. Sainte-Beuve glissera en 1862, in extremis, dans une nouvelle édition des "Portraits littéraires", des "Pensées familières" ...
XIV - "L'ensemble des illusions morales au sein desquelles habitent la plupart des hommes ressemble à cette coupole étoilée du firmament qui nous fait l'effet d'être notre dôme sur la terre. Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas vrai non plus de la façon dont il nous semble. C'est une apparence qui console, qui enchante et repose et appuie le regard." - XV - "Je suis l'esprit le plus brisé et le plus rompu aux métamorphoses. J'ai commencé franchement et crûment par le XVIIIe siècle le plus avancé, par Tracy, Daunou, Lamark et la physiologie : là est mon fond véritable. De là je suis passé par l'école doctrinaire et psychologique du Globe, mais en faisant mes réserves et sans y adhérer. De là j'ai passé au romantisme poétique et par le monde de Victor Hugo, et j'ai eu l'air de m'y fondre. J'ai traversé ensuite ou plutôt côtoyé le Saint-Simonisme, et presque aussitôt le monde de La Mennais, encore très-catholique. En 1837, à Lausanne, j'ai côtoyé le Calvinisme et le Méthodisme, et j'ai dû m'efforcer à l'intéresser. Dans toutes ces traversées, je n'ai jamais aliéné ma volonté et mon jugement (hormis un moment dans le monde de Hugo et par l'effet d'un charme), je n'ai jamais engagé ma croyance, mais je comprenais si bien les choses et les gens que je donnais les plus grandes espérances aux sincères qui voulaient me convertir et qui me croyaient déjà à eux. Ma curiosité, mon désir de tout voir, de tout regarder de près, mon extrême plaisir à trouver le vrai relatif de chaque chose et de chaque organisation m'entraînaient à cette série d'expériences, qui n'ont été pour moi qu'un long Cours de physiologie morale."
XVIII - "Je pense sur la critique deux choses qui semblent contradictoires et qui ne le sont pas : 1°) Le critique n'est qu'un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres. 2°) La critique, telle que je l'entends et telle que je voudrais la pratiquer, est une invention et une création perpétuelle." - XIX - "Ce que j'ai voulu en critique, c'a été d'y introduire une sorte de charme et en même temps plus de réalité qu'on n'en mettait auparavant, en un mot, de la poésie à la fois et quelque physiologie." - XX - "Je n'ai plus qu'un plaisir, j'analyse, j'herborise, je suis un naturaliste des esprits. — Ce que je voudrais constituer, c'est l'histoire naturelle littéraire". - XXI - "... Aujourd'hui, l'histoire littéraire se fait comme l'histoire naturelle, par des observations et par des collections". - XXII - "On a besoin de renouveler, de rafraîchir perpétuellement son observation et sa vue des hommes, même de ceux qu'on connaît le mieux et qu'on a peints, sans quoi l'on court, risque de les oublier en partie et de les imaginer en se ressouvenant. — Nul n'a droit de dire : « Je connais les hommes. » Tout ce qu'on peut dire de juste, c'est : « Je suis en train de les connaître».
XXIV - "L'homme ne fait jamais, en définitive, que ce à quoi il est obligé. Ceux qui ont la parole si prompte et si sûre sont tentés de rester un peu superficiels et de ne pas creuser les pensées. Ceux qui, en tout sujet, ont par l'éloquence une grande route toujours ouverte, se croient dispensés de fouiller le pays." - XXV - "De même qu'un arbre pousse inévitablement du côté d'où lui vient la lumière et développe ses branches dans ce sens, de même l'homme, qui a l'illusion de se croire libre, pousse et se porte du côté où il sent que sa faculté secrète peut trouver jour à se développer. Celui qui se sent le don de la parole se persuade que le gouvernement de tribune est le meilleur, et il y tend; et ainsi de chacun. En un mot, l'homme est instinctivement conduit par sa faculté à se faire telle ou telle opinion, à porter tel ou tel jugement, et à désirer, à espérer, à agir en conséquence." - XXVI - "On peut avoir un idéal plus grand que soi, mais chacun fait commencer le joli au point où il sait atteindre lui-même."
Sainte-Beuve (1804-1869)
Né à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), issu d'une famille de bourgeoisie picarde et normande qui, ayant eu droit à la particule nobiliaire, l'avait abandonnée lors de la Révolution et n'avait pas songé à la reprendre au retour des Bourbons, Charles-Augustin ne connut pas son père, mort quelques mois avant sa naissance, mais le souvenir du défunt, vivement entretenu par sa mère et sa tante, étendit une ombre de tristesse sur sa première enfance. Arrivé à Paris en 1818, il fut élève au lycée Charlemagne, puis au collège Bourbon, futur lycée Condorcet. Bien que plus tard, après qu'il eut évolué vers un anticléricalisme militant, il ait prétendu que sa vie intellectuelle avait commencé "par le XVIIIe le plus avancé", on sait que Sainte-Beuve adolescent fut profondément marqué par la piété de sa famille et par l'atmosphère de réaction catholique qui était celle des collèges pendant la période de la Restauration. A seize ans, lisant
"René", il découvrit Chateaubriand, et se reconnut tout entier dans le héros romantique. Il lut avec la même passion les "Méditations" de Lamartine. Mais cet élève si remarquablement précoce et passionné par ses études classiques, découvrait aussi les mémorialistes du siècle précédent et les idéologues, Destutt de Tracy, Daunou, Lamarck, qui l'orientèrent vers l'empirisme psychologique et vers les recherches physiologiques. Encore incertain sur son avenir, il suit vers 1823 les cours de l'Ecole de médecine mais donne aussi ses premiers articles de critique au Globe, organe de combat du jeune romantisme, puis rencontre Victor Hugo, à la suite d'un article sur les "Odes et Ballades", fréquente le Cénacle. Déjà, ses biographes avaient noté deux traits essentiels de sa personnalité , une vive sensibilité des choses de l'âme, et une une curiosité des inluences de la vie physique sur la vie morale qu'il mettra plus tard au service de sa critique littéraire.
Parallèlement à ses premiers recueils poétiques, "Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme" (1829) et "Les Consolations" (1830), Sainte-Beuve se faisait dans ses articles le "héraut d'armes" du romantisme littéraire dont il préparait l'explosion par son "Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle" (1828) où, l'un des premiers (avec le jeune Nerval), il rendait sa place à Ronsard, discrédité depuis deux cents ans. Mais avec sa curiosité inlassable, il devenait l'ami de Victor Hugo, et bientôt de Mme Adèle Hugo, s'intéressait au saint-simonisme de Leroux, puis à Armand Carrel, chef du parti républicain, et ne demandait qu”à se laisser séduire par le christianisme libéral de Lamennais, dont la condamnation et l'apostasie lui laisseront une vive déception : c'est en particulier sous cette dernière influence qu'il écrira son unique roman, "Volupté" (1834).
En 1836, sous le double coup de la ruine de ses espérances d'un renouveau catholique et d'une rupture brutale de sa liaison avec Mme Hugo (il s'était fâché avec Victor Hugo des avril 1834), il éprouva le besoin de se recueillir et partit faire un séjour à Lausanne où d'octobre 1837 à juin 1838 il donna un cours sur l'histoire de Port-Royal, ébauche de sa grande synthèse religieuse, littéraire, psychologique et historique dont les volumes allaient paraître de 1840 à 1859. Personne mieux que Sainte-Beuve, a-t-on souvent écrit, n'a compris Pascal et le jansénisme; mais, précisément parce qu'il avait une sorte de grâce fatale pour voir le christianisme dans son exigence totale, il découvrit qu'il était lui-même incapable d'un tel effort intérieur et sortit de ce travail complètement incroyant ...
Quelques années auparavant, en 1843, de l'imprimerie Pommeret et Guenot avait été publié un volume ayant simplement pour titre, "Livre d'Amour", 108 pages de pièces poétiques, sans nom, d'auteur, ni d'éditeur, Paris, et la date. "Adèle ! tendre agneau ! que de luttes dans l'ombre, / Quand ton lion jaloux, hors de lui, la voix sombre. / Revenait usurpant sa place à ton côté, / Redemandait son droit, sa part dans ta beauté, / Et qu'en ses bras de fer, brisée, évanouie, / Tu retrouvais toujours quelque ruse inouïe / Pour te garder fidèle au timide vainqueur / Qui ne veut et n'aura rien de toi que ton cœur !", un Sainte-Beuve violemment épris d'Adèle Foucher, épouse de Victor Hugo, avec laquelle il a entamé en 1830 une relation amoureuse, tandis que ce dernier devient l'amant de Juliette Drouet en 1833. Adèle Foucher s'éloignera de Sainte-Beuve pour se consacrer à ses enfants et aux intérêts financiers et littéraires de son mari en 1837....
En 1848, cet homme de bibliothèque bien peu fait pour les révolutions donna sa démission du poste de conservateur de la bibliothèque Mazarine qu'il occupait depuis 1840 (il avait été élu a l'Académie française en 1843) et s'exila volontairement à Liège, en Belgique. Le cours qu'il y fit en 1848-1849 sur Chateaubriand parut en volume sous le titre "Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire" (1860), et marquait de la part du critique une réaction très nette et par moments violente contre les mirages romantiques de sa jeunesse.
A son retour en France, Sainte-Beuve allait commencer en 1849 la série de ses fameuses "Causeries du lundi" parues dans le Constitutionnel, puis dans Le Moniteur et recueillies ensuite en volumes (1851-1862). Alors qu'aux environs de 1830, avec ses "Critiques et portraits littéraires" (6 vol., 1832-1839), il s'était montré combatif et souvent partisan, puis, dans La Revue des Deux Mondes, plus impartial, mais avec le défaut, reconnaissait-il, de ne pas conclure (cf. "Portraits de femmes" (1844), "Portraits littéraires" (1844), "Portraits contemporains" (1846), désormais, journaliste officiel rallié à l'Empire, et bienheureux de vivre sous un pouvoir autoritaire, Sainte-Beuve prétendit pendant quelque temps juger les livres et hommes selon des principes moraux et politiques, mais non sans bien des erreurs d'appréciation parfois fatales ("Mes Poisons", "Correspondance") : il était plus à son aise parmi les auteurs du passé. Et plus encore que les livres, c'était bien les hommes qui l'intéressaient, en de minutieuses biographies, passionnées, qu'il s'attachait à situer dans leur temps et à relier à un grand mouvement de civilisation.
Mais sa passion de la pure chose littéraire aidant, l'auteur des "Lundis", fidèle à son empirisme profond, revint à une critique libérée de tout esprit de système et, vers 1860, peut-être sous l'influence du dogmatisme de Taine, Sainte Beuve allait se laisser aller dans ses "Nouveaux lundis" (1863-1870) à donner à sa critique des prétentions scientifiques ; il se posera alors en "botaniste moral", il voudra faire l' "histoire naturelle des esprits" : encore n'ira-t-il guère plus loin et ne sacrifiera pas à la rigide orthodoxie déterministe...
Premier article du premier numéro de la Revue de Paris qui naissait (avril 1829), qui parut sous la rubrique de Littérature ancienne ...
"Boileau" - "Depuis plus d'un siècle que Boileau est mort, de longues et continuelles querelles se sont élevées à son sujet. Tandis que la postérité acceptait, avec des acclamations unanimes, la gloire des Corneille, des Molière, des Racine, des La Fontaine, on discutait sans cesse, on révisait avec une singulière rigueur les titres de Boileau au génie poétique; et il n'a guère tenu à Fontenelle, à d'Alembert, à Helvétius, à Condillac, à Marmontel, et par instants à Voltaire lui-même, que cette grande renommée classique ne fût entamée. On sait le motif de presque toutes les hostilités et les antipathies d'alors : c'est que Boileau n'était pas sensible; on invoquait là- dessus certaine anecdote, plus que suspecte, insérée à l'Année littéraire, et reproduite par Helvétius ; et comme au dix-huitième siècle le sentiment se mêlait à tout, à une description de Saint-Lambert, à un conte de Grébillon fils, ou à l'histoire philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les philosophes et les géomètres avaient pris Boileau en grande aversion. Pourtant, malgré leurs épigrammes et leurs demi sourires, sa renommée littéraire résista et se consolida de jour en jour. Le Poète du bon sens, le législateur de notre Parnasse garda son rang suprême. Le mot de Voltaire : "Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur", fit fortune et passa en proverbe; les idées positives du XVIIIe siècle et la philosophie condilacienne, en triomphant, semblèrent marquer d'un sceau plus durable la renommée du plus sensé, du plus logique et du plus correct des poètes. Mais ce fut surtout lorsqu'une école nouvelle s'éleva en littérature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux d'abord, commencèrent de mettre en avant des théories inusitées et les appliquèrent dans des œuvres, ce fut alors qu'en haine des innovations on revint de toutes parts à Boileau comme à un ancêtre illustre ..."
"Volupté" (1834)
En route pour l`Amérique, un prêtre écrit le récit de sa jeunesse, pour que son exemple instruise un jeune homme, Amaury - c'est son prénom, fils de noblesse bretonne, mais orphelin et élevé par son oncle, ébauche une amitié avec une toute jeune fille, Amélie de Liniers.
Le bonheur qui commence pour lui est trop calme et naturel pour le satisfaire. Il a le goût du monde, qu`il ignore. Il craint de s'engager dans un lien. Au cours d'une partie de chasse, il fait la connaissance de M. de Couaën, chef des groupes royalistes de la province (le roman se déroule pendant le Consulat). Amaury devient un de ses familiers. Entre lui et Mme de Couaën s'établit bientôt une amitié amoureuse, que la dame, malgré quelques aveux, sait maintenir dans les limites de ses devoirs. Amaury se trouve pris dans les liens d`une passion vive, mais platonique. ll ne sait plus séparer son destin de celui des Couaën : quand le noble conspirateur est arrêté et amené à Paris et que sa femme va s`établir près du lieu où il est détenu, Amaury l`accompagne. Lentement, cet "amour immobile" continue : Amaury s`est laissé prendre par la vie parisienne. Si tous ses sentiments se portent encore vers Mme de Couaën - qui s'accommode et même ne pourrait plus se passer de I'amitié d`Amaury, mais refuse absolument d'aller plus loin -, ses sens cherchent une satisfaction impossible dans une débauche amère, vulgaire, désespérée.
Son affection pour Mme de Couaën diminuant, il se laisse donc attirer par une Mme R..., âme moins délicate que Mme de Couaën et qui se donnerait à Amaury si elle n`étaít absorbée par le souci d`augmenter sa position dans le monde. En fait, cette femme de tête s`amuse du jeune homme romantique, donnant des billets, les reprenant. et obligeant l`infortuné soupirant à l`aller saluer chaque soir, à minuit, sous ses fenêtres! Ayant trois fois essayé d`aimer, et trois fois sans succès, Amaury se décide enfin et entre au séminaire. Plus tard, devenu prêtre, il reviendra en pèlerinage sentimental sur la terre des Couaën : il confessera et assistera son ancienne amie au moment de sa mort...
"XVIII - Perplexités, mon ami, que je ne puis vous rendre, si vous même n'y avez point passé, qu'il ne faut point mesurer à l'étendue des motifs apparents et que compliquaient encore ces tristes consolations souillées dont l'effet immédiat attaque si directement la volonté à son centre ! Vie tiraillée et nouée dans les plus sensibles portions de l'être ! Embarras paralysant d'une nature née pour le bien, d'une jeunesse qui s'est prise au piège, en voulant llégitimement aimer, et qui ne sait plus aboutir en vertu franche ni en désordre insouciant et hardi ! Agonie, rapetissement, et plaintes des âmes tendres déchues !
Oh ! j'ai bien connu cette situation fausse et son absurde profondeur, ces dégoûts de tout qu'elle engendre, cet embrouillement inextricable qui meurtrit bientôt sur tous les points un cerveau jusque-là sain, net et vigoureux, cet échec perpétuel au principe et au ressort de toute action, cette lente et muette défaite au sein des années vaillantes !
C'est comme un combat qui se livre incessamment en nous sans pouvoir se trancher d'un côté ni de l'autre, et l'âme en prostration, qui est le prix du combat, sert aussi de champ de bataille et subit tous les refoulements contraires, et ne sait, à la fin de chaque journée, à qui elle appartient !
Ce sont de longues matinées, attachées et clouées à une même place, comme par une manie obstinée; sur un fauteuil, ou dans ses rideaux; la tête dans les mains, les yeux se dérobant, comme indignes, à la clarté du jour, et le visage caché dans un chevet; - plus d'étude, un livre ouvert au hasard, qu'on lit presque au rebours, tant l'esprit est ailleurs ! quelques gouttes de pluie qu'on écoute tomber une à une dans la cendre du foyer, de vrais limbes sous une lumière blafarde et bizarre; une inertie mêlée d'angoisse, d'une angoisse dont on n'a plus présents les motifs, mais qui subsiste comme une fièvre lente dont on compte les battements. Et si l'on y repense, un éveil, un ébranlement confus de tous les obstacles, de toutes les difficultés et impossibilités, mais nulle issue, pas une ouverture pour rentrer dans la paix et l'équilibre, pour se replacer dans l'ordre en s'immolant à quelqu'un. Un flot lent qui soulève et remue au fond de nous toutes les étables d'Augias; aucun torrent qui les purge et les entraîne; - et nous, notre Âme, là devant assise, mais assise dans le supplice de Thésée; attendant comme le paysan imbécile, que ce fleuve croupissant soit écoulé et tari !
Voilà où mène le séjour dans ces situations fausses auxquelles on condamne sa jeunesse: elles portent avec elles et en elles une expiation terrible. De telles misères sont bien à mépriser, mon ami; mais, il faut se le rappeler, si l'on était tenté d'en trop rougir et de s'en accabler d'une âme trop abattue, elles ne sont pas plus à mépriser que tant d'autres misères de notre faute et agonies méritées sur cette terre.
Du côté du respect humain, qui veut de l'action à tout prix, du mouvement et du bruit jusque dans le mal, et qui rougirait de l'aveu de toute agonie tandis qu'un Dieu a bien eu la sienne, il n'y aurait guère de secours ni d'allégeante parole à tirer : j'entends déjà les reproches durs et les risées des superbes que scandalisent de si abjectes faiblesses. Chrétiennement et aux yeux de Dieu, ces faiblesses, voyez-vous, ces sueurs tremblantes ne sont pas plus petites que tant d'actes et de résultats dont on se glorifie, que tant de triomphes menteurs qui se proclament, que ces enfers plus ardents des rivalités et des haines, que ces agitations extérieures ou secrètes des Whigs et des Tories de toutes sortes dans les divers étages de la fortune, des honneurs et du pouvoir.
Devant Dieu, devant mes frères en Dieu, mon ami, je confesse mes langueurs, je les foule et les humilie en toute honte: devant les autres faiblesses humaines qui feraient les fières, je les relève, ou du moins je soutiens qu'elles sont sœurs, et que dans les nôtres, si elles sont plus inactives et paralysées, c'est qu'il entre plus d'âme aussi, un reste de scrupule spirituel, un élément infirme qui n'a plus la force d'être bon, mais qui en a la conscience, qui empêche de passer outre, qui suspend et neutralise, qui, chassé de notre chair, se réfugie dans nos os et nous brise, et gémit ! ..."
"Volupté" marque une période décisive dans la vie de Sainte-Beuve. C`est le temps de sa liaison avec Mme Hugo et, de ce point de vue, c'est une confession : Amaury n`est autre que Sainte-Beuve lui-même. Mais, comme avait fait Rousseau avec Mme d`Haudetot dans "Julie ou la Nouvelle Héloïse", Sainte-Beuve rêve et réinvente son amour : l`amitié d'Amaury et de Mme de Caouën est beaucoup plus chaste que ne furent les liens de Sainte-Beuve et de Mme Hugo. Sainte-Beuve est toujours dans la recherche nostalgique de la pureté, de la grâce, et surtout de la liberté des amours naissantes. La timidité de son héros, passif, n`est qu'un effort inutile pour faire durer les premiers temps de l`amour. Amour, rêve impossible, et c'est ainsi que la conversion finale du héros et son entrée dans les ordres deviennent moins invraisemblables : l'amour, tel que le rêve Amaury, ne peut trouver son accomplissement que dans la religion, et la religion catholique. Elle seule donne à la femme ce prix infini, fait d`elle un objet non plus seulement de désir, mais d'admiration et de piété.
Sainte-Beuve, dans son roman, semble chercher à concilier les deux passions, en fait d`origines très différentes, qui l`agitaient alors : désir pour Mme Hugo et velléités religieuses qu`il devait en partie à son amitié avec Lamennais.
Si Balzac s'inspira beaucoup de "Volupté" pour concevoir son "Lys dans la vallée", le roman de Sainte-Beuve tomba très rapidement dans l'oubli ...
"Port-Royal" (1840-1859)
Le chef-d'œuvre de Sainte-Beuve parut de 1840 à 1859. C'est dès 1834 il conçut l'idée d'une étude méthodique de Port-Royal, mais les premières manifestations de ses sympathies port-royalistes paraissent remonter à 1828. ll semble que ce soit Lamennais qui ait spécialement encouragé Sainte-Beuve dès 1831. Une étude qui répondait à certaines nécessités personnelles : Sainte-Beuve était alors en proie à des tourments à la fois sentimentaux et religieux. Très proche du christianisme, Sainte-Beuve s`était de plus en plus éloigné de Rome, mais il s'était détaché aussi du christianisme de Lamennais. À cet égard, l'attitude de Port-Royal le satisfaisait entièrement. Autre besoin qui le poussait dans cette voie, et non moins impérieux, celui de comprendre l'histoire des idées et des sentiments, de connaître intimement la personnalité des grands créateurs. Et par là Port-Royal se rattache à toute son œuvre de critique.
A cette époque, Sainte-Beuve n`a pas encore trouvé sa voie. Journaliste, au Globe, dès l'âge de vingt ans, et déjà critique littéraire, il s'est cru poète et a publié en 1829 "Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme", et en 1830 "Les Consolations".
Mais le succès n`ayant pas répondu à son attente, il se tourne vers le roman, "Volupté" (1834), mais sans plus de réussite. On y trouve toutefois déjà exposées, sous le couvert du personnage d'Amaury, les raisons de l'attachement de Sainte-Beuve pour Port-Royal : "Après mon désappointement dernier dans les guides turbulents de ma vie extérieure, j'étais le plus avide encore à me créer des maitres invisibles, inconnus, absents ou déjà morts, humbles eux-mêmes et presque oubliés, des initiateurs sans bruit à la piété et des intercesseurs; je me sentais leur disciple soumis, je les écoutais en pensée avec délices. Ainsi je fis alors pour M. Hamon..." (M. Hamon est un des "solitaires" de Port-Royal). Plus loin Sainte-Beuve ajoutera : « J'appris bientôt en détail l'histoire de l'abbaye de Port-Royal des Champs, et l'impression fut grande sur moi, d`un si récent exemple des austérités primitives".
Ainsi, c'est parce qu'il n'a pu trouver dans le christianisme de son temps ce qu`il y cherchait que Sainte-Beuve s'est tourné vers une forme éteinte de ce christianisme. Dès sa conception, l'étude que Sainte-Beuve se proposait s'élargit : conçu d'abord comme une étude d'histoire littéraire - il se proposait de définir l'influence de Port-Royal sur les grands écrivains classiques, et en particulier sur Pascal d'abord, sur Racine, Boileau, et accessoirement Mme de Sévigné -, Port-Royal devint insensiblement une vaste fresque non seulement de l'histoire des idées, mais de l'histoire de la société française au XVIIe siècle.
D`année en année, Sainte-Beuve se sentira davantage pris par ce sujet qui coïncidait si bien avec ses besoins personnels comme avec ses talents d'écrivain et de critique. Mais le temps lui manquait, il était toujours pris par de multiples travaux alimentaires, ses démarches pour se procurer un poste régulier qui lui assurât le nécessaire furent vaines. Enfin, au cours d'un voyage en Suisse, il eut l'occasion de s'ouvrir à un de ses amis du désir où il était d'avoir de longs loisirs qu'il pourrait consacrer à l'achèvement de sa monumentale histoire. Peu de temps après, il reçut, de l'Académie de Lausanne, la proposition d'y venir faire un cours sur Port-Royal.
En août 1837, Sainte-Beuve s'installait à Lausanne avec sa bibliothèque janséniste et ses notes. Il y demeura jusqu`au mois de juin 1838, et quand il rentra à Paris, la première version de Port-Royal était achevée. Le premier volume de l'ouvrage parut au mois d`avril 1840. Si cependant le sixième et dernier volume ne parut qu`en 1859, c'est que pendant près de vingt ans il compléta, amenda, corrigea sans relâche ses leçons, et il ne les livra au public que lorsqu'elles approchèrent de la perfection. Port-Royal devait d'abord comprendre quatre volumes, il en comprit finalement six....
Au Livre premier,"Origine et renaissance de Port-Royal", Sainte-Beuve remonte aux raisons qui ont rendu nécessaire la réforme de la règle religieuse et la renaissance de la vie de prière et de contemplation, entreprises par la mère Angélique Arnauld, aidée de sa sœur, la mère Jacqueline Amauld. Il nous donne ici un tableau magistral de l'état moral et intellectuel de la société
française dans les premières années du XVIIe siècle et de tracer, en une inoubliable galerie de portraits, la physionomie d'une de ces familles de robe qui constituaient un des éléments les plus solides de la société du temps. L'évocation des figures des deux religieuses, celle de saint François de Sales qui fut quelque temps directeur de la communauté, est des plus nuancées et des plus vivantes.
Le Livre deuxième est consacré au "Port-Royal de M. de Saint-Cyran" : la réforme de la communauté est maintenant chose acquise. Avec la nomination de l'abbé de Saint-Cyran, homme austère et intransigeant, qui fut, de son vivant et après sa mort, l`âme même de Port-Royal, commence une ère nouvelle. Avec la brusque conversion de M. Le Maître, se forme à côté de Port-Royal une nouvelle communauté, d'hommes cette fois, ceux qu'on appellera les "solitaires", convertis laïcs qui pratiquent une existence de piété, d'austérité et de travaux intellectuels. Sainte-Beuve s'applique à nous les faire connaître, un à un, avec leurs particularités, avec leur manière personnelle de participer à l'œuvre de Port-Royal; c'est ainsi que revivent devant nos yeux les frères de M. Le Maître. M. de Séricourt et M. de Sacy, M. Lancelot, M. Singlin.
Mais c'est aussi l'époque des premières difficultés avec le monde extérieur. L'Augustinus, de l'évêque d'Ypres, Jansénius, ami de Saint-Cyran, est condamné; Saint-Cyran lui-même est inquiété. De la fréquente communion d'Antoine Arnauld paraît alors et les port-royalistes, ou, comme on les appelle déjà, les jansénistes, commencent à être considérés comme vaguement hérétiques. Saint-Cyran est emprisonné, puis libéré, et il meurt entouré de la dévotion de toute la communauté. Mais de nouveaux solitaires entrent à Port-Royal, son influence se répand parmi les gens du monde, parmi les écrivains.
Second coup de tonnerre, M. de Sacy est arrêté et passe deux ans à la Bastille. Maintenant la persécution est ouverte. C'est alors qu'apparaît le génial polémiste qui devait faire triompher la cause de Port-Royal, sinon dans les événements, du moins dans les esprits : Pascal. À l'auteur des "Provínciales" Sainte-Beuve consacre un livre entier, le troisième, et ce livre est une des pièces maîtresses de l`œuvre. L'historien, avec une minutie, une sympathie de tous les instants, scrute l'homme et l`œuvre, il s'étend sur les origines familiales et spirituelles, il s'efforce d'éclairer, et avec quelle perspicacité et rare profondeur, le contexte vécu de l'œuvre qu'il nous a laissée.
".. Quand on relit les Provinciales, comme toute œuvre qui a fait sa route dans l'opinion, il est besoin d'un certain oubli ou d une certaine réflexion, pour leur rendre toute leur fraîcheur. Cette première Lettre en particulier attire littérairement l'attention comme étant le début de Pascal à titre d'écrivain. C'est la première fois qu'il songeait au style. Il avait auparavant écrit sur la Physique, sur les expériences touchant le Vide; il avait publié un Avis sur sa Machine arithmétique, et on a une assez longue lettre de lui à la reine Christine, à qui il envoyait cette Machine ; j ai indiqué aussi sa Lettre à M. de Ribeyre dans le démêlé avec les Jésuites de Clermont. En ces derniers écrits, le style de Pascal pouvait sembler déjà formé : c'était un bon style, honnête, mais qui n'avait rien de particulier. Il tenait du genre de Descartes en pareille matière, solide et sain, non pas sans agrément, surtout conforme au sujet. Mais Descartes, dans sa phrase pleine, claire, longue pourtant et perpétuellement enchaînée de l'une à l'autre par des conjonctions, n'avait pas encore tout à fait secoué le joug du latinisme, pour parler avec La Bruyère. Pascal coupa net dans ces lon-gueurs. Dès la première Provinciale il devient pour nous, il devient pour lui-même, qui ne s'en doutait pas jusque-là, le Pascal littéraire ..."
(...)
"... Le caractère principal et profond de Pascal, en effet, est surtout moral. Si grand que soit Pascal par le génie, il y a mille choses vraies et grandes dans lesquelles, soit à cause de son temps, soit surtout à cause de sa nature (car il a bien su deviner ce qui était non pas selon son temps, mais selon sa nature), il n'entre pas et n'a pas l'idée d'entrer. Enumérons un peu : il ne sent pas la poésie, il la nie ; et la poésie est toute une partie essentielle de l'homme, même de l'homme religieux. Il étudie, il sonde et scrute la nature, il la contemple dans ses abîmes; il ne la sent guère que pour s'en effrayer. Il n'y voit pas le symbole, le miroir vivant de l'Univers invisible (tanquam per spéculum), une occasion de parabole perpétuelle, ce que saint François de Sales entendait si bien.
« Si la foudre tomboit sur les lieux bas, dit Pascal, les poètes et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature manqueroient de preuves ; » et il ne voit pas assez qu'il y a autre chose que le raisonner en pareille matière ; qu'il y a l'analogie sentie, l'harmonie devinée, Dieu en un mot (pour parler son langage), Dieu sensible au cœur par la nature. Pour l'histoire, Pascal la savait en chrétien, il l'avait approfondie dans l'Écriture et dans les prophéties, comme Saint-Cyran ; il la serrait de près depuis Adam jusqu'au Messie : mais, une fois le Messie obtenu ainsi qu'une certaine tradition depuis Jésus-Christ, une tradition surtout à l'aide des Conciles, une fois cela su et cru, Pascal laisse le reste aller au vent. Le nez de Cléopâtre plus court ou plus long, le grain de sable de Cromwell, ne lui semblent pas les moindres instruments. Il n'est guère tenté, comme Bossuet, de suivre une loi appréciable de la Providence, un dessein manifeste, jusque par delà et en dehors de cette voie étroite de la révélation ou de la tradition et à travers les orages de l'histoire universelle. Il ne s'arrête nullement à considérer les rapports de la Religion et du Gouvernement politique; peu lui importe de se figurer l'ensemble des choses humaines roulant sur ces deux pôles, d'y découvrir tout un ordre élevé, étendu, et de tenir ainsi, comme dit le grand Évêque, le fil de toutes les affaires de r Univers. Ce fil lui paraîtrait plutôt, comme à Montaigne, un écheveau d'erreurs et de folies. Qu'ajouterai-je encore sur ces limites du génie de Pascal ? En physique, là où il excelle, là où il innove, il trouve moyen de généraliser le moins qu'il peut. Tout à côté surtout il n'a pas le sentiment de la vie physiologique, comme on dirait aujourd'hui; géomètre et mécanicien, je ne sais s'il jugeait exactement avec Descartes les animaux de "purs automates", il les séparait du moins de l'homme par un abîme qui ne laissait place à aucun degré de comparaison. Tout ceci revient à dire que Pascal manquait de certains aperçus de philosophie naturelle ou historique ; qu'il ne portait pas son regard vers certains horizons qui sont sujets peut-être à se confondre dans un lointain nébuleux, mais que d'autres esprits ont embrassés, ne fût-ce que par des échappées sublimes ou perçantes.
Ce manque, chez Pascal, qui semble même un retranchement voulu par lui, que je ne lui reproche pas et que je constate, tient à ses qualités les plus directes. Esprit logique, géométrique, scrutateur des causes, fin, net, éloquent, il me représente la perfection de l'entendement humain en ce que cet entendement a de plus défini, de plus distinct en soi, de plus détaché par rapport à l'Univers. Il se replie et il habite au sommet de la pensée proprement dite (arx mentis), dans une sphère de clarté parfaite. Clarté d'une part et ténèbres partout au delà, effroyables espaces, il n'y a pas de milieu pour lui. Il ne se laisse pas flotter aux limites, là où les clartés se mêlent aux ombres nécessaires, là où ces ombres recèlent pourtant et quelquefois livrent à demi des vérités autres que les vérités toutes claires et démontrables.
Plus d'un vaste esprit en travail des grands problèmes, et en quête des origines, a fait effort pour remonter vers les âges d'enfantement ou, comme on dit, les Epoques de la nature, vers ces jours antérieurs où l'esprit de Dieu était porté sur les eaux, et pour arracher aux choses mêmes des lueurs indépendantes de l'homme. Pascal prend le monde depuis le sixième jour, il prend l'Univers réfléchi dans l'entendement humain ; il se demande s'il y a là, par rapport aux fins de l'homme, des lumières et des résultats. Avant tout, le bien et le mal l'occupent ; sur l'heure et sans marchander, il a besoin de clarté et de certitude, d'une satisfaction nette et pleine ; en d'autres termes, il a besoin du souverain bien, il a soif du bonheur. Pascal possède au plus haut degré d'intensité le sentiment de la personne humaine.
Or, par là, par cette disposition rigoureuse et circonscrite, par cette concentration de pensée et de sentiment, Pascal retrouve toute force et toute profondeur.
Ce seul point, creusé à fond, va lui suffire pour regagner le reste. Si nous le voyons s'élancer d'un tel effort pour embrasser, comme dans un naufrage, le pied de l'arbre de la Croix, c'est que la vue des misères de l'homme, la propre conscience de son ennui, de son inquiétude et de sa détresse, c'est que tout ce qu'il sent en lui de tourmenté et de haïssable, lui inspire l'énergie violente du salut. Quand j'ai dit que l'esprit de Pascal se refusait par sa nature à certaines vues, à certaines atteintes et échappées dans d'autres ordres de vérités, j'ai peut-être été trop loin d'oser ainsi lui assigner des bornes que pourraient déranger bien des aperçus de ses Pensées; mais ce qui est certain, c'est que, si ce n'était par nature, il s'y refusait au moins par volonté. Simple atome pensant en présence de l'Univers, au sein, comme il dit, de ces espaces infinis qui l'enferment et dont le silence éternel l'effraye, sa volonté se roidit, et défend à cet esprit puissant (plus puissante elle-même) d'aller au hasard et de flotter ou de sonder avec une curiosité périlleuse à tous les confins.
Car sa volonté, ou, pour la mieux nommer, sa personnalité humaine n'aime pas à se sentir moindre que les choses; elle se méfie de cet Univers qui l'opprime, de ces infinités qui de toutes parts l'engloutissent, et qui vont éteindre en elle par la sensation continue, si elle n'y prend garde, son être moral et son tout.
Elle a peur d'être subornée, elle a peur de s'écouler. C'est donc en elle seule et dans l'idée sans cesse agitée de sa grandeur et de sa faiblesse, de ses contradictions incompréhensibles et de son chaos, que cette pensée se ramasse, qu'elle fouille et qu'elle remue, jusqu'à ce qu'elle trouve enfin l'unique clef, la foi, cette foi qu'il définissait (on ne saurait assez répéter ce mot aimable) "Dieu sensible au cœur" ou encore le cœur incliné par Dieu.
Telle est la foi de Pascal dans sa règle vivante. Voilà le point moral où tout aboutit en lui, l'endroit où il réside d'habitude tout entier, où sa volonté s'affermit et se transforme dans ce qu'il appelle la Grâce, où sa pensée la plus distincte se rencontre et se confond avec son sentiment le plus ému. Il aime, il s'apaise, il se passionne désormais par là ; et s'il rencontre jamais des empoisonneurs publics de la morale, des corrupteurs de ce cœur incliné et régénéré, s'il les surprend surtout sous le couvert du Chrétien, oh! qu'ils tremblent I il les haïra en conscience et tout haut au même titre que tout ce qu'il haïssait en lui avant la régénération, et plus que tout ce qu'il y haïssait; car nier l'unique recours, ou s'en passer, est chose horrible, mais empoisonner l'unique source est chose infâme.
On conçoit donc que, dès qu'il se fut mis à la lecture d'Escobar, Pascal n'ait pu se tenir; que la fibre la plus sensible, le point le plus saintement irritable de son être ait tressailli, et que tout un nouveau plan de guerre se soit à l'instant déroulé à ses yeux. Et puis , ramenant son coup d'œil aux nécessités de la circonstance , il comprit que le meilleur moyen n'était plus de défendre Hippone dans Hippone, Carthage dans Carthage, mais de vaincre les Romains dans Rome, je veux dire les Jésuites au cœur de leur morale...."
Le Livre quatrième est princpalement consacré aux méthodes d'éducation de Port-Royal, aux "Petites Ecoles", où se formèrent Racine et l'abbé de Rancé, où professèrent Lancelot et Le Nain de Tillemont.
Le Livre cinquième traite de "La Seconde Génération de Port-Royal"; pour Sainte-Beuve, c`est déjà l` "automne de Port-Royal", c'est pourtant l'époque de Nicole et d'Arnauld ; mais le jansénísme est maintenant irrémédiablement troublé par les polémiques avec l'extérieur.
Avec le Livre sixième, c'est, avant les persécutions et alors que l'influence janséniste était au maximum de son extension et triomphait sur la scène avec les derniers chefs-d'œuvre de Racine. Irrémédiable décadence. Sainte-Beuve désolídarise la cause de Port-Royal de celle du jansénisme. Celui-ci n'en représente plus qu'une image déformée, coupée de ses sources, et Port-Royal finit avec les grands hommes qui l'ont créé et qui l'ont maintenu.
En terminant, Sainte-Beuve imagine ce qu`eût été la société française, l'histoire des idées, si Port-Royal s`était maintenu : il lui semble que son influence leur eût donné plus de solidité, cette solidité "qui a surtout manqué depuis à nos mobiles et brillantes générations françaises".
« Mon livre de Port-Royal est le livre le plus approfondi et le plus personnel de ceux que j`ai faits; et c'est là, à y bien regarder, qu'on me trouvera tout entier, lorsque je suis livré à moi-même et à mes goûts". Et l'on effectivement dans Port-Royal l'expression des élans et des contradictions de l'homme, son goût de la vie intellectuelle et même contemplative, son aspiration à la rigueur, son désir de la foi. Mais Port-Royal est aussi une œuvre qui sait nous
entraîne dans la familiarité de ces personnages si pittoresques, mais aussi tellement nobles, tellement élevés au-dessus des contingences, et si retranchés, si intransigeants avec eux-mêmes, exigeant toujours d'eux le meilleur et le plus difficile ...
"Portraits de femmes" (1844)
Sainte-Beuve réunit ici une série d`études de différentes natures, mais se propose d`arracher leur secret à certaines âmes féminines connues et d`en évoquer la personnalité. "Mme de Sévigné" est plutôt une étude littéraire, un essai resté célèbre par la sûreté avec laquelle Sainte-Beuve aborde un sujet déjà très simplement traité par la critique traditionnelle ; il sut ranimer la discussion grâce à de nouvelles observations : d'où un portrait psychologique jugé d'une perfection rarement dépassée. Vient ensuite l'étude sur "Mme de Staël", remarquable par l'art avec lequel l`auteur a su découvrir, derrière la position littéraire de l'écrivain, ses partis pris et ses théories, une sensibilité de femme qui avait souvent été mise en doute, et souvent même injustement combattue. Le portrait de "Mme Roland" a son intérêt historique et nous montre la liberté d'esprit de Sainte-Beuve devant les événements de la Révolution. Certains portraits nous ramènent au XVIIe : "Mme de Krüdner" est une étude assez poussée sur le mysticisme de la célèbre inspiratrice du tsar Alexandre Ier, la "nymphe égérie de la Sainte-Alliance". Dans toutes ces études, - il convient de rappeler, parmi d`autres, celle consacrée à Mme de La Fayette -, on reconnaît le Sainte-Beuve de "Port-Royal" dans cette façon minutieuse et attentive qui fait alterner les détails savoureux et les rapides regards synthétiques, dans ce soin à décrire les rapports entre les faits et le monde spirituel, et ceux de la vie mondaine et la vie intérieure....
"Portraits contemporains" (1846)
Publiés en 1846 et, dans une nouvelle édition refondue et augmentée. en 1869-1871, ces "portraits sont des témoignages critiques sur des écrivains contemporains. Sainte-Beuve, tout en reconnaissant les liens qui l'unissent à ses contemporains, entendait faire preuve d`une absolue indépendance d`esprit. L`analyse des œuvres de Lamennais et de Quinet, de Montalembert, de Barante et de Thiers indique suffisamment l'intérêt que l'auteur porte aux recherches de l'érudition, aux études philosophiques ainsi qu'aux idées politiques. Mais le livre, remarquable par la précision de ses informations, la clarté de leur expression et la finesse de l'analyse, reste essentiellement littéraire. Des pages sur Musset, Balzac, Delavigne, Parny alternent avec d'autres sur Fauriel, Constant, Xavier de Maistre, Töpffer, Mérimée. On y trouve aussi des observations très fines sur Leopardi. Les œuvres de Hugo, Lamartine et George Sand font l`objet d'études particulièrement passionnantes même si certaines pages paraissent assez minces par comparaison avec celles, si denses, des "Lundís" ...
C'est l'importance donnée pour la première fois, dans l'interprétation des caractères, aux attitudes spirituelles et aux sujets artistiques du temps de Sainte-Beuve, que l'on retient ici. Sans omettre des pages consacrées à des personnages oubliés aujourd'hui et des œuvres désormais introuvables ...
"BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIERE" (1844, Revue des Deux Mondes)
"Rien de plus intéressant que de pouvoir saisir les personnages célèbres avant leur gloire, au moment où ils se forment, où ils sont déjà formés et où ils n'ont point éclaté encore ; rien de plus instructif que de contempler à nu l'homme avant le personnage, de découvrir les fibres secrètes et premières, de les voir s'essayer sans but et d'instinct, d'étudier le caractère même dans sa nature, à la veille du rôle. C'est un plaisir et un intérêt de ce genre qu'on a pu se procurer en assistant aux premiers débuts ignorés de Joseph de Maistre; c'est une ouverture pareille que nous venons pratiquer aujourd'hui sur un homme du camp opposé à de Maistre, sur un étranger de naissance comme lui, parti de l'autre rive du Léman, mais nationalisé de bonne heure chez nous par les sympathies et les services, sur Benjamin Constant...."
"Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire" (1860)
Extrait d'un cours en vingt leçons que Saint-Beuve professa à l'université de Liège en 1848-1849 dans lequel le critique va examiner l'œuvre d'artiste et de penseur de Chateaubriand en liaison avec le climat de sa génération. Pour Sainte-Beuve, la littérature et les mœurs sont inséparables de la vie du siècle et, partant de ces principes, va étudier le monde dans lequel Chateaubriand commença sa prodigieuse carrière d' "écrivain représentatif" : le milieu révolutionnaire de Mme de Staël et des extrémistes républicains nourris des principes de Rousseau, puis, rapidement, le besoin de nouvelles expériences?
Chateaubriand abandonna le milieu littéraire où brillaient Chamfort et Ginguené pour entreprendre son voyage en Amérique, voyage au cours duquel il devait découvrir sa propre sensibilité; puis, à Londres, il acquit une connaissance plus précise du monde contemporain; l'étude des problèmes politiques devait susciter en lui le besoin de dominer et de comprendre les principes et les attitudes de l'époque contemporaine. Révolution et noblesse, Ancien Régime et Terreur devinrent ainsi pour Chateaubriand les éléments d'une nouvelle synthèse. Bien que le désir de triompher, de lutter à contre-courant, soit particulièrement vif chez lui, bien souvent transparaît le secret désir de la louange et de la renommée. Et c'est à la faveur de cette opposition entre son propre idéal et son temps que Chateaubriand va composer ses premières œuvres, "Atala" et "René". Il fréquente alors assidûment Fontanes et Joubert, et, évoluant dans ce nouveau climat spirituel, Chateaubriand y adoptera l'attitude politique qu'il respectera sous Louis XVIII, Charles X et la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe.
"... M. de Chateaubriand, au milieu des songes et des fantômes de son imagination, a toujours eu le goût des études sérieuses. Son premier écrit, son Essai sur les Révolutions, atteste l’étendue et la diversité de ses lectures, et un penchant marqué aux considérations politiques dans les intervalles de la rêverie. À cette première époque de sa vie, le jeune écrivain, bien qu’émigré, n’avait épousé de cœur aucune cause politique ; on se rappelle son mot sur Chamfort : « Je me suis toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes, eût pu épouser si chaudement une cause quelconque. » Un tel mot donne la mesure des convictions de M. de Chateaubriand au moment où il l’écrivait. Il ne faut jamais oublier, en le jugeant plus tard, cette indifférence fondamentale sur laquelle germèrent, depuis, toutes les passions, toutes les espérances et les irritations politiques, et les plus magnifiques phrases qu’ait jamais produites talent d’écrivain. Mais ce fond d’indifférence subsista toujours, et il se retrouve subitement chez lui aux instants où l’on s’y attend le moins. En réimprimant son Essai en 1826, et en le voulant juger, l’auteur disait, dans la Préface nouvelle : « On y trouvera aussi un jeune homme exalté plutôt qu’abattu par le malheur, et dont le cœur est tout à son roi, à l’honneur et à la patrie, » Il y a anachronisme dans ces trois mots, et le jeune Chateaubriand n’avait nullement ce triple culte, surtout le premier. Si, dans l’Essai, il parle très-sévèrement des républicains, il ne parle pas mieux des royalistes : « Le républicain, y dit-il, sans cesse exposé à être pillé, volé, déchiré par une populace furieuse, s’applaudit de son bonheur ; le sujet, tranquille esclave, vante les bons repas et les caresses de son maître. » Et sa conclusion était à la façon de Rousseau pour l’homme de la nature, et en faveur des forêts vierges du Canada. Jeune, M. de Chateaubriand put donc obéir à l’honneur et payer sa dette en émigrant, mais il n’était nullement royaliste de cœur et d’affection, et il n’a pas menti à la fin de sa carrière quand il a dit, en s’en vantant : « Notre cœur n’a jamais beaucoup battu pour les rois. » Il rentra en France en 1800, et la vérité est qu’il se rallia très-franchement et très-entièrement au Consulat...." (Causeries du Lundi, II)
On a tant reproché à Sainte-Beuve la liberté avec laquelle il osait juger aussi librement de l'homme Chateaubriand, et pourtant écrira-t-il : « A le prendre dans son ensemble et un peu largement, tant comme écrivain que comme homme, et en ayant surtout en idée le poète, qu'avons-nous vu, que voyons-nous? Une force première qui a survécu à tout ce qui aurait pu la recouvrir ou l'altérer, et qui a usé bien des milieux ; Toujours sauvage au fond et indompté jusque dans les coquetteries mondaines ; Parfois aimable comme un voyageur et sans aucun attachement; Par moments, des gaucheries, des oublis, des inadvertances, comme il en arrivait au grand Corneille ; Par moments, des persiflages et des fatuités, plus qu'il n'est permis à un Byron; - sa gaîté même alors est forcée; il se guindé et se gourme jusqu'aux dents; Puis des arguties et une mauvaise foi de sophiste, comme un homme de parti ; - des sentiments de parade et de théâtre; A travers tout cela, de perpétuels jaillissements de talent et une élévation extraordinaire qui jette hors du commun; une grande nature primitive qui reprend le dessus et qui se donne espace ; Une vanité d'homme de lettres ; - des dépits d'ambitieux, des étonnements quasi de parvenu, toutes les petitesses de la terre; puis, tout d'un coup, une imagination étrange, mélancolique et radieuse, qui monte puissamment et se déploie dans les solitudes du ciel comme le condor. Il y a du démon, du sorcier et de la fée dans tout vrai talent d'imagination; il faut qu'il opère le charme: raison, justesse, art, travail, esprit, mis ensemble bout à bout, n'y suffisent pas. M. de Chateaubriand avait de ce démon. Ce qu'il faut dire en terminant, c'est qu'il était un grand magicien, un grand enchanteur : Tel nous a paru au vrai, dans les principaux traits de sa physionomie, celui que notre siècle, jeune encore, salua et eut raison de saluer comme son Homère. »
"Causeries du lundi" (1851-1862)
Publié à Paris en onze volumes de 1851 à 1862, et en quinze volumes dans l'édition définitive de 1857-1872, le recueil comprend les articles parus dans Le Constitutionnel, du 1er octobre 1849 au 29 novembre 1852 et dans Le Moniteur, du 6 décembre 1852 au 26 août 1861. Par ces écrits, qui inaugurent la série éditoriale des "Lundis", le grand lettré que fut Sainte-Beuve renseignait, chaque semaine, un cercle toujours plus vaste de lecteurs sur les publications et célébrités du moment. Dans différents volumes l'auteur a inséré, en un chapitre à part, un certain nombre de réflexions et de pensées grâce auxquelles on peut suivre toute son activité littéraire : la préface qui précède le recueil laisse entrevoir, par-delà le travail du "critique", l'œuvre du véritable "écrivain", de celui qui fut, comme Hugo ou Lamartine, embarqué sur le "vaisseau" romantique. Et c'est là ce qui explique ses préférences comme certaines de ses antipathies.
"J'étais revenu a Faris au mois de septembre 1849, quittant la Belgique et Liège, où j'étais allé être professeur un an. II me semble quelquefois qu'il serait bon pour l'esprit de faire tous les ans une chose nouvelle, et de le traiter comme les terres, qu'on ensemence tantôt d'une façon el tantôt d'une autre. A peine rentré à Paris, je me sentais un grand besoin d'activité, comme après une forte année d'étude et de solitude; mais je ne savais à quoi m'appliquer.
M. Véron , directeur du Constitutionnel , apprenant mon retour, eut l'obligeance de m'offrir les colonnes de son journal pour chaque lundi. Une telle proposition avait de quoi me flatter et aussi m'effrayer. Le Constitutionnel compte des milliers de lecteurs, et d'une nature très-variée. Comment venir parler à ce public si nombreux, si divers, pure littérature et pure critique? Comment réussir à l'y intéresser, surtout en ces temps de préoccupation politique et d'orage? Je fis à M. Véron toutes mes objections: il prit la peine de les combattre ; il me parla en homme de goût qui sent la littérature, et en homme d'esprit qui connaît son public. Il me donna enfin des raisons qui me convainquirent. Ce qu'il m'offrait me parut possible, et dès lors, lui aidant et le Constitutionnel s'y prêtant en toute bonne grâce, j'entrai en matière résolument.
Au fond, c'était mon désir. Il y avait longtemps que je demandais qu'une occasion se présentât à moi d'être critique, tout à fait critique comme je l'entends, avec ce que l'âge et l'expérience m'avaient donné de plus mûr et aussi peut-être de plus hardi.
Je me mis donc à faire pour la première fois de la critique nette et franche, à la faire en plein jour , en rase campagne. Depuis vingt-cinq ans déjà que j'ai débuté dans la carrière, c'est la troisième forme que je suis amené à donner à mes impressions et à mes jugements littéraires, selon les âges et les milieux divers où j'ai passé.
Au Globe d'abord, et ensuite à la Revue de Paris , sous la Restauration, jeune et débutant, je fis de la critique polémique, volontiers agressive, entreprenante du moins, de la critique d'invasion. Sous le règne de Louis-Philippe, pendant les dix- huit années de ce régime d'une littérature sans initiative et plus paisible qu'animée, j'ai fait, principalement à la Revue des Deux Mondes, de la critique plus neutre, plus impartiale, mais surtout analytique, descriptive et curieuse. Cette critique pourtant avait, comme telle, un défaut : elle ne concluait pas. Les temps redevenant plus rudes, l'orage et le bruit de la rue forçant chacun de grossir sa voix, et, en même temps, une expérience récente rendant plus vif à chaque esprit le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste, j'ai cru qu'il y avait moyen d'oser plus, sans manquer aux convenances, et de dire enfin nettement ce qui me semblait la vérité sur les ouvrages et sur les auteurs. Le public a semblé agréer cette manière de faire plus dégagée et plus brève. Je donne donc ici les articles de cette année (octobre 1849 — octobre 1850), sans y rien changer. Des juges ordinairement plus sévères ont bien voulu dire de ces articles du Constitutionnel , et en les approuvant : « Il n'a pas le temps de les gâter. » J'accepte le jugement, trop heureux d'y trouver à ce prix un éloge." (Préface, Décembre 1850).
L'oeuvre se présente sous forme de "portraits" : défilent sous nos yeux aussi bien les Latins de l'époque d'Auguste, les chroniqueurs médiévaux, que les écrivains de son temps. L`examen des œuvres littéraires s`accompagne le plus souvent d`une reconstitution du milieu historique qui les vit naître et d'une explication du tempérament de leur auteur. Sont à citer en exemple les pages sur Lamartine, Mme Récamier, Commynes, Musset, George Sand (vol. l) ; Fénelon, Lesage, Barnave, Mlle de Lespinasse, Chateaubriand, Mme d'Epinay, Galiani (ll) ; Rabelais, Mme de Genlis, Rousseau, Vauvenargues, Florian, le duc de Saint-Simon, Fontenelle, Bussy-Rabutin, Latouche (III) ; Montaigne. Mlle de Scudéry, Joseph de Maistre, Lauzun, Buffon, Mme de Maintenon, Bonald, Marmontel, Chamfort (IV); Retz, Rivarol, La Harpe, Siéyès, Charles Perrault, Louis XIV, Pascal (V); Beaumarchais, Courier, Bernardin de Saint-Pierre, Boileau (VI); Regnard, Montesquieu, De Brosses, Voltaire, Richelieu, Marguerite de Navarre, La Fontaine (Vll); Malherbe, le prince de Ligne, le Roman de Renart, Roederer, Joinville (VIII) ; Massillon, Froissart, La Boétie, Bourdaloue, Marivaux, Villehardouin (IX) ; Fénelon, Agrippa d'Aubigné (X) ; Dante, Charron, Constant (XI) ; Ronsard, Saint-Amant, Voiture, Eugénie de Guérin (XII) ; Voltaire, Flaubert, Musset (XIII) ; Vauvenargues, Villon, Thiers, Mme Desbordes-Valmore, Bonstetten (XIV); et enfin Maurice de Guérin, Joseph de Maistre, Tocqueville, Lacordaire, Parny, Béranger, Fléchier (XV).
À côté des pages consacrées aux grands auteurs, il en est dans lesquelles il s'attache à traiter certains écrivains de bien moindre importance, apportant tous ses soins à montrer la complexité du milieu dans lequel ils vécurent, les problèmes qu'ils tentèrent parfois de résoudre : ses analyses constituent alors de véritables révélations du seul fait qu'il peut se permettre de longues et sinueuses incidentes, mettant à contribution des inédits, des lettres ou des œuvres négligées depuis des siècles.
LETTRES DE MADEMOISELLE DE LESPINASSE
"... Heureux temps ! toute la vie alors était tournée à la sociabilité ; tout était disposé pour le plus doux commerce de l’esprit et pour la meilleure conversation. Pas un jour de vacant, pas une heure. Si vous étiez homme de Lettres et tant soit peu philosophe, voici l’emploi régulier que vous aviez à faire de votre semaine : dimanche et jeudi, dîner chez le baron d’Holbach ; lundi et mercredi, dîner chez Mme Geoffrin ; mardi, dîner chez M. Helvétius ; vendredi, dîner chez Mme Necker. Je ne parle pas des déjeuners du dimanche de l’abbé Morellet, qui ne vinrent, je crois, qu’un peu plus tard. Mlle de Lespinasse, n’ayant moyen de donner à dîner ni à souper, se tenait très-exactement chez elle de cinq heures à neuf heures du soir, et son cercle se renouvelait tous les jours dans cet intervalle de la première soirée.
Ce qu’elle était comme maîtresse de maison et comme lien de société, avant et même depuis l’invasion et les délires de sa passion funeste, tous les Mémoires du temps nous le disent. Elle s’était fort attachée à d’Alembert, enfant illégitime comme elle, et qui, comme elle, avait négligé avec fierté de se mettre en quête pour des droits qu’il n’aurait pas dus à la tendresse. D’Alembert logeait d’abord rue Michel-le-Comte, chez sa nourrice, la bonne vitrière ; il y avait bien loin de là à la rue de Belle-Chasse. Une maladie grave qui lui survint, et durant laquelle Mlle de Lespinasse l’alla soigner, lui fit ordonner par les médecins un meilleur air, et le décida à aller demeurer tout simplement avec son amie. Depuis ce jour, d’Alembert et Mlle de Lespinasse firent ménage, mais en tout bien tout honneur, et sans qu’on en jasât autrement. La vie de d’Alembert en devint plus douce, la considération de Mlle de Lespinasse s’en accrut.
Mlle de Lespinasse n’était point jolie ; mais, par l’esprit, par la grâce, par le don de plaire, la nature l’avait largement récompensée. Du premier jour qu’elle fut à Paris, elle y parut aussi à l’aise, aussi peu dépaysée que si elle y avait passé sa vie. Elle profita de l’éducation de ce monde excellent où elle vivait, comme si elle n’en avait pas eu besoin. Son grand art en société, un des secrets de son succès, c’était de sentir l’esprit des autres, de le faire valoir, et de sembler oublier le sien. Sa conversation n’était jamais au-dessus ni au-dessous de ceux à qui elle parlait ; elle avait la mesure, la proportion, la justesse. Elle reflétait si bien les impressions des autres et recevait si visiblement l’effet de leur esprit, qu’on l’aimait pour le succès qu’on se sentait avoir près d’elle. Elle poussait cette disposition jusqu’à l’art : « Ah ! que je voudrais, s’écriait-elle un jour, connaître le faible de chacun ! » D’Alembert a relevé ce mot et le lui a reproché comme venant d’un trop grand désir de plaire, et de plaire à tous. Même dans ce désir et dans les moyens qu’il lui suggérait, elle restait vraie, elle était sincère. Elle disait d’elle-même et pour expliquer son succès auprès des autres, qu’elle avait le vrai de tout, tandis que d’autres femmes n’ont le vrai de rien. En causant, elle avait le don du mot propre, le goût de l’expression exacte et choisie ; l’expression vulgaire et triviale lui faisait mal et dégoût : elle en restait tout étonnée, et ne pouvait en revenir. Elle n’était pas précisément simple, tout en étant très-naturelle. De même dans sa mise, « elle donnait, a-t-on dit, l’idée de la richesse qui, par choix, se serait vouée à la simplicité. » Son goût littéraire était plus vif que sûr ; elle aimait, elle adorait Racine, comme le maître du cœur, mais elle n’aimait pas pour cela le trop fini, elle aurait préféré le rude et l’ébauché. Ce qui la prenait par une fibre secrète l’exaltait, l’enlevait aisément ; il n’est pas jusqu’au Paysan perverti auquel elle ne fît grâce, pour une ou deux situations qui lui étaient allées à l’âme. Elle a imité Sterne dans deux chapitres, qui sont peu de chose. Comme écrivain, là où elle ne songe pas à l’être, c’est-à-dire dans sa Correspondance, sa plume est nette, ferme, excellente, sauf quelques mots tels que ceux de sensible et de vertueux, qui reviennent trop souvent, et qui attestent l’influence de Jean-Jacques. Mais nul commun d’ailleurs, nulle déclamation ; tout est de source et vient de nature.
Arrivons vite à son titre principal, à sa gloire d’amante. Malgré sa tendre amitié pour ’Alembert, amitié qui fut sans doute un peu plus à l’origine, on peut dire que Mlle de Lespinasse n’aima que deux fois dans sa vie : elle aima M. de Mora et M. de Guibert. C’est la lutte de ces deux passions, l’une expirante, mais puissante encore, l’autre envahissante et bientôt souveraine, c’est ce combat violent et acharné qui constitue le drame déchirant auquel nous a initiés la publication des Lettres. Les contemporains de Mlle de Lespinasse, ses amis les plus proches et les mieux informés, n’y avaient rien compris ..." (Causeries du Lundi, II)
Comme un peintre de miniature, Sainte-Beuve s'attarde à dessiner un profil de femme, à évoquer le caractère d'un poète mineur, la vie d'un salon oublié (par exemple sur Mme de Grafigny, vol. II; sur Dangeau et Montluc, XI ; sur d`Argenson, XII). Jamais il ne dissimule ses sentiments personnels vis-à-vis de ses contemporains; il n'est pas rare, s'il ne cède pas à une sympathie certaine, qu'il devienne mordant, âpre, ou fasse preuve d'une extrême prudence comme s'il s'agissait de rivaux littéraires directs. C'est ainsi que ses écrits sur Balzac (vol. Il), sur Stendhal (IX), sur Banville et sur Feydeau (XIV) se ressentent de cette attitude. Il apparaît que, même vis-à-vis des auteurs déjà consacrés, Sainte-Beuve ait voulu maintenir son entière liberté de jugement...
(M. DE BALZAC)
" ... M. de Balzac fut bien un peintre de mœurs de ce temps-ci, et il en est peut-être le plus original, le plus approprié et le plus pénétrant. De bonne heure, il a considéré ce XIXe siècle comme son sujet, comme sa chose ; il s’y est jeté avec ardeur et n’en est point sorti. La société est comme une femme, elle veut son peintre, son peintre à elle toute seule : il l’a été ; il n’a rien eu de la tradition en la peignant ; il a renouvelé les procédés et les artifices du pinceau à l’usage de cette ambitieuse et coquette société qui tenait à ne dater que d’elle-même et à ne ressembler à nulle autre ; elle l’en a d’autant plus chéri. Né en 1799, il avait quinze ans à la chute de l’Empire ; il a donc connu et senti l’époque impériale avec cette clairvoyance et cette pénétration de coup d’œil particulière à l’enfance, et que la réflexion achèvera ensuite, mais dont rien n’égalera la jeune lucidité. Quelqu’un du même âge que lui a dit : « Dès mon enfance, je pénétrais les choses avec une sensibilité telle, que c’était comme une lame fine qui m’entrait à chaque instant dans le cœur. » Ainsi il a pu dire lui-même. Ces impressions de l’enfance, ressaisies plus tard dans les jugements ou dans les peintures, s’y font sentir par un fonds d’émotion singulière, et sont précisément ce qui y donne la finesse et la vie. Jeune homme sous la Restauration, il l’a traversée, il l’a vue tout entière comme on est le mieux placé peut-être pour voir les choses en observateur artiste, c’est-à-dire d’en bas, dans la foule, dans la souffrance et les luttes, avec ces convoitises immenses du talent et de la nature qui font que les objets défendus ont été mille fois devinés, imaginés, pénétrés, avant d’être possédés enfin et connus ; il a senti la Restauration en amant. Il commençait à arriver à la réputation en même temps que s’installait le nouveau régime promu en Juillet 1830. Ce dernier régime, il le vit de plain-pied et même un peu de haut ; il le jugea dans sa rondeur, il l’a peint à ravir dans ses types et ses reliefs bourgeois les plus saillants. Ainsi ces trois époques de physionomie si diverse qui constituent le siècle arrivé à son milieu, M. de Balzac les a connues et les a vécues toutes les trois, et son œuvre en est jusqu’à un certain point le miroir. Qui mieux que lui, par exemple, a peint les vieux et les belles de l’Empire ? Qui surtout a plus délicieusement touché les duchesses et les vicomtesses de la fin de la Restauration, ces femmes de trente ans, et qui, déjà venues, attendaient leur peintre avec une anxiété vague, tellement que, quand lui et elles se sont rencontrés, ç’a été comme un mouvement électrique de reconnaissance ? Qui, enfin, a mieux pris sur le fait et rendu dans sa plénitude le genre bourgeois, triomphant sous la dynastie de Juillet, le genre désormais immortel et déjà éclipsé, hélas ! des Birotteau d’alors et des Crevel ?
Voilà donc un champ immense, et il faut dire que M. de Balzac se l’est proposé de bonne heure dans toute son étendue, qu’il l’a parcouru et fouillé en tous sens, et qu’il le trouvait encore trop étroit au gré de sa vaillance et de son ardeur. Non content d’observer et de deviner, il inventait et rêvait bien souvent. Quoi qu’il en soit de son rêve, ce fut d’abord par ses observations de finesse et de grâce qu’il gagna le cœur de cette société aristocratique à laquelle il avait toujours aspiré. La Femme de trente ans, la Femme abandonnée, la Grenadière, furent les premières troupes d’élite qu’il introduisit dans la place, et il fut maître aussitôt de la citadelle...."
Les "Causeries du lundi" comptent parmi les meilleures œuvres de Sainte-Beuve et témoignent en tout état de cause de la pénétration de ses analyses et de sa pensée. On a reproché à l'auteur des Lundis d'avoir apporté dans son activité critique des préoccupations tant personnelles que d'école, et d'avoir ainsi failli à sa véritable mission. Ces reproches ne sont plus de mise dès qu'il s'agit d'apprécier une œuvre formant un tout comme les Lundis ; en plus de la grande variété des faits littéraires qui y sont présentés aussi bien dans leur valeur de documents humains que comme reflets d'une société, les Lundis offrent au lecteur moderne une matière à amples réflexions et méritent, pour cela, d`être appelés, selon l'expression d'un contemporain de l'auteur, "Les Essais du XIXe siècle".
Maître incontesté de la critique mais dont les jugements furent parfois discutables (comparant Béranger à Racine, ravalant le génie d'un Balzac, méconnaissant Stendhal, ignorant Nerval), le poète et romancier de second rang qu'il était fut plus à l'aise pour juger les auteurs du passé que ceux de son temps. Et plus encore que les livres, ce sont les hommes qui l'intéressent, dont il suit la biographie avec une minutie passionnée, mais qu'il s'attache toujours aussi à situer dans leur temps, à relier à un grand mouvement de civilisation. Aussi, très souvent, la critique de Sainte-Beuve déborde le domaine proprement littéraire ...
"Nouveaux lundis" (1863-1870)
La dernière étude des "Causeries du lundi" est datée de 1856 et le premier article des "Nouveaux lundis" est de 1861. Entre-temps Sainte-Beuve avait fait des cours à l`Ecole normale supérieure sur la littérature française. Les "Causeries" comptent quinze volumes; les "Nouveaux lundis", treize. Les "Nouveaux lundis" continuent les "Causeries", comme elles-mêmes avaient poursuivi l'œuvre des "Portraits littéraires", des "Portraits de femmes", et des "Portraits contemporains". Et c`est encore un recueil de portraits.
Vers la fin de sa vie, Sainte-Beuve est en quête de critères plus scientifiques pour élaborer son travail de critique, l'époque est au positivisme, un Hippolyte Taine (1828-1893) considèrera l'oeuvre comme un produit sociologique et psychologique, tentant de mettre à jour les conditions (race, milieu, époque) qui ont présidé à la "faculté maîtresse" qui habite nos grands auteurs ...
Les treize volumes in-12 des Nouveaux lundis parurent entre 1863 et 1870 et contiennent des articles sur nombre de contemporains. notamment sur : Lamennais (I), Béranger (Il. III), Veuillot (I. VII), Emile de Girardin (VI), Littré (IV. VI), Ampère (V), Flaubert (IV), Lacordaire (I), Maurice et Eugénie de Guérin (III. IX), Renan (I. VI), Théophile Gautier (VI), Tocqueville (I. XII). les Goncourt (X), Guizot (I), Taine (VIII), Sismondi (II), Gavarni (VI), Le Play (IX), Jomini (XII. XIII), Talleyrand (IX. XII), Mme Desbordes-Valmore (XII). Et se tournant vers le passé, l'horizon de Sainte-Beuve n`est pas moins vaste : Virgile (II. V), Cervantes (II. IV), Racine (III. IX), Molière (Ill. V), André Chénier (VI. XIII), Chateaubriand (I. ll. IV), Mme de Staël (VI. IX), Montaigne (I. XIII). Grâce à sa méthode d`investigation "sociale", l'ensemble des portraits de Sainte-Beuve constitue une véritable histoire de l'esprit humain à travers mille péripéties chronologiques particulièrement bien choisies ...
Et, pour ne pas conclure, reprenons le début d'un essai inachevé de Marcel Proust, "Contre Sainte-Beuve", écrit vers 1908-1909, et publié bien après sa mort dans les années 1950 : il y attaque plus que vigoureusement la méthode critique de celui-ci. (Conversation avec Maman, La Méthode de Sainte-Beuve) ...
"Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas lui. En réalité, comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet. À travers lui nous la reconnaissons, nous l’appelons, et elle est délivrée. L’objet où elle se cache — ou la sensation, puisque tout objet par rapport à nous est sensation —, nous pouvons très bien ne le rencontrer jamais. Et c’est ainsi qu’il y a des heures de notre vie qui ne ressusciteront jamais. C’est que cet objet est si petit, si perdu dans le monde, il y a si peu de chances qu’il se trouve sur notre chemin ! "
Proust y conteste la méthode de Sainte-Beuve qui identifie l'œuvre à celui qui l'a écrite et cherche à cette fin « à s'entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les gens qui l'ont connu". Pour Proust, aucun rapport entre "le moi intérieur" qui produit les œuvres et le moi extérieur que la société peut voir. En manière d'illustration de son postulat, Proust se livrera à une brillante critique de Baudelaire, - mélange particulier de sensibilité et de cruauté, et sorte de maladie de la volonté -, de Nerval, - comme un écho de son oeuvre -, et de Balzac, - qui lui a appris le prix de la réalité et l'art de percer le secret des êtres -. Contre la critique traditionnelle, Proust pose la critique des créateurs qui seule permet, par affinités profondes, de faire ressentir l'œuvre de l'intérieur. La critique ne peut qu'aller de l'oeuvre à l'écrivain, et non l'inverse ...
La méthode de Sainte-Beuve? "... Avoir fait l’histoire naturelle des esprits, avoir demandé à la biographie de l’homme, à l’histoire de sa famille, à toutes ses particularités, l’intelligence de ses œuvres et la nature de son génie, c’est là ce que tout le monde reconnaît comme son originalité, c’est ce qu’il reconnaissait lui-même, en quoi il avait d’ailleurs raison. Taine lui-même, qui rêvait d’une histoire naturelle des esprits, plus systématique et mieux codifiée, et avec qui d’ailleurs Sainte-Beuve n’était pas d’accord pour les questions de race, ne dit pas autre chose dans son éloge de Sainte-Beuve. « La méthode de M. Sainte-Beuve n’est pas moins précieuse que son œuvre. En cela, il a été un inventeur. Il a importé, dans l’histoire morale, les procédés de l’histoire naturelle.
« Il a montré comment il faut s’y prendre pour connaître l’homme ; il a indiqué la série des milieux successifs qui forment l’individu, et qu’il faut tour à tour observer afin de le comprendre : d’abord la race et la tradition du sang que l’on peut souvent distinguer en étudiant le père, la mère, les sœurs ou les frères ; ensuite la première éducation, les alentours domestiques, l’influence de la famille et tout ce qui modèle l’enfant et l’adolescent ; plus tard le premier groupe d’hommes marquants au milieu desquels l’homme s’épanouit, la volée littéraire à laquelle il appartient. Viennent alors l’étude de l’individu ainsi formé, la recherche des indices qui mettent à nu son vrai fond, les oppositions et les rapprochements qui dégagent sa passion dominante et son tour d’esprit spécial, bref l’analyse de l’homme lui-même, poursuivie dans toutes ses conséquences, à travers et en dépit de ces déguisements, que l’attitude littéraire ou le préjugé public ne manquent jamais d’interposer entre nos yeux et le visage vrai. »
Seulement, il ajoutait : « Cette sorte d’analyse botanique pratiquée sur les individus humains est le seul moyen de rapprocher les sciences morales des sciences positives, et il n’y a qu’à l’appliquer aux peuples, aux époques, aux races, pour lui faire porter ses fruits. »
Taine disait cela, parce que sa conception intellectualiste de la réalité ne laissait de vérité que dans la science. Comme il avait cependant du goût et admirait diverses manifestations de l’esprit, pour expliquer leur valeur il les considérait comme des auxiliaires de la science (voir Préface de L’Intelligence). Il considérait Sainte-Beuve comme un initiateur, comme remarquable « pour son temps », comme ayant presque trouvé sa méthode à lui, Taine.
Mais les philosophes, qui n’ont pas su trouver ce qu’il y a de réel et d’indépendant de toute science dans l’art, sont obligés de s’imaginer l’art, la critique, etc., comme des sciences, où le prédécesseur est forcément moins avancé que celui qui le suit. Or, en art il n’y a pas (au moins dans le sens scientifique) d’initiateur, de précurseur. Tout dans l’individu[7], chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artistique ou littéraire ; et les œuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise, dont profite celui qui suit. Un écrivain de génie aujourd’hui a tout à faire. Il n’est pas beaucoup plus avancé qu’Homère.
Mais, du reste, à quoi bon nommer tous ceux qui voient là l’originalité, l’excellence de la méthode de Sainte-Beuve ? Il n’y a qu’à lui laisser la parole à lui-même :
« Avec les Anciens, on n’a pas les moyens suffisants d’observation. Revenir à l’homme, l’œuvre à la main, est impossible dans la plupart des cas avec les véritables Anciens, avec ceux dont nous n’avons la statue qu’à demi brisée. On est donc réduit à commenter l’œuvre, à l’admirer, à rêver l’auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d’idéal élevé ; c’est tout ce que permettent l’état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d’information et de retour. Un grand fleuve, et non guéable dans la plupart des cas, nous sépare des grands hommes de l’Antiquité. Saluons-les d’un rivage à l’autre.
« Avec les Modernes, c’est tout différent. La critique, qui règle sa méthode sur les moyens, a ici d’autres devoirs. Connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner.
« L’observation morale des caractères en est encore au détail, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces : Théophraste et La Bruyère ne vont pas au-delà. Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dans le cours de mes observations, un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d’esprit et leurs principales divisions seront déterminées, et connues. Alors le principal caractère d’un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres. Pour l’homme sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté et qui dans tous les cas suppose une grande mobilité de combinaisons possibles. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement la science du moraliste ; elle en est aujourd’hui au point où la botanique en était avant Jussieu, et l’anatomie comparée avant Cuvier, à l’état, pour ainsi dire, anecdotique. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, mais j’entrevois des liens, des rapports et un esprit plus étendu, plus lumineux, et resté fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d’esprit. » (cf. Nouveaux Lundis)
« La littérature, disait Sainte-Beuve, n’est pas pour moi distincte ou, du moins, séparable du reste de l’homme et de l’organisation… On ne saurait s’y prendre de trop de façons et de trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient les plus étrangères à la nature de ses écrits : Que pensait-il de la religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes, sur l’article de l’argent ? Était-il riche, pauvre ; quel était son régime, sa manière de vivre journalière ? Quel était son vice ou son faible ? Aucune réponse à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout. »
L’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde (reprend Proust). La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un « traité de géométrie pure », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces et il est trop facile de croire qu’elle nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d’une lettre inédite, qu’un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu’un, qui a beaucoup connu l’auteur. Parlant de la grande admiration, qu’inspire à plusieurs écrivains de la nouvelle génération l’œuvre de Stendhal, Sainte-Beuve disait : « Qu’ils me permettent de leur dire, pour juger au net de cet esprit assez compliqué, et sans rien exagérer dans aucun sens, j’en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de mes propres impressions et souvenirs, à ce que m’en diront ceux qui l’ont connu en ses bonnes années et à ses origines, à ce qu’en diront M. Mérimée, M. Ampère, à ce que m’en dirait Jacquemont s’il vivait, ceux, en un mot, qui l’ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première. »
Pourquoi cela ? En quoi le fait d’avoir été l’ami de Stendhal permet-il de le mieux juger ? Le moi qui produit les œuvres est offusqué pour ces camarades par l’autre, qui peut être très inférieur au moi extérieur de beaucoup de gens. Du reste, la meilleure preuve en est que Sainte-Beuve, ayant connu Stendhal, ayant recueilli auprès de M. Mérimée et de M. Ampère tous les renseignements qu’il pouvait, s’étant muni, en un mot, de tout ce qui permet, selon lui, au critique de juger plus exactement d’un livre, a jugé Stendhal de la façon suivante : « Je viens de relire, ou d’essayer, les romans de Stendhal ; ils sont franchement détestables. » Il y revient ailleurs, où il reconnaît que "Le Rouge et le Noir" « intitulé ainsi on ne sait trop pourquoi et par un emblème qu’il faut deviner, a du moins de l’action. Le premier volume a de l’intérêt, malgré la manière et les invraisemblances. Il y a là une idée. Beyle avait, pour ce commencement du roman, un exemple précis, m’assure-t-on, dans quelqu’un de sa connaissance et, tant qu’il s’y est tenu, il a pu paraître vrai. La prompte introduction de ce jeune homme timide dans ce monde pour lequel il n’a pas été élevé, etc., tout cela est bien rendu ou, du moins, le serait si l’auteur, etc… Ce ne sont pas des êtres vivants, mais des automates ingénieusement construits… Dans les nouvelles, qui ont des sujets italiens, il a mieux réussi… "La Chartreuse de Parme" est, de tous les romans de Beyle, celui qui a donné à quelques personnes la plus grande idée de son talent dans ce genre. On voit combien je suis, à l’égard de La Chartreuse de Beyle, loin de partager l’enthousiasme de M. de Balzac. Quand on a lu cela, on revient, tout naturellement il me semble, au genre français, etc… On demande une part de raison, etc., telle que l’offre l’histoire des Fiancés de Manzoni, tout beau roman de Walter Scott ou une adorable et vraiment simple nouvelle de Xavier de Maistre ; le reste n’est que l’œuvre d’un homme d’esprit. »
Et cela finit par ces deux paroles : « En critiquant ainsi, avec quelque franchise, les romans de Beyle, je suis loin de le blâmer de les avoir écrits. Ses romans sont ce qu’ils peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires. Ils sont, comme sa critique, surtout à l’usage de ceux qui en font… » Et ces mots par lesquels l’étude finit : « Beyle avait, au fond, une droiture et une sûreté dans les rapports intimes, qu’il ne faut jamais oublier de reconnaître, quand on lui a dit d’ailleurs ses vérités. » Tout compte fait, ce Beyle, un brave homme ! Ce n’était peut-être pas la peine de rencontrer si souvent à dîner, à l’Académie, M. Mérimée, de tant « faire parler M. Ampère », pour arriver à ce résultat et, quand on a lu cela, on est moins inquiet que Sainte-Beuve en pensant que viendront de nouvelles générations. Barrès, avec une heure de lecture et sans « renseignements », en eût fait plus que vous. Je ne dis pas que tout ce qu’il dit de Stendhal soit faux. Mais, quand on se rappelle sur quel ton d’enthousiasme il parle des nouvelles de Mme Gasparin ou Töpffer, il est bien clair que, si tous les ouvrages du XIXe siècle avaient brûlé sauf les Lundis, et que ce soit dans les Lundis que nous dussions nous faire une idée des rangs des écrivains du XIXee siècle, Stendhal nous apparaîtrait inférieur à Charles de Bernard, à Vinet, à Molé, à Mme de Verdelin, à Ramond, à Sénac de Meilhan, à Vicq d’Azyr, à combien d’autres, et assez indistinct, à vrai dire, entre d’Alton Shée et Jacquemont.
Je (Proust) montrerai, d’ailleurs, qu’il a en été de même à l’égard de presque tous ses contemporains vraiment originaux ; beau succès pour un homme qui assignait pour tout rôle à la critique de désigner ses grands contemporains. Et là, il n’avait pas, pour l’égarer, les rancunes qu’il nourrissait contre d’autres écrivains.
« Un artiste, dit Carlyle… » et il finit par ne plus voir le monde que « pour l’emploi d’une illusion à décrire ».
En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu’il y a de particulier dans l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l’écrivain. Il ne faisait pas de démarcation entre l’occupation littéraire, où, dans la solitude, faisant taire ces paroles, qui sont aux autres autant qu’à nous, et avec lesquelles, même seuls, nous jugeons les choses sans être nous-mêmes, nous nous remettons face à face avec nous-mêmes, nous tâchons d’entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, et non la conversation ! ...."