Elizabeth  Gaskell (1810-1865), "Mary Barton, A Tale of Manchester Life" (1848),"Cranford" (1853), "Cousin Phillis" (1863) - Anthony Trollope (1815-1882), "The Warden" (1855), ""Doctor Thorne" (1858), "The Last Chronicle of Barset" (1867), "The Way We Live Now" (1875) - William Wilkie Collins (1824–1889), "The Woman in White" (1859-1860), "The Moonstone" (1868) - - Augustus Egg (1816-1863) - William Powell Frith (1819-1909) - ...

Last update 12/18/2016


Anthony Trollope ne se proposait rien d'autre que de regarder objectivement le monde et de peindre les êtres humains tels qu'ils étaient afin que ses lecteurs puissent se reconnaître dans ses livres. Mais alors que Trollope laissait à la postérité, sous une satire parfois féroce, une appréciation assez indulgente des sentiments humains, toute faite de nuances, c'est plutôt le découragement social qui inspire Elizabeth  Gaskell dès "Marie Barton" en 1848. "Les Dames de Cranford" seront son chef d'oeuvre et Charles Dickens lui demandera de collaborer au quotidien "Household Words". Dans ses meilleurs moments, on la rapprochera de Jane Austen, dont elle se distingue par l'originalité de son talent : elle aura une profonde influence sur la manière de conter de George Eliot ...

(William Powell Frith, 1888, "Poverty and Wealth")


Wilkie Collins (1824-1889)
Fils du peintre paysagiste William Collins, Wilkie Collins s'impose comme l'un des maîtres du "sensation novel" (roman à sensation) avec  "After Dark" (1856), "The Dead Secret" (1857), et comme l'auteur du premier roman policier anglais, "The Moonstone" (1868). Il rencontre Charles Dickens en 1851 et contribue à son magazine "All the Year Round" avec deux romans publiés en feuilleton, "The Woman in White" (La Femme en blanc, 1859-1860), "The Moonstone" (La Pierre de lune, 1868), qui lui apportent tous deux un énorme succès. Cet anticonformiste qui entretint deux foyers, et donc deux maîtresses, Caroline Graves et Martha Rudd, ancre ses récits dans une société dont il dénonce les abus, les peuples de personnages inquiétants ou difformes, fantomatiques certes mais tirés la plupart du temps de faits véritables. On date généralement l'apparition du roman à sensation de l'adoption du "Matrimonial Causes Act" (1857), première loi sur le divorce qui, avec la multiplication des procès, va révéler au public les pratiques parfois scabreuses de la bourgeoisie victorienne : le foyer familial devient ainsi le théâtre potentiel de situations non simplement dramatiques mais littéralement effroyables. Le genre est lancé, bien différent de la littérature gothique, aux cadavres ensanglantés succèdent les mensonges et dissimulations d'identité. On a pu estimer, d'autre part, que Collins influença Dickens dans l'écriture de "Bleak House" et de "Little Dorrit". Opiomane invétéré pour oublier les douleurs de l'arthrite dont il souffrait, sa popularité s'éteignit avec le genre littéraire qu'il incarnait dans les années 1870.
(Portrait de Wilkie Collins, John Everett Millais , National Portrait Gallery, London)

 

"The Woman in White"

(Wilkie Collins , La Femme en blanc, 1859-1860)
C'est le roman qui lance la vogue du "sensation novel" dans les années 1860-1870. Ici les héroïnes n'incarnent plus ce réalisme domestique qui prédominait alors, mais d'étranges et passionnées créatures dissimulant plus d'un secret. Collins utilise dans ce roman une technique de narration multiple, chaque personnage relatant une partie des évènements dont il est témoin. L'histoire est inspirée d'une affaire célèbre de l'époque, une Madame de Douhault droguée et internée par un mari qui entendait lui subtiliser sa fortune. L'une des scènes les plus représentatives de ce qui a pu être interprété comme symbole de cette crainte irrationnelle de la société victorienne envers les mystères de la femme, débute le roman, lorsque le jeune professeur de dessin Walter Hartright part pour Limmeridge ...

 

"The Moonstone"

(Wilkie Collins , La Pierre de lune, 1868),
Le récit tourne autour du vol mystérieux d'un diamant indien maudit, la pierre de lune, dans une demeure de la campagne anglaise. Collins recourt une nouvelle fois au procédé des narrateurs multiples pour tenter de dénouer l'affaire, rebondissements et fausses pistes, mais aussi faux suspects et policier chargé de l'enquête incompétent enrichissent un roman que T.S.Eliot porta aux nues.

 


"A House to Let", by Charles Dickens, published in 1858 ...

Compilé par Charles Dickens, et comprenant des chapitres par Elizabeth Gaskell, Wilkie Collins et Adelaide Anne Procter, A House to Let est un récit composite de mystère et d’intrigue situé au milieu des rues sombres de Londres victorienne. Conseillée par son médecin de changer de décor, la vieille Sophonisba s’installe à Londres. Immédiatement intriguée par une « maison à louer » à proximité, elle charge ses deux compagnons de guerre, Trottle et Jarber, de déterrer le secret derrière son apparente désertion. Rivaux jusqu’au bout, ils cherchent chacun à surpasser l’autre pour satisfaire la curiosité de leur maîtresse; cependant, ce n’est qu’après de faux départs répétés — et par le biais de récits élaborés d’hommes perdus en mer, d’artistes de cirque et de faux certificats de décès — qu’ils arrivent à la vérité...


Augustus Egg (1816-1863)
Né à Londres, Augustus Egg  fonde avec Charles Dickens la Guild of Literature and Art, une organisation philanthropique dont le but était de récolter des fonds pour les artistes et écrivains en difficulté. Membre de The Clique, un groupe d'artistes-peintres, il y rencontre Richard Dadd (1817-1886), peintre préraphaélite célèbre pour "The Fairy Fellers' Master-Stroke" qu'il peint entre 1855 et 1864 alors qu'il est interné, et William Powell Frith (1819-1909).

(Augustus Leopold Egg - 1858 - Self Portrait as a Distressed Poet - Hospitalfield Centre for Art & Culture,  Arbroath)

 

Dans son célèbre triptyque dickensien "Passé et Présent" (Past and Present, 1858), Egg décrit la décomposition d'une famille de classe moyenne à l'époque victorienne,  les deux scènes latérales montrant les conséquences de l'adultère dans une famille aisée figurant dans le panneau central.

 

 

Autre curiosité célèbre d'Augustus Egg , son tableau "Les Compagnons de voyage" (The Travelling Companions, 1862), qui représente deux voyageuses quasi identiques, sujet à d'innombrables interprétations...


William Powell Frith (1819-1909)
Reconnu comme comme le plus grand peintre britannique de la scène sociale depuis Hogarth et pourtant fortement critiqué par les préraphaélites, ses grandes toiles anecdotiques, souvent moralisatrices, lui obtinrent un succès populaire considérable : "The Derby Day" (1856-1858 - Tate Britain - London), "Eastham Ferry Boat" (1862, Williamson Art Gallery Museum  Liverpool), "Life at the Seaside" (1905, Russell-Cotes Art Gallery and Museum  - Bournemouth), "The Railway Station" (1862, Royal Holloway, University of London), "The Private View of the Royal Academy" (1881), "Noon - Regent Street" (1862), "Night -Haymarket" (1862), "The Salon d'Or, Homburg" (1871, Rhode Island School of Design Museum of Art) ...

(William Powell Frith - 1838 - Self-Portrait - National Portrait Gallery - London)

William Powell Frith - Life at the Seaside (1905, Russell-Cotes Art Gallery and Museum  - Bournemouth)


Anthony Trollope (1815-1882)

Trollope, né dans une famille ruinée par la spéculation, débute son existence comme petit employé au General Post Office de Londres (1834 à 1841) et devient l'un des romanciers les plus lus de l'époque victorienne, et sans doute l'un des écrivains qui sut en restituer son atmosphère très particulière. Cette entrée en littérature peut paraître assez surprenante. Il rompt en effet soudainement avec une existence relativement médiocre lorsqu'il s'installe en Irlande, à Clonmel, comté de Tipperary,  et épouse Rose Heseltine, en 1844 : le "bureau de poste" se meut en lieu d'émancipation le propulsant dans la vie sociale et la carrière littéraire. L'intuition finale se situerait en 1852 après une "méditation" passée dans la cathédrale de Salisbury.

Durant les douze années qui suivirent, Trollope produisit pas moins de six ouvrages, tous situés dans le comté imaginaire de Barsetshire et contant une société provinciale dans laquelle l'argent et le prestige social jouent un rôle déterminant : "The Warden" (1855), le premier de la série, dresse  le portrait saisissant d'un bedeau au service de vieilles personnes qui se voit accusé de tirer trop grand profit de sa besogne charitable; suivent "Barchester Towers" (1857), "Doctor Thorne" (1858),  "Framley Parsonage" (1861), "The Small House at Allington" (1864), "The Last Chronicle of Barset" (1867). Ici, l'aristocratie terrienne préserve pour quelque temps encore un ordre social menacé par l'influence de la ville. Trollope n'est pas, comme Dickens, le peintre de de la paupérisation de masse et de la crise sociale sous l'effet du développement industriel, mais celui des effets de la crise institutionnelle, normalisation et réformes, qu'entreprend alors la société victorienne, non sans indulgence.

Suivra l'une des séries de romans à succès écrite par Anthony Trollope :  "Pallier". Une série qui comprend 6 livres publiés entre 1865 et 1880, qui mettent en scène comme personnage principal Plantegenet Palliser, décrit par l'auteur comme un politicien et un aristocrate. Le premier livre de la série a été publié sous le titre "Can You Forgive Her ? (publié par Penguin Classics en 1865). Au début du livre, Alice Vavasor n'arrive pas à décider si elle doit épouser le gentleman intègre John Gray ou son cousin violent et ambitieux George. Au cours des événements qui suivent, elle finit par accepter et rejeter tour à tour l'un et l'autre, mais finalement ne se pardonnera pas d'avoir laissé passer une occasion en or, à deux reprises. Suivit "The Eustace Diamonds" (1873), qui débute par la description de la mort du mari de Lizzie Eustace, Sir Florian. L'auteur la décrit comme une belle femme. Après la mort de son mari, Lizzie découvre mystérieusement un collier de diamants très coûteux. Bien qu'elle affirme l'avoir reçu en cadeau, les avocats de la famille Eustache insistent pour qu'elle renonce au collier. Lizzie reçoit le soutien de son cousin Frank, mais son nouvel amant, Lord Fawn, déclare qu'il ne l'épousera que si elle lui remet le collier. Bientôt, le scandale et les ragots s'intensifient, car la véracité de Lizzie est remise en question. Désireuse de garder le collier de diamants pour elle, Lizzie Eustace est poussée à des actes désespérés. Dans ce roman, l'auteur Trollope a tenté de mêler cynisme et humour noir, marques de toutes les œuvres futures de l'auteur Trollope qui ont suivi au cours de sa carrière d'écrivain...

Suivent des romans "politiques" : "Can You Forgive Her?" (1864) , "Phineas Finn" (1869), "The Eustace Diamonds" (1873), "Phineas Redux" (1874), "The Prime Minister" (1876) qui, tout en acceptant les valeurs de la société qu'il décrit, donnent un tableau saisssant de cette haute bourgeoisie du XIXe siècle qui aspire au pouvoir. Dans ses derniers romans, "He Knew He Was Right" (1869), "The Way We Live Now" (1875), "M. Scarborough's Family" (1883), le réalisme de Trollope se fait satire. 

A la fin de sa vie, il aura écrit quarante-sept romans et des douzaines de nouvelles et entraîné ses lecteurs de livre en livre, à la différence, par exemple, de Georg Eliot qui ne s'impose que et pour un seul ouvrage, "Middlemarch". Pourtant Henry James sera de ceux qui relativiseront la qualité littéraire de son oeuvre : "son grand, son incontestable mérite, c'est une totale compréhension du routinier" et les personnages de  Trollope, quelque soit leur position sociale, sont obsédés par des actions insignifiantes, de minuscules différends, des intrigues sans fin.

 

Selected Short Stories by Anthony Trollope

Populaire et prolifique, Anthony Trollope a écrit 47 romans ainsi que des dizaines de nouvelles qui donnent un aperçu fascinant de la vie, du comportement et de la morale à l'époque victorienne. Observateur attentif des gens et des lieux, Trollope a créé des descriptions réalistes et non sentimentales de la vie quotidienne qui offrent un divertissement durable ainsi que des reflets vivants des attitudes de son époque. Ces six histoires ont été publiées à l'origine dans des périodiques, et Trollope s'est peut-être inspiré de son expérience d'éditeur pour écrire "Mary Gresley", qui raconte l'histoire d'une jeune femme aux ambitions littéraires, et "The Spotted Dog", qui relate les tentatives d'un érudit épuisé pour travailler en paix. Les histoires de Noël comprennent "The Mistletoe Bough", une histoire de fiançailles rompues, et "Not If I Know It", qui relate une dispute familiale. Les fréquentations et les distinctions de classe sont traitées avec humour dans "The Parson's Daughter of Oxney Colne", dans lequel un prétendant aisé reçoit son châtiment, et "The Two Heroines of Plumplington", une histoire d'amour contrariée par le snobisme des parents....

 

"The Warden" (Anthony Trollope, Le Pasteur, 1855)

Premier succès littéraire de Trollope, The Warden est le premier ouvrage d'une série de six livres se déroulant dans le comté fictif du Barsetshire et connus sous le nom de Barsetshire novels. Le révérend Septimus Harding, directeur consciencieux d'une maison de retraite caritative pour hommes, démissionne après avoir été accusé de tirer trop de profit de sa sinécure. Trollope poursuit l'histoire de Harding dans "Barchester Towers" (1857).

 


"Barchester Towers" (Anthony Trollope, Les Tours de Barchester, 1857)

Les Tours de Barchester, le plus populaire des romans de Trollope, appartient au cycle des Chroniques de Barsetshire, qui décrit la vie d'un comté anglais vers 1850. Pour résumer brièvement un livre fertile en intrigues et en rebondissements, disons qu'il s'agit de la lutte qui, à Barchester, oppose l'épouse du nouvel évêque, l'énergique Mrs Proudie, à son chapelain, le cauteleux Mr Slope - chacun essayant d'imposer son candidat au poste de directeur de l'hospice de Hiram. Tempête dans une tasse de thé? Non, car l'Eglise anglicane occupe une place prépondérante dans la vie de l'Anglais victorien, et ses conflits, dont les implications sont autant économiques que politiques, se répercutent du haut en bas de l'échelle sociale. Ce qui distingue Trollope des deux autres grands romanciers victoriens, Dickens et Thackeray, c'est qu'il décrit son époque avec une richesse de détails qui fait de toute son oeuvre une inépuisable mine de renseignements pour historiens et sociologues. Mais, bien sûr, Trollope n'a pas voulu que décrire. Armé d'une ironie qui n'a pas d'équivalent à son époque, d'une érudition qui lui permet métaphores et sous-entendus d'un comique frisant parfois le vaudeville, il brocarde sans ménagement la corruption, l'hypocrisie et le conservatisme qui minent alors l'Eglise d'Angleterre - et toute la société anglaise, refermée comme une huître après les élans (et les excès?) de la période romantique...

 

CHAPTER I - Who Will Be the New Bishop?

"In the latter days of July in the year 185--, a most important question was for ten days hourly asked in the cathedral city of Barchester, and answered every hour in various ways--Who was to be the new bishop?

The death of old Dr. Grantly, who had for many years filled that chair with meek authority, took place exactly as the ministry of Lord - was going to give place to that of Lord -. The illness of the good old man was long and lingering, and it became at last a matter of intense interest to those concerned whether the new appointment should be made by a conservative or liberal government. 

It was pretty well understood that the outgoing premier had made his selection and that if the question rested with him, the mitre would descend on the head of Archdeacon Grantly, the old bishop's son. The archdeacon had long managed the affairs of the diocese, and for some months previous to the demise of his father rumour had confidently assigned to him the reversion of his father's honours.

Bishop Grantly died as he had lived, peaceably, slowly, without pain and without excitement. The breath ebbed from him almost imperceptibly, and for a month before his death it was a question whether he were alive or dead.

 

Mgr Grantly mourut comme il avait vécu, paisiblement, lentement, sans douleur et sans excitation. Le souffle s’écoula de lui presque imperceptiblement, et pendant un mois avant sa mort, il s’agissait de savoir s’il était vivant ou mort.

 

A trying time was this for the archdeacon, for whom was designed the reversion of his father's see by those who then had the giving away of episcopal thrones. I would not be understood to say that the prime minister had in so many words promised the bishopric to Dr. Grantly. He was too discreet a man for that. There is a proverb with reference to the killing of cats, and those who know anything either of high or low government places will be well aware that a promise may be made without positive words and that an expectant may

be put into the highest state of encouragement, though the great man on whose breath he hangs may have done no more than whisper that "Mr. So-and-So is certainly a rising man."

Such a whisper had been made, and was known by those who heard it to signify that the cures of the diocese of Barchester should not be taken out of the hands of the archdeacon. The then prime minister was all in all at Oxford, and had lately passed a night at the house of the Master of Lazarus. Now the Master of Lazarus--which is, by the by, in many respects the most comfortable as well as the richest college at Oxford--was the archdeacon's most intimate friend and most trusted counsellor. On the occasion of the prime minister's visit, Dr. Grantly was of course present, and the meeting was very gracious.

On the following morning Dr. Gwynne, the master, told the archdeacon that in his opinion the thing was settled...."

 

"Doctor Thorne" (Anthony Trollope, Le docteur Thorne, 1858)

"Le Docteur Thorne, qui a valu à Anthony Trollope son plus grand succès, constitue l’une des premières apparitions dans le roman anglais du personnage du médecin, appelé à un bel avenir littéraire. Les rapports entre le mariage et l’argent, dans une société inégalitaire mais mobile, sont au cœur d’une intrigue attachante. Le docteur Thorne, célibataire endurci, a recueilli chez lui sa nièce Mary, orpheline, qui est devenue une belle jeune fille. Il souffre de la voir mise à l’écart par la bonne société du village, du fait qu’elle soit de naissance obscure et sans fortune. Elle ne saurait épouser celui qu’elle aime, Frank Gresham, un jeune héritier désargenté qui l’aime également, mais dont le devoir est d’épouser « une fortune » pour sauver le domaine familial hypothéqué. 

Trollope nous offre ici un magnifique roman d’amour, qui se distingue, comme toujours, par la richesse psychologique de ses personnages, l’intérêt de son étude de mœurs et son inspiration aimablement satirique." 

 

"The Small House at Allington" (1864) 

The Small House at Allington, roman d'Anthony Trollope, publié en série dans The Cornhill Magazine de septembre 1862 à avril 1864 et en deux volumes en 1864, est le cinquième de ses six romans sur le Barsetshire. Trollope était fier de l'ampleur et des détails avec lesquels il imaginait la géographie, l'histoire et la structure sociale de son comté fictif. Néanmoins, les personnages l'intéressaient plus que les descriptions, et de nombreux personnages apparaissent dans plus d'un roman du Barsetshire. Le révérend Septimus Harding, dont le dilemme moral est au cœur de The Warden (1855), réapparaît au milieu des querelles ecclésiastiques de Barchester Towers (1857). Le gentil personnage principal du Docteur Thorne (1858), dont la fille adoptive trouve un mari dans le roman, épouse lui-même une riche héritière spécialisée dans les médicaments brevetés dans Framley Parsonage (1861), un roman largement consacré aux déboires financiers du jeune vicaire Mark Robarts. De nombreux personnages des romans précédents, dont Lily Dale, dont les fiançailles rompues constituent l'histoire principale de The Small House at Allington (1864), réapparaissent dans The Last Chronicle of Barset (1867). Sur ses 47 romans, Trollope considérera "The Last Chronicle" comme son meilleur...

 

There are two houses at Allington. The Great House is the residence of Squire Christopher Dale, an unmarried, plain, seemingly dour man whose ancestors were squires at Allington for generations. In the Small House nearby lives his sister-in-law, Mrs. Dale, and her two daughters, Bell and Lily. Mrs. Dale is the widow of the squire’s youngest brother, who died young and left his family in modest circumstances. When the squire offered his brother’s widow the Small House rent free, she immediately accepted his offer, not so much for her own sake as for that of her daughters. The Dales are not the chief family of the neighborhood. Near the town of Guestwick stands Guestwick Manor, the home of Lord de Guest and his sister, Lady Julia. Although not intimate, the families have a tie by marriage. Years before, another of the squire’s brothers, Colonel Orlando Dale, eloped with the earl’s sister, Lady Fanny. The colonel did not make a career for himself and now lives with his wife in semiretirement at Torquay. Bernard Dale, their only son and a captain in the Engineers, is the squire’s heir. Mrs. Dale is a woman whose pride is as great as her means are small, and her brother-in-law’s gruff manners did little to retain cordial relations between them during her ten years in the Small House. The uncle is kind to his nieces in his rather ungracious manner, however, so that they enjoy the social advantages if not the income of wealth. Bell is her uncle’s favorite. It is his secret wish that she become Bernard’s wife and thus mistress of the Great House. At one time, Mrs. Dale believed that Dr. Crofts, the Guestwick physician, would declare himself; but he did not speak, and now there seems little likelihood of that becoming a match.

 

Il y a deux maisons à Allington. La Grande Maison est la résidence du Squire Christopher Dale, un homme célibataire, ordinaire et apparemment maussade, dont les ancêtres ont été squires à Allington pendant des générations. Sa belle-sœur, Mme Dale, et ses deux filles, Bell et Lily, vivent dans la petite maison voisine. Mme Dale est la veuve du plus jeune frère du châtelain, qui est mort jeune et a laissé sa famille dans une situation modeste. Lorsque le châtelain a proposé à la veuve de son frère de louer gratuitement la Petite Maison, elle a immédiatement accepté son offre, non pas tant dans son propre intérêt que dans celui de ses filles. Les Dales ne sont pas la principale famille du voisinage. Près de la ville de Guestwick se dresse le manoir de Guestwick, résidence de Lord de Guest et de sa sœur, Lady Julia. Bien qu'elles ne soient pas intimes, les deux familles sont liées par le mariage. Des années auparavant, un autre frère du squire, le colonel Orlando Dale, s'est enfui avec la sœur du comte, Lady Fanny. Le colonel n'a pas fait carrière et vit aujourd'hui avec sa femme en semi-retraite à Torquay. Bernard Dale, leur fils unique et capitaine dans le génie, est l'héritier du châtelain. Mme Dale est une femme dont l'orgueil est aussi grand que ses moyens sont petits, et les manières bourrues de son beau-frère n'ont guère contribué à maintenir des relations cordiales entre eux pendant les dix années qu'elle a passées dans la Petite Maison. Cependant, l'oncle est gentil avec ses nièces, même s'il n'est pas très gracieux, de sorte qu'elles jouissent des avantages sociaux, à défaut des revenus de la richesse. Bell est la préférée de son oncle. Il souhaite secrètement qu'elle devienne l'épouse de Bernard et donc la maîtresse de la Grande Maison. Il fut un temps où Mrs. Dale pensait que le Dr. Crofts, le médecin de Guestwick, se déclarerait ; mais il n'a pas parlé, et il y a maintenant peu de chances que cela devienne un mariage.

Un été, Bernard vient rendre visite à son oncle, emmenant avec lui son ami Adolphus Crosbie, un homme beau et agréable qui est commis principal au Bureau du Comité général à Whitehall. Crosbie fait d'abord la plus forte impression sur Bell, et Lily aime taquiner sa sœur en l'appelant "swell" parce qu'il est reçu dans les salons des comtesses et des ministres. Crosbie lui-même est attiré par Lily. Lorsque le châtelain, plus aimable que d'habitude avec l'ami de son neveu, l'invite à revenir en septembre pour le tir, Crosbie accepte volontiers l'invitation.

Lily a un autre prétendant en la personne du jeune John Eames of Guestwick, employé au bureau de l'impôt sur le revenu à Londres. Bien qu'il soit éperdument amoureux de Lily depuis son enfance, son maigre revenu de cent livres par an ne lui permet pas d'envisager un mariage dans l'immédiat. Eames est maladroit, insensible et susceptible. Tout en professant son adoration pour Lily, il se lie, contre son gré, à Amelia Roper, la fille intrigante de Mme Lupex, sa logeuse londonienne.

Crosbie retourne à Allington en septembre ; très vite, les ragots du voisinage se confirment - un mariage est arrangé entre Lily et Crosbie. C'est cette nouvelle qui accueille Eames lorsqu'il arrive à Guestwick pour rendre visite à sa mère en octobre. Les lettres mi-languissantes, mi-menaçantes qu'il reçoit d'Amelia pendant son séjour le rendent encore plus malheureux. Les fiançailles de Lily rendent Squire Dale plus anxieux que jamais de voir ses propres projets se réaliser pour Bernard et Bell. Encouragé par son oncle, le jeune officier fait sa demande, mais en des termes si peu convaincants que Bell la refuse immédiatement. Même l'indemnité de huit cents livres par an promise par le châtelain ne la fait pas changer d'avis.

Crosbie a fait son choix, et il espère que le châtelain fera un arrangement financier pour Lily, mais lorsqu'il aborde la question, le châtelain déclare qu'il ne se sent pas obligé d'assurer l'avenir de sa nièce. Crosbie est déçu, mais il se console en se disant qu'il se marie par amour et non pour progresser dans le monde. Les choses en sont là lorsqu'il reçoit de la comtesse de Courcy une invitation à participer à une fête au château de Courcy avant de retourner à Londres.

Les de Courcy organisent des réceptions somptueuses. L'une des invitées est Lady Julia de Guest, une fouineuse bien intentionnée qui répand la nouvelle des fiançailles de Crosbie. La comtesse, qui a l'habitude de fiancer ses filles et de voir ensuite leurs fiançailles rompues, affirme que l'idylle de Crosbie à Allington ne débouchera probablement sur rien. Elle a raison, car sa campagne visant à obtenir le poste de commis pour sa propre fille cadette, Lady Alexandrina, est couronnée de succès. Bien avant la fin de sa visite, Crosbie fait une demande en mariage qui est acceptée. Il est vrai qu'il ne se déclare pas à Lady Alexandrina sans de sérieux remords de conscience ; après tout, la fille d'un comte offrira une meilleure position dans la vie londonienne à la mode que la nièce sans le sou d'un écuyer de campagne. En apprenant ce qui s'est passé, Lady Julia le dénonce comme un fourbe et un misérable. Crosbie reconnaît dans son mépris la voix de l'opinion publique ; il aimerait pouvoir effacer sa visite au château de Courcy....

 

La Dernière Chronique de Barset

(Anthony Trollope, Last Chronicle of Barset, 1867)

"I regard this as the best novel I have written ... there is a true savour of English life all through the book" - Rédigés entre 1855 et 1867, les six romans de "Barchester" reflètent la fascination de Trollope pour la quotidien de la vie provinciale de l'Angleterre victorienne, l'Eglise, le mariage, la politique, "La Dernière Chronique" étant jugé le roman le plus représentatif du cycle. On y retrouve Josiah Crawley, le pasteur asocial condamné à tort et humilié pour un vol qu'il n'a pas commis, et Lily Dale, qui s'accroche au souvenir de l'homme qui l'a abandonnée le jour de son mariage...

Au début du livre, le révérend est accusé d'avoir volé un chèque, mais après de nombreux rebondissements, il s'avère qu'il est totalement innocent. Noble d'esprit, religieux, se délectant avec arrogance de sa pauvreté, Josiah Crawley était en partie basé sur le propre père de l'auteur. Pour ce dernier récit, Trollope fait appel à certains de ses personnages les plus appréciés : Johnny Eames tente en vain de faire la cour à Lily Dale ; Mrs Proudie se heurte à Mr Crawley et au Dr Tempest ; le Major Henry Grantly, rencontré pour la première fois dans "The Warden" et "Barchester Towers", tombe amoureux de Grace Crawley contre la volonté de l'archidiacre, bien que le père et le fils se réconcilient dans les derniers chapitres. L'un de ses personnages les plus célèbres, et des plus attaqués par la critique, Mrs Proudie, est découverte, morte, par Mr Thimble, debout, un bras serré autour du montant du lit, les yeux grands ouverts : un véritable tour de force...

 

Phinéas Finn (Anthony Trollope, Phineas Finn, the Irish Member, 1869)
Tout comme son héros irlandais, Anthony Troloppe eut des ambitions politiques, qu'il ne put satisfaire. Il écrit alors le cycle dit "Palliser" qui analyse la vie et les amours des ministres et de leurs familles, les intrigues des parlementaires et des politiciens, contexte dans lequel l'émotif Phinas Finn va tenter de faire progresser sa carrière. L'ouvrage n'est pas un manuel de philosophie politique mais entend se livrer à une analyse des mécanismes psychologiques mis en oeuvre dans un monde politique semé d'embûches et dévastant toute vie privée.

 

"The Way We Live Now" (Anthony Trollope, Quelle époque !, 1875)
"Dans cet ample roman victorien aux ramifications multiples, le centre de gravité est occupé par Augustus Melmotte, un financier véreux qui lance une vaste opération spéculative en Angleterre et en Amérique pour prendre au piège les investisseurs naïfs. Le procédé qu’il met en œuvre à Londres dans les années 1870 préfigure curieusement certaines affaires du vingt et unième siècle. Melmotte n’est pas le seul à tricher. Les jeunes gens de bonne famille désargentés n’hésitent pas à payer leurs dettes de jeu en monnaie de singe et à faire la cour à de riches héritières dans le seul but de reconstituer leur fortune. On triche aussi dans le monde littéraire, où une romancière sans talent veut s’assurer les bonnes grâces des critiques pour faire vendre ses livres. On triche enfin dans le monde du journalisme et de la politique. Quelle époque ! La Grande-Bretagne avait atteint « le sommet de sa puissance économique et financière » et alors que Trollope rentrait d’un long séjour dans les colonies - il avait passé dix-huit mois en Australie et en Nouvelle-Zélande -, il eut l’impression que son pays adorait le veau d’or : d'où cette féroce dénonciation de la corruption de ses contemporains . Un roman satirique que connaisseurs et spécialistes saluent comme son chef-d’œuvre ...

 

CHAPTER II. THE CARBURY FAMILY.

"Something of herself and condition Lady Carbury has told the reader in the letters given in the former chapter, but more must be added. She has declared she had been cruelly slandered; but she has also shown that she was not a woman whose words about herself could be taken with much confidence. If the reader does not understand so much from her letters to the three editors they have been written in vain. She has been made to say that her object in work was to provide for the need of her children, and that with that noble purpose before her she was struggling to make for herself a career in literature. Detestably false as had been her letters to the editors, absolutely and abominably foul as was the entire system by which she was endeavouring to achieve success, far away from honour and honesty as she had been carried by her ready subserviency to the dirty things among which she had lately fallen, nevertheless her statements about herself were substantially true. She had been ill-treated. She had been slandered. She was true to her children,—especially devoted to one of them,—and was ready to work her nails off if by doing so she could advance their interests.

 

"Lady Carbury a dejà appris au lecteur quelque chose sur elle-même et sa situation dans les lettres citées dans le précédent chapitre, mais il faut en dire plus. Elle a déclaré qu'elle avait été cruellement calomniée; mais elle a aussi montré qu'elle n'était pas une femme dont on

pouvait prendre très au sérieux ce qu'elle disait d'elle-même. Si le lecteur ne l'a pas compris en lisant ses lettres aux trois rédacteurs en chef, elles n'auront servi à rien. Elle a été amenée à dire que son objectif, en travaillant, était de subvenir aux besoins de ses enfants et que, dans ce noble but, elle faisait beaucoup d'efforts pour réussir dans la carrière littéraire. Même si ses lettres aux rédacteurs en chef étaient d'une fausseté détestable, même si tout le système par lequel elle s'efforçait d'obtenir le succès était absolument et abominablement répugnant, même si elle s'était éloignée de l'honneur et de l'honnêteté par sa soumission aux pratiques abiectes auxquelles elle s'était abaissée récemment, ses déclarations sur son compte, toutefois, étaient en grande partie vraies. On l'avait mal traitée. On l'avait calomniée. Elle était dévouée à ses enfants - particulièrement attachée à l'un d'eux - et elle était prête à s'user au travail si elle pouvait ainsi favoriser leurs intérêts..

 

Elle était la veuve d'un certain Sir Patrick Carbury qui, plusieurs années auparavant, avait accompli des exploits militaires aux Indes et qui, à la suite de cela, avait été fait baronnet. Il avait, à un âge avancé, épousé une jeune femme, et s'étant aperçu, mais trop tard, qu'il avait

fait une erreur, il s'était mis tantôt à gâter sa bien-aimée, tantôt à la malmener. Mais copieusement dans les deux cas. Parmi les torts de Lady Carbury, il n'y avait jamais eu ne serait-ce que l'ébauche d'une infidélité à son mari, même dans ses sentiments. Lorsque cette jeune fille de dix-huit ans, sans le sou et absolument charmante, avait consenti à épouser un homme de quarante-quatre ans qui disposait d'un revenu important, elle s'était résignée à abandonner tout espoir de vivre cette sorte d'amour que décrivent les poètes et que les jeunes, généralement, brûlent de connaître. 

 

She was the widow of one Sir Patrick Carbury, who many years since had done great things as a soldier in India, and had been thereupon created a baronet. He had married a young wife late in life and, having found out when too late that he had made a mistake, had occasionally spoilt his darling and occasionally ill used her. In doing each he had done it abundantly. Among Lady Carbury's faults had never been that of even incipient,—not even of sentimental infidelity to her husband. When as a very lovely and penniless girl of eighteen she had consented to marry a man of forty-four who had the spending of a large income, she had made up her mind to abandon all hope of that sort of love which poets describe and which young people generally desire to experience. Sir Patrick at the time of his marriage was red-faced, stout, bald, very choleric, generous in money, suspicious in temper, and intelligent. He knew how to govern men. He could read and understand a book. There was nothing mean about him. He had his attractive qualities. He was a man who might be loved;—but he was hardly a man for love. The young Lady Carbury had understood her position and had determined to do her duty. She had resolved before she went to the altar that she would never allow herself to flirt and she had never flirted. For fifteen years things had gone tolerably well with her,—by which it is intended that the reader should understand that they had so gone that she had been able to tolerate them.

 

À l'époque de son mariage, Sir Patrick avait le visage rougeaud, il était corpulent, chauve, très coléreux, généreux avec l'argent, soupçonneux par tempérament et intelligent. Il savait commander les hommes. Il était capable de lire et de comprendre un livre. Il n'y avait rien de mesquin en lui. Il avait des qualités engageantes. C'était un homme qui pouvait être aimé - mais il n'était pas du tout fait pour aimer. La jeune Lady Carbury avait bien compris sa situation et elle était décidée à faire son devoir. Elle avait pris la résolution, avant d'aller à l'autel, de ne jamais se permettre de flirter, et elle n'avait jamais flirté. Pendant quinze ans, les choses avaient été tolérables pour elle - par là, le lecteur est invité à comprendre qu'elles s'étaient passées de telle façon qu'elle avait pu les tolérer.

 

 They had been home in England for three or four years, and then Sir Patrick had returned with some new and higher appointment. For fifteen years, though he had been passionate, imperious, and often cruel, he had never been jealous. A boy and a girl had been born to them, to whom both father and mother had been over indulgent;—but the mother, according to her lights, had endeavoured to do her duty by them. But from the commencement of her life she had been educated in deceit, and her married life had seemed to make the practice of deceit necessary to her. Her mother had run away from her father, and she had been tossed to and fro between this and that protector, sometimes being in danger of wanting any one to care for her, till she had been made sharp, incredulous, and untrustworthy by the difficulties of her position. But she was clever, and had picked up an education and good manners amidst the difficulties of her childhood,—and had been beautiful to look at. To marry and have the command of money, to do her duty correctly, to live in a big house and be respected, had been her ambition,—and during the first fifteen years of her married life she was successful amidst great difficulties. She would smile within five minutes of violent ill-usage. Her husband would even strike her,—and the first effort of her mind would be given to conceal the fact from all the world. In latter years he drank too much, and she struggled hard first to prevent the evil, and then to prevent and to hide the ill effects of the evil. But in doing all this she schemed, and lied, and lived a life of manœuvres. Then, at last, when she felt that she was no longer quite a young woman, she allowed herself to attempt to form friendships for herself, and among her friends was one of the other sex. 

 

Ils avaient vécu chez eux en Angleterre pendant trois ou quatre ans, puis Sir Patrick était reparti avec un nouveau commandement et un grade supérieur. Pendant quinze ans, même s'il s'était montré irascible, dictatorial et souvent cruel, il n'avait jamais été jaloux. Ils avaient

eu un fils et une fille, envers lesquels le père comme la mère avaient fait preuve d'une trop grande indulgence - toutefois la mère s'était efforcée d°accomplir son devoir à leur égard, selon ses propres lumières. Mais dès sa plus tendre enfance, elle avait été formée au mensonge, et sa vie conjugale lui avait semblé rendre nécessaire la pratique du mensonge. Sa mère avait quitté son père, et elle-même avait été ballottée de-ci de-là entre tel et tel protecteur, et parfois elle avait failli n'avoir personne pour s'occuper d'elle, tant et si bien que les difficultés de sa situation l'avaient rendue rusée, incrédule et déloyale. Mais elle était intelligente, et malgré les difficultés de son enfance, elle avait réussi à glaner une éducation et des bonnes manières - et elle était jolie à voir. Elle avait eu pour ambition de se marier, de disposer d'argent, de faire son devoir correctement, d'habiter dans une grande maison et d'être respectée - et pendant les quinze premières années de sa vie conjugale, elle y était parvenue malgré de grandes difficultés. Elle retrouvait le sourire cinq minutes après avoir été violemment malmenée. Son mari allait jusqu'à la frapper - et elle mettait alors toutes les ressources de son esprit à dissimuler cela au monde. Les dernières années, il buvait trop, et elle faisait de gros efforts, d'abord pour empêcher le mal, puis pour empêcher et dissimuler les conséquences fâcheuses du mal. Mais dans tout cela, elle rusait, elle mentait, elle vivait une vie de stratagèmes. Puis, à la longue, quand elle eut l'impression de ne plus être tout à fait une jeune femme, elle se permit d'essayer de se faire des amis, et parmi ses amis, il y en avait un du sexe opposé. 

 

If fidelity in a wife be compatible with such friendship, if the married state does not exact from a woman the necessity of debarring herself from all friendly intercourse with any man except her lord, Lady Carbury was not faithless. But Sir Carbury became jealous, spoke words which even she could not endure, did things which drove even her beyond the calculations of her prudence,—and she left him. But even this she did in so guarded a way that, as to every step she took, she could prove her innocence. Her life at that period is of little moment to our story, except that it is essential that the reader should know in what she had been slandered. For a month or two all hard words had been said against her by her husband's friends, and even by Sir Patrick himself. But gradually the truth was known, and after a year's separation they came again together and she remained the mistress of his house till he died. She brought him home to England, but during the short period left to him of life in his old country he had been a worn-out, dying invalid. But the scandal of her great misfortune had followed her, and some people were never tired of reminding others that in the course of her married life Lady Carbury had run away from her husband, and had been taken back again by the kind-hearted old gentleman.

 

Si la fidélité chez une épouse peut être compatible avec une telle amitié, si le fait d'être mariée n'exige pas d'une femme qu'elle s'interdise nécessairement tout commerce amical avec un autre homme que son seigneur et maître, alors Lady Carbury n'était pas infidèle. Mais Sir Patrick Carbury, devenu jaloux, prononça des paroles que même elle ne put supporter, il commit des actes qui la poussèrent, même elle, au-delà de ce que sa prudence pouvait calculer... et elle le quitta. Mais, même cela, elle le fit avec une telle retenue que, dans toutes les décisions qu'elle prit, elle était capable de prouver son innocence. Sa vie à cette époque n'a pas beaucoup d'importance pour notre histoire, sinon qu'il est essentiel que le lecteur sache de quelle façon elle avait été calomniée. Pendant un mois ou deux, tous les commentaires impitoyables sur sa conduite avaient été faits par les amis de son mari et même par Sir Patrick lui-même. Mais peu à peu, on connut la vérité, et après une séparation d'une année, ils se rapprochèrent de nouveau, et elle revint jouer son rôle de maîtresse de maison jusqu'à la mort de son mari. Elle le ramena en Angleterre, mais pendant la courte période qui lui restait à vivre dans son pays d'origine, ce fut un grand malade, épuisé, mourant. Cependant, tous les ragots sur son grand malheur la poursuivirent et certaines personnes ne se lassaient pas de rappeler aux autres qu'au cours de sa vie conjugale, Lady Carbury avait quitté son mari, et que ce vieux monsieur généreux avait accepté de la reprendre.

 

Sir Patrick had left behind him a moderate fortune, though by no means great wealth. To his son, who was now Sir Felix Carbury, he had left £1,000 a year; and to his widow as much, with a provision that after her death the latter sum should be divided between his son and daughter. It therefore came to pass that the young man, who had already entered the army when his father died, and upon whom devolved no necessity of keeping a house, and who in fact not unfrequently lived in his mother's house, had an income equal to that with which his mother and his sister were obliged to maintain a roof over their head. Now Lady Carbury, when she was released from her thraldom at the age of forty, had no idea at all of passing her future life amidst the ordinary penances of widowhood. She had hitherto endeavoured to do her duty, knowing that in accepting her position she was bound to take the good and the bad together. She had certainly encountered hitherto much that was bad. To be scolded, watched, beaten, and sworn at by a choleric old man till she was at last driven out of her house by the violence of his ill-usage; to be taken back as a favour with the assurance that her name would for the remainder of her life be unjustly tarnished; to have her flight constantly thrown in her face; and then at last to become for a year or two the nurse of a dying debauchee, was a high price to pay for such good things as she had hitherto enjoyed. 

 

Sir Patrick avait laissé à sa mort un héritage raisonnable, mais en aucune façon une grande fortune. À son fils, qui était désormais devenu Sir Felix Carbury, il avait laissé une rente de mille livres par an; et autant à sa veuve, en stipulant que lorsqu'elle mourrait, cette dernière somme serait divisée entre son fils et sa fille. Et c'est ainsi que ce jeune homme, qui était déjà entré dans l'armée à la mort de son père, qui n'était nullement obligé d'avoir une maison et qui en fait vivait souvent chez sa mère, disposait d'un revenu égal à celui avec lequel sa mère et sa sœur étaient obligées d'entretenir un toit au-dessus de leur tête. Or, lorsqu'elle fut libérée de sa servitude à l'âge de quarante ans, Lady Carbury ne se voyait pas du tout passer sa vie future dans les pénitences habituelles du veuvage. Jusque-là, elle s'était efforcée de faire son devoir, en sachant qu'en acceptant sa situation, elle devait prendre ensemble le bien et le mal. Incontestablement, elle avait rencontré jusque-là une bonne part de mal. Être l'objet des réprimandes, des surveillances, des coups et des injures d'un vieil homme coléreux au point d'être finalement chassée de sa maison par la violence de ses mauvais traitements; être reprise comme par faveur, avec l'assurance que son nom serait injustement flétri pour le restant de ses jours; se voir constamment jeter à la figure sa fuite; puis, pour finir, devenir pendant un an ou deux l'infirmière d'un débauché mourant, c'était payer bien cher les bonnes choses dont elle avait profité jusque-là. 

 

Now at length had come to her a period of relaxation—her reward, her freedom, her chance of happiness. She thought much about herself, and resolved on one or two things. The time for love had gone by, and she would have nothing to do with it. Nor would she marry again for convenience. But she would have friends,—real friends; friends who could help her,—and whom possibly she might help. She would, too, make some career for herself, so that life might not be without an interest to her. She would live in London, and would become somebody at any rate in some circle. Accident at first rather than choice had thrown her among literary people, but that accident had, during the last two years, been supported and corroborated by the desire which had fallen upon her of earning money. She had known from the first that economy would be necessary to her,—not chiefly or perhaps not at all from a feeling that she and her daughter could not live comfortably together on a thousand a year,—but on behalf of her son. She wanted no luxury but a house so placed that people might conceive of her that she lived in a proper part of the town. Of her daughter's prudence she was as well convinced as of her own. She could trust Henrietta in everything. But her son, Sir Felix, was not very trustworthy. And yet Sir Felix was the darling of her heart.

 

Voilà qu'enfin était venue pour elle une période de détente - sa récompense, sa liberté, ses chances de connaître le bonheur. Elle réfléchit beaucoup sur elle-même, et prit une ou deux décisions. Le temps de l'amour était passé, et elle ne voulait plus en entendre parler. Elle

n'était pas prête, non plus, à faire de nouveau un mariage de convenance. Mais elle voulait avoir des amis, de vrais amis; des amis qui pourraient l'aider, et qu'elle aussi pourrait aider peut-être. Elle voulait aussi faire une carrière personnelle, pour rendre sa vie intéressante.

Elle voulait vivre à Londres et devenir quelqu'un, du moins dans un certain cercle. Au début, ce fut par hasard plutôt que par choix qu'elle se retrouva au milieu de personnalités des lettres, mais au cours des deux dernières années, ce hasard avait été aidé et soutenu par le désir de gagner de l'argent qui s'était emparé d'elle. Dès le départ, elle savait qu'elle devrait nécessairement faire des économies - pas essentiellement, ou peut-être pas du tout parce qu'elle avait l'impression que sa fille et elle ne pouvaient pas vivre ensemble confortablement avec mille livres par an, mais à cause de son fils. Elle n'avait besoin d'aucun luxe, mais d'une maison dont l'emplacement donnerait à penser aux gens qu'elle habitait un quartier convenable de la ville. Elle ne doutait pas plus de la prudence de sa fille que de la sienne. Elle pouvait faire confiance à Henrietta en tout point. Mais son fils, Sir Felix, n'était pas vraiment digne de confiance. Et pourtant, Sir Felix était le chéri de son cœur.

 

 

À l'époque où elle avait écrit les trois lettres, où notre histoire est censée commencer, elle était particulièrement à court d'argent. Sir Felix avait alors vingt-cinq ans, il avait servi pendant quatre ans dans un régiment à la mode, il avait déjà vendu sa charge d'officier et, autant avouer la vérité tout de suite, il avait entièrement dilapidé le bien que son père lui avait légué. Voilà ce que savait sa mère - qui savait, par conséquent, qu'avec ses ressources limitées, elle devait faire vivre non seulement sa fille et elle-même, mais aussi le baronnet. Ce qu'elle ne connaissait pas, en revanche, c'était le montant des dettes du baronnet - lui non plus d'ailleurs, ni personne d'autre. Un baronnet disposant d'une charge chez les Gardes et réputé avoir hérité une fortune de son père peut s'endetter pour des sommes considérables; et Sir Felix avait pleinement profité de tous ses privilèges. C'était, à tous égards, un mauvais sujet. Il était devenu un fardeau si pesant pour sa mère - mais aussi pour sa sœur - que leur vie n'était faite que d'embarras pécuniaires imparables. Mais aucune des deux ne s'était fâchée un instant avec lui. Henrietta avait appris, en voyant la conduite de son père mais aussi de sa mère, que l'on pouvait pardonner tous les vices chez un homme et chez un fils, alors qu'on s'attendait à toutes les vertus chez une femme, et surtout chez une fille. La vie lui avait enseigné cette leçon si tôt qu'elle l'avait retenue sans éprouver de sentiment d'injustice. Elle déplorait l'inconduite de son frère dans la mesure où cela lui faisait du tort à lui, mais elle la lui pardonnait complètement dans la mesure où cela lui faisait du tort à elle-même. Il lui paraissait naturel de subordonner à ce frère tout ce qui l'intéressait dans sa propre vie : et quand elle découvrit qu'il fallait renoncer à ses menus plaisirs et rogner sur ses modestes dépenses, parce que lui, après avoir dilapidé tout son bien, dilapidait désormais celui de sa mère, elle ne se plaignit jamais. On avait appris à Henrietta à considérer que les hommes appartenant au rang social qui était le sien par sa naissance dilapidaient toujours tout.

 

La façon de penser de la mère était moins noble - ou peut-être serait-il plus exact de dire, plus blâmable. Ce garçon, qui était beau comme un astre, avait toujours été son point de mire, l'unique objet sur lequel son cœur s'était fixé. Même lorsqu'il avait donné libre cours à ses folies, elle s'était rarement risquée à lui dire un mot pour l'arrêter sur le chemin menant à la ruine. Elle l'avait gâté en toutes choses quand il était petit, et elle continuait de le gâter en toutes choses maintenant qu'il était un homme. Elle était presque fière de ses vices et avait pris plaisir à entendre parler de comportements qui, s'ils n'avaient rien de vicieux en eux-mêmes, avaient été ruineux par leur coût extravagant. Elle s'était montrée si indulgente à son égard que, même en sa présence, il n'avait jamais honte de son propre égoïsme et ne prenait jamais conscience, apparemment, du tort qu'il faisait aux autres.

À cause de tout cela, cette petite activité littéraire, qu'elle avait entreprise en partie peut-être parce qu'elle trouvait plaisir à faire ce travail, en partie pour obtenir un passeport qui lui permette d'accéder à la bonne société, s'était transformée en un labeur assidu visant à gagner de l'argent, si possible. Ainsi, lorsque Lady Carbury, dans ses lettres à ses amis rédacteurs en chef, parlait de ses difficultés, elle disait la vérité. Elle avait entendu parler du succès de tel ou tel homme et - ce qui la touchait de plus près encore - des revenus littéraires de telle ou telle femme. Et il lui avait semblé que, dans des limites raisonnables, elle pouvait donner libre cours à ses espérances. Pourquoi n'ajouterait-elle pas mille livres à ses revenus annuels, afin que Felix puisse de nouveau vivre comme un gentleman et épouser cette héritière qui, dans les perspectives d'avenir de Lady Carbury, était destinée à rétablir entièrement la situation! Qui était aussi beau que son fils? Qui savait se rendre plus agréable? Qui possédait davantage cette audace, l'arme la plus nécessaire pour la conquête des héritières? Et puis, il pouvait faire de sa femme une Lady Carbury. Si seulement elle pouvait gagner assez d'argent pour dépasser les difficultés actuelles, tout irait bien.

 

The one most essential obstacle to the chance of success in all this was probably Lady Carbury's conviction that her end was to be obtained not by producing good books, but by inducing certain people to say that her books were good. She did work hard at what she wrote,—hard enough at any rate to cover her pages quickly; and was, by nature, a clever woman. She could write after a glib, common-place, sprightly fashion, and had already acquired the knack of spreading all she knew very thin, so that it might cover a vast surface. She had no ambition to write a good book, but was painfully anxious to write a book that the critics should say was good. Had Mr. Broune, in his closet, told her that her book was absolutely trash, but had undertaken at the same time to have it violently praised in the "Breakfast Table," it may be doubted whether the critic's own opinion would have even wounded her vanity. The woman was false from head to foot, but there was much of good in her, false though she was.

 

Le plus gros obstacle à la réussite de ce projet, c'était probablement la conviction de Lady Carbury qu'elle parviendrait à ses fins non pas en publiant de bons livres, mais en incitant certaines personnes à dire que ses livres étaient bons. Elle se donnait beaucoup de peine pour écrire - suffisamment, en tout cas, pour couvrir rapidement ses pages; et c'était, par nature, une femme intelligente. Elle avait une façon d'écrire facile, banale et enjouée, et déjà elle avait compris comment bien étaler tout ce qu'elle savait en une couche très mince, pour pouvoir couvrir une vaste surface. Elle n'avait pas l'ambition d'écrire un bon livre, mais son obsession, c'était d'écrire un livre dont les critiques diraient qu'il était bon. Si Mr Broune, dans l'intimité de son bureau, lui avait dit que son livre ne valait absolument rien, tout en faisant cependant le nécessaire pour qu'il reçût des éloges dithyrambiques dans le Breakfast Table, on peut se demander si l'opinion personnelle du critique l'aurait seulement atteinte dans sa vanité. Cette femme incarnait le mensonge de la tête aux pieds, mais, en dépit de ce mensonge, il y avait beaucoup de bon en elle.

 

Qui peut dire si Sir, Felix, son fils, était devenu ce qu'il était uniquement parce qu'il avait été mal élevé, ou parce qu'il était né mauvais? Très certainement, il serait devenu meilleur si on l'avait retiré, tout petit encore, de son milieu, pour le soumettre à l'enseignement moral d'éducateurs soucieux de morale. Mais très certainement encore, aucune formation, ou absence de formation, n'aurait pu produire un cœur aussi totalement incapable que le sien de partager les sentiments des autres. Il ne pouvait même pas ressentir ses propres malheurs, sauf s'ils affectaient son confort extérieur du moment. Il semblait ne pas avoir assez d'imagination pour envisager son malheur à venir, même si l'avenir en question n'était éloigné du présent que d'un seul mois, d'une seule semaine... d'une seule nuit. Il aimait bien être traité gentiment, recevoir des compliments, être choyé, bien nourri et cajolé; et ceux qui le traitaient ainsi étaient ses meilleurs amis. Il avait en cela les instincts d'un cheval, sans s'approcher des nobles sympathies du chien. Mais on ne peut pas dire à son sujet qu'il eût jamais aimé quelqu'un au point de se refuser un instant de plaisir au profit de cette personne aimée. Il avait une pierre à la place du cœur. Mais il était beau à voir, il avait l'esprit vif et il était intelligent. Il était très brun, avec ce teint légèrement olivâtre qui donne si souvent aux jeunes gens l'apparence d'une origine aristocratique. Ses cheveux, qu'il ne laissait jamais pousser, étaient presque noirs et ils étaient souples et soyeux, sans l'aide de ces cosmétiques gras qui sont si courants chez les petits chéris aux cheveux soyeux. Ses yeux bruns en amande étaient embellis par la courbure parfaite de ses sourcils parfaits. Mais la splendeur de son visage venait peut-être davantage du dessin impeccable et de la belle symétrie du nez et de la bouche que de ses autres traits. Au-dessus de sa fine lèvre supérieure, il portait une moustache, aussi joliment dessinée que ses sourcils, mais, au demeurant, il ne portait pas de barbe. Son menton, de forme parfaite, n'avait cependant pas ce charme et cette douceur dans l'expression qui indique une douceur de cœur, et qu'apporte une fossette. Il mesurait environ un mètre soixante-quinze et sa silhouette était aussi belle que son visage. Les hommes reconnaissaient, et les femmes assuraient à grand bruit, qu'il n'y avait jamais eu de plus bel homme que Felix Carbury, et l'on reconnaissait aussi qu'il n'avait jamais laissé voir qu'il était conscient de sa beauté. Il se donnait de grands airs pour toutes sortes de raisons : pour son argent, le pauvre sot, tant qu'il en restait; pour son titre; pour son rang dans l'armée, avant de le perdre; et surtout pour la supériorité que lui donnait son intelligence de la mode. Mais il avait la bonne idée de s'habiller toujours avec simplicité et de ne pas donner l'impression de se soucier de son apparence. 

Jusque-là, dans le petit monde de ses compagnons, on n'avait pas découvert à quel point il manquait de chaleur dans ses affections - ou plutôt, à quel point il manquait d'affection. Ses grands airs et son apparence, associés à une certaine intelligence l'avaient aidé, même dans sa vie de vices. Dans une seule affaire, il avait souillé son nom et, par sa faiblesse d'un instant, il avait compromis sa réputation parmi ses amis plus qu'il ne l'avait fait en trois ans de folies. Il y avait eu, entre lui et un camarade officier, une dispute où il était l'agresseur; et quand le moment arriva où un coeur viril aurait dû inspirer une conduite virile, il avait commencé par des menaces avant de se dérober. Cela remontait alors à un an, et il avait en partie dépassé le mal, mais certains se souvenaient encore que Felix Carbury avait été intimidé et qu'il avait tremblé de peur.

 

It was now his business to marry an heiress. He was well aware that it was so, and was quite prepared to face his destiny. But he lacked something in the art of making love. He was beautiful, had the manners of a gentleman, could talk well, lacked nothing of audacity, and had no feeling of repugnance at declaring a passion which he did not feel. But he knew so little of the passion, that he could hardly make even a young girl believe that he felt it. When he talked of love, he not only thought that he was talking nonsense, but showed that he thought so. From this fault he had already failed with one young lady reputed to have £40,000, who had refused him because, as she naively said, she knew "he did not really care." "How can I show that I care more than by wishing to make you my wife?" he had asked. "I don't know that you can, but all the same you don't care," she said. And so that young lady escaped the pit-fall. Now there was another young lady, to whom the reader shall be introduced in time, whom Sir Felix was instigated to pursue with unremitting diligence. Her wealth was not defined, as had been the £40,000 of her predecessor, but was known to be very much greater than that. It was, indeed, generally supposed to be fathomless, bottomless, endless. It was said that in regard to money for ordinary expenditure, money for houses, servants, horses, jewels, and the like, one sum was the same as another to the father of this young lady. He had great concerns;—concerns so great that the payment of ten or twenty thousand pounds upon any trifle was the same thing to him,—as to men who are comfortable in their circumstances it matters little whether they pay sixpence or ninepence for their mutton chops. Such a man may be ruined at any time; but there was no doubt that to any one marrying his daughter during the present season of his outrageous prosperity he could give a very large fortune indeed. Lady Carbury, who had known the rock on which her son had been once wrecked, was very anxious that Sir Felix should at once make a proper use of the intimacy which he had effected in the house of this topping Crœsus of the day.

 

Ce qu'il avait à faire désormais, c'était d'épouser une héritière. Il le savait très bien et il était tout à fait prêt à faire face à son destin. Mais il lui manquait quelque chose dans l'art de la séduction amoureuse. Il était beau, avait les manières d'un gentleman, parlait bien, ne manquait pas d'audace, et n'éprouvait aucune répugnance à déclarer une passion qu'il ne ressentait pas. Mais il connaissait si peu cette passion qu'il ne parvenait pas à convaincre, même une très jeune fille, qu'il la ressentait. Lorsqu'il parlait d'amour, non seulement il pensait qu'il débitait des fadaises, mais il montrait clairement qu'il le pensait. À cause de ce défaut, il avait déjà échoué avec une jeune demoiselle réputée disposer de quarante mille livres, qui l'avait refusé parce que, comme elle le disait naïvement, elle savait que "ça ne l'intéressait pas vraiment". 

"Comment puis-je vous montrer davantage que ça m'intéresse, sinon en vous proposant de faire de vous ma femme? avait-il demandé. - Je ne sais pas si vous le pouvez, mais en tout cas, ça ne vous intéresse pas", avait-elle répondu. Et c'est ainsi que cette demoiselle avait échappé au piège. Or, il y avait une autre demoiselle, qui sera présentée au lecteur en temps voulu, dont Felix était incité à rechercher les faveurs avec une diligence sans relâche. Sa fortune n'était pas précisée, comme l'avaient été les quarante mille livres de la précédente, mais on savait qu'elle était bien supérieure à cela. On supposait même, généralement, qu'elle était insondable, sans fond, inépuisable. On disait que, pour les dépenses ordinaires, pour les maisons, les domestiques, les chevaux, les bijoux et tout cela, l'argent n'avait pas

d'importance pour le père de cette demoiselle. Il était à la tête de grandes entreprises - des entreprises si grandes que le paiement de dix ou vingt mille livres pour une bagatelle lui était égal : tout comme pour les hommes qui sont à l'aise financièrement, il importe peu de savoir s'ils paient leur côtelette de mouton six ou neuf pence. Un homme pareil peut être ruiné à tout moment; mais sans aucun doute, à celui qui épouserait sa fille pendant la période de sa prospérité exorbitante, il pouvait accorder une fortune vraiment considérable. Lady Carbury, qui connaissait l'écueil sur lequel son fils avait déjà fait naufrage, désirait fort que Sir Felix mît à profit immédiatement l'intimité qu'il avait obtenue dans la maison de ce fameux Crésus des temps modernes.

 

Et maintenant, il faut dire quelques mots d”Henrietta Carbury. Bien sûr, elle était infiniment moins importante que son frère, un baronnet, le chef de cette branche des Carbury, et le chéri de sa mère ; et donc quelques mots devraient suffire. Elle aussi était ravissante, car elle ressemblait à son frère; mais elle était un peu moins brune et ses traits n'avaient pas la même régularité absolue. Mais il y avait dans son visage une bonne mesure de cette douceur dans l'expression qui semble vouloir dire que le souci de soi-même est subordonné au souci des autres. Cette douceur était complètement absente chez son frère. Et le visage d'Henrietta révélait son caractère avec beaucoup de vérité.

Encore une fois, qui dira pourquoi le frère et la sœur formaient un tel contraste; qui dira s'ils auraient été à ce point différents, s'ils avaient, tous deux, été soustraits en bas âge à la formation de leur père et de leur mère, ou bien si les vertus de la fille étaient dues entièrement à la place inférieure qu'elle occupait dans le coeur de ses parents? Elle, en tout cas, n'avait pas été corrompue par un titre, par l'argent à sa disposition, et par les tentations que donne une connaissance prématurée du monde. À cette époque, elle avait à peine vingt et un ans et elle n'avait pas vu grand-chose de la société londonienne. Sa mère ne fréquentait pas les bals; et au cours des deux dernières années s'était imposée de plus en plus à elles la nécessité de faire des économies, qui n'était pas très compatible avec une profusion de gants et de robes coûteuses. Sir Felix sortait, bien sûr, mais Herta Carbury passait le plus clair de son temps àla maison avec sa mère, à Welbeck Street. Il arrivait parfois au monde de la voir, et quand le monde la voyait, le monde déclarait que c'était une jeune fille charmante. À cet égard, le monde disait juste. 

Mais, pour Henrietta Carbury, la vie sentimentale avait déjà commencé, et très sérieusement. Il existait une autre branche des Carbury, la branche principale, qui était alors représentée par un certain Roger Carbury, de Carbury Hall. Roger Carbury était un gentleman dont il faudra parler plus longuement, mais ici, pour l'instant, il suffit de dire qu'il était passionnément amoureux de sa cousine Henrietta. Il était, cependant, âgé de près de quarante ans, et il existait un certain Paul Montagne sur lequel les yeux d'Henrietta s'étaient posés...." (trad. Fayard. A. Jumeau)

 



Elizabeth  Gaskell (1810-1865)

Née à Lindsey Row (Chelsea), Elizabeth Cleghorn Stevenson épouse un pasteur unitairien, William Gaskell, et découvre à Manchester, où le couple s'installe en 1832, la misère ouvrière. C'est ici même que Friedrich Engels écrira en 1844 son fameux "The Conditions of the Working Class in England" ("The workers dwellings of Manchester are dirty, miserable and wholly lacking in comforts. In such houses only inhuman, degraded and unhealthy creatures would feel at home"). Son premier roman, "Mary Barton, A Tale of Manchester Life" (1848), est une sévère critique de l'Angleterre industrielle et lui vaut le soutien de Dickens et de Thomas Carlyle : "How deep might be the romance in the lives of some of those who elbowed me daily in the busy streets of the town in which I resided. I had always felt a deep sympathy with the careworn men, who looked as if doomed to struggle through their lives in strange alternations between work and want." L'impact du livre est tel que Charles Dickens l'embauche dans son journal Household Words. Elle y publie "Cranford" (1853), chronique villageoise qui connut un immense succès, puis "North and South" (1855), où l'Angleterre traditionnelle affronte la modernité des régions industrialisées à travers l'idylle qui se noue entre une fille de pasteur et un jeune industriel. Avec "Ruth" (1853), Elizabeth  Gaskell, contant l'histoire d'une fille-mère, plaide avec subtilités pour l'égalité sexuelle. "Sylvia's Lovers" (1863) conte l'impact des guerres napoléonniennes sur les gens les plus simples. "Wives and Daughters" publié mensuellement par le Cornhill Magazine à partir d'août 1864 restera inachevé. Situé dans la société anglaise avant le Reform Bill de 1832, "Wives and Daughters" se concentre sur l’histoire de la jeune Molly Gibson, élevée depuis l’enfance par son père. Lorsqu’il se remarie, une nouvelle demi-sœur entre dans la vie tranquille de Molly – adorable, mais mondaine et troublante, Cynthia. Le récit retrace le développement des deux filles dans la féminité au sein de la société bavarde et vigilante de Hollingford. C'est une critique ironique de la société mi-victorienne qui s'annonce, "aucun roman du XIXe siècle ne contient un rejet plus dévastateur que celui de l’autorité morale de l’homme victorien", écrira-t-on...

Outre de nombreuses nouvelles ("Cousine Phyllis") et de sombres contes victoriens de suspense, d’horreur et de mystère (publiés entre 1852 et 1861, tels que « The Old Nurse’s Story », « The Poor Clare », « Lois The Witch », « The Grey Woman » et « Curious, If True »), on doit aussi à Gaskell une biographie de Charlotte Brontë (1857, elles se rencontrèrent non loin de Windermere et restèrent en contact épistolaire). Les valeurs religieuses unitarienne, notamment la tolérance, animent en profondeur ses préoccupations sociales, mais sans jamais verser dans le moralisme. Devenue une romancière incontournable de l'ère victorienne, elle fut en relation avec Charlotte Brontë, John Ruskin, les Carlyles, Charles Kingsley et Florence Nightingale. 


"Mary Barton, A Tale of Manchester Life"  (Elizabeth  Gaskell, Mary Barton, 1848)
Premier roman d’Elizabeth Gaskell, et publié anonymement, "Mary Barton" (1848) suscita une controverse lors de sa parution lorsqu’on apprit que cette représentation vigoureuse de la vie des ouvriers et des luttes qui opposent ceux-ci aux patrons était l’œuvre d’une femme ! Basé sur le meurtre, en 1831, d’un propriétaire de moulin progressiste, le roman conte l’histoire d’une famille ouvrière qui tombe dans le désespoir pendant la dépression de 1839. John Barton est un ouvrier respecté qui est mis au chômage pendant les périodes difficiles. Il devient organisateur syndical et se rend à Londres avec d’autres réformistes pour présenter la pétition chartiste au Parlement. Les syndicalistes sont à court de gouvernement et de gestion, et la frustration de John se transforme en haine de classe. Il est choisi pour commettre un meurtre en représailles à la demande de son syndicat. Sa victime est Henry Carson, le fils d’un propriétaire de moulin qui poursuivit de ses avances Mary, la fille de John. L’amant ouvrier de Mary, Jem Wilson, est inculpé pour le crime, mais Mary aide à prouver son innocence. John Barton meurt, sa constitution brisée par la pauvreté, les remords et l’opium. Mary, Jem et leurs amis immigrent au Canada pour commencer une nouvelle vie. Avec sa description vivante des bidonvilles sordides, Mary Barton a contribué à éveiller la conscience nationale...

 

(Chapter I)

"There are some fields near Manchester, well known to the inhabitants as "Green Heys Fields," through which runs a public footpath to a little village about two miles distant. In spite of these fields being flat and low, nay, in spite of the want of wood (the great and usual recommendation of level tracts of land), there is a charm about them which strikes even the inhabitant of a mountainous district, who sees and feels the effect of contrast in these common-place but thoroughly rural fields, with the busy, bustling manufacturing town he left but half-an-hour ago. Here and there an old black and white farm-house, with its rambling outbuildings, speaks of other times and other occupations than those which now absorb the population of the neighbourhood. Here in their seasons may be seen the country business of hay-making, ploughing, &c., which are such pleasant mysteries for townspeople to watch; and here the artisan, deafened with noise of tongues and engines, may come to listen awhile to the delicious sounds of rural life: the lowing of cattle, the milk-maids' call, the clatter and cackle of poultry in the old farm-yards. You cannot wonder, then, that these fields are popular places of resort at every holiday time; and you would not wonder, if you could see, or I properly describe, the charm of one particular stile, that it should be, on such occasions, a crowded halting-place. Close by it is a deep, clear pond, reflecting in its dark green depths the shadowy trees that bend over it to exclude the sun. The only place where its banks are shelving is on the side next to a rambling farm-yard, belonging to one of those old-world, gabled, black and white houses I named above, overlooking the field through which the public footpath leads. The porch of this farm-house is covered by a rose-tree; and the little garden surrounding it is crowded with a medley of old-fashioned herbs and flowers, planted long ago, when the garden was the only druggist's shop within reach, and allowed to grow in scrambling and wild luxuriance—roses, lavender, sage, balm (for tea), rosemary, pinks and wallflowers, onions and jessamine, in most republican and indiscriminate order. This farm-house and garden are within a hundred yards of the stile of which I spoke, leading from the large pasture field into a smaller one, divided by a hedge of hawthorn and black-thorn; and near this stile, on the further side, there runs a tale that primroses may often be found, and occasionally the blue sweet violet on the grassy hedge bank.

 

"Il y a tout à côté de Manchester une plaine qui, sous le nom de Green-Heys-Fields, est bien connue des habitants de cette ville. Un sentier la traverse, et conduit à un petit village éloigné d'environ deux milles. Pas un accident de terrain, pas un bouquet d'arbres ne vient rompre la monotonie de ces terres basses et plates; et pourtant elles possèdent un charme incontestable que le montagnard lui-même est forcé de reconnaître, et qui vient du contraste de la vie des champs avec le mouvement affairé, le bruit et le fracas de la cité commerçante que l'on a quittée quelques instants auparavant.

Çà et là une vieille ferme aux bâtiments dispersés, aux murailles peintes de noir et de blanc, rappelle une époque déjà loin de nous, et permet d'assister aux travaux de la campagne, dont le spectacle a toujours pour l'habitant des villes un intérêt profond et mystérieux. L'artisan qui vient s'y reposer du bruit incessant des machines et des cris de la cité écoute avec délices les mugissements lointains du bétail-, la voix des jeunes filles rappelant au soir les vaches que l'on va traire, et les gloussements joyeux de la basse-cour, mêlés à cette

vague harmonie qui s'élève de la plaine au milieu du silence qu'elle anime.

Il n'est donc pas étonnant que, chaque dimanche, Green-Heys-Fields soit un lieu de rendez-vous pour cette multitude qui toute la semaine est enfermée dans les ateliers de Manchester; et vous comprendriez que la foule se pressât plus qu'ailleurs près d'un certain échalier, s'il m'était possible de vous décrire le charme tout particulier de cet endroit. Auprès est un étang dont les eaux profondes et limpides reflètent le feuillage des arbres touffus qui se penchent sur ses bords et les couvrent de leur ombre. Ses rives escarpées s'abaissent et viennent par une pente insensible rejoindre l'une de ces vieilles fermes dont j'ai parlé plus haut. Un rosier couvre entièrement le portail de cette ancienne demeure, et dans le jardin qui l'entoure se trouvent pêle-mêle, déployant sans contrainte leur végétation luxuriance, des plantes et des fleurs, communes, il est vrai, mais parfumées, dont l'origine remonte à l'époque où ce jardin appartenait au seul droguistedu voisinage. 

Cette ferme et ce jardin sont environ à cent pas de la barrière que j'ai signalée comme un endroit de prédilection pour la foule, et qui permet, en s'ouvrant, d'allerd'un vaste pâturage dans un pré plus petit, séparés l'un de l'autre par une haie d'aubépine, au pied de laquelle se trouvent des primevères et parfois des violettes.

 

I do not know whether it was on a holiday granted by the masters, or a holiday seized in right of Nature and her beautiful spring time by the workmen, but one afternoon (now ten or a dozen years ago) these fields were much thronged. It was an early May evening—the April of the poets; for heavy showers had fallen all the morning, and the round, soft, white clouds which were blown by a west wind over the dark blue sky, were sometimes varied by one blacker and more threatening. The softness of the day tempted forth the young green leaves, which almost visibly fluttered into life; and the willows, which that morning had had only a brown reflection in the water below, were now of that tender gray-green which blends so delicately with the spring harmony of colours. 

Groups of merry and somewhat loud-talking girls, whose ages might range from twelve to twenty, came by with a buoyant step. They were most of them factory girls, and wore the usual out-of-doors dress of that particular class of maidens; namely, a shawl, which at mid-day or in fine weather was allowed to be merely a shawl, but towards evening, or if the day were chilly, became a sort of Spanish mantilla or Scotch plaid, and was brought over the head and hung loosely down, or was pinned under the chin in no unpicturesque fashion.

Their faces were not remarkable for beauty; indeed, they were below the average, with one or two exceptions; they had dark hair, neatly and classically arranged, dark eyes, but sallow complexions and irregular features. The only thing to strike a passer-by was an acuteness and intelligence of countenance, which has often been noticed in a manufacturing population.

There were also numbers of boys, or rather young men, rambling among these fields, ready to bandy jokes with any one, and particularly ready to enter into conversation with the girls, who, however, held themselves aloof, not in a shy, but rather in an independent way, assuming an indifferent manner to the noisy wit or obstreperous compliments of the lads. Here and there came a sober quiet couple, either whispering lovers, or husband and wife, as the case might be; and if the latter, they were seldom unencumbered by an infant, carried for the most part by the father, while occasionally even three or four little toddlers had been carried or dragged thus far, in order that the whole family might enjoy the delicious May afternoon together.

 

Je ne sais pas si c'était un jour de repos accordé par leurs maîtres; ou si les ouvriers l'avaient pris au nom de la nature pour fêter la venue du printemps; mais toujours est-il qu'une après-midi du mois de mai (il y a de cela dix ou douze ans), jamais la foule n'avait été plus nombreuse à l'échalier des pâturages. Le matin, il était tombé une de ces tièdes ondées qui forcent les bourgeons à s'entr'ouvrir; puis un léger vent d'ouest avait chassé les nuages; le soleil s'était montré, la vie tressaillait partout, sous l'épiderme naissant, sous l'écorce durcie; et le vieux saule, qui la veille encore mirait dans l'eau ses branches nues et brunes, avait pris ce vert tendre glacé de gris, dont la nuance indéfinissable s'harmonise si bien avec les premières teintes du printemps. 

De nombreuses jeunes filles au rire sonore, à la voix haute, dont l'âge variait de douze à vingt ans, arrivaient par bandes et traversaient la plaine d'un pas léger; pour la plupart, employées dans les fabriques elles portaient le châle que les ouvrières de cette classe mettent presque toutes quand elles sortent, et qui se transforme, lorsqu'il fait froid ou que le temps est humide, en mantille espagnole ou en plaid écossais. 

Leurs traits irréguliers et flétris avant d'être formés, leur visage d'une pâleur maladive et généralement sans beauté, frappaient néanmoins l'observateur par une expression de finesse et de précoce intelligence qu'on à souvent remarquée parmi les ouvriers des grands centres industriels.

Des gamins et des adolescents, ou plutôt de jeunes hommes, se mêlaient aux promeneurs, toujours prêts à échanger un quolibet avec le premier venu, et cherch nt à lier conversation avec les jeunes filles, qui s'éloignaient d'eux moins par réserve que par esprit d'indépendance. Ça et là, au milieu de cette foule bruyante, on distinguait deux amants qui se parlaient bas, sans rien voir autour d'eux ; ou bien un mari et sa femme accompagnés de leurs enfants : le plus jeune porté par le père, et les trois ou quatre autres surveillés par la mère et trottinant auprès d'elle.

 

Sometime in the course of that afternoon, two working men met with friendly greeting at the stile so often named. One was a thorough specimen of a Manchester man; born of factory workers, and himself bred up in youth, and living in manhood, among the mills. He was below the middle size and slightly made; there was almost a stunted look about him; and his wan, colourless face gave you the idea, that in his childhood he had suffered from the scanty living consequent upon bad times and improvident habits. His features were strongly marked, though not irregular, and their expression was extreme earnestness; resolute either for good or evil; a sort of latent, stern enthusiasm. At the time of which I write, the good predominated over the bad in the countenance, and he was one from whom a stranger would have asked a favour with tolerable faith that it would be granted. He was accompanied by his wife, who might, without exaggeration, have been called a lovely woman, although now her face was swollen with crying, and often hidden behind her apron. She had the fresh beauty of the agricultural districts; and somewhat of the deficiency of sense in her countenance, which is likewise characteristic of the rural inhabitants in comparison with the natives of the manufacturing towns. She was far advanced in pregnancy, which perhaps occasioned the overpowering and hysterical nature of her grief. The friend whom they met was more handsome and less sensible-looking than the man I have just described; he seemed hearty and hopeful, and although his age was greater, yet there was far more of youth's buoyancy in his appearance. He was tenderly carrying a baby in arms, while his wife, a delicate, fragile-looking woman, limping in her gait, bore another of the same age; little, feeble twins, inheriting the frail appearance of their mother.

The last-mentioned man was the first to speak, while a sudden look of sympathy dimmed his gladsome face. "Well, John, how goes it with you?" and, in a lower voice, he added, "Any news of Esther, yet?" Meanwhile the wives greeted each other like old friends, the soft and plaintive voice of the mother of the twins seeming to call forth only fresh sobs from Mrs. Barton....

 

Deux individus entre tous s'étaient rencontrés et salués amicalement près de l'échalier que nous avons déjà cité : l'un de ces hommes véritable type de l'ouvrier de Manchester, né de parents qui avaient comme lui passé leur existence dans les ateliers d'une fabrique, était chétif et grêle sa taille, au-dessous de la moyenne, semblait n'avoir pu prendre tout son développement, et sa figure amaigrie, son teint décoloré, disaient assez les privations qu'il avait eues à supporter dans son enfance, quand le chômage ou l'imprévoyance réduisait ses parents à la profonde misère qu'il lui fallait subir. Ses traits fortement accentués ne manquaient pas d'une certaine régularité; et sa physionomie, qui annonçait une volonté ardente, faisait pressentir en lui un enthousiasme sérieux, latent si l'on peut dire, aussi puissant pour l'entraîner vers le bien que pour le pousser au mal, suivant les circonstances qui pesaient sur sa vie. A l'époque dont nous parlons, c'était l'influence généreuse qui, semblait prédominer en cet homme; et quiconque aurait eu besoin, d'un service eût pu le lui demander sans crainte, presque certain de n'être pas refusé. Il était avec sa femme, dont l'incontestable beauté, malgré les larmes qui avaient rougi ses yeux et gonflé ses paupières, avait la fraîcheur et la simplicité qui caractérisent les jeunes filles de la campagne, et les font distinguer aisément au milieu d'une population manufacturière. Elle était dans un état de grossesse fort avancé, et le chagrin qu'elle paraissait avoir devait peut-être à cette circonstance de se traduire par des sanglots et des mouvements convulsifs qui n'étaient pas dans sa nature. L'ami que venaient de rencontrer ces deux personnes, plus grand et plus fort que celui dont il vient d'être question, et d'une sensibilité moins profonde, sans avoir moins bon cœur, témoignait par sa figure ouverte et souriante d'un caractère plus facile et surtout plus heureux. Il portait dans ses bras un tout petit enfant et sa femme, qui l'avait accompagné, frêle créature, pâle et boiteuse, en tenait un autre du même âge; pauvres jumeaux, qui avaient hérité de la faiblesse de leur mère...."

 

Elizabeth Gaskell de 1848 raconte la classe ouvrière victorienne de Manchester, une ville d’Angleterre, de 1839 à 1842. Le personnage-titre sert de voix narrative à la première personne, une bonne partie du roman établit un comparatif entre les classes aux extrémités opposées du spectre économique. L’histoire commence avec deux familles réunies en périphérie de Manchester. Une famille se compose de Jane et George Wilson et leurs bébés qui sont jumeaux avec le fils de dix-sept ans Jem. L’autre est John Barton, sa femme enceinte Mary, et leur fille de treize ans dont le nom est aussi Mary. Jane et Mary se rendent visite pendant que leurs maris se promènent. Les hommes discutent d’Esther, la sœur de Mary, qui s’est enfuie quelques nuits plus tôt. John pense qu’Esther a acquis un niveau d’indépendance trop élevé en raison de l’argent qu’elle gagne en tant qu’ouvrière d’usine. Pendant ce temps, Jem est giflé par la jeune Mary lorsqu’il l’embrasse. Le groupe se rend chez les Barton pour prendre le thé. Mary est envoyée par sa mère pour obtenir certaines choses dont ils ont besoin et pour envoyer une invitation à la sœur de George Alice qui travaille comme infirmière malade.

Après trois ans, Mary travaille comme apprentie chez un couturier et John est impliqué avec le syndicat. Une seconde année s'écoule, Mary a dix-sept ans, Alice la présente à une couturière nommée Margaret Jennings qui vit avec son grand-père Job Legh et les voici devenant amis proches. Margaret perd progressivement la vue, ce qui nuit de plus en plus à son activité. Harry Carson, issu de la riche famille qui possède le moulin où travaille George Wilson, s’intéresse à Mary. Jem est amoureux de Marie mais les sentiments ne sont pas réciproques et elle a le moins de contact possible avec lui.

 

CHAPTER VI. POVERTY AND DEATH.

John Barton was not far wrong in his idea that the Messrs. Carson would not be over much grieved for the consequences of the fire in their mill. They were well insured; the machinery lacked the improvements of late years, and worked but poorly in comparison with that which might now be procured. Above all, trade was very slack; cottons could find no market, and goods lay packed and piled in many a warehouse. The mills were merely worked to keep the machinery, human and metal, in some kind of order and readiness for better times. So this was an excellent opportunity, Messrs. Carson thought, for refitting their factory with first-rate improvements, for which the insurance money would amply pay. They were in no hurry about the business, however. The weekly drain of wages given for labour, useless in the present state of the market, was stopped. The partners had more leisure than they had known for years; and promised wives and daughters all manner of pleasant excursions, as soon as the weather should become more genial. It was a pleasant thing to be able to lounge over breakfast with a review or newspaper in hand; to have time for becoming acquainted with agreeable and accomplished daughters, on whose education no money had been spared, but whose fathers, shut up during a long day with calicoes and accounts, had so seldom had leisure to enjoy their daughters' talents. There were happy family evenings, now that the men of business had time for domestic enjoyments.

 

Barton avait dit juste quand il avait exprimé cette pensée que les MM. Carson verraient sans chagrin l'incendie de leur fabrique. Non-seulement les machines vieillies avaient besoin d'être refaites d'après le nouveau' système, mais encore les affaires étaient lourdes; les produits s'écoulaient difficilement, encombraient les magasins, et l'on ne faisait travailler que pour entretenir en bon état la mécanique et les hommes, afin de les retrouver au moment où le commerce reprendrait. Cet arrêt forcé d'un travail onéreux était donc un bénéfice de plus, et l'on ne pouvait saisir une meilleure occasion pour renouveler tout le matériel de la manufacture, puisque la compagnie d'assurance devait en faire les frais. Outre cet immense avantage qui se traduisait en une somme assez ronde, la cessation du travail donnait à MM. Carson des loisirs qu'ils n'avaient pas eus depuis longtemps, et dont toute leur famille profiterait avec eux. On fit des projets de voyage pour la saison suivante on irait à Londres, aux bains de mer, dans tous les endroits fréquentés par la foule élégante; et, en attendant les beaux jours, ces messieurs jouissaient avec délices d'un intérieur charmant, que, toujours pressés par les affaires, ils connaissaient à peine. Il est si doux, après un bon déjeuner, de rester à table au coin du feu, un journal ou une revue à la main de prêter l'oreille au gentil babil de ravissantes jeunes filles qui vous entourent de leurs soins caressants, et dont vous admirez les progrès avec orgueil car, enfermés chaque jour entre des livres de compte et des balles de coton, vous ignoriez, heureux père, les talents de vos enfants. Que de bonnes. soirées, que de promenades agréables et que les joies de la famille sont précieuses à ces hommes qui peuvent enfin se reposer du tracas des affaires.

 

There is another side to the picture. There were homes over which Carsons' fire threw a deep, terrible gloom; the homes of those who would fain work, and no man gave unto them—the homes of those to whom leisure was a curse. There, the family music was hungry wails, when week after week passed by, and there was no work to be had, and consequently no wages to pay for the bread the children cried aloud for in their young impatience of suffering. There was no breakfast to lounge over; their lounge was taken in bed, to try and keep warmth in them that bitter March weather, and, by being quiet, to deaden the gnawing wolf within. Many a penny that would have gone little way enough in oatmeal or potatoes, bought opium to still the hungry little ones, and make them forget their uneasiness in heavy troubled sleep. It was mother's mercy. The evil and the good of our nature came out strongly then. There were desperate fathers; there were bitter-tongued mothers (O God! what wonder!); there were reckless children; the very closest bonds of nature were snapt in that time of trial and distress. There was Faith such as the rich can never imagine on earth; there was "Love strong as death;" and self-denial, among rude, coarse men, akin to that of Sir Philip Sidney's most glorious deed. The vices of the poor sometimes astound us here; but when the secrets of all hearts shall be made known, their virtues will astound us in far greater degree. Of this I am certain.

 

Mais, au revers de cette médaille, que de tristesse et de désespoir l'incendie de la manufacture Carson et Cie ne cause-t-il pas chez ceux qui maintenant cherchent en vain du travail et pour qui le loisir est une malédiction. Là, dans ces intérieurs désolés, pour tout concert de famille, le père n'entend que la voix déchirante des enfants qui pleurent en lui demandant du pain; près de ces foyers où le feu manque, ce n'est pas à table qu'on reste de longues heures, c'est dans un lit couvert de haillons où l'on espère avoir moins froid, surtout moins faim, en se tenant immobile; et plus d'une mère, sortie pour aller acheter de la farine d'avoine, rapporte de l'opium afin d'engourdir l'enfant qu'elle ne peut rassasier. C'est alors quo, le bien et le mal qui sont dans notre nature se révèlent dans toute leur étendue; que le désespoir blasphème, que l'injure et les paroles de rage tombent des lèvres pâlies, que tous les liens se dénouent et se brisent, qu'on trouve des parents sans entrailles et des enfants sans cœur; mais aussi des exemples de courage que l'on croirait impossibles sur terre, et des cœurs où l'amour est plus puissant que la mort. Parfois nous restons étonnés des vices du pauvre, et Dieu sait quelle excuse est au fond de sa misère mais ses vertus, si nous les connaissions, nous surprendraient bien davantage.

 

As the cold bleak spring came on (spring, in name alone), and consequently as trade continued dead, other mills shortened hours, turned off hands, and finally stopped work altogether.

Barton worked short hours; Wilson, of course, being a hand in Carsons' factory, had no work at all. But his son, working at an engineer's, and a steady man, obtained wages enough to maintain all the family in a careful way. Still it preyed on Wilson's mind to be so long indebted to his son. He was out of spirits and depressed. Barton was morose, and soured towards mankind as a body, and the rich in particular. One evening, when the clear light at six o'clock contrasted strangely with the Christmas cold, and when the bitter wind piped down every entry, and through every cranny, Barton sat brooding over his stinted fire, and listening for Mary's step, in unacknowledged trust that her presence would cheer him. The door was opened, and Wilson came breathless in.

"You've not got a bit o' money by you, Barton?" asked he.

"Not I; who has now, I'd like to know. Whatten you want it for?"

"I donnot want it for mysel, tho' we've none to spare. But don ye know Ben Davenport as worked at Carsons'? He's down wi' the fever, and ne'er a stick o' fire, nor a cowd potato in the house."

"I han got no money, I tell ye," said Barton. Wilson looked disappointed. Barton tried not to be interested, but he could not help it in spite of his gruffness. He rose, and went to the cupboard (his wife's pride long ago). There lay the remains of his dinner, hastily put by ready for supper. Bread, and a slice of cold fat boiled bacon. He wrapped them in his handkerchief, put them in the crown of his hat, and said—"Come, let's be going."

- "Going—art thou going to work this time o' day?"

- "No, stupid, to be sure not. Going to see the fellow thou spoke on." So they put on their hats and set out...."

 

Le printemps arriva, c'est-à-dire la saison qu'on nomme ainsi malgré la nudité des champs et le froid souvent plus vif; les affaires, loin de reprendre, s'alanguissaient de plus en plus; Barton n'avait de travail que quelques heures par jour, et Wilson, employé, comme on sait, à la fabrique incendiée, en manquait totalement. Jem gagnait assez, il est vrai, pour soutenir la famille; mais il pesait à Wilson de rester si longtemps à la charge de son fils, et le découragement commençait à lui venir. Quant à Barton, plus morose et plus aigri que jamais, il écoutait un soir, à côté de son feu éteint, s'il n'entendait pas revenir Marie, espérant que la présence de sa fille dissiperait sa tristesse; il faisait un de ces froids noirs que les longues soirées d'avril font paraître plus pénibles la bise sifflait en passant sous la porte et pénétrait dans la chambre par toutes les fissures de la muraille; un pas précipité se fit entendre c'était Wilson qui entrait tout essoufflé.

« As-tu un peu d'argent, Barton?

- Assurément non je voudrais bien savoir qui est-ce qui en a aujourd'hui. Tu en as donc besoin? 

- Ce n'est pas pour moi, qui cependant n'en ai guère; mais tu connais Ben Davenport, qui travaillait chez Carson; eh bien, il a la fièvre et pas une allumette dans son feu, ni une pomme de terre dans la maison. 

– Que veux-tu que j'y fasse, puisque je n'ai pas le sou moi-même?»

Wilson avait l'air désappointé; John le voyait bien et tâchait de rester sourd à sa propre émotion, mais n'y parvenait pas en dépit de ses efforts. Il se leva, ouvrit le buffet où il avait mis de côté, pour le repas du soir, le reste de son dîner, un morceau de pain et la moitié d'une petite tranche de jambon, l'enveloppa de son mouchoir, le plaça dans son chapeau et se retourna vers Wilson : 

- Partons-nous? lui dit-il.

– Et pour où aller? >

– Chez ce pauvre garçon qui a la fièvre. » ....

 

George se retrouve sans travail lorsque l’usine Carson brûle. Le seul moyen de subsistance pour la famille est l’argent que Jem gagne en tant que mécanicien. Les temps difficiles de la famille Wilson s’ajoutent à la mort des jumeaux suite à une maladie. Lorsque Marie arrive pour offrir ses condoléances, Jem lui confesse son amour.  Mais elle rêve d’épouser Harry Carson et d’élever son statut dans la société, de pouvoir ainsi aider son père en difficulté. Mary réalise rapidement que bien qu’elle ait refusé la demande en mariage de Jem, elle est en fait amoureuse de lui. Elle décide d’éviter Harry et finit par révéler ses sentiments nouvellement découverts à Jem. Esther, qui maintenant se prostitue, revient pour dire à John qu’il doit être conscient de laisser Marie, elle sera arrêtée pour vagabondage et, libérée quelques temps après, demandera à Jem de protéger Mary. Une bagarre s’ensuit entre les deux hommes, avec un policier qui les surveille. Peu de temps après, Harry est retrouvé abattu, et Jem est arrêté alors que son arme a été retrouvée sur les lieux. C'est alors que Mary va réaliser que Jem n’a pas tué Harry, mais que c'est son père l’assassin. Mary ne sait comment sauver Jem tout en protégeant son père...

Mary va à Liverpool pour essayer de trouver un alibi pour Jem. Elle cherche le cousin de Jem, Will Wilson, qui est marin et qui était avec Jem la nuit du meurtre. Le navire sur lequel se trouve Will est déjà en mer à son arrivée, alors Mary suit dans un petit bateau. Will lui dit qu’il reviendra dans le navire pilote le lendemain et témoignera au procès prévu. Jem prend conscience que Marie est amoureuse de lui au fur et à mesure que le procès progresse. Will donne son témoignage qui aboutit à ce que Jem soit déclaré non coupable. De retour à Manchester, Mary trouve son père en pleine crise de culpabilité. Il avoue au père de Harry qu’il est le tueur et meurt juste après. Esther meurt peu de temps après.  Sentant qu’il ne peut pas surmonter toutes les conséquences des drames qui viennent de se produire, Jem décide de quitter l’Angleterre. À la fin du livre, Mary et Jem sont mariés et vivent au Canada avec un enfant et Mme Wilson....

 

 (CHAPTER X. RETURN OF THE PRODIGAL.)

"Despair settled down like a heavy cloud; and now and then, through the dead calm of sufferings, came pipings of stormy winds, foretelling the end of these dark prognostics. In times of sorrowful or fierce endurance, we are often soothed by the mere repetition of old proverbs which tell the experience of our forefathers; but now, "it's a long lane that has no turning," "the weariest day draws to an end," &c., seemed false and vain sayings, so long and so weary was the pressure of the terrible times. Deeper and deeper still sank the poor; it showed how much lingering suffering it takes to kill men, that so few (in comparison) died during those times. But remember! we only miss those who do men's work in their humble sphere; the aged, the feeble, the children, when they die, are hardly noted by the world; and yet to many hearts, their deaths make a blank which long years will never fill up. Remember, too, that though it may take much suffering to kill the able-bodied and effective members of society, it does not take much to reduce them to worn, listless, diseased creatures, who thenceforward crawl through life with moody hearts and pain-stricken bodies.

The people had thought the poverty of the preceding years hard to bear, and had found its yoke heavy; but this year added sorely to its weight. Former times had chastised them with whips, but this chastised them with scorpions.

 

Un morne désespoir avait remplacé la dernière illusion que les ouvriers s'étaient faite et parfois de sourds grondements, précurseurs de l'orage, venaient tout à coup troubler ce calme funèbre qui pesait sur la ville. Les vieux dictons de nos pères, que la patience évoque, n'étaient plus que dérisoires en face d'une telle misère. Comment se persuader que tous les maux ont une fin, quand chaque jour rendait plus effroyable l'horrible dénuement où l'on était la veille, et que l'attente ne servait, qu'à montrer combien l'homme peut souffrir avant de succomber à ses tortures? car, si nombreux que fussent les morts, on demeurait surpris de les voir relativement si rares. Toutefois, notez bien que c'est la perte des hommes, celle des travailleurs, dont les bras nous manquent, qui seule attire notre attention : le monde ne se préoccupe pas de la mort d'un vieillard, d'un enfant ou d'un infirme : et pourtant quel vide laisse à jamais leur absence dans les cœurs dont elle emporte la joie! Remarquez en outre que, s'il faut une somme incalculable de souffrances pour tuer un homme robuste, il en faut bien peu pour le réduire à l'état de maladie incessante et pour le condamner à traîner désormais une vie de douleur qui le rend à charge à lui-même et inutile pour tous.

Les années précédentes avaient été bien dures, et le peuple avait connu tout le poids de la misère; mais, à l'époque dont nous parlons, cette misère s'accroissait de mille  tourments. C'était à coups de fouet que le temps avait jusqu'alors chassa les masses devant lui, et maintenant chaque lanière se transformait en scorpion, dont le venin s'infiltrait par mille blessures.

 

Of course, Barton had his share of mere bodily sufferings. Before he had gone up to London on his vain errand, he had been working short time. But in the hopes of speedy redress by means of the interference of Parliament, he had thrown up his place; and now, when he asked leave to resume work, he was told they were diminishing their number of hands every week, and he was made aware by the remarks of fellow workmen, that a Chartist delegate, and a leading member of a Trades' Union, was not likely to be favoured in his search after employment. Still he tried to keep up a brave heart concerning himself. He knew he could bear hunger; for that power of endurance had been called forth when he was a little child, and had seen his mother hide her daily morsel to share it among her children, and when he, being the eldest, had told the noble lie, that "he was not hungry, could not eat a bit more," in order to imitate his mother's bravery, and still the sharp wail of the younger infants. Mary, too, was secure of two meals a day at Miss Simmonds'; though, by the way, the dress-maker, too, feeling the effect of bad times, had left off giving tea to her apprentices, setting them the example of long abstinence by putting off her own meal until work was done for the night, however late that might be.

 

Barton partageait ces souffrances, et le besoin l'atteignait à son tour. Il avait en vain cherché de l'ouvrage; on lui avait fait entendre que, délégué chartiste et l'un des meneurs de l'association des métiers, il lui serait plus difficile qu'à tout autre d'en obtenir, au moment où les patrons diminuaient encore le nombre de leurs ouvriers. Il tâcha donc de s'oublier lui-même et s'efforça de conserver son énergie; d'ailleurs il avait, dès l'enfance, acquis la faculté de supporter un long jeûne, alors que sa mère cachait une partie de sa nourriture pour la conserver à ses enfants, et que lui, l'aîné de tous, lui disant "Je n'ai pas faim,"  refusait la part qu'il abandonnait à ses petits frères.

Marie prenait deux repas à l'atelier; cela suffisait pour rassurer le pauvre père, bien que, sous prétexte de la misère générale. miss Simmonds eût déjà retranché à ses apprenties le thé qu'elle leur donnait en vertu de leurs conventions. Les trois francs par semaine du loyer de la maison étaient payés par le salaire de Marie; mais c'était à peu près tout ce que gagnait la jeune fille; et il fallut peu à peu se dépouiller des objets qu'on avait tant aimés, engager le vieux plateau, la boîte à thé, la trière, enfin les couvertures; que l'on finit par vendre quand l'été arriva....

 

But by degrees the house was stripped of its little ornaments. Some were broken; and the odd twopences and threepences wanted to pay for their repairs, were required for the far sterner necessity of food. And by-and-bye Mary began to part with other superfluities at the pawn-shop. The smart tea-tray and tea-caddy, long and carefully kept, went for bread for her father. He did not ask for it, or complain, but she saw hunger in his shrunk, fierce, animal look. Then the blankets went, for it was summer time, and they could spare them; and their sale made a fund, which Mary fancied would last till better times came. But it was soon all gone; and then she looked around the room to crib it of its few remaining ornaments. To all these proceedings her father said never a word. If he fasted, or feasted (after the sale of some article), on an unusual meal of bread and cheese, he took all with a sullen indifference, which depressed Mary's heart. She often wished he would apply for relief from the Guardian's relieving office; often wondered the Trades' Union did nothing for him. Once when she asked him as he sat, grimed, unshaven, and gaunt, after a day's fasting over the fire, why he did not get relief from the town, he turned round, with grim wrath, and said, "I don't want money, child! D——n their charity and their money! I want work, and it is my right. I want work."

 

 La chambre s'était dégarnie de ses ornements d'abord, de ses meubles ensuite; et l'indifférence de Barton à cet égard attristait profondément sa fille. Elle aurait voulu qu'il se fit inscrire au bureau des secours et s'étonnait de ne pas voir l'association des métiers faire quelque chose pour lui; mais un soir que, les traits contractés, la barbe longue et le visage plus pâle que de coutume, il était assis près de la cheminée, sans avoir rien mangé depuis la veille, et que Marie le suppliait de s'adresser à la ville pour avoir sa part de ce qu'elle faisait distribuer : "Je n'ai pas besoin de leur argent, avait-il répondu; qu'ils aillent au diable avec tous leurs secours; c'est de l'ouvrage qu'il me faut, et non pas leur aumône." ...


"Cranford" (Elizabeth  Gaskell, Les Dames de Cranford, 1853)
"Dans une petite ville du nord-ouest de l’Angleterre, la narratrice Mary Smith raconte les mille et un petits riens qui font la vie quotidienne de Cranford, notamment celle de ses amies Mlle Matty et Matilda Jenkyns. Elle dresse le portrait réjouissant et chaleureux  d’une communauté de femmes, et propose une peinture savoureuse de cette société rurale victorienne éprise de traditions."

 

 

CHAPTER I - OUR SOCIETY

"In the first place, Cranford is in possession of the Amazons; all the holders of houses above a certain rent are women. If a married couple come to settle in the town, somehow the gentleman disappears; he is either fairly frightened to death by being the only man in the Cranford evening parties, or he is accounted for by being with his regiment, his ship, or closely engaged in business all the week in the great neighbouring commercial town of Drumble, distant only twenty miles on a railroad. In short, whatever does become of the gentlemen, they are not at Cranford. What could they do if they were there? The surgeon has his round of thirty miles, and sleeps at Cranford; but every man cannot be a surgeon. For keeping the trim gardens full of choice flowers without a weed to speck them; for frightening away little boys who look wistfully at the said flowers through the railings; for rushing out at the geese that occasionally venture in to the gardens if the gates are left open; for deciding all questions of literature and politics without troubling themselves with unnecessary reasons or arguments; for obtaining clear and correct knowledge of everybody’s affairs in the parish; for keeping their neat maidservants in admirable order; for kindness (somewhat dictatorial) to the poor, and real tender good offices to each other whenever they are in distress, the ladies of Cranford are quite sufficient. “A man,” as one of them observed to me once, “is so in the way in the house!” Although the ladies of Cranford know all each other’s proceedings, they are exceedingly indifferent to each other’s opinions. Indeed, as each has her own individuality, not to say eccentricity, pretty strongly developed, nothing is so easy as verbal retaliation; but, somehow, good-will reigns among them to a considerable degree.

 

Notre petite communauté Avant toute chose, disons que Cranford appartient aux Amazones. Tous les locataires d'une maison dont le loyer excède une certaine somme sont des femmes. Si un couple marié vient à fixer sa résidence dans la ville, d'une manière ou d'une autre l'homme disparaît. Ou bien la peur le glace à l'idée d'être le seul élément masculin clans les soirées de Cranford et on n'en parle plus, ou on explique son absence par les devoirs de son régiment, les astreintes de son bateau, ou encore par des affaires qui le retiennent toute la semaine dans le grand centre commercial de Drumble, une ville qui n'est séparée de Cranford que par trente kilomètres de chemin de fer. Bref, quoi qu'il advienne de ces messieurs, il n'y a pas à Cranford trace de leur existence.

Et que pourraient-ils y faire s'ils y étaient? Le médecin a sa tournée de cinquante kilomètres. Il dort à Cranforcl. Mais tout le monde ne peut pas être médecin. Quand il s'agit de maintenir les jardins coquets pleins de belles fleurs sans une mauvaise herbe pour les souiller, d'inspirer une peur salutaire aux garnements qui, entre les barreaux, jettent sur lesdites fleurs des regards concupiscents, de courir chasser les oies qui à l'occasion s'aventurent dans ces jardins quand la barrière est restée ouverte, de décider de toutes les questions de littérature et de politique sans se compliquer la vie avec des raisons ou des arguments superfétatoires, de se faire une idée claire et juste des affaires de tous les habitants de la paroisse, de tenir admirablement des servantes coquettement mises, de dispenser des secours aux pauvres (parfois de manière despotique) et de se rendre mutuellement service avec une authentique compassion quand il leur arrive malheur, les dames de Cranford n'ont besoin de personne. Comme l'une d'elles un jour me le faisait remarquer, un homme dans la maison ne cesse d'être dans nos jambes. Bien que les dames de Cranford n'ignorent rien de tous les agissements de leurs voisines, elles manifestent à l'égard de leurs opinions une indifférence absolue. En réalité, comme chacune a sa personnalité, pour ne pas dire son excentricité bien marquée, rien ne leur serait plus facile que d'échanger des propos venimeux. Cependant, on ne sait comment, on observe parmi elles une bonne volonté de remarquables proportions.

 

 The Cranford ladies have only an occasional little quarrel, spirited out in a few peppery words and angry jerks of the head; just enough to prevent the even tenor of their lives from becoming too flat. Their dress is very independent of fashion; as they observe, “What does it signify how we dress here at Cranford, where everybody knows us?” And if they go from home, their reason is equally cogent, “What does it signify how we dress here, where nobody knows us?” The materials of their clothes are, in general, good and plain, and most of them are nearly as scrupulous as Miss Tyler, of cleanly memory; but I will answer for it, the last gigot, the last tight and scanty petticoat in wear in England, was seen in Cranford - and seen without a smile.

 

Les dames de Cranford ne se permettent qu'une petite algarade de temps à autre qui se traduit par deux ou trois mots aigres-doux et un visage qui se crispe sous l'effet de la colère. C'est juste ce qu'il faut pour empêcher une vie uniforme de devenir monotone. Leur manière de se vêtir est totalement indépendante de la mode. Comme elles le disent si bien:

« Quelle importance notre façon de nous habiller ici à Cranford, où tout le monde nous connaît? » Si elles quittent leur cher Cranford, leur raisonnement garde la même valeur : « Quelle importance notre costume dans un pays où l'on n'a jamais entendu parler de nous! » L'étoffe de leurs vêtements est en général solide et toute simple. La plupart d'entre elles obéissent aux mêmes scrupules que Mlle Tylerl, célèbre pour son amour de la propreté. Pourtant, je m'en porte garante, la dernière manche à gigot, le dernier petit jupon étriqué, on les a vus à Cranford, et ils n'y ont provoqué aucun sourire. 

 

Je puis témoigner de l'existence d'un magnifique parapluie d'escouade en soie rouge sous lequel, les jours cle mauvais temps, une bonne vieille demoiselle qui avait perdu tous ses frères et sœurs se rendait en trottinant à l'Église. Avez-vous des parapluies de soie rouge à Londres? On garde le souvenir à Cranford du premier qu'on y ait vu. Les gamins faisaient cercle autour. Ils l'appelaient "une canne en jupons". Peut-être s'agissait-il de celui-là même dont je parle, porté par un père de famille robuste au-dessus d'une ribambelle de petites têtes. La pauvre petite demoiselle, seule survivante de ce troupeau, avait peine à le tenir.

Après cela, il existait des règles et des principes pour les visites, longues et courtes. Ils étaient annoncés à tous les jeunes gens venant à séjourner dans la ville avec la même solennité qui accompagnait la lecture des anciennes lois de l'île de Man, une fois l'an, sur le mont Tinwald.

« Nos amis ont cherché à savoir comment vous vous trouvez ce soir, ma chère enfant, après votre Voyage (vingt kilomètres dans une voiture particulière). Ils vous permettront de vous reposer demain matin mais, le jour suivant, pas de doute là-dessus, ils passeront vous voir. Donc rendez-vous libre l'après-midi, car nous rendons nos visites entre midi et trois heures."

Ensuite, la visite faite :

"C'est le troisième jour. Votre maman vous aura sans doute dit, ma chère enfant, de ne jamais laisser passer plus de trois jours entre le moment où vous recevez une visite et celui où vous la rendez. Sans doute vous a-t-on aussi spécifié que vous ne deviez jamais rester plus d'un quart d'heure.

- Mais faudra-t-il que je regarde ma montre? Comment saurai-je que j'arrive à la fin du quart d'heure?

- Vous devrez toujours garder cette obligation en mémoire, ma-chère, et ne pas vous laisser aller à l'oublier en parlant."

Comme chacune se souvenait de cette règle, en faisant une visite ou en la recevant, il va de soi qu'on n'abordait jamais de sujet captivant. Nous nous limitions à des phrases courtes à propos de tout et de rien en concentrant notre attention sur l'heure du départ.

 

 I imagine that a few of the gentlefolks of Cranford were poor, and had some difficulty in making both ends meet; but they were like the Spartans, and concealed their smart under a smiling face. We none of us spoke of money, because that subject savoured of commerce and trade, and though some might be poor, we were all aristocratic. The Cranfordians had that kindly esprit de corps which made them overlook all deficiencies in success when some among them tried to conceal their poverty. When Mrs Forrester, for instance, gave a party in her baby-house of a dwelling, and the little maiden disturbed the ladies on the sofa by a request that she might get the teatray out from underneath, everyone took this novel proceeding as the most natural thing in the world, and talked on about household forms and ceremonies as if we all believed that our hostess had a regular servants’ hall, second table, with housekeeper and steward, instead of the one little charityschool maiden, whose short ruddy arms could never have been strong enough to carry the tray upstairs, if she had not been assisted in private by her mistress, who now sat in state, pretending not to know what cakes were sent up, though she knew, and we knew, and she knew that we knew, and we knew that she knew that we knew, she had been busy all the morning making tea  bread and sponge-cakes.

 

J'imagine qu'à Cranford les gens de la bonne société quelquefois étaient pauvres et éprouvaient de la difficulté à joindre les deux bouts. Mais, comme les Spartiates, ils cachaient leurs tourments sous l'apparence d'un sourire. Personne parmi nous ne parlait d'argent, parce que c'était un sujet qui évoquait le négoce, les activités commerciales et, si certains souffraient de pauvreté, nous appartenions tous à l'aristocratie. Les habitants de Cranford étaient dotés d'un charitable esprit de corps qui leur permettait d'ignorer toutes les imperfections dans la réussite sociale quand parmi eux on tentait de dissimuler son indigence.

Ainsi, quand Mme Forrester donnait une réception dans sa maison de poupée et que la petite bonne dérangeait les dames assises sur le sofa en demandant de prendre le plateau qui était en dessous, tout le monde considérait cette innovation comme ce qu'il y avait de plus naturel, et l'on poursuivait la conversation sur les us et coutumes comme si nous étions

toutes persuadées que notre hôtesse disposait d'un véritable office, d'une deuxième table avec femme de charge et intendant au lieu d'une jeunette issue d'une école de charité dont les petits bras rougeauds n'auraient jamais eu la force de monter le plateau sans l'aide discrète d'une maîtresse maintenant dignement assise et faisant semblant de ne pas savoir quels petits gâteaux on faisait parvenir à l'étage au-dessus, alors qu'elle savait, que nous savions, que nous savions qu'elle savait, que nous savions qu'elle savait que nous savions qu'elle avait passé toute la matinée à confectionner du pain d'épices et des beignets.

 

There were one or two consequences arising from this general but unacknowledged poverty, and this very much acknowledged gentility, which were not amiss, and which might be introduced into many circles of society to their great improvement. For instance, the inhabitants of Cranford kept early hours, and clattered home in their pattens, under the guidance of a lanternbearer, about nine o’clock at night; and the whole town was abed and asleep by half-past ten. Moreover, it was considered “vulgar” (a tremendous word in

Cranford) to give anything expensive, in the way of eatable or drinkable, at the evening entertainments. Wafer bread-and-butter and sponge-biscuits were all that the Honourable Mrs Jamieson gave; and she was sister-in-law to the late Earl of Glenmire, although she did practise such “elegant economy.”

 

Il résultait de cette pauvreté répandue sans être reconnue et de cette distinction qui, elle, était notoire, un ou deux usages qui n'étaient pas regrettables et qui pourraient avantageusement trouver place dans bien des milieux. C'est ainsi que les habitants de Cranford se couchaient de bonne heure et rentraient chez eux dans un claquement de patins sous la conduite d'un porteur de lanterne vers les neuf heures du soir. La ville entière dormait à poings fermés à dix heures et demie. En outre, passait pour "vulgaire" (le grand mot à Cranford) le fait d'offrir quelque chose de cher en matière de nourriture et de boisson lors des divertissements nocturnes. De minces tartines de pain beurré et des beignets constituaient tout ce que proposait l'honorable Mme Jamieson, et elle était la belle-sœur de feu le comte de Glenmire tout en se conformant aux règles de l'économie, mais une "économie distinguée".

 

"Économie distinguée" ! Comme il est facile de retomber dans la phraséologie de Cranford ! Là, économiser était toujours "distingué" et dépenser "vulgaire et ostentatoire", un raisonnement entaché de dépit qui nous apportait beaucoup de sérénité et de satisfaction. Je n'oublierai jamais notre détresse quand un certain capitaine Brown choisit de venir vivre à Cranford et ouvertement y parla de sa pauvreté. Ajoutez à cela que ce n'était pas à mi-voix en s'adressant à un ami intime, après avoir fermé portes et fenêtres, mais en public, dans la rue, de la voix forte d'un militaire, en présentant son manque d'argent comme un motif pour ne pas prendre à bail une certaine maison. Les dames de Cranford étaient déjà prêtes à gémir devant l'invasion de leur territoire par un homme, d'une certaine éducation par surcroît.

C'était un capitaine en demi-solde, qui avait obtenu un emploi sur une ligne de chemin de fer voisine contre l'instauration de laquelle la petite ville avait signé une pétition. Si, en plus de son sexe et de ses liens avec une ligne de chemin de fer insupportable, il avait le toupet de parler de son dénuement, eh bien, assurément, il fallait refuser de lui adresser la parole.

La pauvreté était aussi indiscutable et aussi banale que la mort. Pourtant on n'en parlait jamais à haute voix dans la rue. Le mot ne devait pas être prononcé dans la bonne société. Tacitement, nous nous étions mises d'accord pour refuser d'admettre qu'une personne à même de nous visiter et d'être visitée sur un pied d'égalité pouvait être empêchée par un embarras financier de faire ce qui lui plaisait. Si nous allions à pied à une soirée ou en revenions de même, c'était parce que la nuit était belle, l'air très doux, et non parce que les chaises à porteurs étaient chères. Si nous préférions un tissu imprimé à une robe de soie, la cause en était que nous voulions une étoffe qui se lavait, et ainsi de suite, au point d'être aveugles à une réalité peu brillante: toutes, nous vivions avec peu de moyens.

 

Cela faisait qu'évidemment nous ne savions comment considérer un homme qui pouvait parler de la pauvreté comme si ce n'était pas infamant. Pourtant, mystérieusement, le capitaine Brown réussit à se faire respecter à Cranford, et on le visita en dépit de toutes les résolutions qu'on avait prises de s'en abstenir..."

 

Publié en feuilleton dans la revue Household Words au cours des années 1851-1853, Elizabeth  Gaskell, laissant de côté les intentions moralisatrices et les problèmes sociaux qu`elle avait abordés dans ses ouvrages précédents, décrit, dans ce livre, la vie d'une petite ville de la province anglaise, en prenant comme centre de l'action une sympathique vieille fille, Matilda Jenkyns. À son histoire se mêlent celles des autres habitants de Cranford, parmi lesquels il y a le capitaine Brown, homme au oœur d`or, qui meurt en essayant de sauver un enfant qui allait être écrasé par un train. Nous voyons ensuite un ancien amoureux de Matilda, M. Holbrook. et certaines vieilles dames très bizarres, qui dédaignent les richesses vulgaires en pratiquant une "économie élégante". Voici par exemple la distinguée Mme Jamieson, et sa belle-sœur, lady Glenmire, qui par la suite se mariera avec le Dr Hoggins. Voici Mlle Pole et Mme Forrester. La perte soudaine de sa fortune force Matilda à ouvrir une boutique; elle accepte avec son habituelle sérénité sa nouvelle vie de travail et de sacrifices, adoucie pourtant par la tendre solidarité de ses amis. On dirait que rien ne peut la distraire de sa vie laborieuse et modeste. Mais voici que son frère Peter revient de façon inattendue d'Inde, où il fêtait enfui depuis sa jeunesse, sans avoir jamais plus donné de ses nouvelles! Ce vieillard vigoureux et fantaisiste raconte comment, parmi ses nombreuses aventures, il avait gravi des sommets tellement hauts, dans l'Himalaya, qu'iI avait tiré par erreur un coup de fusil sur un chérubin (mot d'esprit qui devint proverbial en Angleterre). Il ne possède pas seulement le titre éclatant de Aga Jenkyns, mais encore une grosse fortune. Grâce à lui, les dernières années de la vie de Matilda s'écouleront paisiblement, à l'abri des difficultés d'argent.


"Ruth" (1853)

Roman de réalisme victorien qui explore et critique un évènement relativement ordinaire de la vie quotidienne, la souffrance d’une jeune femme vertueuse qui, séduite, donne naissance à un enfant illégitime, les thèmes de la rédemption, de l’hypocrisie social et de l’amour familial ...

Ruth Hilton, après la mort de ses parents, commence à travailler comme apprentie d’une couturière, Mrs. Mason. Ruth est très belle, elle est donc sélectionnée pour assister à un bal et pour aider à modifier les robes des invités les plus riches. Elle y attire l’attention d’Henry Bellingham, un jeune homme riche et gâté, qui rapidement lui propose des rendez-vous.  Mais un jour, Mme Mason soupçonne Ruth d'entretenir une relation illicite, la congédie Ruth et la jette hors du logement où elle vit. Bellingham profite de la situation et la persuade de venir à Londres avec lui. Ruth devient sa maîtresse mais perd sa réputation et sa respectabilité. Bellingham et Ruth gagnent le Pays de Galles, où leur relation devient d'autant plus tendue que Bellingham commence à s’ennuyer. Ruth poursuit son chemin de croix, maîtresse de Bellingham elle continue à subir la honte publique. Mais Bellingham tombe gravement malade, et la propriétaire de l’auberge où ils séjournent contacte sa mère. Mme. Bellingham arrive au Pays de Galles pour s’occuper de son fils et rejeter Ruth. Bellingham retrouve  ses forces et quitte brutalement le pays de Galles, abandonnant Ruth avec une somme d’argent. Ruth est dévastée par cet abandon et envisage même de se suicider. Cependant, pendant son séjour au pays de Galles, elle a noué une amitié avec un compagnon de voyage nommé M. Benson. M. Benson est un Anglais qui travaille comme ministre et qui vit avec un handicap physique qui le rend un peu fragile. M. Benson remarque la détresse de Ruth, reconstitue ce qui s’est passé avec Bellingham et la met sous sa protection. M. Benson n’est pas marié et vit avec sa sœur Faith. Il envoie Faith au Pays de Galles, et elle se joint à lui pour aider Ruth. Faith, M. Benson et Ruth découvrent que Ruth est enceinte, ce qui est très préoccupant, car les enfants illégitimes étaient fortement stigmatisés à l’époque. Faith et M. Benson élaborent un plan pour que Ruth vienne vivre avec eux dans leur ville natale d’Eccleston; ils prétendront qu’elle est une parente éloignée de la leur qui a récemment été veuve. De cette façon, Ruth et son enfant peuvent rester socialement respectables. Ils décident que Ruth adoptera un nouveau nom, Mrs. Denbigh, afin que personne ne puisse la relier à sa vie passée. Ruth déménage à Eccleston avec eux et s’installe dans une nouvelle vie, bien que la servante des Benson, Sally, découvre rapidement la vérité et condamne un peu précipitamment Ruth. Celle-ci donne naissance à un fils prénommé Leonard. Les années passent, et Ruth réfléchit à la façon dont elle peut gagner un revenu pour elle-même et son enfant. Les Benson sont de bons amis avec la famille Bradshaw, une famille riche et socialement influente de la ville. Les Bradshaws ont quatre enfants : Richard, Jemima et deux filles beaucoup plus jeunes appelées Mary et Elizabeth. M. Bradshaw a toujours été impressionné par la nature calme et douce de Ruth et l’invite à travailler comme gouvernante pour ses deux filles plus jeunes. Ruth profite d’une période de bonheur et de calme et se lie d’amitié avec Jemima Bradshaw. Quelque temps plus tard, M. Bradshaw s’implique dans la politique locale et commence à travailler pour qu’un candidat nommé M. Donne soit élu député local. 

Ruth rencontre M. Donne et le reconnaît comme Bellingham (il est expliqué plus tard que Bellingham a changé son nom pour obtenir un héritage d’un parent riche). Bellingham harcèle Ruth, tente de la rencontrer et lui propose de reprendre leur relation. Elle refuse et reste ferme même après que Bellingham ait appris pour Leonard et lui a demandé de l’épouser. Ruth pense que Bellingham aurait une mauvaise influence sur son fils et veut les empêcher de se rencontrer. Bellingham abandonne finalement face à l’entêtement de Ruth. 

 Pendant ce temps, Jemima Bradshaw hésite à se marier avec le partenaire d’affaires de son père, M. Farquhar. Elle aime M. Farquhar mais a quelques doutes, et ses hésitations et son comportement incohérent conduisent M. Farquhar à s’intéresser à Ruth. Jemima devient amèrement jalouse de Ruth; un jour, elle entend des ragots sur le passé de Ruth et se rend compte que Ruth est la mère d’un enfant illégitime. Néanmoins, Jemima ne le dit à personne, mais M. Bradshaw finit par m'apprendre et décide immédiatement de se séparer d'elle et de cesser toute relation avec les Benson.  Ruth apprend à Leonard qu’il est illégitime, beaucoup de résidents d’Eccleston les fuient, mais Ruth commence à travailler comme infirmière pour gagner de l’argent, s’occupant principalement des personnes les plus nécessiteuses. 

Jemima et M. Farquhar se marient et fondent leur propre famille, et continuent à fréquenter Ruth. Richard Bradshaw est pris à détourner de l’argent, son père est furieux et profondément honteux de son fils, Farquhar et Benson s’arrangent pour le faire fuir en Ecosse. Une épidémie de typhus éclate dans la ville, et Ruth risque héroïquement sa propre sécurité pour travailler à l’hôpital, son courage conduit nombre de gens à oublier son passé scandaleux. Mais Ruth attrapera la maladie et mourra. À la fin du roman, M. Bradshaw se rendra compte qu’il a eu tort de condamner Ruth... 


"North and South" (Nord et Sud, Elizabeth  Gaskell, 1854)
"C’est le choc de deux Angleterre que le roman nous invite à découvrir : le Sud, paisible, rural et conservateur, et le Nord, industriel, énergique et âpre. Entre les deux, la figure de l’héroïne, la jeune et belle Margaret Hale. Après un long séjour à Londres chez sa tante, elle regagne le presbytère familial dans un village du sud de l’Angleterre. Peu après son retour, son père renonce à l’Église et déracine sa famille pour s’installer dans une ville du Nord. Margaret va devoir s’adapter à une nouvelle vie en découvrant le monde industriel avec ses grèves, sa brutalité et sa cruauté. Sa conscience sociale s’éveille à travers les liens qu’elle tisse avec certains ouvriers des filatures locales, et les rapports difficiles qui l’opposent à leur patron, John Thornton....

 

(CHAPTER VII. NEW SCENES AND FACES.)

"The next afternoon, about twenty miles from Milton-Northern, they entered on the little branch railway that led to Heston. Heston itself was one long straggling street, running parallel to the seashore. It had a character of its own, as different from the little bathing-places in the south of England as they again from those of the continent. To use a Scotch word, everything looked more “purpose-like.” The country carts had more iron, and less wood and leather about the horse-gear; the people in the streets, although on pleasure bent, had yet a busy mind. The colours looked grayer--more enduring, not so gay and pretty. There were no smock-frocks, even among the country-folk; they retarded motion, and were apt to catch on machinery, and so the habit of wearing them had died out. In such towns in the south of England, Margaret had seen the shopmen, when not employed in their business, lounging a little at their doors, enjoying the fresh air, and the look up and down the street. Here, if they had any leisure from customers, they made themselves business in the shop--even, Margaret fancied, to the unnecessary unrolling and re-rolling of ribbons. All these differences struck upon her mind, as she and her mother went out next morning to look for lodgings.

 

"L'après-midi suivant, à une vingtaine de kilomètres de Milton-Northern, ils s'engagèrent sur le petit embranchement qui menait à Heston. Heston n'était qu'une longue rue sinueuse, parallèle au bord de la mer. Elle avait un caractère propre, aussi différent des petites stations balnéaires du sud de l'Angleterre que de celles du continent. Pour employer un mot écossais, tout avait l'air plus "purpose-like". Les charrettes de campagne avaient plus de fer, et moins de bois et de cuir dans l'attirail des chevaux ; les gens dans les rues, bien qu'ils soient en train de s'amuser, ont encore l'esprit occupé. Les couleurs étaient plus grises, plus durables, moins gaies et moins jolies. Il n'y avait pas de blouses, même chez les campagnards ; elles ralentissaient le mouvement et étaient susceptibles de s'accrocher aux machines ; aussi l'habitude de les porter s'était-elle perdue. Dans les villes du sud de l'Angleterre, Margaret avait vu les commerçants, lorsqu'ils n'étaient pas occupés à leur commerce, se prélasser un peu devant leur porte, profitant de l'air frais et de la vue sur la rue. Ici, s'ils avaient le loisir de recevoir des clients, ils s'occupaient dans la boutique - même, pensait Margaret, en déroulant et en réenroulant inutilement des rubans. Toutes ces différences lui revinrent à l'esprit lorsque, le lendemain matin, elle et sa mère partirent à la recherche d'un logement.

 

Their two nights at hotels had cost more than Mr. Hale had anticipated, and they were glad to take the first clean, cheerful rooms they met with that were at liberty to receive them. There, for the first time for many days, did Margaret feel at rest. There was a dreaminess in the rest, too, which made it still more perfect and luxurious to repose in. The distant sea, lapped the sandy shore with measured sound; the nearer cries of the donkey-boys; the unusual scenes moving before her like pictures, which she cared not in her laziness to have fully explained before they passed away; the stroll down to the beach to breathe the sea-air, soft and warm on that sandy shore even to the end of November; the great long misty sea-line touching the tender-coloured sky; the white sail of a distant boat turning silver in some pale sunbeam:--it seemed as if she could dream her life away in such luxury of pensiveness, in which she made her present all in all, from not daring to think of the past, or wishing to contemplate the future.

 

Leurs deux nuits à l'hôtel avaient coûté plus cher que Mr Hale ne l'avait prévu, et ils étaient heureux de prendre les premières chambres propres et gaies qu'ils rencontraient et qui étaient libres de les accueillir. C'est là que, pour la première fois depuis de nombreux jours, Margaret se sentit au repos. Il y avait aussi une part de rêve dans ce repos, ce qui le rendait encore plus parfait et luxueux. La mer lointaine, qui clapotait sur le rivage sablonneux avec un bruit mesuré ; les cris plus proches des âniers ; les scènes inhabituelles qui défilaient devant elle comme des tableaux, qu'elle ne se souciait pas, dans sa paresse, de faire expliquer complètement avant qu'ils ne disparaissent ; la promenade sur la plage pour respirer l'air marin, doux et chaud sur ce rivage sablonneux même à la fin de novembre ; la grande ligne de mer brumeuse qui touchait le ciel aux couleurs tendres ; la voile blanche d'un bateau lointain qui devenait argentée dans un pâle rayon de soleil... On aurait dit qu'elle pouvait rêver : --Il lui semblait qu'elle pouvait rêver sa vie dans un tel luxe de pensées, où elle faisait son présent tout entier, n'osant penser au passé, ni désirer contempler l'avenir.

 

But the future must be met, however stern and iron it be. One evening it was arranged that Margaret and her father should go the next day to Milton-Northern, and look out for a house. Mr. Hale had received several letters from Mr. Bell, and one or two from Mr. Thornton, and he was anxious to ascertain at once a good many particulars respecting his position and chances of success there, which he could only do by an interview with the latter gentleman. Margaret knew that they ought to be removing; but she had a repugnance to the idea of a manufacturing town, and believed that her mother was receiving benefit from Heston air, so she would willingly have deferred the expedition to Milton.

 

Mais l'avenir doit être affronté, même s'il est sévère et dur. Un soir, il fut convenu que Margaret et son père se rendraient le lendemain à Milton-Northern pour y chercher une maison. Mr Hale avait reçu plusieurs lettres de Mr Bell et une ou deux de Mr Thornton, et il tenait à s'assurer immédiatement d'un grand nombre de détails concernant sa position et ses chances de succès là-bas, ce qu'il ne pouvait faire que par une entrevue avec ce dernier. Margaret savait qu'ils devaient partir ; mais elle répugnait à l'idée d'une ville manufacturière et croyait que sa mère bénéficiait de l'air de Heston ; elle aurait donc volontiers reporté l'expédition à Milton.

 

For several miles before they reached Milton, they saw a deep lead-coloured cloud hanging over the horizon in the direction in which it lay. It was all the darker from contrast with the pale gray-blue of the wintry sky; for in Heston there had been the earliest signs of frost. Nearer to the town, the air had a faint taste and smell of smoke; perhaps, after all, more a loss of the fragrance of grass and herbage than any positive taste or smell. Quick they were whirled over long, straight, hopeless streets of regularly-built houses, all small and of brick. Here and there a great oblong many-windowed factory stood up, like a hen among her chickens, puffing out black “unparliamentary” smoke, and sufficiently accounting for the cloud which Margaret had taken to foretell rain. As they drove through the larger and wider streets, from the station to the hotel, they had to stop constantly; great loaded lurries blocked up the not over-wide thoroughfares. Margaret had now and then been into the city in her drives with her aunt. But there the heavy lumbering vehicles seemed various in their purposes and intent; here every van, every waggon and truck, bore cotton, either in the raw shape in bags, or the woven shape in bales of calico. People thronged the footpaths, most of them well-dressed as regarded the material, but with a slovenly looseness which struck Margaret as different from the shabby, threadbare smartness of a similar class in London.

 

Plusieurs kilomètres avant d'arriver à Milton, ils virent un nuage profond de couleur plomb suspendue à l'horizon dans la direction où il se trouvait. Il était d'autant plus sombre qu'il contrastait avec le gris-bleu pâle du ciel hivernal, car à Heston, les premiers signes de gelée étaient apparus. Plus près de la ville, l'air avait un faible goût et une odeur de fumée ; peut-être, après tout, plus une perte du parfum de l'herbe et des plantes qu'un goût ou une odeur positive. Rapidement, ils furent entraînés dans de longues rues droites et sans espoir, avec des maisons construites régulièrement, toutes petites et en briques. Ici et là, une grande usine oblongue à fenêtres multiples se dressait, comme une poule parmi ses poulets, crachant une fumée noire "antiparlementaire", et expliquant suffisamment le nuage que Margaret avait pris pour un signe annonciateur de pluie. Lorsqu'ils traversèrent les rues plus larges, de la gare à l'hôtel, ils durent s'arrêter constamment, car de grands camions chargés bloquaient les artères qui n'étaient pas trop larges. Margaret s'était déjà rendue en ville lors de ses promenades en voiture avec sa tante. Mais là, les véhicules lourds semblaient avoir des buts et des intentions différents ; ici, chaque camionnette, chaque wagon et chaque camion transportait du coton, soit à l'état brut dans des sacs, soit à l'état tissé dans des balles de calicot. Les gens se pressaient sur les chemins, la plupart bien habillés, mais avec une décontraction qui frappait Margaret comme étant différente de l'élégance minable et négligée d'une classe similaire à Londres.

 

“New Street,” said Mr. Hale. “This, I believe, is the principal street in Milton. Bell has often spoken to me about it. It was the opening of this street from a lane into a great thoroughfare, thirty years ago, which has caused his property to rise so much in value. Mr. Thornton’s mill must be somewhere not very far off, for he is Mr. Bell’s tenant.

But I fancy he dates from his warehouse.”

“Where is our hotel, papa?”

“Close to the end of this street, I believe. Shall we have lunch before or after we have looked at the houses we marked in the Milton Times?”

“Oh, let us get our work done first.”

“Very well. Then I will only see if there is any note or letter for me from Mr. Thornton, who said he would let me know anything he might hear about these houses, and then we will set off. We will keep the cab; it will be safer than losing ourselves, and being too late for the train this afternoon.”

 

There were no letters awaiting him. They set out on their house-hunting. Thirty pounds a-year was all they could afford to give, but in Hampshire they could have met with a roomy house and pleasant garden for the money. Here, even the necessary accommodation of two sitting-rooms and four bed-rooms seemed unattainable. They went through their list, rejecting each as they visited it. They then looked at each other in dismay.

 

“We must go back to the second, I think. That one,--in Crampton, don’t they call the suburb? There were three sitting-rooms; don’t you remember how we laughed at the number compared with the three bed-rooms? But I have planned it all. The front room down-stairs is to be your study and our dining-room (poor papa!), for you know, we settled mamma is to have as cheerful a sitting-room as we can get; and that front room up-stairs, with the atrocious blue and pink paper and heavy cornice, had really a pretty view over the plain, with a great bend of river, or canal, or whatever it is, down below. Then I could have the little bed-room behind, in that projection at the head of the first flight of stairs over the kitchen, you know--and you and mamma the room behind the drawing-room, and that closet in the roof will make you a splendid dressing-room.”

 

 "Nous devons revenir au deuxième, je pense. Celle-là, à Crampton, qu'on n'appelle pas le faubourg ? Il y avait trois salons ; ne vous rappelez-vous pas que nous avons ri de ce nombre comparé aux trois chambres à coucher ? Mais j'ai tout prévu. La pièce de devant, en bas, sera votre bureau et notre salle à manger (pauvre papa !), car vous savez, nous avons décidé que maman devait avoir un salon aussi gai que possible ; et cette pièce de devant, en haut, avec son horrible papier bleu et rose et sa lourde corniche, avait vraiment une jolie vue sur la plaine, avec un grand méandre de la rivière, ou du canal, ou quoi que ce soit d'autre, en contrebas. Ensuite, je pourrais avoir la petite chambre à coucher derrière, dans cette saillie à la tête de la première volée d'escaliers au-dessus de la cuisine, vous savez - et vous et maman la chambre derrière le salon, et ce placard dans le toit vous fera un splendide dressing".

 

“But Dixon, and the girl we are to have to help?”

 

Elizabeth Gaskell fait ses débuts dans le magazine Household Words de Charles Dickens, paru en 20 épisodes hebdomadaires entre septembre 1854 et janvier 1855. Le roman a ensuite été publié en deux volumes. Dickens a édité le roman et a changé le titre de Margaret Hale en "Nord et Sud". Dans ce roman, Gaskell s’appuie sur son expérience personnelle d'épouse d'un ministre unitarien, un rôle qui l’a mise en contact avec tous les niveaux de la société. Comme son héroïne Margaret, Gaskell était impliquée dans sa communauté et ne se limitait pas aux tâches domestiques comme beaucoup de femmes de son temps. 

La protagoniste Margaret Hale a 18 ans et vit à Londres avec sa riche tante Shaw et sa cousine, Edith. Après le mariage d’Edith avec le capitaine Lennox, Margaret retourne à Helstone, la ville tranquille où son père est le vicaire du village. Peu après son retour, elle refuse une demande en mariage de Lennox, son ami et le beau-frère d’Edith. Le père de Margaret, Richard Hale, s'éloigne de son église et démissionne de son poste de vicaire pour annoncer qu’ils doivent déménager au nord dans une ville industrielle appelée Milton, où il deviendra tuteur des propriétaires de moulins dépourvus d'instruction. La nouvelle du déménagement bouleverse la mère de Margaret, Maria, et Margaret est dévastée de quitter le pittoresque paysage pastoral qu’elle adore. Les parents de Margaret, souvent indécis et apathiques, laissent Margaret prendre toutes les dispositions pour leur déménagement. Après avoir vendu de nombreux biens, les Hales, avec la domestique de Maria, Dixon, commencent leur voyage vers le nord. 

Milton rebute immédiatement les Hales. Le smog, créé par les émissions de déchets industriels des cheminées d'usines, pollue l’air. Le vrombissement et le grincement constants des machines remplissent leurs oreilles, et les citadins se déplacent rapidement, interagissant peu les uns avec les autres. Les Hales se sentent étrangers alors qu’ils essaient de s’adapter au paysage disparate et à la structure sociale particulière qui est en contradiction avec tout ce qu’ils savent jusque-là sur leur comportement en société. 

Margaret et sa mère ont des réactions différentes. La santé de Maria commence à faiblir peu après l’arrivée de la famille à Milton parce qu’elle trouve la ville particulièrement désagréable. Elle passe la plupart de ses journées au lit à se plaindre de l’air sale et à penser à la vie pastorale idyllique de leur famille à Helstone. Margaret rencontre l’un des élève de son père, John Thornton, un nouveau riche qui possède Marlborough Mill et s'en débrouille fort bien. Bien qu’il soit beau et intéressant, Margaret ne le considère pas comme un gentleman et ne partage pas beaucoup de ses vues sur le pouvoir autoritaire du maître de moulin sur les travailleurs. Pour sa part, Thornton tombe instantanément amoureux de Margaret.

Par contre, Margaret se lie d’amitié avec un ouvrier local, Nicholas Higgins, et sa famille. En particulier, elle se rapproche de sa plus jeune fille, Bessy, qui mourra après avoir inhalé des fibres de coton dans le moulin. Bessy est une fanatique religieuse dont les rêveries mystiques charment Margaret mais créent aussi en elle une profonde sympathie à l'égard de la classe ouvrière de Milton. Margaret apprend bientôt que les travailleurs prévoient une grève pour protester contre les bas salaires et les conditions de travail dangereuses. Elle se trouve ainsi prise entre deux parties dans ce conflit naissant, elle connaît Thornton, le propriétaire du moulin, mais a également développé des relations étroites avec les travailleurs. Alors que la tension monte au cours de la grève, la santé de la mère de Margaret continue de décliner. et les deux évènements vont ainsi coïncider. Alors que Margaret se rend à la maison de Thornton, qu’il partage avec sa mère et sa sœur, Fanny, pour chercher un peu d'aide pour sa mère, les grévistes se rassemblent devant les portes de l’usine, menés par John Boucher, le voisin de Higgins. Thornton, à la demande de Margaret, va parler à ses travailleurs, mais la foule rejette tout dialogue. Alors que la violence éclate, Margaret jette ses bras autour de Thornton pour le protéger d’une chaussure jetée par l’un des travailleurs. Son geste, jugé inapproprié par la communauté parce qu’elle est célibataire, incite Thornton à proposer de sauver son honneur. Cependant, Margaret ne lui rend pas son affection et refuse. Alors que Maria approche de la mort, son dernier souhait est de voir son fils, Frederick, qui a été exilé en Espagne après une tentative de mutinerie à bord de son navire. Bien que ce soit risqué, Margaret fait en sorte que Frederick vienne à Milton, en cachette, de peur de le voir capturer et exécuter. Après avoir vu son fils, Maria meurt, et Frederick part précipitamment pour Londres. Thornton espionnant Margaret la voit l'embrasser, en conclut qu’il est son amant secret, et  plonge dans un désespoir jaloux. Une ancienne connaissance de Frederick, Leonards, reconnaît Frederick, ils se battent, Frederick fait tomber accidentellement Leonards du quai de la gare, il en meurt.  La police interroge Margaret, elle leur ment, leur déclarant qu’elle n’était pas là. Thornton, qui est également le magistrat de la ville, prend conscience de son mensonge, mais annule l’enquête pour protéger Margaret et sa famille. La fin de la grève n'est qu'amertume, nulle solution syndicat des travailleurs et  propriétaires d’usine. Le chef, Boucher, se suicide, abandonnant  Higgins à la culpabilité de sa mort. Ajoutant au désespoir de Higgins, sa sœur, Bessy, meurt...

Les membres restants de la famille Hale rencontrent différents destins. Frederick trouve une vie heureuse en Espagne et épouse la fille d’un marchand catholique. Richard va rendre visite à son ami et parrain de Margaret, M. Bell, à Oxford, mais il meurt dans son sommeil. Margaret, aujourd’hui orpheline, retourne à Harley Street à Londres pour vivre avec sa tante Shaw, mais y trouve la vie ennuyeuse et insatisfaisante. Bell propose de ramener Margaret à Helstone pour une visite. Là-bas, Margaret découvre que son ancienne ville natale n’est plus l’enclave idyllique de sa jeunesse, et la visite est plus douloureuse que réparatrice. Peu après leur visite à Helstone, Bell meurt. Dans une démonstration de considération en tant que parrain de Margaret, il laisse à Margaret son héritage. Le roman se termine progressivement en laissant paraître une conclusion heureuse entre Margaret et Thornton...

 


"Sylvia's Lovers" (1863)
"1796. La guerre contre la France révolutionnaire fait rage et ses répercussions ébranlent les provinces anglaises les plus lointaines. Le petit port baleinier de Monkshaven (Yorkshire) paie un lourd tribut en hommes valides, que les sergents recruteurs, haïs par la population, kidnappent de force pour servir le Roi. L’héroïne, Sylvia Robson, seize ans, fille unique de fermiers locaux, est une jolie sauvageonne, follement aimée par son terne cousin, Philip Hepburn. Arrive un harponneur audacieux et généreux, qui tombe amoureux d’elle et chavire son coeur. Hélas, les recruteurs vont bouleverser ces vies… Le caractère de Sylvia, fait pour l’insouciance et la légèreté, se trempe et prend une envergure dont personne ne l’aurait crue capable. Dans ce grand roman victorien, Elizabeth Gaskell montre les passions à l’oeuvre chez des gens ordinaires, et décline sur plusieurs tons le thème de l’amour frustré. Plongés dans une tourmente qui les dépasse, les personnages sont livrés à la violence de leurs sentiments, qui fait écho à celle de l’Histoire."

 

"Cousin Phillis" (Ma cousine Phillis, 1863)

Le narrateur, Paul Manning, est employé des chemins de fer. ll fait la connaissance de cousins qu'il n`a jamais vus, le révérend Holman, sa femme, et sa fille Phillis. "Ma cousine Phillis" est une toute jeune fille qui partage son temps entre les travaux de la ferme tenue par son père et l`étude des auteurs latins et grecs. D'abord séduit, le narrateur se résigne vite à n'avoir pour elle qu'une affection fraternelle. A la demande des Holman. il leur présente son supérieur hiérarchique, Edward Holdsworth, homme brillant et original dont l`humour sans cesse en éveil déroute d'abord la famille du révérend. Mr. Holman, esprit curieux de tout, est ravi de trouver, grâce au nouveau venu, la réponse à certains problèmes de mécanique et Phillis succombe peu à peu au charme de celui qui l'aide à traduire Dante. Alors qu`il est presque devenu indispensable pour la maisonnée, Holdsworth accepte un poste qui lui est proposé au Canada. Son départ précipité l'empêche de faire ses adieux à ses amis. Cette nouvelle plonge Phillis dans une affliction néfaste pour sa santé. Pour la consoler, le narrateur lui affirme que Holdsworth est épris d`elle, comme il le lui a confié le soir du départ. Phillis revit, jusqu`au jour où une lettre du Canada apprend à tous que Holdsworth s`est marié. Phillis frôle la mort, et, après une longue maladie, n`est plus que l`ombre d`elle-même....

 

"I stole into the kitchen after Phillis: but she had made the round of the corner of the house outside, and I found her sitting on the horse-mount, with her basket of peas, and a basin into which she was shelling them. Rover lay at her feet, snapping now and then at the flies. I went to her, and tried to help her, but somehow the sweet crisp young peas found their way more frequently into my mouth than into the basket, while we talked together in a low tone, fearful of being overheard through the open casements of the house-place in which Holdsworth was resting.  

‘Don’t you think him handsome?’ asked I.

‘Perhaps – yes – I have hardly looked at him,’ she replied. ‘But is not he very like a foreigner?’

‘Yes, he cuts his hair foreign fashion,’ said I.

‘I like an Englishman to look like an Englishman.’

‘I don’t think he thinks about it. He says he began that way when he was in Italy, because everybody wore it so, and it is natural to keep it on in England.’

‘Not if he began it in Italy because everybody there wore it so.

Everybody here wears it differently.’

I was a little offended with Phillis’s logical fault-finding with my friend; and I determined to change the subject.

‘When is your mother coming home?’

‘I should think she might come any time now; but she had to go and see Mrs Morton, who was ill, and she might be kept, and not be home till dinner. Don’t you think you ought to go and see how Mr Holdsworth is going on, Paul? He may be faint again.’

I went at her bidding; but there was no need for it. Mr Holdsworth was up, standing by the window, his hands in his pockets; he had evidently been watching us. He turned away as I entered.

‘So that is the girl I found your good father planning for your wife, Paul, that evening when I interrupted you! Are you of the same coy mind still? It did not look like it a minute ago.'

 

Elle était assise sur un banc extérieur, entre la corbeille que nous avions remplie ensemble et un grand bol où ses doigts agiles laissaient tomber, les petits pois qu'elle retirait de leurs cosses. Rover, accroupi à ses pieds, envoyait de temps en temps aux mouches importunes quelque happement inutile. Sous prétexte de prendre part à la besogne, je m'assis à côté de Phillis, et j'abordai le sujet qui pour le moment me préoccupait le plus. Toutefois nous parlionspresque bas, car les fenêtres étaient ouvertes, et nous ne voulions pas nous

exposer à être entendus de l'hôte plus ou moins endormi.

« Comment trouvez-vous M. Holdsworth ? N'est-il pas aussi bien que je vous l'avais annoncé?

—Oui... peut-être... je ne sais trop... c'est, à peine si je l'ai regardé, répondit ma cousine; mais n'a-t-il pas les airs d'un étranger? J'aime assez, pour mon compte, qu'un Anglais garde les dehors auxquels on peut le reconnaître.

—Vous voulez parler de sa coiffure et de sa barbe? Au fond, je crois qu'il n'y pense guère. Il assure qu'il s'est conformé en ceci aux usages du pays qu'il habitait, et une fois revenu en Angleterre, il aura trouvé plus simple de continuer.

— Il a eu tort. S'il se mettait, en Italie, à l'unisson des Italiens, il devait, en Angleterre, reprendre les manières d'être nationales. »

Cette logique rigoureuse en vertu de laquelle on blâmait mon meilleur ami ne laissait pas de me déplaire. Je voulus changer de conversation, mais après quelques propos insignifiants:

« Vous devriez, me dit Phillis, aller voir comment se trouve M.Holdsworth. Qui sait s'il n'aura pas perdu connaissance?... »

Notre malade au contraire était sur pied, auprès de la fenêtre, et je me doutais bien qu'il nous observait du coin de l'oeil

« C'est donc là, me dit-il, la bru que s'était choisie votre excellent père?Avez-vous toujours les mêmes scrupules ? On ne l'aurait pas dit il y a un moment.

— Phillis et moi nous nous comprenons à merveille, et cela suffit, répliquai-je avec un peu d'humeur. Fussions-nous seuls au monde, elle ne m'accepterait pas pour mari,et je ne sais trop ce qui pourrait me faire songer à réaliser les voeux de mon père... Nous ne nous en

aimons pas moins comme frère et soeur.

— Laissez-moi m'étonner, non de ce que vous vous aimez ainsi, mais que vous estimiez si difficile d'aimer autrement une aussi belle personne.»

 

 Woman! beautiful woman! I had thought of Phillis as a comely but awkward girl; and I could not banish the pinafore from my mind’s eye when I tried to picture her to myself. Now I turned, as Mr Holdsworth had done, to look at her again out of the window: she had just finished her task, and was standing up, her back to us, holding the basket, and the basin in it, high in the air, out of Rover’s reach, who was giving vent to his delight at the probability of a change of place by glad leaps and barks, and snatches at what he imagined to be a withheld prize...

 

Une belle personne !... Était-ce bien de Phillis qu'on parlait ainsi? Pour moi, ce n'était qu'une jolie enfant, passablement gauche,et le souvenir du tablier à manches était inséparable du portrait que je me faisais d'elle quand je ne l'avais plus sous les yeux. 

Par un mouvement machinal, prenant la position que M. Holdsworth venait de quitter, je me retournai pour contempler cette «belle personne » qui lui semblait si digne d'admiration. Elle venait d'achever sa tâche, et, debout, les bras en l'air, elle tenait hors de portée de Royer, qui bondissait autour d'elle, sa corbeille et son grand bol de faïence. Lasse enfin de lui disputer cette proie qu'en jouant il semblait vouloir ravir, elle l'écarta par une feinte menace, et juste au moment où elle le chassait ainsi loin d'elle, venant à se retourner, elle nous aperçut à la fenêtre; nous qui la regardions comme on regarde les statues.

Si elle fut honteuse, je vous le laisse à penser.

Elle s'éloigna rapidement, suivie de Rover, pour qui le jeu continuait encore, et qui dessinait en courant de grands cercles autour d'elle,

«J'aurais voulu pouvoir la dessiner ainsi, » me dit Holdsworth en retournant à son fauteuil.,

Mais deux minutes après, se relevant tout à coup :

« Un livre quelconque serait le bienvenu. N'en vois-je pas là-bas, sur ces planches?... »

Et il se mit à lire les titres: 

« "Le Commentaire" de Matthew Henry, ... "la Ménagère de campagne",.. "Inferno"... Dante ici ! s'écria-t-il avec la surprise la plus vive, Qui donc peut le lire ?

— Ne vous ai-je pas dit que c'était Phillis ? Le grec, latin, elle sait tout...

— Au fait, c'est vrai. Je n'y songeais plus; j'avais oublié ce curieux mélange des qualités de la femme pratique avec les instincts du savant en "us", et l'embarras où ses questions vous jetaient lors de vos premières visites... Et ce papier, qu'y a-t- elle écrit ?... Ah ! les mots qui la gênaient, les expressions archaïques, et hors d'usage. De quel dictionnaire se sert-elle ?... Il faudrait mieux que Baretti pour lui donner solution de tous ces problèmes ... Prêtez-moi votre crayon, je vais mettre ici en, regard les acceptions les plus usitées, ce sera toujours

autant de moins à chercher. »

Ceci l'occupa un certain temps, et je le regardais écrire, songeant à part moi qu'il prenait là une liberté peut-être excessive. Pourquoi son zèle officieux ne m'était pas agréable, je ne puis m'en bien rendre compte; mais je fus tout heureux quand un bruit de roues et de voix vint interrompre son travail.

 

C'était mistress Holman qui rentrait dans la carriole d'un obligeant voisin. Je courus au-devant de ma tante, qui commençait à m'expliquer la cause de leur retour un peu tardif, quand se ravisant tout à coup :

« Ah ! cà, je ne vois pas M. Holdsworth. J'espère bien que vous n'êtes pas venu seul? »

Au même moment, Holdsworth se montra, souriant à cette cordiale bienvenue, et cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que de questions en questions, de recommandations en recommandations, ma tante et lui en étaient déjà aux deux tiers d'une véritable intimité.

Les choses ne se passèrent pas tout à fait de même lorsque, un peu plus avant dans la soirée, le ministre revint à son tour. Les hommes, quand ils se rencontrent pour la première fois, s'abordent en général avec des préventions légèrement hostiles. En cette occasion, pourtant, l'un et l'autre étaient disposés à tâcher de se plaire; seulement ils appartenaient à deux catégories bien distinctes et qui se connaissent peu, ou pour mieux dire s'ignorent absolument l'une l'autre.

Aussi n'étais-je pas sans quelques appréhensions quand il me fallut quitter Hope-Farm, dans l'après-midi du dimanche, sous le coup du double travail qu'allait me donner l'absence momentanée d'Holdsworth, qui décidément passait la semaine chez ses nouveaux amis. Déjà trois ou quatre fois s'étaient manifestées chez ces deux personnages, — le ministre et l'ingénieur, — des dissidences d'opinion, des contradictions de langage et de pensée qui me semblaient compromettantes pour l'avenir de leurs rapports mutuels.

Le mercredi, cependant, je reçus de mon ami un billet par lequel il me priait de lui envoyer plusieurs volumes dont il me donnait la liste, plus son théodolite et quelques autres instruments d'arpentage, qu'on pouvait aisément expédier à Heathbridge par notre chemin de fer ... Je fis partir immédiatement cet envoi, qui ne laissait pas de former un colis assez considérable, et j'aurais voulu l'accompagner, car j'étais fort curieux de savoir comment se comportaient les affaires de la ferme; mais je ne pus réaliser ce voeu que le dimanche suivant...."

 

Pour sa meilleure nouvelle. Mrs. Gaskell puise largement dans ses souvenirs. La ferme des Holman est en fait celle de son grand-père, tandis que le révérend n'est autre que son propre père. À ce milieu champêtre qui vit au rythme paisible et immuable des divers travaux saisonniers s'oppose le monde moderne symbolisé par le chemin de fer, qui fait irruption en la personne de Holdsworth. Ce personnage frivole vient semer le trouble dans le  havre de paix qu`est la "Ferme de l`Espérance". Le narrateur. homme ordinaire et de bonne volonté, est le témoin impuissant de la tragédie qui déchire le foyer Holman, qu`il retrace plusieurs années après avec la sobriété qui convient à ce type de récit qu`un rien ferait facilement basculer dans le mélodrame larmoyant...