Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881), "Crime et Châtiment" (1866), "L'Idiot" (1869),  "Les Frères Karamazov" (1880), ...

 

Last Update : 31/11/2016

Alexandre II accède au trône en 1855 alors que les défaites de la guerre de Crimée révèlent le retard économique de la Russie. Il amorce le passage à un régime moderne de liberté individuelle et d'égalité civile avec notamment le "statut des paysans libérés du servage", mais meurt victime d'un attentat en 1881 fomenté par l'association populiste "Liberté du peuple". Alexandre III, qui lui succède, prend le contre-pied des réformes d'Alexandre II. Mais la famine de 1891-1892 révèle la vulnérabilité de la condition paysanne et pousse à la radicalisation de l'opposition libérale et révolutionnaire. C'est que face aux élites cultivées, le pouvoir se fait de plus en plus autoritaire. Mais cette intelligentsia, qui ne s'exprime qu'au travers de la littérature, se divise en deux tendances contradictoires, le libéral athée acquis à une Russie européanisé et la slavophile, traditionaliste, qui cherche dans la masse paysanne les sources spirituelles de la Russie.

Inspirée par la littérature occidentale, la littérature russe, particulièrement le roman, est alors engagée dans son fameux siècle d'or et,  depuis Pouchkine (1799-1837), prend conscience de ses aspirations spécifiquement russes : c'est Pouchkine qui invente le "héros toujours en trop" qui va s'imposer dans la littérature russe de la première moitié du XIXe siècle. Celle-ci s'engage par la suite sur le chemin des grandes interrogations sociales et métaphysiques, et entend agir sur la vie : Gogol (1809-1852), Gontcharov (1812-1891), Tourguéniev (1818-1883), Dostoïevski (1821-1881), Leskov (1831-1895), Saltykov-Chtchédrine (1826-1889), Tolstoï (1828-1910) ....

(Ilia Efimovich Repin - 1885-1886 Aleksander III receiving rural district elders in the yard of Petrovsky Palace in Moscow - Tretyakov Gallery - Moscow  (Russian Federation - Moscow)

 (Ilia Efimovich Repin, 1879-1885, Refusal of the Confession - Vladimir Yegorovich Makovsky, 1872-1873 - Vladimir Yegorovich Makovsky, 1875)

 

Si Dostoïevski connut rapidement le succès avec son roman "Les Pauvres gens" (1845), tous les projets qu'il put avoir par la suite furent réduits à néant lorsqu'il fut arrêté et emprisonné, en 1849, pour son appartenance au Cercle de Petrachevski, un groupe d'intellectuels libéraux. Suite aux révolutions de1848 en Europe, le tsar Nicolas ler, monté sur le trône au moment de la révolte des décembristes en décembre 1825, prit en effet des mesures à l'encontre de toute organisation politique susceptible de menacer le statu quo en Russie, La condamnation a mort de Dostoïevski fut commuée en quatre ans de camp de travail en Sibérie. À sa libération, en 1854, il fut incorporé dans le régiment de Sibérie ou il servit pendant cinq ans. Son expérience carcérale et militaire renforça sa foi chrétienne et mina sa confiance en la valeur des idées dites occidentales - et notamment en le socialisme et le nihilisme. Après son séjour en prison, sa fiction tourne autour de la certitude que les idées utopistes et positivistes sont irréalisables. Ses histoires complexes sont peuplées de personnages rongés par l'angoisse existentielle qui se tourmentent sur des thèmes de régénération spirituelle à travers la souffrance, la dépression, le suicide et les conflits psychologiques générés par l'incompatibilité de la culture traditionnelle russe avec les philosophies occidentales modernes.

Parmi les plus célèbres œuvres de Dostoïevski, il convient de citer "Mémoires écrites dans un souterrain" (1864), souvent considéré comme précurseur de l'existentialisme philosophique, et "Crime et Châtiment", publié par épisodes en 1866. C'est dans ce dernier ouvrage qu'apparait le personnage de Raskolnikov, un intellectuel rebelle qui assassine un prêteur sur gages dans le double but de régler ainsi ses difficultés financières et de débarrasser l'humanité d'un redoutable parasite. "L'Idiot" (1869) raconte l'histoire du prince Muvchkine, qui ressemble à Jésus et rivalise avec le peu scrupuleux Rogojine pour la main de la belle Nastassia. L'histoire tourne à la tragédie lorsque les bonnes intentions "idiotes" du prince s'avèrent impuissantes à éviter le drame face aux normes de la société. Mais la plus grande oeuvre de Dostoïevski est sans conteste "Les Frères Karamazov" (1880), dans laquelle il raconte le meurtre d'un père et les divers degrés de culpabilité que ressent chacun des fils pour cet assassinat. ll parvient en outre à y intégrer nombre de conflits moraux et spirituels de l'époque, livrant ainsi aux philosophes des réflexions in situ sur des sujets comme la foi et le doute, la rationalité et la volonté d'agir...

 

Nikolai Makovsky - 1873 Moscow


Fédor Dostoïevski (1821-1881)

 Nous savons que Dostoïevski construit ses intrigues en partant de faits divers, le plus souvent contemporains (la déchéance de la noblesse, la puissance de l'argent, l'alcoolisme, la prostitution, le mouvement révolutionnaire), saisit ses personnages tels quels, avec leurs hésitations ou leurs excès, leurs contradictions, leurs rêves, leurs actes inexpliqués, mais l'énigme est métaphysique. En fond, une même question revient sans cesse, sous différentes natures selon la trame du récit, l'homme et Dieu; Dieu et le mal; l'homme, la liberté et Dieu. Quel est le sens de l'existence dans un monde envahi par le mal, la souffrance, la brutalité? On a pu dire que Dostoïevski personnifie en ce sens l'âme russe : bien que, pour tout individu, la raison ne connaisse jamais pleinement le repos, qu'une inquiétude latente soit toujours présente, le sentiment religieux et la foi dans le destin du peuple russe reste une profonde certitude, ancrée au profond de l'être, tant individuel que collectif. Et plus encore, Dostoïevski a appris que le salut pouvait venir des humbles et des criminels. Et toute son oeuvre oscillera entre l'orgueil et l'humiliation, entre l'exaltation et le désespoir. 

 

Né à Moscou, second fils d'un médecin-major et d'une mère profondément chrétienne, Dostoïevski vécut surtout à Saint-Pétersbourg. Sa mère meurt en 1837, emportée par la phtisie et le père sombre dans l'alcool, et confie, pour s'en décharger, son fils à l'école des Ingénieurs militaires de Saint-Pétersbourg. Dostoïevski ne reçut pas de formation universitaire, il ne fut pas, comme Tolstoï, un seigneur dans son domaine, mais un écrivain qui se forma lui-même (Schiller, Hoffmann, Hugo, le Faust de Goethe, et bientôt les romanciers Walter Scott, Balzac, Soulié, Eugène Sue, George Sand) et dut vivre de sa plume, écrire dans l'angoisse et la maladie. Sa névropathie précoce le plonge parfois dans une sorte d'extase où se révèle, par-delà le bien et le mal, l'existence d'un monde suprarationnel. Il garda de son éducation familiale un amour ardent du Christ, qui le porta à s'intéresser aux humbles et aux idées de réforme sociale; mais la part qu'il prit aux réunions du cercle fouriériste de Pétrachevski lui valut dix ans de mise au ban de la société, quatre au bagne d'Omsk et six de service militaire en Asie centrale. En 1854, Dostoïevski quitte le bagne et est incorporé comme simple soldat dans un régiment sibérien à Semipalatinsk. Un an après, il est promu officier, et sa vie devient enfin supportable. Après la mort de sa première femme, Marie Dmitrievna, une jeune veuve misérable et irritable, il épouse Anne Grigorievna qui sut en tout le soutenir. Il se remet à écrire avec passion et publie les "Souvenirs de la maison des morts" (1861-1862) puis ses chefs-d'œuvre : "Mémoires écrits dans un souterrain" (1864), "Crime et Châtiment" (1866),"le Joueur" (1866), "l'Idiot", "l'Éternel Mari", "les Possédés", "Journal d'un écrivain", "l'Adolescent". Peu à peu, le succès arrive, les éditions de ses ouvrages se multiplient et son influence grandit à travers toute la Russie.

Le grand événement de sa vie, décisif pour la pensée politique et religieuse de Dostoïevski, dit-on, fut un séjour en Occident de 1867 à 1871. Le 15 avril 1867, après avoir livré in-extremis "Le Joueur (Igrok)", et pour fuir les créanciers,  Dostoïevski et Anne Grigorievna  prirent le train pour Berlin, Dresde, Genève, Florence... Ils vivront ainsi à l'étranger la guerre franco-prussienne, la Commune de Paris et ne regagneront Saint-Pétersbourg qu'en juillet 1871. Ce qu'il vécut le conforta sa volonté d'exalter la Russie et le "Christ russe", contre le reste du monde. Et toute sa vie oscillera désormais entre exaltation et désillusion... Terrassé par ses crises d'épilepsie, il ne connut la gloire que dans sa dernière année, mais la postérité l'a placé au rang des plus grands génies de la littérature universelle.  


Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevsk naît à Moscou, dans un petit logement de l'hôpital Marie, où son père exerce les fonctions de médecin. Devant lui, s'ouvre, nous disent ses biographes, un univers sans joie, qui sent les médicaments, la misère et la soupe de caserne. Sa mère est une personne triste et inquiète, tourmentée par des présages. Son père, despote, avare et brutal, impose son autorité à la maisonnée. C'est sous sa surveillance que le jeune Fédor doit entreprendre ses études. il déteste et plaint en secret cet homme dont les éclats de voix le poursuivent dans ses rêves. Il souhaite inconsciemment la mort du tyran. Dieu ne l'exaucera pas entendu et c'est sa mère qui s'en va la première, épuisée par un mal incurable. Frappé de désespoir, le veuf sombre dans l'ivrognerie et décide de se débarrasser de son fils à l'Ecole des Ingénieurs, à Saint-Pétersbourg, un établissement particulièrement sévère, voué au culte des sciences exactes et de la discipline militaire à la mode prussienne. Fédor  y trouve pourtant le moyen de se passionner pour la littérature, de dévorer des livres russes et français en cachette et de s'essayer lui-même à l'écriture. Il n'a pas encore dix-huit ans, quand une nouvelle le bouleverse, le major, qui s`est retiré dans son domaine, vient d'être assassiné, après de longues tortures, par un groupe de paysans que ses extravagances ont poussés à bout. Le jeune Dostoïevsky a le sentiment d'être responsable de ce crime, bien que d'autres l'aient commis a sa place. N'a-t-il pas suffi d'un acquiescement tacite pour en être complice? Une révélation qui l'entraîne dans un monde où les actes ne dépendent plus de leur auteur, ou les innocents selon les lois terrestres sont condamnés selon d`autres lois inexplicables, où chacun est coupable de la misère de tous, où les sentiments tiennent

lieu de preuves .. Il a vingt ans, il est pauvre, solitaire, timide. Il vient d`achever ses études, habite un appartement modeste à Saint-Pétersbourg, et travaille, pour vivre, à des traductions d'Eugénie Grandet  et de Don Carlos, tout en écrivant : ce sera un roman par lettres, qu`il intitule "Les Pauvres Gens". Il se décide à confier ce roman au poète Nikolaï Nékrassov (1821-1877). Celui-ci l'ayant lu, enthousiasmé, promet de porter le manuscrit au redoutable critique Vissarion Bélinsky. Celui-ci prend connaissance du texte et confirme le jugement du poète. Gloire et fortune semblent attendre le jeune écrivain, la publication du livre suscite l'enthousiasme d'un grand nombre de lecteurs. Dostoïevsky veut exploiter sa chance et donne, coup sur coup, plusieurs récits, qu'il croit supérieurs à son premier ouvrage, mais qui déçoivent son entourage. Les critiques, qui l'ont d'abord encensé, lui reprochent à présent d`imiter Gogol. Le public ne le suit plus....


1846 - Les Pauvres gens (Бедные люди) 

Dostoïevski décrit lui-même la genèse de ce roman épistolaire, première oeuvre qu'il a publiée et qui lui donne immédiatement la notoriété : "La fumée sortait des naseaux des chevaux, des colonnes de fumée montaient des toits des deux rives et il semblait que de nouveaux édifices surgissaient au-dessus des anciens, qu'une nouvelle ville se bâtissait dans l'air... Il me semblait que toute cette ville, avec tous ses habitants, puissants et faibles, avec toutes leurs habitations, asiles de mendiants ou palais dorés, ressemblait en cette heure de crépuscule à une rêverie fantastique, enchantée, qui disparaîtrait et se dissiperait en fumée montant vers le ciel sombre. Je me suis mis à regarder et je vis soudain des figures étranges. C'étaient des figures étranges, bizarres, tout à fait prosaïques, qui n'avaient rien de Don Carlos ni de Posa, rien que de simples conseillers titulaires, mais en même temps des conseillers titulaires fantastiques. Quelqu'un grimaçait devant moi, en se dissimulant derrière cette foule fantastique et tirait des ficelles, des ressorts. Les poupées se mouvaient, et il riait, il riait! C'est alors que m'apparut une autre histoire, dans quelque coin sombre, un cœur de conseiller titulaire, honnête et pur, candide et dévoué à ses chefs, et, avec lui, une jeune fille, offensée et triste, et leur émouvante histoire me déchira le cœur." Ici, les personnages minés par la misère matérielle tentent de s'entraider, en dépit de toutes les difficultés ...


1847 - La logeuse  (Хозяйка) 

Nouvelle - "Ordynov est un jeune homme très instruit, détaché de la société, enfermé dans le monde imaginaire de sa pensée et de ses rêves. Il est occupé à écrire une histoire de l'Église. C'est, en outre, un exalté, qui a parfois des crises d'épilepsie (maladie dont Dostoïevski était atteint). Être solitaire, plein de passions refoulées qui n'attendent que le moment de jaillir de son cœur, Ordynov s'éprend de la belle logeuse, dont il ne sait si elle est la fille ou la femme d'un vieillard énigmatique, une espèce de devin qui prédit le sort aux hommes et qui est lui-même sujet à l'épilepsie... Tout le récit se déroule dans une atmosphère onirique, où le héros peut à peine distinguer ses rêves du monde réel." 

"Ordynov se décidait enfin à changer de logement. Sa logeuse, une femme âgée, très pauvre, veuve d’un fonctionnaire, avait dû, pour des raisons imprévues, quitter Saint-Pétersbourg et aller vivre chez des parents, dans un petit village, sans même attendre le premier du mois, date à laquelle expirait sa location. Le jeune homme, qui restait jusqu’au bout du terme, payé d’avance, songeait avec regret à ce logis qu’il allait devoir abandonner, et il en était triste. Cependant il était pauvre et son logement était cher. Le lendemain, après le départ de sa logeuse, il se coiffa de son bonnet et sortit regarder dans les petites ruelles de Pétersbourg les écriteaux collés aux portes cochères des maisons, s’arrêtant de préférence devant les immeubles les plus sombres et les plus populeux où il avait plus de chance de trouver la chambre qui lui convenait, chez de pauvres locataires.

Il y avait déjà un bon moment qu’il était absorbé dans sa recherche, quand, peu à peu, il se sentit envahi par des sensations neuves, presque inconnues. D’abord distraitement, négligemment, ensuite avec une vive attention, il regarda autour de lui. La foule et la vie de la rue, le bruit, le mouvement, la nouveauté des choses, toute cette activité, ce train-train de la vie courante qui ennuie depuis longtemps le Pétersbourgeois affairé, surmené, qui, toute sa vie, cherche en vain, et avec une dépense énorme d’énergie, la possibilité de trouver le calme, le repos dans un nid chaud acquis par son travail, son service ou d’autres moyens – toute cette prose, terre à terre, éveillait en Ordynov, au contraire, une sensation douce, joyeuse, presque enthousiaste. Ses joues pâles se couvrirent d’un léger incarnat,ses yeux brillèrent d’une nouvelle espérance, et, avec avidité, à larges bouffées, il aspira l’air froid et frais. Il se sentait extraordinairement léger...."

 

1848 - Un cœur faible  (Слабое сердце) 

Nouvelle - "Le héros principal est un petit scribe, Vassia, jeune homme plein de qualités, de bonté et d'amour. Ce jeune homme modeste est content de son sort, quoiqu'il ne reçoive que vingt-cinq roubles par mois. Son chef, Julian Mastakovitch, l'exploite en lui donnant du travail supplémentaire non payé durant quatre mois. Mais Vassia le fait avec zèle, et lorsque le chef le gratifie de cinquante roubles, l'âme candide de Vassia déborde de reconnaissance. Il est heureux, car il possède un ami qui lui est cher, Arcade, il s'est fiancé à une jeune fille adorable, il jouit de la faveur de son chef. Mais ce «coeur faible» ne peut supporter la plénitude de son bonheur. Il a négligé son travail supplémentaire, en passant tout son temps libre chez sa fiancée: il se sent fautif envers son chef qu'il ne pourra arriver à satisfaire, grossit démesurément sa faute, se sent criminel par insubordination. Et voici que la folie, peu à peu, s'empare de lui..."


1847-1849 - Dans les salons littéraires, Dostoïevsky n'est plus que sujet de plaisanterie, ses textes n'intéresse personne, Bélinsky lui-même se détourne de lui et le jeune écrivain plonge dans la détresse. Pour s'évader de sa solitude, il fréquente un groupe de camarades aux idées libérales. On se réunit clandestinement chez un dénommé Pétrachevsky, pour critiquer l'absolutisme de Nicolas ler, évoquer l'abolition du servage et étudier la Déclaration des droits de l`homme en buvant du thé fort et en fumant la pipe.

Le 22 avril 1849, à quatre heures du matin, Dostoïevsky rentre de chez Pétrachevsky et se couche, fatigué par une longue séance de bavardages. Le voici arrêté, enfermé dans un cachot de la forteresse Pierre et Paul. Il se refuse à croire que le fait d'avoir pris part à quelques discussions politiques constitue un crime dont il ait à répondre devant les tribunaux. Pendant huit mois, il croupit dans une cellule, en espérant sa libération. Enfin, le 22 décembre 1849, à six heures du matin, tous les membres du «complot» de Pétrachevsky sont tirés de prison, amener sous escorte sur la grande place Sémionovsky, une foule nombreuse y est assemblée pour les voir arriver. Au centre, une estrade, plus loin, trois piquets de bois. Un prêtre conduit les prisonniers vers la plate-forme. L'auditeur impérial lit la sentence. Après chaque nom, une phrase sèche, "condamné à la peine de mort!". Les trois premiers condamnés sont attachés aux poteaux d'exécution, un peloton de soldats les met en joue, mais les voici graciés par l'empereur : la condamnation à mort est commuée en condamnation aux travaux forcés, pour quatre ans, en Sibérie. Dostoïevsky, rompu par l'émotion, se laissera ramener dans sa cellule et y écrira une lettre admirable : « Je ne suis pas abattu, je n'ai pas perdu courage. La vie est partout la vie, la vie est en nous et non dans le monde qui nous entoure. Près de moi seront des hommes, et être un homme parmi les hommes et le demeurer toujours, quelles que soient les circonstances... voilà le véritable sens de la vie..."

Le 24 décembre 1849, des fers rivés aux chevilles, un traineau emporte Dostoïevsky à destination du bagne sibérien. Pendant quatre ans, quinze cent piquets de chêne borneront son horizon. Il vivra là, parmi des assassins, des voleurs et des êtres humains de toutes sortes. Comme eux, il portera l'uniforme gris et noir, avec un as de carreau jaune cousu dans le dos, partagera leur sommeil dans une ignoble chambrée, leurs repas, leurs tâches, et subira des crises d'épilepsie. Cependant, une foi tenace lui interdit de succomber au désespoir et à la maladie, une double révélation lui est réservée dans cet enfer. La révélation du peuple russe, qu`il apprend à connaître en fréquentant des réprouvés, et la révélation de Dieu, car l'Evangile est le seul livre dont la lecture lui soit permise.  Quand ces fers tombent de ses pieds, Dostoïevsky est d'abord, conformément à la sentence impériale, incorporé comme soldat de ligne dans un régiment de tirailleurs sibériens, à Sémipalatinsk. Là, il découvre de vraies maisons, des hommes libres, des femmes, s'éprend d'une singulière créature, tuberculeuse, qui ne l'aime pas : Marie Dmitrievna Issaïev. Pour la sauver de la misère, il l'épouse, un sacrifice, une émotion trop forte qui, lors de sa nuit de noces, s`achève en terrible crise d'épilepsie. Dostoïevsky tente de la rassurer, espère que le successeur de Nicolas Ier, Alexandre II,qui passe pour un homme éclairé et sensible, ne refusera pas d'examiner avec bienveillance sa demande en grâce. Les mois d'attente vont s'additionner, se comptent en années : c'est seulement le 25 novembre 1859 que Dostoïevsky, d'abord transféré À Tver, reçoit l'autorisation de rentrer à Saint-Péterbourg, avec sa femme.

1859 - Dix ans se sont écoulés depuis le jour où il a quitté cette ville, les chaines aux pieds. Pendant son exil, ses amis se sont dispersés, son nom est tombé dans l`oubli. Courageusement il va reprendre la lutte et publier "Stépantchikovo et ses habitants" (1859), "Humiliés et offensés" (1861), puis "Souvenirs de la maison des morts"  (1861). Son cri de détresse trouble l'apathie des masses, émeut le tsar lui-même et vaut à son auteur un regain de notoriété... 


1861 - Humiliés et offensés  (Униженные и оскорбленные) 

Dostoïevski a 40 ans lorsqu'il écrit Humiliés et Offensés, peu après son retour d'exil en Sibérie, c'est encore une oeuvre de jeunesse.

"Vania, le narrateur, est écrivain de son état. Il recueille Nelly une jeune orpheline dont la mère est morte dans le dénuement et et qui a été reniée par son père. Bien qu'amoureux de Natacha, Vania se sacrifie au profit d'Aliocha, jeune homme faible et influençable dont Natacha est éprise. Entre ces deux histoires, le parfait scélérat - le prince Valkovski, père d'Aliocha, cause des malheurs au long de ce récit.

Si Dostoïevski, admirateur des livres d'Eugène Sue, use des procédés classiques du roman-feuilleton - mélodrame sentimental et drame social, scènes à effet rythmant le cours de l'histoire, il va au delà, et les caractères dépeints, notamment ceux de Nelly et du narrateur sont remarquables. Dostoïevski puise dans son expérience personnelle pour décrire Vania". 

"L’an dernier, le 22 mars au soir, il m’arriva une aventure des plus étranges. Tout le jour, j’avais parcouru la ville à la recherche

d’un appartement. L’ancien était très humide et à cette époque déjà j’avais une mauvaise toux. Je voulais déménager dès l’automne, mais j’avais traîné jusqu’au printemps. De toute la journée, je n’avais rien pu trouver de convenable. Premièrement, je voulais un appartement indépendant, non sous-loué ; et, deuxièmement, je me serais contenté d’une chambre, mais il fallait absolument qu’elle fût grande, et bien entendu en même temps le meilleur marché possible. J’ai remarqué que dans un appartement exigu les pensées même se trouvent à l’étroit. En méditant mes futures nouvelles, j’ai toujours aimé à aller et venir dans ma chambre. À propos : il m’a toujours été plus agréable de réfléchir à mes oeuvres et de rêver à la façon dont je les composerais que de les écrire et vraiment, ce n’est pas par paresse. D’où cela vient-il donc ? 

Le matin déjà, je n’étais pas dans mon assiette et vers le coucher du soleil je commençai même à me sentir très mal ; je fus pris d’une sorte de fièvre. De plus, j’étais resté sur mes jambes toute la journée et j’étais fatigué. Sur le soir, juste avant le crépuscule, je passai par l’avenue de l’Ascension. J’aime le soleil de mars à Pétersbourg, surtout le coucher du soleil, quand la journée est froide et claire, bien sûr. Toute la rue est brusquement éclairée, inondée d’une lumière éclatante. Toutes les maisons semblent se mettre à étinceler soudainement. Leurs teintes grises, jaunes, vert sale, perdent en un clin d’oeil leur aspect rébarbatif ; c’est comme si l’âme s’illuminait, comme si l’on était saisi d’un frisson, ou si quelqu’un vous poussait du coude. Un regard nouveau, de nouvelles pensées… C’est étonnant ce que peut faire un rayon de soleil dans l’âme d’un homme !

Mais le rayon de soleil avait disparu ; le froid se faisait plus vif et commençait à vous picoter le nez ; l’obscurité s’épaississait ; le gaz brillait dans les magasins et les boutiques. Arrivé à la hauteur de la confiserie Müller, je m’arrêtai soudain comme cloué au sol et me mis à regarder l’autre côté de la rue, comme si je pressentais qu’il allait m’arriver tout de suite quelque chose d’extraordinaire ; et, à cet instant précis, du côté opposé, j’aperçus un vieillard et son chien. Je me souviens très bien que mon coeur se serra sous le coup d’une sensation des plus désagréables, et que je ne pus moi-même éclaircir de quelle nature était cette sensation.

Je ne suis pas un mystique ; je ne crois presque pas aux pressentiments et aux divinations ; cependant il m’est arrivé dans ma vie, comme à tout le monde peut-être, plusieurs aventures assez inexplicables. Par exemple, quand ce ne serait que ce vieillard : pourquoi, lorsque je le rencontrai alors, ai-je senti immédiatement que ce même soir il m’adviendrait quelque chose qui ne serait pas tout à fait courant ? D’ailleurs, j’étais malade ; et les impressions maladives sont presque toujours trompeuses.

D’un pas lent et incertain, avançant les jambes comme des baguettes, presque sans les plier, le dos arrondi et frappant légèrement de sa canne les dalles du trottoir, le vieux approchait de la confiserie. De ma vie, je n’avais aperçu silhouette si extravagante et si singulière...."


1862 - Souvenirs de la maison des morts (Записки из Мёртвого дома)

"Par les fentes de la palissade,... on aperçoit un petit coin de ciel, non plus de ce ciel qui est au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre" - La maison des morts, c'est le bagne de Sibérie où Dostoïevski a purgé comme condamné politique une peine de quatre années de travaux forcés et de six ans de «service militaire». On cherchera en vain dans ce roman écrit quelques années plus tard, une trace de révolte, de plainte ou de reproche à l'égard de ses bourreaux. Dostoïevski découvre dans cet enfer le peuple russe et le cœur à nu des hommes, dépouillés de leurs conventions sociales : "Frère, sur cette terre, il y a beaucoup et beaucoup de braves gens... Même au bagne... j'ai distingué des hommes... Quelle joie de découvrir l'or sous la grossière écorce ! Et non pas un ni deux, mais un bon nombre... J'ai vécu de leur vie... Combien d'histoires... de toute cette vie de traîne-misère de notre commun peuple ! Il y aurait de quoi remplir des volumes. Quel peuple admirable ! Je n'ai pas perdu mon temps : j'ai connu le peuple russe." (lettre à Mikhaïl, 22 février 1854). 

 La maison des morts ..

"Notre maison de force se trouvait à l’extrémité de la citadelle, derrière le rempart. Si l’on regarde par les fentes de la palissade, espérant voir quelque chose, – on n’aperçoit qu’un petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promènent en long et en large ; on se dit alors que des années entières s’écouleront et que l’on verra, par la même fente de palissade, toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le même petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte d’une palissade hexagonale irrégulière, formée de pieux  étançonnés et profondément enfoncés en terre : voilà l’enceinte extérieure de la maison de force.

D’un côté de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne s’ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cette porte se trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient des gens libres. En deçà de la palissade on se représentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fées : il n’en était pas de même du nôtre, – tout particulier, car il ne ressemblait à rien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales : c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire.

Quand on pénètre dans l’enceinte, on voit quelques bâtiments. De chaque côté d’une cour très vaste s’étendent deux constructions de bois, faites de troncs équarris et à un seul étage : ce sont les casernes des forçats. On y parque les détenus, divisés en plusieurs catégories. Au fond de l’enceinte on aperçoit encore une maison, la  cuisine, divisée en deux chambrées; plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout à la fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de l’enceinte, complètement nu, forme une place assez vaste. C’est là que les détenus se mettent en rang. On y fait la vérification et l’appel trois fois par jour : le matin, à midi et le soir, et plusieurs fois encore dans la journée, si les soldats de garde sont défiants et habiles à compter. Tout autour, entre la palissade et les constructions, il reste une assez grande surface libre où quelques détenus misanthropes ou de caractère sombre aiment à se promener, quand on ne travaille pas : ils ruminent là, à l’abri de tous les regards, leurs pensées favorites. Lorsque je les rencontrais pendant ces promenades, j’aimais à regarder leurs visages tristes et stigmatisés, et à deviner leurs pensées. Un des forçats avait pour occupation favorite, dans les moments de liberté que nous laissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents, il les avait tous comptés ..."

 

Premières impressions

"Les premières semaines et en général les commencements de ma réclusion se présentent vivement à mon imagination. Au contraire, les années suivantes se sont fondues et ne m’ont laissé qu’un souvenir confus. Certaines époques de cette vie se sont même tout à fait effacées de ma mémoire ; je n’en ai gardé qu’une impression unique, toujours la même, pénible, monotone, étouffante.

Ce que j’ai vu et éprouvé pendant ces premiers temps de ma détention, il me semble que tout cela est arrivé hier. Il devait en être ainsi. Je me rappelle parfaitement que, tout d’abord, cette vie m’étonna par cela même qu’elle ne présentait rien de particulier, d’extraordinaire, ou  pour mieux m’exprimer, d’inattendu. Plus tard seulement, quand j’eus vécu assez longtemps dans la maison de force, je compris tout l’exceptionnel, l’inattendu d’une existence semblable, et je m’en étonnai. J’avouerai que cet étonnement ne m’a pas quitté pendant tout le temps de ma condamnation ; je ne pouvais décidément me réconcilier avec cette existence.

J’éprouvai tout d’abord une répugnance invincible en arrivant à la maison de force, mais, chose étrange ! la vie m’y sembla moins pénible que je ne me l’étais figuré en route.

En effet, les détenus, bien qu’embarrassés par leurs fers, allaient et venaient librement dans la prison ; ils s’injuriaient, chantaient, travaillaient, fumaient leur pipe et buvaient de l’eau-de-vie (les buveurs étaient pourtant assez rares) ; il s’organisait même de nuit des parties de cartes en règle. Les travaux ne me parurent pas très pénibles ; il me semblait que ce n’était pas la vraie fatigue du bagne. Je ne devinai que longtemps après pourquoi ce travail était dur et excessif ; c’était moins par sa difficulté que parce  qu’il était forcé, contraint, obligatoire, et qu’on ne l’accomplissait que par crainte du bâton. Le paysan travaille certainement beaucoup plus que le forçat, car pendant l’été il peine nuit et jour ; mais c’est dans son propre intérêt qu’il se fatigue, son but est raisonnable, aussi endure-t-il moins que le condamné qui exécute un travail forcé dont il ne retire aucun profit. Il m’est venu un jour à l’idée que si l’on voulait réduire un homme à néant, le punir atrocement, l’écraser tellement que le meurtrier le plus endurci tremblerait lui-même devant ce châtiment et s’effrayerait d’avance, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même d’absurdité. Les travaux forcés tels qu’ils existent actuellement ne présentent aucun intérêt pour les condamnés, mais ils ont au moins leur raison d’être : le forçat fait des briques, creuse la terre, crépit, construit ; toutes ces occupations ont un sens et un but. Quelquefois même le détenu s’intéresse à ce qu’il fait. Il veut alors travailler plus adroitement, plus avantageusement ; mais qu’on le contraigne, par exemple, à transvaser de l’eau d’une tine dans une autre, et vice versa, à  concasser du sable ou à transporter un tas de terre d’un endroit à un autre pour lui ordonner ensuite la réciproque, je suis persuadé qu’au bout de quelques jours le détenu s’étranglera ou commettra mille crimes comportant la peine de mort plutôt que de vivre dans un tel abaissement et de tels tourments. Il va de soi qu’un châtiment semblable serait plutôt une torture, une vengeance atroce qu’une correction ; il serait absurde, car il n’atteindrait aucun but sensé.

Je n’étais, du reste, arrivé qu’en hiver, au mois de décembre ; les travaux avaient alors peu d’importance dans notre forteresse. Je ne me faisais aucune idée du travail d’été, cinq fois plus fatigant. Les détenus, pendant la saison rigoureuse, démolissaient sur l’Irtych de vieilles barques appartenant à l’État, travaillaient dans les ateliers, enlevaient la neige amassée par les ouragans contre les constructions, ou brûlaient et concassaient de l’albâtre, etc. Comme le jour était très court, le travail cessait de bonne heure, et tout le monde rentrait à la maison de force où il n’y avait presque rien à faire, sauf le travail supplémentaire que s’étaient créé les forçats.

 Un tiers a peine des détenus travaillaient sérieusement : les autres fainéantaient et rôdaient sans but dans les casernes, intriguant, s’injuriant. Ceux qui avaient quelque argent s’enivraient d’eau-de-vie ou perdaient au jeu leurs économies ; tout cela par fainéantise, par ennui, par désœuvrement. J’appris encore à connaître une souffrance qui peut-être est la plus aiguë, la plus douloureuse qu’on puisse ressentir dans une maison de détention, à part la privation de liberté : je veux parler de la cohabitation forcée.

La cohabitation est plus ou moins forcée partout et toujours, mais nulle part elle n’est aussi horrible que dans une prison ; il y a là des hommes avec lesquels personne ne voudrait vivre. Je suis certain que chaque condamné, – inconsciemment peut-être, – en a souffert...."

 

 (Préface) "À son entrée au bagne, Dostoïevski se replie sur lui-même : du monde ignoble où il est précipité, il n’attend que désespoir et scandale. Mais peu à peu, il regarde dans son âme et dans les âmes qui l’entourent, avec la minutieuse patience d’un prisonnier. Il s’aperçoit que la fatigue physique est saine, que la souffrance morale est salutaire, qu’elle fait germer en lui d’humbles petites fleurs aux bons parfums, la semence de vertu qui ne levait pas au temps du bonheur. Surtout il examine de très près ses grossiers compagnons ; et voici que, sous les physionomies les plus sombres, un rayon transparaît qui les embellit et les réchauffe. C’est l’accoutumance d’un homme jeté dans les ténèbres : il apprend à voir, et jouit vivement des pâles clartés reconquises. Chez toutes ces bêtes fauves qui l’effrayaient d’abord, il dégage des parties humaines, et dans ces parties humaines des parcelles divines. Il se simplifie au contact de ces natures simples, il s’attache à quelques-unes, il apprend d’elles à supporter ses maux avec la soumission héroïque des humbles. Plus il avance dans son étude, plus il rencontre parmi ces malheureux d’excellents exemplaires de l’homme. L’horreur du supplice passe bientôt au second plan, adoucie et noyée dans ce large courant de pitié, de fraternité : que de bonnes choses ressuscitées dans la maison des morts ! Insensiblement, l’enfer se transforme et prend jour sur le ciel. Il semble que l’auteur ait prévu cette transformation morale, quand il disait au début de son récit, en décrivant le préau de la forteresse : « Par les fentes de la palissade,... on aperçoit un petit coin de ciel, non plus de ce ciel qui est au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. » 

 

"..Presque tous les forçats rêvaient à haute voix ou déliraient pendant leur sommeil ; les injures, les mots d’argot, les couteaux, les haches revenaient le plus souvent dans leurs songes. « Nous sommes des gens broyés, disaient-ils, nous n’avons plus d’entrailles, c’est pourquoi nous crions la nuit. » 

Les travaux forcés dans notre forteresse n’étaient pas une occupation, mais une obligation : les détenus accomplissaient leur tâche ou travaillaient le nombre d’heures fixé par la loi, puis retournaient à la maison de force. Ils avaient du reste ce labeur en haine. Si le détenu n’avait pas un travail personnel auquel il se livre volontairement avec toute son intelligence, il lui serait impossible de supporter sa réclusion. De quelle façon ces gens, tous d’une nature fortement trempée, qui avaient largement vécu et désiraient vivre encore, qui avaient été réunis contre leur volonté, après que la société les avait rejetés, auraient-ils pu vivre d’une façon normale et naturelle ? 

Grâce à la seule paresse, les instincts les plus criminels, dont le détenu n’aurait jamais même conscience, se développeraient en lui. 

L’homme ne peut exister sans travail, sans propriété légale et normale ; hors de ces conditions il se pervertit et se change en bête fauve. Aussi chaque forçat, par une exigence toute naturelle et par instinct de conservation, avait-il chez nous un métier, une occupation quelconque. Les longues journées d’été étaient prises presque tout entières par les travaux forcés ; la nuit était si courte qu’on avait juste le temps de dormir. Il n’en était pas de même en hiver ; suivant le règlement, les détenus devaient être renfermés dans la caserne, à la tombée de la nuit. Que faire pendant les longues et tristes soirées, sinon travailler ? Aussi chaque caserne, bien que fermée aux verrous, prenait-elle l’apparence d’un vaste atelier. ..." 


1864 - Carnets du sous-sol (Записки из подполья)

(ou Mémoires écrites dans un souterrain) - Apologie et confession d'un officier municipal misanthrope et amer vivant seul à Saint-Pétersbourg, conscience perturbée qui s'échappe d'une faille dans le plancher de la société russe.  A l'instar du monde, le mouvement de sa parole, inquiet, exalté, jamais ne s'arrête. Cet homme, érudit mais profondément dépourvu d'illusions,  parle de lui et dit la haine, la solitude, l'humiliation. 

 

 

"Ordinov se décida enfin à changer de chambre. Sa logeuse, pauvre veuve d’un fonctionnaire d’État, avait été par des circonstances imprévues contrainte de quitter Pétersbourg pour se retirer au fond de sa province, chez ses parents, avant même l’échéance des loyers en cours. Le jeune homme, qui pensait attendre la fin de son terme, regrettait de quitter si brusquement son vieux coin. Et puis !... il était pauvre, et les logements coûtent cher. Cependant, dès le lendemain du départ de sa logeuse, il prit son chapeau et alla flâner dans les rues, en examinant les écriteaux qui annoncent les locations, choisissant les maisons les plus délabrées et les plus habitées, – celles où il pouvait le plus vraisemblablement trouver un propriétaire presque aussi pauvre que lui-même.

Il cherchait depuis longtemps déjà, tout à son projet : mais peu à peu il se sentait envahi par des sensations inconnues. Distraitement d’abord, puis attentivement et enfin avec une extrême curiosité, il se mit à regarder autour de lui. La foule, la vie extérieure, le bruit, le mouvement, la variété des spectacles, toute  sentait le cœur plein d’une désolation sans cause, ses yeux brillaient de fièvre, et il avait des frissons sans cesse alternés de chaud et de froid. Il calculait qu’il pourrait, avec cette somme, vivre deux ou trois ans, quatre peut-être en faisant la part de la faim... Mais l’heure s’avançait, la pluie tombait ; il loua la première chambre venue et en une heure y fut installé. Ce fut pour lui une façon d’ermitage : il y vécut dans un isolement absolu. Deux ans après il était devenu tout à fait sauvage.

Il était devenu sauvage sans s’en douter. Il ne se rendait point compte qu’il y eût une autre existence, extérieure, bruyante, mouvementée, toujours renouvelée et qui vous appelle sans cesse et fatalement vous reprend tôt ou tard. Il ne pouvait sans doute l’ignorer tout à fait, mais il ne savait rien d’elle et ne s’en était jamais soucié. Dès l’enfance il s’était fait un vague isolement intérieur : à cette heure, l’isolement s’était précisé, défini et fortifié par la plus profonde des passions, celle qui épuise toutes les forces vitales sans laisser à des êtres comme Ordinov aucune préoccupation de la banalité pratique de l’existence, cette passion entre toutes inassouvible : la science. Elle minait sa jeunesse comme un poison lent et comme une lente ivresse, détruisait son sommeil, le dégoûtait de la nourriture saine et même de l’air frais qui ne pénétrait jamais dans son étroite retraite. Et Ordinov, dans son  exaltation, ne voulait point remarquer tout cela. Jeune, il ne rêvait, pour l’instant, nul autre bonheur que celui de contenter cette passion qui faisait de lui un enfant pour la conduite de la vie et le rendait incapable de se concilier la sympathie des gens et d’arriver parmi eux à quelque situation. Car la science, chez les habiles, est un capital ; mais la passion d’Ordinov était une arme qu’il tournait contre lui-même.

C’était, d’ailleurs, plutôt une sorte d’enthousiasme hasardeux qu’un dessein raisonné d’apprendre et de savoir. Dès l’enfance il s’était fait une réputation de singularité. Il n’avait pas connu ses parents, son caractère étrange et « à part » lui attirait du fait de ses camarades de mauvais traitements et des brutalités. Ainsi délaissé, il devint morose, plus « à part » encore et peu à peu tout à fait exclusif. C’est dans de telles dispositions qu’il s’était laissé séduire par sa passion, et il s’y livrait solitairement, sans ordre ni système arrêté.

Ce n’avait été jusqu’alors que la première fougue et la première fièvre d’un artiste. Mais en lui maintenant se dressait une idée, et il la contemplait avec amour, toute vague encore et confuse qu’elle fût. Il la voyait peu à peu prendre corps et s’éclairer : il lui semblait que cette apparence implorait une réalisation. Ce désir dévorait l’âme d’Ordinov, mais il ne sentait encore que trop peu nettement l’originalité de son idée, sa vérité et sa personnalité. La création se manifestait déjà, elle se  limitait et se condensait, mais le terme était encore loin, très loin peut-être : peut-être ne devait-il jamais venir !...

Et il allait à travers les rues comme un réfractaire, ou plutôt comme un ascète qui aurait brusquement quitté sa muette solitude pour entrer dans une ville agitée et retentissante. Tout était pour lui bizarre et nouveau, et (tant il était étranger à ces bruyantes foules, à ce monde en ébullition) il ne pouvait même pas s’étonner de son étonnement. Il ne remarquait pas davantage sa propre sauvagerie, pris au contraire d’une joie et d’une ivresse comparables à celles d’un affamé qui romprait un long jeûne. – N’était-il pourtant pas bien curieux qu’un changement de logement, un accident si mince, pût émouvoir et troubler un Pétersbourgeois, fût-il Ordinov ? – Il est vrai qu’il n’avait jamais eu l’occasion de sortir pour affaires. Il se complaisait de plus en plus en sa flânerie d’observateur.

Fidèle à ses habitudes d’esprit, il lisait dans les tableaux qui se déroulaient clairement en lui comme entre les lignes d’un livre. Tout l’intéressait, il ne perdait pas une impression. Avec ses yeux intérieurs il examinait les visages des passants, regardait attentivement la physionomie des choses, tout en écoutant avec sympathie le langage du peuple, comme  s’il eût contrôlé les conclusions où l’avaient amené les calmes méditations de ses nuits solitaires. Souvent quelque futilité l’arrêtait, lui suggérant une idée, et pour la première fois il se dépitait de s’être ainsi retranché du monde dans une cellule. Tout ici, en lui comme en dehors de lui, allait plus vite ; son pouls battait largement et vivement ; son esprit, qu’avait comprimé la solitude, aiguisé maintenant, élevé par l’exaltation de l’activité, travaillait avec précision, calme et énergie.

Maintenant il aurait voulu s’introduire dans cette vie qu’il ne connaissait pas encore ou, pour mieux dire, qu’il ne connaissait qu’en artiste. Son cœur battit involontairement dans une angoisse de sympathie universelle. Il se prit à considérer plus attentivement les gens qui le frôlaient : mais c’étaient des passants absorbés et inquiets !... et peu à peu son insouciance disparaissait, la réalité l’oppressait déjà, lui donnant une sorte d’horreur et en même temps d’estime pour la vie, et il commençait à se lasser de cette extraordinaire abondance d’impressions nouvelles, comme un malade qui fait ses premiers pas et qui tombe, ébloui par la clarté du jour, étourdi par l’effervescence de l’activité humaine, envertiginé par le bruit et la variété de la foule qui s’agite autour de lui. Tout à coup il fut saisi d’une morne tristesse. Il en venait à douter de la direction de sa vie et même de son avenir. Une pensée encore acheva de le troubler : il revit tout son passé, isolé, sans  échange d’affection... Quelques passants avec lesquels il avait d’abord essayé d’engager la conversation s’étaient détournés de lui avec un air brutal et étrange. On le prenait pour un fou, du moins pour quelque grand original, – en quoi l’on ne se trompait guère. Et Ordinov se rappela que sa confiance avait toujours été ainsi repoussée, et que pendant son enfance tout le monde le fuyait à cause de son entêtement et de son allure absorbée, que sa sympathie n’avait jamais su se révéler que par des dehors ambigus et pénibles, sans égalité morale. Ç’avait été la grande souffrance de son enfance de constater qu’il ne ressemblait pas à ses petits camarades. Et il était obsédé par le sentiment de cette incurable solitude.

Distraitement il s’échoua dans un endroit très excentrique. Après avoir dîné dans un restaurant médiocre, il reprit sa promenade errante. De nouveau les rues et les places se succédèrent. Puis il longea de hauts murs gris et jaunes : là s’arrêtaient les maisons riches. C’était maintenant un contraste de vieilles petites baraques et de grands bâtiments, fabriques énormes aux murs rongés et noircis, aux cheminées monumentales. Personne dans les chemins, tout était morne et hostile. Le soir tombait. Par une longue ruelle, Ordinov parvint à une place où se dressait une église. Il y entra ..."


Après "Souvenirs de la maison des morts" , Dostoïevsky croit la partie gagnée, donne encore un livre admirable, "Mémoires écrits dans un souterrain"  (1864), et fonde une revue dont il est pratiquement l'unique rédacteur. Mais le malheur le poursuit. Coup sur coup, il perd sa femme et son frère Michel, qu'il aimait tendrement. Les dettes des deux familles pèsent sur ses épaules. Il se défend contre les créanciers, emprunte et fournit de la copie, à la ligne, jusqu'à l'épuisement. Pourtant, au plus profond de son désarroi, il continue d'accepter la nécessité des malheurs qui l'accablent ...

Ce qu'il appelle "la vitalité du chat" lui donne l'audace d'épouser, à quarante-six ans, une jeune fille de vingt et un ans, sage, terne et docile, Anna Grigorievna, sa sténographe. Entre temps, il publiera "Crime et Châtiment", et "Le Joueur". La vente de ses livres ne suffira pourtant pas à le libérer de ses engagements. Bientôt, face à ses créanciers, le jeune couple sera obligé de fuir la Russie.... 


1866 - Le Joueur  (Игрок)

"Dans une ville d'eau imaginaire, Alexis Ivanovitch est employé dans la maison d'un général russe endetté auprès de son entourage. Paulina, pupille du général, demande à Alexis de jouer à la roulette pour elle, son rang lui interdisant les jeux de hasard. Elle a besoin d'argent mais ne dit pas pourquoi à Alexis, amoureux d'elle. Le général a également besoin d'argent, il attend la mort d'une tante et l'héritage, condition pour pouvoir épouser Blanche de Comminges, une femme beaucoup plus jeune que lui. Mais, voilà, la tante découvre le jeu de la roulette. Alexis Ivanovitch; lui, va jouer d’abord pour gagner, puis pour étonner, enfin pour espérer. Il n’a pas misé seulement de l’argent mais sa vie elle-même. Ce récit suit comme une ombre la vie de Dostoïevski, durant quinze ans, à Moscou et à Baden-Baden où il se ruina au jeu. Jouer, c’est tenter le diable, c’est aussi tenter Dieu...." 

"...Notre général s’approcha solennellement de la table. Les laquais se précipitèrent pour lui donner une chaise; mais il négligea de les voir. Il prit trois cents francs en or dans sa bourse, les posa sur le noir et gagna. Il fit paroli; le noir sortit de nouveau. Mais, au troisième coup, le rouge sortit, et il perdit douze cents francs d’un coup. Il s’en alla avec un sourire et tint bon. – Je dois dire que, devant moi, un Français gagna et perdit gaiement trente mille francs. Un gentleman doit tout perdre sans agitation; l’argent lui est si inférieur qu’il ne peut s’en apercevoir. De plus, il est très aristocratique de ne pas remarquer combien tout cet entourage est vulgaire et crapuleux. Il serait pourtant tout aussi aristocratique de le remarquer et de l’examiner avec une lorgnette; le tout à titre de distraction. La vie est-elle autre chose que l’amusement des gentlemen? Le gentleman ne vit que pour observer la foule. La trop regarder pourtant ne convient pas. C’est un spectacle qui ne mérite pas une grande attention. Eh! quel spectacle mérite l’attention des gentlemen? Seulement, je parle pour les gentlemen, car, personnellement, j’estime que tout cela vaut un examen attentif, non seulement pour l’observateur, mais aussi pour les acteurs de ce petit drame, pour ceux qui, franchement et simplement, se mêlent à toute cette canaille. Mais mes convictions personnelles n’ont que faire ici. J’ai dit par conscience ce qu’il en était; voilà l’important. Depuis quelque temps, il m’est très désagréable de conformer mes actions et mes pensées aux règles de morale. Je suis une autre direction... 

La canaille jouait en canaille. Je ne suis pas loin de croire que ce prétendu jeu cache de simples vols. Les croupiers, au bout des tables, vérifient les mises et font les comptes. Voilà encore de la canaille! des Français pour la plupart. Si je note ces observations, ce n’est pas pour décrire la roulette, c’est pour moi-même, pour me tracer une ligne de conduite. Il n’est pas rare, il est très commun, veux-je dire, qu’une main s’étende à travers la table et prenne ce que vous avez gagné. Une discussion s’élève, on crie, et, je vous prie, le moyen de prouver à qui appartient la mise? 

D’abord, tout cela était pour moi de l’hébreu. Je comprenais seulement qu’on pontait sur des chiffres, sur pair et impair et sur des couleurs. Je me décidai à ne risquer ce soir-là que deux cents des florins de Paulina. 

La pensée que je débutais par jouer pour un autre me troublait. C’était une sensation très désagréable. Je voulais en finir tout de suite. Il me semblait qu’en jouant pour Paulina je ruinais mes propres chances. Il suffit donc de toucher à une table de jeu pour devenir superstitieux! Je déposai cinquante florins sur pair. La roue tourna et le chiffre treize sortit. Maladivement, pour en finir plus vite, je mis encore cinquante florins sur le rouge. Le rouge sortit. Je laissai les cent florins sur le rouge, qui sortit encore. Je laissai le tout et je gagnai derechef. Je mis deux cents florins sur la douzaine du milieu, sans savoir ce que cela pourrait me donner. On me paya deux fois ma mise. Je gagnai donc sept cents florins. J’étais en proie à d’étranges sentiments. Plus je gagnais, plus j’avais hâte de m’en aller. Il me semblait que je n’aurais pas joué ainsi pour moi. ..." 


"La souffrance et la douleur sont toujours le corollaire d'une conscience large et d'un coeur profond, les vrais grands hommes doivent éprouver une immense tristesse sur terre..", écrit  Dostoïevski dans "Crime et châtiment" : ce roman, un des plus importants du XIXe siècle, ne vaut pas pour son intrigue mais pour les révélations de l'âme qu'elle suscite, les conflits intérieurs et les drames dans lesquels se débat Rodion Romanovich Raskolnikov dit Rodka. Le roman débute au commencement de juillet, par un temps extrêmement chaud, à Saint-Péterbourg, une ville bondée, étouffante. Raskolnikov descend de sa mansarde, évite de rencontrer sa logeuse et se coule dans la chaleur et la puanteur de la ville. Il est malade, très agité, parle à voix basse, il a faim, et peu à peu le lecteur entre dans ses pensées, ses peurs, ses anxiétés, peu à peu se matérialisent les raisons, - la pauvreté, la volonté de justice, l'irréligiosité, le sentiment de puissance, la vengeance, la folie, -  qui vont l'amener à tuer Alona  Ivanovna, l'usurière, "une vieille minuscule, toute sèche, d'une soixantaine d'années, avec de petits yeux perçants et méchants et un nez pointu."  


1866 - Crime et châtiment  (Преступление и наказание)

C'est le premier roman qui rendit célèbre Dostoïevski à l'étranger et c'est encore aujourd'hui le plus populaire. Publié en huit livraisons par Le Messager russe au cours de l’année 1866, le roman de Dostoïevski montre en Raskolnikov un témoin de la misère, de l’alcoolisme et de la prostitution, mais un criminel qui ne sait trop pourquoi il l’est devenu, tant les raisons qu’il s’invente pour agir sont contradictoires. Raskolnikov ne ressent aucune culpabilité, mais une immense peur et une profonde aliénation envers le reste de l'humanité. A Saint-Pétersbourg, en 1865, ce Raskolnikov, jeune noble sombre mais généreux, a interrompu ses études faute d’argent. Il se considère comme un homme hors du commun et est persuadé que, sur Terre, certains êtres sont nuisibles ou parasites. Il a une théorie. On peut sacrifier un pou si, par ce sacrifice, on fait le bien par ailleurs. Ce pou, il l'a trouvé en la personne d'une femme ignoble, prêteuse sur gages. Après avoir imaginé ce meurtre des centaines de fois, le regard brûlant, les joues creuses, il finit par commettre ce crime, mais rien ne se passe comme prévu... et sa vie bascule dans le délire...

Roman d'une perdition, qui, dans sa profondeur même, trouve une lumière qui la rachète, et du pourrissement généralisé de la bonté humaine, "Crime et Châtiment" vaut pour son analyse psychologique des réactions de Raskolnikov, devenu véritable sujet d'enquête scientifique. A ce naturalisme, s'ajouter une problématique dont s'étaient saisis les écrivains russes, et emprunté à la tradition européenne,  celle opposant une conception humaniste de l'homme et une conception purement religieuse. Ici s'exprime ce mysticisme troublé d'enthousiasmes inquiets et contradictoires de la littérature russe, qu'un Tolstoï projette sur un plan cosmique et que Dostoïevski concentre dans le drame d'une intimité. "Crime et Châtiment", a-t-on dit, est un roman où les personnages sont tels qu'il n'y a place pour rien autour d'eux, quelques coins de rues, quelques intérieurs, quelques descriptions fragmentaires de la campagne à peine esquissés, dans un monde uniquement composé de pensées et d'affections. Mais Raskolnikov, comme Ivan Karamazov, découvrent ces deux absolus de l'existence que sont idéal d'absolue puissance et celui d'amour absolu, sans pouvoir opter pour l'un ou l'autre : ne leur reste qu'à vivre intensément les possibilités d'une double vie, mais uniquement les possibilités ...

"Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S... et se dirigea d’un pas indécis et lent, vers le pont K... Il eut la chance de ne pas rencontrer sa propriétaire dans l’escalier. Sa mansarde se trouvait sous le toit d’une grande maison à cinq étages et ressemblait plutôt à un placard qu’à une pièce. Quant à la logeuse qui lui louait la chambre avec le service et la pension, elle occupait un appartement à l’étage au-dessous, et le jeune homme, lorsqu’il sortait, était obligé, de passer devant la porte de sa cuisine, la plupart du temps grande ouverte sur l’escalier. À chaque fois, il en éprouvait une sensation maladive de vague effroi, qui l’humiliait, et son visage se renfrognait. Il était terriblement endetté auprès de sa logeuse et il redoutait de la rencontrer. Ce n’était point qu’il fût lâche ou abattu par la vie ; au contraire, il se trouvait depuis quelque temps dans un état d’irritation et de tension perpétuelle, voisin de l’hypocondrie. Il avait pris l’habitude de vivre si renfermé en lui-même et si isolé qu’il en était venu à redouter, non seulement la rencontre de sa logeuse, mais tout rapport avec ses semblables. La pauvreté l’écrasait. Ces derniers temps cependant, cette misère même avait cessé de le faire souffrir. Il avait renoncé à toutes ses occupations journalières, à tout travail. Au fond il se moquait de sa logeuse et de toutes les intentions qu’elle pouvait nourrir contre lui, mais s’arrêter dans l’escalier pour y entendre des sottises, sur tout ce train-train vulgaire, dont il n’avait cure, toutes ces récriminations, ces plaintes, ces menaces, et devoir y répondre par des faux-fuyants, des excuses, mentir... Non, mieux valait se glisser comme un chat, le long de l’escalier et s’éclipser inaperçu. Ce jour-là, du reste, la crainte qu’il éprouvait à la pensée de rencontrer sa créancière l’étonna lui-même, quand il fut dans la rue. « Redouter de pareilles niaiseries, quand je projette une affaire si hardie ! » pensa-t-il avec un sourire étrange. « Hum, oui, toutes les choses sont à la portée de l’homme, et tout lui passe sous le nez, à cause de sa poltronnerie... c’est devenu un axiome... Il serait curieux de savoir ce que les hommes redoutent par-dessus tout. Ce qui les tire de leurs habitudes, voilà ce qui les effraie le plus... Mais je bavarde beaucoup trop, c’est pourquoi je ne fais rien, ou peut-être devrais-je dire que c’est parce que je ne fais rien que je bavarde. Ce mois- ci j’ai pris l’habitude de monologuer, couché pendant des jours entiers dans mon coin, à songer... à des sottises. Par exemple, qu’ai-je besoin de faire cette course ? Suis-je vraiment capable de « cela » ? « Est-ce » seulement sérieux ? Pas le moins du monde, tout simplement un jeu de mon imagination, une fantaisie qui m’amuse. Un jeu ! oui c’est bien cela, un jeu ! » Une chaleur suffocante régnait dans les rues. .."

 

Raskolnikov, jeune étudiant qui, faute de moyens, a dû abandonner l'université, décide tant par la misère que par des considérations théoriques, de tuer une vieille usurière et, par un fâcheux hasard, la sœur de celle-ci. La partie essentielle, sur laquelle se grefferont ensuite tous les épisodes du roman, est fondée sur la complexité des motifs qui ont provoqué ce crime. L'âme de Raskolnikov est le miroir qui reflète, en les mêlant, les causes principales des troubles qui marquèrent son époque et son pays. Ces causes étaient provoquées par les idéaux sociaux de Marx, la conception du "surhomme" de Nietzsche, mais aussi par ce mysticisme messianique du renoncement que Dostoïevski sentait profondément dans l'esprit russe.

Deux idées, deux obsessions, se succèdent dans l'esprit de Raskolnikov, le bien qu'on pourrait faire avec l`argent que l'usurière cache et qu'elle a volé aux malheureux contraints de recourir à elle , et la faculté, qui n'appartient qu'aux esprits supérieurs et indépendants de toute morale conventionnelle, de s'emparer, par n'importe quel moyen, de cet argent pour en user dans de plus justes intentions. L'un tend vers un idéal d'humanité et l'autre vers cette conception du "surhomme", qui divise les humains en deux catégories, les hommes ordinaires et les "élus".  Une contradiction qui semble pour Raskolnikov pouvoir être surmontée, grâce au crime.

Raskolnikov se retrouve raffermi dans cette idée par une suite d'exemples qui viennent confirmer en tout point ses sentiments intérieurs : d'une part, en effet, il reçoit la nouvelle d'un mariage odieux auquel sa sœur consent, afin de pouvoir lui venir en aide et assurer une vieillesse tranquille à leur mère; d'autre part, une preuve historique de la théorie sur les "élus" est apparemment fournie par la fortune de Napoléon qui commença le jour où, pour défendre la Constitution, le futur empereur mitrailla sans hésiter une foule désarmée. 

Raskolnikov en conclut que, seul, celui qui est capable d'une indépendance spirituelle totale est digne de grandes entreprises. Cette indépendance, en le plaçant au-dessus du commun des mortels, lui permet de disposer de la vie humaine et de sacrifier les incapables ou les nocifs à des buts plus élevés. Raskolnikov prépare donc son plan avec un sang-froid d'halluciné, le réalise mais, exténué par son acte, il quitte le lieu du crime avec un très piètre butin et pense désormais en son for intérieur qu'il a en fait perdu la partie. L'argent qu'il a volé ne pourra suffire à satisfaire son idéal de justice. Il sent d'autre part confusément qu'il est loin d'avoir obtenu cette indépendance morale qu'il a toujours considérée comme la vertu essentielle des esprits d'élite.

Mais il s'obstine dans son entreprise. Sa vie se développera dès lors  sur deux plans distincts, l'un profondément affectif où se manifestera sa nature instinctivement solidaire des humbles; l'autre où se développera sa trouble idéologie. 

Le côté extérieur du roman gravite donc autour de la situation créée par Raskolnikov. Obsédé et soucieux de se dénoncer à ceux qui recherchent l'assassin, il confessera ouvertement son crime afin de pouvoir le justifier. Sa conscience lui cause de terribles souffrances, et il pense à se suicider. De son côté, le juge Porphyri Pétrovitch, chargé de l'instruction, a deviné son secret, mais il attend que Raskolnikov se dénonce de lui-même, ...

 

Ainsi, comme dans le fil d'une libre conversation, Raskolnikov justifie l'un de ces articles paru quand il était étudiant, devant son ami, Dimitri Razoumikhine, et le juge Porphyri Pétrovitch qui se montre particulièrement intéressé ...

"... Ces pensées ont déjà été écrites et lues mille fois. Quant à ma division des individus en ordinaires et extraordinaires, j’admets qu’elle est un peu arbitraire, mais je ne m’obstine pas à défendre la précision des chiffres que j’avance. Je crois seulement que le fond de ma pensée est juste. Elle consiste à affirmer que les hommes peuvent être divisés en général, selon l’ordre de la nature même, en deux catégories : l’une inférieure (individus ordinaires) ou encore le troupeau dont la seule fonction consiste à reproduire des êtres semblables à eux, et les autres, les vrais hommes, qui jouissent du don de faire résonner dans leur milieu des mots nouveaux. Les subdivisions sont naturellement infinies, mais les traits caractéristiques des deux catégories me semblent assez nets : la première, c’est-à-dire le troupeau, est composée d’hommes conservateurs, sages,  qui vivent dans l’obéissance, une obéissance qui leur est chère. Et je trouve qu’ils sont tenus d’obéir, car c’est là leur rôle dans la vie et il ne présente rien d’humiliant pour eux. Dans la seconde, tous transgressent la loi ; ce sont des destructeurs ou du moins des êtres qui tentent de détruire suivant leurs moyens.

« Les crimes commis par eux sont naturellement relatifs et variables. Dans la plupart des cas, ces hommes réclament, avec des formules diverses, la destruction de l’ordre établi au profit d’un monde meilleur. Mais, s’il le faut, pour faire triompher leurs idées, ils passent sur des cadavres, sur des mares de sang ; ils peuvent, selon moi, se le permettre en conscience ; tout dépend de l’idée et de son importance, remarquez-le bien. Ce n’est que dans ce sens que je parle dans mon article de leur droit à commettre des crimes. (Notre point de départ a

été, si vous vous en souvenez, une question juridique.) Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’inquiéter sérieusement. La masse ne leur reconnaît jamais ce droit ; elle les décapite, les pend (plus ou moins) et remplit ainsi, de la façon  la plus rationnelle, son rôle conservateur,

jusqu’au jour où cette même masse, dans ses générations suivantes, érige des statues aux suppliciés et leur voue un culte (plus ou moins).

La première catégorie est maîtresse du présent, la seconde de l’avenir. La première conserve le monde et c’est grâce à elle que l’humanité se multiplie ; la seconde meut l’univers et le conduit à son but. Toutes les deux ont également leur raison d’être. Enfin, tous ont, pour moi, des droits égaux et vive donc la guerre éternelle, jusqu’à la Nouvelle Jérusalem, bien entendu.

– Vous y croyez donc à la Nouvelle Jérusalem ?

– J’y crois », répondit fermement Raskolnikov. Il prononça ces mots comme il l’avait fait pour sa longue tirade, les yeux fixés sur un point du tapis.

« Et vous croyez en Dieu aussi ? Excusez-moi d’être si indiscret.

– J’y crois, répondit encore Raskolnikov, en  levant les yeux sur Porphyre.

– Et à la résurrection de Lazare ?

– O-oui ; pourquoi me posez-vous ces questions ?

– Vous y croyez littéralement ?

– Littéralement.

– Tiens, tiens... Cela n’a aucune importance, la chose m’intéressait. Excusez-moi, mais permettez, je reviens à notre sujet. Il arrive qu’on ne les exécute pas ; il y en a au contraire...

– Qui triomphent de leur vivant ? Oui, cela arrive à quelques-uns et alors...

– Ce sont eux qui se mettent à exécuter ?

– S’il le faut et c’est ce qui se rencontre le plus souvent ; votre remarque est très fine, vous savez !

– Je vous remercie bien, mais, dites-moi, comment distinguer ces hommes extraordinaires des autres ? Présentent-ils des signes particuliers à leur naissance ? Je suis d’avis qu’il faut observer la plus rigoureuse exactitude sur ce  sujet-là et arriver à atteindre une grande précision formelle. Excusez mon inquiétude fort naturelle d’homme pratique et bien-pensant, mais ne pourraient-ils, par exemple, porter un vêtement particulier, un emblème quelconque ?... Car enfin, convenez que, s’il se produit une erreur et qu’un individu appartenant à une catégorie s’imagine faire partie de l’autre et se mette à détruire tous les obstacles, suivant votre si heureuse expression, alors...

– Oh ! cela arrive fort souvent. Cette remarque dépasse peut-être la précédente en finesse...

– Je vous remercie...

– Il n’y a pas de quoi. Mais considérez que l’erreur n’est possible qu’en ce qui concerne la première catégorie, c’est-à-dire celle des hommes ordinaires (comme je les ai appelés, peut-être bien à tort). Malgré leur tendance innée à l’obéissance, beaucoup d’entre eux, grâce à un naturel folâtre qu’on rencontre même parmi les vaches, se prennent pour des hommes d’avant-garde, des destructeurs appelés à faire entendre la parole nouvelle, et cela fort sincèrement. En fait  ils ne distinguent pas les vrais novateurs et souvent ils les méprisent comme des esprits arriérés et bas. Mais il me semble qu’il ne peut y avoir là de danger sérieux et vous n’avez pas à vous inquiéter, car ils ne vont jamais bien loin.

Tout au plus pourrait-on les fouetter parfois pour les punir de leur égarement et les remettre à leur place. Il n’est même pas besoin de déranger un bourreau pour cela, car ils se chargent eux-mêmes de se donner la discipline, étant gens d’une haute moralité ; tantôt ils se rendent ce service l’un à l’autre, tantôt ils se flagellent de leurs propres mains. Ils s’infligent des pénitences publiques, ce qui ne laisse pas d’être beau et édifiant ; bref, vous n’avez pas à vous inquiéter... c’est la règle générale.

– Allons, vous m’avez rassuré, tout au moins de ce côté. Mais il y a encore une chose qui me tracasse ; dites-moi, je vous prie, y en a-t-il beaucoup de ces hommes qui aient le droit d’égorger les autres, de ces individus extraordinaires en un mot ? Sans doute, je suis prêt à m’incliner devant eux, mais enfin, avouez qu’on puisse frissonner à l’idée qu’ils pourraient  être nombreux ?

– Oh ! ne vous inquiétez pas de cela non plus, continua Raskolnikov sur le même ton. En général, il naît infiniment, et même singulièrement peu d’hommes aptes à trouver une idée nouvelle ou même à dire quoi que ce soit de neuf. Une chose est certaine, c’est que la répartition des individus dans les catégories et subdivisions de l’espèce humaine doit être strictement déterminée par quelque loi de la nature. Cette loi nous est, bien entendu, cachée encore à l’heure qu’il est, mais je crois qu’elle existe et pourra nous être révélée un jour. L’énorme masse des individus, du troupeau comme nous disions, ne vit sur terre que pour mettre finalement au monde, à la suite de longs efforts et de mystérieux croisements de peuples et de races, un homme qui, entre mille, possède quelque indépendance, et un sur dix mille, sur cent mille, à mesure que le degré d’indépendance s’élève (mes chiffres sont approximatifs). On compte un homme de génie sur des millions, et des milliers de millions d’hommes passent sur terre avant de fournir une de ces intelligences qui  changent la face du monde. En un mot, je ne suis pas allé me pencher sur la cornue où tout cela s’opère. Mais cette loi déterminée existe, elle doit exister, il ne s’agit point de hasard ici.

– Mais, enfin, plaisantez-vous tous les deux ? s’écria Rasoumikhine. Vous moquez-vous l’un de l’autre ? Ils sont là à se mystifier mutuellement. Tu ne parles pas sérieusement, Rodia ? »

Raskolnikov ne répondit rien. Il leva vers lui son pâle et triste visage et, à voir la physionomie mélancolique de son ami, Rasoumikhine jugea étrange le ton caustique, grossier et provocant qu’avait pris Porphyre.

« Eh bien, mon cher, si tout cela est sérieux... Tu as raison de dire qu’il n’y a là rien de neuf, que toutes ces idées ressemblent à celles que nous avons pu entendre énoncer bien des fois, mais ce que je trouve de vraiment original dans tout cela et ce qui me paraît t’appartenir en propre, à mon grand chagrin, c’est ce droit moral de verser le sang que tu entends accorder en toute conscience et que tu excuses même avec tant de fanatisme... Il me semble que c’est là l’idée principale de ton  article : l’autorisation morale de tuer, et elle m’apparaît plus terrible que ne le serait une autorisation officielle et légale.

– Tout à fait juste ; elle l’est en effet, fit observer Porphyre.

– Non, tu as dû te laisser entraîner et dépasser ta pensée. C’est une erreur... Je lirai ton article. Tu t’es laissé entraîner... Tu ne peux pas penser cela... Je lirai...

– Il n’y a rien de tout cela dans mon article. Je n’ai fait qu’y effleurer la question, dit Raskolnikov.

– Oui, voilà, oui, fit Porphyre qui ne pouvait tenir en place. Je comprends maintenant à peu près comment vous envisagez le crime, mais... excusez-moi de vous importuner (j’ai honte de vous ennuyer ainsi). Voyez-vous... vous m’avez rassuré tantôt au sujet des cas trompeurs, de ces cas de confusion entre les deux catégories, mais... je me sens repris d’inquiétude en songeant au côté pratique de la question...."

 

Le juge Porphyri Pétrovitch s'apprête à appréhender Raskolnikov quand les faux aveux d'un ouvrier halluciné, qui s'accuse du meurtre, viennent compliquer un peu plus la situation. L'imbroglio se démêle après une longue suite d`événements, dont le plus important est la rencontre de Raskolnikov et de Sonia Marmeladov, la jeune fille qui se prostitue pour venir en aide à sa famille, et surtout pour donner à manger à ses petits frères. Malgré sa vie désespérée, Sonia a gardé une grande pureté de cœur qui lui attachera Raskolnikov. Sonia le poussera à se rendre à la police et à tout avouer. 

Mais la purification de Raskolnikov n'aura lieu que plus tard. Quand il est condamné à la déportation en Sibérie, il est toujours convaincu qu'il n'a pas commis de crime, mais qu'il s`est seulement trompé et a tué inutilement. Ce sera la présence de Sonia, qui l'a suivi en exil, qui réussira à le délivrer de son obsession et fera triompher en lui un sentiment définitif de solidarité humaine.

Des épisodes secondaires sont développés, avec une égale intensité dramatique : tel le cas de la famille Marmeladov dont le père, alcoolique et brutal, vit uniquement de l'admiration qu'il a pour sa deuxième femme, Caterina Ivanovna, et de l'amour qu'il porte à sa fille Sonia, tout en sachant qu'il a gâché la vie de l'une et de l'autre par son existence de misère et de vice. Auprès de lui, se détache le personnage de Caterina qui a poussé sa belle-fille à se prostituer, mais qui passera une nuit à côté d'elle à sangloter sur ses malheurs et à lui baiser les mains en signe de reconnaissance. D'autres épisodes se développent parallèlement, qui se rapportent à Dounia, sœur de Raskolnikov, laquelle a accepté d'épouser Louguine, homme aisé et grossier. Quand son frère réussira à faire échouer ce mariage, elle sera circonvenue par un propriétaire, Svidrigaïlov, chez lequel elle a été institutrice et qui, pour l'épouser, a empoisonné sa femme. Ce scélérat réussira, un soir, à entraîner la jeune fille chez lui. Dounia se défendra avec un revolver et l'homme, désormais convaincu de sa propre abjection, se tuera....


Le couple Dostoïevsky a fui la Russie et traine de ville en ville : Dresde, Hambourg, Baden-Baden, Genève, Vevey, Florence, logent où ils peuvent, mangent mal, signent des traites. Un enfant naît. Mais Dostoïevsky, encore une fois, ne semble pas avoir droit au bonheur commun, la fillette meurt au bout de quelques jours. Le désespoir de l'écrivain est proche de la démence. A l'étranger, personne ne prend garde à lui, il est seul, perdu, sans argent, écrit des lettres pour supplier ses amis, ses éditeurs, de l'aider.  Dès qu`il a touché un chèque, il retrouve du goût à la vie, supplie sa femme de le laisser tenter sa chance au jeu, il y court, le cœur battant, fasciné par le tapis vert, et, quand il a tout perdu, rentre au domicile conjugal et demande pardon à genoux. Les crises d'épilepsie le reprennent et il tient un compte précis de ces secousses fulgurantes, qui le jettent au sol, les membres tordus, la bouche gonflée d'écume. Il note, «Crise violente... Attaque à six heures dix matin... Le soir surtout, à la lueur des bougies, une tristesse maladive. Un reflet rouge sur tous les objets. »

Et c'est le soir, à la lueur des bougies, qu`il travaille. Il noircit des pages comme un forcené, pour payer le docteur, le boulanger, le boucher, le propriétaire. Anna Grigorievna met au monde un deuxième enfant : une fillette. Les dépenses augmentent. Dostoïevsky s`efforce d'oublier provisoirement ses soucis pour ne pas faillir dans sa nouvelle création, un roman qui s'appelle "L'Idiot" : "ll n`y a au monde qu'une seule figure positivement admirable, le Christ. Dans la littérature chrétienne, parmi les personnages admirables, le plus réussi est Don Quichotte. Mais il n'est admirable que parce qu'il est en même temps comique... Chez moi rien de semblable, absolument rien, et c'est pourquoi je redoute un échec sans recours."... 


1868 – L’Idiot  (Идиот) 

Il n'y guère de place pour la compassion et l'intégrité dans une société gagnée par la corruption. "Dans ce récit admirablement composé, riche en rebondissements, L'Idiot se veut à l'image de la Sainte Russie, vibrant et démesuré. Son héros est l'homme tendu vers le bien mais harcelé par le mal. Le prince Mychkine est un être fondamentalement bon, mais sa bonté confine à la naïveté et à l'idiotie, même s'il est capable d'analyses psychologiques très fines. Après avoir passé sa jeunesse en Suisse dans un sanatorium pour soigner son épilepsie (maladie dont était également atteint Dostoïevski) doublée d'une sorte d'autisme, il retourne en Russie pour pénétrer les cercles fermés de la société russe. Lors de la soirée d'anniversaire de Nastassia Filippovna, une orpheline adoptée par le général Totsky qui semble l'avoir violée dans son adolescence, le prince Mychkine voit un jeune bourgeois, Parfen Semenovitch Rogojine arriver ivre et offrir une forte somme d'argent à la jeune femme pour qu'elle le suive. Le prince, qui possède l'étrange capacité de percevoir le caractère profond des individus,  perçoit le désespoir de Nastasia Philippovna, en tombe maladivement amoureux, et lui propose de l'épouser. Après avoir accepté son offre, elle s'enfuit pourtant avec Rogojine. Constatant leur rivalité, Rogojine tente de tuer le prince mais ce dernier est paradoxalement sauvé par une crise d'épilepsie qui le fait s'écrouler juste avant le meurtre... Ayant créé des liens auprès de la famille Epantchine, il fait la connaissance d'une société pétersbourgeoise mêlant des bourgeois, des ivrognes, des anciens militaires et des fonctionnaires fielleux. Se trouvant du jour au lendemain à la tête d'une grande fortune, il avive la curiosité de la société pétersbourgeoise et vient s'installer dans un lieu de villégiature couru, le village de Pavlovsk..." 

"..Il était déjà près de midi. Le prince savait qu’en ville il ne trouverait alors chez les Epantchine que le général, retenu par son service ; encore n’était-ce pas certain. L’idée lui vint que celui-ci n’aurait peut-être rien de plus pressé que de l’emmener à Pavlovsk. Or il tenait beaucoup à faire une visite auparavant. Au risque d’arriver trop tard chez les Epantchine et de remettre au lendemain le départ pour Pavlovsk, il se décida à rechercher la maison où devait le conduire cette visite. Il s’agissait d’ailleurs d’une démarche assez risquée sous certain rapport ; de là son embarras et ses hésitations. Il savait que la maison en question se trouvait dans la rue aux Pois, non

loin de la Sadovaïa. Il résolut de se diriger de ce côté, dans l’espoir que, chemin faisant, il trouverait le temps de se ranger à une détermination définitive. 

En approchant du croisement des deux rues, il s’étonna de l’extraordinaire agitation à laquelle il était en proie ; il ne s’attendait pas à sentir son coeur battre aussi fort. De loin une maison attira son attention, sans doute par la singularité de son aspect ; plus tard il se rappela s’être fait cette réflexion : « C’est sûrement cette maison-là ». Il s’avança avec une curiosité intense pour vérifier sa conjecture, tout en pressentant qu’il lui serait foncièrement désagréable d’être tombé juste. C’était un grand immeuble sombre à trois étages, sans style, dont la façade était d’un vert sale. Un tout petit nombre de bâtisses de ce genre, datant de la fin du siècle passé, subsistent encore dans ce quartier de Pétersbourg (où tout se transforme si rapidement).

Solidement construites, elles présentent d’épaisses murailles et des fenêtres très espacées, parfois grillées au rez-de-chaussée, qu’occupe le plus souvent une boutique de changeur. Le skopets qui tient la boutique loge généralement à l’étage au- dessus. L’extérieur de ces maisons est aussi peu accueillant que l’intérieur : tout y paraît froid, impénétrable et mystérieux, sans qu’on puisse analyser aisément les motifs de cette impression. La combinaison des lignes architecturales a certainement quelque chose d’occulte. Ces immeubles ne sont guère habités que par des marchands.

Le prince s’approcha de la porte cochère et lut sur un écriteau : « Maison de Rogojine, bourgeois honoraire héréditaire». Surmontant ses hésitations, il poussa une porte vitrée, qui se referma avec bruit derrière lui, et monta au premier étage par le grand escalier. Cet escalier était en pierre et grossièrement construit ; il disparaissait dans la pénombre entre des murs peints en rouge. Le prince savait que Rogojine occupait, avec sa mère et son frère, tout le premier étage de cette triste demeure. Le domestique qui lui ouvrit la porte le conduisit sans l’annoncer à travers un dédale de pièces : ils entrèrent d’abord dans une salle de parade dont les parois imitaient le marbre ; le parquet était de chêne, le mobilier, lourd et grossier, dans le style de 1820. Puis ils s’engagèrent dans une série de petites

chambres qui faisaient des crochets et des zigzags ; il fallait ici monter deux ou trois marches ; là en redescendre autant. À la fin ils frappèrent à une porte. Ce fut Parfione Sémionovitch lui-même qui ouvrit...."

 

L'Idiot est mal accueilli par la presse russe. Mais, sans désemparer, Dostoïevsky se jette dans un autre récit, un roman court, "L'Eternel Mari". L'éditeur a prévu une avance par contrat, mais tarde à tenir promesse et Dostoïevsky se désole, "on me demande des effets artistiques, de la limpidité, de la poésie sans efforts, sans emballements, et on me cite Tourgueniev et Gontcharov en exemple ! Qu'ils regardent donc dans quelles conditions je travaille". L'argent arrive, le manuscrit, empaqueté, s'achemine de Dresde vers la Russie, et Dostoïevsky se tourne aussitôt vers un nouveau projet de roman, "Les Possédés". "La chose que j'écris est tendancieuse, avoue-t-il dans une lettre du 6 avril 1870. Ah ! ils glapiront contre moi, les nihilistes et les Occidentaux ! Ils me traiteront de rétrograde ! Mais, que le diable les emporte, je dirai toute ma pensée." Ses héros sont des révolutionnaires, prêts à rejeter les règles de la morale et de la religion pour transformer la Russie en une fourmilière disciplinée. Enfin, le roman est achevé, l'éditeur envoie les mille roubles qu'on lui réclame, et Anna Grigorievna prépare les valises. A cinquante ans, vieilli par la maladie, le travail et les privations, Dostoïevsky rentre à Saint-Pétersbourg avec sa femme. Ses livres, écrits loin de la patrie, lui ont valu la première place parmi les romanciers russes. Pour le public, il est devenu un guide spirituel, que ses souffrances passées autorisent à parler au nom du pays tout entier. Assuré d'une sympathie unanime, il rédige et édite son "Journal d'un écrivain" où il prend position en nationaliste et en chrétien orthodoxe devant les plus graves problèmes de son époque. Il publiera encore deux romans, " L'Adolescent" et "Les Frères Karamazov", qu'iI considèrera comme son chef-d'œuvre.... 


1870 - L'Éternel mari  (Вечный муж)

"Ce roman tragique et comique révèle un autre Dostoïevski, mais ses personnages sont conscients de leur petitesse avec la répétition infinie du triangle infernal mari trompé -femme - amant. Accablé de soucis d’argent, n’ayant le goût à rien, Veltchaninov est poursuivi par un homme en deuil. Troussotzky a perdu sa femme. Pour Dostoïevski, toute faute doit être expiée, le péché engendre la maladie et la folie. Le vaudeville tourne au drame, car il y a une victime innocente : Lisa, une enfant. De qui est-elle vraiment la fille ? L’éternel mari retrouvera une épouse, l’éternel amant sa vigueur et le jeu recommence."

 

" L’été commençait, et Veltchaninov, contre son attente, se trouvait retenu à Pétersbourg. Son voyage dans le sud de la Russie ne s’était pas arrangé ; puis, son procès traînait, il n’en voyait pas la fin. Cette affaire – un litige au sujet d’une propriété – prenait mauvaise tournure. Trois mois auparavant, elle paraissait toute simple, pas même douteuse ; et, brusquement, tout avait changé. « Au reste, c’est ainsi pour toutes choses, tout se gâte », se répétait-il sans cesse à lui-même, avec mauvaise humeur. Il avait pris un avocat habile, cher et connu, il n’avait pas ménagé l’argent ; mais, par impatience et par défiance, il s’était occupé lui-même de son affaire : il s’était mis à écrire des papiers, que l’avocat s’empressait de faire disparaître ; il courait les tribunaux, faisait faire des enquêtes, et, en réalité, retardait tout ; à la fin, l’avocat s’était plaint, et l’avait engagé à partir pour la campagne. Mais il ne pouvait se résoudre à s’en aller. La poussière, la chaleur étouffante, les nuits blanches  soupçonnait pas le degré, bien qu’il eût l’esprit non seulement ouvert, mais subtil, et qu’il fût incontestablement doué.

La carnation de son visage clair et rosé avait eu jadis une délicatesse toute féminine et avait attiré sur lui l’attention des femmes ; maintenant encore, on disait en le regardant : « La belle santé ! du sang et du lait. » Seulement, cette « belle santé » était cruellement infectée d’hypocondrie. Ses grands yeux bleus, il y a dix ans, avaient fait bien des conquêtes : c’étaient des yeux si clairs, si gais, si insouciants, qu’ils retenaient malgré lui le regard qui les rencontrait. Aujourd’hui, à l’approche de la quarantaine, la clarté et la bonté s’étaient presque éteintes dans ces yeux déjà cernés de rides légères ; ce qu’ils exprimaient à présent, c’était, au contraire, le cynisme d’un homme aux mœurs relâchées et d’un blasé, l’astuce, le plus souvent le sarcasme, ou encore une nuance nouvelle, qu’on ne leur connaissait pas jadis, une nuance de tristesse et de souffrance, d’une tristesse distraite et comme sans objet, mais profonde. Cette tristesse se manifestait surtout quand il était seul. Et l’étrange, c’est que cet homme qui, il y avait à peine deux ans, était jovial, gai et dissipé, qui racontait si parfaitement des histoires si plaisantes, en fût venu à présent à préférer à toutes choses la complète solitude. Il avait rompu de propos délibéré avec ses nombreux amis, dont peut-être il  aurait pu ne pas se séparer, même après la ruine complète de sa fortune. À vrai dire, l’orgueil y avait aidé : son orgueil soupçonneux lui rendait intolérable la fréquentation de ses anciens amis ; et, peu à peu, il en était arrivé à l’isolement. Ses souffrances d’orgueil ne s’en trouvèrent pas atténuées, bien au contraire ; mais, en s’exaspérant, elles prirent une forme particulière, toute nouvelle : il en vint à souffrir parfois pour des motifs inattendus, qui jadis n’existaient pas pour lui, auxquels jadis il n’avait même jamais songé, pour des motifs « supérieurs » à ceux dont il avait tenu compte jusqu’alors, – « à supposer qu’il soit exact de s’exprimer ainsi, et qu’il y ait véritablement des motifs supérieurs et des motifs inférieurs », ajoutait-il lui-même.

C’était vrai, il en était venu à être obsédé par des motifs supérieurs, auxquels jadis il n’aurait pas songé. Ce qu’il entendait, au fond de lui-même, par des motifs supérieurs, ce sont les motifs dont (à son grand étonnement) personne ne peut véritablement rire à part soi ; – à part soi, s’entend, car, devant les autres, c’est une autre affaire ! Il savait fort bien qu’à la première occasion, et dès demain, il planterait là les secrètes et pieuses injonctions de sa conscience, qu’il enverrait promener bien tranquillement tous ces « motifs supérieurs », qu’il serait le premier à en rire. Et c’est ainsi que les choses se passaient, sauf qu’il avait  conquis une assez notable indépendance d’esprit à l’égard des « motifs inférieurs », qui l’avaient jusque-là entièrement gouverné. Il arrivait même parfois qu’en se levant, le matin, il eût honte des pensées et des sentiments qu’il avait eus durant son insomnie de la nuit. (Et il souffrait, dans les derniers temps, de fréquentes insomnies.) Il avait remarqué, de longue date, qu’il était extrêmement porté au scrupule, qu’il s’agît de choses importantes ou de futilités : aussi était-il résolu à se fier le moins possible à lui-même.

Pourtant il survenait quelquefois des faits dont il n’était pas possible de contester la réalité. Dans les derniers temps, quelquefois, durant la nuit, ses pensées et ses sentiments se modifiaient jusqu’à devenir presque l’opposé de ce qui est normal, et très souvent ils ne ressemblaient plus en rien à ceux qu’il avait eus pendant le jour. Il en fut très frappé : il alla consulter un médecin célèbre, qu’il connaissait fort bien ; naturellement, il lui parla sur le ton de la plaisanterie.

Le médecin répondit que le fait de l’altération et même du dédoublement des pensées et des sensations, la nuit, en état d’insomnie, est un cas très commun chez les hommes « qui pensent fortement et qui sentent fortement » ; que parfois les convictions de toute une vie changent subitement, du tout au tout, sous l’action déprimante de la nuit et de l’insomnie ; qu’on voit prendre parfois, sans rime ni raison, des résolutions tout  à fait fatales ; que tout cela du reste comporte bien des degrés ; – qu’enfin, s’il arrive que le sujet ressente très vivement le dédoublement de sa personne, et en souffre, c’est signe d’une véritable maladie, et qu’il faut, en ce cas, agir sans retard : le mieux, c’est de modifier radicalement son genre de vie, de changer de régime, ou même de voyager ; une purge, sans aucun doute, ferait bon effet.

Veltchaninov ne voulut pas en entendre davantage ; son affaire était parfaitement claire : il était malade. « C’est donc tout ce qu’il y avait dans cette obsession que j’attribuais à quelque chose de supérieur : une maladie, et rien de plus ! » s’écriait-il avec amertume. Il ne se résignait pas à se l’avouer.

Bientôt, ce qu’il n’avait encore ressenti que la nuit se produisit également le jour, mais avec une acuité plus pénétrante ; et maintenant il y prenait une joie malicieuse et sarcastique, au lieu de l’attendrissement plein de regrets qu’il en ressentait jadis. Il voyait surgir dans sa mémoire, de plus en plus fréquemment, « soudainement et Dieu sait pourquoi », certains événements de sa vie antérieure, des époques anciennes de sa vie, et ces événements se présentaient à lui d’une manière étrange...."


Ilya Repin, "Meeting (Under the light of the lamp)", 1883, State Tretyakov Gallery.

 

1871 - Les Possédés (Бесы) 

es Possédés (ou Les Démons) révèle les doutes et les angoisses de Dostoïevski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. Il commence à l'écrire comme une oeuvre anti-nihiliste diabolique puis se détache du genre et va créer l’un de ses meilleurs romans,  : tout à la fois drame religieux et tragédie existentielle. L'histoire, qui se déroule vers la fin des années 1860 raconte le sort d'un groupe d'insurgés décidés à répandre l'anarchie en Russie. 

Nicholas Stavrogin, une beauté démoniaque, et le fils d’un instituteur, Petrush Verkhovensky, reviennent simultanément dans la province de l’étranger. "Ce n’est pas seulement sa mère, la générale Stavroguine, ce n’est pas seulement son ancien précepteur, Stépane Trofimovitch, c’est toute la ville qui attend l’arrivée de Nicolas, ce jeune homme séduisant, fascinant, inquiétant. Il a vécu dans la capitale, il a parcouru l’Europe ; on raconte sur lui d’étranges choses. Il arrive. De quels démons est-il accompagné ? Stavroguine envoûte tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite à son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdité de la liberté pour un homme seul et sans raison d'être.  Après son arrivée, des évènements étranges commencent à se produire, scandales, incendies, meurtres, intrigues politiques et rumeurs se répandent, et chacun semble posséder une face cachée de lui-même. En un mois, cette ville si tranquille se transforme en enfer, la plupart des personnages meurent, deviennent fous ou senfuient. Tous les personnages de ce grand roman sont possédés par un démon, le socialisme athée, le nihilisme révolutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces idéologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la société et en appellent à ce qui semble ressember à un terrorisme destructeur ...

Comme presque tous les romans de Dostoïevski, il faudra attendre la fin du siècle et le renouveau de la pensée idéaliste pour que la valeur prophétique et la portée métaphysique des Possédés soient reconnus...

 

"..Le printemps déployait toutes ses magnificences ; les putiets fleuris remplissaient l’air de leur parfum ; les dernières heures du jour prêtaient à la nature un charme particulièrement poétique. Chaque soir les deux amis se retrouvaient au jardin, et, jusqu’à la tombée de la nuit, assis sous une charmille, ils se confiaient leurs sentiments et leurs idées. Sous l’impression du changement intervenu dans sa destinée, Barbara Pétrovna parlait plus que de coutume ; son coeur semblait chercher celui de son ami. Ainsi se passèrent plusieurs soirées. Une supposition étrange se présenta tout à coup à l’esprit de Stépan Trophimovitch : « Cette veuve inconsolable n’a-t-elle pas des vues sur moi ? N’attend-elle pas de moi une demande en mariage à l’expiration de son deuil ? » Pensée cynique, mais plus on est cultivé, plus on est enclin aux pensées de ce genre, par cela seul que le développement de l’intelligence permet d’embrasser une plus grande variété de points de vue. En examinant cette conjecture, il la trouva assez vraisemblable et devint songeur : « Certes, la fortune est immense, mais... » Le fait est que Barbara Pétrovna n’avait rien d’une beauté : c’était une femme grande, jaune, osseuse, dont le visage démesurément allongé offrait quelque analogie avec une tête de cheval. Stépan Trophimovitch hésitait de plus en plus et souffrait cruellement de ne pouvoir prendre un parti. Deux fois même son irrésolution lui arracha des larmes (il pleurait assez facilement). Le soir, sous la charmille, son visage exprimait, comme malgré lui, un mélange de tendresse, de moquerie, de fatuité et d’arrogance. Ces jeux de physionomie sont indépendants de la volonté, et ils se remarquent d’autant mieux que l’homme est plus noble. Dieu sait ce qu’il en était au fond, mais il est probable que Stépan Trophimovitch se faisait quelque illusion sur la nature du sentiment né dans l’âme de Barbara Pétrovna. Elle n’aurait pas échangé son nom de Stavroguine contre celui de Verkhovensky, quelque glorieux que fût ce dernier. Peut-être n’était-ce de sa part qu’un amusement féminin, peut-être obéissait-elle tout bonnement à ce besoin de flirter, si naturel aux dames dans certains cas. 

Il est à supposer que la veuve ne tarda pas à lire dans le coeur de son ami. Elle ne manquait pas de pénétration, et il était quelquefois fort ingénu. Quoi qu’il en soit, les soirées se passaient comme de coutume, les causeries étaient toujours aussi poétiques et aussi intéressantes. Un jour, à l’approche de la nuit, après un entretien plein d’animation et de charme, la générale et le précepteur, échangeant une chaleureuse poignée de main se séparèrent à l’entrée du pavillon où logeait Stépan Trophimovitch. Chaque été, il transportait ses pénates dans ce petit bâtiment qui faisait presque partie du jardin. Rentré chez lui, il se mit à la fenêtre pour fumer un cigare ..."

 

"Les Démons", un étrange essai de métaphysique religieuse et politique ...

Avec "Les Possédés", plus encore que de rivaliser avec son adversaire Tourgueniev qui, le premier, avait abordé le problème du nihilisme dans "Pères et Fils", il s'agissait pour Dostoïevski de combattre les révolutionnaires du type Netchaev. De là le thème du roman : une conspiration politique dans une ville de province, et la façon dont sont peints les personnages, des êtres médiocres dépourvus de tout trait humain susceptible d`éveiller la sympathie. Mais c'est aussi contre lui-même, contre une tentation à laquelle il avait succombé, qu'il écrit son livre et en 1870, et si Dostoïevski a surmonté cette tentation si par un argumentaire mystique, Dostoïevski n`attaque pas tant une doctrine, que toutes ces puissances obscures de l`âme russe, mises en mouvement et détournées de leur voie par l'idéologie révolutionnaire venue d`Occident.

D'où le titre du livre qui est exactement, "Les Démons".

Les personnages sont des "possédés", ils semblent prisonniers d'une puissance mystérieuse qui les pousse a commettre des actes dont ils seraient par eux-mêmes incapables. Aucune œuvre de Dostoïevski n'est plus difficile à lire que celle-ci, par la confusion et l'obscurité qui enserrent tous les personnages et par l'extrême complexité de sa trame. Mais ce n'est pas de l'intrigue que le livre tire sa valeur, l`intrigue n`est qu'un prétexte pour nous faire découvrir des hommes, des caractères et des idées, il s'agit moins d'un roman, dira-t-on, que d`un étrange essai de métaphysique religieuse et politique, et dans l`œuvre de l`auteur seuls  "Les Frères Karamazov" peuvent rivaliser avec "Les Possédés" pour la richesse du contenu idéologique. On retient en général deux thèmes essentiels, dont le rapport n`est pas toujours très clair : un thème indépendant de la critique du nihilisme et centré sur l'un des principaux héros, Stavroguine, et un thème proprement politique, la conspiration des nihilistes, où se joue la partition d'un véritable démon qui n" a plus rien d'humain, Verkhovenski...

 

STAVROGUINE. Les traits du personnage central des Possédés ont été selon toute vraisemblance inspirés à Dostoievski par le ténébreux Nicolas Spechnev (1821-1882), qui a donné au héros du roman son prénom, son aspect extérieur, une partie de sa biographie. Spechnev, disciple de Charles Fourrier, était l'un des membres les plus actifs et les plus en vue du groupe de Petrachevski, athée, partisan intransigeant d'un «socialisme dur, aventurier romantique et bourreau des cœurs, il exerçait un ascendant considérable sur tout son entourage et le jeune Dostoievski n'échappa pas à son influence, quitte à se venger plus tard en faisant de lui une incarnation du diable. Il devient ainsi le type de l`aristocrate décadent incapable de s'engager pleinement dans aucun de ses actes; pour lui, ne lui reste que l'artificiel, l'horrible, le sordide, tout ce qui change de la vie ordinaire. "Toutes les fois que je me suis trouvé au cours de mon existence dans une situation particulièrement honteuse, excessivement humiliante, vilaine, et par-dessus tout ridicule, celle-ci a toujours excité en moi, en même temps qu`une colère sans bornes, une incroyable volupté." C'est pourquoi il a épousé une boiteuse imbécile et ignoble, c'est pourquoi il savoure la honte d'un soufflet qu`il vient de recevoir, ou violera une petite fille en la laissant ensuite se pendre. Ce n'est pas l'ignominie pour elle-même qui lui plaît, mais seulement l`intense sensation qu'elle lui procure, "l'enivrement d'une conscience torturée par sa bassesse". 

Et pourtant c'est à ce Stavroguine, dépourvu de toute foi, révolutionnaire ou chrétienne, que Verkhovenski, le véritable chef de la conspiration révolutionnaire, veut offrir l`univers, rêvant de faire de Stavroguine le tsarevitch Ivan, le Grand Usurpateur, et voulant créer une légende autour de celui à qui il a voué une sorte d'amour diabolique ("Vous êtes le soleil, dit-il à Stavroguine, et je suis votre ver de terre"). 

 

P. S. VERKHOVENSKI. De Netchaev, Dostoievski a fait, sous les traits de P. S. Verkhovenski, une caricature féroce et sans doute assez peu ressemblante. Sergueï Guennadievitch Netchaïev (1847-1882), homme d'action infatigable et volontaire, disciple de Bakounine, théoricien jusqu'au-boutiste du nihilismeet de l'anarchisme (on lui a longtemps attribué la paternité du fameux "Evangile du révolutionnaire", dont maint propos de P.S.Verkhovenski est comme la paraphrase) n'avait somme toute pas grand-chose de commun avec le pantin hystérique décrit par le romancier. 

Face à de Stavroguine, un Verkhovenski donc totalement "insensible à tout ce qui est vivant, enthousiaste et passionné, quand il s'agit de ses propres imaginations. Sa révolution ne consiste nullement en pillages, en réformes de la propriété ou de la société, mais essentiellement en un bouleversement moral. Il règne donc par les moyens qui conviennent à sa possession et le secret de sa puissance, c'est d'avoir entrainé tous les conspirateurs à se suspecter mutuellement, des conspirateurs sans véritable personnalité ou déchets de la société.  

Parmi ces démons dérisoires qui s'agitent autour de P. S. Verkhovenski, CHIGALEV est inspiré par un publiciste obscur, propagandiste des idées de Tchernychevski et de Dobrolioubov, V. A. Zaïtsev. Théoricien obtus et fanatique, c'était un représentant typique de cette piétaille de tous les grands mouvements d'idées, dont il est à peine nécessaire de grossir les traits pour la rendre ridicule. Son projet est d`une simplicité ridicule, mais qui ne laisse pas d'être dangereuse : il suggère, comme solution définitive, de partager l'humanité en deux parties inégales, un dixième des hommes jouirait d'une liberté absolue et exercerait sur les neuf autres dixièmes une autorité sans limites. Les autres devraient renoncer à toute individualité, devenir pour ainsi dire un troupeau, et, par une soumission sans bornes, ils arriveraient, au moyen d'une série de régénérations, à l'état d`innocence première.

LIPOUTINE est la caricature d'un certain A. P.Milioukov dont l'auteur fit la connaissance aux réunions de Petrachevski. Tyran domestique, petit-bourgeois mesquin et néanmoins admirateur inconditionnel de Fourier, il se console dans des rêveries apocalyptiques de la médiocrité de son destin, et tient toute sa famille dans la hantise de

l'Enfer.  

VIRGINSKAIA, sage-femme Virginskaïa,  sous ses traits de laquelle Dostoievski a décrit l'un des nombreux représentants du mouvement populiste des années 70, de ces étudiants qui, pour être près du peuple, quittaient les bancs de l'Université et prenaient un emploi modeste (instituteur, infirmier» ou sage-femme, agronome) dans une bourgade reculée de province. 

S. T. VERKHOVENSKI est un inoffensif «idéaliste des années 40» dont les traits ont été empruntés à T. N. Granovski. un occidentaliste notoire, ami de Herzen et d'Ogarev, professeur à l'uníversité de Moscou. 

KARMAZINOV est quant à lui l' "illustre" écrivain, l'auteur de "Merci", est une caricature féroce de l'ennemi personnel de Dostoievski, le grand romancier I. S. Tourguéniev. De celui-ci Karmazinov a certains traits physiques (la voix nasillarde) et biographiques (les séjours fréquents et prolongés à l'étranger), la suffisance, le caractère efféminé et, surtout, défaut majeur aux yeux de Dostoievski, des opinions occidentalistes bien connues.

 

Si Verkhovenski affecte donc de s'effacer toujours derrière Stavroguine, c'est bien lui qui règne, et par les moyens qui conviennent à sa possession : sans peine, il va persuader les membres de l'organisation que le groupe n'est qu`un élément d'une immense conspiration révolutionnaire, que lui-même était en relation avec les plus hauts personnages du Comité directeur. Mais le secret de sa puissance sera surtout d'entraîner tous les conspirateurs à se suspecter mutuellement, ce qui n'est difficile compte tenu de leurs personnalités. Après avoir commis plusieurs coups de main sous l'impulsion de Verkhovenski, ces pauvres êtres commencent à perdre courage et envisagent les conséquences éventuelles de leurs actes. Verkhovenski leur affirme alors qu`un des leurs, Chatov, s'apprête à dénoncer toute la bande...

 

Chatov, dans cette galerie de monstres ou de médiocrités, fait exception, cet adolescent vieilli, maladroit, mais infinement bon, est en quelque sorte le porte-parole de l'auteur. Comme Dostoïevski, il s`est laissé entraîner au libéralisme mais, comme Dostoïevski encore, il en a été sauvé par le mysticisme et se trouve maintenant amené à renier et à combattre son passé. Il lui appartient de faire la critique des idées révolutionnaires. Et alors que Stavroguine n'est qu'un snob et Verkhovenski un bourgeois, un intellectuel enfermé dans sa logique, Chatov est un homme du peuple dont la quête infatigable de Dieu nous entraîne au coeur de la réflexion même de Dostoïevski. Celui-ci entend nous montrer que le nihilisme athée n'est qu'un produit importé d'Occident, le fait de quelques déracinés devenus étrangers à leur patrie. Et à la révolution, ce n'est pas exactement Dieu qu'oppose Chatov, mais la réalité séculaire de l'âme nationale, l'idée du messianísme russe : la Russie est restée un peuple enfant, vierge des contaminations de la civilisation occidentale. Elle est bien toujours, seule entre toutes les nations, le peuple choisi entre tous pour renouveler le monde. Et Chatov prophétise l”Apocalypse, l`orage purificateur, où le peuple russe, grâce à ses éléments demeurés intacts et fidèles, se vengera des doctrinaires qui ont voulu le soumettre aux idéologies venues d'Occident. Cette jeunesse éternelle du peuple russe, rien ne saurait l'exprimer mieux que la belle scène qui précède la mort de Chatov : la femme de celui-ci, Marie  Ignatievna, qui a été la maîtresse de Stavroguine, revient pourtant dans son foyer pour accoucher. Chatov l`accueille avec une sorte d`adoration religieuse et, quand l'enfant naîtra, ce sera pour lui comme une révélation du perpétuel renouvellement de la vie, et la certitude de la défaite des faux logiciens. 

 

"...  elle le regarda longuement, d’un air las. Debout à  cinq pas d’elle, Chatov l’avait écoutée timidement, mais il était comme rajeuni, son visage rayonnait d’un éclat inaccoutumé. Cet homme fort, rude, toujours hérissé, sentait son âme s’ouvrir tout à coup à la tendresse. En lui vibrait une corde nouvelle. Trois années de séparation n’avaient rien arraché de son cœur. Et peut-être chaque jour durant ces trois ans il avait rêvé à elle, à la chère créature qui lui avait dit autrefois : « Je t’aime. » Tel que j’ai connu Chatov, je ne crois pas me tromper en affirmant que s’entendre adresser par une femme une parole d’amour devait lui paraître une impossibilité. Chaste et pudique jusqu’à la sauvagerie, il se considérait comme un jeu de la nature, détestait sa figure et son caractère, se faisait l’effet d’un de ces monstres que l’on promène dans les foires. En conséquence de tout cela, il n’estimait rien à l’égal de l’honnêteté, poussait jusqu’au fanatisme l’attachement à ses convictions, se montrait sombre, fier, irascible et peu communicatif. Mais voilà que cette créature unique qui pendant deux semaines l’avait aimé (il le crut toute sa vie !), – cet être dont il était loin d’ignorer les fautes et que néanmoins il avait toujours placé infiniment au-dessus de lui, cette femme à qui il pouvait tout pardonner (que dis-je ? il lui semblait que lui-même avait tous les torts vis-à-vis d’elle), cette Marie Chatov rentrait soudain chez lui, dans sa maison... c’était presque impossible à comprendre ! Il n’en revenait pas ;  un tel événement lui paraissait si heureux qu’il n’osait y croire et que, le prenant pour un rêve, il avait peur de s’éveiller. Mais, lorsqu’elle le regarda avec cette expression de lassitude, il devina aussitôt que la bienaimée créature souffrait, qu’elle était offensée peut-être.

Le cœur défaillant, il se mit à l’examiner. Quoique le visage fatigué de Marie Chatov eût depuis longtemps perdu la fraîcheur de la première jeunesse, elle était encore fort bien de sa personne, – son mari la trouva aussi belle qu’autrefois. C’était une femme de vingt-cinq ans, d’une complexion assez robuste et d’une taille au-dessus de la moyenne (elle était plus grande que Chatov) ; son opulente chevelure châtain foncé faisait ressortir la pâleur de son visage ovale ; ses grands yeux sombres brillaient maintenant d’un éclat fiévreux. Mais cet intrépidité étourdie, naïve et ingénue que son époux lui avait connue jadis était remplacée à présent par une irritabilité morose ; désenchantée de tout, elle affectait une sorte de cynisme qui lui pesait à elle-même parce qu’elle n’en avait pas encore l’habitude. Ce qui surtout se remarquait en elle, c’était un état maladif. Chatov en fut frappé. Malgré la crainte qu’il éprouvait en présence de sa femme, il se rapprocha brusquement d’elle et lui saisit les deux mains :

– Marie... tu sais... tu es peut-être très fatiguée, pour l’amour de Dieu ne te fâche pas... si tu consentais, par exemple, à prendre du thé, hein ? Le thé fortifie, hein ?"

 

 Quoique habitant la même maison, Chatov et Kirilov ne se voyaient pas, mais voici Chatov se rendant chez pour lui demander du thé et un samovar.  "Faute de pouvoir être Russe, je suis devenu slavophile", répondit Chatov à sa femme qui s'interroge sur  l'existence de son mari et les évènements dont elle a entendu parler. Se présente un visiteur qui annonce à Chatov, totalement surpris, qu'il ne fait plus parti de la Société. 

" Le retour de Marie, en changeant le cours des préoccupations de Chatoff, lui ôta sa sagacité et sa prudence accoutumées. Il eut dès lors bien autre chose en tête que l’idée de sa sécurité personnelle. Quand Erkel lui dit que Pierre Stépanovitch partait le lendemain, il n’hésita pas à le croire ; cela d’ailleurs s’accordait si bien avec ses propres conjectures !

Rentrés dans la chambre, il s’assit dans un coin, appuya ses coudes sur ses genoux et couvrit son visage de ses mains. D’amères pensées le tourmentaient...

Tout à coup il releva la tête, s’approcha du lit en marchant sur le pointe du pied et se mit à contempler sa femme : « Seigneur ! Mais demain matin elle se réveillera avec la fièvre, peut-être même l’a-t-elle déjà !

Elle aura sans doute pris un refroidissement. Elle n’est pas habituée à cet affreux climat, et voyager dans un compartiment de troisième classe, subir le vent, la  pluie, quand on n’a sur soi qu’un méchant burnous... Et la laisser là, l’abandonner sans secours ! Quel petit sac !

qu’il est léger ! Il ne pèse pas plus de dix livres ! La pauvrette, comme ses traits sont altérés ! combien elle a souffert ! Elle est fière, c’est pour cela qu’elle ne se plaint pas. Mais elle est irritable, fort irritable ! C’est la maladie qui en est cause : un ange même, s’il tombait

malade, deviendrait irascible. Que son front est sec ! Il doit être brûlant. Elle a un cercle bistré au-dessous des yeux et... et pourtant que ce visage est beau ! quelle magnifique chevelure ! quel... Il s’arracha brusquement à cette contemplation et alla aussitôt se rasseoir dans son coin ; il était comme effrayé à la seule idée de voir dans Marie autre chose qu’une créature malheureuse, souffrante, ayant besoin de secours. – Quoi ! je concevrais en ce moment des espérances ! Oh ! quel homme bas et vil je suis ! pensait-il, le visage caché dans ses mains, et de nouveau des rêves, des souvenirs revinrent hanter son esprit... et puis encore des espérances. Il se rappela l’exclamation : « Oh ! je n’en puis plus », que sa femme avait proférée à plusieurs reprises d’une voix faible, râlante. « Seigneur ! L’abandonner

maintenant, quand elle ne possède que huit grivnas ; elle m’a tendu son vieux porte-monnaie ! Elle est venue chercher du travail, – mais qu’est-ce qu’elle entend à cela ? qu’est-ce qu’ils comprennent à la Russie ? Ils  n’ont pas plus de raison que des enfants, les fantaisies

créées par leur imagination sont tout pour eux, et ils se fâchent, les pauvres gens, parce que la Russie ne ressemble pas aux chimères dont ils rêvaient à l’étranger. Ô malheureux, ô innocents !... Tout de même il ne fait pas chaud ici... »

Il se souvint qu’elle s’était plainte du froid, qu’il avait promis d’allumer le poêle. « Il y a ici du bois, on peut en aller chercher, seulement il ne faudrait pas l’éveiller. Du reste, cela n’est pas impossible. Mais que faire du veau ? Quand elle se lèvera, elle voudra peut-être manger... Eh bien, nous verrons plus tard ; Kirilov ne se couchera pas de la nuit. Il faudrait la couvrir avec quelque chose, elle dort d’un profond sommeil, mais elle a certainement froid ; ah ! qu’il fait froid ! » Et, encore une fois, il s’approcha d’elle pour l’examiner ; la robe avait un peu remonté, la jambe droite était découverte jusqu’au genou. Il se détourna par un mouvement brusque, presque effrayé ; puis il ôta le chaud paletot qu’il portait par-dessus sa vieille redingote, et, s’efforçant de ne pas regarder, il étendit ce vêtement sur la place nue.

Tandis qu’il faisait du feu, contemplait la dormeuse ou rêvait dans un coin, deux ou trois heures s’écoulèrent, et ce fut pendant ce temps que Kirilov reçut la visite de Verkhovensky et de Lipoutine...."

C'est alors que Chatov découvre enfin que Marie est enceinte et se tourne encore vers Kirilov pour l'aider à trouver une accoucheuse, et court en pleine nuit de maison en maison, pour enfin  trouver Arina Prokhorovna, la sage-femme, naît un garçon, et celle-ci ne comprend pas, après avoir observé Chatov, qu'il puisse être le "dénonciateur" que l'on prétend. 

 La même nuit, malgré les hésitations de certains, Chatov est convoqué par les révolutionnaires et assassiné, en l'occurrence par  Pierre Stépanovitch; par ce crime, Verkhovenski espère en effet raffermir la cohésion du petit groupe. Mais l'attentat à peine commis, la folie s'empare d'un des meurtriers, Liamchine qui, soit par un réflexe d'humanité, soit par faiblesse d'âme, veut tout avouer à la police. Verkhovenski, pour égarer les soupçons, décide, après forte discussion avec lui, Kirilov, à endosser la responsabilité totale, et c'est Pierre Stépanovitch qui se charge de pousser Kirilov au suicide, la scène est cruelle, longue à se dessiner, tragique ...

"...  Est-il possible, Kirilov, qu’avec votre esprit vous ayez attendu si longtemps pour comprendre que tous les hommes sont les mêmes, que les différences qui les distinguent tiennent non au plus ou moins d’honnêteté, mais seulement au plus ou

moins d’intelligence, et que si tous sont des coquins (ce qui, du reste, ne signifie rien), il est impossible, par conséquent, de n’être pas soi-même un coquin ?

– Ah ! mais est-ce que tu ne plaisantes pas ? demanda Kiriloff en regardant son interlocuteur avec une certaine surprise. – Tu t’échauffes, tu as l’air de parler sérieusement... Se peut-il que des gens comme toi aient des convictions ?

– Kirilov, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi vous voulez vous tuer. Je sais seulement que c’est par principe... par suite d’une conviction très arrêtée. Mais si vous éprouvez le besoin, pour ainsi dire, de vous  épancher, je suis à votre disposition... Seulement il ne faut pas oublier que le temps passe...

– Quelle heure est-il ?

– Juste deux heures, répondit Pierre Stépanovitch après avoir regardé sa montre, et il alluma une cigarette.

« On peut encore s’entendre, je crois », pensait-il à part soi.

– Je n’ai rien à te dire, grommela Kirilov.

– Je me rappelle qu’une fois vous m’avez expliqué quelque chose à propos de Dieu ; deux fois même. Si vous voulez vous brûler la cervelle, vous deviendrez dieu, c’est cela, je crois ?

– Oui, je deviendrai dieu.

Pierre Stépanovitch ne sourit même pas ; il attendait un éclaircissement. Kirilov fixa sur lui un regard fin.

– Vous êtes un fourbe et un intrigant politique, votre but en m’attirant sur le terrain de la philosophie est de dissiper ma colère, d’amener une réconciliation entre nous et d’obtenir de moi, quand je mourrai, une lettre attestant que j’ai tué Chatov.

– Eh bien, mettons que j’aie cette pensée canaille, répondit Pierre Stépanovitch avec une bonhomie qui ne semblait guère feinte, – qu’est-ce que tout cela peut vous faire à vos derniers moments, Kirilov ? Voyons, pourquoi nous disputons-nous, dites-le moi, je vous  prie ? Chacun de nous est ce qu’il est : eh bien, après ? De plus, nous sommes tous deux...

– Des vauriens.

– Oui, soit, des vauriens. Vous savez que ce ne sont là que des mots.

– Toute ma vie j’ai voulu que ce ne fussent pas seulement des mots. C’est pour cela que j’ai vécu. Et maintenant encore je désire chaque jour que ce ne soient pas des mots.

– Eh bien, quoi ? chacun cherche à être le mieux possible. Le poisson... je veux dire que chacun cherche le confort à sa façon ; voilà tout. C’est archiconnu depuis longtemps.

– Le confort, dis-tu ?

– Allons, ce n’est pas la peine de discuter sur les mots.

– Non, tu as bien dit ; va pour le confort. Dieu est nécessaire et par conséquent doit exister.

– Allons, très bien.

– Mais je sais qu’il n’existe pas et ne peut exister.

– C’est encore plus vrai.

– Comment ne comprends-tu pas qu’avec ces deux idées-là il est impossible à l’homme de continuer à vivre ?

– Il doit se brûler la cervelle, n’est-ce pas ?

 – Comment ne comprends-tu pas que c’est là une raison suffisante pour se tuer ? Tu ne comprends pas que parmi des milliers de millions d’hommes il puisse s’en rencontrer un seul qui ne veuille pas, qui soit incapable de supporter cela ?

– Tout ce que je comprends, c’est que vous hésitez, me semble-t-il... C’est ignoble.

Kiriloff ne parut pas avoir entendu ces mots.

– L’idée a aussi dévoré Stavroguine, observa-t-il d’un air morne en marchant dans la chambre.

Pierre Stépanovitch dressa l’oreille.

– Comment ? Quelle idée ? Il vous a lui-même dit quelque chose ?

– Non, mais je l’ai deviné. Si Stavroguine croit, il ne croit pas qu’il croie. S’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croie pas.

– Il y a autre chose encore chez Stavroguine, quelque chose d’un peu plus intelligent que cela... bougonna Pierre Stépanovitch inquiet du tour qu’avait pris la conversation et de la pâleur de Kiriloff.

« Le diable m’emporte, il ne se tuera pas, songeait-il, je l’avais toujours pressenti ; c’est une extravagance cérébrale et rien de plus ; quelles fripouilles que ces gens-là ! »

– Tu es le dernier qui sers avec moi : je désire que  nous ne nous séparions pas en mauvais termes, fit Kirilov avec une sensibilité soudaine.

Pierre Stépanovitch ne répondit pas tout de suite.

« Le diable m’emporte, qu’est-ce encore que cela ? » se dit-il.

– Croyez, Kiriloff, que je n’ai rien contre vous comme homme privé, et que toujours...

– Tu es un vaurien et un esprit faux. Mais je suis tel que toi et je me tuerai, tandis que toi, tu continueras à vivre.

– Vous voulez dire que j’ai trop peu de cœur pour me donner la mort ?

Était-il avantageux ou nuisible de continuer dans un pareil moment une conversation semblable ? Pierre Stépanovitch n’avait pas encore pu décider cette question, et il avait résolu de « s’en remettre aux circonstances ». Mais le ton de supériorité pris par Kiriloff et le mépris nullement dissimulé avec lequel

l’ingénieur ne cessait de lui parler l’irritaient maintenant plus encore qu’au début de leur entretien.

Peut-être un homme qui n’avait plus qu’une heure à vivre (ainsi en jugeait, malgré tout, Pierre Stépanovitch) lui apparaissait-il déjà comme un demi cadavre dont il était impossible de tolérer plus longtemps les impertinences.

– À ce qu’il me semble, vous prétendez m’écraser  de votre supériorité parce que vous allez vous tuer ?

Kiriloff n’entendit pas cette observation.

– Ce qui m’a toujours étonné, c’est que tous les hommes consentent à vivre.

– Hum, soit, c’est une idée, mais...

– Singe, tu acquiesces à mes paroles pour m’amadouer. Tais-toi, tu ne comprendras rien. Si Dieu n’existe pas, je suis dieu.

– Vous m’avez déjà dit cela, mais je n’ai jamais pu le comprendre : pourquoi êtes-vous dieu ?

– Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne puis rien en dehors de sa volonté. S’il n’existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d’affirmer mon indépendance.

– Votre indépendance ? Et pourquoi êtes-vous tenu de l’affirmer ?

– Parce que je suis devenu entièrement libre. Se peut-il que, sur toute l’étendue de la planète, personne, après avoir supprimé Dieu et acquis la certitude de son indépendance, n’ose se montrer indépendant dans le sens le plus complet du mot ? C’est comme si un pauvre, ayant fait un héritage, n’osait s’approcher du sac et craignait d’être trop faible pour l’emporter. Je veux manifester mon indépendance. Dussé-je être le seul, je le ferai.

 – Eh bien, faites-le.

– Je suis tenu de me brûler la cervelle, parce que c’est en me tuant que j’affirmerai mon indépendance de la façon la plus complète.

– Mais vous ne serez pas le premier qui se sera tué ; bien des gens se sont suicidés.

– Ils avaient des raisons. Mais d’hommes qui se soient tués sans aucun motif et uniquement pour attester leur indépendance, il n’y en a pas encore eu : je serai le premier.

« Il ne se tuera pas », pensa de nouveau Pierre Stépanovitch.

 – Savez-vous une chose ? observa-t-il d’un ton agacé, – à votre place, pour manifester mon indépendance, je tuerais un autre que moi. Vous pourriez de la sorte vous rendre utile. Je vous indiquerai quelqu’un, si vous n’avez pas peur. Alors, soit, ne vous brûlez pas la cervelle aujourd’hui. Il y a moyen de s’arranger.

– Tuer un autre, ce serait manifester mon indépendance sous la forme la plus basse, et tu es là tout entier. Je ne te ressemble pas : je veux atteindre le point culminant de l’indépendance et je me tuerai.

« Il a trouvé ça tout seul », grommela avec colère Pierre Stépanovitch.

– Je suis tenu d’affirmer mon incrédulité, poursuivit  Kirilov en marchant à grands pas dans la chambre. – À mes yeux, il n’y a pas de plus haute idée que la négation de Dieu. J’ai pour moi l’histoire de l’humanité. L’homme n’a fait qu’inventer Dieu, pour vivre sans se tuer : voilà le résumé de l’histoire universelle jusqu’à ce moment. Le premier, dans l’histoire du monde, j’ai repoussé la fiction de l’existence de Dieu. Qu’on le sache une fois pour toutes.

« Il ne se tuera pas », se dit Pierre Stépanovitch angoissé...."

 

Kirilov, en effet, est depuis longtemps décidé à se suicider. Le suicide n'est pas, pour lui, un acte banal de désespoir, c'est la conclusion logique de ses réflexions métaphysiques, de son athéisme radical. "Si Dieu n`existe pas, je suis Dieu", dit Kirilov. Mais l`homme n'a inventé Dieu que pour pouvoir vivre sans se tuer, la peur de la mort, la peur de l'au-delà sont les deux grands préjugés sur quoi repose notre idée de Dieu. Il s'agit, pour Kirilov, de supprimer chez l'homme la souffrance et la peur, et, par le suicide conscient et volontaire, de "prouver" que l'humanité peut se surmonter elle-même et devenir Dieu! L'image de Kirilov est l'une des plus imposantes des Possédés ; cet athée radical se trouve être, avec Chatov, le personnage le plus chrétien du livre. Car ce n`est pas seulement pour lui-même que Kirilov se suicide, mais pour initier les autres hommes à la liberté totale. Kirilov ne surmonte point l'absurdité de la vie et, ayant tué Dieu, il ne peut supporter cette absence.

Et c'est ainsi que Dostoïevski va envisager tour à tour ces êtres déséquilibrés, tourmentés par Dieu bien plus que par la réforme de la société, de quoi surprendre se contemporains....


Juin 1876, Journal d'un écrivain ...

(Une chronique tenue de 1873 à 1881)

"MON PARADOXE - Nous voici, de nouveau, menacés d’un choc avec l’Europe. Ce n’est pas encore la guerre. On est, pour l’instant, bien peu disposé, — ou plutôt disons que la Russie est bien peu disposée à la guerre. C’est toujours cette sempiternelle question d’Orient qui revient à l’horizon. Une fois de plus l’Europe regarde la Russie avec méfiance. Mais pourquoi essayerions-nous de faire la chasse à la confiance, en Europe ? Quand — à quelle époque — l’Europe nous a-t-elle épargné les soupçons ?

Peut-elle seulement ne pas douter de nous et penser à nous sans un sentiment hostile ? Certes son opinion changera un jour ou l’autre ; elle en viendra à nous comprendre, et mon désir est de causer bientôt de cela longuement, — mais, en attendant, une question secondaire, une question à côté surgit dans mon esprit, — une question à laquelle je serais anxieux de répondre. Il est très possible que personne ne soit de mon avis, mais il me semble que j’ai raison, au moins jusqu’à un certain point.

J’ai dit qu’on ne nous aime pas en Europe, nous autres, les Russes, et c’est un fait que personne ne désirera nier. On nous accuse surtout d’être des « libéraux » terribles et même des révolutionnaires. On a cru constater que nos sympathies allaient plutôt aux « démolisseurs » qu’aux conservateurs européens. C’est pour cela qu’on nous considère là-bas plutôt ironiquement, non sans une pointe de haine. On ne peut comprendre que nous nous posions en destructeurs de l’état social de nos voisins. On nous refuse positivement le droit de désapprouver ce qui se passe en Europe parce qu’on nous regarde comme étrangers à la civilisation européenne. Ce qu’on voit en nous, c’est une bande de barbares égarée en Europe, toujours heureuse quand il y quelque chose à démantibuler pour le plaisir de démantibuler, une horde de Huns toujours désireuse d’envahir la vieille Rome et d’en renverser les temples sans concevoir la gravité du dommage causé. Il est vrai que les Russes, depuis longtemps, se révèlent d’intraitables libéraux ; c’est même assez étrange. Quelqu’un s’est-il jamais demandé pourquoi il en était ainsi ? Comment se fait-il que les neuf dixièmes des Russes, civilisés à l’européenne, aient toujours soutenu, à l’étranger, les partis avancés, qui semblent parfois nier tout ce que nous regardons comme civilisation et comme culture.

Il y a un abîme entre ce que Thiers, par exemple, regarde comme condamnable dans la civilisation et ce qu’en rejettent les partisans de la Commune de 1871. Nos Russes marcheraient plutôt avec les gens d’« extrême gauche », bien qu’il y ait des exceptions. On trouvera parmi nous beaucoup moins de thiéristes que de communards. Notez que ces rouges ne sont pas les premiers venus ; ce sont parfois des gens de haute culture, voire des ministres. Mais les européens ne s’arrêtent pas à leur civilisation, pour eux superficielle : « Grattez le Russe, disent-ils, et vous trouverez le Cosaque, le Tartare ! » 

Tout cela peut être d’une infinie justesse, mais voici ce qui me vient à l’esprit : Est-ce en tant que Tartare que le Russe a une préférence pour les démagogues, est-ce en tant que sauvage destructeur ? D’autres raisons ne l’ont-elles pas décidé ? La question est assez sérieuse. Notre rôle de fenêtre ouverte sur l’Europe est fini. Il va se passer autre chose dont tout le monde a conscience ; tout le monde ? du moins ceux qui pensent quelquefois. Nous prévoyons que nous allons, de nouveau, trouver l’Europe sur notre chemin, et la rencontre aura plus d’importance que naguère. Est-ce la question d’Orient qui nous vaudra cela, ou quelque autre question imprévue ? Qui le sait ? 

Voilà pourquoi tout genre de conjectures ou même de paradoxes peut devenir intéressant aujourd’hui, parce que nous en saurons peut-être tirer une indication. N’est-il pas curieux que ce soient ces Russes, fiers d’être, chez nous, surnommés des « Occidentaux », enragés de plaisanter durement les Slavophiles, — qui semblent s’allier plus vite que les autres aux adversaires de la société actuelle, à ses démolisseurs, à l’« Extrême gauche » ? N’est-il pas surtout étonnant que cela ne surprenne personne en Russie et qu’il n’en ait même jamais été question ?

Ma réponse est prête. Je ne veux rien prouver ; j’exposerai simplement mon opinion en ne développant que le fait seul. Il est impossible de rien prouver dans ces choses-là.

Voici ce que je pense. Ne voyez-vous pas dans ce fait que les « Occidentaux » russes adhèrent plus volontiers aux programmes de l’extrême gauche, une protestation de l’âme russe anti-européenne à laquelle la culture étrangère a toujours été antipathique depuis les jours de Pierre le Grand ? Telle est, du moins, ma façon de voir. Certainement cette antipathie n’a été qu’instinctive ; mais ce qui est précieux à constater, c’est que le sentiment russe demeurait vivace ; c’était inconsciemment que l’âme russe protestait, mais elle n’en réagissait pas moins. Bien entendu, on nous signifiera qu’il n’y a pas là de quoi se réjouir et l’on affirmera de plus en plus que les protestataires sont des Huns, des barbares, des Tartares qui ne regimbent au nom d’aucun principe élevé, mais tout bêtement parce qu’en deux siècles ils n’ont jamais su se rendre compte de la hauteur d’esprit européenne.

Je veux bien accepter ce qui précède tout en rejetant de toutes mes forces l’épithète de « tartares » appliquée à mes compatriotes. Il n’y a pas un Russe qui essaye de lutter contre l’œuvre de Pierre-le-Grand, qui blâme la « fenêtre ouverte sur l’Europe » et rêve avec regret à l’ancien Tzarat moscovite. Du reste la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si tout ce que nous avons vu par la fameuse « fenêtre » était bon. Je crois que nous avons aperçu tant de choses mauvaises et nuisibles que le sentiment russe n’a cessé de s’en indigner. Et ce n’est pas à un point de vue tartare qu’il s’est révolté, mais bien parce qu’il gardait sans doute en lui quelque chose de supérieur à ce qu’il a distingué par la toujours mentionnée fenêtre. Il est clair que les Russes n’ont jamais protesté contre tout : nous avons reçu de l’Europe des dons beaux et excellents, qui ne nous ont pas laissés ingrats. Mais, franchement, nous avions bien le droit de refuser au moins la moitié des présents offerts ! Cependant tout cela, je le répète, s’est passé de la façon la plus curieuse...."

"... Ma conclusion, c’est qu’un Russe ne peut pas devenir un vrai Européen sans se muer en véritable ennemi de son pays d’origine. Est-ce cela qu’espéraient ceux qui ont « percé la fenêtre », est-ce cela qu’ils avaient en vue ? ..."

"... La Russie est donc un pays qui ne ressemble en rien à l’Europe, qui a tort de se moquer des tendances révolutionnaires des Russes. Comment voulez-vous que la Russie se passionne pour une civilisation qu’elle n’a pas faite ?.."


"Que faire, si Dieu n’existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c’est une idée forgée par l’humanité ? Dans ce cas, l’homme serait le roi de la terre, de l’univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. .." "Les Frères Karamazov" est une oeuvre capitale dans laquelle Dostoïevski révèle les deux forces qui partagent son âme, d'une part la foi en la bonté cachée de l'être humain, cette bonté native que l'on retrouve dans la solidarité qui peut s'établir entre les hommes, et d'autre part le sentiment d'une inexorable misère humaine qui nous pousse vers l'abîme. Si Dieu n'existe pas, tout est-il permis? 


  1880 - Les Frères Karamazov (Братья Карамазовы) 

Ce chef d'oeuvre de Dostoïevski nous raconte l'histoire d'un père et de ses fils dans une petite ville russe, au XIXe siècle. L’odieux Féodor Karamazov est assassiné. De ses trois fils – Dimitri le débauché, Ivan le savant et l’ange Aliocha –, tous ont pu le tuer, tous ont au moins désiré sa mort. Drame familial, drame de la conscience humaine, interrogations sur la raison d’être de l’homme, tableau de la misère, de l’orgueil, de l’innocence, histoire de la chute et de la résurrection de l’âme humaine dans le contexte des événements réels de l’histoire russe au lendemain des réformes de 1860, alors que Dostoïevski projetait d’abord de créer un cycle de deux romans, «Athéisme» et «La vie d’un grand pécheur». Cependant, il ne réussit à réaliser que la première partie de l’épopée. Les «Frères de Karamazov» ont été écrits d’avril 1878 à novembre 1880, principalement à Staraya Russa, représentée avec la ville fictive de Skotopropighnevsk. Alors qu'il travaillait sur les premiers livres du roman, à l’été de 1878, Dostoïevski perdit son fils de trois ans, Alexeï, qui mourut d’une crise d’épilepsie, maladie héritée de son père. Souffrant durement de la mort du garçon, Dostoïevski et le philosophe Vladimir Solovyov se rendirent dans le désert d’Optina, où il rencontra le vieux révérend Ambroise (Grenkov), après quoi il «revint réconforté et commença à écrire le roman avec inspiration», considéré comme son chef-d’œuvre. Dostoïevski montre ici que la littérature doit servir à révéler les innombrables problèmes que l'être humain porte en lui sans se les avouer. ni oser les affronter....

"Vois-tu, autrefois, je n’avais pas tous ces doutes, je les recelais en moi. C’est justement peut-être parce que des idées inconnues bouillonnaient en moi que je me grisais, me battais, m’emportais ; c’était pour les dompter, les écraser. Ivan n’est pas comme Rakitine, il cache ses pensées ; c’est un sphinx, il se tait toujours. Mais Dieu me tourmente, je ne pense qu’à cela. Que faire, si Dieu n’existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c’est une idée forgée par l’humanité ? Dans ce cas, l’homme serait le roi de la terre, de l’univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. En effet, qui l’homme aimera-t-il ? À qui chantera-t-il des hymnes de reconnaissance ? Rakitine rit. Il dit qu’on peut aimer l’humanité sans Dieu. Ce morveux peut l’affirmer, moi je ne puis le comprendre. La vie est facile pour Rakitine : « Occupe-toi plutôt, me disait-il aujourd’hui, de l’extension des droits civiques, ou d’empêcher la hausse de la viande ; de cette façon, tu serviras mieux l’humanité et tu l’aimeras davantage que par toute la philosophie. » À quoi je lui ai répondu : « Toi-même, ne croyant pas en Dieu, tu hausserais le prix de la viande, le cas échéant, et tu gagnerais un rouble sur un kopek ! » Il s’est fâché. En effet, qu’est-ce que la vertu ? Réponds-moi, Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un Chinois, c’est donc une chose relative ? L’est-elle, oui ou non ? Question insidieuse ! Tu ne riras pas si je te dis qu’elle m’a empêché de dormir durant deux nuits. Je m’étonne qu’on puisse vivre sans y penser. Vanité ! Pour Ivan, il n’y a pas de Dieu. Il a une idée. Une idée qui me dépasse. Mais il ne la dit pas. Il doit être franc-maçon. Je l’ai questionné, pas de réponse. J’aurais voulu boire de l’eau de sa source, il se tait. Une fois seulement il a parlé. – Qu’a-t-il dit ? – Je lui demandais : « Alors, tout est permis ? » Il fronça les sourcils : « Fiodor Pavlovitch, notre père, dit-il, était une crapule, mais il raisonnait juste. » Voilà ses paroles. C’est plus net que Rakitine...."

 

On a dit des "FRÈRES KARAMAZOV",  publié en 1879-1880, une œuvre capitale russe, peut-être moins bien construite. "Crime et Châtiment", mais d`une intensité de "conception" et d` "analyse" qui en fait une des œuvres les plus significatives de la littérature européenne de la seconde moitié du XIXe siècle. Le roman apparaît ainsi sous la forme d'une chronique incomplète. narrant l`histoire de la violente inimitié qui oppose. dans le cadre d`une petite ville russe, un père et ses fils. La famille Karamazov est composée du vieux Fedor, de Mitia, lvan et Aliocha, ses fils légitimes, et de Smerdiakov, son fils illégitime. Smerdiakov, victime d'une lourde hérédité, est un cynique libertin qui vit en serviteur chez son père et son exemple porte préjudice au développement des autres fils. Aliocha est cependant le seul à échapper à cette sombre hérédité paternelle, bien qu'en lui apparaissent quelquefois des germes de la "folie sexuelle" des Karamazov....

 

Mitia à Aliocha, "... Je veux maintenant te parler des «insectes», de ceux que Dieu a gratifiés de la sensualité. J’en suis un moi-même, et ceci s’applique à moi. Nous autres, Karamazov, nous sommes tous ainsi ; cet insecte vit en toi, qui es un ange, et y soulève des tempêtes. Car la sensualité est une tempête, et même quelque chose de plus. La beauté, c’est une

chose terrible et affreuse. Terrible, parce qu’indéfinissable, et on ne peut la définir, car Dieu n’a créé que des énigmes. Les extrêmes se rejoignent, les contradictions vivent accouplées. Je suis fort peu instruit, frère, mais j’ai beaucoup songé à ces choses. Que de mystères accablent l’homme ! Pénètre-les et reviens intact. Par exemple la beauté. Je ne puis supporter qu’un homme de grand cœur et de haute intelligence commence par l’idéal de la Madone, pour finir par celui de Sodome. Mais le plus affreux, c’est, tout en portant dans son cœur l’idéal de Sodome, de ne pas répudier celui de la Madone, de brûler pour lui comme dans ses jeunes années d’innocence. Non, l’esprit humain est trop vaste ; je voudrais le restreindre. Comment diable s’y reconnaître ? Le cœur trouve la beauté jusque dans ta honte, dans l’idéal de Sodome, celui de l’immense majorité. Connaissais-tu ce mystère ? C’est le duel du diable et de Dieu, le cœur humain étant le champ de bataille. Au reste, on parle de ce qui vous fait souffrir ...»

 

Aliocha est élevé dans une atmosphère religieuse par le vieux moine Zosime. Un Aliocha, qui dans l'idée primitive de Dostoïevski, devait être le héros principal, et qui joue ici en réalité le rôle de spectateur. Adolescent, il affronte la vie comme protégé par une foi lumineuse et une extrême bonne volonté, et reçoit les confessions successives de ses frères. Et, bien que comprenant leurs drames, il ne réussit pas à les aider. 

Ce sont des rapports complexes et inconciliables entre les autres protagonistes qui forment le pivot du roman....

L'aîné, le lieutenant Mitia, est un impulsif, rempli de sentiments excessifs et contradictoires : il est orgueilleux, cruel, sensuel, mais en même temps généreux, capable d`élans de bonté et de sacrifice. "Le cœur des hommes n`est qu`un champ de bataille où luttent Dieu et le diable", dira Mitia. Ayant appris que son supérieur, le père de la belle Katia dont il est amoureux, a soustrait une grosse somme à la caisse du régiment, il fait savoir à Katia qu`il est prêt à sauver son père à condition qu'elle vienne chercher elle-même le montant correspondant, et cela dans le dessin de l`humilier. Toutefois, lorsque Katia se présente, il s`émeut et s'effraye de sa propre bassesse ; il lui remet alors la somme promise sans rien exiger d`elle. Plus tard, bien qu`ils se soient fiancés, Mitia n'est pas sans s`apercevoir que Katia ne l`aime que par pitié et par reconnaissance. Quant à lui, il est bientôt bouleversé par un nouvel amour, purement sensuel, pour la belle Groucha (Grouchincka), femme capricieuse, infidèle et volontaire, que le vieux Fedor aime également. 

Contrairement à son frère Mitia, lvan est un être raffiné, qui a cultivé en lui-même le plus violent scepticisme, niant l`amour de Dieu et la charité envers le prochain, bien qu`étant au fond de lui-même animé par une foi latente. 

 

La rencontre d'Ivan et d'Aliocha: "...  Sais-tu ce que je me disais, tout à l’heure : si je n’avais plus foi en la vie, si je doutais d’une femme aimée, de l’ordre universel, persuadé au contraire que tout n’est qu’un chaos infernal et maudit – et fussé-je en proie aux horreurs de la désillusion – même alors je voudrais vivre quand même. Après avoir goûté à la coupe enchantée, je ne la quitterai qu’une fois vidée. D’ailleurs, vers trente ans, il se peut que je la regrette, même inachevée, et j’irai… je ne sais où. Mais, jusqu’à trente ans, j’en ai la certitude, ma jeunesse triomphera de tout, désenchantement, dégoût de vivre, etc. Souvent je me suis demandé s’il y avait au monde un désespoir capable de vaincre en moi ce furieux appétit de vivre, inconvenant peut-être, et je pense qu’il n’en existe pas, avant mes trente ans, tout au moins. 

Cette soif de vivre, certains moralistes morveux et poitrinaires la traitent de vile, surtout les poètes. Il est vrai que c’est un trait caractéristique des Karamazov, cette soif de vivre à tout prix ; elle se retrouve en toi, mais pourquoi serait-elle vile ?

Il y a encore beaucoup de force centripète sur notre planète, Aliocha. On veut vivre, et je vis, même en dépit de la logique. Je ne crois pas à l’ordre universel, soit ; mais j’aime les tendres pousses au printemps, le ciel bleu, j’aime certaines gens, sans savoir pourquoi. J’aime l’héroïsme, auquel j’ai peut-être cessé de croire depuis longtemps, mais que je vénère par habitude. 

Voilà qu’on t’apporte la soupe au poisson, bon appétit ; elle est  excellente, on la prépare bien, ici. Je veux voyager en Europe, Aliocha. Je sais que je n’y trouverai qu’un cimetière, mais combien cher ! De chers morts y reposent, chaque pierre atteste leur vie ardente, leur foi passionnée dans leur idéal, leur lutte pour la vérité et la science. Oh ! je tomberai à genoux devant ces pierres, je les baiserai en versant des pleurs. Convaincu d’ailleurs, intimement, que tout cela n’est qu’un cimetière, et rien de plus. Et ce ne seront pas des larmes de désespoir, mais de bonheur. Je m’enivre de mon propre attendrissement. J’aime les tendres pousses au printemps et le ciel bleu. L’intelligence et la logique n’y sont pour rien, c’est le cœur qui aime, c’est le ventre, on aime ses premières forces juvéniles… Comprends-tu quelque chose à mon galimatias, Aliocha ? conclut-il dans un éclat de rire.

– Je comprends trop, Ivan ; on voudrait aimer par le cœur et par le ventre, tu l’as fort bien dit. Je suis ravi de ton ardeur à vivre. Je pense qu’on doit aimer la vie par-dessus tout.

– Aimer la vie, plutôt que le sens de la vie ?

– Certainement. L’aimer avant de raisonner, sans logique, comme tu dis ; alors seulement on en comprendra le sens. Voilà ce que j’entrevois depuis longtemps. La moitié de ta tâche est accomplie et acquise, Ivan : tu aimes la vie. Occupe-toi de la seconde partie, là est le salut.

– Tu es bien pressé de me sauver ; peut-être ne suis-je pas encore perdu. En quoi consiste-t-elle, cette seconde partie ?

– À ressusciter tes morts, qui sont peut-être encore vivants. Donne-moi du thé. Je suis content de notre entretien, Ivan."

 

Ivan aime Katia, qui lui ressemble, mais se refuse à admettre cet amour; Katia, de son côté. sans s'en apercevoir d`ailleurs, est également attirée vers lui. Cette passion fait naître chez le jeune homme une haine secrète pour son frère Mitia, lequel abandonne un jour la jeune fille. Smerdiakov. épileptique, détestant son père et capable de toutes les infamies, incarne l'aboutissement des cyniques théories de son demi-frère, Ivan.

S'il existe toutefois un lien entre les trois frères, c'est bien la haine pour leur vieux père.  

Dostoïevski en fait un portrait révélateur au début du roman, "...  J’ai déjà dit qu’il s’était fort ratatiné. Sa physionomie portait alors les traces révélatrices de l’existence qu’il avait menée. Aux pochettes qui pendaient sous ses petits yeux toujours effrontés, méfiants, malicieux, aux rides profondes qui sillonnaient son visage gras, venait s’ajouter, sous son menton pointu,

une pomme d’Adam charnue, qui lui donnait un air hideusement sensuel. Joignez-y une large bouche de carnassier, aux lèvres bouffies, où apparaissaient les débris noirâtres de ses dents pourries, et qui répandait de la salive chaque fois qu’il prenait la parole. Au reste, il aimait à plaisanter sur sa figure, bien qu’elle lui plût, surtout son nez, pas très grand, mais fort mince et recourbé. « Un vrai nez romain, disait-il ; avec ma pomme d’Adam, je ressemble à un patricien de la décadence. » Il s’en montrait fier...."

Le vieux Fedor est pour Mitia un rival, pour Ivan un être méprisable, pour Smerdiakov un patron sévère; et pour tous les trois, il représente, avant tout celui qui possède l`argent qui leur fait défaut. Le parricide, que Mitia, impulsif et violent quoique profondément sentimental, serait incapable d`accomplir, se dessine au plus profond de la conscience froide d`lvan. Avec sa prescience de malade, Smerdiakov le perce à jour et exprime, de façon obscure en usant de sous-entendus, le vœu secret de son frère lvan. Ce dernier fait semblant de ne point connaître dans les paroles de Smerdiakov l`écho de sa propre pensée, et pousse le malheureux à l`action. Toutefois, quand Smerdiakov aura assassiné son père, c'est Mitia qui sera accusé, toutes les apparences étant contre lui. Peu après le crime, Smerdiakov se tue. Au dernier moment, Ivan, sortant tout à coup d`une étrange torpeur spirituelle pour retomber dans un délire extravagant, cherche à sauver Mitia, mais celui-ci est condamné aux travaux forcés. Le roman s`interrompt brusquement, laissant en suspens le sort des principaux personnages....

 

La légende du Grand Inquisiteur - Deux forces dominent dans l'âme de Dostoïevski, d`une part, la foi en la bonté cachée de la nature humaine, de cette bonté qui se révèle sous la forme chrétienne d`une solidarité humaine infinie; et d`autre part, la réalité d`une misère humaine qui tend continuellement à pousser l`homme vers l`abîme. Mais ces deux influences sont si étroitement confondues qu`il est difficile de les distinguer l`une de l`autre. Et dans ce jeu caché, où le bien et le mal s'interpénètrent, dans la mise en scène de ces éléments contradictoires tels que les reflètent la moindre pensée ou la moindre action des protagonistes du roman, on a pu reconnaître un des ressorts essentiels de la pensée de Dostoïevski. La légende du "Grand Inquisiteur" révèle cet "amour mystique" qui remplit le cœur du vieux Zosime et celui de son disciple Aliochai. En effet, Ivan, dépassé par l'abstraction et la folie des idées, va lire à Aliocha une de ses compositions qui se trouve intercalée dans le roman, une légende qui a pour nom "Le Grand lnquisiteur", dans laquelle il imagine que le Christ revient parmi les hommes et qu`un inquisiteur espagnol le juge et le condamne, sous le prétexte que les hommes sont trop faibles et trop mesquins pour vivre selon Ses commandements. Le Sauveur veut obtenir des hommes un amour librement consenti, mais pour le troupeau humain il n`y a pas de fardeau plus grand que celui de la liberté. Le Grand lnquisiteur a ainsi "corrigé" l`œuvre du Christ : à la foi dans la liberté et dans l`amour. il a substitué la puissance. le miracle et l'autorité. asservissant les pauvres rebelles. mais leur assurant, en compensation, une existence calme et exempte de privations. Si le Christ venait reprendre sa mission, ce calme et cette quiétude seraient rompus : c`est pourquoi Il sera condamné comme hérétique. Le Christ ne répond pas au discours terrible et lucide de l'inquisiteur. mais "s`approche en silence du vieillard et l`embrasse sur ses lèvres exsangues de nonagénaire; celui-ci, atterré, lui ouvre la porte de la prison". 

C'est que le développement ultérieur de ce roman, qui aurait dû comporter le récit de la vie d`Aliocha retiré dans un monastère, avait pour but de prouver le triomphe de l`état mystique, marqué du signe de la fraternité universelle, tant vis-à-vis de la logique inhumaine d`Ivan que du dualisme Bien-Mal inhérent à l`homme. C`est à cette fraternité universelle au nom du Christ que Dostoïevski s`efforça toujours d`atteindre, mais sans jamais pouvoir le réaliser dans son œuvre artistique, contrairement à un Tolstoï...

Ivan à Aliochai : ".. Je dois t’avouer une chose, commença Ivan, je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C’est précisément, à mon idée, le prochain qu’on ne peut aimer ; du moins ne peut-on l’aimer qu’à distance. J’ai lu quelque part, à propos d’un saint, «Jean le Miséricordieux» , qu’un passant affamé et transi, vint un jour le supplier de le réchauffer ; le saint se coucha sur lui, le prit dans ses bras et se mit à insuffler son haleine dans la bouche purulente du malheureux, infecté  par une horrible maladie. Je suis persuadé qu’il fit cela avec effort, en se mentant à lui-même, dans un sentiment d’amour dicté par le devoir, et par esprit de pénitence. Il faut qu’un homme soit caché pour qu’on puisse l’aimer ; dès qu’il montre son visage, l’amour disparaît.

– Le starets Zosime a plusieurs fois parlé de cela, observa Aliocha. Il disait aussi que souvent, pour des âmes inexpérimentées, le visage de l’homme est un obstacle à l’amour. Il y a pourtant beaucoup d’amour dans l’humanité, un amour presque pareil à celui du Christ, je le sais par expérience Ivan…

– Eh bien, moi, je ne le sais pas encore et ne peux pas le comprendre, beaucoup sont dans le même cas. Il s’agit de savoir si cela provient des mauvais penchants, ou si c’est inhérent à la nature humaine. À mon avis, l’amour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu’il était Dieu ; mais nous ne sommes pas des dieux. Supposons, par exemple, que je souffre profondément ; un autre ne pourra jamais connaître à quel point je souffre, car c’est un autre, et pas moi. De plus, il est rare qu’un individu consente à reconnaître la souffrance de son prochain (comme si c’était une dignité !) Pourquoi cela, qu’en penses-tu ? Peut-être parce que je sens mauvais, que j’ai l’air bête ou que j’aurai marché un jour sur le pied de ce monsieur ! En outre, il y a diverses souffrances : celle qui humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur voudra bien  l’admettre, mais dès que ma souffrance s’élève, qu’il s’agit d’une idée, par exemple, il n’y croira que par exception car, peut-être, en m’examinant, il verra que je n’ai pas le visage que son imagination prête à un homme souffrant pour une idée. Aussitôt il cessera ses bienfaits, et cela sans méchanceté. Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse, ne devraient jamais se montrer, mais demander l’aumône par l’intermédiaire des journaux. En théorie, encore, on peut aimer son prochain, et même de loin : de près, c’est presque impossible. Si, du moins, tout se passait comme sur la scène, dans les ballets où les pauvres en loques de soie et en dentelles déchirées  mendient en dansant gracieusement, on pourrait encore les admirer. Les admirer, mais non pas les aimer… Assez là-dessus, Je voulais seulement te placer à mon point de vue. Je voulais parler des souffrances de l’humanité en général, mais il vaut mieux se borner aux souffrances des enfants. Mon argumentation sera réduite au dixième, mais cela vaut mieux. J’y perds, bien entendu. D’abord, on peut aimer les enfants de près, même sales, même laids (il me semble, pourtant, que les enfants ne sont jamais laids). Ensuite, si je ne parle pas des adultes, c’est que non seulement ils sont repoussants et indignes d’être aimés, mais qu’ils ont une compensation : ils ont mangé le fruit défendu, discerné le bien et le mal, et sont devenus « semblables à des dieux ». Ils continuent à le manger. Mais les petits enfants n’ont rien mangé et sont encore innocents. 

Tu aimes les enfants, Aliocha ? Je sais que tu les aimes, et tu comprendras pourquoi je ne veux parler que d’eux. Ils souffrent beaucoup, eux aussi, sans doute, c’est pour expier la faute de leurs pères, qui ont mangé le fruit ; mais c’est le raisonnement d’un autre monde, incompréhensible au cœur humain ici-bas. Un innocent ne saurait souffrir pour un autre, surtout un petit être ! Cela te surprendra, Aliocha, mais moi aussi j’adore les enfants. Remarque que les hommes cruels, doués de passions sauvages, les Karamazov, aiment parfois beaucoup les enfants. Jusqu’à sept ans, les enfants diffèrent énormément de l’homme ; c’est comme un autre être, avec une autre nature. J’ai connu un bandit, un bagnard ; durant sa carrière, lorsqu’il s’introduisait nuitamment dans les maisons pour piller, il avait assassiné des familles entières, y compris les enfants. Pourtant, en prison, il les aimait étrangement ; il ne faisait que regarder ceux qui jouaient dans la cour et devint l’ami d’un petit garçon qu’il voyait jouer sous sa fenêtre… Tu ne sais pas pourquoi je dis tout cela, Aliocha ? J’ai mal à la tête et je me sens triste.

– Tu as l’air bizarre, tu ne me parais pas dans ton état normal, insinua Aliocha avec inquiétude...."

 

Et Ivan, de continuer son récit après avoir décrit toute la barbarie des êtres humains à l'encontre des enfants, qui montre à quel point "si le diable n’existe pas, s’il a été créé par l’homme, celui-ci l’a fait à son image", comment peut-on admettre "concourir par leur souffrance" à une supposée "harmonie éternelle", "si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas...."

 

" Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe pas, que devient l’harmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ? C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette harmonie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet.

– Mais c’est de la révolte, prononça doucement Aliocha, les yeux baissés.

– De la révolte ? Je n’aurais pas voulu te voir employer ce mot. Peut-on vivre révolté ? Or, je veux vivre. Réponds-moi franchement. Imagine-toi que les destinées de l’humanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heureux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indispensable de mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être, l’enfant  qui se frappait la poitrine de son petit poing, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur ? Réponds sans mentir.

– Non, je n’y consentirais pas.

– Alors, peux-tu admettre que les hommes consentiraient à accepter ce bonheur au prix du sang d’un petit martyr ?

– Non, je ne puis l’admettre, mon frère, prononça Aliocha, les yeux étincelants. Tu as demandé s’il existe dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet Être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car c’est Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié, c’est lui la pierre angulaire de l’édifice, et c’est à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées. »

– Ah ! oui, « le seul sans péché » et « qui a versé son sang ». Non, je ne l’ai pas oublié, je m’étonnais, au contraire, que tu ne l’aies pas encore mentionné, car dans les discussions les vôtres commencent par le mettre en avant, d’habitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que j’ai composé un poème, l’année dernière ? Si tu peux m’accorder encore dix minutes, je te le raconterai.

– Tu as écrit un poème ?

– Non, fit Ivan en riant, car je n’ai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poème et je m’en souviens. Tu seras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence ? Veux-tu ?

– Je suis tout oreilles.

– Mon poème s’intitule le Grand Inquisiteur, il est absurde, mais je veux te le faire connaître...."

 

En ouvrant "Les Frères Karamazov", le lecteur pénètre dans un univers touffu, où le fantastique et le réel se confondent. Les fantômes qui hantent ces régions crépusculaires ne se préoccupent ni de manger, ni de dormir. S'ils ferment les yeux pour se reposer, un rêve immédiatement les obsède. De page en page, reviennent des expressions telles que, "il se sentait fiévreux... sa lèvre inférieure tremblait... il frissonna... ses dents claquaient... son visage se contractait...". L'argent? On ne sait pas s'ils en ont, ni comment, au juste, ils le gagnent. Leur logis, on ne le connaît guère. Leurs vêtements, on n`en parle jamais. Leur visage même est à peine décrit. C'est que tout leur être se réduit à une lutte spirituelle. Ce qu'ils recherchent, à travers mille soubresauts, ce n'est pas une position meilleure dans le monde, mais la position idéale devant Dieu. Le vicomte de Vogüé écrivait :«Dans le peuple innombrable inventé par Dostoïevsky, je ne connais pas un individu que M. Charcot ne put réclamer à quelque titre." Et les critiques russes de l'époque traiteront Dostoïevsity de "talent cruel". Pour un quart au moins, ses personnages sont des névropathes. On en comptera six dans "Crime et Châtiment", deux dans "Les Frères Karamazov", six dans "Les Possédés", quatre dans "L'Idiot", quatre dans "L'adolescent". Et pourtant nous nous reconnaissons en eux, ils sont ce que nous n'osons pas être, ils font, disent, ce que nous n'osons ni faire, ni dire. Ils offrent à la lumière du jour ce que nous enfouissons dans les ténèbres de l'inconscience. Ils sont nous-mêmes, observés de I'intérieur, ajoutera-t-on. Et si les personnages de Dostoïevsky, renchérira-ton, ne sont pas véritablement des déséquilibrés, c'est parce qu'íl a été un déséquilibré lui-même, ses crises d'épilepsie le jettent, de son propre aveu, dans de terribles délices. Au paroxysme de la tension nerveuse, il subit la mort en pleine vie, il entre en contact avec l`envers du monde, il comprend l'incompréhensible. Puis, après le dernier spasme, il retombe sur terre, après avoir vécue l'existence d'une zone intermédiaire, qui n'est ni la réalité, ni le songe. A ce degré d'exaltation, la pensée est reine, la chair n`a plus de poids, plus de force, plus de valeur. Toute ma vie durant, je n'ai fait que pousser à l'extrême ce que vous n'osiez pousser vous-même qu'à moitié. ..

Le succès des "Frères Karamazov" porte la gloire de Dostoïevsky à son apogée. On l'admire désormais à l'égal de Tourgueniev et de Tolstoï. On croit même n lui plus qu'en ses illustres rivaux. Le 8 juin 1880, pour le centième anniversaire de la naissance de Pouchkine, il est convié à prendre la parole, au Cercle de la Noblesse, à Moscou, et du haut de la tribune, prononce d'une voix enrouée, tendue, un discours qui soulève des clameurs d'enthousiasme. Dostoïevsky croit rêver, il a payé ses dettes, vit heureux, dans une maison confortable, aux côtes d'une femme  et des milliers d`inconnus le lisent et le comprennent.  Quelques mois plus tard, le 28 janvier 1881, il succombe à une hémorragie. La Russie entière prend le deuil de cet homme longtemps méconnu...


SUR SA VIE

"Il est né en automne. Il est mort en hiver.

Il a vu le jour dans une chambre triste, au fond d'un hôpital où son père était médecin. Un soir de brouillard glacial il a rendu l'âme dans la saison noire. Il a beaucoup respiré la nuit polaire. De l'aube triste aux pleines ténèbres, il a toujours eu commerce avec l'ombre, et l'odeur des pauvres a toujours flotté autour de lui. L'hôpital de sa naissance était l'hospice des mendiants.

Le second de trois frères et quatre sœurs, il a perdu sa mère comme il avait quinze ans, et bientôt après, son père. Il est de ceux à qui les noirceurs de la vie ont été révélées de bonne heure.

Enfant, il a passé deux ou trois fois l'été à la campagne. Ses parents avaient un petit bien, à trente lieues de Moscou près de Toula, voisins de Tolstoï, après tout, dans ce pays immense. Toute sa vie, il a rêvé des champs, et il n'a vécu que dans les villes.

A l'hôpital Marie, c'était déjà la gêne. Une famille nombreuse, et plusieurs serfs domestiques, se pressaient dans un espace étroit : à dix ou douze, ils avaient deux chambres et une cuisine. On vivait là pauvrement, mais chaudement. Une pitié ardente était la flamme de la maison. Le père, grand lecteur des Ecritures ; la mère, humble et maladive, toujours prête à l'oraison : tous les deux, d'une foi que ne trouble aucun soupçon de doute. C'est l'antique esprit de la plaine, entre Europe et Asie, les mœurs anciennes, la simplicité familière et la douceur d'Orient, avec la règle scrupuleuse des chrétiens. L'austérité n'a rien, ici, de la roideur propre aux puritains d'Angleterre ou aux piétistes du Nord. Ils sont moins durs, ces vieux Russes, qu'ils ne sont résignés. De violents éclats traversent leur silence. Ils ont cette faculté d'émotion, qui est si générale en Orient. Ils peuvent ne jamais rire ; mais ils pleurent ; ils savent pleurer, et n'en rougissent pas.

Le père de Dostoïevski était de cette petite noblesse qui sert dans les rangs infimes de l'armée et de l'Etat. Elle a joué, là-bas, le rôle de la bourgeoisie en France. Ces nobles sans fortune et de rang médiocre sont artilleurs dans l'armée, ou médecins, ou professeurs à la ville, ingénieurs, chimistes. Comme ils n'ont rien que le maigre salaire d'un métier ou d'un grade sans prestige, ils épousent les filles des marchands. Telle était la mère de Dostoïevski, docile, totalement soumise à son mari, la servante chrétienne de la famille, partagée entre le ménage, les couches, la prière et le soin des enfants.

Les soeurs plus jeunes, un peu à l'écart, les deux fils aînés, Fédoret son frère Michel, toujours ensemble, liés comme le pouce et l'index, sont voués aux mêmes études, et, jusqu'à vingt-cinq ans, ne se quittent pas.

Le jeune Dostoïevski est élevé dans l'intimité profonde de la famille, où le lien religieux fait un nœud si solide à tous les autres. Il est sensible à l'excès. Sombre et tendre, pensif et violent, d'humeur parfois exubérante, le plus souvent taciturne, en tout il est extrême. Comme tous ceux qui sentent avec passion, il se donne peu et se concentre en lui-même, incapable de se prêter et ne pouvant se donner que totalement. Affamé d'affection, il ne se lie pourtant pas. D'ailleurs, il semble avoir toujours été d'une santé chétive. Sinon malades, ils sont tous de corps inquiet, dans la famille.

Il ne nie pas qu'il n'ait eu un amour-propre sans limites. Son caractère maladif, sa complexion chagrine ne lui permettent pas de se plaire en société. Cependant, il aspire à l'amitié, en tous temps et de toutes ses forces.

Il n'a jamais été de loisir. Les peines moindres ne le quittent que pour faire place aux plus grandes douleurs. La maladie le hante sans relâche ; elle est toujours sur ses talons. Quand lui-même n'est pas malade, la maladie est encore dans la maison : elle lui tient sa mère, ou son frère, et plus tard sa femme. Avec les ans, ses soucis n'ont pas cessé de croître.

Dostoïevski est malheureux dans toutes ses affections. Je m'étonne de lui trouver moins d'orgueil que d'amour-propre. Tout l'orgueil est pour sa nation. Quant à l'amour-propre, il n'est point en lui de vanité, ni le signe qu'il se préfère à autrui ; mais, comme il ne connaît point le contentement de soi, il craint le jugement des autres : il redoute en eux la fausse note ; il pressent l'erreur à son endroit ; il devance l'injustice qui l'afflige. Sa défiance est toujours dans l'ordre du sentiment : enfin, il veut qu'on l'aime ! Le risque de n'être point aimé l'irrite ou l'indigne. C'est le seul homme qui ne soit pas plus petit, à mesure qu'on le voit plus susceptible.

Rien ne lui sied moins que les usages de la haute société. Ce n'est pas qu'il soit d'allures ni de mœurs populaires. La vulgarité lui est encore plus étrangère que la distinction naturelle à l'homme du monde. Il n'est bien vêtu et bien élevé que selon sa propre règle. L'effacement est la politesse, en société. Une âme originale, plus qu'au génie, fait crier au scandale. Si les gens du monde sont une monnaie d'or, pour qu'elle ait cours, il faut que la pièce ne soit plus neuve, que la frappe ait cessé d'être nette, que l'effigie ne se laisse pas reconnaître. D'or ou de plomb, un Dostoïevski ne souffre pas d'être effacé. Il peut avoir l'élégance de sa simplicité, dans la mise la plus simple ; mais il ne sait pas porter l'habit ; il n'est pas à l'aise dans les vêtements que la coutume impose, ou la mode : il y est déguisé. Il y a des hommes qui transparaissent, quoi qu'ils fassent, à travers tous les usages du monde : ils offrent le scandale de la nudité. Les usages ne sont faits que pour donner une enveloppe commune à l'animal commun. Tel héros de salon n'est lui-même que dans l'habit de tout le monde. Mais Dostoïevski ne peut vêtir l'habit de tout le monde sans paraître porter une défroque, et s'être glissé dans le vêtement d'autrui.

Plus il tâche à vivre en société, et moins il est sociable.

Plus il aspire à l'amour, moins il se croit digne d'être aimé. I1 ne peut se faire à l'idée d'être tout pour les autres ; et moins d'être tout pour eux, il ne veut pourtant rien être. Voilà le tourment des cœurs passionnés.

Un besoin d'amour toujours déçu. Il pressent, il sait trop qu'il pèse cruellement à ceux qu'il aime.

Tout jeune homme encore, il ne dort pas, "à cause des pensées qui le torturent ". Les mots désespérés sont ses propos d'habitude : il souffre de la ville, il souffre de la solitude, il souffre de soi-même et des autres ; " Pétersbourg et ma vie m'ont paru affreux, déserts ", dit-il un jour ; et il conclut : " Si ma vie avait dû s'arrêter en cet instant, je serais mort avec joie, " Il ne fait presque jamais ce qu'il veut, et telle est la maladie mortelle pour tout homme qui a une volonté, et une oeuvre qu'il rêve d'accomplir. Est-ce la mauvaise fortune qui le rend malade ? Est-ce la maladie qui entrave sa fortune ? Dostoïevski est toujours empêché. Dès les vingt ans, la maladie et la misère se partagent cette vie, comme deux chiennes éternelles, lâchées par le maître des meutes infernales.

Avant le temps de sa grande révolution morale, le dégoût de ce qui l'entoure, la gêne, les transes nerveuses, les soucis le rendent presque fou. L'idée du suicide le hante. Il tourne à l'hypocondrie. Il est rongé d'insomnies. Plusieurs ont alors pensé qu'il dût perdre la raison. Il est avide de plaisir, mais le plaisir l'écorche vif ; la volupté le détraque, la jouissance l'atterre. S'il se prive, il souffre ; et il souffre encore plus quand il sort de privation. La ville ne lui vaut rien, et il est condamné à y vivre. " Pétersbourg est un enfer pour moi. "

La gêne et même la misère l'ont tourmenté sans répit. Le malheur l'accable, à tous les âges. Entre les deux extrémités de la douleur matérielle et de la douleur morale, il se débat dans une lutte perpétuelle.

Au début comme à la fin, il gémit : " Que m'importe la gloire, quand je travaille pour mon pain ?"

On dit parfois que la misère est bonne aux grandes âmes. Il paraît qu'elle les fortifie. C'est l'idée de ceux qui n'ont jamais passé par cette damnation et cet ensevelissement. Ils ne savent pas tout ce que la misère a tué dans un homme : les forces qu'il a mises à gratter la terre pour en tirer son pain sont volées aux belles œuvres qu'il eût faites, s'il avait été de loisir. Le mal qu'il s'est donné pour tenir bon, les veilles, la colère, les angoisses qui épuisent, que d'heures, que d'années perdues ! La misère fortifie .'' Oui, sans doute, quelquefois, et à quel prix ? On ne reste debout que sur le cadavre de la joie. Et la misère tue aussi. Tel a toujours été malade, pour mourir avant le temps, qui, bien portant, eût multiplié les chefs-d'œuvre ; et d'abord, il eût vécu. On oublie trop le plus bel et le plus sûr avantage, qui est, premièrement, de vivre.

La correspondance de Dostoïevski est un monument à la misère du génie, un long cri de désespoir. Lettres lamentables, en vérité : car on y entend l'éternelle lamentation d'un éternel mendiant. A vingt ans ou à quarante, et à cinquante comme à trente, c'est le même gémissement. Il pleure famine. Il appelle au secours. Il n'a plus de vêtement, il ne sait où trouver de quoi payer son terme. " Il s'agit de payer toutes mes dettes avec mon prochain roman. Si l'affaire ne réussit pas, il est possible que je me pende. " Un quart de siècle ensuite, ayant femme et enfant, il crie : " Il m'a fallu engager mes pantalons pour me procurer deux thalers. Elle, ma femme, qui nourrit son enfant, elle va engager elle-même sa dernière jupe d'hiver, en laine ! Et pourtant, voilà deux jours qu'il neige ici. "

La dette a été son Tartare : il n'en est jamais sorti. Après Crime et Châtiment, déjà célèbre, il a dû fuir la Russie pour se soustraire à la prison. II a erré six ans à l'étranger, sous le fouet de la dette. Exil, pour un homme comme Dostoïevski, peut- être plus dur que son temps de bagne en Sibérie.

Ce sont les dettes qui lui arrachent les aveux pitoyables dont ses lettres sont pleines. Elles le pressent ; elles l'épouvantent ; il ne fait pas un mouvement qu'il n'en sente la gêne aux entournures, pas un geste qui ne les envenime. La dette est toujours là, pour l'empêcher de satisfaire aux plus humbles besoins qui le tiraillent. Dans sa correspondance, il n'est question que de roubles, de prêts, d'avances, de gages. " Je rendrai tant ; j'aurai tant ; il me faut tant. " Voilà le nœud de ses convulsions. " Je vous supplie ! Pour l'amour du ciel ! Au nom du Christ ! Pour l'amour de Dieu !" Il y a des lettres où ce cri du mendiant revient jusqu'à neuf fois. A tout instant, il se prosterne, atterré par la peine : " Je suis au désespoir. Je suis perdu. " On tremble de sa propre impatience ; on a les nerfs tendus d'attendre avec lui. " Au nom du ciel, répondez-moi ! Une réponse immédiate, pour l'amour de Dieu ! " c'est la prière qu'il répète dix fois, cent fois, mille fois, à toutes les pages.

Et la misère des misères n'est pas de jeûner, ni de manger son pain sec au chevet d'une femme malade. Il peut y avoir pis ; qu'il faille gagner ce pain de chaque jour avec son âme, quand on est plein d'œuvres qui n'ont point cours. La plus noire infortune n'est pas de souffrir, tant qu'on peut suffire à la souffrance ; mais d'être dans les chaînes, quand il faut vivre en Tantale, séparé de son art par la maladie et tous les vils soucis de la vie quotidienne : ils font la vie d'autant plus abjecte qu'elle devait être plus grande. "Comment puis-je écrire, tandis que je meurs de faim ? " demande le malheureux ; " et là-dessus, qu'exigent- ils de moi ? ils exigent de l'art, de la pureté poétique, sans effort, sans délire ; ils me donnent Tourguenev, Gontcharov et Tolstoï pour modèles ! Qu'ils voient donc la condition, moi, où je travaille ! " Et, pour conclure : " Toute ma vie, j'ai dû travailler pour de l'argent ; et toute ma vie j'ai continuellement été dans le besoin, à présent plus que jamais."

Voilà bien le cri de toute une vie. Voilà Dostoïevski entre la maladie, la misère et le deuil, pendant trente ans. Il lui faut toucher au tombeau pour avoir enfin quelque relâche. Les cinq dernières années, où il rencontre la gloire et une sorte d'aisance, sont la place au soleil, qui sépare de la fosse celui qui fait halte. Pour venir jusque-là, un chemin affreux dans les orties et les tourments. Et, une fois sur la terrasse, qu'elle est vite traversée ! La main nocturne, dont le ciel infini est la paume, tient l'homme aux épaules et le pousse dans le dos. Encore un pas, et la place dorée tombe à pic dans une marge de nuit, étroite hélas comme un corps d'homme ramené au cocon, mais d'une profondeur insondable.

Ni Tolstoï, ni Tourguenev, ni les autres fameux Russes n'ont connu le sort du pauvre et du malade. Je ne parle pas de l'homme humilié : car Dostoïevski, s'il a dévoré les colères et la rage de l'artiste méconnu, n'a jamais été sensible à la honte du bagne. Un bagne politique, à la russe, est un lieu plein d'honneur. Et d'ailleurs les criminels même, là-bas, acceptant la peine en conscience, ne sont point honteux de leur crime, puisqu'ils l'expient. Pouchkine, Tolstoï, Tourguenev, tant d'autres, ce sont de riches seigneurs, libres de leur temps, en possession de la fortune et de ce bien sans prix : une santé robuste. Ils obéissent à leur fonction créatrice, et rien ne la combat. Le bonheur du poète est là même et non ailleurs.

Dostoïevski n'est pas de loisir. Dostoïevski n'est pas plus libre que la Russie, sa mère. Il est dans les larmes ; il est dans les prisons ; il est dans les chaînes. On le mène, comme elle, à la potence. On ne lui fait grâce que de la vie. Il échappe au gibet ; mais on le réserve à la suite infinie des supplices. Or, il ne s'y dérobe pas. Il ne prêche ni la soumission au mal, ni la révolte. Il ose se prononcer pour l'usage héroïque de la souffrance. Il ose faire choix de l'exercice puissant que le mal propose à notre âme, celui qu'on nous fait et celui que nous sommes tentés de faire. Pour lui et pour toute sa race, il embrasse le parti de l'amour souffrant, lequel, selon moi, est le seul amour, étant le seul qui accepte l'épreuve du sacrifice. Et, dans l'horreur de tout ce qui l'entoure, pour lui-même et pour son peuple, Dostoïevski souscrit à la beauté de vivre.

D'ensemble, c'est une vie hideuse que celle-ci. A peine si l'on peut en supporter l'idée ; mais que l'on considère la vie apparente de Dostoïevski comme le moyen de sa vie intérieure : toutes les duretés de la fortune, les injures du malheur, autant de coutres et de socs qui servent, tranchants, au labour de la beauté cachée, et que seul le déchirement du sein devait rendre visible.

Voilà comme en Dostoïevski s'opère la révélation de tout un monde. Tel il est, telle la Russie. De toute nécessité il lui fallait être condamné à mort et qu'il allât au bagne avec elle. Dostoïevski a créé pour nous la Russie mystique, la Russie cruelle et chrétienne, le peuple de la mission, entre l'Europe et l'Asie, qui porte à l'ennui du crépuscule occidental le feu et l'âme divine de l'Orient. Quel roi, quel politique ou quel conquérant a plus grandement agi pour sa race ? C'est dans Dostoïevski, enfin, que la Russie, cessant d'être cosaque, se manifeste une réserve pour l'avenir, une ressource pour le genre humain."

 

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"De taille moyenne, il était petit pour un Russe. Nerveux et saccadé, il y avait de l'inquiétude en tous ses gestes, une sorte d'attente fébrile. Ou bien, l'action lasse, l'allure lente, il semblait abattu et comme enseveli. Un homme agité ou défait, toujours en frisson, ou en sueur, toujours en peine. Je sens son odeur de peau fiévreuse et mouillée. Mécontent, il paraissait vieux et malade. Et, soudain, le contentement lui rendait l'air de la jeunesse.

On ne pouvait rien remarquer en lui, quand on avait vu sa tête. De tout son corps, Dostoïevski n'était que l'homme d'une tête. Il l'avait grosse, vaste, forte en tous sens : chaque trait violent, puissant, rude même ; et l'expression totale, pourtant, pleine de douceur et de finesse.

Le cheveu rare et pâle, couleur de cendre ; sinon chauve, dépouillé sur les tempes, et le front très nu, de bonne heure. Ce front n'en paraît que plus grand, haut et large, à deux fortes bosses au- dessus du pli qui le divise, entre les sourcils. Jeune homme, il a dû ressembler au prince Muichkine, qu'il a seulement lavé de toute chair, et décharné jusqu'à le rendre exsangue. La barbe est pauvre, irrégulière, longue d'ailleurs, roussâtre, à reflets gris.

Il a de grandes oreilles, hautes et épaisses, plus longues que le nez. Des poches sous les yeux, et deux fossés de rides, un double ravin des narines aux lèvres. Toute la face est large et maigre, avec de gros plis. A la joue droite, s'arrondit une verrue bien populaire.

Et voici les yeux, qui sont toute la vie. Clairs, pâles, de vieille ardoise, assez reculés dans l'orbite meurtrie, ils sont étroitement bridés du haut, et cousus par la paupière supérieure au sourcil.

Ils sont pleins de tristesse voilée, où perce une pointe de feu, le grain noir de la prunelle, qui tantôt s'éteint dans la rêverie, tantôt luit en vrille. Sous les sourcils froncés, quel regard admirable ! Présent, et à l'affût, mais non pas de ce que voit le monde : il cherche la profondeur ; il guette l'homme intérieur ; il plonge au dedans ; il dépasse l'apparence. Il ne tient pas à rien cacher de lui-même, ni ses sentiments, ni ses idées. Avec une attention passionnée, il se donne. Il offre à toutes peines toute la douleur dont il dispose. La souffrance est toujours présente. Dostoïevski est le grand cœur, que je trouve sain malgré tout, parce que la grandeur, selon moi, est la seule santé.

Regard d'un terrible sérieux, et presque dur, tant il surveille, sombre, le moment de bondir sur sa proie. Mais une immense tristesse y réside. Une tristesse religieuse, et quasi populaire : la tristesse de la misère, la tristesse du charpentier qui essaie les bois de la vie, qui fait voler tous les copeaux de la conscience, et qui entasse la sciure pour boire le sang répandu. Voilà l'homme de douleur, s'il en fut un. Et il est bon, même s'il est injuste : ses lèvres le disent, excellentes, épaisses, obstinées et généreuses. La contrariété lui tordait la bouche, d'un mauvais sourire ; et la satisfaction du cœur y ramenait une gravité nourrie d'innocence.

La douleur est derrière tous les traits de cet homme.

Pour saisissant qu'il soit, son aspect me séduit moins par ce qu'il montre de l'homme, que par ce qu'il en cache. Le visage de Dostoïevski est un masque, s'il rit. Mais au repos des muscles, quand il médite, le visage de Dostoïevski est le reflet, surgi dans l'ombre, d'un autre visage tourné au dedans. Caractère étrange, d'une intensité rare : l'homme visible est le spectre de l'homme intérieur.

De là, que tout est douleur sur cette figure : le grand front, aussi haut que vaste ; la ride entre les deux sourcils ; les petits yeux aigus et couverts, qui s'enfoncent sous la brume des peines, enchâssés au cercle des larmes ; et la bouche entr'ouverte, comme les enfants dans les sanglots : tout est profondeur douloureuse au fantôme de la face. Chaque trait est une ligne qu'il faut suivre, pour passer de la chair jusqu'à l'âme, et pour s'enfoncer dans le secret ou dans les repaires de l'homme intérieur.

La sensibilité d'un tel homme est sublime.

Ce que Stendhal est à l'intelligence pure, et à la mécanique de l'automate, Dostoïevski l'est à l'ordre et à la fatalité des sentiments.

Stendhal atteint au fond des passions par l'analyse de leurs effets, et des actes. Dostoïevski touche au plus secret des esprits par l'analyse des sentiments et des impressions qui les déterminent. Dostoïevski est le prodige de l'analyse sentimentale ; et il est le plus grand inventeur que l'on sache en cet ordre. Avec des moyens opposés, ils ont la même puissance ; mais de Dostoïevski à Stendhal, il y a la même différence qu'entre la géométrie de Pascal et l'analyse de Lagrange. Pascal voulait résoudre tout problème par la considération visible des figures. Ainsi Stendhal : tout comprendre. La mathématique moderne veut approcher l'essence du nombre par la détermination de l'élément intérieur, et par le fin discernement du symbole. Ainsi Dostoïevski : tout pénétrer.

Stendhal et Dostoïevski sont dans les passions ; et rien ne les intéresse, rien ne les retient que d'y être. Stendhal les montre, comme un sculpteur qui modèle ses formes. Dostoïevski les anime, et vit en elles comme un autre Pygmalion. Stendhal tient tous les fils du drame, et il s'en amuse quelques fois. Dostoïevski ne joue même pas le drame des passions : il est sur la croix avec elles.

Entre les plus intenses, homme insatiable de sentir l'homme vivant. Dostoïevski, sensible à toute vie, et aux bêtes, d'un cœur si juste, malgré tout, revient toujours à l'homme. C'est le fond de l'homme qui l'occupe d'un souci constant. Tout est en fonction de l'homme pour lui, et même toute la nature.

C'est en vertu de ce sentiment insondable, du moins je 'éprouve ainsi, que Dostoïevski, ayant découvert la croix et Jésus-Christ, n'a jamais pu voir la vie bue sur la croix et en Jésus-Christ. 

Etant au bagne, une femme pieuse, qui visitait les prisons, lui fit don de l'Evangile. Le vrai Dostoïevski date de ce moment. Il avait, de tout temps, beaucoup lu la Bible ; mais il n'avait pas laissé son âme interpréter la lettre. Le cœur est le truchement qui révèle un texte divin.

L'art de Dostoïevski est une peinture directe de l'intuition. Voilà pourquoi tout, chez lui, étant si vrai, semble du rêve. Il faut y consentir, pour bien l'entendre ; et cet accord ne se fait pas du premier coup, ni même du second."

 

(André Suarès, "Trois hommes: Pascal, Ibsen, Dostoïevski", 1913)

 


Le musée appartement Dostoïevski, Saint-Pétersbourg, - il y écrivit "Les Frères Karamazov" -, un musée commémoratif qui ne sera créé dans la ville natale de l'écrivain qu'en 1971, quatre-vingt-dix ans après sa mort ...