Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889), "Une vieille maîtresse" (1851), "L'Ensorcelée" (1852), "Les Diaboliques" (1874) - Villiers de L'Isle-Adam (1838-1889), "Les Contes cruels" (1883), "L'Ève future" (1886), - .......
Last Update: 11/11/2016
"En république, voyez-vous, on a bien autre chose à faire que d’avoir du génie! On a tant d’affaires sur les bras, vous comprenez. Mais cela n’empêche pas les sentiments." - Issu d'une des familles les plus anciennes de l'aristocratie françaises, Auguste de Villiers de L'Isle-Adam a fasciné ses contemporains, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé. Il use du merveilleux et du fantastique pour contester la société matérialiste de son temps, ridiculiser la bêtise, retourner la science contre elle-même pour contrer cette idéologie du réel qui selon lui mutile l'homme en niant l'absolu. Le conteur "cruel" représente le jaloux armé d'un rasoir, la morte violée dans une morgue, l'accidenté qui se réveille dans un cercueil. Macabre ou sanglante, la cruauté n'est pas de son côté mais imprègne la société qui l'entoure. Villiers de L'Isle-Adam, lui, ne cesse de chercher le moyen d'échapper au monde médiocre et stupide des apparences ... Barbey d'Aurevilly, lui, est un personnage de contradictions qui prolonge le symbolisme et annonce le romantisme, dandy flamboyant, admirateur de Baudelaire et de Huysmans, catholique intransigeant concevant des fictions où dominent la torture de soi et les amours contrariées, voire les passions déchaînées ..
Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889)
Bien que contemporain de Balzac, Jules Barbey d'Aurevilly n'a connu quelque notoriété qu'au moment de la soixantaine, dans les années 1870. Nourri des préjugés d'une aristocratie ultra-catholique et intransigeante, méprisant le Second Empire, Barbey d'Aurevilly est d'abord le "maître français du dandysme", mode vestimentaire lancée par le britannique Brummel et associée à une attitude de rejet la trivialité toute bourgeoise de l'époque ("Du dandysme et de G. Brummell", 1844). Son oeuvre offre donc un mélange de raffinement et de passéisme : "Les Prophètes du passé", "Une Vieille Maîtresse" (1851), "L'Ensorcelée" et "Le Chevalier Des Touches" ressuscitent l'époque de la chouannerie. Mais c'est avec "Les Diaboliques" (1874) qu'il crée le scandale et devient célèbre : son imagination sombre et torturée transforme d'anciennes superstitions en des hantises modernes. Animée par les forces du mal, la décadence guette la société. Suivent "Une Histoire sans nom" (1882), "Les Ridicules du temps" (1883), "Une page d'histoire" (1886)...
"Une Vieille Maîtresse" (1851)
Un roman vécu "où il y a du sang coagulé", écrira l'auteur, le roman fut jugé audacieux et provoqua quelque scandale, d`autant plus qu'en même temps qu'Une vieille maîtresse, Barbey d`Aurevilly, converti depuis 1846, publiait "Les Prophètes du passé", ouvrage de doctrine empreint de la plus exigeante orthodoxie. On cria à l'impiété et l'on mit en doute la sincérité de l'écrivain qui, dans la préface d`une nouvelle édition, répliqua que le catholicisme, "science du Bien et du Mal, sonde les reins et les cœurs. deux cloaques, remplis comme tous les cloaques d`un phosphore incendiaire". ..
"Eh bien, c’est cette opposition entre un livre pareil et sa foi que l’auteur d’UNE VIEILLE MAITRESSE entend repousser aujourd’hui. Il n’admet nullement quoiqu’il plaise aux Libres Penseurs de le dire, que son livre, dont il accepte la responsabilité puisqu’il le réédite, soit véritablement une inconséquence aux doctrines qui sont à ses yeux la vérité même. A l’exception d’un détail libertin dont il se reconnaît coupable, détail de trois lignes, et qu’il a supprimé, dans l’édition qu’il offre aujourd’hui au public, UNE VIEILLE MAITRESSE quand il l’écrivit, méritait d’être rangée dans la catégorie de toutes les compositions de littérature et d’art qui ont pour objet de représenter la passion sans laquelle il n’y aurait ni art, ni littérature, ni vie morale, car l’excès de la passion, c’est l’abus de notre liberté.
L’auteur d'UNE VIEILLE MAITRESSE n’était donc alors, comme il n’est'encore aujourd’hui, qu’un romancier qui a peint la passion telle qu’elle est et telle qu’il l’a vue; mais qui, en la peignant, à toute page de son livre l’a condamnée. Il n’a prêché ni avec elle ni pour elle. Comme les romanciers de la Libre Pensée, il n’a pas fait de la passion et de ses jouissances, le droit de l’homme et de la femme et la religion de l’avenir. Il l’a exprimée, il est vrai, le plus énergiquement qu’il a pu, mais est-ce de cela qu’on lui fait un reproche?... Est-ce de l'ardeur de sa couleur comme peintre qu’il doit catholiquement s’accuser?...
... L’auteur d’UNE VIEILLE MAÎTRESSE demande à être jugé, à cette lumière. Le Catholicisme est la science du Bien et du Mal. Il sonde les reins et les cœurs, deux cloaques, remplis comme tous les cloaques, d’un phosphore incendiaire ; il regarde dans l’âme, c’est ce que l’auteur d’UNE Vieille Maîtresse a fait. Ce qu’il a montré, s’y trouve-t-il?... Il a dit la passion et ses fautes, mais en a-t-il fait l’apothéose?... Il a dit sa puissance, ses encharnements, l’espèce de barre qu'elle met dans notre libre arbitre, comme dans un écusson faussé. — Il n’a étriqué ni la passion, ni le Catholicisme, tout en la peignant. Ou UNE VIEILLE MAÎTRESSE doit être absoute de ce qu’elle est, quoiqu’elle soit — ou il faut renoncer à cette chose qui s’appelle le roman. Ou il faut renoncer à peindre le cœur humain, ou il faut le peindre tel qu’il est...."
Années 1830. Il y a projet de mariage entre le séduisant Ryno de Marigny, "scandale vivant du faubourg Saint-Germain", et Hermangarde de Polastron "au teint pétri de lait et de lumière", jeune orpheline très pure et fort jolie que chérit sa grand-mère, la marquise de Flers. Mais épouser Ryno, ne serait-ce pas une folie? Et parviendra-t-il jamais à se détacher de sa vieille maitresse ? Opposée à cette union, la comtesse d`Artelles, vieille amie de Mme de Flers, secondée par un ancien roué qui fut son cavalier servant, le vicomte de Prosny, a juré d'ouvrir les yeux à la douairière.
Aux deux angles de la cheminée, dans de grands fauteuils de velours violet, deux femmes, vieilles toutes deux, au front carré, encadré de cheveux gris lissés, l’air patricien, — physionomie déplus en plus rare, — causaient peut-être depuis longtemps. Elles ne travaillaient pas; elles étaient oisives; mais le rien-faire sied à la vieillesse, surtout quand elle a cette dignité. Entre ces deux nobles et antiques cariatides, entre ces vieilles aux mains luisantes et polies comme la porcelaine dans laquelle elles allaient boire leur thé, il y avait, capricieusement assise sur un coussin de divan, à leurs pieds, une jeune fille dont Je profil, éclairé par l’écarlate reflet de la braise, ressemblait à la belle médaille grecque qui représente Syracuse, non sur du bronze alors, mais sur un fond d’or enflammé. Elle avait travaillé tout le soir en silence. Mais la soirée s’avançant toujours, fatiguée de son éternelle tapisserie, elle l’avait laissé rouler de ses mains avec une nonchalance douloureuse. Puis elle s’était levée, avait pris la bouilloire au foyer, et s’était mise à verser l’eau fumante sur les feuilles qui devaient l’ambrer doucement de leurs parfums.
Cette belle tête pâle, les cils baissés, le front grossi par l’attente, les sourcils froncés, la bouche sérieuse, aperçue à travers la vapeur qui s’élevait de la théière, était d’une beauté presque aussi grandiose et aussi tragique que celle d’une magicienne, composant un philtre.
Hélas! de philtre, elle n’en composait pas... mais elle en avait bu ce qui lui semblait amer à celte heure, et qui donnait à son visage la cruelle expression qui l’animait.
— Il ne viendra pas, mon enfant, — dit une des vieilles, la marquise de Fiers, — voici qu’il est minuit, et il avait promis d’être ici à dix heures. Il aura été retenu à un cercle par ses amis.
— Peut-être va-t-il venir encore, — répondit la jeune fille d’un ton désespéré, mais au fond duquel il y avait comme une prière que sa grand’mère entendit.
— Non, il ne viendra pas, reprit la marquise d’un ton absolu, mais sans dureté. Et quand il viendrait, ma chère Hermangarde, je ne veux pas qu’il te trouve ici maintenant. Il sait qu’à minuit tu rentres chez toi quand je ne reçois pas.
En te voyant, il s’imaginerait que tu l’as attendu. Il croirait qu’il bouleverse tes habitudes. Vraiment ce serait trop tôt déjà ! L’amour le plus sincère n’est pas exempt de fatuité. Souhaite le bonsoir à madame d’Artelles, et va fermer ces grands yeux bleus auxquels je défends de pleurer.
— Votre grand’mère a raison, ma chère Hermangarde, — dit la comtesse d’Artelles à son tour avec une gravité froide qui tranchait sur le ton aimable de madame de Fiers.
Ecrasée sous la double opinion de ces deux vénérables Sagesses, Hermangarde obéit sans répondre. Quelque parisienne que l’on soit, quand on est très-bien élevée, on a une petite obéissance dont le silence est presque romain. C’est l’avantage des filles comme il faut sur les filles qui ne le sont pas. Les enfants trop aimés des bourgeois murmurent toujours. D’ailleurs, Hermangarde était digne de son nom carlovingien. Elle était fière ; fière et tendre, combinaison funestes ! Les grandes choses manquant à leur vie, les jeunes filles ne peuvent marquer leur fierté que dans les détails. Hermangarde ne demanda donc point qu’on eût pitié d’une attente trompée en lui permettant de la prolonger. Si sa grand’mère avait été seule, peut-être aurait-elle insisté ; mais madame d’Artelles était là. Elle ramassa lentement sa tapisserie, — la plia plus lentement encore, — sonna sa femme de chambre d’un bras paresseux. Elle gagnait du temps à être lente, mais le temps inexorable devait passer... passer en vain. Elle embrassa madame d’Artelles,— puis sa grand’mère, qui lui prit les tempes par-dessus ses bandeaux dorés, en lui disant avec une gaieté qui était aussi une mélancolie :
- Repose en paix, ma pauvre fille; tu as pour toute ressource de le bien bouder demain.
- C’est une ressource dont elle n’usera pas, dit la comtesse quand la jeune fille fut partie. Elle l’aime, hélas ! bien trop pour cela. Réellement, je suis effrayée de cet amour, ma chère marquise. Il est trop violent.
- C’est de l'effroi de trop, comtesse ; — répliqua la marquise. — Quel danger y a-t-il à aimer bien fort l’homme qu’on doit épouser dans un mois?
Alors que Ryno de Marigny, tour à tour libertin impérieux et tendre, est, ou veut être, le transparent portrait de Barbey lui-même, la Vellini, sa maîtresse, doit beaucoup à certaine Malagaise, une laide irrésistible et "taillée pour le crime" que l`auteur avait aimée. La Vellini du roman, originaire elle aussi de Malaga, et a qui Barbey donne le propre nom de son modèle, est "la plus capiteuse "muchada" qui ait jamais renvoyé au soleil son regard de feu". Elle exerce sur son amant "une fascination de l'être entier, qui n`est précisément ni dans l'esprit ni dans le corps; qui est partout et nulle part".
Un pacte les unit, mystérieusement, indissoluble. L'on passe tout d`abord du salon de la marquise au boudoir de Vellini, d'un the de douairières aux commérages du vieux Prosny. et c`est une peinture très réussie de la vie de société au lendemain de la Restauration. Vient ensuite le récit, en trois chapitres et non sans, longueurs, de la liaison de Ryno avec Vellini, confidences quelque peu scabreuses qu'il fait à la grand-mère de sa future femme. La douairière de Flers, qui a un faible pour Ryno, lui sait gré de sa franchise; le jeune homme rompt loyalement avec sa maîtresse et, croyant leur passion bien morte, épouse Hermangarde dont il est épris pour des raisons inverses de ce qui l'avait attiré chez la Malagaise. Hermangarde, du reste. le lui rend bien - elle l'aime depuis le jour où elle avait remarqué l'amour qu`il inspirait à une femme du monde, Mme de Mendoze -.
Le roman se relance alors en nouveau décor. la Normandie, un Cotentin aux paysages pathétiques, à Carteret, où les jeunes mariés ont fixé leur "nid d`alcyon" entre la mer et la lande. Bonheur de courte durée : "Tu passeras, lui avait dit Vellini lors des adieux, sur le cœur de la jeune fille que tu épouses, pour me revenir". Et un soir d`automne, Marigny, se promenant à cheval le long de la grève, rencontre deux femmes qu`il connaît bien : l'une est la Malagaise et l'autre Mme de Mendoze, malade. qui habite un château des environs. Bientôt, ce sera, au bord de la falaise, un premier rendez-vous coupable de Ryno avec Vellini qui menace de se tuer et Hermangarde ne va pas ignorer longtemps la trahison de son mari. Leur intimité est dès lors brisée, Un "poison invisible" la ronge et la conduira jusqu'au seuil de la mort.
(XV) "— Vellini, — dit Ryno, aussi en espagnol, pour ne pas être entendu des deux pêcheurs qui menaient la chaloupe, filant entre deux vagues comme un poisson entre deux flots, — Vellini, je m’attends presque à des reproches. En sortant de tes bras retrouvés, je suis resté trois semaines sans te revoir, sans même répondre aux lettres que tu m’as envoyées; mais mon excuse, ma pauvre amie, est dans des choses que tu ne sais pas. Tu ignores ce qui s’est passé au manoir.
— Ton excuse est là ! — lui répondit-elle, en lui touchant légèrement le visage. — En effet, elle y était, et bien éloquente ! Il était changé comme un homme récemment échappé à la mort. Cette vie sans air dans laquelle il avait vécu, les douleurs et le danger d’Hermangarde, l’amour mêlé de pitié qu’il avait pour elle , ses remords , et enfin l'ennui de tout cela, car l’homme s’ennuie de ses douleurs comme de ses joies, — l’ennui est le par delà de toutes ses activités ! — lui avaient posé sur les traits un masque dévasté qui faisait frémir:
— Oui,— reprit-il, mais l’accusation est ici !— Et comme elle l’avait touché au front, il lui toucha sa joue brune. Elle était presque aussi changée que lui. Ces trois semaines avaient pesé sur elle. Dans ce jour cru de l’atmosphère d’une mer sans brume, dans cette âpre lumière d’un ciel bleu, qui semblait fouiller les moindres rides sur les visages comme sur les flots, il vit la dure empreinte, laissée partout, des passions qui l’avaient encore plus jaunie et qu’elle avait été obligée de refouler dans son cœur.
— Ce n’est point une accusation, fit-elle, grave et douce, comme il ne l’avait jamais vue. — Je savais tout, Ryno.
— Non, tu ne savais pas tout, — reprit-il. — Le malheur s’était abattu sur ma maison. Ma pauvre Hermangarde était en péril de mourir. Tu savais cela comme tous les autres, comme les domestiques qui m’entouraient, comme le village, comme le pêcheur qui m’apportait tes lettres et qui ne voyait que visages désolés au manoir. Mais il y avait quelque chose que tu ne savais pas, Vellini, car personne ne le savait que moi seul et elle... C’est que si elle souffrait des tortures d’âme et de corps, à la briser, malgré la force de sa jeunesse, c’était nous qui en étions cause. C’est que si elle fût venue à mourir, comme je l’ai craint à la fin de bien des journées, c’est nous, Vellini, qui aurions été ses assassins! —
Elle le regarda avec un étonnement fixe. Ils étaient assis au pied de la voile, le dos tourné aux pêcheurs qui ramaient à l’extrémité de la barque. La brise soufflait ses plus favorables haleines et ils allaient, frisant les brisants, comme s’ils eussent voulu arriver en sept quarts d’heure à Jersey, qu’on voyait nettement dans les clartés du temps, blanc comme un linge, étendu par des lavandières, au soleil.
— Oui, reprit-il, comprenant son regard. Nous aurions été ses assassins. Quand au Bas-Hamet, je t’ai quittée, il y a trois semaines, toi, mon passé, rallumé avec des voluptés cruelles, et que je fus revenu à Carteret, je retrouvai Hermangarde au bord de son lit, habillée et sans connaissance. Elle ! cette femme élevée dans toutes les délicatesses de la vie, était venue seule , la nuit, à pied, en se cachant, ail Bas-Hamet, par la neige et le froid sur ces grèves, exposée aux insultes des contrebandiers ou des matelots. Elle avait tout bravé, mais elle y était venue, poussée par une jalousie couvée longtemps. Elle nous avait vus par la fente du volet de ta cabane, et elle n’avait pas crié ; elle avait eu la force de rester là et de s’en retourner comme elle était venue, . mais avec des certitudes, avec des spectacles, pires que la mort, dans le cœur. Dieu qui avait eu pitié d’elle, lui avait mesuré ses forces et elle ne s’était évanouie qu’au pied de son lit, en rentrant. C’est là que je l’ai retrouvée... Ah ! Vellini, je n’oublierai jamais le moment où je la pris dans mes bras chauds de toi et où je la retiédis de la vie que tu y avais laissée. Elle fut longtemps dans Un état désespéré. Son délire m’apprit ce qu’elle avait fait, car depuis, le croirais-tu? elle ne m’a rien dit qui fût une plainte ou un reproche. Elle a une fierté douce que tu admirerais.
— Pauvre Hermangarde ! — fit Vellini attendrie, et une larme se montra dans les cils de ces yeux que les hommes trouvaient féroces. — Ryno fut touché de cette larme. Il la but aux yeux qui la contenaient avec une triple soif d’amour, de générosité, de justice. Ah! la séduction par la générosité est la plus puissante sur les âmes sincères! Quand nos vieilles maîtresses pleurent sur nos jeunes femmes, elles ajoutent à la magie du passé un prestige plus irrésistible encore. Est-ce qu’on ne s’amnistie pas des fautes qu’on a faites, quand celles pour qui on les a commises sont de magnanimes créatures ? Pour régner sur des âmes qui ont de la noblesse, il n’est rien tel que de se montrer bon.
Il s'était tu, et elle ne parlait pas. Qu’eût-elle dit, cette femme sauvage, qui ne comprenait que l’amour et toutes ses furies, et qui le voyait pour la première fois, muet et désarmé, à force de fierté pure? Cependant la coquille de noix qui les berçait, dans sa concavité mobile, comme un nid d’oiseau balancé dans les rameaux par le vent, fendait toujours les vagues amoncelées. Le flot scindé par la proue, moutonnait, comme disent ces gens de mer qui composent leur langage d’Océan avec leurs souvenirs de pasteurs et rêvent ainsi à leur enfance. Ils avaient doublé la falaise, et, là, ils avaient reviré de bord, creusant un sillage nouveau dans le sillage qu’ils avaient tracé. Arrêtés sur le plateau liquide d’une mer qui ressemblait à un bassin de vif argent, tant elle était étincelante! ils avaient jeté le filet sous la barque immobile, en attendant le moment de débarquer Ryno sous les dunes, au commandement de Vellini.
. — Oui, pauvre Hermangade ! fit Ryno, comme un écho mélancolique, elle a souffert cruellement par nous. Elle a été frappée dans sa maternité même: son enfant est mort comme le nôtre, Vellini. — Et il ajouta avec un accent amer qui résumait toute son âme : Je ne suis pas heureux en enfants !
La Vellini baissa la tête pour cacher à son ancien amant l’éclair fauve qui traversa ses prunelles. Une joie involontaire, plus forte que sa nature généreuse, lui était entrée dans le cœur, aux dernières paroles de Ryno. Elles lui rappelaient, il est vrai, une époque funeste de sa vie, l’arrachement, par la mort, d’un être aimé de sa mamelle, la perle toujours saignante de sa Juanita; mais l’idée que la femme de Ryno n’aurait pas sur elle la supériorité du don d’un enfant, offert à la mâle affection d’un père, lui coula dans les veines du cœur une immense dilatation.
Ils se turent encore. Est-ce que leurs paroles auraient pu contenir leurs pensées?... Appuyés, épaule contre épaule, ils se laissaient aller au branle voluptueux de la lame bleuâtre, sous cette voile que le soleil chauffait d'un faible rayon. A cet air nitré d’une atmosphère marine, Ryno éprouvait dans le poumon, comme dans le cœur, un élargissement de tout son être captivé, comprimé si longtemps.
Malgré sa pitié et son amour pour Hermangarde, il se trouvait mieux auprès de la femme qu’il n’aimait plus qu'à côté de celle qu’il aimait. Quoi d’étonnant ? Toutes ses relations avec Vellini étaient droites et vraies; avec Hermangarde elles ne l’étaient plus. L’air vital du cœur, n’est-ce pas la confiance ? Le bonheur entre ceux qui s’aiment, c’est de parler haut. Il le reconnaissait, il l'appréciait, et il n’était pas une de ces sensations sous lesquelles s’entrouvrait son âme, qui ne fût un anneau de plus à la chaîne qui l’attachait à Vellini..."
".. Sache une fois pour toujours, qu'il n'est d'autre univers pour toi que la conception même qui s'en réfléchit au fond de tes pensées; - car tu ne peux le voir pleinement, ni le connaître, en distinguer même un seul point tel que ce mystérieux point doit être en sa réalité. Si, par impossible, tu pouvais, un moment, embrasser l'omnivision du monde, ce serait encore une illusion l'instant d'après, puisque l'univers change - comme tu changes toi-même - à chaque battement de tes veines, et qu'ainsi son Apparaître, quel qu'il puisse être, n'est, en principe, que fictif, mobile, illusoire, insaisissable.
Et tu en fais partie! - Où ta limite, en lui? Où la sienne, en toi ?... C'est toi qu'il appellerait l' "univers" s'il n'était aveugle et sans parole! Il s'agit donc de t'en isoler! de t'en affranchir! de vaincre, en toi, ses fictions, ses mobilités, son illusoire, - son caractère! Telle est la vérité, selon l'absolu que tu peux pressentir, car la Vérité n'est, elle-même,'qu°une indécise conception de l"espèce où tu passes et qui prête à la Totalité les formes de son esprit. Si tu veux la posséder, crée-la! comme tout le reste! Tu n'emporteras, tu ne seras que ta création. Le monde n'aura jamais, pour toi, d'autre sens que celui que tu lui attrihueras. Grandis-toi donc, sous ses voiles, en lui conférant le sens sublime de t'en délivrer! ne t'amoindris pas en t'asservissant aux sens d'esclave par lesquels il t'enserre et t'enchaîne. Puisque tu ne sortiras pas de l'illusion que tu te feras de l'univers, choisis la plus divine. Ne perds pas le temps à tressaillir, ni à somnoler dans une indolence incrédule ou indécise, ni à disputer avec le langage changeant de la poudre et de la vermine. Tu es ton futur créateur. Tu es un Dieu qui ne feint d'oublier sa toute-essence qu'afin d'en réaliser le rayonnement. Ce que tu nommes l'univers n'est que le résultat de cette feintise dont tu contiens le secret. Reconnais-toi! Profère-toi dans l'Etre! Extrais-toi de la geôle du monde, enfant des prisonniers. Evade-toi du Devenir! Ta "Vérité" sera ce que tu l'auras conçue : son essence n'est-elle pas infinie, comme toi! Ose donc l'enfanter la plus radieuse, c'est-à-dire la choisir telle... car elle aura, déjà, précédé de son être tes pensées, devant s'y appeler sous cette forme où tu l'y reconnaîtrasl... - Conclus, enfin, qu'il est difficile de redevenir un Dieu - et passe outre : car cette pensée, même, si tu t'y arrêtes, devient inférieure : elle contient une hésitation stérile.
Ceci est la loi de l'Espérable : c'est l'évidence unique, attestée par notre infini intérieur. Le devoir est donc d'essayer, si l'on est appelé par le dieu que l'on porte! Et voici que ceux-là qui ont osé, qui ont voulu, qui ont, en confiance natale, embrassé la loi du radical détachement des choses et conformé leur vie, tous leurs actes, et leurs plus intimes pensées, à la sublimité de cette doctrine, arffanchissant leur être dans l'ascétisme, - voici que, tout à coup, ces élus de l'Esprit sentent effluer d'eux-mêmes ou leur provenir, de toutes parts, dans la vastitude, mille et mille invisibles fils vibrants en lesquels court leur Volonté sur les événements du monde, sur les phases des destins, des empires, sur l'influente lueur des astres, sur les forces déchaînées des éléments? Et, de plus en plus, ils grandissent en cette puissance, à chaque degré de pureté conquise! C'est la sanction de l'Espérable. C'est là le seuil du monde occulte..." (Axel, IIIe partie, scène 1, 1890)
L'Ensorcelée (1854)
"Dieu, pour montrer mieux nos néants sans doute, a parfois de ces ironies qui attachent le bruit aux choses petites et l'obscurité aux choses grandes, et la chouannerie est une de ces grandes choses obscures auxquelles, à défaut de la lumière intégrale et pénétrante de l`Histoire, la poésie, fille du rêve, attache son rayon". L'Ensorcelée, c'est l'aventure d'un prêtre, ancien chouan, un héros luciférien, et d'une femme qui s'éprend de lui et en meurt.
La chouannerie du Cotentin, ses paysages et son drame, un voyageur à cheval arrive au cabaret du Taureau rouge placé à l'orée de la lande de Lessay et qui semble en garder l'entrée. Le voyageur laisse souffler son cheval, demande sa route et trouve un compagnon. C'est un fermier cossu, maître Tennebourg, qui connaît la lande sous tous les ciels et par toutes les nuits: et pourtant, cette lande familière demeure inconnue. Sauf la chouette, et c'était le cri des chouans, on n'entend rien. Les deux hommes marchent, un épais brouillard les unit, c'est alors que maître Tennebourg se met à raconter à son compagnon l'histoire de l`abbé de La Croix-Jugan : l'an VI de la République française. un homme marchait avec beaucoup de peine aux derniers rayons du soleil couchant qui tombaient sur la sombre forêt de Cerisy. Ses vêtements étaient d'un gris semblable au plumage de la chouette, le visage pâle, sans doute un de ceux qui avaient pris part à des combats aux environs de Saint-Lô. Les chouans étaient vaincus, l'homme appuya sur la détente, le coup partit mais il ne mourut pas, il fut soigné, devint le fameux abbé de La Croix-Jugan, un prêtre au visage couvert d'horribles blessures et dont la belle Jeanne de Feuardent allait tomber amoureuse, ensorcelée. Mais le prêtre ne vit que par la chouannerie, toujours combattant et chevauchant par delà les landes. Elle veut s'en faire aimer, malgré son mari, mais tous deux mourront dans d'étranges circonstances ...
"Selon l'usage de ces guérillas de halliers, qui se reconnaissaient entre eux par des noms de guerre mystérieux comme des mots d'ordre, afin de n'offrir à l'ennemi que des prisonniers anonymes, rien, dans la mise de l'inconnu, n'indiquait qu'il fût un chef ou un soldat. Une ceinture du cuir de ses guêtres soutenait deux pistolets et un fort couteau de chasse, et il tenait de la main droite une espingole. D'ordinaire, les Chouans, qui n'allaient guère en expédition que la nuit, ne se montraient point sur les routes, de jour, avec leurs armes. Mais, comme personne ne savait mieux qu'eux l'état du pays, et comme ils eussent pu dire combien, en une heure, devaient passer de voyageurs et de voitures en tel chemin, c'est là ce qui donnait sans doute à ce Chouan, si c'en était un, sa sécurité. La diligence, avec son écharpe de gendarmes, était passée dans un flot de poussière vers les cinq heures, son heure accoutumée. Il ne s'exposait donc qu'à rencontrer quelques charrettes attelées de leurs quatre bœufs et de leurs deux chevaux, ou quelques fermiers et leurs femmes, montés sur leurs bidets d'allure, et revenant tranquillement des marchés voisins. C'était à peu près tout. Les routes ne ressemblaient point à ce qu'elles sont aujourd'hui; elles n'étaient point, comme à présent, incessamment sillonnées de voitures élégantes et rapides. Terrifié par la guerre civile, le pays n'avait plus de ces communications qui sont la circulation d'une vie puissante. Les châteaux, orgueil de la France hospitalière, étaient en ruines ou abandonnés. Le luxe manquait. Il n'y avait de voitures que les voitures publiques. Quand on se reporte par la pensée à cette curieuse époque, on se rappelle la sensation que causa, même à Paris, la fameuse calèche blanche de M. de Talleyrand, la première qui ait, je crois, reparu après la révolution. Du reste, pour en revenir à notre voyageur, au premier bruit suspect, à la première vue de mauvais augure, il n'avait qu'un léger saut à faire et il entrait dans la forêt.
Mais s'il avait songé à tout cela, calculé tout cela, il n'y paraissait guère. Quand la précaution et la défiance dominent l'homme le plus brave, on s'en aperçoit dans sa démarche et jusque dans le moindre de ses mouvements. Or, le Chouan, qui se traînait entre les deux bords de la forêt de Cérisy, appuyé sur son espingole, comme un mendiant s'appuie sur son bâton fourchu et ferré, n'avait pas seulement la lenteur d'une fatigue affreuse, mais l'indifférence la plus complète à tout danger présent ou éloigné. Il ne fouillait point le fourré du regard. Il ne tendait point le cou pour écouter le bruit des chevaux dans l'éloignement. Il s'avançait insoucieusement, comme s'il n'avait pas eu conscience de sa propre audace. Et, de fait, il ne l'avait pas. L'obsession d'une pensée cruelle ou l'abattement d'une fatigue immense l'empêchait d'éprouver la palpitation du danger, chère aux hommes de courage. Aussi, de sang-froid, commit-il une grande imprudence. Il s'arrêta et s'assit sur le revers du fossé qui séparait le bois de la route; et là il ôta son chapeau qu'il jeta sur l'herbe, comme un homme vaincu par la chaleur et qui veut respirer.
C'est à ce moment que ceux qui l'auraient vu auraient compris son insouciance pour tous les dangers possibles, eussent-ils été rassemblés autour de lui, et embusqués derrière chaque arbre de la forêt, qui s'élevait aux deux bords du chemin. Débarrassé de son grand chapeau, sa figure, qu'il ne cachait plus, en disait plus long que n'aurait fait le plus éloquent des langages. Jamais peut-être, depuis Niobé, le soleil n'avait éclairé une si poignante image du désespoir. La plus horrible des douleurs de la vie y avait incrusté sa dernière angoisse.
Beau, mais marqué d'un sceau fatal, le visage de l'inconnu semblait sculpté dans du marbre vert, tant il était pâle et cette pâleur verdâtre et meurtrie ressortait durement sous le bandeau qui ceignait ses tempes, car il portait le mouchoir noué autour de la tête, comme tous les Chouans qui couchaient à la belle étoile, et ce mouchoir, dont les coins pendaient derrière les oreilles, était un foulard ponceau, passé en fraude, comme on commençait d'en exporter de Jersey à la côte de France. Aperçus de dessous cette bande d'un âpre éclat, les yeux du Chouan, cernés de deux cercles d'un noir d'encre, et dont le blanc paraissait plus blanc par l'effet du contraste, brillaient de ce feu profond et exaspéré qu'allume dans les prunelles humaines la funèbre idée du suicide. Ils étaient vraiment effrayants.
Pour qui connaît la physionomie, il était évident que cet homme allait se tuer. Selon toute probabilité, il était de ceux qui avaient pris part à un engagement de troupes républicaines et de Chouans, lequel avait eu lieu aux environs de Saint-Lô, le matin même; un de ces vaincus de la Fosse, qui fut vraiment la fosse de plus d'un brave et la dernière espérance des Chasseurs du Roi. Son front portait la lueur sinistre d'un désastre plus grand que le malheur d'un seul homme. Redressé à moitié sur le flanc, comme un loup courageux abattu, cet homme isolé avait, dans la poussière de ce fossé, une incomparable grandeur, c'était la grandeur de l'instant suprême... Il tourna vers le soleil du soir, qui, comme un bourreau attendri, semblait lui compter avec mélancolie le peu d'instants qui lui restaient à vivre, un regard d'une lenteur altière; et ses yeux, qu'il allait fermer à jamais, luttèrent, sans mollir, avec le disque de rubis de l'astre éblouissant encore, comme s'il eût cherché à ce cadran flamboyant si l'heure enfin était sonnée à laquelle il s'était juré, dans son âme, qu'il cesserait de respirer. Qui sait? c'était peut-être la même heure où l'héroïque ménétrier Bras-de-violon ouvrait gaiement sur l'aire d'une grange ce bal intrépide de blessés et d'échappés au feu qu'il conduisit toute une nuit avec son bras fracassé. Seulement, pour ces joyeux compères à l'espoir éternel, et pour lui, cette heure n'avait pas le même timbre. Il n'acceptait pas si légèrement sa défaite. A en juger par la profondeur de sa peine, il devait être un des chefs les plus élevés de son parti, car on ne s'identifie si bien à une cause perdue, pour périr avec elle, que quand on tient à elle par la chaîne du commandement.
Résolu donc à en partager la destinée, il avait ouvert le gilet strictement boutonné sur sa poitrine, et, sous la chemise collée à la peau par les caillots d'un sang coagulé, il avait pris un parchemin cacheté qui renfermait sans doute des instructions importantes; car, l'ayant déchiré avec ses dents comme une cartouche, il en mangea tous les morceaux. Dans sa préoccupation sublime, il ne rabattit pas même son œil d'aigle sur la blessure de son sein, qui se remit à couler...
Quand, le soir du combat des Trente, Beaumanoir Bois-de-ton-sang en but pour se désaltérer, certes, il était bien beau, et l'Histoire n'a pas oublié ce grand et farouche spectacle; mais peut-être était-il moins imposant que ce Chouan solitaire, dont l'ingrate et ignorante Histoire ne parlera pas, et qui, avant de mourir, mâchait et avalait les dépêches trempées du sang de sa poitrine, pour mieux les cacher en les ensevelissant avec lui...."
Les Diaboliques (1874)
"Ce charmant monde est fait en sorte que si vous suivez simplement les histoires, c'est le diable qui paraît les dicter", dit l'épigraphe, et les six nouvelles qui composent ce recueil sont des peintures d'âmes démoniaques. Et c'est en règle générale dans une femme que cet Esprit du Mal va s'incarner : "Le Rideau cramoisi", "Le plus bel amour de Don Juan", "Le bonheur dans le crime", "Le dessous des cartes d'une partie de whist", "La Vengeance d'une femme", "A un dîner d'athées"....
(Les Diaboliques – Le bonheur dans le crime).
« J'étais un des matins de l'automne dernier à me promener au jardin des Plantes, en compagnie du docteur Torty, certainement une de mes plus vieilles connaissances. Lorsque je n'étais qu'un enfant, le docteur Torty exerçait la médecine dans la ville de V...; mais après environ trente ans de cet agréable exercice, et ses malades étant morts, - ses fermiers comme il les appelait, lesquels lui avaient rapporté plus que bien des fermiers ne rapportent à leurs maîtres, sur les meilleures terres de Normandie, - il n'en avait pas repris d'autres; et déjà sur l'âge et fou d'indépendance, comme un animal qui a toujours marché sur son bridon et qui finit par le casser, il était venu s'engloutir dans Paris, - là même, dans le voisinage du Jardin des Plantes, rue Cuvier, je crois, - ne faisant plus la médecine que pour son plaisir personnel, qui, d'ailleurs, était grand à en faire, car il était médecin dans le sang et jusqu'aux ongles, et fort médecin, et grand observateur, en plus, de bien d'autres cas que de cas simplement physiologiques et pathologiques...
L'avez-vous quelquefois rencontré, le docteur Torty? C'était un de ces esprits hardis et vigoureux qui ne chaussent point de mitaines, par la très bonne et proverbiale raison que: «chat ganté ne prend pas de souris», et qu'il en avait immensément pris, et qu'il en voulait toujours prendre, ce matois de fine et forte race; espèce d'homme qui me plaisait beaucoup à moi, et je crois bien (je me connais!) par les côtés surtout qui déplaisaient le plus aux autres. En effet, il déplaisait assez généralement quand on se portait bien, ce brusque original de docteur Torty; mais ceux à qui il déplaisait le plus, une fois malades, lui faisaient des salamalecs, comme les sauvages en faisaient au fusil de Robinson qui pouvait les tuer, non pour les mêmes raisons que les sauvages, mais spécialement pour les raisons contraires: il pouvait les sauver! Sans cette considération prépondérante, le docteur n'aurait jamais gagné vingt mille livres de rente dans une petite ville aristocratique, dévote et bégueule, qui l'aurait parfaitement mis à la porte cochère de ses hôtels, si elle n'avait écouté que ses opinions et ses antipathies. Il s'en rendait compte, du reste, avec beaucoup de sang-froid, et il en plaisantait.
«Il fallait, - disait-il railleusement pendant le bail de trente ans qu'il avait fait à V..., - qu'ils choisissent entre moi et l'Extrême-Onction, et, tout dévots qu'ils étaient, ils me prenaient encore de préférence aux Saintes Huiles.» Comme vous voyez, il ne se gênait pas, le docteur. Il avait la plaisanterie légèrement sacrilège. Franc disciple de Cabanis en philosophie médicale, il était, comme son vieux camarade Chaussier, de l'école de ces médecins terribles par un matérialisme absolu, et comme Dubois - le premier des Dubois - par un cynisme qui descend toutes choses et tutoierait des duchesses et des dames d'honneur d'impératrice et les appellerait «mes petites mères», ni plus ni moins que des marchandes de poisson. Pour vous donner une simple idée du cynisme du docteur Torty, c'est lui qui me disait un soir, au cercle des Ganaches, en embrassant somptueusement d'un regard de propriétaire le quadrilatère éblouissant de la table ornée de cent vingt convives:
«C'est moi qui les fais tous!...» Moïse n'eût pas été plus fier, en montrant la baguette avec laquelle il changeait des rochers en fontaines. Que voulez-vous, Madame? Il n'avait pas la bosse du respect, et même il prétendait que là où elle est sur le crâne des autres hommes, il y avait un trou sur le sien. Vieux, ayant passé la soixante-dizaine, mais carré, robuste et noueux comme son nom, d'un visage sardonique et, sous sa perruque châtain clair, très lisse, très lustrée et à cheveux très courts, d'un oeil pénétrant, vierge de lunettes, vêtu presque toujours en habit gris ou de ce brun qu'on appela longtemps fumée de Moscou, il ne ressemblait ni de tenue ni d'allure à messieurs les médecins de Paris, corrects, cravatés de blanc, comme du suaire de leurs morts! C'était un autre homme. Il avait, avec ses gants de daim, ses bottes à forte semelle et à gros talons qu'il faisait retentir sous son pas très ferme, quelque chose d'alerte et de cavalier, et cavalier est bien le mot, car il était resté (combien d'années sur trente!), le charivari boutonné sur la cuisse, et à cheval, dans des chemins à casser en deux des Centaures, - et on devinait bien tout cela à la manière dont il cambrait encore son large buste, vissé sur des reins qui n'avaient pas bougé, et qui se balançait sur de fortes jambes sans rhumatismes, arquées comme celles d'un ancien postillon.
Le docteur Torty avait été une espèce de Bas-de-Cuir équestre, qui avait vécu dans les fondrières du Cotentin, comme le Bas-de-Cuir de Cooper dans les forêts de l'Amérique. Naturaliste qui se moquait, comme le héros de Cooper, des lois sociales, mais qui, comme l'homme de Fenimore, ne les avait pas remplacées par l'idée de Dieu, il était devenu un de ces impitoyables observateurs qui ne peuvent pas ne point être des misanthropes. C'est fatal. Aussi l'était-il. Seulement il avait eu le temps, pendant qu'il faisait boire la boue des mauvais chemins au ventre sanglé de son cheval, de se blaser sur les autres fanges de la vie. Ce n'était nullement un misanthrope à l'Alceste. Il ne s'indignait pas vertueusement. Il ne s'encolérait pas. Non! il méprisait l'homme aussi tranquillement qu'il prenait sa prise de tabac, et même il avait autant de plaisir à le mépriser qu'à la prendre. »
Villiers de L'Isle-Adam (1838-1889)
Monté à Paris, le jeune homme mène une vie de bohème, fréquentant les cafés et les théâtres, leurs coulisses également, publie à compte d’auteurs ses Premières Poésies, collabore à diverses revues et fait bientôt la connaissance du poète Charles Baudelaire puis de Stéphane Mallarmé. Sa famille le rejoint alors dans la capitale, le forçant au mois de septembre 1862 à effectuer une retraite à l’abbaye de Solesmes, afin de s’éloigner quelques temps de l’actrice Louise Dyonnet. Une expérience qu’il renouvelle d’ailleurs en 1863. Villiers de l’Isle-Adam s’éprend ensuite d’Estelle Gautier, fille cadette du poète, qu’il espère épouser. En vain, sa famille lui refusant son consentement et l’argent nécessaire. Poursuivant son travail de littérateur à côté de ses activités journalistiques, il publie un long récit, Claire Renoir, effectue deux longs séjours en Allemagne, et, alors que la capitale vient de connaître un long siège organisé par les armées prussiennes, Villiers participe, sous le pseudonyme de Marius, à la rédaction du journal Le Tribun du Peuple, favorable à la Commune. En 1872, l’écrivain achève un nouveau drame en prose, Axel, puis entame en 1874 la publication de nouvelles dans la presse parisienne. Ces textes composeront plus tard les Contes cruels. A cette époque, il nourrie des projets d’union avec une jeune Anglaise, Anne Eyre Powells. Ceux-ci échouent de nouveau. Le 9 février 1883 enfin, paraît la première édition des "Contes cruels", une œuvre d’une profonde originalité, inspirée de l’univers baudelairien et d’Edgar Poe. Par la bouche de son personnage, Des Esseintes, Jorys-Karl Huysmans célèbre l’œuvre dans A Rebours qu’il signe l’année suivante. Une amitié profonde unira les deux écrivains, à laquelle s’ajoute celle de Léon Bloy. Toujours aussi peu enclin à apprécier la République, l’écrivain et son antiparlementarisme trouvent à s’exprimer avec l’agitation boulangiste. En 1888 toujours, il publie les "Histoires insolites", puis des "Nouveaux Contes cruels". Atteint d’un cancer des voies respiratoires, Villiers de l’Isle Adam décède le 18 août 1889.
Contes cruels (1883)
On l'a dit et répété, l'œuvre d'Auguste de Villiers de L'Isle-Adam reste fortement originale et, au moins, dans le domaine de la littérature française, sans équivalent, sinon peut-être l'œuvre de Gérard de Nerval. Les personnages dont Villiers écrit l'histoire vivent tous dans une atmosphère bizarre, souvent morbide, où le rêve, les communications mystérieuses, l'appréhension de la mort, se mêlent à la vie.
Les Contes cruels regroupent vingt-huit courts récits rédigés par Villiers de L'Isle-Adam entre 1867 et 1883, contes fantastiques ou récits historiques, histoires satiriques ou poèmes en prose, plusieurs d'entre elles, écrira Mallarmé, "sont d'une poésie inouïe et que personne n'atteindra : toutes, étonnantes" : Les Demoiselles de Bienfilâtre, Véra, Vox populi, Deux augures, L'Affichage céleste, Antonie, La Machine à gloire S.G.D.G., Duke of Portland, Virginie et Paul, Le Convive des dernières fêtes, À s'y méprendre !, Impatience de la foule, Le Secret de l'ancienne musique, Sentimentalisme, Le Plus Beau Dîner du monde, Le Désir d'être un homme, Fleurs de ténèbres, L'Appareil pour l'analyse chimique du dernier soupir, Les Brigands, La Reine Ysabeau, Sombre récit, conteur plus sombre, L'Intersigne, L'Inconnue, Maryelle, Le Traitement du docteur Tristan, Conte d'amour, Souvenirs occultes, L'Annonciateur, La Chevelure. Si, au début de ce recueil, l'influence d'Edgar Poe est particulièrement nette, Villiers réussit ensuite à créer une atmosphère très nouvelle et très personnelle.
"Véra"
Dans le premier conte de ce recueil, "Véra", le rêve est plus réel que la mort, puisque Véra continuera à vivre dans le souvenir de son amant, jusqu'au jour où celui-ci la verra morte en rêve. "... A l’instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l’iconostase s’éteignit. Le pâle petit jour du matin, - d’un matin banal, grisâtre et pluvieux, - filtra dans la chambre par les interstices des rideaux. Les bougies blêmirent et s’éteignirent, laissant fumer âcrement leurs mèches rouges; le feu disparut sous une couche de cendres tièdes; les fleurs se fanèrent et se desséchèrent en quelques moments; le balancier de la pendule reprit graduellement son immobilité. La certitude de tous les objets s’envola subitement. L’opale, morte, ne brillait plus; les taches de sang s’étaient fanées aussi, sur la batiste, auprès d’elle; et s’effaçant entre les bras désespérés qui voulaient en vain l’étreindre encore, l’ardente et blanche vision rentra dans l’air et s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct, lointain, parvint jusqu’à l’âme de Roger. Le comte se dressa; il venait de s’apercevoir qu’il était seul. Son rêve venait de se dissoudre d’un seul coup; il avait brisé le magnétique fil de sa trame radieuse avec une seule parole. L’atmosphère était, maintenant, celle des défunts...."
"L’Amour est plus fort que la Mort, a dit Salomon: oui, son mystérieux pouvoir est illimité.
C’était à la tombée d’un soir d’automne, en ces dernières années, à Paris. Vers le sombre faubourg Saint-Germain, des voitures, allumées déjà, roulaient, attardées, après l’heure du Bois. L’une d’elles s’arrêta devant le portail d’un vaste hôtel seigneurial, entouré de jardins séculaires; le cintre était surmonté de l’écusson de pierre, aux armes de l’antique famille des comtes d’Athol, savoir: _d’azur, à l’étoile abîmée d’argent_, avec la devise «PALLIDA VICTRIX», sous la couronne retroussée d’hermine au bonnet princier. Les lourds battants s’écartèrent. Un homme de trente à trente-cinq ans, en deuil, au visage mortellement pâle, descendit. Sur le perron, de taciturnes serviteurs élevaient des flambeaux. Sans les voir, il gravit les marches et entra.
C’était le comte d’Athol.
Chancelant, il monta les blancs escaliers qui conduisaient à cette chambre où, le matin même, il avait couché dans un cercueil de velours et enveloppé de violettes, en des flots de batiste, sa dame de volupté, sa pâlissante épousée, Véra, son désespoir.
En haut, la douce porte tourna sur le tapis; il souleva la tenture.
Tous les objets étaient à la place où la comtesse les avait laissés la veille. La Mort, subite, avait foudroyé. La nuit dernière, sa bien-aimée s’était évanouie en des joies si profondes, s’était perdue en de si exquises étreintes, que son cœur, brisé de délices, avait défailli: ses lèvres s’étaient brusquement mouillées d’une pourpre mortelle. A peine avait-elle eu le temps de donner à son époux un baiser d’adieu, en souriant, sans une parole: puis ses longs cils, comme des voiles de deuil, s’étaient abaissés sur la belle nuit de ses yeux.
La journée sans nom était passée.
Vers midi, le comte d’Athol, après l’affreuse cérémonie du caveau familial, avait congédié au cimetière la noire escorte. Puis, se renfermant, seul, avec l’ensevelie, entre les quatre murs de marbre, il avait tiré sur lui la porte de fer du mausolée.--De l’encens brûlait sur un trépied, devant le cercueil:--une couronne lumineuse de lampes, au chevet de la jeune défunte, l’étoilait.
Lui, debout, songeur, avec l’unique sentiment d’une tendresse sans espérance, était demeuré là, tout le jour. Sur les six heures, au crépuscule, il était sorti du lieu sacré. En refermant le sépulcre, il avait arraché de la serrure la clef d’argent, et, se haussant sur la dernière marche du seuil, il l’avait jetée doucement dans l’intérieur du tombeau. Il l’avait lancée sur les dalles intérieures par le trèfle qui surmontait le portail.--Pourquoi ceci?... A coup sûr d’après quelque résolution mystérieuse de ne plus revenir.
Et maintenant il revoyait la chambre veuve.
La croisée, sous les vastes draperies de cachemire mauve broché d’or, était ouverte: un dernier rayon du soir illuminait, dans un cadre de bois ancien, le grand portrait de la trépassée. Le comte regarda, autour de lui, la robe jetée, la veille, sur un fauteuil; sur la cheminée, les bijoux, le collier de perles, l’éventail à demi fermé, les lourds flacons de parfums qu’_Elle_ ne respirerait plus. Sur le lit d’ébène aux colonnes tordues, resté défait, auprès de l’oreiller où la place de la tête adorée et divine était visible encore au milieu des dentelles, il aperçut le mouchoir rougi de gouttes de sang où sa jeune âme avait battu de l’aile un instant; le piano ouvert, supportant une mélodie inachevée à jamais; les fleurs indiennes cueillies par elle, dans la serre, et qui se mouraient dans de vieux vases de Saxe; et, au pied du lit, sur une fourrure noire, les petites mules de velours oriental, sur lesquelles une devise rieuse de Véra brillait, brodée en perles: _Qui verra Véra l’aimera._ Les pieds nus de la bien-aimée y jouaient hier matin, baisés, à chaque pas, par le duvet des cygnes!--Et là, là, dans l’ombre, la pendule, dont il avait brisé le ressort pour qu’elle ne sonnât plus d’autres heures.
Ainsi elle était partie!... - Où donc!... Vivre maintenant?--Pour quoi faire?... C’était impossible, absurde.
Et le comte s’abîmait en des pensées inconnues.
Il songeait à toute l’existence passée.--Six mois s’étaient écoulés depuis ce mariage. N’était-ce pas à l’étranger, au bal d’une ambassade qu’il l’avait vue pour la première fois?... Oui. Cet instant ressuscitait devant ses yeux, très distinct. Elle lui apparaissait là, radieuse. Ce soir-là, leurs regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient reconnus, intimement, de pareille nature, et devant s’aimer à jamais.
Les propos décevants, les sourires qui observent, les insinuations, toutes les difficultés que suscite le monde pour retarder l’inévitable félicité de ceux qui s’appartiennent, s’étaient évanouis devant la tranquille certitude qu’ils eurent, à l’instant même, l’un de l’autre.
Véra, lassée des fadeurs cérémonieuses de son entourage, était venue vers lui dès la première circonstance contrariante, simplifiant ainsi, d’auguste façon, les démarches banales où se perd le temps précieux de la vie.
Oh! comme, aux premières paroles, les vaines appréciations des indifférents à leur égard leur semblèrent une volée d’oiseaux de nuit rentrant dans les ténèbres! Quel sourire ils échangèrent! Quel ineffable embrassement!
Cependant leur nature était des plus étranges, en vérité!--C’étaient deux êtres doués de sens merveilleux, mais exclusivement terrestres. Les sensations se prolongeaient en eux avec une intensité inquiétante. Ils s’y oubliaient eux-mêmes à force de les éprouver. Par contre, certaines idées, celles de l’âme, par exemple, de l’Infini, - de Dieu même - , étaient comme voilées à leur entendement. La foi d’un grand nombre de vivants aux choses surnaturelles n’était pour eux qu’un sujet de vagues étonnements: lettre close dont ils ne se préoccupaient pas, n’ayant pas qualité pour condamner ou justifier. - Aussi, reconnaissant bien que le monde leur était étranger, ils s’étaient isolés, aussitôt leur union, dans ce vieux et sombre hôtel, où l’épaisseur des jardins amortissait les bruits du dehors.
Là, les deux amants s’ensevelirent dans l’océan de ces joies languides et perverses où l’esprit se mêle à la chair mystérieuse! Ils épuisèrent la violence des désirs, les frémissements et les tendresses éperdues. Ils devinrent le battement de l’être l’un de l’autre. En eux, l’esprit pénétrait si bien le corps, que leurs formes leur semblaient intellectuelles, et que les baisers, mailles brûlantes, les enchaînaient dans une fusion idéale. Long éblouissement! Tout à coup le charme se rompait; l’accident terrible les désunissait; leurs bras s’étaient désenlacés. Quelle ombre lui avait pris sa chère morte? Morte! non. Est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri d’une corde qui se brise?
Les heures passèrent.
Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans les cieux: et la Nuit lui apparaissait - personnelle - ;--elle lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, dans l’exil, et l’agrafe de diamant de sa tunique de deuil, Vénus, seule, brillait, au-dessus des arbres, perdue au fond de l’azur.
- C’est Véra, pensa-t-il.
A ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille; puis, se dressant, regarda autour de lui...."
C'est dans dans "L'Inconnue" que le repliement sur soi-même s'exprime symboliquement, où l'héroïne, qui est sourde, entend toutefois les paroles de l'âme ; elle renoncera à l'amour car elle craint que son infirmité ne le corrompt...
"Ce soir−là, tout Paris resplendissait aux Italiens. On donnait la Norma. C'était la soirée d'adieu de Maria−Felicia Malibran. La salle entière, aux derniers accents de la prière de Bellini, Casta diva, s'était levée et rappelait la cantatrice dans un tumulte glorieux. On jetait des fleurs, des bracelets, des couronnes. Un sentiment d'immortalité enveloppait l'auguste artiste, presque mourante, et qui s'enfuyait en croyant chanter !
Au centre des fauteuils d'orchestre, un tout jeune homme, dont la physionomie exprimait une âme résolue et fière, − manifestait, brisant ses gants à force d'applaudir, l'admiration passionnée qu'il subissait. Personne, dans le monde parisien, ne connaissait ce spectateur. Il n'avait pas l'air provincial, mais étranger. − En ses vêtements un peu neufs, mais d'un lustre éteint et d'une coupe irréprochable, assis dans ce fauteuil d'orchestre, il eût paru presque singulier, sans les instinctives et mystérieuses élégances qui ressortaient de toute sa personne. En l'examinant, on eût cherché autour de lui de l'espace, du ciel et de la solitude. C'était extraordinaire : mais Paris, n'est−ce pas la ville de l'Extraordinaire ?
Qui était−ce et d'où venait−il ?
C'était un adolescent sauvage, un orphelin seigneurial, − l'un des derniers de ce siècle, − un mélancolique châtelain du Nord échappé, depuis trois jours, de la nuit d'un manoir des Cornouailles. Il s'appelait le comte Félicien de la Vierge ; il possédait le château de Blanchelande, en Basse−Bretagne. Une soif d'existence brûlante, une curiosité de notre merveilleux enfer, avait pris et enfiévré, tout à coup, ce chasseur, là−bas ! ... Il s'était mis en voyage, et il était là, tout simplement. Sa présence à Paris ne datait que du matin, de sorte que ses grands yeux étaient encore splendides. C'était son premier soir de jeunesse ! Il avait vingt ans. C'était son entrée dans un monde de flamme, d'oubli, de banalités, d'or et de plaisirs. Et, par hasard, il était arrivé à l'heure pour entendre l'adieu de celle qui partait.
Peu d'instants lui avaient suffi pour s'accoutumer au resplendissement de la salle. Mais, aux premières notes de la Malibran, son âme avait tressailli ; la salle avait disparu. L'habitude du silence de bois, du vent rauque des écueils, du bruit de l'eau sur les pierres des torrents et des graves tombées du crépuscule, avait élevé en poète ce fier jeune homme, et, dans le timbre de la voix qu'il entendait, il lui semblait que l'âme de ces choses lui envoyait la prière lointaine de revenir. Au moment où, transporté d'enthousiasme, il applaudissait l'artiste inspirée, ses mains demeurèrent en suspens ; il resta immobile.
Au balcon d'une loge venait d'apparaître une jeune femme d'une grande beauté. − Elle regardait la scène. Les lignes fines et nobles de son profil perdu s'ombraient des rouges ténèbres de la loge, tel un camée de Florence en son médaillon. − Pâlie, un gardénia dans ses cheveux bruns, et toute seule, elle appuyait au bord du balcon sa main, dont la forme décelait une lignée illustre. Au joint du corsage de sa robe de moire noire, voilée de dentelles, une pierre malade, une admirable opale, à l'image de son âme, sans doute, luisait dans un cercle d'or. L'air solitaire, indifférent à tout la salle, elle paraissait s'oublier elle−même sous l'invincible charme de cette musique. Le hasard voulut, cependant, qu'elle détournât, vaguement, les yeux vers la foule ; en cet instant, les yeux du jeune homme et les siens se rencontrèrent, le temps de briller et de s'éteindre, une seconde. S'étaient−ils connus jamais ? ... "
"L'Intersigne" est consacré aux présages menaçants et aux appréhensions qui précèdent la mort, et qui se distinguent si peu de la vie de celui qui en est hanté qu'on ne sait plus s'ils ne provoquent pas la mort qu'ils annoncent.
J’étais dans cet état de lassitude, où les nerfs sensibilisés vibrent aux moindres excitations. Une feuille tomba près de moi; son bruissement furtif me fit tressaillir. Et le magique horizon de cette contrée entra dans mes yeux! Je m’assis devant la porte, solitaire.
Après quelques instants, comme le soir commençait à fraîchir, je revins au sentiment de la réalité. Je me levai très vite et je repris le marteau de la porte en regardant la maison riante.
Mais, à peine eus-je de nouveau jeté sur elle un regard distrait, que je fus forcé de m’arrêter encore, me demandant, cette fois, si je n’étais pas le jouet d’une hallucination.
Était-ce bien la maison que j’avais vue tout à l’heure? Quelle ancienneté me dénonçaient, maintenant, les longues lézardes, entre les feuilles pâles? Cette bâtisse avait un air étranger; les carreaux illuminés par les rayons d’agonie du soir brûlaient d’une lueur intense: le portail hospitalier m’invitait avec ses trois marches: mais, en concentrant mon attention sur ces dalles grises, je vis qu’elles venaient d’être polies, que des traces de lettres creusées y restaient encore, et je vis bien qu’elles provenaient du cimetière voisin, - dont les croix noires m’apparaissaient, à présent, de côté, à une centaine de pas. Et la maison me sembla changée à donner le frisson, et les échos du lugubre coup du marteau, que je laissai retomber, dans mon saisissement, retentirent, dans l’intérieur de cette demeure, comme les vibrations d’un glas.
Ces sortes de vues, étant plutôt morales que physiques, s’effacent avec rapidité. Oui, j’étais, à n’en pas douter une seconde, la victime de cet abattement intellectuel que j’ai signalé. Très empressé de voir un visage qui m’aidât, par son humanité, à en dissiper le souvenir, je poussai le loquet sans attendre davantage. -J’entrai...."
"Le Convive des dernières fêtes" conte comment un grand seigneur sadique n'a pas de plus grand plaisir que de prendre la place du bourreau lors des exécutions capitales....
Six heures sonnèrent.
- Un instant, dis-je en étendant le doigt vers la pendule: voici une heure qui nous rend tous un peu complices de la folie de cet homme. Donc, ayons plus d’indulgence pour elle. Ne sommes-nous pas, en ce moment même, implicitement, d’une barbarie à peu près aussi morne que la sienne?
A ces mots, l’on resta debout, en grand silence.
Susannah me regarda sous son masque: j’eus la sensation d’une lueur d’acier. Elle détourna la tête et entr’ouvrit une fenêtre, très vite.
L’heure sonnait, au loin, à tous les clochers de Paris.
Au sixième coup, tout le monde tressaillit profondément, - et je regardai, pensif, la tête d’un démon de cuivre, aux traits crispés, qui soutenait, dans une patère, les flots sanglants des rideaux rouges.
A S’Y MÉPRENDRE!
A Monsieur Henri de Bornier. «Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.»
C. BAUDELAIRE.
Par une grise matinée de novembre, je descendais les quais d’un pas hâtif. Une bruine froide mouillait l’atmosphère. Des passants noirs, obombrés de parapluies difformes, s’entrecroisaient. La Seine jaunie charriait ses bateaux marchands pareils à des hannetons démesurés. Sur les ponts, le vent cinglait brusquement des chapeaux, que leurs possesseurs disputaient à l’espace avec ces attitudes et ces contorsions dont le spectacle est toujours si pénible pour l’artiste.
Mes idées étaient pâles et brumeuses; la préoccupation d’un rendez-vous d’affaires, accepté, depuis la veille, me harcelait l’imagination. L’heure me pressait: je résolus de m’abriter sous l’auvent d’un portail d’où il me serait plus commode de faire signe à quelque fiacre.
A l’instant même, j’aperçus, tout justement à côté de moi, l’entrée d’un bâtiment carré, d’aspect bourgeois. Il s’était dressé dans la brume comme une apparition de pierre, et, malgré la rigidité de son architecture, malgré la buée morne et fantastique dont il était enveloppé, je lui reconnus, tout de suite, un certain air d’hospitalité cordiale qui me rasséréna l’esprit.
- A coup sûr, me dis-je, les hôtes de cette demeure sont des gens sédentaires! - Ce seuil invite à s’y arrêter: la porte n’est-elle pas ouverte?
Donc, le plus poliment du monde, l’air satisfait, le chapeau à la main, - méditant même un madrigal pour la maîtresse de la maison, - j’entrai, souriant, et me trouvai, de plain-pied, devant une espèce de salle à toiture vitrée, d’où le jour tombait, livide. A des colonnes étaient appendus des vêtements, des cache-nez, des chapeaux. Des tables de marbre étaient disposées de toutes parts. Plusieurs individus, les jambes allongées, la tête élevée, les yeux fixes, l’air positif, paraissaient méditer.
Et les regards étaient sans pensée, les visages couleur du temps.
Il y avait des portefeuilles ouverts, des papiers dépliés auprès de chacun d’eux. Et je reconnus, alors, que la maîtresse du logis, sur l’accueillante courtoisie de laquelle j’avais compté, n’était autre que la Mort....
Dans les "Demoiselles de Bienfilâtre", où l'ironie se mêle aux terribles malédictions du destin, deux sœurs réussissent sans déroger à entretenir leurs vieux parents en travaillant en secret, de nuit, au plus vieux métier du monde, mais l'une d'elles, tombée amoureuse d'un jeune homme, se donne et meurt pour avoir ainsi manqué à son devoir. "Le point mystérieux qui gît au fond de cet immense malentendu est cette nécessité native où se trouve l’Homme de se créer des distinctions et des scrupules, de s’interdire telle action plutôt que telle autre, selon que le vent de son pays lui aura soufflé celle-ci ou celle-là: l’on dirait, enfin, que l’Humanité tout entière a oublié et cherche à se rappeler, à tâtons, on ne sait quelle Loi perdue..."
"Il y a quelques années, florissait, orgueil de nos boulevards, certain vaste et lumineux café, situé presqu’en face d’un de nos théâtres de genre, dont le fronton rappelle celui d’un temple païen. Là, se réunissait quotidiennement l’élite de ces jeunes gens qui se sont distingués depuis, soit par leur valeur artistique, soit par leur incapacité, soit par leur attitude dans les jours troubles que nous avons traversés.
Parmi ces derniers, il en est même qui ont tenu les rênes du char de l’État. Comme on le voit, ce n’était pas de la petite bière que l’on trouvait dans ce café des Mille et une nuits. Le bourgeois de Paris ne parlait de ce pandémonium qu’en baissant le ton. Souventes fois, le préfet de la ville y jetait, négligemment, en manière de carte de visite, une touffe choisie, un bouquet inopiné de sergents de ville; ceux-ci, de cet air distrait et souriant qui les distingue, y époussetaient alors, en se jouant, du bout de leurs sorties-de-bal, les têtes espiègles et mutines. C’était une attention qui, pour être délicate, n’en était pas moins sensible. Le lendemain, il n’y paraissait plus.
Sur la terrasse, entre la rangée de fiacres et le vitrage, une pelouse de femmes, une floraison de chignons échappés du crayon de Guys, attifées de toilettes invraisemblables, se prélassaient sur les chaises, auprès des guéridons de fer battu peints en vert espérance. Sur ces guéridons étaient délivrés des breuvages. Les yeux tenaient de l’émerillon et de la volaille. Les unes conservaient sur leurs genoux un gros bouquet, les autres un petit chien, les autres rien. Vous eussiez dit qu’elles attendaient quelqu’un.
Parmi ces jeunes femmes, deux se faisaient remarquer par leur assiduité; les habitués de la salle célèbre les nommaient, tout court, Olympe et Henriette. Celles-là venaient dès le crépuscule, s’installaient dans une anfractuosité bien éclairée, réclamaient, plutôt par contenance que par besoin réel, un petit verre de vespetro ou un «mazagran», puis surveillaient le passant d’un œil méticuleux.
Et c’étaient les demoiselles de Bienfilâtre!
Leurs parents, gens intègres, élevés à l’école du malheur, n’avaient pas eu le moyen de leur faire goûter les joies d’un apprentissage: le métier de ce couple austère consistant, principalement, à se suspendre, à chaque instant, avec des attitudes désespérées, à cette longue torsade qui correspond à la serrure d’une porte cochère. Dur métier! et pour recueillir, à peine et clairsemés, quelques deniers à Dieu!!!
Jamais un terne n’était sorti pour eux à la loterie! Aussi Bienfilâtre maugréait-il, en se faisant, le matin, son petit caramel. Olympe et Henriette, en pieuses filles, comprirent, de bonne heure, qu’il fallait intervenir. Sœurs de joie depuis leur plus tendre enfance, elles consacrèrent le prix de leurs veilles et de leurs sueurs à entretenir une aisance modeste, il est vrai, mais honorable dans la loge.--«Dieu bénit nos efforts,» disaient-elles parfois, car on leur avait inculqué de bons principes et, tôt ou tard, une première éducation, basée sur des principes solides, porte ses fruits. Lorsqu’on s’inquiétait de savoir si leurs labeurs, excessifs quelquefois, n’altéraient pas leur santé, elles répondaient, évasivement, avec cet air doux et embarrassé de la modestie et en baissant les yeux: «Il y a des grâces d’état...»
Les demoiselles de Bienfilâtre étaient, comme on dit, de ces ouvrières «qui vont en journée la nuit». Elles accomplissaient, aussi dignement que possible, (vu certains préjugés du monde), une tâche ingrate, souvent pénible. Elles n’étaient pas de ces désœuvrées qui proscrivent, comme déshonorant, le saint calus du travail, et n’en rougissaient point. On citait d’elles plusieurs beaux traits dont la cendre de Monthyon avait dû tressaillir dans son beau cénotaphe.
Un soir, entre autres, elles avaient rivalisé d’émulation et s’étaient surpassées elles-mêmes pour solder la sépulture d’un vieux oncle, lequel ne leur avait cependant légué que le souvenir de taloches variées dont la distribution avait eu lieu naguère, aux jours de leur enfance. Aussi étaient-elles vues d’un bon œil par tous les habitués de la salle estimable, parmi lesquels se trouvaient des gens qui ne transigeaient pas. Un signe amical, un bonsoir de la main répondaient toujours à leur regard et à leur sourire. Jamais personne ne leur avait adressé un reproche ni une plainte. Chacun reconnaissait que leur commerce était doux, affable. Bref, elles ne devaient rien à personne, faisaient honneur à tous leurs engagements et pouvaient, par conséquent, porter haut la tête. Exemplaires, elles mettaient de côté pour l’imprévu, pour «quand les temps seraient durs», pour se retirer honorablement des affaires un jour. - Rangées, elles fermaient le dimanche. En filles sages, elles ne prêtaient point l’oreille aux propos des jeunes muguets, qui ne sont bons qu’à détourner les jeunes filles de la voie rigide du devoir et du travail. Elles pensaient qu’aujourd’hui la lune seule est gratuite en amour. Leur devise était: «Célérité, Sécurité, Discrétion»; et, sur leurs cartes de visite, elles ajoutaient: «Spécialités.»
Un jour, la plus jeune, Olympe, tourna mal. Jusqu’alors irréprochable, cette malheureuse enfant écouta les tentations auxquelles l’exposait plus que d’autres (qui la blâmeront trop vite peut-être) le milieu où son état la contraignait de vivre. Bref, elle fit une faute: - elle aima.
Ce fut sa première faute; mais qui donc a sondé l’abîme où peut nous entraîner une première faute? Un jeune étudiant, candide, beau, doué d’une âme artiste et passionnée, mais pauvre comme Job, un nommé Maxime, dont nous taisons le nom de famille, lui conta des douceurs et la mit à mal. Il inspira la passion céleste à cette pauvre enfant qui, vu sa position, n’avait pas plus de droits à l’éprouver qu’Ève à manger le fruit divin de l’Arbre de la Vie. De ce jour, tous ses devoirs furent oubliés. Tout alla sans ordre et à la débandade. Lorsqu’une fillette a l’amour en tête, va te faire lanlaire!
Et sa sœur, hélas! cette noble Henriette, qui maintenant pliait, comme on dit, sous le fardeau! Parfois, elle se prenait la tête dans les mains, doutant de tout, de la famille, des principes, de la Société même! - «Ce sont des mots!» criait-elle. Un jour, elle avait rencontré Olympe vêtue d’une petite robe noire, en cheveux, et une petite jatte de fer-blanc à la main. Henriette, en passant, sans faire semblant de la reconnaître, lui avait dit très bas: «Ma sœur, votre conduite est inqualifiable! Respectez, au moins, les apparences!»
Peut-être, par ces paroles, espérait-elle un retour vers le bien. Tout fut inutile. Henriette sentit qu’Olympe était perdue; elle rougit, et passa.
Le fait est qu’on avait jasé dans la salle honorable. Le soir, lorsque Henriette arrivait seule, ce n’était plus le même accueil. Il y a des solidarités. Elle s’apercevait de certaines nuances, humiliantes. On lui marquait plus de froideur depuis la nouvelle de la malversation d’Olympe. Fière, elle souriait comme le jeune Spartiate dont un renard déchirait la poitrine, mais, en ce cœur sensible et droit, tous ces coups portaient. Pour la vraie délicatesse, un rien fait plus de mal souvent que l’outrage grossier, et, sur ce point, Henriette était d’une sensibilité de sensitive. Comme elle dut souffrir!
Et le soir donc, au souper de la famille! Le père et la mère, baissant la tête, mangeaient en silence. On ne parlait point de l’absente. Au dessert, au moment de la liqueur, Henriette et sa mère, après s’être jeté un regard, à la dérobée, et avoir essuyé une larme respective, avaient un muet serrement de main sous la table. Et le vieux portier, désaccordé, tirait alors le cordon, sans motif, pour dissimuler quelque pleur. Parfois, brusque et en détournant la tête, il portait la main à sa boutonnière comme pour en arracher de vagues décorations..."
L'Annonciateur
"Il attend le souffle libérateur d’Azraël.
Il attend!
Tout lui prouve la visitation de Dieu.
Il a souffert, pieusement, les dernières minutes d’angoisses bénies qui précèdent le salut.
Il va donc recevoir le prix de ses épreuves!... Il goûte déjà, sans doute, les joies suprêmes de l’Élection!
L’espérance de l’évasion prochaine le transfigure à tel point que le long éclair de ses prunelles, traversant la profondeur des ombres, sous les voûtes, suspend, un instant, le sommeil funèbre de la foule.
Çà et là, dans la brume, des yeux presque ressuscités le contemplent avec une religieuse épouvante.
Une seconde encore et le terme sera franchi de toute servitude!...
- Mais comment se fait-il que, la seconde étant passée, il n’ait pu s’évanouir en la Vision divine? D’où vient que, à peine ranimée, la foule de ces êtres muets défaille de nouveau, et s’assombrisse, et s’immobilise, et se confonde avec la nuit?
C’est que le vieil Initié a perdu, tout à coup, la splendeur de sa sérénité. Il s’émeut, en effet,--et l’étrange indécision de son regard dénonce le vertige de ses sensations.
- Ah! c’est qu’il se sent toujours palpiter dans les entraves de la Vie!... C’est que le divin anéantissement ne s’est pas accompli.
Déjà les doutes l’assaillent; déjà, pareils à la fumée d’une torche, les hordes inquiètes des samaëls, qui importunent les accesseurs du Parvis-Occulte, s’émeuvent, tentateurs aux suggestions désolatrices, autour de lui: son front s’enténèbre au frôler de leurs ailes mortes. Il se ressouvient, en un désespoir jaloux, que des éternités le séparent de cet état de pureté sublime où, dès ce monde et à travers toutes les joies, est parvenu Salomon.
Le sentiment de cette différence entre sa consécration et celle du Royal-Inspiré suscite en lui des terreurs nouvelles dont l’intensité s’augmente à chaque battement de ses tempes glacées.
Comment l’horreur de ces instants lui est-elle infligée, s’il a mérité la Lumière!...
Il subit un intervalle inconnu.
Il est pareil à une pierre volcanique qui, animée d’une impulsion terrible, serait retenue au bord du cratère par la vertu d’une loi miraculeuse, et qui se consumerait de sa vitesse intérieure, sans se désagréger ni se dissoudre.
L’heure passe, vague, lourde, insaisissable...
Il s’interroge. Certes, un trouble se produit, à son sujet, au fond des lois divines?...
Épouvantée de l’hésitation du Ciel, son intelligence retombe et tournoie dans un délire d’inquiétudes surnaturelles. Un vaste effroi neutralise la vertu de ses pensées.
Ainsi l’influence d’Azraël immobile se manifeste pour Helcias sous la forme de ces anxiétés effroyables.
Le vieillard, maintenant éperdu, ressemble à un prêtre qui survivrait à ses dieux morts. Il ne peut déserter l’habitacle charnel où il est surpris et rivé par le regard d’un Être dont la conception totale dépasse la hauteur de son esprit. Le voici haletant comme une victime. Ce qui le précipite du Seuil de Domination et le replonge dans la vieille poussière oubliée des sensations humaines, ce n’est pas la présence de l’Exterminateur même, c’est l’impénétrable inaction, en son attribut essentiel, d’un Être de cette origine.
Inconscient de ses actes, il agite autour de lui le faisceau redoutable des conjurations, oubliant leur vanité devant ce Messager! Mais sa voix n’est déjà plus celle qui obtient toujours sans jamais prier. Ses obsécrations, refoulées par les Sept-Flammes de l’esplanade, retombent autour de lui, peuplant l’air, tristement, de larves et de fantômes! Son aspect actuel annonce qu’il est né en des âges plus anciens que l’heure de sa naissance terrestre. Il ramène sur son front un pan du manteau du Roi d’Israël et, abandonnant sa volonté au sombre Destin:
- Ellël! invoque-t-il, - si la foudre, en frappant tes yeux, n’y devient qu’une lueur de plus, soulève, de tes doigts impérissables, les paupières du Roi!...
Tel, autrefois, sous les voûtes d’Endor, sa mère Holda, sur le trépied des évocations, aboya des formules qui firent surgir devant la muraille, l’ombre de Schemouël.
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L'Ève future (1886)
"L'Eve future est au roman ce que les Poésies de Mallarmé sont à la poésie : le chef-d'œuvre de l'époque symboliste, l'anti-Zola, l'anti-Goncourt. Villiers est le plus grand conteur fantastique français. La donnée est fantastique, ou de science-fiction, puisqu'il s'agit de créer une femme artificielle, qui évite les inconvénients des femmes réelles. Ce livre traite de l'amour impossible, pour une femme qui n'existe pas. C'est aussi un roman de la révolte, qui se termine sur le frisson du créateur de l'automate, Edison, face au silence glacé, à «l'inconcevable mystère» des cieux ; un roman proche du mythe de Faust, autant que de Jules Verne, par l'anticipation scientifique ; un ouvrage philosophique parce qu'il médite sur l'être et le paraître. Le style est brillant, somptueux, insolite et ironique, comme Mallarmé l'a relevé : il mène «l'ironie jusqu'à une page cime, où l'esprit chancelle." (Editions Gallimard)
L'Eve future, écrit Robert Pontavice de Heussey en 1893, " causa une sorte de stupeur dans les rangs de la critique : ces messieurs ne savaient véritablement pas ce qu'ils devaient en dire : cela ne ressemblait en rien à ce qui s'écrivait habituellement : de plus, la réputation de Villiers leur faisait craindre quelque mystification... Cependant il était impossible de ne pas reconnaître que ce livre contenait à lui seul plus d'imagination, plus de science et plus d'art que tout ce qui paraissait à la même époque. Pour se tirer d'affaire les reviewers se lancèrent dans des éloges vagues ou dans des railleries faciles mitigées de blandices. Tous, du reste, sans bien comprendre, acclamèrent «l'incontestable supériorité intellectuelle » de cette «originale conception». Villiers, du coup, fut sacré grand écrivain ; sa renommée traversa le détroit et la frontière et causa des préoccupations à la littéraire Belgique, toujours à l'affût de ce qui fleuri en France. L'année suivante, un comité de conférences, ayant son siège social à Bruxelles, faisait à l'auteur de l'Eve future de lucratives propositions. Bien que déjà très atteint du mal qui devait l'emporter, Villiers accepta avec enthousiasme cette occasion d'émettre publiquement ses idées sur l'art et sur les hommes...."
"À vingt-cinq lieues de New York, au centre d’un réseau de fils électriques, apparaît une habitation qu’entourent de profonds jardins solitaires. La façade regarde une riche pelouse traversée d’allées sablées qui conduit à une sorte de grand pavillon isolé. Au sud et à l’ouest, deux longues avenues de très vieux arbres projettent leurs ombrages supérieurs vers ce pavillon. C’est le n°1 de la cité de Menlo Park. ― Là demeure Thomas Alva Edison, l’homme qui a fait prisonnier l’écho.
Edison est un homme de quarante-deux ans. Sa physionomie rappelait, il y a quelques années, d’une manière frappante, celle d’un illustre Français, Gustave Doré. C’était presque le visage de l’artiste traduit en un visage de savant. Aptitudes congénères, applications différentes. Mystérieux jumeaux. À quel âge se ressemblèrent-ils tout à fait ? jamais, peut-être. Leurs deux photographies d’alors, fondues au stéréoscope, éveillent cette impression intellectuelle que certaines effigies de races supérieures ne se réalisent pleinement que sous une monnaie de figures, éparses dans l’Humanité.
Quant au visage d’Edison, il offre, confronté avec d’anciennes estampes, une vivante reproduction de la médaille syracusaine d’Archimède.
Or, un soir de ces derniers automnes, vers cinq heures, le merveilleux inventeur de tant de prestiges, le magicien de l’oreille (qui, presque sourd lui-même, comme un Beethoven de la Science, a su se créer cet imperceptible instrument ― grâce auquel, ajusté à l’orifice du tympan, les surdités, non seulement disparaissent, mais dévoilent, plus affiné encore, le sens de l’ouïe ― ), Edison, enfin, s’était retiré au plus profond de son laboratoire personnel, c’est-à-dire en ce pavillon séparé de son château.
Ce soir-là, l’ingénieur avait donné congé à ces cinq acolytes, ses chefs d’atelier, ― ouvriers dévoués, érudits et habiles, qu’il rétribue en prince et dont le silence lui est acquis. Assis en son fauteuil américain, accoudé, seul, le havane aux lèvres ― lui si peu fumeur, le tabac changeant en rêveries les projets virils, ― l’œil fixe et distrait, les jambes croisées, enveloppé de son ample vêtement, légendaire déjà, de soie noire aux glands violâtres, il paraissait perdu en une intense méditation.
À sa droite, une haute fenêtre, grande ouverte sur l’Occident, aérait le vaste pandémonium, laissant s’épandre sur tous les objets une brume d’or rouge.
Çà et là s’ébauchaient, encombrant les tables, des formes d’instruments de précision, des rouages aux mécanismes inconnus, des appareils électriques, des télescopes, des réflecteurs, des aimants énormes, des matras à tubulures, des flacons pleins de substances énigmatiques, des ardoises couvertes d’équations.
Au dehors, par delà l’horizon, le couchant, trouant de lueurs et de rayons d’adieu les lointains rideaux de feuillages sur les collines du New Jersey boisées d’érables et de sapins, illuminait, par instants, la pièce d’une tache de pourpre ou d’un éclair. Alors saignaient, de tous côtés, des angles métalliques, des facettes de cristaux, des rondeurs de piles.
Le vent fraîchissait. L’orage de la journée avait détrempé les herbes du parc ― et aussi avait baigné les lourdes et capiteuses fleurs d’Asie épanouies dans leurs caisses vertes, sous la fenêtre. Des plantes séchées, suspendues aux poutres entre les poulies, dégageaient, galvanisées par la température, comme un souvenir de leur vie odorante d’autrefois, dans les forêts. Sous l’action subtile de cette atmosphère, la pensée, habituellement forte et vivace, du songeur ― se détendait et se laissait insensiblement séduire par les attirances de la rêverie et du crépuscule...."
Le jeune lord Ewald est amoureux d'une cantatrice, Alicia Clary, femme d'une prodigieuse beauté, mais dont la vie spirituelle est inexistante. Obsédé, jusqu'à la pensée du suicide, par l`idée de ne pouvoir ni aimer Alicia ni se détacher d'elle, il parle de son tourment à l'inventeur Edison, son ami, qui met à sa disposition sa science prodigieuse. ll a créé un automate admirable, Hadaly, revêtu d'une tendre carnation, qui se meut et parle avec l`aide de l'électricité et du phonographe. Ayant trouvé un prétexte pour faire venir Alicia, Edison travaille à rendre Hadaly en tout point semblable à elle, lui donnant sa voix et ses gestes, au point de tromper pour un moment Ewald lui-même. Edison ne se contente pas de créer pour Ewald un automate prodigieux, mais va jusqu'à le persuader que, puisque la réalité vit seulement dans notre pensée, celle-ci peut animer la statue d'Hadaly : elle est fille du rêve, de l'idéal désir d'Ewald, plus que de la science. Dans cet automate étonnant, il ne lui reste plus qu'à insuffler l`âme de Sowana, c'est-à-dire l'âme hypnotique, qu'il a réveillée par le magnétisme d'une femme malheureuse tombée en léthargie, Mrs. Anderson. Lord Ewald, fâché tout d'abord de cette magnifique ressemblance, est finalement conquis par la haute et spirituelle grâce de l'Eve nouvelle, aussi la transporte-t-il en Angleterre pour vivre avec elle dans son château. La poupée est enfermée dans une caisse. au fond du bateau, mais là éclate un incendie qui la détruit, au désespoir du jeune homme qui avait vu ainsi réaliser son idéal.
Premier baiser de l'Andréïde...
"... Le poète se réveilla dans son esprit. Il se dit que la soirée, autour d'eux, était vraiment de celles où il est bien difficile à deux êtres humains, dans l'épanouissement de la beauté, de la jeunesse et de l'amour, de ne pas se sentir un peu plus que de ce monde; que les mystères féminins sont plus profonds que la pensée; que les coeurs les plus obscurs, soumis à des influences sublimes et sereines, peuvent, en un instant, s'éclairer d'une lueur qui leur était inconnue; que ces douces et salutaires ombres invitaient, du moins, à cette espérance; et qu'enfin sa malheureuse maîtresse pouvait, elle aussi, sans même se rendre compte d'une telle impression, ressentir cet appel divin dans tout son être. Allons! Il devait tenter, au nom de la nuit, un suprême effort de résurrection vers l'âme jusque-là sourde et aveugle, mort-née pour ainsi dire, de celle qu'il aimait avec douleur.
C'est pourquoi, l'attirant doucement, plus près encore de sa poitrine:
--Chère Alicia, dit-il, ce que j'aurais à te dire est fait de joie et de silence: mais d'une joie recueillie et d'un silence plus merveilleux que celui même qui nous environne! Hélas! ô bien-aimée, je t'aime! tu le sais!--Cela signifie que c'est seulement à travers ta présence que je puis vivre! Pour être digne de ce bonheur, ensemble, il suffit d'éprouver ce qui est immortel autour de nous et d'en diviniser toutes les sensations. Là, dans cette pensée, plus de désillusions, jamais! Un seul moment de cet amour est plus qu'un siècle d'autres amours. En quoi, dis-le-moi, cette manière de s'aimer te semble-t-elle si exaltée ou si déraisonnable? Alors surtout qu'elle me semble si naturelle, et la seule qui ne laisse ni souci ni remords? Toutes les plus ardentes caresses de la passion s'y trouvent multipliées, mille fois plus intenses et plus réelles, ennoblies, transfigurées, permises!--Quel charme trouves-tu donc à dédaigner toujours le meilleur, l'éternel de ton être? Ah! si je ne craignais d'entendre ton jeune rire, hélas! si désespérant et cependant si doux, je te dirais bien d'autres choses, ou plutôt me taisant, nous en subirions de divines!...
Miss Alicia Clary gardait le silence.
--Mais, reprit lord Ewald, avec un triste sourire, je te parle hébreu, n'est-ce pas?--Aussi, pourquoi, me questionnes-tu? Que puis-je te dire--et quelles paroles, après tout, valent ton baiser?
C'était la première fois, depuis longtemps, qu'il lui parlait d'un baiser. Impressionnée, sans doute, par le magnétisme de la nuit tombante et de la jeunesse, la jeune femme paraissait, pour la première fois, s'abandonner, plus grave, à l'enlacement charmant de lord Ewald. Avait-elle compris le doux et brûlant murmure de ces propos passionnés? Une larme tout à coup roula du bout de ses cils sur ses joues pâles.
--Ainsi, tu souffres, dit-elle tout bas, et c'est par moi!
A cette émotion, à cette parole, le jeune homme, en son saisissement, se sentit comme transporté d'un ineffable étonnement. Un intense ravissement l'inspira! Certes, il ne songeait plus à l'autre! à la terrible:-- cette seule parole humaine avait suffi pour toucher toute son âme, pour y réveiller on ne sait quelle espérance.
--O mon amour! murmura-t-il, presque éperdu.
Et ses lèvres touchèrent les lèvres, réparatrices enfin, qui l'avaient consolé. Il oubliait les longues heures desséchantes qu'il avait subies: son amour ressuscitait. Le délicieux infini des joies pures entrait dans son coeur, et son extase était aussi subite qu'inespérée! Cette seule parole avait dissipé comme un coup de vent du ciel, ses pensées soucieuses et irritées! Il renaissait! Hadaly et ses vains mirages étaient loin maintenant de ses souvenirs.
Ils demeurèrent silencieux et enlacés pendant quelques secondes: le sein de la jeune femme se soulevait et le troublait de ses effluves enivrants; il la pressa dans ses bras. Au-dessus des deux amants, le ciel était redevenu clair et se chargeait d'étoiles à travers les feuillages de l'allée: l'ombre s'approfondissait et devenait sublime. Oui, l'âme éperdue d'oubli, le jeune homme se sentait renaître dans la beauté du monde. En cet instant, l'idée obsédante qu'Edison l'attendait en ses caveaux mortels pour lui montrer le noir prodige de l'Andréïde, traversa ses pensées.
--Ah! murmura-t-il, étais-je donc insensé? Je rêvais le sacrilège... d'un jouet -- dont l'aspect seul m'eût fait sourire, j'en suis sûr!-- d'une absurde poupée insensible! Comme si, devant une jeune femme aussi solitairement belle que toi, ne s'évanouissaient pas toutes ces démences d'électricité, de pressions hydrauliques et de cylindres vivants! Vraiment, je remercierai tout à l'heure Edison, et sans autre curiosité.-- Il fallait que le désenchantement m'eût bien assombri la pensée pour que j'aie pu concevoir, grâce à la terrible faconde, de ce cher et très admirable savant, une possibilité pareille! -- O bien-aimée! Je te reconnais! Tu existes, toi! Tu es de chair et d'os, comme moi! Je sens ton coeur battre! Tes yeux ont pleuré! Tes lèvres se sont émues sous l'étreinte des miennes! Tu es une femme que l'amour peut rendre idéale comme ta beauté!--O chère Alicia! Je t'aime! Je...
Il n'acheva pas.
Comme il levait ses yeux emparadisés et mouillés d'exquises larmes vers les yeux de celle qu'il tenait frémissante dans ses bras, il s'aperçut qu'elle avait relevé la tête et le regardait fixement. Le baiser dont il effleura ses lèvres, en aspirant leur haleine, s'éteignit tout à coup; une vague senteur d'ambre et de roses l'avait fait frémir de la tête aux pieds sans qu'il se rendît compte de l'éclair qui venait d'éblouir son entendement d'une façon terrible.
En même temps, miss Alicia Clary se leva -- et, appuyant sur les épaules du jeune homme ses pâles mains chargées de bagues étincelantes, elle lui dit mélancoliquement, -- mais de cette voix inoubliable et surnaturelle qu'il avait une fois entendue:
--Ami, ne me reconnais-tu pas? Je suis Hadaly.
A ce mot, le jeune homme se sentit comme insulté par l'enfer. Certes, si, dans cet instant, Edison se fût trouvé là, lord Ewald, au mépris de toute considération humaine quelconque, l'eût brusquement et froidement assassiné. Le sang reflua dans ses artères. Il vit les choses comme sous un jour rouge sombre. Son existence de vingt-sept années lui apparut en une seconde. Ses prunelles, dilatées par la complexe horreur du fait, se fixaient sur l'Andréïde. Son coeur, serré par une amertume affreuse, lui brûlait la poitrine comme brûle un morceau de glace.
Il assura, machinalement, son lorgnon et la considéra de la tête aux pieds, à droite et à gauche, puis en face. Il lui prit la main: c'était la main d'Alicia! Il respira le cou, le sein oppressé de la vision: c'était bien Alicia! Il regarda les yeux... c'étaient bien les yeux... seulement le regard était sublime! La toilette, l'allure,...--et ce mouchoir dont elle essuyait, en silence, deux larmes sur ses joues liliales,--c'était bien elle encore... mais transfigurée! devenue, enfin, digne de sa beauté même: l'identité idéalisée.
Hors d'état de se ressaisir, il ferma les yeux: puis, de la paume de sa main fiévreuse, essuya quelques gouttes de sueur froide sur ses tempes. Il venait de ressentir, à l'improviste, ce qu'éprouve un voyageur qui, perdu dans une ascension au milieu des montagnes, ayant entendu son guide lui dire à voix basse: «Ne regardez pas à votre gauche!» -- n'a pas tenu compte de l'avertissement, et aperçoit, brusquement, au bord de sa semelle, à pic, l'un de ces gouffres aux profondeurs éblouissantes, voilées de brume, et qui ont l'air de lui rendre son regard en le conviant au précipice.
Il se dressa, maudissant, pâle et dans une angoisse muette. Puis il se rassit, sans proférer une parole et remettant à plus tard toute détermination. Ainsi, sa première palpitation de tendresse, d'espérance et d'ineffable amour, on la lui avait ravie, extorquée: il la devait à ce vain chef-d'oeuvre inanimé, de l'effrayante ressemblance duquel il avait été la dupe.
Son coeur était confondu, humilié, foudroyé.
Il embrassa, d'un coup d'oeil, le ciel et la terre, avec un rire vague, sec, outrageant, qui renvoyait à l'Inconnu l'injure imméritée que l'on avait faite à son âme. Et ceci le remit en pleine possession de lui-même.
Alors il vit s'allumer, tout au fond de son intelligence, une pensée soudaine, plus surprenante encore, à elle seule, que le phénomène de tout à l'heure. C'était qu'en définitive la femme que représentait cette mystérieuse poupée assise à côté de lui, n'avait jamais trouvé en elle de quoi lui faire éprouver le doux et sublime instant de passion qu'il venait de ressentir. Sans cette stupéfiante machine à fabriquer l'Idéal, il n'eût peut-être jamais connu cette joie. Ces paroles émues de Hadaly, la comédienne réelle les avait proférées sans les éprouver, sans les comprendre: -- elle avait cru jouer «un personnage», -- et voici que le personnage était passé au fond de l'invisible scène et avait retenu le rôle. La fausse Alicia semblait donc plus naturelle que la vraie.
Il fut tiré de ces réflexions par une douce voix: - Hadaly lui disait à l'oreille:
-- Es-tu bien sûr que JE ne sois pas là?
-- Non! répondit lord Ewald: qui es-tu?
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"Nouveaux Contes cruels et propos d'au-delà" (1888)
NOUVEAUX CONTES CRUELS - LES AMIES DE PENSION. - LA TORTURE PAR L'ESPÉRANCE. - SYLVABEL. - L'ENJEU. - L'INCOMPRISE. - SOEUR NATALIA. - L'AMOUR DU NATUREL. - LE CHANT DU COQ. - PROPOS D'AU DELA - L'ÉLU DES RÊVES. - MAITRE PIED. - L'AMOUR SUBLIME. - LE MEILLEUR AMOUR. - LES FILLES DE MILTON. - ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEAU. - FRAGMENT DE ROMAN.
Proche des Contes cruels, mais avec une atmosphère qui y devient de plus en plus irrespirable, et les sentiments qui animaient les premiers se retrouvent ici avec une violence accrue et poussée à l'extrême.
LES FILLES DE MILTON
La jeune fille, tout à coup, soulevant un peu les paupières, et sans qu'un autre mouvement dérangeât son attitude, regarda très fixement, avec des yeux pénétrés d'une douce et poignante mélancolie, puis d'une voix languissante:
- Ma mère, enfin, lorsqu'un homme devenu débile et d'un esprit fatigué, d'une intraitable humeur, n'est plus en état d'être utile aux siens ni à personne, lorsque sa sénile vanité dont la suffisance fait sourire les passants, paraît s'augmenter aux approches d'une seconde enfance, - est-ce donc une criminelle prière que de demander à Dieu... de lui faire miséricorde... jusqu'à le rappeler le plus tôt possible vers la lumière... vers la vie éternelle?
La vieille femme, sans répondre, détourna la tête avec un frisson.
- C'est qu'en vérité me viennent des songeries... dangereuses! continua Déborah Milton, de cette même voix douce, claire et traînante, et que je me contiens mal de m'enfuir d'ici, parfois - pour bientôt revenir vous porter secours, ma mère! vous offrir du feu et du pain! Qu'importe le prix dont je les aurais payés!
- Tais-toi, Dieu le défend! Gagner le salut par la foi, dans l'épreuve, et ne murmurer jamais: voilà tout ce qu'il faut.
- Mais... j'ai vingt ans, moi! Tu l'oublies peut-être un peu, mère.
- Demain... tu auras mon âge. Tu verras... si tu y parviens.
- Ce soir n'est pas demain.
- Tais-toi.
Un silence.
- Tu es belle. Tu épouseras quelque jeune seigneur... espère, ma fille.
A cette parole, Déborah Milton se leva froidement et se tint debout, glacée et sévère.
- Un jeune seigneur! Ah! je ne veux pas rire entre ces murs couleur de sang! Quel d'entre eux voudrait pour femme de la fille d'un vieux rimeur sans pain, qui vota pour la mort de son roi? Je n'espère pas même... un pauvre ministre de Dieu... que le péril d'encourir la froideur du dernier des sujets de Charles II détournerait de ma main...
- Ton père a fait son devoir selon sa conscience!
- Les hommes austères devraient se passer d'enfants! murmura la jeune fille.
- Déborah!... tu es cruelle pour d'autres que pour lui!
- Oh! pardon, ma mère!
Elle frappa de son poing léger la table nue.
- C'est qu'aussi, à la fin, c'est horrible, cela! Toujours des rêves!... des cieux!... des anges, des démons qui ressemblent à des formes de nuages! Le ton dont ils parlent tout harnachés de leurs grelots de rimes sonores, fait douter de la réalité qu'ils représentent: elle se tait, l'agissante réalité. C'était bien la peine de devenir aveugle, pour voir au fond de l'obscurité éternelle passer tant de creux fantômes. La foi se nie dans une phrase trop bien cadencée, et qui attire l'attention sur elle en détournant l'esprit de ce qu'elle énonce. On dit: «Je crois!» et c'est fini. Peindre le ciel et l'enfer! Et le Paradis terrestre! Et l'histoire de l'infortuné couple d'êtres dont nous descendons tous! O tintement insupportable de mots vides! Creux travail! Et il faut, nous, ma soeur et moi, s'atteler à la besogne! écrire, muettes, ces divagations déraisonnables! Attendre, des fois, une heure, des vers qu'il faut souvent raturer... Et quand nous dormons sur le papier, nous réveiller à jeun, parfois,--et faire aller la plume... et toujours et encore mettre du noir sur du blanc... et jeter là dedans notre jeunesse annulée... alors qu'il y a là-bas, dans Londres, de bons abris, des tables bien servies et de beaux jeunes hommes,--qui vous feraient un accueil charmant!
Elle se tut.
- Mauvaises pensées! Résigne-toi!
- Des mots! Tu as faim, j'ai faim!... Voilà la vérité.
- Lui aussi a faim et ne se plaint pas, et de plus il souffre de vous savoir dans une détresse dont il est la cause.
- Allons! Deux choses le nourrissent: l'orgueil et la foi. Les poètes sont des êtres qui prennent une distraction pour but, au mépris des leurs et des peines qu'ils font supporter à ce qui les entoure. Rien ne les atteint! ils sont au fond de leurs rêves! O vanité! Dire qu'il s'imagine que ce «Paradis perdu» dominera les mémoires dans la Postérité! Dérision! Le libraire n'en donnera pas ce qu'a coûté le papier, - qu'il préfère même à notre pain. Bientôt nous serons en haillons; mais il est aveugle, et c'est de ses rimes, non de ses filles, qu'il est fier!... Et bourru jusqu'à nous battre! Non: c'est trop, je n'obéirai plus!
- Que veux-tu qu'il fasse?
- Ne plus être! Alors on pourrait changer de nom, s'expatrier, vivre! Ma soeur est jolie, et je suis belle. Eh bien, après?
- Et ton honneur, enfant! comme tu en parles!
- L'honneur des filles d'un vieux régicide?... D'un homme qui a participé à tuer celui qui seul donne un sens à ce mot,--l'honneur! Tu plaisantes, ma mère. Nous avons droit à l'honnêteté, voilà tout... On hérite de tout, bon ou mauvais, de ceux qui nous engendrent... Nous ferions pitié de prononcer ce mot: «notre honneur», devant ceux qui ont qualité pour estimer et au jugement desquels seulement on doit tenir.
- Tu parles comme il parlerait, s'il pensait comme toi. Mais il est des hommes qui souriraient de ce que tu dis.
- Eux-mêmes ne sauraient être que des menteurs: ce qui me dispenserait d'essayer de les convaincre, de souffrir de leur blâme ou d'être fière de leurs éloges. On les regarde, ils sont annulés, - et c'est fini....
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"Les Histoires insolites" (1888)
LES PLAGIAIRES DE LA FOUDRE - LA CÉLESTE AVENTURE - UN SINGULIER CHELEM - LE JEU DES GRÂCES - LE SECRET DE LA BELLE ARDIANE - L'HÉROÏSME DU DOCTEUR HALLIDONHILL LES PHANTASMES DE M. REDOUX - CE MAHOIN! - LA MAISON DU BONHEUR - LES AMANTS DE TOLÈDE - LE SADISME ANGLAIS - LA LÉGENDE MODERNE - LE NAVIGATEUR SAUVAGE - AUX CHRÉTIENS LES LIONS - L'AGRÉMENT INATTENDU - UNE ENTREVUE A SOLESMES - LES DÉLICES D'UNE BONNE OEUVRE - L'INQUIÉTEUR - CONTE DE FIN D'ÉTÉ - L'ETNA CHEZ SOI.
Publiées la même année que les Nouveaux Contes cruels, le climat des Histoires insolites est ici plus détendu, à l'exception des "Amants de Tolède" où Villiers fait revivre une Espagne imaginaire du temps de l'Inquisition, avec l'atroce histoire des deux amants que le tribunal détache de l`amour sensuel en provoquant en eux la plus horrible satiété. 'La Maison du bonheur" est un hymne à l'amour et au bonheur dans un cadre lumineux mais irréel.
"Les Phantasmes de M. Redoux"
"Par un soir d'avril de ces dernières années, l'un des plus justement estimés citadins de Paris, M. Antoine Redoux, - ancien maire d'une localité du centre, - se trouvait à Londres, dans Baker-street.
Cinquantenaire jovial, doué d'embonpoint, nature «en dehors», - mais esprit pratique en affaires, - ce digne chef de famille, véritable exemple social, n'échappait cependant pas plus que d'autres, lorsqu'il était seul et s'absorbait en soi-même, à la hantise de certains phantasmes qui, parfois, surgissent dans les cervelles des plus pondérés industriels. Ces cervelles, au dire des aliénistes, une fois hors des affaires sont des mondes mystérieux, souvent même assez effrayants. Si donc il arrivait à M. Redoux, retiré en son cabinet, d'attarder son esprit en quelqu'une de ces songeries troubles, - dont il ne sonnait mot à personne, - la «lubie» parfois étrange, qu'il s'y laissait aller à choyer, devenait bientôt despotique et tenace au point de le sommer de la réaliser. Maître de lui, toutefois, il savait la dissiper (avec un profond soupir!), lorsque la moindre incidence de la vie réelle venait, de son heurt, le réveiller; - en sorte que ces morbides attaques ne tiraient guère à conséquence; - néanmoins, depuis longtemps, en homme circonspect, se méfiant d'un pareil «faible», il avait dû s'astreindre au régime le plus sobre, évitant les émotions qui pouvaient susciter en son cerveau le surgir d'un dada_ quelconque. Il buvait peu, surtout! crainte d'être emporté, par l'ébriété, jusqu'à RÉALISER, en effet, alors, telle de ces turlutaines subites dont il rougissait, en secret, le lendemain.
Or, en cette soirée, M. Redoux ayant, sans y prendre garde, dîné fort bien, chez le négociant (avec lequel il avait conclu, au dessert, l'avantageuse affaire, objet de son voyage d'outre-Manche), ne s'aperçut pas que les insidieuses fumées du porto, du sherry, de l'ale et du champagne altéraient, maintenant, quelque peu, la lucidité susceptible de ses esprits. Bien qu'il fût encore d'assez bonne heure, il revenait à l'hôtel, en son instinctive prudence, lorsqu'il se sentit, soudainement, assailli par une brumeuse ondée. Et il advint que le portail sous lequel il courut se réfugier, se trouvant être celui du fameux musée Tussaud, - ma foi, pour s'éviter un rhume, en un abri confortable, ainsi que par curiosité, pour tuer le temps, l'ancien maire de la localité du centre, ayant jeté son cigare, monta l'escalier du salon de cire.
Au seuil même de la longue salle où se tenait, dans une équivoque immobilité, cette étrange assemblée de personnages fictifs, aux costumes disparates et chatoyants, la plupart couronne en tête, sortes de massives gravures de mode des siècles, Redoux tressaillit. Un objet lui était apparu, tout au fond, sur l'estrade de la Chambre des Horreurs et dominant toute la salle. C'était le vieil instrument qui, d'après des documents à l'appui assez sérieux, avait servi, en France, jadis, pour l'exécution du roi Louis XVI: ce soir-là, seulement, la Direction l'avait extrait de la réserve comme nécessitant diverses réparations: ses assises, par exemple, se faisant vermoulues.
À cette vue et mis au fait, par le programme, de la provenance de l'appareil, l'excellent actualiste-libéral se sentit disposé, pour le roi-martyr, à quelque générosité morale, - grâce à la bonne journée qu'il avait faite. - Oui, toutes opinions de côté, prêt à blâmer tous les excès, il sentit son coeur s'émouvoir en faveur de l'auguste victime évoquée par ce grave spécimen des choses de l'Histoire. Et comme en cette nature intelligente, carrée, mais trop - impressionnable - , les émotions s'approfondissaient vite, ce fut à peine s'il honora d'un coup d'oeil vague et circulaire la foule bigarrée d'or, de soie, de pourpre et de perles, des personnages de cire. Frappé par l'impression majeure de cette guillotine, songeant au grand drame passé, il avisa, naturellement, le socle où se dressait, dans une allée latérale, l'approximative reproduction de Shakespeare, et s'assit, tout auprès, en confrère, sur un banc...."