Wilhelm Dilthey (1833-1911), "Einleitung in die Geisteswissenschaften" (Introduction aux sciences de l'esprit, 1883), "Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften" (1910), "Die Typen der Weltanschauung" (Les types de visions du monde, 1911) ......
Last Update : 2022/11/11
«Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique » - En rupture avec l'épistémologie positiviste alors dominante et avec le monisme naturaliste fermé à la spécificité des sciences sociales qu'incarnent Auguste Comte et John Stuart Mill, Dilthey entend autonomiser ce qu'il appelle les «sciences de l'esprit» (Geisteswissenschaften). L'autonomie intellectuelle du monde de l'esprit, étudié par l'histoire et les sciences culturelles, est approfondie, à partir de 1885, par Dilthey, dont l'influence se fera sentir le plus fortement au cours de la décennie précédant sa mort en 191 1. Alors que Hegel classait les sciences naturelles au-dessous du niveau de la véritable connaissance, Dilthey admet leur validité en tant que connaissances, mais estime que leurs légitimes applications doivent se limiter aux aspects non spirituels de la réalité.
Les méthodes des sciences naturelles ne conviennent pas à l'étude que l'homme fait de lui-même; les actions humaines ne sont pas que des apparences susceptibles d'observation, elles ont une signification que seule peut saisir une sorte d'intuition sympathique, la "compréhension" (Verstehen, en contraste avec l'explication - Erklären - qui est propre aux sciences naturelles). Son analyse hésitante, tâtonnante mais détaillée du processus de "COMPREHENSION" par lequel nous parvenons à connaître notre propre vie mentale et celle des autres, est ce que la plupart de ses lecteurs retiendront de son oeuvre. Jusque-là on parlait de notre monde comme entièrement constitué d'objets, et comme si la connaissance de ces derniers était notre principale préoccupation intellectuelle. Pourtant, nos expériences les plus significatives résident dans nos relations avec d'autres personnes, et la nature et l'étendue de la connaissance que nous pouvons avoir des autres personnes est une question d'égale importance avec la première.
Dilthey est le premier philosophe à s'attaquer sérieusement et systématiquement à cette question, et son travail a inauguré un nouveau mouvement dans la pensée allemande. Mais pas que. Le terme de "science", par exemple, en anglais, signifie généralement "science naturelle", et les logiciens céderont à ce préjugé en prenant les sciences exactes comme modèle d'investigation empirique et en en tirant presque entièrement des principes et des illustrations. "Wissenschaft", en allemand, a le sens propre d'une recherche méthodique de la connaissance. Dilthey a compris et fait comprendre qu'il doit y avoir une sorte d'histoire qui n'est pas simplement une histoire des institutions, mais de l'esprit des hommes, une Geistesgeschichte ; et qu'il ne s'agit pas de l'interprétation intuitive mais fantaisiste que nous donne souvent un romancier, mais d'une véritable discipline intellectuelle. De même, en psychologie et en sociologie, il nous a aidés à voir que l'apprentissage peut être scientifique sans cesser d'être humain. En outre, pour Dilthey, la signification intuitive des actions de l'homme n'a pas un caractère fixe et objectif; elle est relative par rapport aux connaissances et aux présomptions de l'investigateur; elle est aussi relative dans le temps....
"Nous avons découvert dans notre analyse de l'expérience vécue et dans la compréhension de nous-mêmes que l'individu dans le monde de l'esprit est une valeur intrinsèque, voire la seule valeur intrinsèque que nous puissions établir sans aucun doute. C'est pourquoi il nous concerne non seulement comme un cas de la nature humaine en général, mais comme un tout individuel. L'intérêt que nous lui portons sous cet aspect occupe une place considérable dans notre vie, sous des formes nobles ou moins nobles, vulgaires ou insensées, en dehors de l'intérêt pratique qui nous oblige constamment à compter avec les autres hommes. Le secret de la personne nous invite de lui-même à des tentatives de compréhension toujours nouvelles et plus profondes. Et c'est dans cette compréhension que s'ouvre le domaine des individus qui englobe les êtres humains et leurs créations. C'est là que se trouve le service le plus caractéristique rendu par la compréhension aux études humaines. L'esprit objectif et le pouvoir de l'individu déterminent ensemble le monde de l'esprit. L'histoire repose sur la compréhension des deux.
Mais nous comprenons les individus en vertu de leurs affinités les uns avec les autres, des facteurs communs qu'ils partagent. Ce processus présuppose la relation entre la nature humaine en général et l'individualité qui, à partir du général, se ramifie dans la multiplicité des existences mentales. Le problème que nous résolvons continuellement dans la pratique lorsque nous comprenons est celui de vivre intérieurement, pour ainsi dire, ce mouvement vers l'individualité. La matière de la solution de ce problème est constituée par les données particulières telles que l'induction les rassemble. Chacune d'elles est quelque chose d'individuel et est saisie en tant que telle. Il contient donc un élément qui permet de saisir l'individualité déterminée de l'ensemble.
Mais le présupposé de cette procédure prend des formes de plus en plus développées au fur et à mesure de cette pénétration dans le particulier et la comparaison de ce particulier avec d'autres, et ainsi l'activité de l'entendement nous conduit de plus en plus loin dans les profondeurs du monde de l'esprit. De même que l'esprit objectif contient en lui-même un système ordonné articulé selon des types, de même l'humanité contient une espèce de système ordonné conduisant de la régularité et de la structure de la nature humaine en général aux types par lesquels l'entendement saisit les individus.
Si nous commençons par reconnaître que les individus ne se distinguent pas par des différences qualitatives, mais par une sorte d'accentuation d'éléments particuliers, quelle que soit la manière dont nous pouvons l'exprimer en langage psychologique, c'est dans cet accent que réside le principe intérieur de l'individualité.
Et s'il était possible que, dans l'acte de compréhension, nous puissions mettre en mouvement à la fois le principe externe d'individuation, c'est-à-dire la modification de la vie mentale et de sa situation par les circonstances, et le principe interne, c'est-à-dire la variation par la mise en valeur des différents éléments de la structure de l'esprit, alors la compréhension des êtres humains et des œuvres poétiques et littéraires serait une voie d'accès au plus grand mystère de la vie.
Et c'est effectivement le cas. Pour voir comment cela se produit, nous devons porter notre attention sur ce facteur de compréhension auquel aucune description en formules logiques - et c'est seulement d'une telle description schématique et symbolique qu'il peut être question ici - ne peut rendre justice."
Dilthey est pleinement conscient des implications sceptiques de son historicisme et en
souffre. Ce problème sera le thème des études massives de l' "Historismus", par les historiens Ernst Troeltsch (1865-1923) et Friedrich Meinecke (1862-1956). A la même époque, Benedetto Croce (1866-1952) développe une version plus stimulante et optimiste de la nature essentiellement spirituelle de la matière historique...
Wilhelm Dilthey (1833-1911)
La vie de Dilthey fut sans évènement marquant. Né à Biebrich, près de Mayence, fils d'un pasteur-doyen de l'église réformée, Wilhelm Dilthey fut voué à suivre une carrière ecclésiastique, traditionnelle dans sa famille, et il fréquenta la Faculté de théologie. Mais comme tant de grands philosophes allemands, il a découvert pendant ses études que sa véritable orientation était ailleurs. En 1853, il commença à suivre des cours à l`Université de Berlin où il eut pour maîtres, entre autres, le philosophe Friedrich Adolf Trendelenburg et Leopold von Ranke. Diplômé à vingt-quatre ans, il devint, deux ans plus tard, professeur à l'Université de Bâle. Pendant cette période de son existence, sous l'influence du climat positiviste qui dominait dans la philosophie allemande, il étudia l'optique de Hermann von Helmholtz et la psycho-physique de Gustav Fechner. Il se tourna ensuite vers les recherches psychologiques et vers les études historiques et littéraires. ll professa successivement dans les universités de Kiel et de Bratislava, puis, en 1882, íl occupa la chaire de Lotze à l'Université de Berlin; il demeurera dans cette ville jusqu'à sa mort, mais durant ses dernières années, ayant quitté l'enseignement, il recevait chez lui un groupe de disciples intimes.
En 1867, Dilthey avait publié une "Vie de Schleiermacher" (Das Leben Schleiermachers), et, en 1883, parut le premier volume de son "Introduction à l'étude des sciences humaines". Dans cette œuvre, Dilthey cherchait â assurer une «indépendance de méthode» aux sciences de l'homme ou sciences de l'esprit. Cette distinction entre sciences de la nature et sciences
de l'esprit, introduite par Dilthey, aura d'énormes répercussions et soulèvera nombre de polémiques et des discussions...
"La société peut être comparée à une grande machine qui fonctionne grâce aux services d'innombrables personnes : l'homme qui y travaille sans autre équipement que la technique de sa profession particulière, même s'il maîtrise parfaitement cette technique, est dans la position d'un ouvrier occupé toute sa vie à un point particulier de cette machine, sans connaître les forces qui la mettent en mouvement, ni même avoir la moindre idée des autres parties de la machine et de ce qu'elles contribuent au but de l'ensemble. Il est un rouage de la société, et non un organe conscient qui s'ajuste de lui-même. Le but de ce livre est d'aider l'homme politique ou le juriste, le théologien ou le pédagogue, à acquérir une connaissance de la relation entre les principes et les règles qui le guident et la réalité environnante de la société humaine, à laquelle, à la longue, au point où il apporte sa contribution, l'œuvre de sa vie est consacrée.
Il est dans la nature même de ce problème qu'il ne peut être résolu sans une compréhension de ces vérités sur lesquelles doit se fonder notre connaissance, tant de la nature que du monde historique et social. Vu sous cet angle, notre problème, qui découle des exigences de la vie pratique, se heurte à un problème posé par les conations de la théorie pure.
Les études qui ont pour objet la réalité historique et sociale s'interrogent plus impérieusement que jamais sur leurs rapports entre elles et sur leurs fondements. Des causes inhérentes à la condition de plusieurs études positives travaillent dans ce sens, ainsi que les impulsions plus puissantes qui découlent de l'instabilité de la société depuis la Révolution française. La connaissance des forces qui prévalent dans la société, des causes qui ont provoqué son instabilité, et des ressources dont elle dispose pour progresser sur des bases saines, est devenue une question vitale pour notre civilisation. C'est pourquoi les sciences sociales prennent de plus en plus d'importance par rapport aux sciences de la nature ; à l'échelle immense de notre vie moderne, on assiste à un déplacement de l'intérêt intellectuel semblable à celui qui s'est produit dans les petites communautés grecques aux Ve et IVe siècles avant J.-C., lorsque les transformations au sein de cette famille d'États ont donné naissance aux théories négatives de la loi des Sophistes, et aussi, en contraste avec elles, aux travaux des écoles socratiques sur l'État...." (Introduction à l'étude des sciences humaines, I).
Son esprit a mûri lentement. Si les grandes lignes de ce qui devait être sa grande œuvre, sa Critique de la raison historique, ont été établies dès 1880, l'exécution en fut difficile et lente, la mort le rattrapera avant que son œuvre fut véritablement achevée, et l'on distingue dans son cheminement deux à trois étapes, dont
- les années 1890 inaugurées par son essai "L'origine de notre croyance en la réalité du monde extérieur et sa justification " (1890), la structure de toute vie psychique est vue comme constituée d'impressions "suscitant des réactions intentionnelles dans le système de nos pulsions et des sentiments qui leur sont liés", tout processus perceptuel a "un côté intérieur" qui implique "une énergie et une tonalité affective dérivant de luttes intérieures qui le relient à notre propre vie". En 1894, Il publie ses "Idées pour une psychologie descriptive et analytique" et établit comment elle diffère des psychologies explicatives traditionnelles.
- 1900-1911, prennent corps la "compréhension historique" et l'herméneutique. Alors que celle-ci, telle que mise en oeuvre par Schleiermacher était basée sur l'interprétation textuelle et théologique, Dilthey établit un lien entre la philosophie et l'histoire et affirme que l'étude de l'histoire ne peut être fiable que s'il est possible d'élever la compréhension de ce qui est singulier au niveau de la validité universelle. C'est là qu'il se rend compte que "l'expérience intérieure par laquelle j'obtiens une conscience réflexive de ma propre condition ne peut jamais par elle-même m'amener à une conscience de ma propre individualité. Je ne fais l'expérience de cette dernière qu'à travers une comparaison de moi-même avec les autres..."Nous ne pouvons espérer nous comprendre que par le biais de nos objectivations. La compréhension de soi exige que je m'approche de moi comme les autres, c'est-à-dire de l'extérieur vers l'intérieur...."
L'œuvre la plus importante de Dilthey sera "Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften" de 1910 dans laquelle il applique à la compréhension de l'histoire le même type d'analyse structurelle que développée pour l'expérience vécue. Les sciences humaines donnent forme au monde historique en analysant les systèmes structurels en fonction desquels les êtres humains participent à l'histoire...
Les sciences de l`esprit ont pour objet l'être humain et ses comportements; il est possible, pour Dilthey, en face du monde humain, d'adopter une attitude de "compréhension par l'intérieur", alors qu'en face du monde de la nature, cette voie de pénétration est totalement fermée.
Les moyens nécessaires à la compréhension du monde historico-social peuvent être, de cette façon, tirés de l'expérience psychologique même, et la psychologie, de ce point de vue, est, pour Dilthey, la première et la plus élémentaire des sciences de l'esprit, à la base de toute construction ultérieure. L`expérience immédiate et vécue en tant que réalité unitaire (Erlebnis) est le moyen qui permet de saisir la réalité historique et la réalité humaine sous leur forme concrète et vivante. Dans ses essais intitulés "Etudes sur le fondement des sciences de l'esprit" (1905, Studien zur Grundlegung der Geisteswissenschaften) et "Théorie des conceptions du monde" (Weltanschauugslehre), Dilthey soumettait à une analyse rigoureuse le concept de "Erlebnis" et prévoyait de préciser de nouveau par le suite la distinction entre sciences de l'esprit et sciences de la nature.
Dans son essai, daté de 1907 et intitulé "L'Essence de la philosophie" (Das Wesen der PhiIosophie), Dilthey en vient à affirmer la faillite de la philosophie en tant que métaphysique...
"la philosophie est une opération qui naît du besoin de l'esprit individuel de réfléchir sur son activité, d'avoir une clarté intérieure et une fermeté dans l'action, d'avoir une forme stable de relation avec l'ensemble de la société humaine, et c'est également une fonction qui est fondée sur la structure de la société et nécessaire à la perfection de sa vie. Il s'agit donc d'une fonction qui se déroule de la même manière dans de nombreux esprits, et qui les lie entre eux dans une unité sociale et historique...."
A une philosophie métaphysique qui prétend se poser comme image compréhensive de la réalité et ramener tous ses aspects à un unique principe absolu, Dilthey oppose une philosophie qui, reconnaissant qu'elle est historique et relative, se propose d`analyser les comportements humains et de clarifier les structures du monde dans lequel vit l'être humain comme une des structures qui constituent une civilisation; le travail de l'historien est précisément de saisir les rapports qui, dans une société donnée, relient les différentes manifestations du monde culturel...."
C'est sur ces postulats de caractère théorique que sont fondées les príncipales œuvres historíques de Dilthey, "L'Analyse de l'homme", "L'Histoire de la jeunesse de Hegel" (1905, Die Jugendgeschichte Hegels), "L'édification du monde historique dans les sciences de l'esprit" (1910, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften), les "Etudes sur l'histoire de l'esprit allemand"....
"La philosophie a toujours eu un double visage, elle prétend résoudre l'énigme du monde et l'énigme de la vie, et en cela elle est liée à la religion et à l'art. Elle revendique la validité universelle de la solution qu'elle propose, et par cette revendication, elle s'oppose aux sciences positives. Une fois de plus, et pour la dernière fois, il a semblé au peuple allemand métaphysique que cette double tâche avait été résolue dans un système. Après cette période, aucun système philosophique n'a exercé une forte influence sur l'ensemble de la vie de la nation. Car dans aucun d'entre eux, la vie intérieure d'une grande personnalité ne palpite plus.
Cela explique pourquoi Hegel a ressenti le plus profondément la relation de sa philosophie avec la religion et l'art, pourquoi il a pu honorer ces formes et d'autres formes de compréhension historique du monde dans une plus large mesure que quiconque avant lui. Mais aussi qu'il considérait la résolution de l'énigme du monde d'une manière universellement valable comme le stade le plus élevé de la compréhension du monde et qu'il y subordonnait l'art et la religion. Tout cela ne pouvait que nourrir de manière extraordinaire le sentiment de vénération dont Hegel était entouré..."
Mais nous ne pouvons comprendre "le système fondé par Hegel d'une manière définitive si nous ne remarquons pas les difficultés qui se présentent à l'idéalisme objectif du point de vue de Hegel et contre lesquelles il a lutté en vain avec toute sa force dialectique athlétique.
La forme d'un système fermé comprenant la totalité du monde est en contradiction avec la foi en une idée de développement et avec les faits sur lesquels elle repose. Il n'est pas possible de maintenir cette prétention au milieu des systèmes incompréhensibles de mondes, de la variété des développements qui s'y déroulent, de l'avenir illimité qui se cache dans le sein de cet univers qui s'avance sans cesse vers de nouvelles formations.
Si l'esprit doit atteindre la connaissance absolue sur terre, la terre doit redevenir le centre du monde, et en effet toute la philosophie naturelle de Hegel est construite à partir de ce point de vue. En principe, le développement spirituel sur terre doit trouver sa fin dans la découverte de la philosophie absolue, et toute l'histoire du monde et l'histoire de la philosophie de Hegel ont été construites de ce point de vue. L'idée de développement met ainsi à jour la fatuité de toute prétention à une solution définitive de l'énigme du monde dans un système métaphysique. Mais Hegel, qui veut éviter cette conséquence, enferme la libre pensée dans l'édifice de son système comme dans une prison.
Tout aussi insurmontable est la contradiction entre une spéculation qui attribue au fini la signification permanente de son existence à travers le sens du monde et la connaissance causale de la science positive. Les frontières fixées par Kant continuent de s'imposer. En plaçant la nouvelle spéculation au point de vue de la conscience divine, dans laquelle la force efficiente et la fin, le mécanisme et la théologie coïncident et où l'idée donne à chaque forme du fini sa signification, la méthode des sciences positives est exclue du domaine de la philosophie. Car cette méthode, dans les sciences plus parfaites, est la composition, liée aux relations causales et à la représentation de type mécaniste. Et puisque l'explication sur la base d'une unité spirituelle fait dériver causalement et téléologiquement chaque phénomène des événements cosmiques, avec toute la précision que ce système exige de lui-même, elle exclut une seconde connexion causale d'un autre type. Il est donc nécessaire de combattre les méthodes des sciences positives.
Tout au long de l'œuvre de Hegel résonne la vaine polémique contre les sciences de la nature, de l'homme et de l'histoire. Ainsi, l'histoire de la terre, telle qu'elle est établie par l'investigateur de la nature, lui apparaît comme la description de quelque chose d'extérieur et de valeur secondaire, car les "moments" qui déterminent effectivement les relations des formes en son sein se trouvent dans la dialectique du processus cosmique. Les tentatives de réduire la coexistence des couches de la terre à une succession n'ont aucun sens pour la philosophie. La psychologie, visant à établir des relations stabilisées dans la vie de l'âme, est sacrifiée à une interprétation spéculative des phénomènes de l'âme, et à la connexion pragmatique de l'histoire à la spéculation historique introduite par celle-ci.
Quelle contradiction entre la grande tendance de cette philosophie à expliquer la totalité du monde par elle-même et son principe explicatif "l'esprit absolu" ! S'il n'y a pas d'être divin immuable en dehors du processus cosmique, si le spirituel lui est immanent, en tant que force et règle de son développement, alors l'esprit et le spatio-temporel dans lequel se déroule son développement constituent les deux aspects de la réalité cosmique. La formule de Schelling sur "l'indifférence" de ces deux aspects à la base du processus cosmique était en réalité la nuit où ce fait, plein de contenu concret, se dissipait en une indiscrimination vide. Hegel ne pouvait pas s'arrêter là. Mais son principe de l'esprit du monde, qui s'explique selon sa propre loi intérieure, ne contenait pas non plus l'autre aspect du processus cosmique..." ("L'Histoire de la jeunesse de Hegel")
La pensée de Dilthey a eu une profonde répercussion sur la culture philosophique européenne : c'est ainsi que l`œuvre de Heidegger se réclamera ouvertement d`elle, tandis que certains thèmes caractéristiques de sa pensée trouveront de très vastes developpements chez Friedrich Meinecke (1862-1954), l'un des pères de l'histoire des idées, les sociologues Georg Simmel (1858-1918), qui poursuivra le projet d'établir l'autonomie des sciences de la réalité sociale, culturelle et politique qui rassemble l'historicité de leurs objets (les fameuses «sciences de l'esprit» ou Geisteswissenschaften de Dilthey), et Max Weber (1864-1920), qui reprendra la distinction entre "explication" et "compréhension"...
Né deux ans après la mort de Hegel, et mort trois ans avant le début de la guerre de Quatre Ans, Dilthey traverse les générations après la restauration post-napoléonienne et a transporté quelque chose de l'esprit de l'âge du romantisme dans l'âge de l'humanisme scientifique, apporté l'enthousiasme de Goethe au milieu de l'égarement du vingtième siècle. Il avait vingt et un ans au moment de la mort de Schelling, vingt-sept ans à celle de Schopenhauer. Sa vie comprend toute la carrière de Nietzsche et la publication de tous les écrits de Marx. Il a vécu pour lire et discuter F. H. Bradley et William James, Bergson et Husserl. Sur le plan politique, il a vu l'œuvre de Bismarck commencer et se terminer, il a vu l'Allemagne passer d'une confédération d'États peu structurée à un empire militaire qui menaçait la paix de l'Europe. L'époque qu'il a traversée avait une unité interne ; c'était l'époque où l'Europe dans son ensemble prenait conscience d'un défi à ses traditions et d'un malaise croissant face à l'avenir. La structure sociale, déjà ébranlée par l'impact de la Révolution française, était encore plus menacée par les conséquences de la révolution industrielle. De grandes masses de population grandissaient avec peu d'attachement aux traditions sociales existantes et peu de raisons de les respecter. Leur vie était dominée par l'esprit de compétition de l'industrie, ce qui leur laissait peu de temps et aucun contexte pour la culture de l'esprit. Leur influence se fait sentir dans la littérature, une influence avilissante comme le pense Dilthey, avec l'arrivée d'écrivains comme Dickens, qui appartiennent à ce nouveau public urbain et écrivent pour lui, sacrifiant les valeurs formelles et constructives au profit de l'effet sentimental. Les anciennes classes cultivées sentent que leur existence et leur mode de vie et de pensée sont remis en question, non seulement par le nouveau public issu de l'industrie, mais aussi par les autres classes...
INTRODUCTION À L'ÉTUDE DES SCIENCES HUMAINES
(Einleitung in die Geisteswíssenschaften, 1883)
Avec en sous-titre "Essai sur le fondement qu 'on pourrait donner à l'étude de la société et de l'hístoíre", l'ouvrage exposent les idées fondamentales de Dilthey. Il se propose de considérer scientifiquement, dans son aspect concret, la réalité historique et sociale, et d'étudier dans leur ensemble les sciences dont elle est l`objet, autrement dit les "sciences de l'esprit", en leur donnant un fondement théorique. Contrairement à la sociologie de Comte, alors dominante. qui faisait dépendre la réalité spirituelle des sciences de la nature, Dilthey considère les sciences de l`esprit comme un ensemble en soi : tandis que les sciences de
la nature s'adressent à une réalité qui nous est extérieure et dans laquelle nous nous efforçons de pénétrer, les sciences de l'esprit s`appuient sur l`expérience intérieure, c`est-à-dire sur ce qu`il peut y avoir de plus immédiat....
"A la fin du Moyen-Âge, les sciences individuelles commencèrent à s'émanciper (Am Ausgang des Mittelalters begann die Emanzipation der Einzel- wissenschaften). Mais parmi elles, celles de la société et de l'histoire restèrent encore longtemps, jusqu'au siècle dernier, dans l'ancienne servitude de la métaphysique (Doch blieben unter ihnen die der Gesellschaft und Geschichte noch lange, bis tief in das vorige Jahrhundert hinein, in der alten Dienstbarkeit der Metaphysik). En effet, la puissance croissante de la connaissance de la nature avait entraîné pour elles un nouveau rapport de soumission qui n'était pas moins oppressant que l'ancien (Ja die anwachsende Macht der Naturerkenntnis hatte für sie ein neues Unterwürfigkeitsverhältnis zur Folge, das nicht weniger drückend war als das alte). Ce n'est qu'avec l'école historique - ce mot étant pris dans un sens plus large - que s'accomplit l'émancipation de la conscience historique et de la science historique.
Au moment même où, en France, le système d'idées sociales développé aux dix-septième et dix-huitième siècles, sous forme de droit naturel, de religion naturelle, de théorie abstraite de l'État et d'économie politique abstraite, tirait ses conclusions pratiques dans la Révolution, au moment où les armées de cette Révolution occupaient et détruisaient le vieil édifice de l'Empire allemand, étrangement obstrué et enveloppé du souffle de mille ans d'histoire, une conception de la science historique s'était développée dans notre patrie. Elle s'étendait de Winckelmann et Herder à Niebuhr, Jakob Grimm, Savigny et Böckh, en passant par l'école romantique. Elle a été renforcée par le recul de la révolution. Elle se répandit en Angleterre par Burke, en France par Guizot et Tocqueville. Dans les luttes de la société européenne, qu'elles concernent le droit, l'Etat ou la religion, elle se heurta partout aux idées du XVIIIe siècle. Dans cette école vivait une approche purement empirique, un approfondissement amoureux de la particularité du processus historique, un esprit universel de la contemplation de l'histoire, qui veut déterminer la valeur de chaque fait uniquement à partir du contexte de l'évolution, et un esprit historique de la doctrine sociale, qui cherche l'explication et la règle de la vie du présent dans l'étude du passé, et pour qui la vie spirituelle est en tout point historique. C'est de là que s'est écoulé un flux d'idées nouvelles par d'innombrables canaux vers toutes les sciences individuelles.
Mais l'école historique n'a pas franchi jusqu'à présent les barrières internes qui ont dû entraver sa formation théorique et son influence sur la vie (Aber die historische Schule hat bis heute die inneren Schranken nicht durchbrochen, welche ihre theoretische Ausbildung wie ihren Ein- fluß auf das Leben hemmen mußten). Il manquait à son étude et à son évaluation des phénomènes historiques un lien avec l'analyse des faits de la conscience, c'est-à-dire un fondement sur la seule connaissance sûre en dernière instance, bref un fondement philosophique (Ihrem Studium und ihrer Ver- wertung der geschichtlichen Erscheinungen fehlte der Zusammenhang mit der Analysis der Tatsachen des Bewußtseins, sonach Begründung auf das einzige in letzter Instanz sichere Wissen, kurz eine philosophische Grundlegung). Il manquait une relation saine avec l'épistémologie et la psychologie. C'est pourquoi elle ne parvint pas non plus à une méthode explicative, et pourtant le regard historique et le procédé comparatif ne peuvent ni établir un lien autonome entre les sciences humaines, ni exercer une influence sur la vie (Daher kam sie auch nicht zu einer erklärenden Methode, und doch vermögen geschichtliches Anschauen und vergleichendes Verfahren für sich weder einen selbständigen Zusammenhang der Geisteswissenschaften aufzurichten noch auf das Leben Einfluß zu gewinnen).
Ainsi, lorsque Comte, St. Mill et Buckle tentèrent à nouveau de résoudre l'énigme du monde historique en transposant les principes et les méthodes des sciences naturelles, on en resta à la protestation inefficace d'une vision plus vivante et plus profonde, qui ne pouvait ni se développer ni se justifier, contre une vision pauvre et inférieure, mais qui était maîtresse de l'analyse. L'opposition d'un Carlyle et d'autres esprits pleins de vie à la science exacte était un signe de cette situation, tant par la force de la haine que par l'attachement à la langue et au langage. Et dans une telle incertitude quant aux fondements des sciences humaines, les chercheurs individuels se retirèrent bientôt à la simple description, bientôt ils trouvèrent satisfaction dans une conception subjective et spirituelle, bientôt ils se jetèrent à nouveau dans les bras d'une métaphysique qui n'avait rien à voir avec la science...."
Il s'agit donc de trouver une science base, propre à étayer l`ensemble des sciences de l'esprit. Pour Dilthey, cette science ne peut être la métaphysique, qui tient pour absolu et universel un moment particulier de l'expérience intérieure. A ne voir dans l'histoire que le développement d'essences métaphysiques - telles que la raison universelle ou l`esprit du monde -, on prétend exprimer par une formule la loi de l'histoire, mais en réalité, on ne la saisit pas dans toute sa complexité, et l'on ne fait que tomber dans une pure abstraction. Entendant étudier l'ensemble historico-social d`une façon essentiellement concrète, Dilthey relève que le premier élément constitutif de la société et de l'histoire est représenté par l`individu, considéré dans sa totalité en tant qu'unité psycho-physique.
La science base sera donc celle dont cet individu est l`objet, c'est-à-dire la psychologie, entendue comme science descriptive. L`individu reflète en lui-même, résumée et condensée, la totalité de la vie de la société présente ; mais, étant donné que l'état actuel de la société n`est qu`un moment du développement historique infini, l`étude de l`individu devient, en dernière analyse, la synthèse de la réalité humaine tout entière.
L'histoire universelle se révèle donc indispensable à la compréhension de l'individu. Or, la méthode historique préférée de Dilthey est celle de l' "intuition géniale", ou représentation artistique de l`histoire, le fait historique étant non seulement compris, mais aussi "revécu" par l`artiste. D'où la valeur et le sens attribué par Dilthey à l'élément biographique.
Dans la seconde partie de son livre, l`auteur s'attache à étudier systématiquement la prédominance et la décadence de la métaphysique en tant que fondement des sciences de l'esprit, démontrant en conclusion le caractère insoutenable des positions métaphysiques de la connaissance..."
HERMENEUTIQUE
(Introduction à L'apparition de l'herméneutique. G.S., V, 317-20)
"Dans un essai précédent, j'ai traité de la représentation de l'individualité dans le monde des hommes telle qu'elle est réalisée par la création artistique et surtout par la création poétique. Nous sommes maintenant confrontés à la question de la connaissance scientifique des personnes individuelles, et des grandes formes de l'existence humaine en général. Cette connaissance est-elle possible ? Et quels moyens avons-nous pour l'atteindre ?
C'est une question de la plus haute importance. Nos actions supposent partout la compréhension d'autrui ; une grande partie du bonheur humain naît du partage des états mentaux d'autrui ; toute la connaissance philologique et historique repose sur la présupposition que cette compréhension du singulier peut être élevée au niveau de l'objectivité. La conscience historique, construite sur cette base, permet à l'homme moderne d'avoir présent en lui tout le passé de l'humanité : au-delà de toutes les limites de son propre temps, il contemple des cultures disparues ; il s'approprie leur puissance et jouit de leur charme : il en retire une grande augmentation de bonheur. Et si, de cette appréhension objective du singulier, les études humaines systématiques déduisent des relations universelles de droit et des systèmes compréhensifs, les processus de compréhension et d'exposition restent également fondamentaux pour elles.
Ainsi, ces études, tout comme l'histoire, dépendent pour leur maîtrise de la question de savoir si la compréhension du singulier peut être élevée au niveau de la validité universelle. Ainsi, à la porte même des études humaines, nous sommes confrontés à un problème qui leur est propre par opposition à toute connaissance de la nature.
Il est vrai que les études humaines ont un avantage sur toute connaissance de la nature en ce sens que leur objet n'est pas un phénomène donné dans la sensation, un simple reflet dans la conscience de quelque chose de réel, mais la réalité intérieure immédiate elle-même, et ce, de surcroît, sous la forme d'un système connecté dont on jouit de l'intérieur. Mais la manière même dont cette réalité est donnée dans l'expérience intérieure donne lieu à de grandes difficultés pour l'appréhender objectivement. Ce n'est pas ici le lieu de les aborder. De plus, l'expérience intérieure dans laquelle je prends conscience de mes propres états ne peut jamais à elle seule me rendre conscient de ma propre individualité. Ce n'est qu'en me comparant aux autres que je fais l'expérience de ce qui est individuel en moi ; ce n'est qu'alors que je prends conscience de ce qui, dans ma propre existence, diffère des autres, et Goethe n'a que trop raison de dire que cette expérience, la plus importante de toutes, nous est très difficile, et que notre compréhension de l'étendue, de la nature et des limites de nos pouvoirs reste toujours très imparfaite. Mais l'existence d'autrui ne nous est d'abord donnée que de l'extérieur, dans des faits de sensation, dans des gestes, des sons, des actions. C'est seulement par un processus de reconstruction de ce qui tombe ainsi sous l'observation de nos sens en signes particuliers que nous ajoutons cette réalité intérieure. Tout - le contenu, la structure, les traits les plus individuels de cette addition interprétative - doit être transféré de notre propre vie. Or, comment une conscience qui a sa propre structure individuelle peut-elle parvenir à la connaissance objective d'une autre individualité, tout à fait différente, au moyen de ce genre de reconstruction ? De quel genre de processus s'agit-il, qui présente un visage apparemment si étranger parmi les autres processus de connaissance ?
Nous appelons le processus par lequel, à partir de signes donnés extérieurement aux sens, nous connaissons une réalité intérieure, du nom de compréhension. C'est l'usage courant ; et une terminologie psychologique fixe, telle que nous en avons si tristement besoin, ne peut se réaliser que si chaque expression déjà fermement inventée, et assez clairement définie pour être utilisable, est maintenue par tous les écrivains de concert. La compréhension de la nature - interpretatio naturae - est une expression figurée. Mais même l'appréhension de nos propres états n'est décrite comme une compréhension que dans un sens impropre. Certes, nous disons "je ne comprends pas comment j'ai pu agir ainsi", ou même "je ne me comprends plus". Mais je veux dire par là qu'une manifestation de ma nature apparue dans le monde sensible se présente à moi comme celle d'un étranger, et qu'en tant que telle je suis incapable de l'interpréter, ou, dans l'autre cas, que je me suis mis dans un état que je regarde comme s'il était celui d'un autre. Nous entendons donc par compréhension, le processus par lequel, à partir de signes donnés aux sens, nous arrivons à connaître une réalité psychique dont ils sont la manifestation.
Cette compréhension s'étend de l'appréhension du babillage d'un enfant à celle d'Hamlet ou de la Critique de la raison pure. Des pierres, du marbre, des sons formés musicalement, des gestes, des paroles et des écrits, des actions, des institutions économiques et des constitutions, le même esprit humain nous parle et appelle l'exégèse. Et le processus de compréhension, dans la mesure où il est déterminé par les conditions et les moyens communs de ce mode de connaissance, doit partout avoir des marques communes. Sur ces points fondamentaux, c'est la même chose. Si j'entreprends de comprendre, par exemple, Léonard de Vinci, l'interprétation des actions, des tableaux, des images et des écrits fonctionne ensemble dans un processus unitaire homogène.
La compréhension montre différentes possibilités. Celles-ci sont conditionnées en premier lieu par l'intérêt. Si l'intérêt est limité, la compréhension l'est aussi. Avec quelle impatience nous écoutons de nombreuses explications ! Nous nous accrochons à un point qui a une importance pratique pour nous, sans nous intéresser à la vie intérieure de l'orateur. Alors que dans d'autres cas, nous nous efforçons de pénétrer dans l'esprit intérieur de l'orateur à travers chaque expression du visage et chaque mot. Mais même l'attention la plus vive ne peut devenir un processus qualifié, dans lequel un degré contrôlable d'objectivité est atteint, à moins que la manifestation de la vie ne soit fixée de manière à ce que nous puissions y revenir encore et encore. Une telle compréhension habile des manifestations de la vie qui sont fixées en permanence s'appelle exégèse ou interprétation. Dans ce sens, il existe aussi un art de l'exégèse dont les objets sont des statues ou des peintures, et dès Friedrich August Wolf, une herméneutique et une critique archéologiques ont été réclamées. Welcker l'a soutenue, et Preller a essayé de l'élaborer. Mais même Preller souligne qu'une telle interprétation des œuvres muettes doit avoir recours partout à l'explication de la littérature.
L'importance extraordinaire de la littérature pour notre compréhension de la vie mentale et de l'histoire réside ici, dans le fait que ce n'est que dans la parole que la vie intérieure de l'homme trouve son expression complète, exhaustive et objectivement intelligible. C'est pourquoi l'art de comprendre a son centre dans l'exégèse ou l'interprétation des vestiges de l'existence humaine qui sont contenus dans l'écriture.
L'exégèse de ces vestiges, et le traitement critique qui lui est inséparablement lié, a donc été le point de départ de la philologie. Le noyau de la philologie est un art personnel et la maîtrise de ce traitement de ce qui est contenu dans les écrits et ce n'est qu'en combinaison avec cet art et ses résultats que toute autre interprétation des monuments ou des actions rapportées par la tradition historique peut être réussie. Nous pouvons nous tromper sur les motifs des personnes agissant dans l'histoire, les agents eux-mêmes peuvent jeter sur eux une lumière trompeuse. Mais l'œuvre d'un grand poète ou d'un découvreur, d'un génie religieux ou d'un philosophe authentique, ne peut jamais être que l'expression vraie de sa vie mentale ; dans cette société humaine pleine de mensonges, une telle œuvre est toujours vraie, et contrairement à toutes les autres expressions en signes fixes, elle est capable en elle-même d'une interprétation complète et objective ; elle jette même sa lumière sur les autres monuments artistiques d'une époque et sur les actions historiques de ses contemporains.
Cet art de l'interprétation s'est développé tout aussi progressivement - régulièrement et lentement - que, par exemple, l'art d'interroger la nature par l'expérience. Il est né et se maintient dans la maîtrise personnelle de l'habile philologue. C'est donc tout naturellement qu'il est transmis à d'autres, principalement par le contact personnel avec le grand maître de l'exégèse ou avec son œuvre. Mais en même temps, tout art procède selon des règles. Celles-ci nous enseignent comment surmonter les difficultés. Elles transmettent les acquis de l'habileté personnelle. C'est ainsi que l'art de l'exégèse a donné naissance à l'exposition de ses ruines. Et c'est du conflit entre ces règles, de la lutte entre diverses tendances pour l'exégèse d'œuvres d'importance vitale et de la nécessité qui en découle de trouver une base pour les règles, qu'est née la science de l'herméneutique. Il s'agit de la technique de l'exégèse des documents écrits.
En analysant l'entendement pour déterminer la possibilité d'une exégèse universellement valable, l'herméneutique pousse en définitive vers la solution du problème assez général par lequel cette discussion a commencé ; l'analyse de l'entendement prend sa place à côté de celle de l'expérience intérieure, et toutes deux indiquent ensemble aux études humaines la possibilité et les imitations d'une connaissance universellement valable en elles, dans la mesure où celles-ci sont conditionnées par la manière dont les faits psychiques nous sont originellement donnés.
Je me propose de rendre visible ce développement régulier et nécessaire dans l'histoire de l'herméneutique. Je montrerai comment le besoin d'une compréhension profonde et universellement valable a donné lieu à la maîtrise philologique, et celle-ci à son tour à l'établissement de règles et à leur codification en vue d'un but qui était plus précisément déterminé par l'état de la connaissance humaine à une période donnée, jusqu'à ce que finalement le point de départ sûr pour établir des règles ait été découvert dans l'analyse de la compréhension...."
LE MONDE DE L'ESPRIT
(Die geistige Welt, 1926)
L`ouvrage comprend de nombreuses études, de dates différentes, concernant le fondement psychologique des sciences de l'esprit ainsi que l`examen de divers problèmes d`éthique, de pédagogie, d`esthétique. Les sciences de l'esprit, en tant que sciences historiques, ont trait à une réalité non pas abstraitement construite, comme dans le cas des sciences physico-mathématiques, mais connue intuitivement, en une compréhension venant d'une participation vécue; elles ont trait, en d`autres termes, à la vie spirituelle individuelle. L`analyse de la structure de cette vie, c`est-à-dire la psychologie, est par conséquent le fondement des sciences de l`esprit.
Mais Dilthey, dans ses "Idées sur une psychologie descriptive et analytique" (Ideen über einer beschreibenden und zergliedernen Psychologie, 1894), soutient que la psychologie contemporaine, qu'il appelle explicative et constructive, laisse en dehors d`elle la réalité de la vie spirituelle : en se fondant sur de prétendus éléments premiers, ou données psychologiques, elle essaie de construire, à travers une série d'hypothèses injustifiées, cette réalité plus complexe. sans réussir jamais à l`approcher, entravée par les suppositions métaphysiques qu'elle sous-entend. On aurait besoin plutôt d'une psychologie qui décrivit et analysât la vie psychologique et qui reconnût la complexité de son unité structurale. Cette unité structurale est tellement caractéristique en tout individu qu'elle représente un équilibre particulier de l`individu en fonction de l'ambiance et de l`orientation de la culture : "Contributions à l'étude de l'ïndividualité" (Beiträge :um Studium der Individualität, 1896).
La réalité du monde extérieur ne nous est pas donnée par un jugement théorétique sur la cause de nos sensations, mais par l`expéríence de toute la vie recueillie par l`énergie intérieure, et tous les problèmes particuliers se ramènent à celui de la plénitude et l`harmonie de la vie spirituelle en son intime accord et dans ses rapports avec le monde de sa culture. L`art lui-même doit être considéré dans l`intégrité de sa signification spirituelle. ll est l`œuvre de toute une personnalité en qui se réfléchit une réalité de culture, définissant contenu et forme de l'œuvre d'art en leur unité profonde qui est le style. Les lois générales de l`art doivent se référer à la structure universelle de la vie de l`esprit, mais le goût et la technique varient d`une époque à l`autre. Les écrits de Dilthey, ainsi qu'on le voit, ne prétendent pas à s`ériger en système, mais offrent une très grande abondance de thèmes et de pensées avec comme seul point d'ancrage, l'orientation, la structure complexe, organique, de la vie de l`esprit...
Gadamer, "Langage et Vérité" (Gallimard, 1995)
Gadamer dans son cheminement pour établir et consolider ses perspectives de réflexions herméneutiques, revient sur ce moment qui voit le problème de l'historicité toucher la philosophie, et notamment et principalement la philosophie allemande, le pays classique du romantisme, au milieu de l'expansion de la science moderne propre au XIXe siècle . Et c'est ainsi que fut ici maintenu l'héritage romantique, mais au-delà survint Wilhelm Dilthey...
"Ce fut Wilhelm Dilthey, professeur de philosophie à Berlin pendant des décennies dans l'Allemagne wilhelmienne, l'écrivain reconnu et célèbre de l'Histoire de l'esprit allemand, qui à l'époque de la domination de la théorie de la connaissance fut sensible et réfléchit avec lucidité au problème de l'historicité.
Ses contemporains, voire même beaucoup de ses élèves et amis, ne voyaient en lui que l'historien génial, le digne héritier de la grande tradition de l'historiographie allemande, qui apportait une contribution nouvelle et brillante dans le domaine de l'histoire de la philosophie et de l'histoire de l'esprit. Ses écrits étaient très dispersés, souvent publiés uniquement dans des articles ou des mémoires universitaires. Mais après la Première Guerre mondiale, ses œuvres complètes parurent en plusieurs volumes, augmentées d'importants travaux posthumes.
Depuis, Dilthey est apparu comme philosophe, comme le penseur du problème de l'historicité. Ortega y Gasset est même allé jusqu'à dire qu'il était le plus grand penseur que la deuxième moitié du XIXe siècle ait produit.
Il est vrai qu'il faut apprendre à lire Dilthey à l'encontre de la conception qu'il avait de sa méthode. Car les travaux de Dilthey avaient visiblement en commun avec la problématique de la théorie de la connaissance du néokantisme le même point de départ. Il cherchait aussi à procurer aux sciences de l'esprit un fondement philosophique indépendant en mettant en évidence leurs principes propres. Il voyait dans une psychologie descriptive et analytique le fondement de toutes les sciences de l'esprit.
Dans le mémoire classique de 1892 intitulé "Idées pour une psychologie descriptive et analytique", il dépasse la méthode des sciences de la nature dans le domaine de la psychologie et donne de cette manière aux sciences de l'esprit une conscience méthodologique d`elles-mêmes.
Ainsi, lui aussi semble être conduit par la problématique de la théorie de la connaissance qui porte sur la possibilité de la science, et non sur l'être de l'Histoire. Mais en vérité il ne se borne pas à réfléchir sur notre savoir de l'histoire tel qu'on le trouve dans la science historique, il médite sur notre être humain qui est déterminé par le savoir [qu'il a] de son histoire. Il considère que le caractère fondamental de l'être-là humain est la "vie". Pour lui, celle-ci est le fait originel "substantiel" auquel se rapporte aussi finalement toute connaissance historique. C'est au travail de formation des pensées effectué par la vie, non à un sujet occupé par la théorie de la connaissance, que se rapporte tout l'objectif dans la vie humaine.
L'art, l`Etat, la société, la religion, toutes les valeurs inconditionnées, les biens, les normes, qui ont leur existence dans ces sphères, sont issus en fin de compte de ce travail de formation des pensées par la vie. Quand elles prétendent à une validité inconditionnée, cela ne s'explique que par une "restriction de l'horizon temporel", c'est-à-dire par un manque de perspective historique. L'homme éclairé par l'Histoire sait par exemple qu'un meurtre n'est pas nécessairement un plus grand crime qu'un vol. Il sait que l'antique droit germanique punissait plus sévèrement le vol que le meurtre, car il est lâche et non viril. Seul celui qui ne le sait pas peut croire ici à l'inconditionnalité d'une hiérarchie des choses.
Les Lumières historiques conduisent ainsi à l'intelligence de la conditionnalité de l'inconditionné, elles conduisent à la compréhension de la relativité historique. Mais Dilthey ne devient pas pour autant le représentant d'un relativisme historique, car ce n'est pas la relativité qui occupe son penser, mais le fait "substantiel" («kernhafte» Tatsache) de la vie qui est au fond de toute relativité.
Comment la vie accomplit-elle ce travail de formation des pensées ? Dilthey fonde sa philosophie sur l'expérience intérieure de la compréhension qui nous découvre une réalité se refusant au concept. Toute connaissance de l'Histoire est une compréhension de ce genre. Comprendre ne relève pas seulement de la méthode (Verfahren) de la science historique, mais est une détermination fondamentale de l'être humain. Cela tient à ce que nous sommes constitués par notre vécu. Dans le "souvenir", ces vécus deviennent compréhension d'une signification. En reconnaissant qu'une telle compréhension de signification a un tout autre structure que le processus de la connaissance des sciences de la nature, Dilthey se rattache à des conceptions romantiques..."
Une présupposition sous-tend l'ensemble de la doctrine de l'être historique et son être-tissé par la force et la signification, ajoute Gadamer, "à savoir que le recul [nécessaire à] la compréhension est donné et que la souveraineté de la raison historique est possible. Comme la compréhension esthétique, la compréhension de l'Histoire s'accomplit dans la distance de la compréhension. Or ce que Dilthey comprend précisément comme étant le mouvement même de la vie, c'est l'émergence de la réflexion à partir de celle-ci. Négativement cela signifie : la vie doit être libérée de la connaissance par concepts pour former ses propres objectivations. Mais existe-t-il une telle liberté de la compréhension ? Ce qui fonde de façon décisive cette croyance en une libération par les Lumières historiques, c'est un élément structurel de la conscience de soi historique : a savoir que l'on comprend la conscience de soi dans le cadre d'un procès infini et irréversible.
Déjà Kant et l'idéalisme étaient partis de ceci : toute connaissance de soi à laquelle on est parvenu peut à son tour devenir l'objet d'un nouveau savoir. Si je sais, je peux toujours aussi savoir que je sais. Ce mouvement de la réflexion est infini. Pour la conscience de soi historique, cette structure signifie que l'esprit qui cherche à [accéder] à la conscience de soi transforme constamment, justement de cette manière, son propre être. En se comprenant, il n'est déjà plus celui qu'il était. Éclairons-le par un exemple : prendre conscience de sa colère, parvenir à une telle conscience de soi, est déjà une transformation, voire une victoire sur sa propre colère. Dans sa Phénoménologie de l'esprit, Hegel a décrit ce mouvement de la conscience de soi vers elle-même.
Mais alors que Hegel voyait dans la conscience de soi philosophique la fin absolue de ce mouvement, Dilthey rejette cette prétention métaphysique comme dogmatique. De cette manière s'ouvre à lui l'illimité de la raison historique. La compréhension historique signifie l'extension constante de la conscience de soi, l'élargissement constant de l'horizon de la vie. Là, il n'y a aucun arrêt et aucun retour. L'universalité de Dilthey en tant qu'historien de l'esprit repose justement sur cet élargissement infini de la vie dans la compréhension. Dilthey est le penseur des Lumières historiques. La conscience historique est la fin de la métaphysique. À partir de là, la recherche philosophique s'est aujourd'hui engagée dans de nouvelles voies...."
En 1894, dans "Idées concernant une psychologie descriptive et analytique", les sciences de l'esprit se résorberaient dans la psychologie, comprise comme science descriptive des processus psychiques. La "compréhension" exigeait au fond une mystérieuse et subjective participation à la vie psychique d'autrui. En 1910, avec "L'Édification du monde historique dans les sciences de l'esprit", il s'agit désormais pour Dilthey de dégager les sciences humaines de sa soumission à la psychologie, de rendre la compréhension plus objective et de la lancer à la reconstruction de chacun des phénomènes considérés dans des ensembles plus vastes (Zusammenhang) historiques, sociaux, culturesl auquel ils appartiennent et à l'intérieur duquel seulement ils deviennent intelligibles. Non sans nouvelles interrogations, l'herméneutique fournissait désormais aux sciences humaines un paradigme de la compréhension ...
Enfin, sans doute plus profondément encore, on a pu noter que Dilthey touchait aux fondements de la logique et de la métaphysique par son analyse des conditions qui déterminent la formation du caractère et des perspectives. La philosophie a traditionnellement reconnu dans certains principes premiers d'une généralité absolue les fondements sur lesquels reposent toute connaissance et toute croyance. Prendre ces principes pour acquis et les transformer en une image cohérente de l'ossature de la réalité, c'est être un métaphysicien.
S'interroger sur les raisons pour lesquelles notre acceptation de ces principes peut être justifiée, c'est être un philosophe "critique" au sens de Kant.
Ce que Dilthey a fait, c'est montrer que les principes eux-mêmes ne forment pas un système cohérent unique, qu'il en existe des ensembles alternatifs, et que chaque ensemble représente la manière dont un type particulier d'esprit voit le monde, une manière qui dépend autant de facteurs affectifs et volitifs que de considérations intellectuelles. Cela conduit à un relativisme radical, dont Dilthey n'a pas eu peur, parce qu'il l'a affronté et a commencé à voir que même cela ne signifie pas la fin de la connaissance, - bien que cela signifie un réajustement de certaines de ses revendications, en particulier les revendications traditionnellement faites par la philosophie.
Cela a ouvert un vaste champ que Dilthey lui-même n'a pas complètement exploré, mais dans lequel d'autres ont été actifs à son époque et depuis, on pense souvent à R. G. Collingwood, en Grande-Bretagne. Dilthey peut être vu en cela en véritable successeur de Kant et de Hegel, un successeur plus vrai que beaucoup de ceux qui se sont accrochés plus étroitement aux mots et aux doctrines actuels de ces maîtres ..