Paul Gauguin (1848-1903), "La Lutte de Jacob avec l'ange" (1888), "Le Christ Jaune" (1889), "La Belle Angèle" (1889), "Nave Nave Mahana" (1896), "Nevermore" (1897), "D'où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?" (1897) - Vincent Van Gogh (1853-1890), "Le Facteur Roulin" (1888), "La Chambre de Voncent à Arles" (1888), "Autoportrait" (1889), "Les Tournesols" (1889), "L'Eglise d'Auvers-sur-Oise" (1890) - ......
Last Update: 11/11/2016
Paul Gauguin (1848-1903) et Vincent Van Gogh (1853-1890) inaugurent deux nouvelles tendances qui donnent à la technique picturale une signification beaucoup plus élargie que celle uniquement sensorielle des impressionnistes ou celle abusivement scientifique de Seurat. Ce sont eux qui scelleront la grande paix entre le fond et la forme : d'une part, la pensée chez Gauguin et le sentiment chez Van Gogh, d'autre part la couleur; les couleurs deviennent ainsi la forme sensible de l'idée selon une esthétique parallèle à celle de Moréas et du symbolisme. Il est, dit Gauguin, « des tons nobles, d'autres communs, des harmonies tranquilles, consolantes, d'autres qui excitent par leur hardiesse »; et Van Gogh écrit à son frère : "Tu comprendras que cette combinaison d'ocre et de rouge, de vert attristé de gris, de traits noirs qui cernent les contours, cela produit un peu la sensation d'angoisse dont souffrent souvent certains de mes compagnons d'infortune, qu'on appelle "noir-rouge". Et d 'ailleurs, le motif du grand arbre frappé par l'éclair, le sourire maladif vert-rose de la dernière fleur d'automne, vient confirmer cette idée. Une autre toile représente un soleil levant sur un champ de jeune blé; des lignes fuyantes, des sillons montant haut dans la toile vers une muraille et une rangée de collines lilas. Le champ est violet et jaune vert: le soleil blanc est entouré d'une grande auréole jaune. Là-dedans, j'ai, par contraste à l'autre toile, cherché à exprimer du calme, une grande paix. Je te parle de ces toiles, surtout de la première, pour te rappeler que, pour donner une impression d'angoisse, on peut chercher à le faire sans viser droit au jardin de Gethsémani historique; que pour donner un motif consolant et doux, il n'est pas nécessaire de représenter les personnages du sermon sur la montagne..."
Paul Gauguin (1848-1903)
Mal compris de son vivant, hormis des peintres de Pon-Aven, des Nabis et de quelques rares amateurs, Paul Gauguin est le premier à oser, en toute conscience, répudier la réalité extérieure, pour peindre des oeuvres vivement colorées, incantatoires, aux titres "barbares", à la facture "brute", peuplées de divinités et de mythes bretons ou tahitiens. Ses compositions sont insolites, il simplifie la représentation par l'absence de profondeur, l'emploi de lignes décoratives et des couleurs pures, juxtaposées en aplats. La réalité prend sous son pinceau une dimension mythique, ainsi écrit-il, lorsqu'il peint en 1897 cette jeune Eve polynésienne (Vairumati), "elle était de haute stature et le feu du soleil brillait dans l'or de sa chair tandis que tous les mystères de l'amour sommeillaient dans la nuit de ses cheveux."
La peinture devient ainsi langage et la couleur, écriture. Gauguin influencera profondément l'art du XXe siècle par sa technique : il procède par à-plat, comme Manet l'avait déjà fait, influencé par les Japonais et, loin de vouloir imiter la nature, il cherche à en donner une vision personnelle et intérieure. Cette technique que l'on appellera "cloisonnisme" et qui consiste littéralement à "dessiner" avec la couleur aura, en outre, une autre mission : celle de réaliser une peinture qui soit une fête pour les yeux et l'esprit en même temps. La peinture de Gauguin rejoint la conception primitive de l'image en tant que phénomène incantatoire, véhicule d'une pensée indicible, et il est normal qu'elle ait trouvé dans l'exotisme océanien une source inépuisable de thèmes. A Daniel de Monfreid, Gauguin écrit ces lignes sur le mystère de l'acte créateur :
"Où commence l'exécution d'un tableau, où finit-elle? Au moment où des sentiments extrêmes sont en fusion au plus profond de l'être, au moment où ils éclatent, et que toute la pensée sort comme la lave d'un volcan, n'y-a-t-il pas là une éclosion de l'oeuvre soudainement créée, brutale si l'on veut, mais grande et d'apparence sur-humaine? Les froids calculs de la raison n'ont pas présidé à cette éclosion, mais qui sait quand au fond de l'être l'oeuvre a été commencée? Inconsciente, peut-être. Avez-vous remarqué que, lorsque vous recopier un croquis dont vous êtes content, fait à une minute, une seconde d'inspiration, vous n'arriverez qu'à une copie inférieure, surtout si vous en corrigez les proportions, les fautes que le raisonnement croit y voir. J'entends dire quelquefois : le bras est trop long, etc. Oui et non. Non surtout, attendu qu'à mesure que vous l'allongez, vous sortez de la vraisemblance pour arriver à la fable, ce qui n'est pas un mal; bien entendu, il faut que toute l'oeuvre respire le même style, la même volonté. Si Bouguereau faisait un bras trop long, ah oui! que lui resterait-il, puisque sa vision - sa volonté artistique - n'est que là, à cette précision stupide qui nous rive à la chaîne de la réalité matérielle" (A Daniel de Monfreid)
Les premières oeuvres de Gauguin remontent à 1875 et on y reconnaît l'influence de Pissarro, mais en 1881, un nu de femme qu'il expose fait dire à un critique que chez ce peintre on peut déceler une certaine distance avec le style impressionniste. Gauguin, alors employé par le banquier Bertin et qui se bornait à peindre en amateur, décide de d'adonner exclusivement à son art et en 1883 s'installe avec sa famille à Rouen. Deux ans plus tard, sa femme entend retourner au Danemark avec ses enfants, il tente lui-même de la suivre, essaie quelques temps de s'y adapter mais revient à Paris quelques mois plus tard avec son jeune fils Clovis, qu'il doit en fin de compte confier à sa soeur tant sa situation est extrême. Il se retrouve seul, il lui faut changer de ciel ...
En 1886, Gauguin abandonne l'impressionnisme et s'installe à Pont-Aven, où il sera rejoint, bien plus tard, par Émile Bernard, Charles Laval et Paul Sérusier, constituant le noyau de l'école de Pont-Aven: "j'aime la Bretagne, j'y trouve le sauvage, le primitif. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j'entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture". Pissarro toujours, Cézanne, l'amour de la couleur, l'application généreuse de la pâte, une simplification toujours plus accentuée des formes; un détachement partiel de la réalité...
Mais, découragé par d'incessantes difficultés, Gauguin trouve refuge à la Martinique, où, stimulés par les paysages idylliques, sa palette se modifie, ses bleus se font plus soutenus, ses rouges plus chauds, ses verts s'enrichissent d'une multitude de nuances pour décrire les végétaux. Revenu en France, les sujets naturalistes font progressivement place à des visions plus poétiques, relayés par la mode des estampes japonaises l'aident à trouver de nouvelles formules plastiques pour échapper au réalisme.
1889 - "Bonjour Monsieur Gauguin" - Národní galerie v Praze (Czech Republic - Prague), 1888 - T"he Vision after the Sermon" - Scottish National Gallery - National Galleries of Scotland (Edinburgh), 1888 - "Portrait of Madeline Bernard "- Musée de Grenoble (France - Grenoble), 1887-1888 - "Still Life with Fan" - Musée d'Orsay (France - Paris)…
1888, LA VAGUE - Le voici de nouveau à Pont-Aven, puis au Pouldu, un petit hameau de pêcheurs, l'école dite de Pont-Aven prend forme, très peu de temps, en octobre 1888 il sera déjà parti pour Arles. Mais en août, à environ huit milles au sud-est, dans la petite commune de pêcheurs du Pouldu, Gauguin découvre, du haut d'une falaise abrupte, là où la crique de Portguerrec descend vers la mer, un motif de rochers massifs recouverts de lichen noir qui s'élancent dans le ressac de l'Atlantique Nord. Ce sera "La Vague", nous sommes fin août ou début septembre 1888. "J'aime vivre en Bretagne ; j'y trouve une qualité sauvage, primitive", écrit Gauguin à son ami peintre Claude-Emile Schuffenecker en février 1888. "Quand mes chaussures de bois résonnent sur le sol de granit, j'entends le son sourd, sourd et puissant que je recherche dans la peinture" (D. Guérin, éd., Paul Gauguin : The Writings of a Savage, New York, 1978, p. 23). Gauguin réalise, au cours des sept premiers mois de son séjour, une trentaine de paysages, de figures et de natures mortes, il semble hésiterencore à expérimenter, comme revenant plutôt à la manière impressionniste de ses œuvres antérieures. Le catalyseur du changement sera Emile Bernard, alors âgé d'à peine vingt ans : Van Gogh avait recommandé Bernard à Gauguin et tous deux s'entendirent immédiatement entendus, tous deux à la recherche d'une nouvelle forme d'expression dans la peinture moderne. "Il a fallu sa rencontre avec Émile Bernard pour mettre une sorte d'ordre, bien qu'assez obscur, dans l'esprit de [Gauguin]", écrit John Rewald. "Son assimilation plus ou moins complète des théories de Bernard et ses efforts pour les harmoniser avec ses propres inclinations encore vagues se révèlent dans les principes artistiques que Gauguin commence maintenant à exposer" (op. cit., 1978, p. 178).
Voci Gauguin poursuivant désormais une voie profondément subjective, anti-naturaliste, primitiviste et visionnaire, dans une conception que Bernard et lui vont appeler "synthétiste" ("Ne copiez pas la nature de trop près. L'art est une abstraction ; en rêvant dans la nature, extrapolez l'art et concentrez-vous sur ce que vous allez créer ", D. Guérin). Comme il l'avait observé dans la pratique japonaise, Gauguin compose souvent des paysages à partir de points de vue élevés ou inhabituels, ce qui lui permettait de se passer d'un horizon stabilisateur (contrairement à Monet dans sa série des Rochers de Belle-Île, 1886), et de rendre le motif en gros plan, dans un cadre pictural restreint et inhabituel. Au lieu de contempler la vaste étendue typique du format paysage, le spectateur de La Vague fait l'expérience d'un plongeon vertigineux dans une profondeur verticale, la plage ordinaire, couleur sable, est d'une brillante teinte vermillon, totalement artificielle, on dira que le vermillon de Gauguin dans "La Vague" (1888) évoque la pulsation chaude du sang vivant dans le corps génératif de la terre maternelle, et l'on observera deux jeunes baigneuses fuyant la vague qui déferle ...
1888, LA VISION DU SERMENT - En août 1888, Gauguin a peint "Nature morte, fête Gloanec" puis ce sera son chef d'oeuvre de cette période et second séjour à Pont-Aven, "La Vision du sermon" : des Bretonnes forment un demi-cercle, encadrant une vision de la lutte de Jacob avec l'ange, le thème mystique du tableau et la représentation simplifiée des protagonistes évoquent les peintres primitifs. L'espace est devenu radicalement artificiel, plat et sans horizon. Le plan du tableau est fortement incliné vers le spectateur, ce qui verticalise la composition des éléments picturaux. L'utilisation du rouge dans ces tableaux ne correspond à aucun phénomène naturel observé mais vise plutôt à projeter un état de conscience dans lequel une force convulsive et volcanique de l'intérieur transfigure la nature matérielle en un état transcendant et spirituel....
Dans deux lettres à Schuffenecker, à une semaine d'intervalle en octobre 1888, après l'achèvement de La vision du sermon, Gauguin écrit : "J'ai voulu me forcer à faire autre chose que ce que je sais faire. Je crois que c'est un changement qui n'a pas encore porté ses fruits, mais qui les portera un jour... Il est évident que la voie du symbolisme est pleine de dangers, et je ne me suis pas encore aventuré plus que le bout de mon orteil dans cette direction : mais le symbolisme est fondamental dans ma nature, et il faut toujours suivre son tempérament... Pour la plupart, je serai une énigme, mais pour quelques-uns, je serai un poète et, tôt ou tard, ce qui est bon gagne la reconnaissance" (cité dans Gauguin, cat. exh, National Gallery of Art, Washington, D.C., 1988, pp. 103 et 104).
Emile Bernard (1868-1941) travaille avec Van Gogh en 1887 puis arrive à Pont-Aven en août 1888, il a 20 ans, abandonne impressionnisme et pointillisme et élabore un nouveau style au dessin simplifié, aux surfaces cernées, aux couleurs pures, et des cadrages originaux. C'est le fameux style cloisonniste qui inspirera Van Gogh et les Nabis ("Les Baigneuses à la vache rouge", 1887, Paris, musée d'Orsay; "Pont de fer à Asnières", 1887, New York, Metropolitan Museum of Art; "Le Pardon. Les Bretonnes dans la prairie", 1888), collection Josefowitz; "les Moissonneurs", 1888, New York, Metropolitan Museum of Art; "Madeleine au Bois d'Amour", 1888, Paris, musée d'Orsay). Gauguin qui, jusque-là peignait dans le sillage de Pissarro, est aussitôt conquis, le bouleversement est d'autant plus important qu'il conçoit à la même époque un amour qui s'avère rapidement vain pour la soeur d'Emile Bernard, Madeleine, plus jeune de 23 ans : son "Portrait de Madeleine Bernard" (1888, Musée de Grenoble) fait date, suivent "Le Gardien de porcs" (1888, Los Angeles, County Museum of Art), "La Vague", 1888, Collection particulière)…
En 1888, Gauguin rejoint Van Gogh dans le Midi, où les deux artistes travaillent sur les mêmes motifs : un café la nuit, le cimetière des Alyscamps, des jardins publics. Mais la cohabitation se révèle difficile, Gauguin supportant mal le tempérament exalté et romantique de son compagnon. À l'issue d'une ultime dispute, la veille de Noël 1888, Van Gogh menace Gauguin, puis se tranche l'oreille avec un rasoir. De cette période, on retiendra "Portrait de Vincent peignant les tournesols".
Works: 1889 - "The Schuffenecker Studio" - Musée d'Orsay (France - Paris), 1889 - "The Yellow Christ" - Albright-Knox Art Gallery (Buffalo), 1889 - "La Belle Angele" - Ny Carlsberg Glyptotek - Copenhagen, 1889 - "Meyer de Haan" - Museum of Modern Art - New York, 1888 - "Portrait of Vincent van Gogh Painting Sunflowers" - Van Gogh Museum (Amsterdam), 1888 - "Night Cafe in Arles (Madame Ginoux)" - The Pushkin State Museum of Fine Arts (Moscow)…
Décembre 1888 - A nouveau à Pont-Aven, installé avec Sérusier et Meyer de Haan dans le village Le Poldu, Gauguin manifeste toute sa liberté acquise avec "le Christ jaune" et "Autoportrait au Christ jaune", "La Belle Angèle" ou "La Perte du pucelage". Gauguin a cherché un style à la fois expressif et décoratif, et entend donner une interprétation personnelle de la réalité et non la reproduire. L'émotion est intense avec sa maladresse apparente et un primitivisme déclaré. Au fur et à mesure qu'il travaille, Gauguin ne cherche pas tant à progresser dans la conquête de son métier pur qu'à simplifier le plus possible son propre style pour le rendre plus en accord avec sa propre personnalité, faire ressortir davantage son sens exubérant de la couleur, son amour des êtres simples, son tempérament impulsif...
Paul Gauguin, Meyer de Haan, Le Pouldu, 1889.
Gift of Peggy and David Rockefeller to The Museum of Modern Art, New York.
En février 1889, l'artiste se rend en Bretagne pour cette troisième campagne, qui s'étend sur de longues périodes réparties sur les deux années suivantes, d'abord à Pont-Aven, puis au Pouldu, où il peint avec Meyer de Haan.
C'est au Pouldu, comme l'écrit Rewald, que "Gauguin se rapproche le plus d'un mode de vie primitif qu'il puisse espérer trouver en France" (op. cit., 1978, p. 267). Sa prochaine destination sera à l'autre bout du monde, à Tahiti, dans les mers du Sud....
Premier voyage à Tahiti (1891-1893) - Son premier véritable tableau tahitien est "Vahine no te tiare (Femme à la fleur)", 1891 (Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek), premiers contacts encore timides avec une tahitienne portant la robe imposée par les missionnaires. Puis, ébloui par la beauté des indigènes et des paysages polynésiens, Gauguin retrouve d'emblée à Tahiti les larges rythmes classiques des bas-reliefs égyptiens (Te Matete, musée de Bâle), la tendre spiritualité des primitifs italiens (La orana Maria, Metropolitan Museum) et les aplats contournés des estampes japonaises (Pastorales tahitiennes, Moscou, musée Pouchkine), qu'il utilise avec une suprême liberté plastique et chromatique. Exaltant la luxuriance des couleurs tropicales, il confère souvent à leur ténébreuse incandescence le symbolisme mystérieux des mythes païens et des terreurs superstitieuses et sensuelles. Installé à Mataïea, il vit avec Teha'amana, qui devient sa vahiné et son modèle, elle n'a que 13 ans quand il l’épouse, trente ans de moins que lui. Gauguin la représente enceinte dans "Vahiné no te vi (La Femme à la mangue)" (1892, Baltimore, Museum of Art), en un magnifique accord de complémentaires, jaune et bleu violacé . C'est avec Teha'amana que prend forme le mythe de l'Eve nue au Paradis ("Tahitiennes sur la plage", 1892, New York, Museum of Modern Art, "Vanine no te miti (Femme de la mer)", 1892, Buenos Aires, Museo Nacional de Bellas Artes, "Fatata te miti (Au bord de la mer)", 1892, Washington, National Gallery of Art, "Aha Oe Feii ? (Eh quoi, tu es jalouse ?)", 1892, Moscou, Musée Pouchkine, "Te Nave Nave Fenua (Terre délicieuse)", 1892, Kurashiki (Japon), Ohara Museum of Art). Au jour le jour, Gauguin consigne impressions et documents dans plusieurs récits illustrés (Noa Noa, Louvre, cabinet des dessins)….
"Vairaumati tei oa" (1892, Moscou, Musée Pouchkine), souvent rapproché de "L'Espérance" (1871-72) de Puvis de Chavannes, constitue la toute première peinture de Gauguin inspirée par la mythologie tahitienne. Malade (hépatite) et consigné quelques jours à l'hôpital, il rédige et illustre un carnet intitulé "Ancien Culte Mahorie" (appartenant au musée d'Orsay et conservé au Louvre) des pages entières consacrées à la mythologie et aux rites tahitiens, l'imaginaire complétant sa lecture de "Voyages aux îles du grand océan" écrit par Jacques-Antoine Moerenhout, commerçant et explorateur des années 1830s. et qui laissait supposer un passé particulièrement dramatique : Gauguin décrit ainsi la création de l'univers, énumère la longue liste des dieux, consigne les croyances et les prières des anciens Tahitiens, n'ignore pas la cruauté de certains rites, autant d'éléments qui vont sans doute constituer la matrice de l'œuvre tahitienne de Gauguin. "Contes barbares" (version 1892), "Parau hanohano (Paroles terrifiantes)", "Manao Tupapau (The Spirit of the Dead Keep Watch)" (1892, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo), "Parau Na Te Varua Ino (Paroles du Diable)" (1892, Washington, National Gallery of Art) sont emblématiques de cette réalité "sombre" qui vit au sein du "paradis"...
Gauguin revient en France de 1893 à 1895 ; Gauguin a transformé son atelier en petit Tahiti et vit avec une très jeune métisse javanaise, Annah. Mais déprimé par l'isolement, cultivant avec ostentation et mépris un exotisme désormais artificiel, il expose chez Durand-Ruel, n'obtenant qu'un succès de curiosité.
Works: "Portrait of the Artist with the Idol" (McNay Art Museum, San Antonio), 1891 - "Deux femmes sur la plage" (Musée d'Orsay, Paris), 1891 - "Te Tiare Arani (Fleurs de France)" (The Pushkin State Museum of Fine Arts, Moscow), 1891 - "The Loss of Virginity (The Awakening of Spring)" (Chrysler Museum of Art, Norfolk, Virginia), 1891 - "The Meal" (Musée d'Orsay, Paris), 1892 - "Arearea (Joyeusetés)" (1892, Paris, Musée d'Orsay) - "Matamua (Autrefois)", 1892 (Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza), "Paysage tahitien", 1891 (Minneapolis, Institute of Art), "Te raau rahi (Le Grand arbre III)", 1891 (Chicago, Art Institute), "Parau parau (Les Potins ou Les Mots chuchotés)", 1891 (Saint-Petersbourg, Musée de l'Ermitage), "Ia orana Maria (Je vous salue Marie)", 1891 (New York, Metropolitan Museum of Art), "Nafea Faa Ipoipo (Quand te maries-tu ?)" (1892, Collection Particulière), "Ta Matete (Au Marché)" (1892, Bâle, Kunstmuseum).....
(Victor Segalen, Hommage à Gauguin, Lettres à Daniel de Monfreid)
"...Pour Tahiti fut cette décision répétée, obstinée : — « Je veux aller chez les sauvages». Pour toujours il ne cherche plus d'autre confident proche, d'autre spectateur étonné, — ni d'autre spectacle, — que l'homme et que la femme maoris. L'HOMME MAORI ne peut pas s'oublier quand on l'a vu, ni la femme cesser d'être aimée quand on l'aime. Paul Gauguin sut aimer là-bas, et voir plus puissamment que tout être avec deux gros yeux ronds, ces vivants ambrés et nus qu'il ne faut point, pour les peindre, comparer à aucune autre espèce humaine. Qu'ils soient bien considérés en eux-mêmes : beaux athlètes aux muscles heureux, harmonieux dans un repos dynamique, avec des jointures de lignes plus souples que nerveuses, un visage au nez bien assis, nettement cerné par l'appuyé du pinceau ; des veux. des yeux maoris, proches l'un de l'autre pour augmenter la portée du regard ; des yeux à fleur de visage, à fleur de la surface peinte dont ils respectent le plan imaginaire, — mais prêts à fouiller les taillis ou la profondeur, ou bien à happer l'autre regard qui se confie, — des lèvres bleu-desang, pleines de chair ; — un port auquel un fardeau ne fait peur, mais qui marche en dansant de plaisir à porter son poids seul. Beaux nageurs à travers l'étendue ; plongeurs de la mer liquide ou navigateurs des étangs verticaux sur les toiles gonflées par le regard ; — musiciens des jours de fêtes ; — grands veneurs aux menées de l'amour, et, dans la nuit assoupie, beaux dormeurs, sachant inclure comme un dieu le sommeil en leurs membres, soufflant leur haleine comme un rite.
La femme possède avant toute autre la qualité de l'homme jeune : un bel élancé adolescent qu'elle maintient jusqu'au bord de la vieillesse. Et les divers dons animaux se sont incarnés en elle avec grâce. Ses membres ne sont pas faits des segments que balancent autour de nous les corps de nos âmes dites sœurs. De l'épaule au bout des doigts, la maorie dessine, mouvante ou courbée, une ligne continue. Le volume du bras est très élégamment fuselé. La hanche est discrète et naturellement androgyne. Les hanches ne s'affichent point comme une raison sociale de reproduction, la raison d'être de la femme. La maorie n'est point parente au « petit mammifère » de Laforgue, se dandidant, joyeux de se voir « délesté des kilogs de ses couches ». Assez rare chez elle, la maternité est mieux portée. La cuisse est ronde, mais non point grasse ; le genou, mince et droit, « regarde bien en face », note Gauguin. Toute la jambe est un autre fuseau mouvant ; ou, immobiles, deux puissantes colonnes. Le pied, grand, élastique sur une sandale vivante, sait poser avec grâce. Des cheveux opaques, odorants, à peine ondulés, rejoignent et recouvrent les reins qui pourtant seraient vus sans impudeur. Ils sont nets, dessinés pour progresser, rythmer le plaisir ou la danse. « Epaules vastes et reins étroits »,disait Gauguin, voilà ce qui distingue la femme maorie « d'entre toutes les femmes ». Cela, pour la joie de l'allure, en course, en marche ou en nage entre deux eaux. D'autres vertus secrètes, pures, mystérieuses révélations du corps à ce moment où il semble que Plus rien n'est à découvrir. Mais ceci n'est pas à dire avec des mots.
Et les yeux ont des phosphorescences ; et le cou est parfait de sveltesse et de rondeur; les seins doivent seulement se découvrir très Jeunes, dans une première éclosion sans lendemain. Le ventre stérile est un bouclier de Pureté solide. Mais la femme maorie donne de plus en présent à son maître deux tributs incomparables: le grain de sa peau, — son haleine.
"NUE ET FRAÎCHE, DEPOLIE COMME UN CRISTAL ETEINT, CETTE PEAU EST LE PLUS BEAU DES MANTEAUX NATURELS. De four, et sous le soleil qui l'enrichit sans la brûler ni la décomposer, sa couleur propre est ambrée-olivâtre, avec ces reflets verts qui la caractérisent. Cette peau est délicate et délicieuse à la pulpe des doigts ; aussi douce que la pulpe des doigts qui se reconnaît en elle et ne souhaite ni plus de tact ni plus grande douceur, — ce qui permet la caresse indéfinie.
Enfin l'haleine. Nourrie de fruits mûrs et de poissons vifs, de peu de viandes, — ou bien légères et cuites selon les recettes naturelles, — la maorie s'exhale toute proche des éléments qu'elle absorba. Mais ceci qui ne peut être peint, n'a que faire en cet Hommage à la seule peinture. Le reste est œuvre d'amant, — qu'il soit lui-même maori, — et son apport est symétrique, — ou bien étranger, accueilli comme un dominateur dont le vouloir est bon et le désir digne d'être reçu.
Ces vivants, d'où venaient-ils ? Car toutes les terres polynésiennes étaient peuplées, même surpeuplées si l'on en croit les premiers découvreurs, quand les pilotes européens les piquèrent une à une, comme de beaux insectes condamnés à mourir, sur le liège blanc des cartes. D'où venaient ces hommes et ces femmes ? L'origine, peu reculée, est une énigme moins historique d'autrefois qu'un problème d'espace marin. L'espace est immense, le Plus grand du globe. Le périple maori du Grand Océan fut possible si l'on admet des émigrants nombreux, hardis ; des chaînes d'îles pas très éloignées ; beaucoup de hasards, les courants et les vents portant, et de bonnes pirogues doubles, inchavirables, pontées, avec juste ce qu'il faut de marins et de vivres, et de passagères aussi pour peupler. Comme départ : l'une ou l'autre lèvre, américaine ou asiatique, de la grande cuve. Ecartant l'origine américaine, on pose comme donnée l'ascendance indo-malaise. Mais alors, les vents principaux et les courants sont contraires qui mènent de l'Est à l'Ouest et du Sud-est au Noroît. On invoque les contre-courants équatoriaux, les cyclones qui renversent pour un temps l'alizé. On suppute la chance de jonction dans l'espace entre la pirogue errante et l'accore d'une falaise ; quelque chose comme la fécondation d'un bolide par les germes que la grandeur des « espaces infinis » n'a pas effrayés ni stérilisés. Mais la sporadisation humaine a ses limites. Et, comme il convient en science de la faune humaine, faisant le calcul ironique des probables, y jetant son idée préconçue, on décide que les habitants de l'actuelle Polynésie s'en sont venus, à travers des centaines d'années et des milliers de milles marins, — de l'archipel malais d'Indonésie.
Peu importe. Ni blancs, ni jaunes, ni noirs, les maoris, pour être peints, même avec des mots, ne se doivent comparer à aucune autre espèce d'hommes. Ils n'ont pas, sous le soleil, la fadeur du nu européen. Ils n'ont pas la faux palpébrale, le « repli mongol », ni les pommettes fortes, ni la femme ce visage en lune ovale. Ils n'ont rien du nègre crépu. Il faut donc, — et le peintre s'y est magnifiquement résolu, les contempler sous leur sauvage énigme, celle qu'ils emporteront dans leur mort prévue, la question totalement humaine : — D'où venons-nous — qui sommes-nous — où allons-nous ?
.. avec quelle fureur désespérée Gauguin peignit alors, jour et nuit : et l'on verra dans son œuvre comment il s'en remit à ceux-là seuls qui pouvaient prononcer : aux dieux-ancêtres de la race. Il rêva donc d'une genèse maorie. Il dut sentir gonfler dans ses bras le geste originel du démiurge Mahui, pêchant comme des poissons les îles encore abyssales, les halant, les hissant, les émergeant toutes jeunes et nacrées. Il ne peut être matière ici d'exposer la théogonie polynésienne. Tout dieu ne devient dieu vivant, dieu agissant, qu'au moment où il Prend figure, où il s'incarne ou s'incruste. Il n'existait, avant Gauguin à Tahiti, aucune hypostase maorie. Taaroa le Créateur s'était replongé, — fatigué sans doute, après l'œuvre — dans le rêve. Oro habitait le soleil ; Hina, la lune ; sans livrer d'autres traits que ceux de la lumière...."
Second séjour à Tahiti (1895-1903) , un retour payé par la vente aux enchères, en une soirée demeurée célèbre à l'Hôtel Drouot, de toute sa production bretonne. Solitaire, endetté, malade, atteint de syphilis, dépressif, il traverse dès son retour une terrible crise. Il retrouve Teha'amana, puis prend pour compagne la très jeune Pahura, qui n'a que 14 ans en 1896 et qui lui donne un fils, Emile. Pahura est représentée dans nombre de tableaux, "Te arii vahine (La Femme du roi)" (1896, Saint-Petersbourg, Musée de l'Ermitage), "No te aha oe riri (Pourquoi es-tu fâchée ?)" (1896, Chicago, Art Institute), "Nave nave mahana (Jours délicieux)" (1896, Lyon, Musée des Beaux-Arts), "Te tamari no atua (La Naissance du Christ)" (1896, Münich, Neue Pinakothek), le célèbre "Nevermore", "Te rerioa (Le Rêve)" (1897, Londres, Courtauld Institute of Art), "Poèmes barbares" (1896, Cambridge, Fogg Art Museum), "Baigneuses" (1897, Washington, National Gallery of Art)...
Les inquiétudes de la destinée humaine, un besoin encore accru de solidité plastique et de rythmes classiques marquent plus que jamais son art (Nevermore, 1897) et, avant son suicide manqué de février 1898, il exécute une large composition, "D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?" (1897), testament pictural suscitée par la mort de sa fille Aline qui le plongea dans un désespoir absolu. Après l'avoir achevée, il tenta en effet de se suicider en avalant tout l'arsenic dont il disposait pour soigner sa jambe malade, mais l'habitude que son corps avait prise du poison, lui permirent de survivre. À partir de 1898, régulièrement soutenu par Vollard, puis par quelques fidèles amateurs, Gauguin retrouve une certaine aisance matérielle, constamment compromise par la lutte procédurière contre les autorités civiles et religieuses de l'île.
Works: 1897, "Nevermore" (The Courtauld Gallery, London), "Te Rerioa" (The Courtauld Gallery, London), "Where do We Come From, What are We, Where are We Going" (Museum of Fine Arts, Boston), 1898 - "The White Horse" (Musée d'Orsay, Paris), 1899 - "Two Tahitian Women" (Metropolitan Museum of Art, New York), "Femmes sur le bord de la mer" (Saint-Petersbourg, Musée de l'Hermitage)....
Après son installation en 1901 à Atuona, dans l'île marquisienne de Hivaoa, avec Vaeoho, fille du chef marquisien qui la retire de l’école catholique à 14 ans pour la donner à un Gauguin qui ne cesse de dénoncer l’action néfaste des missionnaires. Le peintre réalise, pour sa «maison du Jouir», un décor de déesses, d'animaux, de feuillages et de fruits, en bois sculpté polychrome, univers mythique où il meurt le 8 mai 1903, à cinquante-cinq ans. Son corps fut découvert dans sa hutte, et on retrouva à côté de lui un paysage représentant un site de Bretagne, expression d'une certaine nostalgie ....
La peinture de Gauguin entendait rejoindre la conception primitive de l'image en tant que phénomène incantatoire, véhicule d'une pensée indicible, et c'est bien dans l'exotisme océanien qu'il trouvera une source inépuisable de thèmes. A Daniel de Monfreid, Gauguin écrivait ces lignes sur le mystère de l'acte créateur ...
"Où commence l'exécution d 'un tableau, où finit-elle? Au moment où des sentiments extrêmes sont en fusion au plus profond de l'être, au moment où ils éclatent, et que toute la pensée sort comme la lave d 'un volcan, n'y a-t-il pas là une éclosion de l'œuvre soudainement créée, brutale si l'on veut, mais grande et d 'apparence sur-humaine? Les froids calculs de la raison n 'ont pas présidé à cette éclosion, mais qui sait quand au fond de l'être l'œuvre a été commencée? Inconsciente, peut-être. Avez-vous remarqué que, lorsque vous recopiez un croquis dont vous êtes content, fait à une minute, une seconde d'inspiration, vous n'arrivez qu 'à une copie inférieure, surtout si vous en corrigez les proportions, les fautes que le raisonnement croit y voir. J'entends dire quelquefois : le bras est trop long, etc. Oui et non. Non surtout, attendu qu'à mesure que vous l'allongez, vous sortez de la vraisemblance pour arriver à la fable, ce qui n'est pas un mal : bien entendu, il faut que toute l'œuvre respire le même style, la même volonté. Si Bouguereau faisait un bras trop long, ah oui! que lui resterait-il, puisque sa vision - sa volonté artistique n'est que là, à cette précision stupide qui nous rive à la chaîne de la réalité matérielle...."
Vincent Van Gogh (1853-1890)
"Je prétends que l'instinct, l'inspiration, l'impulsion, la conscience sont de meilleurs guides que beaucoup ne l'imaginent". En exaltant ainsi sa créativité personnelle, Vincent Van Gogh dépasse ainsi le monde limité des amateurs d'art de son époque qui, de son vivant, l'ont tant méjugé. Il a depuis touché un public universel non seulement par un destin tragique où le mysticisme lutte contre l'alcool, mais par le pouvoir qu'il donne à la couleur, symbole et thérapie d'un style qui va créer le paysage moderne : "le cobalt, couleur divine, il n'y a rien de plus beau pour créer l'espace."
Van Gogh connaît Rembrandt, Rubens, Holbein, les préraphaélites anglais, l'école de Barbizon, Delacroix et Millet. Il a tout lu, de Shakespeare à Zola. Ses Autoportraits témoignent autant que ses paysages de la puissance créatrice que Van Gogh confère à la couleur pure.
Van Gogh, à son frère, la peinture est un langage, les couleurs, la forme sensible des idées : "Tu comprendras que cette combinaison d'ocre et de rouge, de vert attristé de gris, de traits noirs qui cernent les contours, cela produit un peu la sensation d'angoisse dont souffrent souvent certains de mes compagnons d'infortune, qu'on appelle "noir-rouge". Et d'ailleurs, le motif du grand arbre frappé par l'éclair, le sourire maladif vert-rose de la dernière fleur d'automne, vient confirmer cette idée. Une autre toile représente un soleil levant sur un champ de jeune blé; des lignes fuyantes, des sillons montant haut dans la toile vers une muraille et une rangée de collines lilas. Le champ est violet et jaune vert : le soleil blanc est entouré d'une grande auréole jaune. Là-dedans, j'ai, par contraste à l'autre toile, cherché à exprimer du calme, une grande paix.
Je te parle de ces toiles, surtout de la première, pour te rappeler que, pour donner une impression d'angoisse, on peut chercher à le faire sans viser droit au jardin de Gethsémani historique; que pour donner un motif consolant et doux, il n'est pas nécessaire de représenter les personnages du sermon sur la montagne..."
1853-1886 - La société dans laquelle vivait Vincent Van Gogh, une bourgeoisie hollandaise prospère, éprise de vie tranquille, ne pouvait évidemment comprendre un homme tel que lui, violent, irascible, et incapable de se soumettre aux dites nécessités de l'existence, de son milieu et de son époque. Né le 30 mars 1853 en Hollande, dans le Brabant du Nord, dans un petit village dont son père était le pasteur protestant, il faisait partie d'une nombreuse famille, et pendant toute sa vie il fut lié d'une affection profonde et touchante à son frère Théo, de 4 ans son aîné et qui ne devait survivre que quelques mois à la disparition de Vincent. Après avoir étudié un peu le dessin, à 16 ans, il fut engagé à La Haye comme vendeur à la Galerie d'Art Goupil où allait être engagé également son frère Théo. En 1873, Vincent, muté à la filiale de Londres par son employeur, allait connaître sa première grande déception : tombé amoureux de la fille de sa logeuse, il s'en vit refuser la main, et connut quelques mois plus tard, une autre défaite et, dans son âme, blessée, commença à s'insinuer ce sentiment d'inquiétude et de pessimisme qui ne devait plus le quitter. Après avoir passé quelques mois à Paris il revint à Londres, puis gagna La Haye, où il quitta la maison Goupil.
Après quelques brefs séjours dans la demeure paternelle, il suivit des cours de préparation théologique à Amsterdam, puis à Bruxelles; mais, découragé par ses insuccès dus à son manque d'éloquence, il abandonna ces tentatives, décidant de se consacrer directement à l'Apostolat en prêchant d'exemple. Un esprit mystique et évangélique l'orienta vers le Borinage, région de mines en Belgique, où il voulut partager les misérables conditions de vie des gueules noires. Ils se rassemblaient le soir dans une pièce, et là, il les instruisait des dogmes religieux tout en ayant renoncé au peu qu'il possédait pour le donner à ceux qu'il voyait encore plus déshérités que lui. Mais son zèle fut jugé excessif par ses supérieurs, et son talent d'orateur laissant trop à désirer, il dut interrompre sa mission. Nouvelle grande déception....
C'est à ce moment là que naquit en lui, le sauvant du désespoir, la révélation de sa vocation de peintre. Il ne resta pas longtemps chez lui et, d'esprit inquiet, commença à errer, ne se souciant ni du froid ni de la faim, subsistant avec les quelques deniers qu'il recevait de son frère Théo. Il se mit au dessin et, au mois d'octobre de l'année 1880, s'inscrivait à l'Académie de Bruxelles pour en étudier la technique. Revenu pour quelques mois près de son père, il commença, s'inspirant de la réalité observée, à dessiner des silhouettes de paysans. Une autre tentative de fonder une famille se solda par un nouvel échec, une cousine veuve qu'il avait demandée en mariage refusa, elle aussi, de l'épouser. Un an plus tard, nouvelle crise spirituelle, une toute jeune fille tombée amoureuse de Van Gogh, vit sa famille s'opposa au mariage avec un homme de si mauvaise réputation.
A partir de ce moment, tout espoir de se constituer une existence sereine et normale semblait s'être évanoui à jamais pour Van Gogh, et il reporta sur la peinture toute son affectivité. Le peintre Anton Mauve, époux d'une de ses cousines, l'avaít conseillé, avait encouragé et guidé ses premières tentatives. C'est vers l'âge de 30 ans qu'il peignit ses premières toiles. Au cours de l'année 1881 et jusqu'en 1886 il peignit les plus humbles, s'inspirant surtout du pénible labeur des paysans. Van Gogh travaillait avec acharnement dans une grande chambre qui lui servait d'atelier : c'est là qu'il faisait poser ses modèles, mais les gens du pays ne tardèrent pas à considérer avec une hostilité grandissante l'artiste, et la mort soudaine de son père, Vincent, lui fit abandonner ce milieu. Il gagna Anvers où, pendant quelques mois, il étudia à l'Académie, s'astreignant à perfectionner sa technique de la peinture à l'huile et étudiant avec le plus grand intérêt les estampes japonaises, qui avaient produit sur lui une très forte impression....
Paris , 1886 - L'oeuvre de Vincent Van Gogh ne s'étend que sur dix années, dix années d'une personnalité tourmentée, instable, en quête d'une osmose entre couleur, dessin et forme, et sa vie aux accents expressionnistes encore inconnu. Il arrive à Paris en février 1886 et métamorphose son art, ses oeuvres deviennent plus denses, ses couleurs plus vives.
En 1886, Van Gogh rejoignait son frère à Paris, où il travaillait à la maison Goupil, et Théo l'introduisit alors dans le milieu des artistes de Paris. L'art de Vincent subit à ce moment une profonde modification. Au contact des artistes parisiens, en effet, il découvrait la peinture impressionniste faite de teintes claires et de tonalités pures. C'est précisément à cette époque que commençait à s'affirmer une nouvelle école de peinture, malgré le scepticisme attaché aux traditions. Et Vincent, toujours poussé à apprendre et à expérimenter de nouvelles voies susceptibles de favoriser l'expression mieux réussie de son monde intérieur, adoptait, avec enthousiasme, les nouvelles théories, surtout en ce qui concernait l'emploi des couleurs. Par la suite, la lumière voilée de Paris ne lui convenant plus (la vie parisienne minait son organisme peu résistant), il se décida à descendre dans le Midi, à la recherche d'une plus vive luminosité et d'une inspiration renouvelée....
1886 - Le Moulin de la Galette - Alte Nationalgalerie - Staatliche Museen zu Berlin, 1887 - A Factory at Asnières - The Barnes Foundation ( Philadelphia, Pennsylvania), 1887 - Banks of the Seine with the Pont de Clichy - Tate Modern - London, 1887 - Bridges across the Seine at Asnières - Sammlung E.G.Bührle (Zurich), 1887 - In the café, Agostina Segatori in Le tambourin, 1887 - Van Gogh Museum (Amsterdam), 1887 - Japonaiserie, Bridge in the Rain - Van Gogh Museum (Amsterdam), 1887 - Restaurant de la Sirène at Asnières - Musée d'Orsay (France - Paris), 1887 - Self Portrait - Art Institute of Chicago, 1887 - Still Life with Two Sunflowers - Metropolitan Museum of Art - New York, 1887-1888 - The Italian Woman - Musée d'Orsay (France - Paris)..
En février 1888, il partait pour Arles, en Provence, et c'est là que se révèle une véritable révolution de son art. Il découvrait le soleil éblouissant, se gorgeait littéralement de lumière et travaillait sans discontinuer en plein air et dans son atelier pour transposer sur ses toiles la beauté des paysages. Sa palette et son coup de pinceau avaient subi un changement profond: tout apparaissait inondé de soleil et de lumière. La personnalité de Vincent Van Gogh se détache nettement de celle des impressionnistes, le sens de la tristesse, de la souffrance, l'impossibilité de trouver quelque sérénité ou la difficulté à canaliser l'impétueux torrent de ses sentiments. Le leitmotiv qui revient dans les toiles de cette époque, ce sont les "Tournesols", et le "Café la Nuit", peint à Arles au mois de septembre 1888, révèle un Vincent rêvant de faire de sa demeure un centre pour ses amis artistes qui vivraient ainsi en commun, et invite donc à son ami Gauguin ...
3 octobre 1888, Lettre de Van Gogh à Paul Gauguin:
"Nous donnons nos vies pour une génération de peintres qui durera encore longtemps."
Arles , 1888 - Van Gogh part pour Arles et la lumière méditerranéenne l'enthousiasme. Il partage avec Gauguin le désir de dépasser l'impressionnisme et le néo-impressionnisme pour développer une symbolique de la forme et de la couleur. Accrochée dans sa chambre, c'est un Japon illusoire qu'il semble chercher dans le Midi depuis son coup de foudre pour les estampes...
1888 - Arena at Arles - The State Hermitage Museum - St Petersburg, 1888 - Arles View from the Wheat Fields - Musée Rodin - Paris, 1888 - Entrance to the Public Park in Arles - The Phillips Collection (Washington, DC), 1888 - La Mousme - National Gallery of Art - Washington DC, 1888 - L'Arlesienne, Portrait of Madame Ginoux - Musée d'Orsay (France - Paris), 1888 - Starry Night Over the Rhone - Musée d'Orsay (France - Paris), 1888 - The Cafe Terrace on the Place de Forum, Arles, At Night - Kröller-Müller Museum (Netherlands - Otterlo), 1888 - The Dance Hall - Musée d'Orsay (France - Paris), 1888 - The Night Cafe - Yale University Art Gallery (New Haven, Connecticut), 1888 - The Street, the Yellow House - Van Gogh Museum (Amsterdam), 1889 - Vincent's Bedroom in Arles - Musée d'Orsay (France - Paris), 1889 - Self Portrait with Bandaged Ear - The Courtauld Gallery - London...
1888, Gauguin - Van Gogh accueillit avec joie Gauguin, mais leurs caractères différaient à de nombreux points de vue, et même en matière d`art ils étaient trop éloignés, pour que l'accord pût durer longtemps. Et c'est alors que commencèrent les divergences, les disputes de plus en plus violentes. L'expérience se solde par la crise du 24 décembre 1888, où Van Gogh tente de tuer Gauguin puis se mutile l'oreille....
L'équilibre nerveux de Vincent était rompu par le surmenage, par les excès de boisson et de tabac; au café, à la suite d'une discussion qui dégénéra franchement en querelle, Van Gogh ayant perdu tout contrôle de lui-même lança un verre à la tête de son ami, qui prit alors la décision de retourner à Paris. Le soir suivant, Vincent poursuivait Gauguin, un rasoir à la main, puis, revenu chez lui, pris d'un accès de folie, se sectionna le pavillon de l'oreille gauche comme fait le toréador de l'oreille du taureau abattu. Gauguin partit et Van Gogh fut hospitalisé à l'hôpital d'Arles. Vincent se remit par la suite au travail, malgré sa faiblesse croissante et le désespoir qui progressivement s'emparait de lui...
Saint-Rémy-de-Provence, 1889 - Van Gogh est hospitalisé, les citoyens d'Arles protestaient contre ce personnage étrange et violent, puis fut interné à sa demande. La couleur enflamme ses paysages. La Nuit étoilée , ces vagues de cobalt où tournoient les étoiles, inspirent à cet homme du Nord qu'est Van Gogh une stylisation irréaliste. Il travaille intensément derrière les barreaux de sa cellule de l'asile de saint-Paul-de-Mausole ou dans le parc planté de ces cyprès intensément associés à ces nuits étoilées poétisées par Whitman. Les périodes d'hallucinations alternent avec des journées de calme serein, et quand il ne pouvait pas peindre en plein air, il copiait des reproductions de tableaux que lui envoyait Théo, ou faisait des portraits de malades ou d'infirmiers. Dans les tableaux de cette époque, les teintes sont moins éclatantes que dans les compositions d'Arles, mais la touche en est plus puissante, plus personnelle.
Lettre de Vincent van Gogh à son frère Théo : "Il y a quelque chose au-dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ? On ne saurait toujours dire ce que c’est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer, mais on sent pourtant je ne sais quelles bornes, quelles grilles, des murs. Et puis on se demande : Mon Dieu, est-ce pour longtemps, est-ce pour toujours, est-ce pour l’éternité ?"
1889 - Valley with Ploughman Seen from Above - The State Hermitage Museum - St Petersburg, 1889 - Enclosed Field with Peasant - Indianapolis Museum of Art (Indiana), 1889 - Entrance to a Quarry near Saint-Remy - Private collection, 1889 - Large Plane Trees - Cleveland Museum of Art (Ohio), 1889 - Olive Grove - Kröller-Müller Museum (Netherlands - Otterlo), 1889 - Self Portrait - Musée d'Orsay (France - Paris), 1889 - The Starry Night - Museum of Modern Art - New York, 1889 - Wheat Field with Cypresses at the Haude Galline near Eygalieres - Metropolitan Museum of Art - New York, 1890 - Cypress against a Starry Sky - Kröller-Müller Museum (Netherlands - Otterlo), 1890 - The White House by Night - The State Hermitage Museum - St Petersburg ...
Lettre de Théo Van Gogh à Vincent Van Gogh, 23 avril 1890,
"Ton silence nous prouve que tu souffres toujours, et j’ai besoin de te dire, mon cher frère, que Jo et moi nous souffrons aussi te sachant toujours malade..."
A Saint-Rémy, en 1890, Van Gogh se peignit lui-même, une toile célèbre qui se révèle une profonde étude psychologique. Depuis quelque temps, Théo s'était marié et Vincent se sentait de plus en plus humilié et abattu. Après plusieurs mois, comme un séjour prolongé parmi les aliénés menaçait de faire vaciller sa raison éprouvée, il retrouva la liberté et se rendit à Paris, près de son frère, mais la capitale l'épuisait. Théo le recommanda alors à un médecin qui appréciait la peinture et qui était un véritable mécène, le docteur Gachet. Il habitait non loin de Paris et Théo espérait que son frère, en faisant un séjour dans un milieu calme et serein, parviendrait à recouvrer son équilibre et sa sérénité...
Lettre de Vincent Van Gogh à Albert Aurier (1890), l'un des seuls critiques à avoir écrit un article élogieux sur le peintre :
"...Au prochain envoi que je ferai à mon frère j’ajouterai une étude de cyprès pour vous si vous voulez bien me faire le plaisir de l’accepter en souvenir de votre article. J’y travaille encore dans ce moment, désirant y mettre une figurine. – Le cyprès est si caractéristique au paysage de Provence et vous le sentiez en disant: “même la couleur noire”. Jusqu’à présent je n’ai pas pu les faire comme je le sens; les émotions qui me prennent devant la nature vont chez moi jusqu’à l’évanouissement et alors il en résulte une quinzaine de jours pendant lesquels je suis incapable de travailler. Pourtant, avant de partir d’ici, je compte encore une fois revenir à la charge pour attaquer les cyprès. L’étude que je vous ai destinée en représente un groupe au coin d’un champ de blé par une journée de mistral d’été. C’est donc la note d’un certain noir enveloppée dans du bleu mouvant par le grand air qui circule, et opposition fait à la note noire le vermillon des coquelicots. Vous verrez que cela constitue à peu près l’assemblage de tons de ces jolis tissages écossais carrelés: vert, bleu, rouge, jaune, noir, qui à vous comme à moi dans le temps ont paru si charmants et qu’hélas aujourd’hui on ne voit plus guère..."
Auvers-sur-Oise, 1890 - Installé en région parisienne, à Auvers-sur-Oise, accueilli et soigné par le docteur Gachet, Van Gogh va créer quelques quatre-vingt-dix toiles, ses derniers chefs-d'oeuvres, dans un style tourmenté, noueux et chaotiques. Le Portrait du Docteur Gachet est demeuré célèbre et ce fut l'une de ses dernières toiles peintes dans un moment de sérénité..
1890 - Church at Auvers - Musée d'Orsay (France - Paris), 1890 - Doctor Gachet's Garden in Auvers - Musée d'Orsay (France - Paris), 1890 - Farmhouse with Two Figures - Van Gogh Museum (Amsterdam), 1890 - Landscape with Carriage and Train - The Pushkin State Museum of Fine Arts (Moscow), 1890 - Marguerite Gachet in the Garden - Musée d'Orsay (France - Paris), 1890 - Portrait of Doctor Gachet - Musée d'Orsay (France - Paris), 1890 - Wheatfields under a Clouded Sky - Van Gogh Museum (Amsterdam)...
1890, juillet - Théo annonce à Vincent, son frère, son départ pour les Pays-Bas : Vincent Van Gogh se sent à nouveau abandonné et son angoisse se manifeste dans l'une de ses dernières oeuvres, le "Champ de blé aux Corbeaux" (Van Gogh Museum, Amsterdam). Le sentiment d'une vie gâchée, la crainte d'être repris par ses crises de démence..
Le 27 juillet 1890, parti comme d'habitude dans les champs pour peindre, Van Gogh voulut mettre un terme à ses jours au cours d'une terrible crise de dépression, se tira un coup de revolver dans la région du coeur mais parvint à se traîner à l'hôtel Ravoux où il habitait et, deux jours plus tard, il s'éteignait dans sa chambrette, dans les bras de son frère Théo qui, averti du drame, était accouru. Nous étions le 29 juillet 1890, une vie de création extraordinairement intense et brève, 1888-1890, deux petites années d'une puissance d'évocation hallucinante ...
Lettre de Vincent van Gogh qui ne sera jamais envoyée à Gauguin, le 17 juin 1890, une quarante de jours avant sa mort : "Je sais que c'est une toile, qui sera comprise par vous, moi, et de rares autres"...
"..Merci de m’avoir de nouveau écrit, mon cher ami, et soyez assuré que depuis mon retour j’ai pensé à vous tous les jours. Je ne suis resté à Paris que trois jours et le bruit, etc., Parisien me faisant une bien mauvaise impression, j’ai jugé prudent pour ma tête de ficher le camp pour la campagne, sans cela j’aurais bien vite couru chez vous. Et cela me fait énormément plaisir que vous dites que le portrait d’Arlésienne, fondé rigoureusement sur votre dessin, vous a plu. J’ai cherché à être fidèle à votre dessin respectueusement et pourtant prenant la liberté d’interpréter par le moyen d’une couleur dans le caractère sobre et le style du dessin en question. C’est une synthèse d’Arlésienne si vous voulez; comme les synthèses d’Arlésiennes sont rares, prenez cela comme oeuvre de vous et de moi, comme résumé de nos mois de travail ensemble. Pour le faire j’ai payé moi pour ma part encore d’un mois de maladie, mais aussi je sais que c’est une toile, qui sera comprise par vous, moi, et de rares autres, comme nous voudrions qu’on comprenne. Ici mon ami le Dr Gachet y est après deux, trois hésitations venu tout à fait et dit: "Comme c’est difficile d’être simple". Bon – je vais encore souligner la chose en la gravant à l’eau-forte, cette chose-là, puis basta. L’aura qui voudra.
J’ai encore de là-bas un cyprès avec une étoile, un dernier essai – un ciel de nuit avec une lune sans éclat, à peine le croissant mince émergeant de l’ombre projetée opaque de la terre – une étoile à éclat exagéré, si vous voulez, éclat doux de rose et vert dans le ciel outremer où courent des nuages. En bas une route bordée de hautes cannes jaunes, derrière lesquelles les basses Alpines bleues, une vieille auberge à fenêtres illuminées orangée, et un très haut cyprès, tout droit, tout sombre. Sur la route une voiture jaune attelée d’un cheval blanc et deux promeneurs attardés..."
Antonin Artaud, "Vincent Van Gogh, Le Suicidé de la société", 1947
"..Un bougeoir sur une chaise, un fauteuil de paille verte tressée, un livre sur le fauteuil, et voilà le drame éclairé. Qui va entrer ? Sera-ce Gauguin ou un autre fantôme ?
Le bougeoir allumé sur le fauteuil de paille indique, paraît-il, la ligne de démarcation lumineuse qui sépare les deux individualités antagonistes de Van Gogh et de Gauguin. L’objet esthétique de leur dispute n’offrirait, si on le racontait, pas grand intérêt peut-être, mais il devait indiquer entre les deux natures de Van Gogh et de Gauguin une scission humaine de fond. Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe, alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie. En quoi je pense, moi, qu’il avait foutrement raison. Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité. Il suffit d’avoir le génie de savoir l’interpréter. Ce qu’aucun peintre avant le pauvre Van Gogh n’avait fait, ce qu’aucun peintre ne fera plus après lui, car je crois que cette fois-ci, aujourd’hui même, maintenant, en ce mois de février 1947, c’est la réalité elle-même, le mythe de la réalité même, la réalité mythique elle-même, qui est en train de s’incorporer. Ainsi, nul depuis Van Gogh n’aura su remuer la grande cymbale, le timbre supra-humain, perpétuellement supra-humain suivant l’ordre refoulé duquel les objets de la vie réelle sonnent, lorsqu’on a su avoir l’oreille assez ouverte pour comprendre la levée de leur mascaret. C’est ainsi que la lumière du bougeoir sonne, que la lumière du bougeoir allumé sur le fauteuil de paille verte sonne comme la respiration d’un corps aimant devant le corps d’un malade endormi. Elle sonne comme une étrange critique, un profond et surprenant jugement dont il semble bien que Van Gogh puisse nous permettre de présumer la sentence plus tard, beaucoup plus tard, au jour où la lumière violette du fauteuil de paille aura achevé de submerger le tableau. Et on ne peut pas ne pas remarquer cette coupure de lumière lilas qui mange les barreaux du grand fauteuil torve, du vieux fauteuil écarquillé de paille verte, bien qu’on ne puisse pas tout de suite la remarquer. Car le foyer en est comme placé ailleurs et sa source étrangement obscure, comme un secret dont le seul Van Gogh aurait, sur lui-même, gardé la clef.
Si Van Gogh n’était pas mort à trente-sept ans, je n’en appellerais pas à la Grande Pleureuse pour me dire de quels suprêmes chefs-d’œuvre la peinture eût été enrichie, car je ne peux pas, après les « Corbeaux », me résoudre à croire que Van Gogh eût peint un tableau de plus. Je pense qu’il est mort à trente-sept ans parce qu’il était, hélas, arrivé au bout de sa funèbre et révoltante histoire de garrotté d’un mauvais esprit. Car ce n’est pas de lui, du mal de sa folie propre, que Van Gogh a quitté la vie. C’est sous la pression du mauvais esprit qui, à deux jours de sa mort, s’appela le Docteur Gachet, improvisé psychiatre, et qui fut la cause directe, efficace et suffisante de sa mort. J’ai acquis, en lisant les lettres de Van Gogh à son frère, la conviction ferme et sincère que le Docteur Gachet, « psychiatre », détestait en réalité Van Gogh, peintre, et qu’il le détestait comme peintre, mais pardessus tout comme génie. Il est à peu près impossible d’être médecin et honnête homme, mais il est crapuleusement impossible d’être psychiatre sans être en même temps marqué au coin de la plus indiscutable folie : celle de ne pouvoir lutter contre ce vieux réflexe atavique de la tourbe et qui fait, de tout homme de science pris à la tourbe, une sorte d’ennemi né et inné de tout génie...."