Alfred Jarry (1873-1907), "Ubu roi" (1888), "Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien" (1897-1898), "Ubu enchaîné" (1900), "Ubu sur la butte" (1901), "Messaline, roman de l'ancienne Rome" (1901), "Le Surmâle" (1902) - ...

Last Update : 2022/11/11


Cornegidouille, par la puissance des appétits inférieurs! - Alfred Jarry tient dans l'histoire littéraire une place considérable, mais le sait-on encore, ne sait-il pas fait dévorer par son personnage, le père Ubu, le héraut de la sottise universelle qui avec un demi-siècle d'avance, nous annonce la venue d'un nouveau monstre, fruit des amours du Pouvoir et de la Bêtise...

 

"Quand le rideau macabre replia vers le cintre sa grande aile rouge avec un bruit d’éventail, un puits d’ombre s’ouvrit, et bâilla devant nous une gueule de goule. Telles des lucioles, les chandelles de résine portaient prétentieusement leurs yeux aux ongles de leurs mains de gloire, comme des limaces au bout des cornes. Et à cette pensée nous prit un subit frisson, que des marionnettes allaient, par leurs lazzis, dérider nos fronts mornes, car il semblait que sur une telle scène à la verve des acteurs de bois dût applaudir la claque d’os des maxillaires.

Ainsi qu’une araignée qui fauche, l’être vague chargé de rythmer le branle des pantins badins griffa paresseusement de ses doigts longs les fils pendus aux fémurs de sa harpe : et grelotta soudain un galop clair de grêle rebondissant de tuile en tuile.

Et de l’ombre inférieure surgit, des genoux au sommet du gibus, très respectable et digne, M. Achras, vaquant aux soins anodins d’un collectionneur gâtisme. Des cristaux rangés par ordre s’étalent sur les rayons de ses bahuts, et reflètent aux glaces de leurs faces le correct frac noir et la blanche barbe en cerf-volant du rassembleur de leur foule raboteuse. Et de ses lèvres carminées tombent ces mots, exorde de la sanglante tragédie de l’Autoclète :

 

Achras. — Ô mais c’est qué, voyez-vous bien, je n’ai point sujet d’être mécontent de mes polyèdres : ils font des petits toutes les six semaines, c’est pire que des lapins. Et il est bien vrai de dire que les polyèdres réguliers sont les plus fidèles et les plus attachés à leur maître ; sauf que l’icosaèdre s’est révolté ce matin, et que j’ai été forcé, voyez-vous bien, de lui flanquer une gifle sur chacune de ses faces. Et que comme ça c’était compris. Et mon traité, voyez-vous bien, sur les mœurs des Polyèdres oui s’avance : n’y a plus que vingt-cinq volumes à faire.

Un larbin entrant. — Monsieur, y a z’un bonhomme qui veut parler à monsieur. Il a arraché la sonnette à force de tirer dessus, il a cassé trois chaises en voulant s’asseoir. (Il lui remet une carte.)

Achras. — Qu’est-ce qué c’est que ça ? M. Ubu, ancien roi de Pologne et d’Aragon, docteur en pataphysique… Ça n’est point compris du tout. Qu’est-ce qué c’est que ça, la pataphysique ? N’ya point de polyèdres qui s’appellent comme ça. Enfin c’est égal, ça doit être quelqu’un de distingué. Je veux faire acte de bienveillance envers cet étranger en lui montrant mes polyèdres. Faites entrer ce monsieur.

M. Ubu (bedaine, valise, casquette, pépin). — Cornegidouille ! Monsieur, votre boutique est fort pitoyablement installée : on nous a laissé carillonner à la porte pendant plus d’une heure ; et lorsque messieurs vos larbins se sont décidés à nous ouvrir, nous avons aperçu devant nous un orifice tellement minuscule, que nous ne comprenons point encore comment notre gidouille est venue à bout d’y passer.

Achras. — Ô mais c’est qué, excusez : je ne m’attendais point à recevoir la visite d’un aussi gros personnage. Sans ça, soyez sûr qu’on aurait fait élargir la porte. Mais vous excuserez l’embarras d’un vieux collectionneur, qui est en même temps, j’ose le dire, un grand savant.

M. Ubu. — Ceci vous plait à dire, monsieur, mais vous parlez à un grand pataphysicien.

Achras. — Pardon, monsieur, vous dites ?..

M. Ubu. — Pataphysicien. La pataphysique est une science que nous avons inventée, et dont le besoin se faisait généralement sentir.

Achras. — Ô mais, c’est qué, si vous êtes un grand inventeur, nous nous entendrons, voyez-vous bien ; car entre grands hommes.

M. Ubu. — Soyez plus modeste, monsieur ! Je ne vois d’ailleurs ici de grand homme que moi. Mais puisque vous y tenez, je condescends à vous faire un grand honneur. Vous saurez que votre maison nous convient et que nous avons résolu de nous y installer.

Achras. — Ô mais, c’est qué, voyez-vous bien…

M. Ubu. — Je vous dispense des remerciements. — Ah ! à propos, j’oubliais : comme il n’est point juste que le père soit séparé de ses enfants, nous serons incessamment rejoint par notre famille : Mme Ubu, nos fils Ubu et nos filles Ubu. Ce sont des gens fort sobres et fort bien élevés.

Achras. — Ô mais, c’est qué, voyez bien, je crains de…

M. Ubu. — Nous comprenons. Vous craignez de nous gêner. Aussi bien ne tolérerons-nous plus votre présence ici qu’à titre gracieux. De plus, vous allez aller chercher nos trois caisses de bagages que nous avons omises dans votre vestibule. N’oubliez pas non plus de dire à votre cuisinière qu’elle a l’habitude — nous le savons par notre science en pataphysique — de servir la soupe trop salée et le rôti beaucoup trop cuit. Nous ne les aimons point ainsi. Ce n’est pas que nous ne puissions faire surgir de terre les mets les plus exquis, mais ce sont vos procédés, monsieur, qui nous indignent !

Achras. — Ô mais, c’est qué — y a point d’idée du tout de s’installer comme ça chez les gens. C’est une imposture manifeste…

M. Ubu. — Une posture magnifique ! Parfaitement, monsieur : vous avez dit vrai une fois en votre vie.

(Exit Achras.)

 

M. Ubu. — Avons-nous raison d’agir ainsi ? Cornegidouille, de par notre chandelle verte, nous allons prendre conseil de notre Conscience. Elle est là, dans cette valise, toute couverte de toiles d’araignée. On voit bien qu’elle ne nous sert pas souvent.

(Il ouvre la valise. Sort la Conscience sous les espèces d’un grand bonhomme en chemise.)

La Conscience (elle a la voix de Bahis, comme M. Ubu celle de Macroton). — Monsieur, et ainsi de suite, veuillez prendre quelques notes.

M. Ubu. — Monsieur, pardon ! Nous n’aimons point à écrire, quoique nous ne doutions pas que vous ne deviez nous dire des choses fort intéressantes. Et, à ce propos, je vous demanderai pourquoi vous avez le toupet de paraître devant nous en chemise ?

La Conscience. — Monsieur, et ainsi de suite, la Conscience, comme la Vérité, ne porte habituellement pas de chemise ; si j’en ai arboré une, c’est par respect pour l’auguste assistance.

M. Ubu. — Ah çà, monsieur ou madame ma Conscience, vous faites bien du tapage. Répondez plutôt à cette question : ferai-je bien de tuer M. Achras, qui a osé venir m’insulter dans ma propre maison ?

La Conscience. — Monsieur, et ainsi de suite, il est indigne d’un homme civilisé de rendre le mal pour le bien. M. Achras vous a hébergé ; M. Achras vous a ouvert ses bras et sa collection de polyèdres ; M. Achras, et ainsi de suite, est un fort brave homme, bien inoffensif ; ce serait une lâcheté, et ainsi de suite, de tuer un pauvre vieux incapable de se défendre

M. Ubu. — Cornegidouille ! Monsieur ma Conscience. êtes-vous sûr qu’il ne puisse se défendre ?

La Conscience. — Absolument, monsieur ; aussi serait-il bien lâche de l’assassiner.

M. Ubu. — Merci, monsieur, nous n’avons plus besoin de vous. Nous tuerons M. Achras, puisqu’il n’y a pas de danger, et nous vous consulterons plus souvent, car vous savez donner de meilleurs conseils que nous ne l’aurions cru. Dans la valise !

(Il la renferme.)

La Conscience. — Dans ce cas, monsieur, je crois que nous pouvons, et ainsi de suite, en rester là pour aujourd’hui.

Le gnome harpiste sembla traîner ses ongles lourds sur un gong de tôle ; et des hauteurs sifflantes du si retomba au-dessous de l’ut caverneux le frémissement des cordes. Lentes, lentes, d’un mouvement invisible, rampaient visqueusement sur la scène sans plancher et précédaient Achras saluant d’effroi les trois caisses badigeonnées de sang de bœuf, les trois caisses de bagages de M. Ubu, juxtaposées et coalescentes comme les huîtres cramponnées à la même roche. Et soudain les trois, d’un hoquet convulsif bâillèrent, et la trinité hirsute des Palotins jaillit en un élan phallique.

(...) 

(Jarry, Les minutes de sable mémorial, L'Autoclète, 1894, extrait)


Dans le domaine du théâtre, la source d'avant-garde qui se prépare à régner sur les années 1920-1930, est, à n'en pas douter, "Ubu Roi" (1896), d'Afred Jarry (1873-1907), dont Apollinaire (1880-1918) fit la connaissance vers la fin de sa vie et, conformément à son refus de croire que l'humanité puisse un jour s'améliorer, s'inspira de l'humour anarchique et de la satire féroce de ses pièces pour ses propres oeuvres. On retrouvera de même l'influence de Jarry dans les oeuvres surréalistes de ces mêmes décennies, et plus tard dans le Théâtre de l'Absurde de Ionesco et de Beckett. Lorsque "Ubu Roi" fut représentée la première fois, le théâtre français était dans une large mesure une grande affaire de commerce et de conventions, avec les farces convenues de Georges Feydeau (1962-1921) et de Courteline (1858-1929), les pièces à thèse du genre de celle d'Emile Augier (1820-1889) et le néoromantisme d'Edmond Rostand (1868-1918). Ubu Roi (1896) met en scène le personnage du père Ubu : ce n'est pas un caractère mais une caricature aux traits grossis qui évoque à la fois la farce et l'épopée et auquel son langage déformé (oneilles, phynances, merdre, pataphysique), ses jurons (de par ma chandelle verte) ont contribué à donner une sorte de grandeur absurde. Ubu Roi était à l'origine un divertissement de lycéens (Jarry élevé au lycée de Rennes n'avait que quinze ans lors de la première ébauche collective de sa pièce), mais, à tort ou à raison, l'œuvre s'est chargée d'une signification symbolique : Ubu, avec sa vulgarité, sa cruauté, est une image de la nature humaine, et aussi de la condition humaine dans la mesure où il représente la tyrannie aveugle, impitoyable et inintelligible qui écrase souvent les êtres humains...



Alfred Jarry (1873-1907)

Né à Laval, un père, qui répondait au prénom d'Anselme et dirigeait une fabrique de toile, une  mère, Caroline Quernest, personnage excentrique qui eut un goût prononcé "pour le travesti" , et dont la mère passa une grande partie de sa vie internée. Après le petit Lycée de Laval, Jarry poursuivit ses études au Lycée de Saint-Brieuc, sa mère s`étant ínstallée dans cette ville vers 1885. En octobre 1888, un nouveau déménagement l'amena à finir sa rhétorique au Lycée de Rennes. ll passa ses deux baccalauréats, et en octobre 1890, le voici à Paris, au Lycée Henri-IV, où il prépare l'Ecole Normale. Il a Bergson pour professeur et Léon-Paul Fargue pour condisciple (grâce à qui il a pu lire la première version du premier "Chant" de Maldoror), en compagnie duquel il délaisse rapidement les cours pour arpenter les rues de la capitale. Ensemble ils font leur entrée dans les milieux littéraires : au Mercure de France, Jarry se lie avec Alfred Vallette, directeur du Mercure, et sa femme Rachilde, et Remy de Gormont, qui dirigera avec lui en 1894-1895 "L'Ymagier", revue d'art trimestrielle. Dans le même temps, Jarry se fait connaître par deux ouvrages de vers, "Les Minutes de sable mémorial" (1894) et "César Antéchriat" (1895), qui le classent d`emblée parmi les "poètes décadents".

En 1895, il perd à huit jours d'intervalle son père et sa mère, de là un héritage qui lui permet de prendre un appartement boulevard Saint-Germain, appartement qu'il quittera plus tard  pour le "Tripode", un wagon de marchandise déclassé qu'il plantera en pleíne campagne au Coudray, près de Corbeíl, dans un champ. De 1896 à 1903, c'est pour lui une époque de tranquillité matérielle, au cours de laquelle il écrit ses principales œuvres : "L 'Amour absolu" (1899), "Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien" (écrit en 1898, publié en 1911), "Messaline" (1901), "Le Surmale" (1902).

 

Jarry collabore régulièrement à la "Revue blanche", - ce qui lui assure sa vie quotidienne - et parallèlement travaille aux côtés de Lugné-Poe (1869-1940) - metteur en scène et directeur de théâtre et fondateur du théâtre de l'Œuvre - comme secrétaire général de celui-ci. C'est dans ce théâtre que fut montée, le 10 décembre 1896 la pièce qui l'a rendu célèbre, "Ubu Roi" : Firmin Gémier tenait le rôle d'Ubu et Louise France celui de Mère Ubu; les décors avaient été brossés par Bonnard, Vuillard, Lautrec, Ranson et Sérusier, les peintres qui fréquentaient alors La Revue blanche. Claude Terrasse, qui avait composé la musique d'accompagnement, était luí-même au piano. Et ce fut un magnifique scandale : dès le premier mot - le fameux "Merdre" lancé d'une voix tonitruante par Gémier - la salle fut debout et hurlait. Jules Renard et Courteline, présents, s'opposèrent vivement à la pièce et il n' y eut qu'un seul critique pour défendre la pièce, Henry Bauër, qui en perdit sa place de rédacteur à l'Echo de Paris.

Ecrit en 1888, alors qu'à peine âgé de quinze ans, Jarry était encore élève au Collège de Rennes, "Ubu roi" fut édité par "Le Mercure de France" quelques mois avant d'être représenté. "Ubu" allait devenir un personnage essentiel non seulement dans l'existence de Jarry mais aussi dans l'histoire de la littérature. Jarry, en effet, s'est toute sa vie efforcé de s'identifier au personnage qu'il avait créé, et bon nombre des épisodes ou des anecdotes que l'on rapporte à son sujet perdraient leur véritable signification si on ne les confrontait avec Ubu, personnage bouffon et trivial né de la plus violente des révoltes qu'un adolescent ait entretenue contre la bêtise triomphante des adultes, et qui reparut entre autres dans "Paralipomènes d'Ubu", publiés en 1921...

 

A la disparition de La Revue blanche (1903), Jarry se trouva dans une situation des plus précaires. Après d`infructueux essais pour faire du journalisme, il entreprit, en compagnie de son ami le Dr Jean Saltas, de traduire du grec le roman de Jean Rhoïdès, "La Papesse Jeanne" (publié en 1908). Mais désormais sa santé déclinait. Désemparé, ne vivant qu`au prix des plus extrêmes privations, miné par l'alcool, Jarry ne produira plus d'œuvre importante, si ce n'est "La Dragonne", roman inachevé. Après un séjour à Laval, au printemps de 1906, où il était allé se reposé auprès de sa sœur, il ne revint à Paris que pour y mourir ...

1907. – Endettement, épuisement, maladie. 1er novembre, à 4 heures 15 de l’après-midi, Alfred Jarry, 34 ans, meurt à l’hôpital de la Charité, 47, rue Jacob ; diagnostic : méningite tuberculeuse. Ses obsèques ont lieu le dimanche 3 novembre. « Nous sommes partis à 3 heures, note Léautaud dans son "Journal".  Arrêt vingt minutes à Saint-Sulpice, puis en route pour Bagneux. Nous avons dû y arriver vers cinq heures... Mirbeau, Descaves et Renard ont suivi jusqu’au bout », ainsi que Maurice Beaubourg, Charles-Louis Philippe et Paul Valéry. C’est un cortège peu homogène, comme il convient, de personnages choisis.

1911. – Publication chez Fasquelle de "Gestes et opinions du docteurFaustroll, pataphysicien, roman néo-scientifique", suivi de "Spéculations" – un point d’aboutissement de l’œuvre...


"Les Jours et les nuits" (Roman d'un déserteur, 1897)

Appelé au service militaire à Laval en novembre 1894, Jarry est réformé en décembre 1895. Pendant ces mois de service dont il se souvient dans "Les Jours et les Nuits", l'infirmerie et l'hôpital l'emportent nettement sur la caserne. Cette même année paraît "César-Antéchrist". 

 

X - DE L'ABRUTISSEMENT MILITAIRE

"Ce mot n'est pas une insulte à l'armée. "La discipline, qui est la force principale des armées", dit la théorie, demande au soldat une obéissance irréfléchie et une soumission de tous les instants. Elle doit d'abord supprimer l'intelligence, ensuite y substituer un petit nombre d'instincts animaux dérivés de l'instinct de conservation, volontés moindres développées  dans le sens de la volonté du chef.

Il y a deux instincts de conservation, le noble et l'ignoble. L'instinct noble est l'instinct de conserver son moi et de maintenir son individualité impénétrable aux forces extérieures. Les intelligences ne peuvent se combattre jusqu'à la mort, parce qu'elles ne sont point exactement adverses les unes aux autres, ayant ceci de commun qu'elles sont intelligence. Pour une raison autre, les corps ne se mangent point entre eux, craignant, en frappant autrui, de lui apprendre à faire des blessures. Et, d'ailleurs, il n'est pas très sûr que la perception d' "autrui" soit bien nette chez eux. Un bourgeois, un paysan, un soldat reconnaîtra que tous les corps ont un même instinct, l'instinct de la foule, et se scandalisera de qui ne fait point "comme les autres". Les corps (ou la foule) sont le discontinu. Les corps sont séparés dans l'espace et se sentent solidaires. Car le discontinu périrait s'il ne tendait au continu. Mais le continu est le parfait, l'absolu, l'infini, car ces qualités sont équipollentes; donc, de même qu'il ne peut y avoir deux infinis, qui se limiteraient, il ne peut y avoir qu'un continu. La matière, les corps, ou la foule, qui sont le discontinu, ne pourront prendre la place du continu, qui est l'Esprit, qu'après l'avoir anéanti. Cet anéantissement s'obtient par des procédés connus, et des machines aux engrenages plus ou moins stricts, selon qu'est plus ou moins fort l'instinct de conserver son moi.

Les ermites domptaient leur chair par la fatigue corporelle, par le jeûne et par la prière, qui détournaít leur esprit vers Dieu. Les soldats sont soumis au labeur assidu, à la gamelle (l'eau est la boisson habituelle du soldat) et à l'astiquage. En dehors de l'exercice, les occupations sont ce que doivent être des occupations : elles peuvent indéfiniment occuper. Les brodequins, en pivotant sur le talon, creusent des trous ventouses dans les boues du champ de manœuvre, et doivent être curieusement graissés. Ne jamais les cirer, dit-on : le cirage brûle le cuir. Mais il faut qu'ils soient noirs. Comment alors? Je m'en f..., dirait un caporal. Et ils sont noirs en effet. Or, le dedans des jambes du pantalon est doublé de toile blanche qui doit rester immaculée, malgré le contact des cirages et dégras. Il faut donc noircir toujours le brodequin qui blanchit toujours et blanchir sans cesse les bandes du pantalon tachées de noir indéfiniment. De plus, il est capital que les godillots soient cirés et bien luisants sous les semelles. 

La vraie position du soldat est la rigidité cataleptique, l'auto-hypnotisme par la ligne noire du fusil sur le mur auquel il présente les armes. Un général intelligent serait un grand mage, mais il faudrait qu'il n'eût as été entraîné par une plus rigoureuse ascèse, à la soumission au magnétisme en retour."


"Ubu n’est certes pas un personnage psychologique plausible, écrit Charles Grivel, un « caractère » comme on disait du temps du bon théâtre, c’est une outrance, un masque, une parodie sans parodié, brûlant d’un feu second aussi bien que premier. Le personnage ne correspond à rien, il s’applique à tous – c’est un universel, dira Jarry, sans pensable équivalent, ni voleur, ni peureux, ni rentier, bien qu’il cumule, d’une certaine façon, toutes ces qualités. Ubu est un signe qui convient à tout ce que nous pouvons bien désirer – hypocritement – qu’il soit : « C’est pourquoi vous serez libres de voir en M. Ubu les multiples allusions que vous voudrez, ou un simple fantoche».  Pourtant, cette liberté, l’auteur nous l’accorde en lever de rideau – dans l’exorde qu’il prononça pour introduire la pièce (Discours d'Afred Jarry prononcé à la première représentation d’Ubu Roi au Théâtre de l’Œuvre, le 10 décembre 1896, et publié en fac-similé autographe dans le tome XXI de Vers et Prose, avril-mai-juin 1910)  – comme pour encourager à considérer le développement de l’action qu’il nous inflige « ailleurs », dans une mémoire abstraite et non représentable, sur une scène dont l’enjeu neparaît pas. Ce à quoi nous assistons est un théâtre vrai aussi bien que faux, immédiat mais réservé, pochade ou drame, c’est selon. Bien entendu, le désir du spectateur, dans l’intérêt de sa satisfaction simple, refoule le personnage pour en faire un pitre inoffensif. Y parvient-il ? C’est à voir ..." 

 

AUTRE PRÉSENTATION D’UBU ROI - Parue sous le titre Ubu Roi, dans la brochure-programme éditée par la revue La Critique pour le Théâtre de l’Œuvre et distribuée aux spectateurs...

"Après qu’a préludé une musique de trop de cuivres pour être moins qu’une fanfare, et qui est exactement ce que les Allemands appellent une « bande militaire », le rideau dévoile un décor qui voudrait représenter Nulle Part, avec des arbres au pied des lits, de la neige blanche dans un ciel bien bleu, de même que l’action se passe en Pologne, pays assez légendaire et démembré pour être ce Nulle Part, ou tout au moins, selon une vraisemblable étymologie franco-grecque, bien loin un quelque part interrogatif .

Fort tard après la pièce écrite, on s’est aperçu qu’il y avait eu en des temps anciens, au pays où fut premier roi Pyast, homme rustique, un certain Rogatka ou Henry au grand ventre, qui succéda à un roi Venceslas, et aux trois fils dudit, Boleslas et Ladislas, le troisième n’étant pas Bougrelas ; et que ce Venceslas, ou un autre, fut dit l’Ivrogne. Nous ne trouvons pas honorable de construire des pièces historiques.

Nulle Part est partout, et le pays où l’on se trouve, d’abord. C’est pour cette raison qu’Ubu parle français. Mais ses défauts divers ne sont point vices français, exclusivement, auxquels favorisent le capitaine Bordure, qui parle anglais, la reine Rosemonde, qui charabie du Cantal, et la foule polonaise, qui nasille des trognes et est vêtue de gris. Si diverses satires se laissent voir, le lieu de la scène en fait les interprètes irresponsables.

Monsieur Ubu est un être ignoble, ce pourquoi il nous ressemble (par en bas) à tous. Il assassine le roi de Pologne (c’est frapper le tyran, l’assassinat semble juste à des gens, qui est un semblant d’acte de justice), puis étant roi il massacre les nobles, puis les fonctionnaires, puis les paysans. Et ainsi, ayant tué tout le monde, il a assurément expurgé quelques coupables, et se manifeste l’homme moral et normal. Finalement, tel qu’un anarchiste, il exécute ses arrêts lui-même, déchire les gens parce qu’il lui plaît ainsi et prie les soldats russes de ne point tirer devers lui, parce qu’il ne lui plaît pas. Il est un peu enfant terrible et nul ne le contredit tant qu’il ne touche point au Czar, qui est ce que nous respectons tous. Le Czar en fait justice, lui retire son trône dont il a mésusé, rétablit Bougrelas (était-ce bien la peine ?) et chasse Monsieur Ubu de Pologne, avec les trois parties de sa puissance, résumées en ce mot : « Cornegidouille » (par la puissance des

appétits inférieurs).

Ubu parle souvent de trois choses, toujours parallèles dans son esprit : la physique, qui est la nature comparée à l’art, le moins de compréhension opposé au plus de cérébralité, la réalité du consentement universel à l’hallucination de l’intelligent, Don Juan à Platon, la vie à la pensée, le scepticisme à la croyance, la médecine à l’alchimie, l’armée au duel ; – et parallèlement, la phynance, qui sont les honneurs en face de la satisfaction de soi pour soi seul, tels producteurs de littérature selon le préjugé du nombre universels, vis-à-vis de la compréhension des intelligents ; – et parallèlement, la Merdre.

Il est peut-être inutile de chasser Monsieur Ubu de Pologne, qui est, avons-nous dit, Nulle Part, car s’il peut se complaire d’abord à quelque artiste inaction, comme à « allumer du feu en attendant qu’on apporte du bois » et à commander des équipages en yachtant sur la Baltique, il finit par se faire nommer maître des Finances à Paris. Il était moins indifférent en ce pays de Loin-Quelque Part, où, face aux faces de carton d’acteurs qui ont eu assez de talent pour s’oser vouloir impersonnels, un public de quelques intelligents pour quelques heures s’est consenti Polonais." 

ALFRED JARRY


"Ubu Roi" (1888-1896)

Alfred Jarry n'avait que quinze ans lorsqu`il composa cette pièce en cinq actes, écrite d`abord pour les marionnettes (sous le titre Les Polonais) et représentée dès 1888 par des marionnettes sur une scène familiale, "Ubu roi" fut joué au Théâtre de l`oeuvre par la troupe de Lugné-Poe le 10 décembre 1896. Cette présentation au public fut une soirée mémorable qui fit passer son nom à la postérité. "Ubu roi" avait paru en juin de la même année en librairie, et deux autres éditions furent publiées du vivant de l`auteur (1897 et 1900). La farce commence dès la dédicace à Marcel Schwob, qui est suivie de cette épigraphe ...

"Adonc le pére Ubu hoscha la poire, dont fut depuis dénommé par les Anglois Shakespeare, et avez de lui sous ce nom maintes belles tragoedies par escript", farce aussi que la composition qui est donnée de l`orchestre, lequel comprend des cervelas, des oliphans verts, des sacquebutes et des galoubets. Le premier mot de la pièce est aussi

énergique qu`imprévu : "Merdre!" dit le père Ubu, ce qui suscita de vives réactions des premiers spectateurs...

 

Acte I, scène première - Père Ubu, Mère Ubu 

PÈRE UBU - Merdre ! 

MÈRE UBU - Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou. 

PÈRE UBU - Que ne vous assom’je, Mère Ubu ! 

MÈRE UBU Ce n’est pas moi, Père Ubu, c’est un autre  qu’il faudrait assassiner. 

PÈRE UBU - De par ma chandelle verte, je ne comprends pas. 

MÈRE UBU - Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ? 

PÈRE UBU - De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez-vous de mieux ? 

MÈRE UBU - Comment ! Après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ? 

PÈRE UBU - Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis. 

MÈRE UBU - Tu es si bête ! 

PÈRE UBU - De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu’il  meure, n’a-t-il pas des légions d’enfants ? 

MÈRE UBU - Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ? 

PÈRE UBU Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l’heure par la casserole. 

MÈRE UBU - Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ? 

PÈRE UBU - Eh vraiment ! et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ? 

MÈRE UBU - À ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues. 

PÈRE UBU - Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée. 

MÈRE UBU - Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons. 

PÈRE UBU - Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d’un bois, il passera un mauvais quart d’heure. 

MÈRE UBU - Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme. 

PÈRE UBU - Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir ! 

MÈRE UBU, à part. - Oh ! merdre ! (Haut.) Ainsi, tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu ? 

PÈRE UBU - Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat. 

MÈRE UBU - Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ? 

PÈRE UBU - Eh bien, après, Mère Ubu ? 

(Il s’en va en claquant la porte. )

MÈRE UBU, seule. - Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne. 

(..)

 

Nous sommes en Pologne, où Ubu, ancien roi d`Aragon, et présentement capitaine des dragons, officier de confiance du roi Venceslas et décoré de l'ordre de l`Aigle rouge de Pologne, jouit d`une haute situation et de la faveur du roi. Mais sa femme, mère Ubu. n'est pas satisfaite de ce rang : elle aspire au trône et, pour  convaincre son époux. trace ce tableau séduisant de la vie du souverain : 

 

 MÈRE UBU. Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?

PÈRE UBU. Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l’heure par la casserole.

MÈRE UBU. Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?

PÈRE UBU. Eh vraiment ! et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ?

MÈRE UBU. À ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues.

 

Et cette description idyllique plonge dans une très profonde réflexion le gros homme : le voilà lancé. ll monte une conspiration avec le vaillant capitaine Bordure, au cours d`un somptueux festin où les côtes de rastron, les pâtés de chien et les croupions de dinde s`entassent sur les tables. Mais l'arrivée d`un messager du roi compromet la mâle résolution d`Ubu : « Oh! merdre, jarnicoton bleu, de par ma chandelle verte, je suis découvert, je vais être décapité! Hélas! Hélas !"  Et devant le roi. il passe aux aveux, mais, heureusement pour lui, personne ne comprend rien à son langage bredouillant et sibyllin : et, sur un affront de l'héritier du trône, le jeune Bougrelas, qui le met hors de lui, il fuit la cour : « Et maintenant, je vais foutre le camp. Oh! aïe! au secours ! De par ma chandelle verte, je me suis rompu l`intestin et crevé la  bouzine !"...

Acte II, la reine confie à son époux ses inquiétudes, ses appréhensions : il ne reviendra pas vivant de la revue. L`attentat en effet réussit: nous assistons au massacre de la famille royale et à l`accession au trône du père Ubu. Bougrelas a échappé à la mort; réfugié dans une caverne, il attend l'occasion de prendre sa revanche. Devenu roi. Ubu agit avec une autorité innée, une brutalité qui étonne et qui inquiète même sa douce moitié. Celle-ci lui conseille de jeter de l`argent à la foule afin de lui permettre de payer ses impôts : Ubu y consent. Cette mesure de haute politique prise,  Ubu, à l`acte III, va jouir des enivrements du pouvoir....

 

Acte III, Scène II

La grande salle du palais.

PÈRE UBU, MÈRE UBU, OFFICIERS ET SOLDATS ; GIRON, PILE, COTICE, NOBLES ENCHAÎNÉS, FINANCIERS, MAGISTRATS, GREFFIERS

PÈRE UBU. Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! ensuite faites avancer les Nobles.

On pousse brutalement les Nobles.

MÈRE UBU. De grâce, modère-toi, Père Ubu.

PÈRE UBU. J’ai l’honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.

 NOBLES. Horreur ! à nous, peuple et soldats !

PÈRE UBU. Amenez le premier Noble et passez-moi le crochet à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous, où on les décervèlera. (Au Noble.) Qui es-tu, bouffre ?

LE NOBLE. Comte de Vitepsk .

PÈRE UBU. De combien sont tes revenus ?

LE NOBLE. Trois millions de rixdales.

PÈRE UBU. Condamné !

Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou.

MÈRE UBU. Quelle basse férocité !

PÈRE UBU. Second Noble, qui es-tu ? (Le Noble ne répond rien.) Répondrastu, bouffre ?

LE NOBLE. Grand-duc de Posen.

PÈRE UBU. Excellent ! excellent ! Je n’en demande pas plus long. Dans la trappe. Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.

LE NOBLE. Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.

PÈRE UBU. Très bien ! très bien ! Tu n’as rien autre chose ?

LE NOBLE. Rien.

PÈRE UBU. Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?

LE NOBLE. Prince de Podolie.

PÈRE UBU. Quels sont tes revenus ?

LE NOBLE. Je suis ruiné.

PÈRE UBU. Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. Cinquième Noble, qui es-tu ?

LE NOBLE. Margrave de Thorn, palatin de Polock.

PÈRE UBU. Ça n’est pas lourd. Tu n’as rien autre chose ?

LE NOBLE. Cela me suffisait.

PÈRE UBU. Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe. Qu’as-tu à pigner , Mère Ubu ?

MÈRE UBU. Tu es trop féroce, Père Ubu.

PÈRE UBU. Eh ! je m’enrichis. Je vais me faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.

LE GREFFIER. Comté de Sandomir.

PÈRE UBU. Commence par les principautés, stupide bougre !

LE GREFFIER. Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thom.

PÈRE UBU. Et puis après ?

LE GREFFIER. C’est tout.

PÈRE UBU. Comment, c’est tout ! Oh bien alors, en avant les Nobles, et comme je ne finirai pas de m’enrichir, je vais faire exécuter tous les Nobles, et ainsi j’aurai tous les biens vacants. Allez, passez les Nobles dans la trappe.

On empile les Nobles dans la trappe.

Dépêchez-vous, plus vite, je veux faire des lois maintenant.

 PLUSIEURS. On va voir ça.

PÈRE UBU. Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.

PLUSIEURS MAGISTRATS. Nous nous opposons à tout changement.

PÈRE UBU. Merdre. D’abord, les magistrats ne seront plus payés.

MAGISTRATS. Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.

PÈRE UBU. Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.

UN MAGISTRAT. Horreur.

DEUXIÈME. Infamie.

TROISIÈME. Scandale.

QUATRIÈME. Indignité.

TOUS. Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.

PÈRE UBU. À la trappe les magistrats !

Ils se débattent en vain.

MÈRE UBU. Eh ! que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?

PÈRE UBU. Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.

MÈRE UBU. Oui, ce sera du propre.

PÈRE UBU. Allons, tais-toi, bouffresque. Nous allons maintenant, messieurs, procéder aux finances.

FINANCIERS. Il n’y a rien à changer.

PÈRE UBU. Comment, je veux tout changer, moi. D’abord je veux garder pour moi la moitié des impôts.

FINANCIERS. Pas gêné.

PÈRE UBU. Messieurs, nous établirons un impôt de dix pour cent sur la propriété, un autre sur le commerce et l’industrie, et un troisième sur les mariages et un quatrième sur les décès, de quinze francs chacun.

PREMIER FINANCIER. Mais c’est idiot, Père Ubu.

DEUXIÈME FINANCIER. C’est absurde.

TROISIÈME FINANCIER. Ça n’a ni queue ni tête.

PÈRE UBU. Vous vous fichez de moi ! Dans la trappe, les financiers !

On enfourne les financiers.

MÈRE UBU. Mais enfin, Père Ubu, quel roi tu fais, tu massacres tout le monde.

PÈRE UBU. Eh merdre !

MÈRE UBU. Plus de justice, plus de finances.

PÈRE UBU. Ne crains rien, ma douce enfant, j’irai moi-même de village en village recueillir les impôts."

 

Ubu s`est "flanqué une indigestion" et fait confectionner la magnifique capeline. en peau de mouton avec une agrafe et des brides en peau de chien, dont il rêvait. Décidé à prendre l`argent là où il est, il confisque les biens des nobles, qu`il fait passer dans la "trappe à nobles" où ceux-ci seront "décervelés", puis il se fait lire "la liste de ses biens". Il prend ensuite les mêmes mesures énergiques et décisives avec les magistrats,  puis avec les financiers; enfin il instaure de nouveaux impôts, dont un sur les mariages et un sur les décès, "de quinze francs chacun". Afin d`être sûr de ne pas se faire voler, il décide d`aller les collecter lui-même de village en village. Bordure, emprisonné aussitôt après l`attentat, s`évade et vient implorer l`aide du tsar pour rétablir la dynastie légitime : dans tout le pays la révolte gronde.

Conseil de guerre au palais : Ubu tremble de peur; enfin il consent à prendre la tête de ses armées à condition de ne pas débourser un sou. TOUS - Vive la Guerre! - Après avoir écrasé sous son poids deux chevaux, le roi de Pologne se sent plein d'énergie belliqueuse : "Corne physique. je suis à moitié mort! Mais c'est égal. je pars en guerre et je tuerai tout le monde!". Il prévoit même le traitement qu`il fera subir au tsar : "Torsion du nez et des dents, extraction de la langue et enfoncement du petit bout des bois dans les oreilles" ...

 

A I`acte IV, après le départ d`Ubu, la mère Ubu vole le trésor des rois de Pologne; mais Bougrelas attaque la capitale et s'en empare. La toute récente souveraine doit s`enfuir en abandonnant ses richesses. Cependant, Ubu fait merveille sur le champ de bataille. Affolé par le moindre coup de canon, s`écroulant pour un rien, il a de terribles réveils de sauvagerie et ne rêve que de sang et massacres. Défait, il se réfugie avec deux "palotins" dans une caverne, où ils reçoivent la visite d`un ours. Terreur d'Ubu qui trépigne de peur, puis. juché sur un rocher, débite des patenôtres. 

 

 ACTE V - Scène première

(..) 

 PÈRE UBU. Mais, par saint Antoine ! on parle. Jambe-dieu ! Je veux être pendu !

MÈRE UBU, grossissant sa voix. Oui, monsieur Ubu, on parle, en effet, et la trompette de l’archange qui doit tirer les morts de la cendre et de la poussière finale ne parlerait pas autrement ! Écoutez cette voix sévère. C’est celle de saint Gabriel qui ne peut donner que de bons conseils.

PÈRE UBU. Oh ! ça, en effet !

MÈRE UBU. Ne m’interrompez pas ou je me tais et c’en sera fait de votre giborgne !

PÈRE UBU. Ah ! ma gidouille ! Je me tais, je ne dis plus mot. Continuez, madame l’Apparition !

 MÈRE UBU. Nous disions, monsieur Ubu, que vous étiez un gros bonhomme !

PÈRE UBU. Très gros, en effet, ceci est juste.

MÈRE UBU. Taisez-vous, de par Dieu !

PÈRE UBU. Oh ! les anges ne jurent pas !

MÈRE UBU, à part. Merdre ! (Continuant.) Vous êtes marié, monsieur Ubu ?

PÈRE UBU. Parfaitement, à la dernière des chipies !

MÈRE UBU. Vous voulez dire que c’est une femme charmante.

PÈRE UBU. Une horreur. Elle a des griffes partout, on ne sait par où la prendre.

MÈRE UBU. Il faut la prendre par la douceur, sire Ubu, et si vous la prenez ainsi vous verrez qu’elle est au moins l’égale de la Vénus de Capoue.

PÈRE UBU. Qui dites-vous qui a des poux ?

MÈRE UBU. Vous n’écoutez pas, monsieur Ubu ; prêtez-nous une oreille plus attentive. (A part.) Mais hâtons-nous, le jour va se lever. Monsieur Ubu, votre femme est adorable et délicieuse, elle n’a pas un seul défaut.

PÈRE UBU. Vous vous trompez, il n’y a pas un défaut qu’elle ne possède.

MÈRE UBU. Silence donc ! Votre femme ne vous fait pas d’infidélités !

PÈRE UBU. Je voudrais bien voir qui pourrait être amoureux d’elle. C’est une harpie !

MÈRE UBU. Elle ne boit pas !

PÈRE UBU. Depuis que j’ai pris la clef de la cave. Avant, à sept heures du matin elle était ronde et elle se parfumait à l’eau-de-vie. Maintenant qu’elle se parfume à l’héliotrope elle ne sent pas plus mauvais. Ça m’est égal. Mais maintenant il n’y a plus que moi à être rond !

MÈRE UBU. Sot personnage ! – Votre femme ne vous prend pas votre or.

PÈRE UBU. Non, c’est drôle !

MÈRE UBU. Elle ne détourne pas un sou !

PÈRE UBU. Témoin monsieur notre noble et infortuné cheval à Phynances, qui, n’étant pas nourri depuis trois mois, a dû faire la campagne entière traîné par la bride à travers  l’Ukraine. Aussi est-il mort à la tâche, la pauvre bête !

MÈRE UBU. Tout ceci sont des mensonges, votre femme est un modèle et vous quel monstre vous faites !

PÈRE UBU. Tout ceci sont des vérités. Ma femme est une coquine et vous quelle andouille vous faites !

MÈRE UBU. Prenez garde, Père Ubu.

PÈRE UBU. Ah ! c’est vrai, j’oubliais à qui je parlais. Non, je n’ai pas dit ça !

MÈRE UBU. Vous avez tué Venceslas.

PÈRE UBU. Ce n’est pas ma faute, moi, bien sûr. C’est la Mère Ubu qui a voulu.

MÈRE UBU. Vous avez fait mourir Boleslas et Ladislas.

PÈRE UBU. Tant pis pour eux ! Ils voulaient me taper !

MÈRE UBU. Vous n’avez pas tenu votre promesse envers Bordure et plus tard vous l’avez tué.

PÈRE UBU. J’aime mieux que ce soit moi que lui qui règne en Lithuanie. Pour le moment ça n’est ni l’un ni l’autre. Ainsi vous voyez que ce n’est pas  moi.

MÈRE UBU. Vous n’avez qu’une manière de vous faire pardonner tous vos méfaits.

PÈRE UBU. Laquelle ? Je suis tout disposé à devenir un saint homme, je veux être évêque et voir mon nom sur le calendrier.

MÈRE UBU. Il faut pardonner à la Mère Ubu d’avoir détourné un peu d’argent.

PÈRE UBU. Eh bien, voilà ! Je lui pardonnerai quand elle m’aura rendu tout, qu’elle aura été bien rossée et qu’elle aura ressuscité mon cheval à finances.

MÈRE UBU. Il en est toqué de son cheval ! Ah ! je suis perdue, le jour se lève.

PÈRE UBU. Mais enfin je suis content de savoir maintenant assurément que ma chère épouse me volait. Je le sais maintenant de source sûre. Omnis a Deo scientia, ce qui veut dire : Omnis, toute ; a Deo, science ; scientia, vient de Dieu. Voilà l’explication du phénomène. Mais madame l’Apparition ne dit plus rien. Que ne puis-je lui offrir de quoi se réconforter. Ce qu’elle disait était très amusant. Tiens, mais il fait jour ! Ah ! Seigneur, de par mon cheval à finances, c’est la Mère Ubu !

MÈRE UBU, effrontément. Ça n’est pas vrai, je vais vous excommunier.

PÈRE UBU. Ah ! charogne !

MÈRE UBU. Quelle impiété.

PÈRE UBU. Ah ! c’est trop fort. Je vois bien que c’est toi, sotte chipie ! Pourquoi diable es-tu ici ?

MÈRE UBU. Giron est mort et les Polonais m’ont chassée.

PÈRE UBU. Et moi, ce sont les Russes qui m’ont chassé : les beaux esprits se rencontrent.

MÈRE UBU. Dis donc qu’un bel esprit a rencontré une bourrique !

PÈRE UBU. Ah ! eh bien, il va rencontrer un palmipède maintenant.

Il lui jette l’ours.

MÈRE UBU, tombant accablée sous le poids de l’ours. Ah ! grand Dieu ! Quelle horreur ! Ah ! je meurs ! J’étouffe ! il me mord ! Il m’avale ! il me digère !

PÈRE UBU. Il est mort ! grotesque. Oh ! mais, au fait, peut-être que non ! Ah ! Seigneur ! non, il n’est pas mort, sauvons-nous. (Remontant sur son rocher.)

Pater noster qui es...(...)

 

A I`acte V, nous retrouvons la mère Ubu, qu'un hasard providentiel a conduite dans la caverne où ronfle son respectable et énorme époux. Elle tenter de se faire passer pour l`apparition d`un ange et commande à Ubu de pardonner à sa femme ses larcins. Celui-ci n'est pas dupe de la supercherie et s'apprête à lui faire subir une supplice aussi raffiné que complet : "Torsion du nez, arrachement des cheveux, pénétration du petit bout de bois dans les oreilles, extraction de la cervelle par les talons, lacération du postérieur, suppression partielle ou même totale de la moelle épinière... sans oublier l`ouverture de la vessie natatoire et, finalement la grande décollation, renouvelée de saint Jean-Baptiste. le tout tiré des très saintes Ecritures", lorsque Bougrelas à la tête de ses soldats entre dans la caverne. Ce n`est que grâce à leur vaillance que les deux Ubu parviennent à échapper au sort qui les menace...

Nous les retrouvons sur le pont d`un navire, où Ubu se mêle de la manœuvre et manque de faire chavirer l'embarcation ; ils se rendent dans leur pays natal, en France, où père Ubu se fera nommer "Maître des Phynances" à Paris. Et le drame s'achève sur cette phrase lapidaire: "S'il n`y avait pas de Pologne, il n`y aurait pas de Polonais!"

 

"Ubu roi" n'est pas seulement un "canular", une grosse farce plaisante et féroce, une parodie loufoque des pièces à grand spectacle, c`est une véritable création et l`entrée en scène dans notre imaginaire littéraire d`un personnage dont le nom demeurera, Ubu, c`est Joseph Prudhomme et M. Perrichon poussés jusqu`à I'absurde, jusqu'au délire, c'est le bourgeois devenu enragé, poltron et sauvage, le garde national mégalomane et ivre. "Ubu roi" est - même si Jarry ne l`a pas nettement voulu - une satire, et jusque sous l`énormité sommaire des caractères et des situations, certains de ses mots portent très loin. Jarry en vient à inventer un langage qui n'est qu`à lui, mais qui, dans sa verdeur et sa cocasserie, s'impose. Par là, on évoque "Monologues" et "Sotíes" du Moyen Age, et même Rabelais.  

Et cet Ubu n’a pas la bêtise tranquille, passive, niaise, non, il agresse, il supplicie, ses raisons sont des absences expresses de raisons, mais valides pour cela, parce qu’elles sont péremptoires. Libre cours est laissé dans sa personne à la violence intérieure – le bête, la bête. C’est un théâtre de la cruauté qui se joue, dira Artaud. Un souffle destructeur passe, en provenance du propre, qui habite la langue, affirmatif et menaçant, content de soi. Ce qu’il dit, parce qu’il le dit, peut être cru et est suivi immédiatement d’effets (il a ses larbins pour cela). De la même façon que le personnage nous offre le spectacle d’un corps sans retenue, sa langue, miraculeusement propre, se donne pour ce qu’elle est : littérale – « il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus ». D’où sa violence, sa verdeur ..

Mais Ubu roi est aussi un drame bien construit et soigneusement écrit. ll fallait à coup sûr quelque étincelle de génie à ce collégien de quinze ans pour faire de cette macabre et bizarre plaisanterie une œuvre caricaturale certes. mais si puissante et si humaine, trop humaine, diront certains, car par-delà le bourgeois, c`est l'être humain que vise Jarry, cet être humain dont il venait de mesurer l`indicible bêtise, la lâcheté et la sauvagerie...


Etonné lui-même par son succès, Jarry voulut donner une suite à son drame: c`est ainsi qu'il écrivit "Ubu enchaîné" et "Ubu cocu". "Ubu enchaîné" fut publié en 1900 dans La Revue blanche, mais il ne fut représenté qu`en 1937. Dans ce drame en cinq actes, qui est dans une certaine mesure un "Ubu roi à l'envers", le père Ubu, instruit par l'expérience, est résolu à devenir esclave ; c`est ainsi, pense-t-il, qu'il acquerra une véritable puissance. Aux conseils de prudence de son épouse, il répliquera, "Cela m`est égal d`être égal à tout le monde, puisque c'est encore moi qui finirai par tuer tout le monde". C`est pourquoi il cire de force les pieds nus de la charmante Eleuthère et tue son oncle Pissembock, puis s`impose, avec sa femme, comme domestiques à leur service. Le nouveau système d`esclavage inventé par Ubu fait merveille ; les hommes libres, qui se forcent pour désobéir, se convertissent; et Ubu, qui avait enfin conquis la tranquillité et assuré son entretien en se faisant mettre en prison, réussit assez mal dans sa nouvelle carrière de galérien. En effet, le sultan Soliman reconnaît en lui son frère disparu et met ainsi un terme à l`abaissement où il se complaisait. "Ubu enchaîné" principalement une charge, la satire y ici est directe et féroce, mais ce nouveau drame est loin d`avoir la rigueur de construction dramatique d` "Ubu roi". Quant à "Ubu cocu", qui ne fut pas publié du vivant de l`auteur, c'est une grosse farce assez forcée, où la drôlerie fait long feu...


Au cycle ubuesque se rattache encore "Ubu sur la butte", adaptation abrégée d`Ubu roi, destinée au "Guignol des Quat'z'Arts" où elle fut représentée en 1901. Dans les "Paralipomènes d`Ubu", Jarry présente une genèse, fantaisiste, de son héros. On peut noter pour commenter une indication :  "Ce n`est pas exactement M. Thiers, ni le bourgeois, ni le mufle : ce serait plutôt l'anarchiste parfait, avec ceci qui empêche que nous devenions jamais l`anarchiste parfait. que c`est un homme, d`où couardise, saleté, laideur. etc..  Des trois âmes que distingue Platon : de la tête, du cœur et de la gidouille, cette dernière seule, en lui, n’est pas embryonnaire...". Qu'attendre en effet de l'être humain. Nous y apprenons également qu'il y eut de nombreux gestes d`Ubu. tous joués par des marionnettes ; ces gestes, nous dit Jarry, n`ont pas été intégralement conservés, toutefois les "Paralipomènes" contiennent quelques extraits de ces œuvres, dont l' "Autoclète" qui est un cocasse dialogue du père Ubu et de sa conscience, "Phonographie", enfin "L'Art et la Science". Les divers Ubu s'accompagnent généralement de la "Chanson du décervelage", valse en forme de complainte populaire dont Claude Terrasse écrivit la musique : elle décrit le divertissement favori de l`ouvrier parisien, la séance de décervelage ; le refrain évoque cette délicate opération ...

 

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste

Dans la ru’ du Champs d’ Mars, d’ la paroiss’ de Toussaints ;

Mon épouse exerçait la profession d’ modiste

Et nous n’avions jamais manqué de rien.

Quand le dimanch’ s’annonçait sans nuage,

Nous exhibions nos beaux accoutrements

Et nous allions voir le décervelage

Ru’ d’ l’Echaudé, passer un bon moment.

 

Voyez, voyez la machin’ tourner,

Voyez, voyez la cervell’ sauter,

Voyez, voyez les Rentiers trembler;

(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

 

Nos deux marmots chéris, barbouillés d’ confitures,

Brandissant avec joi’ des poupins en papier

Avec nous s’installaient sur le haut d’ la voiture

Et nous roulions gaîment vers l’Echaudé.

On s’ précipite en foule à la barrière,

On s’ flanque des coups pour être au premier rang ;

Moi j’me mettais toujours sur un tas d’pierres

Pour pas salir mes godillots dans l’sang.

 

 

Bientôt ma femme et moi nous somm’s tout blancs d’ cervelle,

Les marmots en boulott’nt et tous nous trépignons

En voyant l’Palotin qui brandit sa lumelle,

Et les blessur’s et les numéros d’ plomb.

Soudain j’ perçois dans l’ coin, près d’ la machine,

La gueul’ d’un bonz’ qui n’ m’ revient qu’à moitié.

Mon vieux, que j’ dis, je r’connais ta bobine :

Tu m’as volé, c’est pas moi qui t’ plaindrai.

Soudain j’ me sens tirer la manche’par mon épouse ;

Espèc’ d’andouill’, qu’elle m’ dit, v’là l’ moment d’te montrer :

Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d’ bouse.

V’là l’ Palotin qu’a juste’ le dos tourné.

En entendant ce raisonn’ment superbe,

J’attrap’ sus l’ coup mon courage à deux mains :

J’ flanque au Rentier une gigantesque merdre

Qui s’aplatit sur l’ nez du Palotin.

 

Voyez, voyez la machin’ tourner,

Voyez, voyez la cervell’ sauter,

Voyez, voyez les Rentiers trembler;

(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

 

Aussitôt j’ suis lancé par dessus la barrière,

Par la foule en fureur je me vois bousculé

Et j’ suis précipité la tête la première

Dans l’ grand trou noir d’ousse qu’on n’ revient jamais.

Voila c’ que c’est qu’d’aller s’ prome’ner l’ dimanche

Ru’ d’ l’Echaudé pour voir décerveler,

Marcher l’ Pinc’-Porc ou bien l’Démanch’- Comanche :

On part vivant et l’on revient tudé !

 

Voyez, voyez la machin’ tourner,

Voyez, voyez la cervell’ sauter,

Voyez, voyez les Rentiers trembler;

(Choeur): Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu!

 



Il faut enfin mentionner dans cette oeuvre composite, mais toute centrée autour du personnage du père Ubu, deux assez singuliers articles sur le théâtre publiés dans La Revue blanche et dans Le Mercure de France (1896). Dans le premier de ces articles : "Questions de théâtre", Jarry explique qu`Ubu roi ne doit pas être joué dans le ton comique, puis il exhale avec violence sa haine pour le public ...

 

"...  Il aurait été aisé de mettre Ubu au goût du public parisien avec les légères modifications suivantes : le mot initial aurait été Zut (ou Zutre), le balai qu’on ne peut pas dire un coucher de petite femme, les uniformes de l’armée, du premier Empire : Ubu aurait donné l’accolade au tsar et l’on aurait cocufié diverses personnes : mais ç'aurait été plus sale.

J’ai voulu que, le rideau levé, la scène fût devant le public comme ce miroir des contes de Mme Leprince de Beaumont, où le vicieux se voit avec des cornes de taureau et un corps de dragon, selon l’exagération de ses vices ; et il n’est pas étonnant que le public ait été stupéfait à la vue de son double ignoble, qui ne lui avait pas encore été entièrement présenté ; fait, comme l’a dit excellemment M. Catulle Mendès, « de l’éternelle imbécillité humaine, de l’éternelle luxure, de l’éternelle goinfrerie, de la bassesse de l’instinct érigée en tyrannie ; des pudeurs, des vertus, du patriotisme et de l’idéal des gens qui ont bien dîné ». Vraiment, il n’y a pas de quoi attendre une pièce drôle, et les masques expliquent que le comique doit en être tout au plus le comique macabre d’un clown anglais ou d’une danse des morts.

Avant que nous eussions Gémier, Lugné-Poe savait le rôle et voulait le répéter en tragique. Et surtout on n’a pas compris – ce qui était pourtant assez clair et rappelé perpétuellement par les répliques de la Mère Ubu : « Quel sot homme !... quel triste imbécile » – qu’Ubu ne devait pas dire « des mots d’esprit » comme divers ubucules en réclamaient, mais des phrases stupides, avec toute l’autorité du Mufle. D’ailleurs, la foule, qui s’exclame avec un dédain simulé : « Dans tout cela, pas un mot d’esprit », comprend bien moins encore une phrase profonde. Nous le savons par l’observation du public des quatre années de l’Œuvre : si l’on tient absolument à ce que la foule entrevoie quelque chose, il faut préalablement le lui expliquer.

La foule ne comprend pas Peer Gynt , qui est une des pièces les plus claires qui soient ; elle ne comprend pas davantage la prose de Baudelaire, la précise syntaxe de Mallarmé. Elle ignore Rimbaud, sait que Verlaine existe depuis qu’il est mort, et est fort terrifiée à l’audition des Flaireurs ou de Pelléas et Mélisande . Elle affecte de considérer littérateurs et artistes comme un petit groupe de bons toqués et il faudrait d’après certains élaguer de l’œuvre d’art tout ce qui est l’accident et la quintessence, l’âme du supérieur, et la châtrer telle que l’eût pu écrire une foule en collaboration.

 C’est son point de vue, et de quelques démarqueurs et assimilateurs. N’avons-nous pas le droit de considérer au nôtre la foule – qui nous dit aliénés par surabondance, par ceci que des sens exacerbés nous donnent des sensations à son avis hallucinatoires – comme un aliéné par défaut (un idiot, disent les hommes de science), dont les sens sont restés si rudimentaires qu’elle ne perçoit que des impressions immédiates ? Le progrès pour elle est-il de se rapprocher de la brute ou de développer peu à peu ses circonvolutions cérébrales embryonnaires ?

L’art et la compréhension de la foule étant si incompatibles, nous aurions si l’on veut eu tort d’attaquer directement la foule dans Ubu Roi, elle s’est fâchée parce qu’elle a trop bien compris, quoi qu’elle en dise. La lutte contre le Grand Tortueux, d’Ibsen, était passée presque inaperçue. C’est parce que la foule est une masse inerte et incompréhensive et passive qu’il la faut frapper de temps en temps, pour qu’on connaisse à ses grognements d’ours où elle est – et où elle en est. Elle est assez inoffensive, malgré qu’elle soit le nombre, parce qu’elle combat contre l’intelligence. Ubu n’a pas décervelé tous les nobles. Semblable à l’Animal-Glaçon qui bataille contre la Bête-à-Feu, de Cyrano de Bergerac, d’abord elle fondrait avant de triompher, et triompherait-elle qu’elle serait fort honorée d’appendre à sa cheminée le cadavre de la bête-soleil, et d’éclairer sa matière adipeuse des rayons de cette forme si différente d’elle qu’elle est à elle, quoique extérieure, comme à un corps une âme .

La lumière est active et l’ombre est passive et la lumière n’est pas séparée  Le temps est nécessaire parce que ceux qui sont plus âgés que nous – et que nous respectons à ce titre – ont vécu parmi certaines œuvres qui ont pour eux le charme des objets usuels, et ils sont nés avec une âme qui était assortie à ces œuvres, et garantie devant aller jusqu’en l’an mil huit cent quatre-vingt... et tant. Nous ne les pousserons pas de l’épaule, n’étant plus au XVIIe siècle ; nous attendrons que leur âme raisonnable par rapport à elle-même et aux simulacres qui entouraient leur vie, se soit arrêtée (nous n’avons pas attendu d’ailleurs), nous deviendrons aussi des hommes graves et gros et des Ubus et après avoir publié des livres qui seront très classiques, nous serons tous probablement maires de petites villes où les pompiers nous offriront des vases de Sèvres, quand nous serons académiciens, et à nos enfants leurs moustaches dans un coussin de velours ; et il viendra de nouveaux jeunes gens qui nous trouveront bien arriérés et composeront pour nous abominer des ballades ; et il n’y a pas de raison pour que ça finisse."

 

Dans le second, "De l'inutilité du théâtre au théâtre", il s`attaque rien moins qu'aux décors et aux acteurs. " .. La liberté n’étant pas encore acquise au théâtre de violemment expulser celui qui ne comprend pas, et d’évacuer la salle à chaque entr’acte avant le bris et les cris, on peut se contenter de cette vérité démontrée qu’on se battra (si l’on se bat) dans la salle pour une œuvre de vulgarisation, donc point originale et par cela antérieurement à l’originale accessible, et que celle-ci bénéficiera au moins le premier jour d’un public resté stupide, muet par conséquent. Et le premier jour ceux-là viennent, qui savent comprendre...". Mais ces pièces, ces articles n`ajoutent pas grand-chose à Ubu roi, inquiétant chef-d`œuvre et étrange phénomène de la littérature, beaucoup plus proche par l'esprit qu'il n`y paraît de Lautréamont et, par certains côtés, de Rimbaud. Jarry y fait figure d`adolescent bouffon, le revers est grave, il s`attaque avec férocité et humour au monde des adultes, à leur sottise et à leur méchanceté...


"Gestes et opinions du docteur Faustroll,pataphysicien" (écrite en 1897-1898, publié. posth. 1911), 

 Alfred Jarry  nous invite donc, avec "Le Docteur Faustroll" à suivre ce personnage dans des aventures soumises aux lois de la pataphysique. Mais qu'est-ce "que la pataphysique? C'est la science des épiphénomènes. Et pour préciser : "La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité. Au lieu d'énoncer la loi de la chute des corps vers un centre, que ne préfère-t-on celle de l'ascension du vide vers une périphérie, le vide étant pour "unité de

-non-densité"... Tout u programme à découvrir  en compagnie du docteur, et le suivent dans ses pérégrinations, Panmuphle, huissier près  tribunaux de la Seine, et le singe papion Bosse-de-Nage, "moins cyno-qu'hydrocéphale". Les trois lascars, sur le bateau à jour en toile de cuivre roulant sur trois galets d'acier - merveilleuse invention du docteur -, visitent

successivement, en plein Paris : l'île de Bran, où se trouvent les oiseaux dits "fouille-merde", puis le pays des dentelles, le bois d`amour, l`île Amorphe, dont l`un des rois est inventeur du tandem, - "ce qui étend aux quadrupèdes les bénéfices de la pédale" -, puis l`île Fragantre, l'île de Ptyx, chère à Mallarmé, l'île de Her, l”île Cyril, "où les abat-jour errent à la manière de crabes glauques et roses" ... Les chapitres se succèdent, dans le plus grand désordre, avec cet humour particulier, très proche souvent de l' "humour noir" des surréalistes à venir. Le livre VI, particulièrement, une suite de poèmes, nous en donne de singuliers exemples ..

 

XXXIII - DU TERMÈS

Or Faustroll dormait près de Visité.

Le grand lit taillé au couteau se carrait sur la nudité du sol, vieille part de la nébuleuse du monde, et versait à la terre les heures vermoulues de son sable.

Parmi ce nombreux silence, Visité voulut explorer si, par-dessous la tapisserie peinte de spirales, Faustroll, qui l’avait aimée comme la série indéfinie des nombres, possédait un cœur capable d’épandre de son poing ouvert et fermé la projection du sang circulaire.

Le tic-tac de montre, semblable au heurt de l’ongle, du bec d’une plume ou d’un clou sur une table, battit vers son oreille. Elle compta neuf coups, et la pulsation s’arrêta, puis reprit jusqu’à onze…

La fille de l’évêque entendit, avant d’autres battements, son propre sommeil, qu’ils n’interrompirent point, car elle ne survécut point à la fréquence de Priape.

Le termès, semblable à l’invisibilité d’un pou rouge aux yeux jaunes, sur le chêne du lit décrépit prêtait l’isochronisme des heurts de sa tête à la simulation du cœur de Faustroll.

 

XXXIV - CLINAMEN (À Paul Fort)

… Cependant, après qu’il n’y eut plus personne au monde, la Machine à Peindre, animée à l’intérieur d’un système de ressorts sans masse, tournait en azimut dans le hall de fer du Palais des Machines, seul monument debout de Paris désert et ras, et comme une toupie, se heurtant aux piliers, elle s’inclina et déclina en directions indéfiniment variées, soufflant à son gré sur la toile des murailles la succession des couleurs fondamentales étagées selon les tubes de son ventre, comme dans un bar un pousse-l’amour, les plus claires plus proches de l’issue. Dans le palais scellé hérissant seul la polissure morte, moderne déluge de la Seine universelle, la bête imprévue Clinamen éjacula aux parois de son univers :

"nabuchodonosor changé en bête"

Quel beau coucher de soleil ! ou plutôt c’est la lune, pareille à un hublot dans un foudre de vin plus grand qu’un navire ou au bouchon d’huile d’une fiasque italienne. Le ciel est d’un soufre d’or si rouge qu’il n’y manque plus vraiment qu’un oiseau de cinq cents mètres, qui nous éventera un peu des nuages. L’architecture, sorte de toutes ces flammes, est bien animée et mouvante un peu, mais trop romantique ! Il y a des tours qui ont des yeux et des becs et des tourelles coiffées en petits gendarmes. Deux femmes qui regardent ondulent au vent des fenêtres comme des camisoles de force qui sèchent. Voici l’oiseau :

Le grand Ange, qui n’est pas ange, mais Principauté, s’abat après un vol exactement noir de martinet, en métal d’enclume de couvreur. Une pointe sur le toit, le compas se ferme et se rouvre, et décrit un cercle autour de Nabuchodonosor. Le bras incante la métamorphose. Les cheveux du roi ne se hérissent point, mais tombent comme les poils mouillés du morse ; leurs pointes ne forcent point à se clore les sensitives pustules qui peuplent leurs algues couchées de zoophytes reflet de toutes les étoiles ; de petites ailes palpitent selon le rythme des palmes du crapaud. Des défenses bleues remontent le cours des larmes. L’ascension des prunelles désolées rampe vers les genoux du ciel lie-de-vin ; mais l’ange a enchaîné le monstre nouveau-né dans le sang du palais vitreux et l’a jeté dans un cul-de-bouteille.

"le fleuve et la prairie"

Le fleuve a une grosse face molle, pour les gifles des rames, un cou à nombreux plis, la peau bleue au duvet vert. Entre ses bras, sur son cœur, il tient la petite Ile en forme de chrysalide. La Prairie à la robe verte s’endort, la tête au creux de son épaule et de sa nuque.

"vers la croix"

A un bout de l’Infini, en forme de rectangle, la croix blanche où sont suppliciés, avec le mauvais Larron, les démons. Il y a une barrière autour du rectangle, blanche, avec des étoiles à cinq pointes hérissant la grille. Selon la diagonale vient l’ange, qui prie calme et blanc comme l’écume de la vague. Et les poissons cornus, singerie de l’Ichthys divin, refluent vers la croix plantée à travers le Dragon, vert sauf la bifidité de sa langue rose. Un être sanglant à chevelure hérissée et yeux lenticulaires s’enroule autour de l’arbre. Irrégulièrement accourt, faisant la roue, un Pierrot vert. Et tous les diables, à figure de mandrills ou de clowns, écartent grand leurs nageoires caudales en jambes d’acrobates, et, implorant l’ange inexorable (Voulez-vous jouïer avec moa, mister Loyal ?) secouent, cheminant vers la Passion, leurs cheveux de Paillasse du sel de la mer.

"Dieu défend à adam et ève de toucher à l’arbre du bien et du mal. l’ange lucifer s’enfuit."

Dieu est jeune et doux, avec un nimbe rose. Sa robe est bleue et ses gestes courbes. L’arbre a le pied tors et le feuillage oblique. Les autres arbres ne font rien qu’être verts. Adam adore et regarde si Ève adore. Ils sont à genoux. L’ange Lucifer, vieux et semblable au temps et au vieillard de la mer lapidé par Sindbad, plonge de ses cornes dorées vers l’éther latéral.

"amour"

L’âme est embobelinée d’Amour qui ressemble en tout à une gaze couleur du temps, et prend la figure masquée d’une chrysalide. Elle marche sur des crânes renversés. Derrière le mur où elle s’abrite, des griffes brandissent des armes. Du poison la baptise. Des monstres vieux, dont est bâti le mur, rient dans leur barbe verte. Le cœur reste rouge et bleu, violet sous l’artificiel éloignement de la gaze couleur du temps qu’il tisse.

"le bouffon"

Sa bosse toute ronde cache le monde, comme sa joue rouge ronge les lions de la tapisserie. Il a des trèfles et des carreaux sur la soie cramoisie de ses habits, et vers le soleil et la verdure il fait l’aspersion bénissante de son goupillon à grelots.

"«plus loin ! plus loin ! » crie dieu aux résignés"

La montagne est rouge, le soleil et le ciel. Un doigt montre vers en haut. Les rochers surgissent, la cime incontestable n’est pas en vue. Des corps qui ne l’ont pas atteinte redégringolent la tête en bas. Un tombe en arrière sur ses mains, lâchant sa guitare. L’autre attend à reculons, près de ses bouteilles. Un se couche sur la route, laissant ses yeux continuer l’ascension. Le doigt montre encore, et le soleil attend pour disparaître qu’on ait obéi.

"la peur fait le silence"

Il n’y a rien d’effrayant, si ce n’est une potence veuve, un pont aux piles desséchées, et de l’ombre qui se contente d’être noire. La Peur, détournant la tête, maintient la paupière baissée et closes les lèvres du masque de pierre.

"aux enfers"

Le feu des Enfers est du sang liquide, et on voit ce qui se passe au fond. Les têtes de la souffrance ont coulé, et un bras s’élève de chaque corps comme un arbre du fond de la mer, vers où il n’y a plus de feu. Là il y a un serpent qui mord. Tout ce sang qui flambe est contenu par la roche d’où l’on précipite. Et il y a un ange rouge qui n’a besoin que d’un geste, lequel signifie : du haut en bas.

"de bethléem aux oliviers"

C’est une petite étoile rouge, au-dessus de la crèche de la Mère et de l’Enfant, et de la croix de l’âne. Le ciel est bleu. La petite étoile devient un nimbe. Dieu a enlevé le poids de la croix à l’animal et la porte sur son épaule d’homme toute neuve. La croix noire devient rose, le ciel bleu se fait violet. La route est droite et blanche comme un bras de crucifié.

Hélas ! la croix est devenue toute rouge. C’est une lame qui s’est ensanglantée dans la plaie. Au-dessus du corps qui est au bout du bras de la route voici des yeux et une barbe qui saignent aussi, et au-dessus de son image dans le miroir de bois, Christ épèle : J-N-R-I.

"simple sorcière"

La bosse en arrière, le ventre en avant, le col tors, les cheveux sifflant dans la fuite du balai dont elle se transperce, elle passe sous les griffes, végétation du ciel tout rouge, et les index de la route vers le Diable.

"sortant de sa félicité, dieu crée les mondes"

Dieu monte nimbé d’un pentagramme bleu, bénit et sème et fait le ciel plus bleu. Le feu naît rouge de l’idée d’ascension, et l’or des étoiles, miroir du nimbe. Les soleils sont de grands trèfles à quatre feuilles, fleuris, selon la croix. Et tout ce qui n’est pas créé est la robe blanche de la seule Forme.

 

"les médecins et l’amant"

Il y a dans le lit, calme comme une eau verte, un flottement de bras étendus, ou plutôt ce ne sont pas les bras, mais les deux parties de la chevelure, végétant sur la mort. Et le centre de cette chevelure se recourbe selon un dôme et ondule selon la marche de la sangsue. Des faces, champignons boursouflés sur la pourriture, naissent complémentaires et rouges dans les vitres de l’agonie. Le premier médecin, orbe plus large derrière ce dôme, trapézoïdal de caractère, fend ses yeux et pavoise ses joues. Le deuxième jouit de l’équilibre forain des besicles, sphères jumelles, et à la libration de l’haltère pèse son diagnostic ; le troisième, vieux, se voile de l’aile blanche de ses cheveux et désespérément annonce que la beauté retourne au crâne en lissant le sien ; le quatrième regarde sans comprendre… l’amant qui, à rebours du sillage de larmes, les sourcils joignant en haut leurs pointes internes dans le sens du vol des grues et de la communion des deux paumes du priant ou du nageur, selon l’attitude de dévotion quotidienne dite par les brahmines Khurmookum, vogue à la suite de l’âme.

 

La navigation du docteur prend fin avec un naufrage. "Le corps est un véhicule plus nécessaire parce qu’il soutient les vêtements, et par les vêtements, des poches. J’avais oublié dans mes poches mon centimètre, copie authentique en laiton de l’étalon traditionnel, plus portative que la terre ou même le quadrant terrestre, et qui permet aux âmes errantes et posthumes des savants interplanétaires de ne plus s’occuper de ce vieux globe ni même du C. G. S., en ce qui concerne leurs mesures d’étendue, grâce à MM. Méchain et Delambre." Et Le savant pataphysicien, du fond des limbes surréelles, écrit à lord Kelvin des lettres télépathiques où il vaticine sur l'éternité : 

 

« L’éternité m’apparaît sous la figure d’un éther immobile, et qui par suite n’est pas lumineux. J’appellerai circulaire mobile et périssable l’éther lumineux. Et je déduis d’Aristote (Traité du Ciel) qu’il sied d’écrire éthernité.

« L’éther lumineux et toutes les particules de la matière, que je distingue parfaitement, mon corps astral ayant de bons yeux pataphysiques, a la forme, à première vue, d’un système de tringles rigides articulées et de volants animés d’un rapide mouvement de rotation, portés par quelques-unes de ces tringles. Il répond ainsi exactement aux conditions mathématiques idéales posées par Navier, Poisson et Cauchy. De plus il constitue un solide élastique capable de déterminer la rotation magnétique du plan de polarisation de la lumière, découverte par Faraday. Je verrai, dans mes loisirs posthumes, à l’empêcher de tourner dans son ensemble et à la réduire à l’état de simple peson à ressort.

« Je crois d’ailleurs qu’on pourrait rendre beaucoup moins compliqué le peson à ressort ou cet éther lumineux en substituant aux gyrostats articulés des systèmes de circulations de liquides infiniment grands à travers des ouvertures de solides infiniment petits.

« Il ne perdra à ces modifications aucune de ses qualités. L’éther m’a paru au toucher élastique comme la gelée et cédant à la pression comme la poix des cordonniers d’Écosse ».

 

Le livre se termine sur des fragments de pataphysique ancienne : dialogue d'lbicrate le géomètre et de Sophrotatos l`Arménien, et démonstration de l`existence de Dieu dont la définition, en fin de longs exposés algébriques, est ainsi proposée ...

 

« Dieu est le plus court chemin de zéro à l'infini."

 

"Dans quel sens ? dira-t-on.

— Nous répondrons que Son prénom n’est pas Jules, mais Plus-et-Moins. Et l’on doit dire :

± Dieu est le plus court chemin de 0 à ∞, dans un sens ou dans l’autre.

Ce qui est conforme à la croyance aux deux principes ; mais il est plus exact d’attribuer le signe + à celui de la croyance du sujet.

Mais Dieu étant inétendu n’est pas une ligne.

— Remarquons en effet que, d’après l’identité

∞ − 0 − a + a + 0 = ∞

la longueur a est nulle, a n’est pas une ligne, mais un point.

Donc, définitivement :

dieu est le point tangent de zéro et de l’infini.

La Pataphysique est la science..."


"Messaline, roman de l'ancienne Rome" (1902)

Nous sommes loin ici du ton direct et systématique satirique d' "Ubu roi", l'influence symboliste, une préciosité du langage, une fantaisie qu'on ne saurait reprocher à un poète marque cette reconstitution historique et peinture de la dépravation des mœurs romaines au temps de l'empereur Claude : le livre s'ouvre ainsi magnifiquement sur la descente, à la nuit tombée, de Messaline au lupanar de Suburre ...

 

"Cette nuit-là, comme beaucoup de nuits, elle descendit de son palais du Palatin à la recherche du Bonheur. Est-ce véritablement l’impératrice Messaline qui vient de dérober son corps souple à la gloire de soie et de perles de la couche de Claude César, et qui rôde maintenant par la rue obscène du Suburre, à pas de louve ? 

Il serait moins inouï que ce fût la Louve même de bronze, la basse et allongée statue étrusque au col tors, aïeule de la Ville, gardienne de la Ville, au pied du Palatin, en face du figuier ruminal où abordèrent Romulus et Rémus, qui ait secoué de sa tétine insensible la lèvre arrondie des jumeaux royaux, ainsi qu’on renonce à une couronne d’or, et qui, après un bond du haut de son piédestal, choisisse un chemin à ses griffes, bruissantes ainsi que la traîne d’une robe trop chamarrée, parmi les tas d’ordures du faubourg.Cette forme qui erre avec un froissis de traîne ou de griffes, c’est bien quelque chose comme une bête en chasse, mais que n’accompagne point l’odeur abominable de la louve.

A-t-on jamais senti le rut d’une statue ?

Or c’est un monstre plus infâme et plus inassouvi et plus beau que la femelle de métal, qui retourne à sa tanière : la seule femme qui incarne absolument le mot que, bien avant la Ville fondée, dès la première parole latine, on jette à la face des prostituées dans un crachat ou dans un baiser : Lupa, et cette abstraction vivante est un pire prodige que l’âme subitement infuse à une effigie sur un socle.

Le plus vieux mythe du Latium renaît dans cette chair de vingt-trois ans : la Louve, nourrice des jumeaux, n’est qu’une figure d’Acca Larentia, déesse tellurique, mère des Lares, la Terre qui enfante la vie, l’épouse de Pan qu’on adore sous l’espèce d’un loup, la prostitution qui a peuplé Rome. Sur les monnaies antérieures à la louve, on retrouve une emprunte plus pure : les quadrans du Ve siècle portent une truie. Mais c’est bien toujours cette Louve qui a fondé la ville qui règne sur la ville.

Et voici Messaline qui s’avance vers la porte, où plus qu’en son palais du Palatin elle se sait impératrice, du lupanar, maison du Bonheur.

Le Bonheur gîte, dit-on, en l’un des plus bas bouges de Suburre, écrasé au rez-de-chaussée de six étages comme une partie honteuse se tapit sous la masse d’un corps. Il y a des baquets d’excréments devant le seuil, et à droite et à gauche se lézardent la maison du charcutier et celle du bourreau.

La boutique — car c’est une boutique — ne se distingue des voisines que par l’enseigne : à la fenêtre du bourreau sèche un fouet sanglant ; le charcutier, sur ses volets clos, a fait peindre un dragon, épouvantail des enfants compisseurs et des gueux dépendeurs de saucisses. 

Entre ces courbes flottantes, du fouet qui harcèle la fuite de la brise nocturne, et des replis coloriés du serpent, quelque chose comme une hampe, qui semble plus droite par ces contrastes inconsistants, mais s’affirme un peu plus grosse qu’une hampe, comme si un drapeau y était roulé, s’érige au-dessus de la porte du Bonheur.

Aux yeux d’un passant d’aujourd’hui, la façade présenterait l’aspect, sans plus, d’une gendarmerie provinciale, quand il n’est pas dimanche. Mais la Chose est plus monstrueuse et insolite et attirante qu’un drapeau, parce qu’elle signifie quelque chose. Le Bonheur, qui habite là, ainsi qu’une inscription en lettres rouges le précise, emplit-il donc toute sa demeure, que son exubérance déborde et soit cette saillie au-dessus de sa porte ?

L’emblème animal et divin, le grand Phallus en bois de figuier est cloué sur le linteau, comme un oiseau de nuit contre une grange ou un dieu au fronton d’un temple. Ses ailes sont deux lanternes de vessie jaune. Sa tête est fardée de vermillon comme la propre face de Jupiter Capitolin.

Au-dessus, lisible dans la clarté des lanternes, la banderole de l’enseigne de toile claquerait au vent si le dieu roide ne l’appliquait entre soi et la muraille qui est son ventre.

En face de l’animal pendu, la catin Auguste, de la chair des empereurs divins, déguisée par un très vaste manteau de pourpre sombre dont chaque pli est une gouttière de ténèbres, dans le noir de son capuchon où sa perruque blonde (Messaline est brune) allume une étoile, plus déesse que la Larentia, a l’air de la Nuit elle-même, évoquée du ciel au sifflant appel de son hibou qui agonise.

Or ce n’est qu’une femme qui s’est aperçue que son mari vient de s’endormir.

Claude César s’est assoupi à force de Vénus, mais…

Est-ce qu’il est permis au mari de Messaline de jamais dormir ?

On est époux de Messaline pendant le moment d’amour, puis encore et toujours à cette condition que l’on puisse vivre une ininterruption de moments d’amour.

Son seul mari est celui qui ne dort pas, et Messaline est venue, dans le costume fauve des courtisanes, chaussée de leurs bottines écarlates comme elle foulerait, à gué sanglant, la vigueur épuisée de Claude, vers celui qui ne dort pas, la bête-dieu, l’Homme toujours debout à droite et à gauche, de qui veillent les deux lanternes.

Elle n’a qu’une suivante, la prostituée professionnelle et insigne qui, dans une joute d’amour prolongée un jour et une nuit la surpassa d’un chiffre, essuyant le vingt-cinquième mâle.

L’impératrice a jugé faire assez humble hommage de gladiateur vaincu en octroyant à celle qui l’a domptée de porter sa traîne à titre d’esclave. Elles pénètrent la porte basse du lupanar, chaude comme une vulve. Dedans, c’est l’obscur tremblotement de lampes qui fument. Bordure stricte d’un corridor, le long des deux murailles, des cellules sont closes, habitées. Le Bonheur dont la maison est comble, à croire l’enseigne extérieure, se débite, si les inscriptions qui étiquettent les cellules ne mentent point, dans chacune de ces cases par plus petites parcelles. Il y en a une mesure, de ce bonheur, derrière chaque cloison, plein une femme, ou un adolescent, ou un hermaphrodite, ou un âne, ou un eunuque, selon la proportion des doses dont est capable de jouir un simple homme.

Et il y a une foule d’hommes qui attendent ; et de même qu’ils ont choisi entre les étiquettes, les prostituées examineront l’aloi de celle qu’ils portent, laquelle s’arrondit en la pièce d’argent, sesterce ou denier, par quoi ils justifient leur désir.

Le trésor de leurs sesterces et de leurs désirs est parqué dans un atrium circulaire, et par-delà le mur qui le délimite des loges, c’est l’active fournaise d’une ruche.

Une seule cellule est vide, qu’on réserve à la reine des abeilles, à quoi l’Augusta, inscrite ici Lycisca, ne ressemble pas mal, — pas un de ses cheveux noirs dénoncé hors du petit casque de fausses tresses jaunes, couleur d’uniforme des courtisanes, toute nue maintenant, et, aux seins, de l’or...."

 

L`impératrice, coiffée de la perruque jaune des courtisanes, somptueusement drapée et suivie de sa chambrière, va. sous le nom de Lycisca, assouvir ses désirs dans la maison du Bonheur. Une évocation de la Louve antique, parallèlement à celle de la débauche de Messaline dans une langue pompeuse et chamarrée, précieuse à l`excès, place d'emblée le récit sur le plan du drame. Pendant que Messaline s`adonne aux excès les plus crapuleux, Claude César dicte à Narcisse ses calmes mémoires. La matinée de l'impératrice à sa toilette, après une nuit d'orgie, dans le palais qui domine Rome et les jardins de Lucullus, est d'une rare puissance évocatrice, Rome et l`Augusta se parent ensemble de toutes les séductíons du jour ...

 

".. La Ville et la Femme se parent. Et voici que l’ornatrice lui a mis tous ses peignes dans le chignon, et qu’ainsi deux têtes se comparent, toutes pareilles et de même taille, côte à côte dans le miroir : la colline frisée de platanes et de lierre, à grand renfort de corail, d’écaille et d’or émaillé ; et la toison aux reflets de cimes et d’abîmes de Valérie Messaline, touffue par les esplanades, ou qui s’épand de vasques en vasques de porphyre rouge, sur des colonnades polychromes.

Et au même moment que l’ornatrice couronne son travail de l’aigrette de diamants qui fulgure dans le soleil méridien, au plein et perpétuel midi du petit disque d’or mirant la ville et l’impératrice, le jet d’eau de la suprême terrasse de Lucullus s’épanouit.

Il y a un camée de Messaline, reproduit et conservé dans l’œuvre de Rubens, qui représente, un peu de même sorte que cette tête de femme et cette vue de ville géminées dans une petite glace, l’impératrice (derrière elle ses enfants Octavie et Britannicus) et Rome casquée se regardant face à face. Le sardonyx est courbe et les deux bustes ont la posture de deux branches d’un candélabre.

D’après ce camée et un autre de Claude et Messaline gardés par deux dragons, l’impératrice est de visage exagérément rond, rond comme un sein ou tout ce que gonfle une force ; la bouche, toute petite, mange pourtant toute la figure, parce que les muscles des mâchoires sont énormes et faits pour servir un mufle de bête ; les narines larges, le nez de Cléopâtre, héritage de Marc-Antoine, son bisaïeul (il arrive que l’amour impressionné d’un amant lègue les traits de la maîtresse aux enfants de l’épouse légitime). Pas belle en somme ; mais c’est que le feu des yeux s’est éteint dans le sardonyx mort. Et la beauté n’est-elle pas une mode ? Ou plutôt une forme dite belle est-elle autre chose qu’un vase de passion à qui on ne demande même pas de n’être pas fêlé, car c’est la meilleure transparence !

Sous le fin épiderme, écume des veines couleur de mer, Claude découvrait Vénus Anadyomène !

Et il n’était point étonné que l’impératrice se mît en balance avec la ville, puisqu’il y avait bien un culte parallèle de Vénus et de la Ville ..."

 

Inquiétée par une vision qu`elle a eue au petit jour en quittant le quartier de Suburre, Messaline, confondant son plaisir menacé et le culte dû à l'antíque Phalès, se met à la recherche du lieu élu. En outre, dans l'esprit de cette femme passionnée, le nom même de Rome devient celui, retourné. d'Amour. Or "les prêtres enseignaient que le jour où le nom serait proféré serait le jour du départ de la divinité tutélaire, qui s'en irait chercher ailleurs, selon la formule consacrée, plus ample culte". La poursuite, par Messaline, du dieu Phalés-Rome-Amour dans les jardins impériaux est décrite avec une exubérance qui tourne au délire verbal. L'impératrice finit par découvrir son dieu. hallucinée qu'elle est, en la personne de l'acteur Mnester qui exécute une danse lascive au milieu des marguerites bleues de l`hippodrome ("Et comme Priape lui-même, ou un jongleur acrobate, sa fatigue à la fin de tenir en équilibre un grand arbre, / le sexe du dieu chut entre les mains de l'impératrice.") Des intrigues de cour, le complot de Valérius l`Asiatique et sa condamnation à mort, une éclipse de soleil au cours des jeux du cirque, la subite passion de Messaline pour Mnester rehaussent encore cette première partie d`un éclat fantastique.

La seconde partie, progressivement, avec l'adultère de Valérie et de Silius Silanus, puis la vengeance de Claude, tourne à la farce. L`orgie des noces libertines en l'absence de l'empereur est alors évoquée comme une danse frénétique, puis le ton change entièrement dès le retour de l'empereur trompé. Messaline, pour se faire pardonner, part à sa rencontre sur la route d`Ostie, accompagnée de ses enfants. Arrivé à Rome, l'empereur ordonner de tuer tous les coupables et la dernière scène du livre, qui est la mort de Messaline, est particulièrement burlesque, l'impératrice passe au fil du glaive, supportée par sa mère, Domitia Lépida, et César se console en buvant, achevant ainsi un petit drame bachique à souhait ...


"Le Surmâle" (1902) 

Dans son château de Lurance, à quelques kilomètres de Paris, un jeune et magnifique gentilhomme. André Marcueil, a rassemblé en 1920 (date qui, selon l'auteur, verra le triomphe de la technique) quelques-uns de ses amis. Parmi des aristocrates, des savants, des inventeurs, des médecins et des hommes de science, il montre la vivacité de son esprit toujours à l'affût de nouvelles réalisations et cependant très détaché de la vie....

 

" — L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment.

Tous tournèrent les yeux vers celui qui venait d’émettre une telle absurdité.

Les hôtes d’André Marcueil, au château de Lurance, en étaient arrivés, ce soir-là, à une conversation sur l’amour, ce sujet paraissant, d’un accord unanime, le mieux choisi, d’autant qu’il y avait des dames, et le plus propre à éviter, même en ce septembre mil neuf cent vingt, de pénibles discussions sur l’Affaire.

On remarquait le célèbre chimiste américain William Elson, veuf, accompagné de sa fille Ellen ; le richissime ingénieur, électricien et constructeur d’automobiles et d’avions, Arthur Gough, et sa femme ; le général Sider ; Saint-Jurieu, sénateur, et la baronne Pusice-Euprépie de Saint-Jurieu ; le cardinal Romuald ; l’actrice Henriette Cyne ; le docteur Bathybius, et d’autres. Ces personnalités diverses et notables eussent pu rajeunir le lieu commun, sans effort vers le paradoxe et rien qu’en laissant s’exprimer, chacune, sa pensée originale ; mais le savoir-vivre rabattit aussitôt les propos de ces gens, d’esprit et illustres, à l’insignifiance polie d’une conversation mondaine.

Aussi la phrase inattendue eut-elle les mêmes effets que ceux, mal analysés jusqu’à ce jour, d’une pierre dans une mare à grenouilles ; après un très court désarroi, un universel intérêt.

Elle aurait pu, avant tout, produire un autre résultat : des sourires ; mais par malheur c’était l’amphitryon qui l’avait prononcée.

La face d’André Marcueil faisait, comme son aphorisme, un trou dans l’assistance : non par sa singularité cependant, mais – si ces deux mots peuvent s’accoupler – par sa caractéristique insignifiance : aussi pâle que les plastrons dont s’échancraient les habits, elle se serait confondue avec les boiseries, blêmes de lumière électrique, sans le liseré d’encre de sa barbe, qu’il portait en collier, et de ses cheveux un peu longs et frisés au fer, sans doute pour cacher un commencement de calvitie. Ses yeux étaient probablement noirs, mais faibles à coup sûr, car ils s’abritaient derrière les verres fumés d’un lorgnon d’or. Marcueil avait trente ans ; il était de taille moyenne, qu’il semblait prendre plaisir à raccourcir encore en se voûtant. Ses poignets, minces et si velus qu’ils ressemblaient exactement à ses grêles chevilles gainées de soie noire, ses poignets comme ses chevilles évoquaient l’idée que toute sa personne devait être d’une faiblesse remarquable, à en juger du moins par ce qu’on en distinguait. Il parlait d’une voix basse et lente, comme soucieux de ménager sa respiration. S’il possédait un permis de chasse, nul doute que son signalement n’y portât : menton rond, visage ovale, nez ordinaire, bouche ordinaire, taille ordinaire… Marcueil réalisait si absolument le type de l’homme ordinaire que cela, en vérité, devenait extraordinaire.

La phrase prenait une signification d’ironie lamentable, chuchotée comme un souffle par la bouche de ce mannequin : Marcueil ne savait assurément pas ce qu’il disait, car on ne lui connaissait pas de maîtresse, et il était supposable que l’état de sa santé lui interdisait l’amour.

« Il y eut un froid », et quelqu’un allait s’empresser de changer la conversation quand Marcueil reprit :

— Je parle sérieusement, messieurs...."

 

André tente surtout de démontrer que l'amour est un acte sans importance et qu'en conséquence c'est purement une affaire de volonté que de surpasser tel Indien qui, d`après une citation de Rabelais et de certains auteurs anciens, avait possédé une puissance virile peu commune. Aprés diverses discussions, au cours desquelles la terrible exubérance du jeune homme défie les opinions communes sur les possibilités érotiques de l'homme, André invite ses hôtes à assister aux prouesses d'un nouvel Indien. C'est ainsi qu'il vient à accueillir au château sept courtisanes destinées à contribuer à la démonstration qui doit durer vingt-quatre heures. Mais le vigoureux et athlétique personnage (qui n'est autre qu'André) se trouve face à face avec la jeune Ellen Elson, fille d'un savant qui inventa le mouvement perpétuel et se fit connaître comme l'organisateur d`une course de "Dix mille milles". La jeune fille éloigne, en les enfermant à clef, les frémissantes courtisanes et s'offre pour subir seule l'épreuve, au terme de laquelle, en proie à une ivresse toujours plus grande, elle semble mourir. André, lui aussi, en proie à la frénésie suscitée par son pari, connaît un état de prostration assez imprévu. L'Américain cherche alors à lui inspirer de l'amour pour sa fille grâce à une machine de son invention ; mais le prodigieux surmâle est tellement excité que la machine elle-même s'éprend de lui : au lieu de subir un afflux d'énergie, c'est lui-même qui le produit jusqu'au moment où, frappé par une congestion cérébrale, il tombe mort en tentant de s'enfuir....