Mikhaïl Bakounine (1814-1876), "La Réaction en Allemagne" (1842) - Nikolaï Tchernychevski (1828-1899), "Que faire" (1862) - Pierre Alekseïevitch Kropotkine (1842-1921), "Paroles d'un révolté" (1885) ...
Last Update : 31/11/2016
La Russie de la fin du XIe siècle va connaître une brutale évolution de sa pensée qui la mènera à sa révolution décisive de 1917. Alors que l'Occident s'est préparé progressivement au règne de l'individu et des idéaux démocratiques, depuis la Renaissance, pourrions-nous dire, la Russie d'alors semble atteinte d'un "déficit de civilisation". Un Tourgueniev (1818-1883) exprime avec amertume sa conscience d'un retard immense de la Russie et de la nécessité pour elle de s'inspirer des modèles occidentaux. Cette attitude devient minoritaire en cette fin du XIXe siècle : beaucoup parmi les progressistes et les populistes se félicitent que la Russie n'ait pas connu la corruption d'un développement capitaliste et ainsi la perte de son âme. Danilevski (1822-1885), dans "La Russie et l'Europe" exalte l'identité culturelle russe et slave, rejetant l'idée selon laquelle il existerait des lois universelles d'évolution des sociétés. Nikolaï Tchernychevski (1828-1899), éditeur de la très influente revue "Le Contemporain", acclimate en Russie la croyance dans les vertus du "progrès". Plus radicalement qu'en Occident, la notion de "progrès" devient un principe de lutte contre l'ordre établi.
Au début des années 1860, les nihilistes aspirent à reconstruire la société sur une base à la fois scientifique et individualiste. Mais cette réaction puissante et passionnée n'est pas un combat contre le despotisme politique, ce qui est visé, c'est "le despotisme moral pesant sur la vie intime des individus". "Que faire?" demandait Tchernychevski en 1863. Pour les nihilistes, dont le chef de file est Dmitri Pisarev (1840-1868), il faut attaquer sans délai les valeurs qui cimentent l'ordre social et refuser toute sujétion. Tourgueniev, au travers du personnage de Bazarov dans "Pères et fils" (1862), décrit ce sentiment de révolte, essentiellement individualiste, revendiquant les jouissances dont disposent chacun. Les nihilistes ne s'embarrassent pas de morale provisoire et leur foi dans les vertus émancipatrices de la science les conduit à un rejet catégorique de tout ce que celle-ci ne fonde pas. En tant que mouvement, le nihilisme n'est pas compatible avec la réalité russe, son individualisme trop étroit. Mais il va subsister au travers, par exemple, de l'activisme anarchiste de cette fin de siècle. Mikhaïl Bakounine (1814-1876) ne croit pas en l'hypothétique fécondation de la société par l'intelligentsia, mais va davantage privilégier la rébellion des masses qu'il sent alors sourdre. Le véritable théoricien de l'anarchisme russe, Pierre Alekseïevitch Kropotkine (1842-1921) développe une doctrine à mi-chemin du nihilisme et du populisme. Du nihilisme, il partage le scientisme et l'approche naturaliste de la société, mais entend enraciner dans cette nature des valeurs de solidarité et de coopération.
Pierre Alekseïevitch Kropotkine (1842-1921)
On sait que l'anarchisme en tant que doctrine philosophique appartient essentiellement à l'histoire de l'hégélianisme, puisqu'en effet pour Hegel, la réalité objective est issue de l'esprit, et que cet Esprit hégélien se réalise irrémédiablement grâce à la prise de conscience des esprits finis. C'est avec Kropotkine que l'anarchisme militant se manifeste que vers la fin du XIXe siècle, défendant un anarchisme libertaire, qui ne peut être atteint que par le moyen du collectivisme, par l'abolition de toutes les formes de gouvernement et la libre fédération des groupes de producteurs et de consommateurs. Il quitte l'armée lors de l'insurrection polonaise de 1863, parcourt la Sibérie et la Mandchourie, lit Proudhon et Herzen, adhère à la Ire Internationale après un séjour en Suisse (1872), se lie d'amitié avec Élisée Reclus et défend une "propagande par le fait" : "La révolte permanente par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite [...], tout est bon pour nous, qui n'est pas la légalité" (Le Révolté, 1880 ). De nombreuses fois interné, puis évadé, Kropotkine vécut en proscrit en Suisse, en France, où il fut condamné à cinq ans de prison, annonçant la révolution sociale dans un proche avenir. Mais il admet en 1891 qu’ "un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs", il préconise "des unions monstres, englobant les millions de prolétaires contre les milliers et les millions d’or des exploiteurs" et a pu apparaître comme un des précurseurs du syndicalisme révolutionnaire. En 1917, après la révolution de Février, il retournera en Russie et critiquera la personnalité de Lénine et la dérive dictatoriale du pouvoir : son enterrement sera, en 1921, la dernière manifestation libertaire de masse sous un gouvernement bolchevique.. Il a écrit "Paroles d'un révolté" (1885), "la Conquête du pain" (1888), "la Grande Révolution 1789-1793" (1893).
Le populisme prend la relève du nihilisme et, avec ses maîtres à penser que sont Petr Lavrovitch Lavrov (1823-1900) et Nikolaï Konstantinovitch Mikhaïlovski (1842-1904), va exercer une influence très importantes. Ils entendent enraciner dans la tradition communautaire paysanne, un socialisme rural, qu'il solidifie par sa confiance dans le rôle éducatif et moral de l'intelligentsia. Devant l'échec de leurs premières tentatives (1874), les populistes de "Terre et Liberté" (Zemljia i Volja) vont se scinder en deux groupes : le premier, la "Volonté du peuple" (Narodnaia Volja), regroupe les terroristes, le second, le "Partage noir" (Tchnerny Peredel), rassemble ceux qui privilégient l'agitation politique. La "Volonté du peuple" sera responsable de nombreux attentats : l'exécution, en 1882, du tsar Alexandre II marque à la fois l'apogée et la fin de cette organisation. Face aux poussées du panslavisme et de la montée en puissance du marxisme, le populisme s'étiolera dans les années 1880. Petr Lavrovitch Lavrov (1823-1900), déporté, adressera à la revue Nedelja (La Semaine) ses célèbres "Lettres historiques" (1868-1869) sous le pseudonyme de Mitov et peut être considéré comme un des penseurs du mouvement révolutionnaire russe. Il s'enfuira en France et participera activement à la Commune de Paris.
L'ascension du marxisme en Russie est incontestable dès la fin des années 1880 et elle s'accompagne d'une rapide prise d'influence politique et sociale. "Le Capital" fut traduit dès 1872 et trouva un premier relais chez les populistes. Mais ceux-ci déchantèrent rapidement, la thèse de l'inéluctabilité du passage par une phase de développement capitaliste et le caractère incontournable de la lutte des classes remettent en cause la naïveté de leur doctrine. Dans le courant des années 1880-1890, les marxistes gagnent en influence et finirent par remporter la victoire idéologique. Askelrod (1850-1928), Plekhanov (1856-1918), Tougan-Baranovski (1865-1919), Strouve (1870-1944), Oulianov, dit Lénine (1870-1924) opposent aux populistes une vision froide, anti subjectiviste de l'évolution sociale. Certes, à la fin des années 1890, les marxistes se scindent en deux tendances, les "révisionnistes", qui avec Bernstein tentent une réconciliation de la philosophie marxiste et du kantisme, que soutient principalement Bogdanov (1873-1928); les "orthodoxes", représentés par Plekhanov et surtout Lénine.