Pierre Loti (1850-1923), "Aziyadé" (1879), "Le Roman d'un spahi" (1881), "Pêcheur d'Islande" (1886) - ....
Last update : 12/11/2016
Pierre Loti (Julien Viaud) a élargi le domaine du roman par la nouveauté du décor. Dilettante, désabusé qui contemple la disparition des paysages vierges et le déclin des civilisations archaïques, il a empreint son œuvre d'un pessimisme funèbre. Au cours d'une longue carrière d'officier de marine, il a parcouru les diverses parties du monde à l'heure où l'invasion du progrès allait abîmer la beauté caractéristique de chaque pays, ruines d'Angkor ou de Thèbes, lieux sacrés de Judée et de Syrie, paysages d'Océanie, du Japon, de l'Inde et de Constantinople. Souvent indécis dans l'expression des caractères, lassant par la monotonie diffuse de sa tristesse, Pierre Loti n'en est pas moins un grand écrivain descriptif, - si l'on veut bien ne pas tenir compte d'une certain vision colonisatrice que l'on apparente de nos jours, et avec raison, à un certain racisme qui semblait alors si naturel en cette fin du XIXe siècle. Son style, lent et sans prétention, reproduit seulement les sensations du corps et quelques pensées persistantes, et il sait nous communiquer d'emblée une impression de dépaysement, de fatigue ou d'émerveillement ressentie par un Français, colonisateur, dans des régions lointaines que l'Occident s'approprie sans se poser la moindre question. Loti dépeint ainsi des horizons maritimes, des forêts, des déserts, des savanes, les climats brûlants du Sénégal, le charme de Tahiti, la brume opaque et glacée de l'Océan. "Pêcheur d'IsIande" (1886), son chef d'œuvre, est une réaliste et poétique étude de la dure existence du marin breton....
Pierre Loti (1850-1923)
Officier de marine, Julien Viaud, devenu Pierre Loti en littérature, transforme sa peur de la réalité moderne en fuite vers le vaste monde, les lieux exotiques : ces contrées lointaines, qui restent des contrées de rêves portant le plus souvent des intrigues très simples et avec un style peu élaboré, lui permettent de maintenir un sens de l'émerveillement devant cette existence, mais toujours teinté d'une certaine mélancolie.
Cette obsession de l'ailleurs, de l'inconnu, nous la retrouvons à chaque page, dans "le Roman d'un enfant" : "Oh ! ce qu'il avait de troublant et de magique, dans mon enfance, ce simple mot « les colonies » qui, en ce temps-là, désignait pour moi l'ensemble des lointains pays chauds, avec leurs palmiers, leurs grandes fleurs, leurs noirs, leurs bêtes, leurs
aventures! De la confusion que je faisais de ces choses se dégageait un sentiment d'ensemble absolument juste, une intuition de leur morne splendeur et de leur amolissante mélancolie". Et quand il regardait les hommes d'un certain âge qui l'entouraient, même ceux qui occupaient les positions les plus honorables, les plus justement respectées auxquelles il pût prétendre et qu'il se disait : « Il faudra être un jour comme l'un d'eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée, et puis vieillir, et ce sera tout... », alors une désespérance le prenait; il n'avait envie de rien de possible ni de raisonnable; il aurait voulu rester un enfant...
A vingt-neuf ans, Loti avait déjà parcouru l'univers en tous sens, rêvé sur toutes les mers du globe, mené la vie la plus extraordinaire dans Ies pays les plus étranges, grillé sa peau à tous les vents, à tous les soleils. Or, un jour, il s'avisa d'écrire ses impressions et de livrer au public, sans oser d'abord les signer d'aucun nom, ces fragments du journal de sa vie intime qui ont été ses premiers livres. Et — le croirait-on? — cet officier de marine qui ne lisait pas, qui n'avait jamais ouvert un livre ni de Flaubert, ni des Goncourt, ni de Daudet, se révéla d'emblée comme un des écrivains les plus pittoresques, comme un des plus grands peintres qu'on eût vus des paysages exotiques.
Il devint ainsi un auteur à succès goûté par un public essentiellement féminin. Ces romans évoquent l'Afrique (le Roman d'un spahi, 1881), l'Orient (Fantôme d'Orient, 1892; les Désenchantées, 1906), l'Extrême-Orient (Mme Chrysanthème, 1887; Un pèlerin d'Angkor, 1912), la Bretagne (Mon frère Yves, 1883 ; Pêcheur d'Islande, 1885) cherchent en vain une pureté initiale. Avec "Ramuntcho" (1897), son dernier roman, Loti nous conduit au pays basque, cette petite Bretagne du sud-ouest, sur laquelle plane encore l'esprit des vieux âges. Ces deux pays — le basque et le breton — se ressemblent toujours par le granit qui est partout et par l'habituelle pluie, par l'immobilité aussi et par la continuité du même rêve religieux : l'intrigue de Ramuntcho est si ténue qu'on ne saurait considérer le nouveau volume de Loti comme un roman, mais plutôt comme le poème du pays basque ...
Naissance d'une vocation (Le Roman d'un enfant)
"Et un jour comme on avait déjà dépassé la mi- septembre, je compris, à l'anxiété particulièrement grande de mon réveil, qu'il n'y avait plus à reculer; le terme que je m'étais assigné à moi-même était venu.
Ma décision, elle était déjà prise plus d'à moitié au fond de moi-même; pour la rendre effective, il ne me restait plus guère qu'à en faire l'aveu, et je me promis à moi-même que la journée ne passerait pas sans que cela fût accompli, courageusement. C'était à mon frère que je voulais me confier d'abord, pensant qu'il commencerait, lui aussi, par s'opposer à mon projet de toutes ses forces, mais qu'il finirait par prendre mon parti et m'aiderait à gagner ma cause.
Donc, après le dîner de midi, à la rage ardente du soleil, j'emportai dans le jardin de mon oncle' du papier et une plume, — et là, je m'enfermai pour écrire cette lettre. (Cela entrait dans mes habitudes d'enfant d'aller ainsi travailler ou faire ma correspondance en plein air, et souvent même dans les recoins les plus singulièrement choisis, en haut des arbres, sur les toits.)
Une après-midi de septembre brûlante et sans un nuage. Il faisait triste, dans ce vieux jardin plus silencieux que jamais, plus étrange aussi peut-être, me donnant bien plus que de coutume l'impression et le regret d'être loin de ma mère, de passer toute une fin d'été sans voir ma maison, ni les fleurs de ma chère petite cour. — Du reste, ce que j'étais sur le point d'écrire aurait pour résultat de me séparer encore davantage de tout ce que j'aimais tant, et j'en avais l'impression mélancolique. Il me semblait même qu'il y eût, dans l'air de ce jardin, je ne sais quoi d'un peu solennel, comme si les murs, les pruniers, les treilles et, là-bas, les luzernes se fussent intéressés à ce premier acte grave de ma vie, qui allait se passer sous leurs yeux,
Pour m'installer à écrire, j'hésitai entre deux ou trois places, toutes brûlantes, avec très peu d'ombre. — C'était encore une manière de gagner du temps, de retarder cette lettre qui, avec mes idées d'alors, rendrait pour moi la décision irrévocable, une fois qu'elle serait ainsi déclarée. Sur la terre sèche, il y avait déjà des pampres roussis, beaucoup de feuilles mortes; des passe-roses, des dahlias devenus hauts comme des arbres fleurissaient plus maigrement au bout de leurs tiges longues ; l'ardent soleil achevait de dorer ces raisins à grosses graines qui mûrissent toujours sur le tard et qui ont une senteur musquée; malgré la grande chaleur, la grande limpidité bleue du ciel, on avait bien l'impression de l'été finissant.
Ce fut le berceau du fond que je choisis enfin pour m'y établir; les vignes y étaient très effeuillées, mais les derniers papillons à reflet de métal bleu y venaient encore, avec les guêpes, se poser sur les sarments de muscats.
Là, dans un grand calme de solitude, dans un grand silence d'été rempli de musiques de mouches, j'écrivis et signai timidement mon pacte avec la marine.
De la lettre elle-même je ne me souviens plus mais je me rappelle l'émotion avec laquelle je la cachetai, comme si, sous cette enveloppe, j'avais scellé pour jamais ma destinée.
Après un temps d'arrêt encore et de rêverie, je mis l'adresse : le nom de mon frère et le nom d'un pays d'Extrême-Orient où il se trouvait alors. — Rien de plus à faire maintenant que d'aller porter cela au bureau de poste du village; mais je restai là longtemps assis, très songeur, adossé au mur chaud sur lequel couraient des lézards et gardant sur mes genoux, avec épouvante, le petit carré de papier où je venais de fixer mon avenir. Puis l'envie me prenant de jeter les yeux sur l'horizon, sur l'espace, je mis le pied dans cette brèche familière du mur par laquelle je montais pour regarder fuir les papillons imprenables, et je me hissai des deux mains jusqu'au faîte, où je demeurai accoudé. Les mêmes lointains connus m'apparurent, les coteaux couverts de leurs vignes déjà rousses, les montagnes dont les bois jaunis s'effeuillaient, et là-bas, haut perchée, la grande ruine rougeâtre de Castelnau...
L'heure approchait où la vieille diligence campagnarde allait partir, emportant les lettres au loin. Je descendis de ce mur, je sortis du vieux jardin que je refermai à clef, et me dirigeai lentement vers le bureau de poste.
Un peu comme un petit halluciné, je marchais cette fois sans prendre garde à rien ni à personne. Mon esprit voyageait partout, dans les forêts pleines de fougères de l'île délicieuse, dans les sables du sombre Sénégal où avait habité l'oncle au musée, et à travers le Grand Océan austral où des dorades passaient.
La réalité assurée et prochaine de tout cela m'enivrait; pour la première fois, depuis que j'avais commencé d'exister, le monde et la vie me semblaient grands ouverts devant moi; ma route s'éclairait d'une lumière toute nouvelle : — une lumière un peu morne, il est vrai, un peu triste, mais puissante et qui pénétrait tout, jusqu'aux horizons extrêmes avoisinant la vieillesse et la mort.
Puis, des petites images très enfantines se mêlaient aussi de temps en temps à mon rêve immense; je me voyais en uniforme de marin, passant au soleil sur des quais brûlants de villes exotiques; ou bien revenant à la maison après de périlleux voyages; rapportant des caisses qui étaient remplies d'étonnantes choses — et desquelles des cancrelats s'échappaient, comme dans la cour de Jeanne, pendant les déballages d'arrivée de son père...
Mais tout à coup mon cœur recommença de se serrer : ces retours de campagnes lointaines, ils ne pourraient avoir lieu que dans bien des années.... et alors, les figures qui me recevraient au foyer seraient changées par le temps... Je me les représentai même aussitôt, ces figures chéries; dans une pâle vision, elles m'apparurent toutes ensemble : un groupe qui m'accueillait avec des sourires de douce bienvenue, mais qui était si mélancolique à regarder! Des rides marquaient tous les fronts; ma mère avait ses boucles blanches comme aujourd'hui... Et grand'tante Berthe, déjà si vieille, pourrait-elle être là encore?... J'en étais à faire rapidement, avec crainte, le calcul de l'âge de grand'tante Berthe, quand j'arrivai au bureau de poste.
Cependant, je n'hésitai pas; d'une main qui tremblait seulement un peu, je glissai ma lettre dans la boîte, et le sort en fut jeté...."
L'enfance de Loti, une page de souvenirs ...
"J'ai été élevé dans ma première enfance comme une petite fleur rare de serre chaude. Si dans la suite j'ai tourné à la brousse de maquis, à la plante de hallier. c'est à rencontre de toutes les prévisions, au rebours de toutes les probabilités. Aujourd'hui encore, je retrouve très facilement les façons d'être, les apparences, les intonations, - même les impressions de l'enfant très doux que j'ai été jadis; je mêle cela avec mes sentiments de rouleur, de blasé, d'égoïste et de sauvage. Je suis un composé du tout..,.
L'homme que je suis devenu couvait déjà, de très bonne heure, sous l'enfant que j'étais; — enfant élevé à l'écart des autres enfants, maintenu dans une extrême ignorance du mal et de la vie; — enfant bien pur, vivant de rêveries et de contemplations de la nature. Au bord de la mer, je me vois encore à six ou sept ans, étendu au soleil, comme un petit lézard sur la plage de sable, écarquillant mes yeux par les temps bien clairs, pour regarder, derrière les voiles lointaines qui passaient à l'horizon, si je n'apercevais pas par hasard l'Amérique...
Oh! ces régions éloignées où le soleil brûle, ces forêts tropicales, — en ai-je rêvé jadis, en m'isolant pendant de longues heures d'été, dans les recoins solitaires des bois... C'était une fascination et en même temps une mélancolie inexprimable que me jetait de loin cette nature inconnue des tropiques...."
Aziyadé (1879), suivi de Fantôme d'Orient
Publié anonymement, Aziyadé conte l'amour de l'officier pour une jeune autochtone.
"- Avant mon arrivée en Turquie, que faisais-tu, Aziyadé ?
- Dans ce temps-là, Loti, j'étais presque une petite fille. Quand pour la première fois je t'ai vu, il n'y avait pas dix lunes que j'étais dans le harem d'Abeddin, et je ne m'ennuyais pas encore. Je me tenais dans mon appartement, assise sur mon divan, à fumer des cigarettes, ou du hachisch, à jouer aux cartes avec ma servante Emineh, ou à écouter des histoires très drôles du pays des hommes noirs, que Kadidja sait raconter parfaitement."
Ce premier livre, comme la plupart de ceux de l'auteur, est un récit autobiographique à peine romancé. Officier de marine séjournant à Salonique, le héros aperçoit derrière les barreaux d'une fenêtre de harem le joli visage d'une odalisque aux yeux verts. C'est le début d'une liaison passionnée, les deux amants prenant l'habitude de se rencontrer chaque nuit dans une barque, au milieu du mystère, des parfums et des dangers d'un Orient qui paraît aujourd'hui très anachronique et un peu factice. L'idylle, un moment interrompue, reprend à Constantinople, où les nécessités du service ont déplacé l'officier de marine, jusqu'au jour où un nouvel ordre de départ arrache le marin à Aziyadé. La belle Ottomane meurt de douleur, tandis que son amant va trouver une mort glorieuse sous les murs de Kars, en combattant pour la patrie de sa bien-aimée. On trouve dès ce premier livre, qui est peut-être aussi le chef-d'œuvre de Loti, tous les thèmes chers à ce dernier : idée de la mort, fatalité de la séparation, noblesse de la souffrance et goût l'exotisme...
"... (IV) Un beau jour de printemps, un des premiers où il nous fut permis de circuler dans Salonique de Macédoine, peu après les massacres, trois jours après les pendaisons, vers quatre heures de l'après- midi, il arriva que je m'arrêtai devant la porte fermée d'une vieille mosquée, pour regarder se battre deux cigognes.
La scène se passait dans une rue du vieux quartier musulman. Des maisons caduques bordaient de petits chemins tortueux, à moitié recouverts par les saillies des shaknisirs (sorte d'observatoires mystérieux, de grands balcons fermés et grillés, d'où les passants sont reluqués par des petits trous invisibles). Des avoines poussaient entre les pavés de galets noirs, et des branches de fraîche verdure couraient sur les toits ; le ciel, entrevu par échappées, était pur et bleu ; on respirait partout l'air tiède et la bonne odeur de mai.
La population de Salonique conservait encore envers nous une attitude contrainte et hostile; aussi l'autorité nous obligeait-elle à traîner par les rues un sabre et tout un appareil de guerre. De loin en loin, quelques personnages à turban passaient en longeant les murs, et aucune tète de femme ne se montrait derrière les grillages discrets des haremlikes; on eût dit une ville morte.
Je me croyais si parfaitement seul, que j'éprouvai une étrange impression en apercevant près de moi, derrière d'épais barreaux de fer, le haut d'une tète humaine, deux grands yeux verts fixés sur les miens. Les sourcils étaient bruns, légèrement froncés, rapprochés jusqu'à se rejoindre; l'expression de ce regard était un mélange d'énergie et de naïveté ; on eût dit un regard d'enfant, tant il avait de fraîcheur et de jeunesse.
La jeune femme qui avait ces yeux se leva, et montra jusqu'à la ceinture sa taille enveloppée d'un camail à la turque (féredjé) aux plis longs et rigides. Le camail était de soie verte, orné de broderies d'argent. Un voile blanc enveloppait soigneusement la tête, n'en laissant paraître que le front et les grands yeux. Les prunelles étaient bien vertes, de cette teinte vert de mer d'autrefois chantée par les poètes d'Orient.
Cette jeune femme était Aziyadé.
(V) Aziyadé me regardait fixement. Devant un Turc, elle se fût cachée ; mais un giaour n'est pas un homme ; tout au plus est-ce un objet de curiosité qu'on peut contempler à loisir. Elle paraissait surprise qu'un de ces étrangers, qui étaient venus menacer son pays sur de si terribles machines de fer, pût être un très jeune homme dont l'aspect ne lui causait ni répulsion ni frayeur.
(VI) Tous les canots des escadres étaient partis quand je revins sur le quai ; les yeux verts m'avaient légèrement captivé, bien que le visage exquis caché parle voile blanc me fût encore inconnu ; j'étais repassé trois fois devant la mosquée aux cigognes, et l'heure s'en était allée sans que j'en eusse conscience.
Les impossibilités étaient entassées comme à plaisir entre cette jeune femme et moi ; impossibilité d'échanger avec elle une pensée, de lui parler ni de lui écrire ; défense de quitter le bord après six heures du soir, et autrement qu'en armes; départ probable avant huit jours pour ne jamais revenir, et, par-dessus tout, les farouches surveillances des harems.
Je regardai s'éloigner les derniers canots anglais, le soleil près de disparaître, et je m'assis irrésolu sous la tente d'un café turc. ..."
"Le mariage de Loti" (1880)
Dans le cadre de la luxuriante île de Tahiti, ce roman raconte l'histoire du mariage "indigène" du lieutenant de vaisseau Pierre Loti avec Rarahu, une ravissante et sauvage adolescente. Loti, dont le navire fait escale dans l'île pendant quelques mois, rencontre Rarahu, tandis que la jeune fille s`amuse dans la rivière avec un groupe de compagnes. L'idylle des deux jeunes gens commence ainsi en pleine forêt et atteint son point culminant avec le rite païen du mariage indigène. L`ordre de reprendre la mer les atteint cependant avant la date prévue et Loti doit partir, laissant libre sa jeune épouse ; Rarahu s'illusionne sur le séjour de l`aimé et passe ses journées à se faire belle et à scruter l'horizon. Cependant son pauvre corps, déjà mimé par la tuberculose, ne supporte pas cette attente et elle s'éteint. Quand Loti revient après quelques mois. il ne trouve plus qu`une petite tombe, sur laquelle les jeunes filles ont écrit avec une affection que l'on peut juger naïve, "Ici repose Rarahu, épouse de Loti". La douceur du climat, la vie dite primitive des indigènes, leur âme simple et ardente, tout cela revit dans le roman, qui baigne dans une atmosphère de tristesse que l'on peut juger quelque peu affectée...
" ...Dans l'île de Tahiti, la vie est localisée au bord de la mer, les villages sont tous disséminés le long des plages et le centre est désert. Les zones intérieures sont inhabitées et couvertes de forêts profondes. Ce sont des régions sauvages coupées par des remparts d'inaccessibles montagnes et où règne un éternel silence. Dans les vallées étrangement encaissées du centre, la nature est sombre et imposante; de grands mornes surplombent les forêts, et des pics aigus se dressent dans l'air; on est là comme au pied de cathédrales fantastiques, dont les flèches accrochent les nuages au passage; tous les petits nuages errants que le vent alisé promène sur la grande mer sont arrêtés au vol; ils viennent s'amonceler contre les parois de basalte, pour redescendre en rosée, ou retomber en ruisseaux et en cascades. Les pluies, les brumes épaisses et tièdes entretiennent dans les gorges une verdure d'une inaltérable fraîcheur, des mousses inconnues et d'étonnantes fougères. En sens inverse des cascades du bois de Boulogne et de Hyde-Park, la cascade de Fataoua tombe là-bas, en dessous du vieux monde, troublant de son grand bruit monotone cette nature si profondément calme et silencieuse.
A environ mille mètres plus haut que la case abandonnée de Huamahina et Tahaapaïru, en remontant le cours du ruisseau, dans les bois et les rochers, on arrive à cette cascade célèbre en Océanie, que Tiahoui et Rarahu m'avaient autrefois souvent fait visiter.
Nous n'y étions pas revenus depuis notre installation à Papeete, et nous y fîmes, en septembre, une excursion qui marqua dans nos souvenirs.
En passant, Rarahu voulut d'abord revoir la case de ses vieux parents morts; elle entra, en me tenant par la main, sous le chaume déjà effondré de son ancienne demeure, et regarda en silence les objets familiers que le temps et les hommes avaient encore laissés à leur place. Rien n'avait été dérangé dans cette case ouverte, depuis le jour où en était parti le corps de Tahaapaïru. Les coffres de bois étaient encore là, avec les banquettes grossières, les nattes et la lampe indigène pendue au mur; Rarahu n'avait emporté avec elle que la grosse Bible des deux vieillards.
Nous continuâmes notre route, nous enfonçant dans la vallée par des sentiers touffus et ombreux, vrais sentiers de forêt vierge encaissés dans les rochers. Au bout d'une heure de marche, nous entendîmes près de nous le bruit sourd et puissant de la chute. Nous arrivâmes au fond de la gorge obscure où le ruisseau de Fataoua, comme une grande gerbe
argentée, se précipite de trois cents mètres de haut dans le vide.
Au fond de ce gouffre, c'était un vrai enchantement : des végétations extravagantes s'enchevêtraient à l'ombre, ruisselantes, trempées par un déluge perpétuel; le long des parois verticales et noires, s'accrochaient des lianes, des fougères arborescentes, des mousses et des capillaires exquises. L'eau de la cascade, émiettée, pulvérisée par sa
chute, arrivait en pluie torrentielle, en masse échevelée et furieuse. Elle se réunissait ensuite en bouillonnant dans des bassins de roc vif, qu'elle avait mis des siècles à creuser et à polir; et puis se reformait en ruisseau et continuait son chemin sous la verdure.
Une fine poussière d'eau était répandue comme un voile sur toute cette nature; tout en haut apparaissaient le ciel, comme entrevu du fond d'un puits, et la tête des grands mornes à moitié perdus dans des nuages sombres.
Ce qui frappait surtout Rarahu, c'était cette agitation éternelle, au milieu de cette solitude tranquille : un grand bruit, et rien de vivant; — rien que la matière inerte suivant depuis des âges incalculables l'impulsion donnée au commencement du monde.
Nous primes à gauche par des sentiers de chèvre qui montaient en serpentant sur la montagne. Nous marchions sous une épaisse voûte de feuillage; des arbres séculaires dressaient autour de nous leurs troncs humides, verdâtres, polis comme d'énormes piliers de marbre. — Les lianes s'enroulaient partout, et les fougères arborescentes étendaient leurs larges parasols, découpés comme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvâmes des buissons de rosiers, des fouillis de rosiers en fleurs. Les roses du Bengale de toutes les nuances s'épanouissaient là-haut avec une singulière profusion, et, à terre, dans la mousse, c'étaient des tapis odorants de petites fraises des bois; —-on eût dit des jardins enchantés.
Rarahu n'était jamais allée si loin; elle éprouvait une terreur vague en s'enfonçant dans ces bois. Les paresseuses Tahitiennes ne s'aventurent guère dans l'intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les plus lointaines; c'est à peine si les hommes visitent quelquefois ces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages ou y couper des bois précieux...."
Le Roman d'un spahi (1881)
"En 1881, Loti a trente et un ans, et signe pour la première fois de son pseudonyme ce qui est son premier roman véritable. L'intrigue rendra l'auteur célèbre : un Français, transplanté dans une contrée lointaine, ici le Sénégal, y connaît un grand amour. Il meurt ; sa maîtresse se tue, après avoir tué son enfant.
On trouve dans ce récit l'Afrique, ses plaines, ses forêts, à l'époque peu connues, et décrites par la sensibilité d'un poète. On trouve la double aventure de l'amour et de la guerre. On trouve la grande lamentation de l'amour et de l'exil, que reconnaissent à la première phrase, à la première mesure, tous les amoureux de Loti - qui connaît une nouvelle jeunesse, une renaissance dans le public." (Editions Gallimard)
Saint-Louis du Sénégal - Loti nous transporte par delà le grand désert, dans un pays stérile, hostile à l'homme, désolé, lugubre sous la lumière aveuglante, où s'étendent des sables fauves sans limites, un pays inhospitalier ...
"En descendant la côte d'Afrique, quand on dépasse l'extrémité sud du Maroc, on suit pendant des jours et des nuits un interminable pays désolé. C'est le Sahara, la "grande mer sans eau", que les Maures appellent aussi «Bled-el-Ateuch», le pays de la soif.
Ces plages du désert ont cinq cents lieues de long, sans un point de repère pour le navire qui passe, sans une plante, sans un vestige de vie. Les solitudes défilent, avec une monotonie triste, les dunes mouvantes, les horizons indéfinis, — et la chaleur augmente d'intensité chaque jour. Et puis enfin apparaît au-dessus des sables une vieille cité blanche, plantée de rares palmiers jaunes; c'est Saint-Louis du Sénégal, la capitale de la Sénégambie.
Une église, une mosquée, une tour, des maisons à la mauresque. Tout cela semble dormir sous l'ardent soleil, comme ces villes portugaises qui fleurissaient jadis sur la côte du Congo, Saint-Paul et Saint-Philippe de Benguela.
On s'approche, et on s'étonne de voir que cette ville n'est pas bâtie sur la plage, qu'elle n'a même pas de port, pas de communication avec l'intérieur; la côte, basse et toujours droite, est inhospitalière comme celle du Sahara, et une éternelle ligne de brisants en défend l'abord aux navires.
On aperçoit aussi ce que l'on n'avait pas vu du large : d'immenses fourmilières humaines sur le rivage, des milliers et des milliers de cases de chaume, des huttes lilliputiennes aux toits pointus, où grouille une bizarre population noire. Ce sont deux grandes villes yolofes, Guet-n'dar et N'dartoute, qui séparent Saint-Louis de la mer. Si on s'arrête devant ce pays, on voit bientôt arriver de longues pirogues à éperon, à museau de poisson, à tournure de requin, montées par des hommes noirs qui rament debout. Ces piroguiers sont de grands hercules maigres, admirables de formes et de muscles. En passant les brisants, ils ont chaviré dix fois pour le moins. Avec une persévérance africaine, une agilité et une force de clowns, dix fois de suite ils ont relevé leur pirogue et recommencé le passage; la sueur et l'eau de mer ruissellent sur leur peau nue, pareille à de l'ébène verni.
Ils sont arrivés, cependant, et sourient d'un air de triomphe, en montrant de magnifiques râteliers blancs. Leur costume se compose d'une amulette et d'un collier de verre; leur chargement, d'une boite de plomb soigneusement fermée : la boite aux lettres.
C'est là que se trouvent les ordres du gouverneur pour le navire qui arrive; c'est là que se mettent les papiers à l'adresse des gens de la colonie. Lorsqu'on est pressé, on peut se confier sans crainte aux mains de ces hommes, certain d'être repêché toujours avec le plus grand soin, et finalement déposé sur la grève.
Mais il est plus confortable de poursuivre sa route vers le sud, jusqu'à l'embouchure du Sénégal, où des bateaux plats viennent vous prendre et vous mènent tranquillement à Saint-Louis par le fleuve. Cet isolement de la mer est pour ce pays une grande cause de stagnation et de tristesse; Saint Louis ne peut servir de point de relâche aux paquebots ni aux navires marchands qui descendent dans l'autre hémisphère. On y vient quand on est forcé d'y venir; mais jamais personne n'y passe, et il semble qu'on s'y sente prisonnier, et absolument séparé du reste du monde...."
Ce roman est le premier que l'auteur, qui avait publié l`année précédente "Le Mariage de Loti", ait signé du pseudonyme qui devait le rendre célèbre. Le spahi Jean Peyral est un Cévenol qu`on a transplanté au Sénégal. Auprès d'une jeune Noire, Fatou-Gaye, qui s'attache à lui, il oublie ses Cévennes natales, sa promise, et n'écrit plus à sa vieille mère. Il meurt bravement dans une expédition contre les Africains. Fatou-Gaye tue son enfant et se tue ensuite pour ne pas survivre à Jean Peyral. A sa parution, ce roman parut avoir un double mérite : il évoquait des pays que l'actualité mettait au premier plan et introduisait un air nouveau dans la littérature conformiste que suscitaient les expéditions coloniales.
On vanta la "grande préoccupation d`exactitude" que révélait cette "œuvre terriblement vraie" et on lui fit un grand succès. Mais dans ce genre même Loti a été, depuis, bien dépassé. On sait aussi que le pessimisme qu`il affiche dans ce roman fait partie de son personnage littéraire et se retrouve dans tous ses livres. En revanche, les descriptions de la nature équatoriale, le tableau de la plaine de Saint-Louis, alors forêt vierge, la mort du spahi sont à juste titre, considérés comme des morceaux d'anthologie ...
Une tornade, dans les campagnes mornes de Dialamban, où rien n'a encore verdi. Arbres ou herbages, tout ce qui n'a pas pied dans l'eau jaune des marais reste flétri, desséché et sans vie. Depuis six mois, pas une goutte d'eau n'est tombée, et la terre a affreusement soif. Mais des nuages sombres montent lentement dans le ciel, la pluie tombe à larges gouttes; c'est la première tornade ...
"... La température s'élevait, les grandes brises régulières du soir avaient cessé, et la saison d'hivernage allait commencer, la saison des chaleurs lourdes et des pluies torrentielles, la saison que, chaque année, les Européens du Sénégal voient revenir avec frayeur, parce qu'elle leur apporte la fièvre, l'anémie, et souvent la mort. Cependant il faut avoir habité le pays de la soif pour comprendre les délices de cette première pluie, le bonheur qu'on éprouve à se faire mouiller par les larges gouttes de cette première ondée d'orage.
Oh! la première tornade!.. . Dans un ciel immobile, plombé, une sorte de dôme sombre, un étrange signe du ciel monte de l'horizon. Cela monte, monte toujours, affectant des formes inusitées, effrayantes. On dirait d'abord l'éruption d'un volcan gigantesque, l'explosion de tout un monde. De grands arcs se dessinent dans le ciel, montent toujours, se superposent avec des contours nets, des masses opaques et lourdes; on dirait des voûtes de pierre près de s'effondrer sur le monde, et tout cela s'éclaire par en dessous de lueurs métalliques, blêmes, verdâtres ou cuivrées, et monte toujours.
Les artistes qui ont peint le déluge, les cataclysmes du monde primitif, n'ont pas imaginé d'aspects aussi fantastiques, de ciels aussi terrifiants. Et toujours, pas un souffle dans l'air, pas un frémissement dans la nature accablée. Puis tout à coup une grande rafale terrible, un coup de fouet formidable couche les arbres, les herbes, les oiseaux, fait tourbillonner les vautours affolés, renverse tout sur son passage. C'est la tornade qui se déchaîne, tout tremble et s'ébranle; la nature se tord sous la puissance effroyable du météore qui passe.
Pendant vingt minutes environ, toutes les cataractes du ciel sont ouvertes sur la terre; une pluie diluvienne rafraîchit le sol altéré d'Afrique, et le vent souffle avec furie, jonchant la terre de feuilles, de branches et de débris.
Et puis, brusquement tout s'apaise. C'est fini. Les dernières rafales chassent les derniers nuages aux teintes de cuivre, balayant les derniers lambeaux déchiquetés du cataclysme, le météore est passé et le ciel redevient pur, immobile et bleu...."
Un combat au pays de Diambour, c'est le regard du colonisateur avec toujours les même clichés (on y a supprimé quelques comparaisons très discutables), mais Loti s'efforce de coller à la terre africaine, les spahis vont à la mort ...
"... Sept heures du matin. — Un site perdu du pays de Diambour. — Un marais plein d'herbages renfermant un peu d'eau. — Une colline basse bornait l'horizon du côté du nord; — du côté opposé, la plaine à perte de vue, — les grands champs de Dialakar.
Tout est silencieux et désert; — le soleil monte tranquillement dans le ciel pur.
Des cavaliers apparaissent dans ce paysage africain qui eût trouvé aussi bien sa place dans quelque contrée solitaire de l'ancienne Gaule. — Fièrement campés sur leurs chevaux, ils sont beaux, tous, avec leurs vestes rouges, leurs pantalons bleus, leurs grands chapeaux blancs rabattus sur leurs figures bronzées.
Ils sont douze, douze spahis envoyés en éclaireurs, sous la conduite d'un adjudant, — et Jean est parmi eux.
Aucun présage de mort, rien de funèbre dans l'air, — rien que le calme et la pureté de l'air. — Dans le marais, les hautes herbes, humides encore de la rosée de la nuit, brillent au soleil, les libellules voltigent, avec leurs grandes ailes tachetées de noir; les nénuphars ouvrent sur l'eau leurs larges fleurs blanches.
La chaleur est déjà lourde, les chevaux tendent le col pour boire, ouvrant leurs naseaux, flairant l'eau dormante. — Les spahis s'arrêtent un instant pour tenir conseil; ils mettent pied à terre pour mouiller leurs chapeaux et baigner leurs fronts.
Tout à coup, dans le lointain, on entend des coups sourds — comme le bruit de grosses caisses énormes résonnant toutes à la fois. — Les grands tamtams ! dit le sergent Muller,
qui avait vu plusieurs fois la guerre au pays noirs. Et, instinctivement tous ceux qui étaient descendus coururent à leurs chevaux.
Mais une tète noire venait de surgir près d'eux dans les herbages; un vieux marabout avait fait, avec son bras maigre, un signe bizarre, comme un commandement magique adressé aux roseaux du marais, — et une grêle de plomb s'abattait sur les spahis.
Les coups, pointés patiemment, sûrement, dans la sécurité de cette embuscade, avaient tous porté. — Cinq ou six chevaux s'étaient abattus; les autres, surpris et affolés, se cabraient, en renversant sous leurs pieds leurs cavaliers blessés, — et Jean s'était
affaissé, lui aussi, sur le sol, avec une balle dans les reins.
En même temps, trente têtes sinistres émergeaient des hautes herbes, trente démons noirs, couverts de boue, bondissaient, en grinçant leurs dents blanches, combat héroïque qu'eût chanté Homère et qui restera obscur et ignoré, comme tant d'autres de ces combats lointains d'Afrique! — Ils firent des prodiges de valeur et de force, les pauvres spahis, dans leur défense suprême. La lutte les enflammait, comme tous ceux qui sont courageux par nature et qui sont nés braves; ils vendirent cher leur vie, ces hommes qui tous étaient jeunes, vigoureux et aguerris! — Et dans quelques années, à Saint-Louis même, ils seront oubliés. — Qui redira encore leurs noms, — à ceux qui sont tombés au pays de Diambour, dans les champs de Dialakar?
Cependant le bruit des grands tamtams se rapprochait toujours.
Et tout à coup, pendant la mêlée, les spahis, comme un rêve, virent passer sur la colline une
grande troupe noire : des guerriers à moitié nus couverts de gris-gris, courant dans la direction de Dialté, en masses échevelées; — des tamtams de guerre énormes, que quatre hommes ensemble avaient peine à entraîner dans leur course; — de maigres chevaux du désert qui semblaient pleins de feu et de fureur, harnachés d'oripeaux singuliers, tout pailletés de cuivre, — avec de longues queues, de longues crinières, teintes en rouge sanglant, — tout un défilé fantastique, démoniaque; — un cauchemar africain, plus rapide que le vent. C'était Boubakar-Ségou qui passait! Il allait s'abattre là-bas sur la colonne française. — Il passait sans même prendre garde aux spahis, les abandonnant à la troupe embusquée qui achevait de les exterminer.
On les poussait toujours, loin des herbages et de l'eau, on les poussait dans les sables arides, là où une chaleur plus accablante, une réverbération plus terrible les épuisait plus vite.
On n'avait pu recharger les armes; — on se battait avec des couteaux, des sabres, des coups d'ongles et des morsures; il y avait partout de grandes blessures ouvertes et des entrailles saignantes.
Deux hommes noirs s'étaient acharnés après Jean. — Lui était plus fort qu'eux; il les roulait et les chavirait avec rage. — et toujours ils revenaient. A la fin, ses mains n'avaient plus de prise sur le noir huileux de leur peau nue; ses mains glissaient dans du sang; — et puis il s'affaiblissait par toutes ses blessures. Il perçut confusément ces dernières images : ses camarades morts, tombés à ses côtés, — et le gros de l'armée noire qui courait toujours, prête à disparaître; et le beau Muller, qui râlait près de lui, en rendant du sang par la bouche; — et, là-bas, déjà très loin, le grand Nyaor, qui se frayait un chemin dans la direction de Seldé, en fauchant à grands coups de sabre dans un groupe noir.
Et puis, à trois, ils le terrassèrent, ils le couchèrent sur le côté, lui tenant les bras, — et l'un d'eux appuya contre sa poitrine un grand couteau de fer. Une minute effroyable d'angoisse, pendant laquelle Jean sentit la pression de ce couteau contre son corps. Et pas un secours humain, rien, tous tombés, personne!,..
Le drap rouge de sa veste, et la grosse toile de sa chemise de soldat, et sa chair, faisaient matelas et résistaient ; le couteau était mal aiguisé! Le noir appuya plus fort. — Jean poussa un grand cri rauque et tout à coup son flanc se creva. — La lame, avec un petit crissement horrible, plongea dans sa poitrine profonde; — on la remua dans le trou, — puis on l'arracha à deux mains, — et l'on repoussa le corps du pied.
C'était lui le dernier. — Les démons noirs prirent leur course en poussant leur cri de victoire; en une minute ils avaient fui comme le vent dans la direction de leur armée. On les laissa seuls, les spahis, — et le calme de la mort commença pour eux. Le choc des deux armées eut lieu plus loin; il fut très meurtrier, bien qu'il ait fait peu de bruit en France.
Ces combats, livrés en pays si lointain, et où si peu d'hommes sont engagés, passent inaperçus de la foule; ceux-là seuls s'en souviennent qui y ont perdu un fils ou un frère.
La petite troupe française faiblissait, quand Boubakar-Ségou reçut, presque à bout portant, un paquet de chevrotines dans la tempe droite. La cervelle du roi noir jaillit au dehors en bouillie blanche; — au son du tabala et des cymbales de fer, il tomba au milieu de ses prêtres, empêtré dans ses longs chapelets d'amulettes — et ce fut pour ses tribus le signal de la retraite. L'armée noire reprit sa course vers les contrées impénétrables de l'intérieur, où on la laissa fuir. — Les Français n'étaient plus en état de la poursuivre...."
"Mon frère Yves" (1883)
Il s'agit de l`histoire d'un pauvre marin breton que l'auteur, alors officier de marine, a pris sous sa protection. Loti en effet a pu apprécier, au cours des longs mois de vie commune qu'imposent les traversées, l'âme courageuse et délicate ainsi que la bonté naïve de son subordonné, auquel il pardonne les fautes, que son penchant pour la boisson l'incitait parfois à commettre. Le récit évoque la vie des marins, leur héroïsme et leur nostalgie, ainsi que la fraternité qui unit les officiers à l'épreuve du danger et de la discipline. La promesse que Loti, poussé par des sentiments fraternels, a faite à la mère d'Yves de le protéger contre les dangers que son indiscipline peut lui faire encourir, le retour du marin dans sa paisible petite cité où il mènera une vie heureuse avec sa famille, tels sont les principaux épisodes de ce récit très simple. Dans sa sobriété exemplaire, "Mon frère Yves" contient quelques-unes des meilleures pages qu`ait écrites Loti...
Une tempête sur les côte de la Chine - En mai 1877, Pierre Loti se trouvait sur les côtes de Chine, à bord de la Médée. Son navire fut assailli par une tempête épouvantable dont il nous montre, dans une description magistrale, toute la tragique horreur....
"Depuis deux jours, la grande voix sinistre gémissait autour de nous. Le ciel était très noir; il était comme dans ce tableau où Le Poussin a voulu peindre le déluge; seulement toutes les nuées remuaient, tourmentées par un vent qui faisait peur. Et cette grande voix s'enflait toujours, se faisait profonde, incessante : c'était comme une fureur qui s'exaspérait. Nous nous heurtions dans noire marche à d énormes masses d'eau, qui s'enroulaient en volutes à crêtes blanches et qui passaient avec des airs de se poursuivre; elles se ruaient sur nous de toutes leurs forces : alors c'étaient des secousses terribles et de grands bruits sourds. Quelquefois la Médée se cabrait, leur montait dessus, comme prise, elle aussi, de fureur contre elles. Et puis elle retombait toujours, la tête en avant, dans des creux traîtres qui étaient derrière; elle touchait le fond de ces espèces de vallées qu'on voyait s'ouvrir, rapides, entre de hautes parois d'eau et on avait hâte de remonter encore, de sortir d'entre ces parois courbes, luisantes, verdâtres, prêtes à se refermer.
Une pluie glacée rayait l'air en longues flèches blanches, fouettait, cuisait comme des coups de lanières. Nous nous étions rapprochés du nord, en nous élevant le long de la côte chinoise, et ce froid inattendu nous saisissait. En haut, dans la mâture, on essayait de serrer les huniers, déjà au bas ris; la cape était déjà dure à tenir, et maintenant il fallait, coûte que coûte, marcher droit contre le vent, à cause de terres douteuses qui pouvaient être là, derrière nous.
Il y avait deux heures que les gabiers étaient à ce travail, aveuglés, cinglés, brûlés par tout ce qui leur tombait dessus, gerbes d'écume lancées de la mer, pluie et grêle lancées du ciel; essayant, avec leurs mains crispées de froid qui saignaient, de crocher dans cette toile raide et mouillée qui ballonnait sous le vent furieux.
Mais on ne voyait plus, on ne s'entendait plus.
On en aurait eu assez rien que de se tenir pour n'être pas emporté, rien que de se cramponner à toutes ces choses remuantes, mouillées, glissantes d'eau; — et il fallait encore travailler en l'air sur ces vergues qui se secouaient, qui avaient des mouvements brusques, désordonnés, comme les derniers battements d'ailes d'un grand oiseau blessé qui râle. Des cris d'angoisse venaient de là-haut, de cette espèce de grappe humaine suspendue. Cris d'hommes, cris rauques, plus sinistres que ceux des femmes, parce qu'on est moins habitué à les entendre; cris d'horrible douleur : une main prise quelque part, des doigts accrochés, qui se dépouillaient de leur chair ou s'arrachaient - ou bien un malheureux, moins fort que les autres, crispé de froid, qui sentait qu'il ne se tenait plus, que le vertige venait, qu'il allait lâcher et tomber. Et les autres, par pitié, l'attachaient, pour essayer de l'affaler jusqu'en bas.
... Il y avait deux heures que cela durait; ils étaient épuisés; ils ne pouvaient plus.
Alors on les fit descendre, pour envoyer à leur place ceux de bâbord qui étaient plus reposés et qui avaient moins froid.
... Ils descendirent, blêmes, mouillés, l'eau glacée leur ruisselant dans la poitrine et dans le dos, les mains sanglantes, les ongles décollés, les dents qui claquaient. Depuis deux jours on vivait dans l'eau, on avait à peine mangé, à peine dormi, et la force des hommes diminuait.
C'est cette longue attente, cette longue fatigue dans le froid humide, qui sont les vraies horreurs de la mer. Souvent les pauvres mourants, avant de rendre leur dernier cri, leur dernier hoquet d'agonie, sont restés des jours et des nuits, trempés, salis, couverts d'une couche boueuse de sueur froide et de sel, d'un enduit de mort.
... Le grand bruit augmentait toujours. Il y avait des moments où ça sifflait aigre et strident, comme dans un paroxysme d'exaspération méchante; et puis d'autres où cela devenait grave, caverneux, puissant comme des sons immenses de cataclysme. Et on sautait toujours d'une lame à l'autre, et, à part la mer qui gardait encore sa mauvaise blancheur de bave et d'écume, tout devenait plus noir.
Un crépuscule glacial tombait sur nous; derrière ces rideaux sombres, derrière toutes ces masses d'eau qui étaient dans le ciel, le soleil venait de disparaître, parce que c'était l'heure; il nous abandonnait, et il allait falloir se débrouiller dans cette nuit. .
... Yves était monté avec les bâbordais dans ce désarroi de la mâture, et alors je regardais en haut, aveuglé moi aussi, ne percevant plus que par instants la grappe humaine en l'air. Et tout à coup, dans une plus grande secousse, la silhouette de cette grappe se rompit brusquement, changea de forme; deux corps s'en détachèrent, et tombèrent les bras écartés dans les volutes mugissantes de la mer, tandis qu'un autre s'aplatit sur le pont, sans cri, comme serait tombé un homme déjà mort ..."
"Pêcheur d'Islande" (1886)
Ce roman. dont l`action se déroule en Bretagne. dans le port de Paimpol, évoque la vie dangereuse et rude des "islandais" qui, à la fin de chaque hiver, quittent leur foyer pour aller pêcher la morue parmi les brumes et les tempêtes du grand Nord. Gaud. une "demoiselle de la ville", revient dans sa Bretagne natale auprès de son père, un riche commerçant de la région. Elle s'éprend d'un jeune pêcheur, Yann. Caractère indépendant et sauvage, celui-ci ne semble guère répondre à l`amour muet de la jeune fille. La pudeur, la réserve de cette dernière lui interdisent toute démarche propre à trahir ses sentiments. Les mois s'écoulent, monotones, marqués seulement par le départ, puis le retour des pêcheurs. Mais un jour, le père de Gaud vient à mourir, ruiné ; Gaud alors, courageusement, se met à gagner sa vie. Et Yann, qui, jugeant la jeune fille trop riche pour être un jour la femme d'un simple pêcheur, n`avait jamais osé se déclarer, ne tarde pas à demander sa main.
Le bonheur du jeune couple sera de courte durée : une semaine après son mariage, Yann reprend la mer. Gaud partage désormais l'existence des épouses bretonnes, faite de patience et d'attente. La saison finie, les barques, une à une, rentrent au port. Seule celle de Yann manque à l`appel. Gaud prie et espère longtemps, contre tout espoir. Mais Yann ne reviendra pas ...
Sur ce thème extrêmement símple, Loti a construit un roman plein d'une singulière puissance d'évocation. Les personnages, dont la psychologie est assez élémentaire, sont conventionnels, d'une sentimentalité un peu mièvre. Mais la véritable héroïne de "Pêcheur d'Islande", c'est la mer, que Loti - lui-même marin - sait rendre toujours présente. Sa technique procède de celle des impressionnistes : elle vise non à reproduire le détail précis, mais à créer une atmosphère. Dans "Pêcheur d'lslande", les paysages (départ des barques de pêche pour l'lslande, rencontre de Yann et de Gaud dans la lande bretonne, tempête en mer. etc.) sont empreints de la poésie la plus prenante ...
Heures d'angoisse, Yann ne revient pas - Gaud attend son retour, les autres barques sont revenues au port; la sienne est toujours absente. Elle ne veut pas croire à un malheur ...
" ... On s'arrêtait devant la porte, on montait les petites marches de pierre... Lui!... oh! joie du ciel, lui! On avait frappé, est ce que ce pouvait être un autre!... Elle était debout, pieds nus; elle, si faible depuis tant de jours, avait sauté lestement comme les chattes, les bras ouverts pour enlacer le bienaimé. Sans doute la Léopoldine était arrivée de nuit, et mouillée en face dans la baie de Pors-Even, - et lui, il accourait; elle arrangeait tout cela dans sa tête avec une vitesse d'éclair. Et maintenant, elle se déchirait les doigts aux clous de la porte, dans sa rage pour retirer ce verrou qui était dur...
Ah!... Et puis elle recula lentement, affaissée, la tête retombée sur la poitrine. Son beau rêve de folle était fini. Ce n'était que Fantec, leur voisin... Le temps de bien comprendre que ce n'était que lui, que rien de son Yann n'avait passé dans l'air, elle se sentit replongée comme par degrés dans son même gouffre, jusqu'au fond de son même désespoir affreux. Il s'excusait, le pauvre Fantec: sa femme, comme on savait, était au plus mal, et à présent, c'était leur enfant qui étouffait dans son berceau, pris d'un mauvais mal de gorge; aussi il était venu demander du secours, pendant que lui irait d'une course chercher le médecin à Paimpol...
Qu'est-ce que tout cela lui faisait, à elle? Devenue sauvage dans sa douleur, elle n'avait plus rien à donner aux peines des autres. Effondrée sur un banc, elle restait devant lui les yeux fixes, comme une morte, sans lui répondre, ni l'écouter, ni seulement le regarder. Qu'est-ce que cela lui faisait, les choses que racontait cet homme?
Lui comprit tout alors; il devina pourquoi on lui avait ouvert cette porte si vite, et il eut pitié pour le mal qu'il venait de lui faire.
Il balbutia un pardon:
--C'est vrai, qu'il n'aurait pas dû la déranger... elle!...
--Moi! répondit Gaud vivement, - et pourquoi donc pas moi, Fantec?
La vie lui était revenue brusquement, car elle ne voulait pas encore être une désespérée aux yeux des autres, elle ne le voulait absolument pas. Et puis, à son tour, elle avait pitié de lui; elle s'habilla pour le suivre et trouva la force d'aller soigner son petit enfant.
Quand elle revint se jeter sur son lit, à quatre heures, le sommeil la prit un moment parce qu'elle était très fatiguée.
Mais cette minute de joie immense avait laissé dans sa tête une empreinte qui, malgré tout, était persistante; elle se réveilla bientôt avec une secousse, se dressant à moitié, au souvenir de quelque chose... Il y avait eu du nouveau concernant son Yann... Au milieu de la confusion des idées qui revenaient, vite elle cherchait dans sa tête, elle cherchait ce que c'était...
--Ah! rien, hélas! - non, rien que Fantec.
Et une seconde fois, elle retomba tout au fond de son même abîme. Non, en réalité, il n'y avait rien de changé dans son attente morne et sans espérance. Pourtant, l'avoir senti là si près, c'était comme si quelque chose émané de lui était revenu flotter alentour; c'était ce qu'on appelle, au pays breton, un pré-signe; et elle écoutait plus attentivement les pas du dehors, pressentant que quelqu'un allait peut-être arriver qui parlerait de lui.
En effet, quand il fit jour, le père de Yann entra. Il ôta son bonnet, releva ses beaux cheveux blancs, qui étaient en boucles comme ceux de son fils, et s'assit près du lit de Gaud.
Il avait le coeur angoissé, lui aussi; car son Yann, son beau Yann était son aîné, son préféré, sa gloire. Mais il ne désespérait pas, non vraiment, il ne désespérait pas encore. Il se mit à rassurer Gaud d'une manière très douce: d'abord les derniers rentrés d'Islande parlaient tous de brumes très épaisses qui avaient bien pu retarder le navire; et puis surtout il lui était venu une idée: une relâche aux îles Feroë, qui sont des îles lointaines situées sur la route et d'où les lettres mettent très longtemps à venir; cela lui était arrivé à lui-même, il y avait une quarantaine d'années, et sa pauvre défunte mère avait déjà fait dire une messe pour son âme... Un si beau bateau, la Léopoldine, presque neuf, et de si forts marins qu'ils étaient tous à bord...
La vieille Moan rôdait autour d'eux tout en hochant la tête; la détresse de sa petite-fille lui avait presque rendu de la force et des idées; elle rangeait le ménage, regardant de temps en temps le petit portrait jauni de son Sylvestre accroché au granit du mur, avec ses ancres de marine et sa couronne funéraire en perles noires; non, depuis que le métier de mer lui avait pris son petit-fils, à elle, elle n'y croyait plus, au retour des marins; elle ne priait plus la Vierge que par crainte, du bout de ses pauvres vieilles lèvres, lui gardant une mauvaise rancune dans le coeur.
Mais Gaud écoutait avidement ces choses consolantes, ses grands yeux cernés regardaient avec une tendresse profonde ce vieillard qui ressemblait au bien-aimé; rien que de l'avoir là, près d'elle, c'était une protection contre la mort, et elle se sentait plus rassurée, plus rapprochée de son Yann. Ses larmes tombaient, silencieuses et plus douces, et elle redisait en elle-même ses prières ardentes à la Vierge Étoile-de-la-mer.
Une relâche là-bas, dans ces îles, pour des avaries peut-être; c'était une chose possible en effet. Elle se leva, lissa ses cheveux, fit une sorte de toilette, comme s'il pouvait revenir. Sans doute tout n'était pas perdu, puisqu'il ne désespérait pas, lui, son père. Et, pendant quelques jours, elle se remit encore à attendre.
C'était bien l'automne, l'arrière-automne, les tombées de nuit lugubres où, de bonne heure, tout se faisait noir dans la vieille chaumière, et noir aussi alentour, dans le vieux pays breton.
Les jours eux-mêmes semblaient n'être plus que des crépuscules; des nuages immenses, qui passaient lentement, venaient faire tout à coup des obscurités en plein midi. Le vent bruissait constamment, c'était comme un son lointain de grandes orgues d'église, jouant des airs méchants ou désespérés; d'autres fois, cela se rapprochait tout près contre la porte, se mettant à rugir comme les bêtes.
Elle était devenue pâle, pâle, et se tenait toujours plus affaissée, comme si la vieillesse l'eût déjà frôlée de son aile chauve. Très souvent elle touchait les effets de son Yann, ses beaux habits de noces, les dépliant, les repliant comme une maniaque, - surtout un des ses maillots en laine bleue qui avait gardé la forme de son corps; quand on le jetait doucement sur la table, il dessinait de lui-même, comme par habitude, les reliefs des ses épaules et de sa poitrine; aussi à la fin elle l'avait posé tout seul dans une étagère de leur armoire, ne voulant plus le remuer pour qu'il gardât plus longtemps cette empreinte.
Chaque soir, des brumes froides montaient de la terre; alors elle regardait par sa fenêtre la lande triste, où des petits panaches de fumée blanche commençaient à sortir çà et là des chaumières des autres: là partout les hommes étaient revenus, oiseaux voyageurs ramenés par le froid. Et, devant beaucoup de ces feux, les veillées devaient être douces; car le renouveau d'amour était commencé avec l'hiver dans tout ce pays des Islandais...
Cramponnée à l'idée de ces îles où il avait pu relâcher, ayant repris une sorte d'espoir, elle s'était remise à l'attendre...
Il ne revint jamais.
Une nuit d'août, là-bas, au large de la sombre Islande, au milieu d'un grand bruit de fureur, avaient été célébrées ses noces avec la mer. Avec la mer qui autrefois avait été aussi sa nourrice; c'était elle qui l'avait bercé, qui l'avait fait adolescent large et fort, - et ensuite elle l'avait repris, dans sa virilité superbe, pour elle seule. Un profond mystère avait enveloppé ces noces monstrueuses. Tout le temps, des voiles obscurs s'étaient agités au-dessus, des rideaux mouvants et tourmentés, tendus pour cacher la fête; et la fiancée donnait de la voix, faisait toujours son plus grand bruit horrible pour étouffer les cris. - Lui, se souvenant de Gaud, sa femme de chair, s'était défendu, dans une lutte de géant, contre cette épousée de tombeau. Jusqu'au moment où il s'était abandonné, les bras ouverts pour la recevoir, avec un grand cri profond comme un taureau qui râle, la bouche déjà emplie d'eau; les bras ouverts, étendus et raidis pour jamais.
Et à ses noces, ils y étaient tous, ceux qu'il avait conviés jadis. Tous, excepté Sylvestre, qui, lui, s'en était allé dormir dans des jardins enchantés, - très loin, de l'autre côté de la Terre..."
"Les Désenchantées" (1906)
Alors que l'auteur était déjà très célèbre. L'Orient, qu'il aimait tant, lui avait déjà inspiré de belles pages - "Aziyadé", "Vers Hispahan". Comme le sous-titre l'indique, "Roman des harems turcs contemporains", Loti a voulu brosser dans son livre un tableau de la condition des femmes turques, montrer "la haute culture intellectuelle épandue aujourd'hui dans les harems de Turquie, et la souffrance qui en résulte". L'intrigue n'est pas entièrement imaginée, comme Loti le prétend. Le héros, André Lhéry, romancier connu en Turquie, c'est Loti lui-même, qui a effectivement rencontré trois jeunes femmes appelées dans le roman Djénane, Zeyneb et Mélek. Djénane et ses cousines vivent soumises aux lois rigoureuses du harem, et leur malheur est aggravé du fait que leur culture leur permet d'entrevoír et de désirer une vie plus riche sous tous les rapports. Djénane, révoltée, écrit à l'écrivain qui "régnait depuis si longtemps sur ses rêves". Lorsque celui-ci vient à Stamboul, les trois jeunes Turques courent mille dangers pour rencontrer l'écrivain. Des rendez-vous se donnent, une correspondance s'établit, et Lhéry, ému par le sort de ses amies soigneusement voilées, leur promet d'écrire un livre dans lequel sera racontée la triste vie de ces âmes captives, de ces cœurs "auxquels l'action est interdite, qui ne peuvent rien faire, pas même le bien, qui se dévorent ou s'usent en rêves irréalisables". La malheureuse Djénane s'use d'amour pour André, et de retour en France il apprend bientôt que sa chère petite énigme est morte. Très sensible à la beauté du pays, Loti a su communiquer à ses descriptions du Bosphore et des scènes turques un peu de la poésie et du charme de ce pays lumineux ...