Naturalisme - Emile Zola (1840-1902), "Thérèse Raquin" (1867), "Le Ventre de Paris" (1873), "L'Assommoir" (1877), "Germinal" (1885), "La Bête humaine" (1890), "J'Accuse" (1898) ...
Last Update: 11/11/2016
" Alors, Étienne, brusquement, se décida. Peut-être avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, là-haut, à l'entrée du coron. Peut-être était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment à ces gens dont parlait Bonnemort, à ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamés donnaient leur chair, sans le connaître" (Germinal) - Se réclamant, pour la doctrine, de Taine et de Claude Bernard, pressenti par Flaubert, inauguré vers 1860 par les Goncourt, illustré par Emile Zola, le Naturalisme a principalement régné de 1880 à 1890, malgré les protestations de Brunetière et d'Anatole France. Au lieu de se borner comme les frères Goncourt à des monographies souvent exceptionnelles, Emile Zola s'adonnera, non sans brutalité et fougue, à une oeuvre plus vaste, "Les Rougon-Macquart". Simpliste peut-être, il sait représenter foules et choses avec génie. Dominé par Zola, le naturalisme connaîtra en Europe une vie plutôt brève, et c'est aux Etats-Unis qu'il faudra chercher ses successeurs, Stephen Crane, Theodore Dreiser ou Upton Sinclair ...
1880 - Le Naturalisme
Tenance extrême du réalisme, le Naturalisme se propose la représentation intégrale et cynique de l'existence, en ligne de mire, sans considération artistique, la peinture des classes ouvrières, de l'hérédité, de l'alcoolisme, du sexe et la prostitution, et la prétention à une méthode expérimentale. "Le roman naturaliste est une expérience véritable que le romancier fait sur l'homme", explique Zola, qui ajoute : "le romancier expérimental n'est qu'un savant spécial qui emploie l'outil des autres savants, l'observation et l'analyse". A l'inverse des réalistes, les naturalistes privilégient les descriptions sociales, au détriment de l'écriture, le déterminisme au détriment de l'histoire, la physiologie plus que la psychologie. Leurs réflexions sont directement calquées sur les sciences de la nature qui se conceptualisent alors, lutte pour la vie et sélection naturelle (Darwin, De l'origine des espèces, 1859), lois de l'hérédité (Lucas, Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle, 1850), démarche expérimentale et médicale (Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865) : l'intrigue permet d'exposer le déterminisme biologique et social d'un milieux ou de personnages. Le naturalisme, a-t-on dit, c'est "la science appliquée à la littérature".
Dans les années 1880, Emile Zola incarne ce mouvement et en est le théoricien ( les Rougon-Macquart, le Roman expérimental), et nombre de jeunes écrivains (J.-K. Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Paul Alexis) vont se regrouper autour de lui (Les Soirées de Médan). Et c'est en 1880 qu'une une vague de romans "naturalistes" atteint l'ensemble de l'Europe : le neuvième volume des Rougon-Macquart de Zola, "Nana", paraît en 1880, "La Déshéritée" de Benito Pérez Galdós et "Un voyage de noces" d'Emilia Pardo Bazán (en Espagne, 1881), "Giacinta" de Luigi Capuana et "Les Malavoglia" de Giovanni Verga (en Italie, 1881), "Le Cabinet rouge" de Strindberg (en Suède, 1879), la "Maison de poupée" de Henrik Ibsen (1879), "Les Bafouées" (1881) et "Les Dépravés" (1883) du berlinois Max Kretzer, "Les Hors-Cadres" (1884) de l'anglais George Robert Gissing. Les années 1885-1895 marquent l'apogée du naturalisme, alors que s'amorce, déjà, une réaction anti-naturaliste incarnée par le symbolisme et les écrivains "psychologues". Si donc le naturalisme eut au bout du compte une vie assez brève en Europe, les écrivains américains l'acclimatèrent avec plus de constance, recherchant à exprimer les effets des circonstances sur leurs personnages, on pense à Jack London, Stephen Crane, Theodore Dreiser, Upton Sinclair..
A la fin du XIXe siècle, le groupe naturaliste va éclater, les plus talentueux s'en détourneront. En 1900, le naturalisme, "à se rabâcher, en piétinant sur place" (J.K.Huysmans), en est arrivé à une impasse...
(Marie Bracquemond - 1887 Beneath the Lamp - private collection)
"Pendant qu'Étienne se débattait ainsi, ses yeux, qui erraient sur la plaine immense, peu à peu l'aperçurent. Il s'étonna, il ne s'était pas figuré l'horizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui avait indiqué du geste, au fond des ténèbres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans un pli de terrain, avec ses bâtiments de bois et de briques, le criblage goudronné, le beffroi couvert d'ardoises, la salle de la machine et la haute cheminée d'un
rouge pâle, tout cela tassé, l'air mauvais. Mais, autour des bâtiments, le carreau s'étendait, et il ne se l'imaginait pas si large, changé en un lac d'encre par les vagues montantes du stock de charbon, hérissé des hauts chevalets qui portaient les rails des passerelles, encombré dans un coin de la provision des bois, pareille à la moisson d'une forêt fauchée. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal comme une barricade de géants, déjà couvert d'herbe dans sa partie ancienne, consumé à l'autre bout par un feu intérieur qui brûlait depuis un an, avec une fumée épaisse, en laissant à la surface, au milieu du gris blafard des schistes et des grès, de longues traînées de rouille sanglante. Puis, les champs se déroulaient, des champs sans fin de blé et de betteraves, nus à cette époque de l'année, des marais aux végétations dures, coupés de quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que séparaient des files maigres de peupliers. Très loin, de petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes au nord, Montsou au midi ; tandis que la forêt de Vandame, à l'est, bordait l'horizon de la ligne violâtre de ses arbres dépouillés. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet après-midi d'hiver, il semblait que tout le noir du Voreux, toute la poussière volante de la houille se fût abattue sur la plaine, poudrant les arbres, sablant les routes, ensemençant la terre.
Étienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c'était un canal, la rivière de la Scarpe canalisée, qu'il n'avait pas vu dans la nuit. Du Voreux à Marchiennes, ce canal allait droit, un ruban d'argent mat de deux lieues, une avenue bordée de grands arbres, élevée au-dessus des bas terrains, filant à l'infini avec la perspective de ses berges vertes, de son eau pâle où glissait l'arrière vermillonné des péniches. Près de la fosse, il y avait un embarcadère, des bateaux amarrés, que les berlines des passerelles emplissaient directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de biais les marais ; et toute l'âme de cette plaine rase paraissait être là, dans cette eau géométrique qui la traversait comme une grande route, charriant la houille et le fer.
Les regards d'Étienne remontaient du canal au coron, bâti sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s'arrêtaient, en bas de la pente argileuse, à deux énormes tas de briques, fabriquées et cuites sur place. Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait derrière une palissade, desservant la fosse. On devait descendre les derniers mineurs de la coupe à terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes jetait un cri aigu. Ce n'était plus l'inconnu des ténèbres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d'astres ignorés. Au loin, les hauts fourneaux et les fours à coke avaient pâli avec l'aube. Il ne restait là, sans un arrêt, que l'échappement de la pompe, soufflant toujours de la même haleine grosse et longue, l'haleine d'un ogre dont il distinguait la buée grise maintenant, et que rien ne pouvait repaître.
Alors, Étienne, brusquement, se décida. Peut-être avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, là-haut, à l'entrée du coron. Peut-être était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment à ces gens dont parlait Bonnemort, à ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamés donnaient leur chair, sans le connaître." (Germinal, I, VI).
1879-1900 – La république « opportuniste »
Le Naturalisme naît et s'installe, en France, dans le contexte de ce qu'on a appelé la "république opportuniste" : la démocratie républicaine est désormais installée,les modérés domine l’Assemblée sous la présidence du premier chef de l’Etat républicain, Jules Grévy et le premier ministre Jules Ferry qui prend en 1881 l’initiative de mesures populaires : liberté totale pour la presse et enseignement primaire laïc et gratuit pour tous, obligatoire de 6 à 13 ans, liberté d’association, élection des maires des communes, jusque là désignés par l’Etat. Paris sera l'hôte d'une Exposition Universelle en 1889, pour fêter le centenaire de la Révolution, et en 1887 commence alors la construction d'une étrange structure de fer qui doit célébrer la puissance industrielle de la France, la Tour Eiffel. Entre-temps, la politique coloniale française se poursuit, nettement plus agressive, soit sous forme de protectorat, qui laisse une marge de souveraineté aux peuples, soit sous forme de colonisation pure et simple, l’administration du pays occupé dépendant directement de la métropole. Entre 1874 et 1900, les corps expéditionnaires font tomber sous la tutelle française : en Afrique, après l’Algérie, le Congo, le Soudan, la Tunisie, le Maroc, le Gabon, le Niger, le Dahomey, le Tchad, la Haute-Volta, Madagascar. En Asie, que l'on atteint beaucoup plus facilement depuis la mise en service en 1869 du canal de Suez, la péninsule indochinoise (Annam, Cambodge, Laos). En Chine, la France renforce ses positions dans le sud (Yunnan, Canton) mais aussi sur la côte est, à Shanghaï; en 1900, la France participe au corps expéditionnaire européen qui écrase la révolte des Boxers. Le domaine colonial de la France atteint son apogée durant cette période, il couvre une superficie seize fois plus grande que celle de la métropole .
Toutefois, en 1891, le jour de la Fête du Travail, célébrée par les ouvriers depuis l’année précédente, les troupes tirent sur un rassemblement de manifestants à Fourmies (Nord) qui réclament la journée de travail limitée à 8 heures. En 1893, la menace socialiste se fait plus pressante, 50 députés, dont Jules Guesde et Jean Jaurès, arrivent à la Chambre. L’année suivante, le président Sadi Carnot est assassiné par un anarchiste italien qui voulait venger ses camarades militants condamnés à mort et dont la grâce avait été refusée par le président..
(Georges Croegaert - 1883 At the Cafe de la Paix)
(Jean Beraud, 1889, Student Brasserie…)
Émile Zola tente, dans cette "Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire" que sont "Les Rougon-Macquart", selon la méthode expérimentale définie par Claude Bernard, une synthèse entre fatalité biologique (tout le cycle repose sur les théories de l'hérédité du docteur Lucas) et déterminisme sociologique (influences de la "race" et du "milieu" définies par Hippolyte Taine). Ses personnages, complexes, sont ballottés par des forces qui les dépassent, des personnages dont les principaux descendent tous d'Adélaïde Fouque (La Fortune des Rougon, 1871), suivent pour la première branche, Antoine Macquart (La Fortune des Rougon, 1871), Lisa Macquart (Le Ventre de Paris, 1873), Pauline Quenu (La Joie de vivre 1884); pour la seconde Gervaise Macquart (L'Assommoir, 1877), Anna Coupeau (Nana, 1880), puis Etienne Lantier (Germinal, 1885), Jean Macquart (La Terre, 1887, La Débâche, 1892), Claude Lantier (L'Oeuvre, 1886), Jacques Lantier (La Bête humaine, 1890) ...
L'exemple de Balzac l'amène à tracer un tableau global de son temps. Il rassemble une documentation gigantesque pour cerner au plus près la réalité sociale. Jusqu'à l'utilisation de termes techniques et argotiques, ce qui lui sera violemment reproché. Il agit là en journaliste et ses livres sont des représentations fidèles de l'époque.
Le Roman expérimental (1880) : « Dans l'étude d'une famille, d'un groupe d'êtres vivants, je crois que le milieu social a [...] une importance capitale. Un jour, la physiologie nous expliquera sans doute le mécanisme de la pensée et des passions ; nous saurons comment fonctionne la machine individuelle de l'homme, comment il pense, comment il aime, comment il va de la raison à la passion et à la folie ; mais ces phénomènes, ces faits du mécanisme des organes agissant sous l'influence du milieu intérieur, ne se produisent pas au dehors isolément et dans le vide. L'homme n'est pas seul, il vit dans une société, dans un milieu social, et dès lors pour nous, romanciers, ce milieu social modifie sans cesse les phénomènes. Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l'individu et de l'individu sur la société. Pour le physiologiste, le milieu extérieur et le milieu intérieur sont purement chimiques et physiques, ce qui lui permet d'en trouver les lois aisément. Nous n'en sommes pas à pouvoir prouver que le milieu social n'est, lui aussi, que chimique et physique. Il l'est à coup sûr, ou plutôt il est le produit variable d'un groupe d'êtres vivants, qui, eux, sont absolument soumis aux lois physiques et chimiques qui régissent aussi bien les corps vivants que les corps bruts. Dès lors, nous verrons qu'on peut agir sur le milieu social, en agissant sur les phénomènes dont on se sera rendu maître chez l'homme. »
Dès lors, Zola fera vivre des personnages, issus d'une même ascendance et souffrant d'une tare héréditaire commune dans les milieux les plus divers, et notera les modifications de comportement qu'apportent chez les uns et chez les autres ces modes de vie différents. Jean Macquart vit dans un cadre de paysans (La Terre), Gervaise parmi les ouvriers des faubourgs parisiens (L'Assommoir), Etienne Lantier parmi les mineurs du Nord (Germinal)...
Cependant Émile Zola déclare également qu'"une oeuvre d'art est un coin de la nature vue à travers un tempérament", affirmant ainsi le rôle fondamentalement créateur de l'artiste qui transforme la réalité par sa vision. Avec Germinal ses héros deviennent acteurs et l'espoir reparaît avec cette liberté : quête de la justice et du progrès, triomphe de la vie. Dans L'Assommoir, Goujet, l'ouvrier forgeron, prend au milieu de l'embrasement de sa forge une dimension plus qu'humaine. Une âme collective anime la foule hétéroclite des travailleurs qui se presse au petit matin à la barrière Poissonnière. Émile Zola en vient à dénoncer l'oppression sociale malgré ses professions de foi qui affirmaient qu'un scientifique n'est pas censé interférer avec son sujet d'expérience. Symbolique et lyrisme de l'ascension et de la chute, de l'opposition du Bien et du Mal, on est loin de l'impassibilité et de l'objectivité prônées par Zola ...
(Jean-Georges Béraud - 1883, La Brasserie)
Emile Zola (1840-1902)
Né en 1840 d'une mère française et d'un père d'origine italienne, Émile Zola a grandi à Aix-en-Provence. Il termine ses études secondaires à Paris, et commence comme employé à la librairie Hachette, avant de devenir journaliste en 1865. Travailleur acharné, il mène de front ses activités professionnelles et littéraires. Ses premières oeuvres, comme les "Contes à Ninon" (1865), rangent d'emblée cet admirateur de Victor Hugo parmi les écrivains d'inspiration romantique. En 1867, Zola publie un ouvrage sur Edouard Manet et bataille pour les Impressionnistes. Il rencontre Nadar dont il devient l'ami. Dans la préface de "Thérèse Raquin" (1867), il définit ce qui deviendra le naturalisme et, dès 1868, il conçoit et accomplira en vingt-cinq ans, à l'image de "la Comédie humaine" de Balzac, le vaste projet d'un cycle de romans, "Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire". En 1870, il épouse Alexandrine Meley, l'ami de coeur de Cézanne, mais qui ne pourra lui donner d'enfant.
En 1871, il compose "La Fortune des Rougon", premier roman de cette fresque sociale qui en comportera vingt.
Zola fréquente désormais Flaubert, Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt, le romancier russe Tourgueniev. L'éditeur G. Charpentier rachète les droits des Rougon-Macquart pour cinq cents francs par mois. Il publie en mai 1873 "le Ventre de Paris", qui dépeint dans l'univers grouillant des Halles la petite-bourgeoisie commerçante « digérant, ruminant, cuvant en paix ses joies et ses honnêtetés moyennes », personnifiée par Lisa Macquart, la plantureuse charcutière. Les Gras, satisfaits de l'Empire, triomphent des Maigres, qui rêvent de changer l'ordre du monde. Zola est un Maigre : son article du 22 décembre 1872 dans le Corsaire, où il raillait l'avidité cynique des monarchistes, a fait interdire le journal, l'a rendu suspect au gouvernement de Thiers, puis à celui de Mac-Mahon, et lui a fermé les journaux parisiens : à part une série de comptes rendus dramatiques dans l'Avenir national, Zola n'écrit plus que dans le Sémaphore de Marseille, d'ailleurs sans signer ses articles, qui resteront pour la plupart inédits.
Le succès de l'Assommoir a permis aux Zola de s'installer 23, rue de Boulogne (aujourd'hui rue Ballu). Au printemps de 1878, ils achètent une maison à Médan et y passeront désormais plusieurs mois par an, y recevront les amis et les jeunes admirateurs de Zola : J. K. Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Maupassant. L'écrivain continue à publier dans le Bien public, puis dans le Voltaire, qui lui succède à partir de juillet 1878, des articles hebdomadaires où il expose ses thèses sur l'esthétique du roman et du théâtre.
En avril 1878 paraît Une page d'amour, roman psychologique dont l'action se déroule dans les appartements cossus de Passy et dont Paris, avec l'océan de ses toitures, « est un des personnages, quelque chose comme le chœur antique ». Le 6 mai, Zola fait jouer un vaudeville, le Bouton de rose, au Palais-Royal ; à partir du 18 janvier 1879, l'Ambigu représente un drame tiré de l'Assommoir par William Busnach et Octave Gastineau. Nana, publié d'abord en feuilleton dans le Voltaire, puis chez Charpentier en mars 1880, déclenche un nouveau tapage. La critique, pudibonde et envieuse, s'insurge, mais Flaubert trouve à Zola « du génie ». Il mourra deux mois plus tard, au grand chagrin de Zola. Cependant, celui-ci commence à réunir les études critiques qu'il a publiées depuis cinq ans à Paris et à Saint-Pétersbourg, et publie chez Charpentier le Roman expérimental (1880), les Romanciers naturalistes (1881), le Naturalisme au théâtre (1881), Nos auteurs dramatiques (1881), Documents littéraires (1881). De septembre 1880 à septembre 1881, il mène une campagne hebdomadaire dans le Figaro, sur des thèmes tantôt politiques (critique du système parlementaire) et tantôt littéraires (défense du naturalisme, à travers ses propres œuvres et celles de Céard, de Huysmans, d'Alexis, de Maupassant).
Durant cette période, Zola définit plus amplement son esthétique, en particulier dans "Le Roman expérimental" qui paraît en 1881. Mais, bientôt, le ton socialiste de ses romans conduit certains de ses disciples à prendre leurs distances. Zola poursuit néanmoins sa voie. En 1888, Zola découvre la bicyclette, la photographie et sa nouvelle compagne, Jeanne Rozerot.
Dans la droite ligne de ses convictions politiques, il prend parti au moment de l'affaire Dreyfus en publiant un article intitulé "J'accuse" (l'Aurore du 13 Janvier 1898) qui lui vaut d'être poursuivi et condamné pour outrage à l'armée. Il s'exile en Angleterre et ne revient en France qu'en 1899, après la grâce de Dreyfus. Sa dernière oeuvre, "les Quatre Evangiles" (Fécondité, Travail, Vérité, Justice) vise à établir les bases morales des temps nouveaux.
Dans la nuit du 28 au 29 septembre 1902, au retour de Médan, l'écrivain meurt asphyxié par les émanations du chauffage dans son appartement de la rue de Bruxelles. Accident ou malveillance ? On en a débattu, sans parvenir à une certitude. Ses funérailles ont lieu le 5 octobre. Une délégation de mineurs est venue de Denain. Anatole France, dans son discours d'hommage, prononce ces mots : « Il fut un moment de la conscience humaine. »
1867 – Thérèse Raquin
« Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J'ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus. J'ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les poussées de l'instinct, les détraquements cérébraux survenus à la suite d'une crise nerveuse. Les amours de mes deux héros sont le contentement d'un besoin ; le meurtre qu'ils commettent est une conséquence de leur adultère, conséquence qu'ils acceptent comme les loups acceptent l'assassinat des moutons ; enfin, ce que j'ai été obligé d'appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, en une rébellion du système nerveux tendu à se rompre. L'âme est parfaitement absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai voulu ainsi. »
Thérèse vit avec son mari Camille et sa belle-mère madame Raquin depuis son plus jeune âge. En effet, enfant elle fut recueillie et élevée par madame Raquin qui a tout de suite considérée Thérèse comme l'épouse de son fils adoré Camille. Mais Thérèse n'aime pas l'existence qu'elle mène à côté d'un époux à la santé très fragile, elle si pleine de vie. Elle se sent à l'étroit dans la mercerie noire et mal aérée de sa belle-mère. Cependant un jour Camille rentre chez lui accompagné d'un ancien camarade qu'il a rencontré à son travail : Laurent. Ce jeune peintre sans talent et à forte allure, éveille en Thérèse des passions inassouvies et devient vite son amant. La scène d'amour représentée dans l’arrière-boutique de la mercerie, à même le sol, vaudra aux naturalistes les premières accusations ouvertes d'immoralisme.
Las de se cacher pour s'aimer, les deux amants échafaudent un horrible plan : se débarrasser du mari gênant. Laurent a tout prévu : le lieu, le moment et surtout la manière. Il met son plan à exécution en invitant Camille et Thérèse à faire une ballade. Devant attendre avant de manger dans un petit restaurant situé au bord de l'eau, Laurent propose au couple de louer une barque. Une fois arrivé au milieu de l'eau, Laurent attrape Camille et le jette à l'eau. Celui-ci se noie rapidement et Laurent fait chavirer la barque en ayant, au préalable, pris Thérèse dans ses bras. Il explique à tous que la barque a chaviré et qu'il a pu sauver Thérèse, n'ayant rien pu faire pour son ami. Il passe pour un héros même aux yeux de madame Raquin totalement anéantie par la disparition de son fils.
Les deux amants attendent alors pour pouvoir s'aimer librement. Cependant, depuis le meurtre, leurs sentiments ont changé, le souvenir de Camille les hante. Ils se marient tout de même, mais finissent par se haïr mutuellement et se reprochent la déchéance de leur vie.
"Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne l’aimait pas, mais en somme, elle ne lui coûterait rien ; les femmes qu’il achetait à bas prix n’étaient, certes, ni plus belles ni plus aimées. L’économie lui conseillait déjà de prendre la femme de son ami. D’autre part, depuis longtemps il n’avait pas contenté ses appétits ; l’argent étant rare, il sevrait sa chair, et il ne voulait point laisser échapper l’occasion de la repaître un peu. Enfin, une pareille liaison, en bien réfléchissant, ne pouvait avoir de mauvaises suites : Thérèse aurait intérêt à tout cacher, il la planterait là aisément quand il voudrait ; en admettant même que Camille découvrît tout et se fâchât, il l’assommerait d’un coup de poing, s’il faisait le méchant. La question, de tous les côtés, se présentait à Laurent facile et engageante. Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant l’heure. À la première occasion, il était décidé à agir carrément. Il voyait, dans l’avenir, des soirées tièdes. Tous les Raquin travailleraient à ses jouissances : Thérèse apaiserait les brûlures de son sang ; madame Raquin le cajolerait comme une mère ; Camille, en causant avec lui, l’empêcherait de trop s’ennuyer, le soir, dans la boutique. Le portrait s’achevait, les occasions ne se présentaient pas. Thérèse restait toujours là, accablée et anxieuse ; mais Camille ne quittait point la chambre, et Laurent se désolait de ne pouvoir l’éloigner pour une heure. Il lui fallut pourtant déclarer un jour qu’il terminerait le portrait le lendemain. Madame Raquin annonça qu’on dînerait ensemble et qu’on fêterait l’œuvre du peintre. Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile le dernier coup de pinceau, toute la famille se réunit pour crier à la ressemblance. Le portrait était ignoble, d’un gris sale, avec de larges plaques violacées. Laurent ne pouvait employer les couleurs les plus éclatantes sans les rendre ternes et boueuses ; il avait, malgré lui, exagéré les teintes blafardes de son modèle et le visage de Camille ressemblait à la face verdâtre d’un noyé ; le dessin grimaçant convulsionnait les traits, rendant la sinistre ressemblance plus frappante. Mais Camille était enchanté ; il disait que sur la toile il avait un air distingué. Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu’il allait chercher deux bouteilles de vin de Champagne. Madame Raquin redescendit à la boutique. L’artiste resta seul avec Thérèse. La jeune femme était demeurée accroupie, regardant vaguement devant elle. Elle semblait attendre en frémissant. Laurent hésita ; il examinait sa toile, il jouait avec ses pinceaux. Le temps pressait, Camille pouvait revenir, l’occasion ne se représenterait peut-être plus. Brusquement, le peintre se tourna et se trouva face à face avec Thérèse. Ils se contemplèrent pendant quelques secondes. Puis, d’un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeune femme contre sa poitrine. Il lui renversa la tête, lui écrasant les lèvres sous les siennes. Elle eut un mouvement de révolte, sauvage, emportée, et, tout d’un coup, elle s’abandonna, glissant par terre, sur le carreau. Ils n’échangèrent pas une seule parole. L’acte fut silencieux et brutal."
Thérèse Raquin,
PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION
"J'avais naïvement cru que ce roman pouvait se passer de préface. Ayant l'habitude de dire tout haut ma pensée, d'appuyer même sur les moindres détails de ce que j'écris, j'espérais être compris et jugé sans explication préalable. Il paraît que je me suis trompé.
La critique a accueilli ce livre d'une voix brutale et indignée. Certaines gens vertueux, dans des journaux non moins vertueux, ont fait une grimace de dégoût, en le prenant avec des pincettes pour le jeter au feu. Les petites feuilles littéraires elles-mêmes, ces petites feuilles qui donnent chaque soir la gazette des alcôves et des cabinets particuliers, se sont bouché le nez en parlant d'ordure et de puanteur. Je ne me plains nullement de cet accueil ; au contraire, je suis charmé de constater que mes confrères ont des nerfs sensibles de jeune fille. Il est bien évident que mon œuvre appartient à mes juges, et qu'ils peuvent la trouver nauséabonde sans que j'aie le droit de réclamer. Ce dont je me plains, c'est que pas un des pudiques journalistes qui ont rougi en lisant Thérèse Raquin ne me paraît avoir compris ce roman. S'ils l'avaient compris, peut- être auraient-ils rougi davantage, mais au moins je goûte- rais à cette heure l'intime satisfaction de les voir écœurés à juste titre. Rien n'est plus irritant que d'entendre d'honnêtes écrivains crier à la dépravation, lorsqu'on est intimement persuadé qu'ils crient cela sans savoir à propos de quoi ils le crient.
Donc il faut que je présente moi-même mon œuvre à mes juges. Je le ferai en quelques lignes, uniquement pour éviter à l'avenir tout malentendu.
Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J'ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus. J'ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les poussées de l'instinct, les détraquements cérébraux survenus à la suite d'une crise nerveuse. Les amours de mes deux héros sont le contentement d'un besoin ; le meurtre qu'ils commettent est une conséquence de leur adultère, conséquence qu'ils acceptent comme les loups acceptent l'assassinat des moutons; enfin, ce que j'ai été obligé d'appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, en une rébellion du système nerveux tendu à se rompre. L'âme est parfaitement absente, j'en conviens aisément, puisque je l'ai voulu ainsi.
On commence, j'espère, à comprendre que mon but a été un but scientifique avant tout. Lorsque mes deux personnages, Thérèse et Laurent, ont été créés, je me suis plu à me poser et à résoudre certains problèmes : ainsi, j'ai tenté d'expliquer l'union étrange qui peut se produire entre deux tempéraments différents, j'ai montré les troubles profonds d'une nature sanguine au contact d'une nature nerveuse. Qu'on lise le roman avec soin, on verra que chaque chapitre est l'étude d'un cas curieux de physiologie. En un mot, je n'ai eu qu'un désir : étant donné un homme puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la bête, ne voir même que la bête, les jeter dans un drame violent, et noter scrupuleusement les sensations et les actes de ces êtres. J'ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres.
Avouez qu'il est dur, quand on sort d'un pareil travail, tout entier encore aux graves jouissances de la recherche du vrai,' d'entendre des gens vous accuser d'avoir eu pour unique but la peinture de tableaux obscènes. Je me suis trouvé dans le cas de ces peintres qui copient des nudités, sans qu'un seul désir les effleure, et qui restent profondément surpris lorsqu'un critique se déclare scandalisé par les chairs vivantes de leur œuvre. Tant que j'ai écrit Thérèse Raquin, j'ai oublié le monde, je me suis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à l'analyse du mécanisme humain, et je vous assure que les amours cruelles de Thérèse et de Laurent n'avaient pour moi rien d'immoral, rien qui puisse pousser aux passions mauvaises. L'humanité des modèles disparaissait comme elle disparaît aux yeux de l'artiste qui a une femme nue vautrée devant lui, et qui songe uniquement à mettre cette femme sur sa toile dans la vérité de ses formes et de ses colorations. Aussi ma surprise a-t-elle été grande quand j'ai entendu traiter mon œuvre de flaque de boue et de sang, d'égout, d'immondice, que sais-je ? Je connais le joli jeu de la critique, je l'ai joué moi-même ; mais j'avoue que l'ensemble de l'attaque m'a un peu déconcerté. Quoi ! il ne s'est pas trouvé un seul de mes confrères pour expliquer mon livre, sinon pour le défendre ! Parmi le concert de voix qui criaient : « L'auteur de Thérèse Raquin est un misérable hystérique qui se plaît à étaler des pornographies, » j'ai vainement attendu une voix qui répondît ; « Eh ! non, cet écrivain est un simple analyste, qui a pu s'oublier dans la pourriture humaine, mais qui s'y est oublié comme un médecin s'oublie dans un amphithéâtre. »
Remarquez que je ne demande nullement la sympathie de la presse pour une œuvre qui répugne, dit-elle, à ses sens délicats. Je n'ai point tant d'ambition. Je m'étonne seule- ment que mes confrères aient fait de moi une sorte d'égoutier littéraire, eux dont les yeux exercés devraient reconnaître en dix pages les intentions d'un romancier, et je me contente de les supplier humblement de vouloir bien à l'avenir me voir tel que je suis et me discuter pour ce que je suis.
Il était facile, cependant, de comprendre Thérèse Raquin, de se placer sur le terrain de l'observation et de l'analyse, de me montrer mes fautes véritables, sans aller ramasser une poignée de boue et me la jeter à la face au nom de la morale. Cela demandait un peu d'intelligence et quelques idées d'ensemble en vraie critique. Le reproche d'immoralité, en matière de science, ne prouve absolument rien. Je ne sais si mon roman est immoral, j'avoue que je ne me suis jamais inquiété de le rendre plus ou moins chaste. Ce que je sais, c'est que je n'ai pas songé un instant à y mettre les saletés qu'y découvrent les gens moraux; c'est que j'en ai écrit chaque scène, même les plus fiévreuses, avec la seule curiosité du savant; c'est que je défie mes juges d'y trouver une page réellement licencieuse, faite pour les lecteurs de ces petits livres roses, de ces indiscrétions de boudoir et de coulisses, qui se tirent à dix mille exemplaires et que recommandent chaudement les journaux auxquels les vérités de Thérèse Raquin ont donné la nausée.
Quelques injures, beaucoup de niaiseries, voilà donc tout ce que j'ai lu jusqu'à ce jour sur mon œuvre. Je le dis ici tranquillement, comme je le dirais à un ami qui me demanderait dans l'intimité ce que je pense de l'attitude delà cri- tique à mon égard. Un écrivain de grand talent, auquel je me plaignais du peu de sympathie que je rencontre, m'a répondu cette parole profonde : « Vous avez un immense défaut qui vous fermera toutes les portes : vous ne pouvez causer deux minutes avec un imbécile sans lui faire com- prendre qu'il est un imbécile. » Cela doit être, je sens le tort que je me fais auprès de la critique en l'accusant d'inintelligence, et je ne puis pourtant m'empêcher de témoigner le dédain que j'éprouve pour son horizon borné et pour les jugements qu'elle rend à l'aveuglette, sans aucun esprit de méthode. Je parle, bien entendu, de la critique courante, de celle qui juge avec tous les préjugés littéraires des sots, ne pouvant se mettre au point de vue largement humain que demande une œuvre humaine pour être com- prise. Jamais je n'ai vu pareille maladresse. Les quelques coups de poing que la petite critique m'a adressés à l'occasion de Thérèse Raquin se sont perdus, comme toujours, dans le vide. Elle frappe essentiellement à faux, applaudissant les entrechats d'une actrice enfarinée et criant ensuite à l'immoralité à propos d'une étude physiologique, ne comprenant rien, ne voulant rien comprendre, et tapant toujours devant elle, si sa sottise prise de panique lui dit de taper. Il est exaspérant d'être battu pour une faute dont on n'est point coupable. Par moments, je regrette de n'avoir pas écrit des obscénités; il me semble que je serais heureux de recevoir une bourrade méritée, au milieu de cette grêle de coups qui tombent bêtement sur ma tête, comme des tuiles, sans que je sache pourquoi.
Il n'y a guère, à notre époque, que deux ou trois hommes qui puissent lire, comprendre et juger un livre. De ceux-là je consens à recevoir des leçons, persuadé qu'ils ne parleront pas sans avoir pénétré mes intentions et apprécié les résultats de mes efforts. Ils se garderaient bien de prononcer les grands mots vides de moralité et de pudeur litté- raire ; ils me reconnaîtraient le droit, en ces temps de liberté dans l'art, de choisir mes sujets où bon me semble, ne me demandant que des œuvres consciencieuses, sachant que la sottise seule nuit à la dignité des lettres. A coup sûr, l'analyse scientifique que j'ai tenté d'appliquer dans Thérèse Raquin ne les surprendrait pas ; ils y retrouveraient la méthode moderne, l'outil d'enquête universelle dont le siècle se sert avec tant de fièvre pour trouer l'avenir. Quelles que dussent être leurs conclusions, ils admettraient mon point de départ, l'étude du tempérament et des modifications profondes de l'organisme sous la pression des milieux et des circonstances. Je me trouverais en face de véritables juges, d'hommes cherchant de bonne foi la vérité, sans puérilité ni fausse honte, ne croyant pas devoir se montrer écœurés au spectacle de pièces d'anatomie nues et vivantes. L'étude sincère purifie tout, comme le feu. Certes, devant le tribunal que je me plais à rêver en ce moment, mon œuvre serait bien humble ; j'appellerais sur elle toute la sévérité des critiques, je voudrais qu'elle en sortît noire de ratures. Mais au moins j'aurais eu la joie profonde de me voir critiqué pour ce que j'ai tenté de faire, et non pour ce que je n'ai pas fait.
Il me semble que j'entends, dès maintenant, la sentence de la grande critique, de la critique méthodique et naturaliste qui a renouvelé les sciences, l'histoire et la littérature : « Thérèse Raquin est l'étude d'un cas trop exceptionnel; le drame de la vie moderne est plus souple, moins enfermé dans l'horreur et la folie. De pareils cas se rejettent au second plan d'une œuvre. Le désir de ne rien perdre de ses observations a poussé l'auteur à mettre chaque détail en avant, ce qui a donné encore plus de tension et d'âpreté à l'ensemble. D'autre part, le style n'a pas la simplicité que demande un roman d'analyse. Il faudrait, en somme, pour que l'écrivain fit maintenant un bon roman, qu'il vît la société d'un coup d'œil plus large, qu'il la peignît sous ses aspects nombreux et variés, et surtout qu'il employât une langue nette et naturelle. »
Je voulais répondre en vingt lignes à des attaques irritantes par leur naïve mauvaise foi, et je m'aperçois que je me mets à causer avec moi-même, comme cela m'arrive toujours lorsque je garde trop longtemps une plume à la main. Je m'arrête, sachant que les lecteurs n'aiment pas cela. Si j'avais eu la volonté et le loisir d'écrire un manifeste, peut-être aurais-je essayé de défendre ce qu'un journaliste, en parlant de Thérèse Raquin, a nommé « la littérature putride». D'ailleurs, à quoi bon ? Le groupe d'écrivains naturalistes auquel j'ai l'honneur d'appartenir a assez de courage et d'activité pour produire des œuvres fortes, portant en elles leur défense. Il faut tout le parti pris d'aveuglement d'une certaine critique pour forcer un romancier à faire une préface. Puisque, par amour de la clarté, j'ai commis la faute d'en écrire une, je réclame le pardon des gens d'intelligence, qui n'ont pas besoin, pour voir clair, qu'on leur allume une lanterne en plein jour.
Emile Zola 15 avril 1868.
LES ROUGON-MACQUART
Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire
PRÉFACE - Emile Zola Paris, le premier Juillet 1871....
"Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d'êtres, se comporte dans une société, en s'épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d'œil, profondément dissemblables, mais que l'analyse montre intimement liés les uns aux autres. L'hérédité a ses lois, comme la pesanteur.
Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j'aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l'œuvre, comme acteur d'une époque historique, je le créerai agissant dans la complexité de ses efforts, j'analyserai à la fois la somme de volonté de chacun de ses membres et la poussée générale de l'ensemble.
Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et déviées. Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'Etat à la trahison de Sedan.
Depuis trois années, je rassemblais les documents de ce grand ouvrage et le présent volume était même écrit lorsque la chute des Bonaparte, dont j'avais besoin comme artiste, et que toujours je trouvais fatalement au bout du drame, sans oser l'espérer si prochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire de mon œuvre. Celle-ci est, dès aujourd'hui, complète ; elle s'agite dans un cercle fini, elle devient le tableau d'un règne mort, d'une étrange époque de folie et de honte.
Cette œuvre, qui formera plusieurs épisodes, est donc, dans ma pensée, l'Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire. Et le premier épisode : la Fortune des Rougon, doit s'appeler de son titre scientifique : les Origines."
1870 – La Fortune des Rougon
"Ce roman sert d'introduction à toute l'oeuvre. Il montre certains membres de la famille dont je veux écrire l'histoire, au début de leur carrière, fondant leur fortune sur le coup d'Etat, comptant sur l'Empire qu'ils prévoient pour contenter leurs appétits. Cet épisode a surtout quatre grandes figures qui ne reparaîtront plus dans les autres récits : l'aïeule, tante Dide, la souche dont sont issus les principaux personnages de la série ; ses deux fils, l'un légitime, Pierre Rougon, l'autre illégitime, Antoine Machard, et un de ses petits-fils, Silvère. L'aïeule est la haute personnification d'un tempérament, d'un état physiologique particulier se propageant et se distribuant dans toute une famille. Les trois autres héros, outre leurs caractères héréditaires, offrent trois états de l'idée politique : Pierre Rougon est le conservateur qui cherche surtout à tirer des événements un profit personnel et qui ne recule devant aucun moyen pour fonder sa fortune et celle de ses enfants sur le nouvel Empire. Antoine Machard est le fainéant, l'envieux que sa paresse jalouse et impuissante a jeté dans une fausse et honteuse démocratie ; Silvère, au contraire, l'énergique enfant de dix-sept ans, la belle et ardente figure de tous les enthousiasmes de la jeunesse, est l'âme même de la jeune République, l'âme de l'amour et de la liberté. Je plierai le cadre historique à ma fantaisie, mais tous les faits que je regrouperai seront pris dans l'histoire (livres de Ténot et de Maquan, journaux de l'époque, etc.). Je prendrai à la très curieuse insurrection du Var ses détails les plus caractéristiques et je m'en servirai selon les besoins de mon récit (...)"
Ce roman raconte le coup d'Etat du prince Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, vu d'une ville de Provence, Plassans, que Zola a inventée d'après la ville de son enfance, Aix-en-Provence. A la faveur de ce bouleversement politique, les ambitions se déchaînent: deux branches rivales d'une même famille, les Rougon et les Macquart, s'affrontent, les premiers se révélant bonapartistes par calcul, les seconds libéraux par pauvreté et par envie.
Toute la structure interne des Rougon-Macquart est expliquée par la névrose d'Adelaïde Fouque, dont le père a fini dans la démence et qui, après la mort de son mari, un simple domestique nommé Pierre Rougon, prend pour amant un ivrogne, Antoine Macquart. La descendance de celle que l'on appelle tante Dide est ainsi marquée par la double malédiction de la folie et de l'alcoolisme que l'on retrouve dans tous les volumes. Ainsi, le docteur Pascal, héros du vingtième et dernier volume, s'effraye en comprenant subitement la tragique destinée de sa famille: «Tout s'emmêlait, il arrivait à ne plus se reconnaître au milieu des troubles imaginaires qui secouaient son organisme éperdu. Et chaque soir, la conclusion était la même, le même glas sonnait dans son crâne: l'hérédité, l'effrayante hérédité, la peur de devenir fou. […] Ah?! qui me dira, qui me dira?? […] Chez lequel est le poison dont je vais mourir?? Quel est-il, hystérie, alcoolisme, tuberculose, scrofule?? Et que va-t-il faire de moi, un épileptique, un ataraxique ou un fou??»
1871 – La Curée
"Dans l'histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire, La Curée est la note de l'or et de la chair. L'artiste en moi se refusait à faire de l'ombre sur cet éclat de la vie à outrance, qui a éclairé tout le règne d'un jour suspect de mauvais lieu. Un point de l'Histoire que j'ai entreprise en serait resté obscur. J'ai voulu monter l'épuisement prématuré d'une race qui a vécu trop vite et qui aboutit à l'homme-femme des sociétés pourries ; la spéculation furieuse d'une époque s'incarnant dans un tempérament sans scrupule, en clin aux aventures ; le détraquement nerveux d'une femme dont un milieu de luxe et de honte décuple les appétits natifs. Et, avec ces trois monstruosités sociales, j'ai essayé d'écrire une œuvre d'art et de science qui fût en même temps une des pages les plus étranges de nos mœurs. Si je crois devoir expliquer La Curée, cette peinture vraie de la débâcle d'une société, c'est que le côté littéraire et scientifique a paru en être si peu compris dans le journal où j'ai tenté de donner ce roman, qu'il m'a fallu en interrompre la publication et rester au milieu de l'expérience."
Aristide Rougon, dit Saccard, employé devenu riche affairiste, se lance dans la "curée", la spéculation immobilière née des grands travaux d'Haussmann à Paris, sous le IIe Empire. Aristide Rougon a quitté sa ville de Plassans après le coup d'Etat, pour venir tenter sa chance à Paris. Il est accompagné de sa femme Angèle et de sa fille Clothilde. Par l'intermédiaire de son frère Eugène, devenu ministre de l'Intérieur, il obtient un emploi de commissaire voyer assistant à la mairie. Déçu de ne pouvoir assouvir son ambition tout de suite, il réalise par la suite que cet emploi va lui ouvrir les portes de la fortune et de la gloire. Aristide accepte de changer de nom comme lui suggère son frère : c'est alors qu'il devient Aristide Saccard. Ayant accès aux plans des futurs grands travaux de Paris, il comprend rapidement qu'en achetant les immeubles situés sur les prochaines avenues, la fortune est assurée. Cependant son ambition est freinée par son manque d'argent jusqu'à ce que le destin intervienne. Aristide perd sa femme, atteinte de phistie, et contracte alors un mariage d'argent grâce à l'intervention de sa sœur Sidonie qui cache son activité d'entremetteuse derrière la façade de son commerce.
"Au retour, dans l'encombrement des voitures qui rentraient par le bord du lac, la calèche dut marcher au pas. Un moment, l'embarras devint tel, qu'il lui fallut même s'arrêter.
Le soleil se couchait dans un ciel d'octobre, d'un gris clair, strié à l'horizon de minces nuages. Un dernier rayon, qui tombait des massifs lointains de la cascade, enfilait la chaussée, baignant d'une lumière rousse et pâlie la longue suite des voitures devenues immobiles.
Les lueurs d'or, les éclairs vifs que jetaient les roues semblaient s'être fixés le long des réchampis jaune paille de la calèche, dont les panneaux gros bleu reflétaient des coins du paysage environnant. Et, plus haut, en plein dans la clarté rousse qui les éclairait par-derrière, et qui faisait luire les boutons de cuivre de leurs capotes à demi pliées, retombant du siège, le cocher et le valet de pied, avec leur livrée bleu sombre, leurs culottes mastic et leurs gilets rayés noir et jaune, se tenaient raides, graves et patients, comme des laquais de bonne maison qu'un embarras de voitures ne parvient pas à fâcher.
Leurs chapeaux, ornés d'une cocarde noire, avaient une grande dignité. Seuls, les chevaux, un superbe attelage bai, soufflaient d'impatience.
- Tiens, dit Maxime, Laure d'Aurigny, là-bas, dans ce coupé... Vois donc, Renée.
Renée se souleva légèrement, cligna les yeux, avec cette moue exquise que lui faisait faire la faiblesse de sa vue.
- Je la croyais en fuite, dit-elle... Elle a changé la couleur de ses cheveux, n'est-ce pas ?
- Oui, reprit Maxime en riant, son nouvel amant déteste le rouge.
Renée, penchée en avant, la main appuyée sur la portière basse de la calèche, regardait, éveillée du rêve triste qui, depuis une heure, la tenait silencieuse, allongée au fond de la voiture, comme dans une chaise longue de convalescente. Elle portait, sur une robe de soie mauve, à tabliers et à tunique, garnie de larges volants plissés, un petit paletots de drap blanc, aux revers de velours mauve, qui lui donnait un grand air de crânerie ?. Ses étranges cheveux fauve pâle, dont la couleur rappelait celle du beurre fin, étaient à peine cachés par un mince chapeau orné d'une touffe de roses du Bengale. Elle continuait à cligner des yeux, avec sa mine de garçon impertinent, son front pur traversé d'une grande ride, sa bouche, dont la lèvre supérieure avançait, ainsi que celle des enfants boudeurs. Puis, comme elle voyait mal, elle prit son binocle, un binocle d'homme, à garniture d'écaille, et, le tenant à la main sans se le poser sur le nez, elle examina la grosse Laure d'Aurigny tout à son aise, d'un air parfaitement calme.
Les voitures n'avançaient toujours pas. Au milieu des taches unies, de teinte sombre, que faisait la longue file des coupés , fort nombreux au Bois par cet après-midi d'automne, brillaient le coin d'une glace, le mors d'un cheval, la poignée argentée d'une lanterne, les galons d'un laquais haut placé sur son siège. Çà et là, dans un landau découvert, éclatait un bout d'étoffe, un bout de toilette de femme, soie ou velours. Il était peu à peu tombé un grand silence sur tout ce tapage éteint, devenu immobile.
On entendait, du fond des voitures, les conversations des piétons. Il y avait des échanges de regards muets, de portières à portières ; et personne ne causait plus, dans cette attente que coupaient seuls les craquements des harnais et le coup de sabot impatient d'un cheval. Au loin, les voix confuses du Bois se mouraient.
Malgré la saison avancée, tout Paris était là : la duchesse de Sternich, en huit-ressorts ; Mme de Lauwerens, en victoria très correctement attelée ; la baronne de Meinhold, dans un ravissant cab bai-brun ; la comtesse Vanska, avec ses poneys pie ; Mme Daste, et ses fameux stappers noirs ; Mme de Guende et Mme Teissière, en coupé ; la petite Sylvia, dans un landau gros bleu. Et encore don Carlos, en deuil, avec sa livrée antique et solennelle ; Selim pacha, avec son fez et sans son gouverneur ; la duchesse de Rozan, en coupé égoïste, avec sa livrée poudrée à blanc ; M. le comte de Chibray, en dog-cart ; M. Simpson, en mail de la plus belle tenue ; toute la colonie américaine. Enfin deux académiciens, en fiacre.
Les premières voitures se dégagèrent et, de proche en proche, toute la file se mit bientôt à rouler doucement.
Ce fut comme un réveil. Mille clartés dansantes s'allumèrent, des éclairs rapides se croisèrent dans les roues, des étincelles jaillirent des harnais secoués par les chevaux. Il y eut sur le sol, sur les arbres, de larges reflets de glace qui couraient.
Ce pétillement des harnais et des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquels brûlait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives que jetaient les livrées éclatantes perchées en plein ciel et les toilettes riches débordant des portières, se trouvèrent ainsi emportés dans un grondement sourd, continu, rythmé par le trot des attelages. Et le défilé alla, dans les mêmes bruits, dans les mêmes lueurs, sans cesse et d'un seul jet, comme si les premières voitures eussent tiré toutes les autres après elles.
Renée avait cédé à a secousse légère de la calèche se remettant en marche, et, laissant tomber son binocle, s'était de nouveau renversée à demi sur les coussins. Elle attira frileusement à elle un coin de la peau d'ours qui emplissait l'intérieur de la voiture d'une nappe de neige soyeuse. Ses mains gantées se perdirent dans la douceur des longs poils frisés. Une brise se levait. Le tiède après-midi d'octobre, qui, en donnant au Bois un regain de printemps, avait fait sortir les grandes mondaines en voiture découverte, menaçait de se terminer par une soirée d'une fraîcheur aiguë. Un moment, la jeune femme resta pelotonnée, retrouvant la chaleur de son coin, s'abandonnant au bercement voluptueux de toutes ces roues qui tournaient devant elle. Puis, levant la tête vers Maxime, dont les regards déshabillaient tranquillement les femmes étalées dans les coupés et dans les landaus voisins :
- Vrai, demanda-t-elle, est-ce que tu la trouves jolie, cette Laure d'Aurigny ? Vous en faisiez un éloge, l'autre jour, lorsqu'on a annoncé la vente de ses diamants !... "
1873 – Le Ventre de Paris
Le Ventre de Paris, troisième roman de la série de Rougon-Macquart : "L'idée générale est le ventre ; - le ventre de Paris ; les Halles, où la nourriture afflue, s'entasse, pour rayonner sur les quartiers divers ; - le ventre de l'humanité, et par extension la bourgeoisie dirigeant, ruminant, cuvant en paix ses joies et ses honnêtetés moyennes ; - enfin le ventre dans l'empire, non pas l'éréthisme fou de Saccard lancé à la chasse des millions, les voluptés cuisantes de l'agio, de la danse formidable des écus ; mais le contentement large et solide de la faim, la bête broyant le foin au râtelier, la bourgeoisie appuyant sourdement l'empire, parce que l'empire lui donne la pâtée matin et soir, la bedaine pleine et heureuse se ballonnant au soleil et roulant jusqu'au charnier de Sedan."
Florent n'a pas eu une enfance heureuse : orphelin de père très jeune, il voit sa mère mourir de pauvreté quelques temps après la mort de son second mari. Il se retrouve alors seul avec son demi-frère Quenu. Il abandonne ses études de droit pour devenir instituteur. Avide de savoir, il finit par adopter les valeurs de la République. Dès lors, il se coupe du monde et est arrêté pendant les émeutes suivant le coup d'Etat. Il est, par la suite, injustement déporté sur l'île du diable en Guyane. Resté seul, Quenu se tourne vers son oncle Gradelle, qui exerce la profession de charcutier. C'est alors que sa vie change : il apprend son futur métier et rencontre Lisa Macquart. Elle tient la boutique de Gradelle. A la mort de celui-ci, elle comprend l'opportunité qui s'offre à elle en épousant Quenu : elle hérite de la charcuterie et surtout de l'or se trouvant dans la cave. Avec cet or, elle ouvre un nouveau commerce de charcuterie qui leur permet de prospérer au cœur des nouvelles Halles de Paris. Lisa met au monde une petite fille : Pauline. Ce bonheur est troublé le jour où Florent resurgis dans la vie de son frère après s'être échappé du bagne. Si Quenu l'accueille à bras ouverts, Lisa voit dans ce retour un danger pour son commerce. Elle lui trouve une place d'inspecteur aux Halles mais cela enferme Florent dans un calvaire : il devient l'objet de tous les regards et de toutes les suspicions : à cause de sa présence des discordes éclatent, et à partir de là, une vieille femme, Mme Saget, essaye de confondre Florent en réunissant ses souvenirs et ses recherches. Faisant par de ses doutes à Lisa, cette dernière trahit son beau-frère. Lors de son arrestation, ce sont toutes les Halles qui se réjouissent de son départ.
"Au milieu du grand silence, et dans le désert de l’avenue, les voitures de maraîchers montaient vers Paris, avec les cahots rythmés de leurs roues, dont les échos battaient les façades des maisons, endormies aux deux bords, derrière les lignes confuses des ormes. Un tombereau de choux et un tombereau de pois, au pont de Neuilly, s’étaient joints aux huit voitures de navets et de carottes qui descendaient de Nanterre ; et les chevaux allaient tout seuls, la tête basse, de leur allure continue et paresseuse, que la montée ralentissait encore. En haut, sur la charge des légumes, allongés à plat ventre, couverts de leur limousine à petites raies noires et grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets. Un bec de gaz, au sortir d’une nappe d’ombre, éclairait les clous d’un soulier, la manche bleue d’une blouse, le bout d’une casquette, entrevus dans cette floraison énorme des bouquets rouges des carottes, des bouquets blancs des navets, des verdures débordantes des pois et des choux. Et, sur la route, sur les routes voisines, en avant et en arrière, des ronflements lointains de charrois annonçaient des convois pareils, tout un arrivage traversant les ténèbres et le gros sommeil de deux heures du matin, berçant la ville noire du bruit de cette nourriture qui passait."
1875 – La Faute de l’abbé Mouret
"L'histoire d'un homme frappé dans sa virilité par une éducation première, devenu être neutre, se réveillant homme à vingt-cinq ans, dans les sollicitations de la nature, mais retombant fatalement à l'impuissance." Le personnage de Serge Mouret apparaît dans le roman précédent. On y apprend comment il entre dans la religion : atteint par une grave maladie, Serge est entre la vie et la mort. C'est alors que l'abbé Faujas s'occupe du convalescent et développe en lui une vocation religieuse. Une fois guéri et ayant le soutien de sa mère, il convainc avec difficulté son père de le laisser entrer dans les ordres. Serge Mouret est ordonné prêtre dans un petit village perdu au milieu des collines de la Provence. C'est là qu'il s'est installé avec sa sœur Désirée, faible d'esprit et dont la passion est d'élever sa basse-cour. Quant à lui, il accomplit sa tâche avec une fervente ardeur pour Marie, mère de Dieu, à l'opposé du frère Archangias. Un jour de mai, Serge rencontre son oncle Pascal Rougon, venu soigner le gardien du Paradou, une immense propriété et décide de l'accompagner. Pour lui c'est la découverte en quelque sorte de l'Eden, d'une nature à l'état sauvage. Ce même jour, il visite la basse-cour de sa sœur. Ce sont ces deux événements qui vont réveiller en lui sa sexualité enfouie. La même nuit, il contracte la typhoïde ce qui le conduit au Paradou, où son oncle juge qu'il y sera mieux pour sa guérison. Une fois guéri, mais ayant oublié son passé de prêtre, Serge succombe aux plaisirs de la nature et de la chair dans les bras d'Albine. Surpris par le frère Archangias au cours d'une de leur escapade, Serge se remémore le passé et abandonne les bras de sa compagne pour retourner dans ceux de l'église. Toutefois son aventure a changé son état d'esprit et le pousse à abandonner sa ferveur pour Marie pour se tourner vers Jésus.
"La Teuse, en entrant, posa son balai et son plumeau contre l’autel. Elle s’était attardée à mettre en train la lessive du semestre. Elle traversa l’église, pour sonner l’Angelus, boitant davantage dans sa hâte, bousculant les bancs. La corde, près du confessionnal, tombait du plafond, nue, râpée, terminée par un gros nœud, que les mains avaient graissé ; et elle s’y pendit de toute sa masse, à coups réguliers, puis s’y abandonna, roulant dans ses jupes, le bonnet de travers, le sang crevant sa face large. Après avoir ramené son bonnet d’une légère tape, essoufflée, la Teuse revint donner un coup de balai devant l’autel. La poussière s’obstinait là, chaque jour, entre les planches mal jointes de l’estrade. Le balai fouillait les coins avec un grondement irrité. Elle enleva ensuite le tapis de la table, et se fâcha, en constatant que la grande nappe supérieure, déjà reprisée en vingt endroits, avait un nouveau trou d’usure au beau milieu ; on apercevait la seconde nappe, pliée en deux, si émincée, si claire elle-même, qu’elle laissait voir la pierre consacrée, encadrée dans l’autel de bois peint. Elle épousseta ces linges roussis par l’usage, promena vigoureusement le plumeau le long du gradin, contre lequel elle releva les cartons liturgiques. Puis, montant sur une chaise, elle débarrassa la croix et deux des chandeliers de leurs housses de cotonnade jaune. Le cuivre était piqué de taches ternes."
1876 – Son Excellence Eugène Rougon
Sixième roman de la série de Rougon-Macquart , Zola entend y "étudier l'ambition dans un homme. L'amour du pouvoir pour le pouvoir lui-même, pour la domination. Eugène Rougon idolâtre son intelligence, aime son effort. Ce qu'il cherche, dans le pouvoir, c'est la joie d'être supérieur, le bonheur de se sentir plus fort, plus intelligent que les autres. L'intelligence a tout mangé chez lui, tous les autres appétits ; il n'est ni voluptueux, ni gourmand, ni intéressé. Une masse de chair un peu inerte, dans laquelle s'est logé un esprit adroit, souple, fort, persévérant, supérieur. J'ai alors un type très beau, j'étudie le drame pur d'une intelligence. Quant au côté moral, il est subordonné au côté intellectuel. Un esprit ne croyant qu'à lui-même ; aucune croyance au-delà, aucun souci de ce qui n'est pas lui ; au fond, l'idée que tous les hommes sont des imbéciles ou des coquins ; en pratique la conduite des hommes assimilée à celle d'un troupeau. Il se sert des autres (...)."
Eugène Rougon est arrivé au pouvoir en même temps que le coup d'Etat : tout d'abord il se rallie à la République pour ensuite l'abandonner pour servir Louis Napoléon. Son aide dans la destruction de la République lui vaut d'être nommé Président du Conseil d'Etat puis, par la suite, ministre de l'intérieur. Cette nomination va permettre à Eugène d'asseoir sa position et d'en profiter. Il fait emprisonner impunément ces ennemis politiques et devient à lui seul la loi et le pouvoir. Toutefois cette domination sans partage prend fin quand Eugène se voit retirer son poste. Commence alors pour lui une période difficile où ses ennemis d'avant se réjouissent. Mais Eugène Rougon tient sa vengeance quand il revient de nouveau au pouvoir, plus puissant qu'avant. Avide de pouvoir, il n'est jamais satisfait et relègue le reste au second plan. Une seule femme parvient à réveiller en lui des pulsions qu'il croit avoir enfouies : Clorinde Balbi. Fasciné par cette femme sauvage qui arrive à pénétrer ses secrets, il préfère s'en éloigner. Il va même jusqu'à lui faire épouser un homme riche et gentil : Detestang. Il espère qu'elle cessera sa domination sur lui. Mais bien au contraire elle l'accentue et, quand Eugène atteint le sommet du pouvoir, elle use de son influence sur Napoléon III pour le déstabiliser et fait nommer son mari au poste qu'occupe Eugène.
"Le président était encore debout, au milieu du léger tumulte que son entrée venait de produire. Il s’assit, en disant à demi-voix, négligemment : « La séance est ouverte. » Et il classa les projets de loi, placés devant lui, sur le bureau. À sa gauche, un secrétaire, myope, le nez sur le papier, lisait le procès-verbal de la dernière séance, d’un balbutiement rapide que pas un député n’écoutait. Dans le brouhaha de la salle, cette lecture n’arrivait qu’aux oreilles des huissiers, très dignes, très corrects, en face des poses abandonnées des membres de la Chambre.
Il n’y avait pas cent députés présents. Les uns se renversaient à demi sur les banquettes de velours rouge, les yeux vagues, sommeillant déjà. D’autres, pliés au bord de leurs pupitres comme sous l’ennui de cette corvée d’une séance publique, battaient doucement l’acajou du bout de leurs doigts. Par la baie vitrée qui taillait dans le ciel une demi-lune grise, tout le pluvieux après-midi de mai entrait, tombant d’aplomb, éclairant régulièrement la sévérité pompeuse de la salle. La lumière descendait les gradins en une large nappe rougie, d’un éclat sombre, allumée çà et là d’un reflet rose, aux encoignures des bancs vides ; tandis que, derrière le président, la nudité des statues et des sculptures arrêtait des pans de clarté blanche."
1877 – L’Assommoir
"Les Rougon-Macquart doivent se composer d'une vingtaine de romans. Depuis 1869, le plan général est arrêté, et je le suis avec une rigueur extrême. L'Assommoir est venu à son heure, je l'ai écrit, comme j'écrirai les autres, sans me déranger une seconde de ma ligne droite. C'est ce qui fait ma force. J'ai un but auquel je vais. Lorsque l'Assommoir a paru dans un journal, il a été attaqué avec une brutalité sans exemple, dénoncé, chargé de tous les crimes. Est-il bien nécessaire d'expliquer ici, en quelques lignes, mes intentions d'écrivain ? J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l'ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l'oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement la honte et la mort. C'est la morale en action, simplement.
L'Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j'ai dû toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple ! Ah ! la forme, là est le grand crime ! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l'étudient et jouissent de sa verdeur, de l'imprévue et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs. N'importe, personne n'a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif intérêt historique et social. Je ne me défends pas, d'ailleurs. Mon œuvre me défendra. C'est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes œuvres. Ah ! si l'on savait combien mes amis s'égayent de la légende stupéfiante dont on amuse la foule ! si l'on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d'étude et d'art, vivant sagement dans son coin, et dont l'unique ambition est de laisser une œuvre aussi large et aussi vivante qu'il pourra ! je ne démens aucun conte, je travaille, je m'en remets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfin sous l'amas des sottises entassées."
L'Assommoir raconte la grandeur puis la décadence de Gervaise Macquart, blanchisseuse dans le quartier de la Goutte-d'Or à Paris. Gervaise et son amant Auguste Lantier viennent à Paris avec Claude et Etienne, leurs deux fils. Chapelier de métier, Lantier est paresseux et infidèle. Il quitte Gervaise pour Adèle, la laissant seule avec ses fils. Au lavoir, Virginie, la sœur d’Adèle, provoque Gervaise. Une bagarre éclate entre les deux femmes. Gervaise l’emporte sur son adversaire. Coupeau, un ouvrier zingueur lui fait la cour à L’Assommoir, le cabaret du Père Colombe. Ils décident de vivre ensemble et s'installent dans le même immeuble que la sœur de Coupeau, mariée à Lorilleux, un artisan cupide et égoïste . Gervaise et Coupeau se marient à la mairie, puis à l’église. Grâce au travail et aux économies, le ménage connaît bonheur et prospérité et a une petite fille, Nana. Goujet, un forgeron solide et sûr, qui vit avec sa mère à côté des Coupeau, devient l’ami de Gervaise. Un jour, Coupeau tombe d’un toit et se casse une jambe. Le couple doit puiser dans les économies. Goujet prête de l’argent à Gervaise pour lui permettre de s’établir blanchisseuse. Le commerce fonctionne plutôt bien, et Gervaise engage deux ouvrières. Elle gagne correctement sa vie mais ne parvient pas cependant à rembourser Goujet.
"Deux années s’écoulèrent, pendant lesquelles ils s’enfoncèrent de plus en plus. Les hivers surtout les nettoyaient. S’ils mangeaient du pain au beau temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le froid, les danses devant le buffet, les dîners par coeur, dans la petite Sibérie de leur cambuse. Ce gredin de décembre entrait chez eux par-dessous la porte, et il apportait tous les maux, le chômage des ateliers, les fainéantises engourdies des gelées, la misère noire des temps humides. Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger ; le second hiver, le poêle ne se dé-rouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui les exterminait, c’était par-dessus tout de payer leur terme. Oh ! le terme de janvier, quand il n’y avait pas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance ! Ça soufflait davantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, le samedi suivant, couvert d’un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans des gants de laine ; et il avait toujours le mot d’expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair. C’était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d’ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l’escalier et des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n’aurait pas produit un air d’orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l’écrasement du pauvre monde. La femme du troisième allait faire huit jours au coin de la rue Belhomme. Un ouvrier, le maçon du cinquième, avait volé chez son patron.
Sans doute, les Coupeau devaient s’en prendre à eux seuls. L’existence a beau être dure, on s’en tire toujours, lorsqu’on a de l’ordre et de l’économie, témoins les Lorilleux qui allongeaient leurs termes régulièrement, pliés dans des morceaux de papier sales ; mais, ceux-là, vraiment, menaient une vie d’araignées maigres, à dégoûter du travail. Nana ne gagnait encore rien, dans les fleurs ; elle dépensait même pas mal pour son entretien. Gervaise, chez madame Fauconnier, finissait par être mal regardée. Elle perdait de plus en plus la main, elle bousillait l’ouvrage, au point que la patronne l’avait réduite à quarante sous, le prix des gâcheuses. Avec ça, très fière, très susceptible, jetant à la tête de tout le monde son ancienne position de femme établie. Elle manquait des journées, elle quittait l’atelier, par coup de tête ; ainsi, une fois, elle s’était trouvée si vexée de voir madame Fauconnier prendre madame Putois chez elle, et de travailler ainsi coude à coude avec son ancienne ouvrière, qu’elle n’avait pas reparu de quinze jours. Après ces foucades, on la reprenait par charité, ce qui l’aigrissait davantage. Naturellement, au bout de la semaine, la paye n’était pas grasse ; et, comme elle le disait amèrement, c’était elle qui finirait un samedi par en redevoir à la patronne. Quant à Coupeau, il travail-lait peut-être, mais alors il faisait, pour sûr, cadeau de son travail au gouvernement ; car Gervaise, depuis l’embauche d’Étampes, n’avait pas revu la couleur de sa monnaie. "
PREFACE
Emile ZOLA Paris, premier janvier 1877.
"Les Rougon-Macquart doivent se composer d'une vingtaine de romans. Depuis 1869, le plan général est arrêté, et je le suis avec une rigueur extrême. L'Assommoir est venu à son heure, je l'ai écrit, comme j'écrirai les autres, sans me déranger une seconde de ma ligne droite. C'est ce qui fait ma force. J'ai un but auquel je vais.
Lorsque l'Assommoir a paru dans un journal, il a été attaqué avec une brutalité sans exemple, dénoncé, chargé de tous les crimes. Est-il bien nécessaire d'expliquer ici, en quelques lignes, mes intentions, d'écrivain ? J'ai voulu peindre la déchéance fatale d'une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l'ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l'oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement, la honte et la mort. C'est dé la morale en action, simplement.
L'Assommoir est à coup sûr le plus chaste de mes livres. Souvent j'ai dû. toucher à des plaies autrement épouvantables. La forme seule a effaré. On s'est fâché contre les mots. Mon crime est d'avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah ! la forme, là est le grand crime ! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l'étudient et jouissent de sa verdeur, de l'imprévu et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs. N'importe, personne n'a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif intérêt historique et social.
Je ne me défends pas, d'ailleurs. Mon œuvre me défendra. C'est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes œuvres. Ah ! si l'on savait combien mes amis s'égayent de la légende stupéfiante dont on amuse les foules ! Si l'on savait combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un digne bourgeois, un homme d'étude et d'art, vivant sagement dans son coin, et dont l'unique ambition est de laisser une œuvre aussi large et aussi vivante qu'il pourra! Je ne démens aucun conte, je travaille, je m'en remets au temps et à la bonne foi publique pour me découvrir enfin sous l'amas des sottises entassées."
1878 - Une Page d'Amour
Huitième volume des Rougon-Macquart qui apparaît d`abord comme un anti-Assommoir auquel il succède. Belle veuve honnête, Hélène Grandjean vit seule retirée à Passy avec sa fille Jeanne...
"La veilleuse, dans un cornet bleuâtre, brûlait sur la cheminée, derrière un livre, dont l’ombre noyait toute une moitié de la chambre. C’était une calme lueur qui coupait le guéridon et la chaise longue, baignait les gros plis des rideaux de velours, azurait la glace de l’armoire de palissandre, placée entre les deux fenêtres. L’harmonie bourgeoise de la pièce, ce bleu des tentures, des meubles et du tapis, prenait à cette heure nocturne une douceur vague de nuée. Et, en face des fenêtres, du côté de l’ombre, le lit, également tendu de velours, faisait une masse noire, éclairée seulement de la pâleur des draps. Hélène, les mains croisées, dans sa tranquille attitude de mère et de veuve, avait un léger souffle.
Au milieu du silence, la pendule sonna une heure. Les bruits du quartier étaient morts. Sur ces hauteurs du Trocadéro, Paris envoyait seul son lointain ronflement. Le petit souffle d’Hélène était si doux, qu’il ne soulevait pas la ligne chaste de sa gorge. Elle sommeillait d’un beau sommeil, paisible et fort, avec son profil correct et ses cheveux châtains puissamment noués, la tête penchée, comme si elle se fût assoupie en écoutant. Au fond de la pièce, la porte d’un cabinet grande ouverte trouait le mur d’un carré de ténèbres.
Mais pas un bruit ne montait. La demie sonna. Le balancier avait un battement affaibli, dans cette force du sommeil qui anéantissait la chambre entière. La veilleuse dormait, les meubles dormaient ; sur le guéridon, près d’une lampe éteinte, un ouvrage de femme dormait. Hélène, endormie, gardait son air grave et bon..."
Celle-ci, sur laquelle pèse la lourde hérédité de l`aïeule, Tante Dide, est, une nuit. frappée de convulsions. Elle est soignée par le Dr Deberle. Celui-ci est séduit par Hélène qui devient sa maîtresse. Jeanne, profondément jalouse et restée seule pendant que sa mère est allée retrouver son amant. prend froid. Elle meurt d'une phtisie galopante comme sa grand-mère Ursule Mouret et sa tante Marthe. Hélène s'accuse de cette mort et rompt avec le Dr Deberle. Elle épouse quelques mois plus tard un vieil ami de la famille, M. Rambaud, retrouvant sa quiétude de Junon raisonnable, non sans regrets. Le roman est construit comme une tragédie en cinq parties, chacune se terminant par une grande description du panorama de Paris qui se colore des sentiments de l'héroïne.
".. En le voyant si dévoué, Hélène eut un élan de reconnaissance.
– Ah ! monsieur, que je vous remercie de toute la peine que vous avez prise !
Puis, ayant élevé la voix, elle vint se pencher au-dessus du lit, de peur d’avoir réveillé Jeanne. L’enfant dormait, toute rose, avec son vague sourire aux lèvres. Dans la chambre calmée, une langueur flottait. Une somnolence recueillie et comme soulagée avait repris les tentures, les meubles, les vêtements épars. Tout se noyait et se délassait dans le petit jour entrant par les deux fenêtres.
Hélène, de nouveau, demeurait debout dans la ruelle. Le docteur se tenait à l’autre bord du lit. Et, entre eux, il y avait Jeanne, sommeillant avec son léger souffle.
– Son père était souvent malade, reprit doucement Hélène, revenant à l’interrogatoire. Moi, je me suis toujours bien portée.
Le docteur, qui ne l’avait point encore regardée, leva les yeux, et ne put s’empêcher de sourire, tant il la trouvait saine et forte. Elle sourit aussi, de son bon sourire tranquille. Sa belle santé la rendait heureuse.
Cependant, il ne la quittait pas du regard. Jamais il n’avait vu une beauté plus correcte. Grande, magnifique, elle était une Junon châtaine, d’un châtain doré à reflets blonds. Quand elle tournait lentement la tête, son profil prenait une pureté grave de statue. Ses yeux gris et ses dents blanches lui éclairaient toute la face. Elle avait un menton rond, un peu fort, qui lui donnait un air raisonnable et ferme. Mais ce qui étonnait le docteur, c’était la nudité superbe de cette mère. Le châle avait encore glissé, la gorge se découvrait, les bras restaient nus. Une grosse natte, couleur d’or bruni, coulait sur l’épaule et se perdait entre les seins. Et, dans son jupon mal attaché, échevelée et en désordre, elle gardait une majesté, une hauteur d’honnêteté et de pudeur qui la laissait chaste sous ce regard d’homme, où montait un grand trouble.
Elle-même, un instant, l’examina. Le docteur Deberle était un homme de trente-cinq ans, à la figure rasée, un peu longue, l’œil fin, les lèvres minces. Comme elle le regardait, elle s’aperçut à son tour qu’il avait le cou nu. Et ils restèrent ainsi face à face, avec la petite Jeanne endormie entre eux. Mais cet espace, tout à l’heure immense, semblait se resserrer. L’enfant avait un trop léger souffle. Alors, Hélène, d’une main lente, remonta son châle et s’enveloppa, tandis que le docteur boutonnait le col de son veston.
– Maman, maman, balbutia Jeanne dans son sommeil...."
C'est l`étude de ce "coup d`étrange folie", du brusque surgissement de la passion qui éclate, brutale. dévorante, irrépressible. de la difficulté aussi de connaître l'Autre au terme de quelques mois d`intimité. Hélène se rend compte que son amant lui est en fait resté étranger. "ll y avait là un vertige où chancelait sa raison.."
NOTE - "Une Page d'Amour", édition complète en un volume, 406 pages..
Emile ZOLA Paris, 2 avril 1878. - Suit l'arbre généalogique, portant 26 noms.
"Je me décide à joindre à ce volume l'arbre généalogique des Rougon-Macquart. Deux raisons me déterminent.
La première est que beaucoup de personnes m'ont demandé cet arbre. Il doit, en effet, aider les lecteurs à se retrouver, parmi les membres assez nombreux de la famille dont je me suis fait l'historien.
La seconde raison est plus compliquée. Je regrette de ne pas avoir publié l'arbre dans le premier volume de la série, pour montrer tout de suite l'ensemble de mon plan. Si je tardais encore, on finirait par m'accuser de l'avoir fabriqué après coup. Il est grand temps d'établir qu'il a été dressé tel qu'il est en 1868, avant que j'eusse écrit une seule ligne ; et cela ressort clairement de la lecture du premier épisode, la "Fortune des Rougon" où je ne pouvais poser les origines de la famille, sans arrêter avant tout la filiation et les âges. La difficulté était d'autant plus grande, que je mettais face à face quatre générations, et que mes personnages s'agitaient dans une période de dix-huit années seulement.
La publication de ce document sera ma réponse à ceux qui m'ont accusé de courir après l'actualité et le scandale. Depuis 1868, je remplis le cadre que je me suis imposé, l'arbre généalogique en marque pour moi les grandes lignes, sans me permettre d'aller ni à droite ni à gauche. Je dois le suivre strictement, il est en même temps ma force et mon régulateur. Les conclusions sont toutes prêtes. Voilà ce que j'ai voulu et voilà ce que j'accomplis.
Il me reste à déclarer que les circonstances seules m'ont fait publier l'arbre avec "Une page d'amour", cette œuvre intime et de demi-teinte. Il devait seulement être joint au dernier volume. Huit ont paru, douze sont encore sur le chantier ; c'est pourquoi la patience m'a manqué. Plus tard, je le reporterai en tête de ce dernier volume, où il fera corps avec l'action.
Dans ma pensée, il est le résultat des observations de Pascal Rougon, un médecin, membre de la famille, qui conduira le roman final, conclusion scientifique de tout l'ouvrage. Le docteur Pascal l'éclairera alors de ses analyses de savant, le complétera par des renseignements précis que j'ai du enlever, pour ne pas déflorer les épisodes futurs. Le rôle naturel et social de chaque membre sera définitivement réglé, et les commentaires enlèveront aux mots techniques ce qu'ils ont de barbare. D'ailleurs, les lecteurs peuvent déjà faire une bonne partie de ce travail. Sans indiquer ici tous les livres de physiologie que j'ai consultés, je citerai seulement l'ouvrage du docteur Lucas : "l'Hérédité naturelle", où les curieux pourront aller chercher des explications sur le système physiologique qui m'a servi à établir l'arbre généalogique des Rougon-Macquart.
Aujourd'hui, j'ai simplement le désir de prouver que les romans publiés par moi depuis bientôt neuf ans, dépendent d'un vaste ensemble, dont le plan a été arrêté d'un coup et à l'avance, et que l'on doit par conséquent, tout en jugeant chaque roman à part, tenir compte de la place harmonique qu'il occupe dans cet ensemble. On se prononcera dès lors sur mon œuvre plus justement et plus largement."
1880 – Nana
"Le sujet philosophique est celui-ci : toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne qui n'est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent. Le poème des désirs du mâle, le grand levier qui remue le monde. Il n'y a que le cul et la religion."
Après le succès de scandale de l'Assommoir (1877), qui relate la déchéance par l'alcoolisme d'une honnête blanchisseuse, Gervaise Macquart, Zola connaît encore de grands succès de librairie. Appartenant également au cycle des Rougon-Macquart, Nana (1880), qui raconte l'ascension sociale et le déclin d'une prostituée, se vend, dès le premier jour de sa parution, à cinquante-cinq mille exemplaires. Nana Coupeau, fille de Gervaise, mène une vie de demi-mondaine alternant richesse et misère. Elle conduit à la ruine ou à la mort tous les hommes qui l'ont aimée avant de mourir de la petite vérole.
Émilie-Louise Delabigne, dite Valtesse de La Bigne (1848-1910), semble avoir inspirée le personnage de Nana : demi-mondaine de haut vol, maîtresse de Jacques Offenbach, construisant sa fortune au détriment du prince Lubomirski, entre autres, elle fut en "relation" avec Édouard Manet, Henri Gervex, Édouard Detaille, Gustave Courbet, Eugène Boudin, Alphonse de Neuville, Octave Mirbeau, Arsène Houssaye, Pierre Louÿs, Théophile Gautier.
"... Le prince prit place sur le divan, avec le marquis de Chouard. Seul le comte Muffat demeurait debout. Les deux verres de champagne, dans cette chaleur suffocante, avaient augmenté leur ivresse. Satin, en voyant les messieurs s’enfermer avec son amie, avait cru discret de disparaître derrière le rideau ; et elle attendait là, sur une malle, embêtée de poser, pendant que madame Jules allait et venait tranquillement, sans un mot, sans un regard.
– Vous avez merveilleusement chanté votre ronde, dit le prince. Alors, la conversation s’établit, mais par courtes phrases, coupées de silences.
Nana ne pouvait toujours répondre. Après s’être passé du cold-cream avec la main sur les bras et sur la figure, elle étalait le blanc gras, à l’aide d’un coin de serviette. Un instant, elle cessa de se regarder dans la glace, elle sourit en glissant un regard vers le prince, sans lâcher le blanc gras.
– Son Altesse me gâte, murmura-t-elle. C’était toute une besogne compliquée, que le marquis de Chouard suivait d’un air de jouissance béate. Il parla à son tour.
– L’orchestre, dit-il, ne pourrait-il pas vous accompagner plus en sourdine ? Il couvre votre voix, c’est un crime impardonnable.
Cette fois, Nana ne se retourna point. Elle avait pris la patte de lièvre, elle la promenait légèrement, très attentive, si cambrée au-dessus de la toilette, que la rondeur blanche de son pantalon saillait et se tendait, avec le petit bout de chemise. Mais elle voulut se montrer sensible au compliment du vieillard, elle s’agita en balançant les hanches. Un silence régna. Madame Jules avait remarqué une déchirure à la jambe droite du pantalon. Elle prit une épingle sur son coeur, elle resta un moment par terre, à genoux, occupée autour de la cuisse de Nana, pendant que la jeune femme, sans paraître la savoir là, se couvrait de poudre de riz, en évitant soigneusement d’en mettre sur les pommettes.
Mais, comme le prince disait que, si elle venait chanter à Londres, toute l’Angleterre voudrait l’applaudir, elle eut un rire aimable, elle se tourna une seconde, la joue gauche très blanche, au milieu d’un nuage de poudre. Puis, elle devint subitement sérieuse ; il s’agissait de mettre le rouge. De nouveau, le visage près de la glace, elle trempait son doigt dans un pot, elle appliquait le rouge sous les yeux, l’étalait doucement, jusqu’à la tempe. Ces messieurs se taisaient, respectueux.
Le comte Muffat n’avait pas encore ouvert les lèvres. Il songeait invinciblement à sa jeunesse. Sa chambre d’enfant était toute froide. Plus tard, à seize ans, lorsqu’il embrassait sa mère, chaque soir, il emportait jusque dans son sommeil la glace de ce baiser. Un jour, en passant, il avait aperçu, par une porte entrebâillée, une servante qui se débarbouillait ; et c’était l’unique souvenir qui l’eût troublé, de la puberté à son mariage. Puis, il avait trouvé chez sa femme une stricte obéissance aux devoirs conjugaux ; lui-même éprouvait une sorte de répugnance dévote. Il grandissait, il vieillissait, ignorant de la chair, plié à de rigides pratiques religieuses, ayant réglé sa vie sur des préceptes et des lois. Et, brusquement, on le jetait dans cette loge d’actrice, devant cette fille nue. Lui qui n’avait jamais vu la comtesse Muffat mettre ses jarretières, il assistait aux détails intimes d’une toilette de femme, dans la débandade des pots et des cuvettes, au milieu de cette odeur si forte et si douce. Tout son être se révoltait, la lente possession dont Nana l’envahissait depuis quelque temps l’effrayait, en lui rappelant ses lectures de piété, les possessions diaboliques qui avaient bercé son enfance. Il croyait au diable. Nana, confusément, était le diable, avec ses rires, avec sa gorge et sa croupe, gonflées de vices. Mais il se promettait d’être fort. Il saurait se défendre. – Alors, c’est convenu, disait le prince, très à l’aise sur le divan, vous venez l’année prochaine à Londres, et nous vous recevons si bien, que jamais plus vous ne retournerez en France... Ah ! voilà, mon cher comte, vous ne faites pas un assez grand cas de vos jolies femmes. Nous vous les prendrons toutes !. – Ça ne le gênera guère, murmura méchamment le marquis de Chouard, qui se risquait dans l’intimité. Le comte est la vertu même. En entendant parler de sa vertu, Nana le regarda si drôlement, que Muffat éprouva une vive contrariété. Ensuite ce mouvement le surprit et le fâcha contre lui-même. Pourquoi l’idée d’être vertueux le gênait-elle devant cette fille ? Il l’aurait battue...."
Médan, 15 janvier 1882.
"Une campagne", 1880-1881, édition complète en un volume
PRÉFACE
"Je réunis, dans ce volume, les articles que j'ai donnés au Figaro, pendant ma campagne d'une année. Pourtant, on ne les y trouvera pas tous, car j'ai cru devoir mettre à part les pures fantaisies, les airs de flûte que je jouais entre deux batailles, et que je réserve pour un autre recueil. Je publie les seuls articles de polémique.
Aujourd'hui, me voilà dans la retraite. Depuis quatre mois, j'ai quitté la presse, et je compte bien n'y point rentrer, sans vouloir toutefois m'engager à cela par un serment solennel. C'est un état de bien être profond, ce désintéressement de l'actualité, cette paix de l'esprit appliqué tout entier à une œuvre unique, surtout au sortir de seize années de journalisme militant. Il me semble qu'un peu de paix se fait déjà sur mes livres et sur mon nom, un peu de justice aussi. Sans doute, lorsqu'on ne m'apercevra plus à travers les colères de la lutte, qu'on verra simplement en moi le travailleur enfermé dans l'effort solitaire de son œuvre, la légende imbécile de mon orgueil et de ma cruauté tombera devant les faits.
En quittant la critique, j'ai voulu mettre sous les yeux du public les faits, c'est-à-dire les études de toutes sortes que j'ai écrites depuis i865, un peu au hasard des journaux. Ce sont là les seuls documents sur lesquels on devra juger un jour le polémiste en moi, l'homme de croyance et de combat.
J'ai donc recueilli ces études, je les ai groupées en volumes; aujourd'hui, voici le dernier, qui porte à sept le nombre de ces volumes : Mes Haines, le Roman expérimental, les Romanciers naturalistes, Documents littéraires, le Naturalisme au théâtre. Nos auteurs dramatiques, Une campagne. Tout est là, je n'ai pas retranché une page, même parmi celles qui ont soulevé le plus de clameurs. Si des esprits impartiaux se décident à instruire mon procès, la besogne devient donc pour eux très facile. Qu'ils lisent et qu'ils prononcent. Les terribles pièces sont entre leurs mains : ils ont mes crimes, dont les bâcleurs de copie s'indignent ou se moquent depuis seize ans.
J'ai un orgueil, je l'avoue : c'est, depuis seize ans, d'avoir gardé les mêmes croyances littéraires, d'être allé tout droit mon chemin, en tâchant simplement de l'élargir sans cesse davantage. Jamais je ne me suis dérobé, ni à droite, ni à gauche. Je n'ai pas une ligne à effacer, pas une opinion à regretter, pas une conclusion à reprendre. On ne trouvera, dans mes sept volumes de critique, que le développement continu, et seulement de plus en plus appuyé, de la même idée. L'homme qui, l'année dernière, à quarante et un ans, publiait les articles à' Une Campagne, est encore celui qui, à vingt-cinq ans, écrivait Mes Haines. La méthode est restée la même, et le but, et la foi. Ce n'est pas à moi de décider si j'ai fait quelque lumière, mais je puis constater que j'ai toujours voulu la lumière par les mêmes moyens, et dans le même besoin de vérité.
On découvrira cela un jour. Je dors tranquille. Gomme je l'ai dit ailleurs, je n'ai jamais voulu être que le soldat le plus convaincu du vrai. Sans doute, on a pu confondre le romancier et le critique ; on a vu dans mes études un plaidoyer personnel, lorsque j'étais beaucoup plus modestement le porte-drapeau d'un groupe, ou mieux encore le greffier d'une période littéraire. Mais, je le répète, avec le recul des années, tout se mettra en sa place. On séparera le critique du romancier ; on établira qu'il a cherché la vérité passionnément, à l'aide des méthodes scientifiques, souvent contre ses propres œuvres ; on le suivra dans son évolution, appliquant les mêmes formules à la littérature, à l'art, à la politique ; on le verra enfin obéir à l'impulsion du siècle, partir de l'insurrection romantique pour arriver au mouvement naturaliste, à un désir d'ordre et de paix dans les lettres, à une nouvelle période classique, retrouvant, sur le terrain de plus en plus solide des sciences, la grandeur simple du génie national.
On m'a reproché ma passion. C'est vrai, je suis un passionné, et j'ai dû être injuste souvent. Ma faute est là, même si ma passion est haute, dégagée de toutes les vilenies qu'on lui prête. Mais, je l'avoue encore, je ne donnerais pas ma passion pour la veulerie complaisante et le misérable aplatissement des autres. N'est-ce donc rien, la passion qui flambe, la passion qui tient le cœur chaud ? Ah ! vivre indigné, vivre enragé contre les talents mensongers, contre les réputations volées, contre la médiocrité universelle! Ne pouvoir lire un journal, sans pâlir de colère ! Se sentir la continuelle et irrésistible nécessité de crier tout haut ce qu'on pense, surtout lorsqu'on est le seul à le penser, et quitte à gâter les joies de sa vie ! Voilà quelle a été ma passion, j'en suis tout ensanglanté, mais je l'aime, et si je vaux quelque chose, c'est par elle, par elle seule !
D'ailleurs, elle est la grande force. Malgré les erreurs que j'ai pu commettre, on a entendu ma voix, parce que j'étais convaincu et que j'étais passionné. Dans notre effroyable charivari contemporain, j'ai réussi à me faire écouter, parfois. Refusez-moi tout, discutez et niez : je n'en ai pas moins rendu à la littérature le service de la dégager un moment de ce tas lourd et bête de politique, sous lequel elle râle, enterrée vivante. Quand je n'aurais servi qu'à cela, quand je me serais simplement produit pour allumer des querelles littéraires, pour me faire accabler d'injures, pour tirer les lettres de leur somnolence par ma bataille, eh bien! j'estime que tous les écrivains, les jeunes surtout, devraient m'en garder un peu de reconnaissance. On vit au moins, lorsqu'on se bat. La passion appelle la passion. Que notre querelle littéraire disparaisse, et vous verrez la masse informe de la politique retomber et s'étaler plus odieusement dans les journaux, tout boucher, tout écraser, au point qu'il faudra un jour y faire des fouilles, pour retrouver les os d'un romancier impénitent ou les cheveux du dernier poète!
Donc, je me retire égoïstement dans mon coin, un peu écœuré je le confesse, et je n'ai plus qu'un souhait à faire : c'est qu'il nous vienne des critiques passionnés, pour qu'on les injurie et qu'ils nous tiennent en haleine. Le désir de la vérité ne suffît pas, dans nos temps troublés; il en faut la passion, qui exagère, mais qui s'impose. Allons! où est le jeune écrivain qui nous sauvera de cette commère braillarde de la politique, qui parlera aussi haut qu'elle, qui plantera dans les décombres le drapeau noble de la littérature, si rudement, que la France oubliera au moins pour un jour les torchons sales des partis !
1881, "Le Roman expérimental"
Depuis 1863, Zola multiplie les articles de critique littéraire, il aime particulièrement théoriser. Sa première campagne vise la littérature à la mode, idéaliste et moralisatrice, défendant une littérature de la vérité, reprenant aux sciences leur méthode et leurs apports, en 1865-1866, dans la mouvance de Taine et Littré, mais l'œuvre d`art, roman ou tableau, est vu comme "coin de la nature vue à travers un tempérament". C'est pour répondre aux scandales soulevés par L'Assommoir (1877) et Nana (1880), qu'il engage cette nouvelle campagne, s'appuyant sur "L'lntroduction à la médecine expérimentale" de Claude Bernard. Il échafaude ainsi la théorie du roman expérimental pour laquelle le romancier n`est plus seulement un observateur mais doit être un expérimentateur, réalisant une expérience dont le résultat doit confirmer l'hypothèse dont il a eu l'idée d`après ses observations. "Nous montrons le mécanisme de l'utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des phénomènes humains et sociaux, pour qu`on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes. En un mot. nous travaillons avec tout le siècle à la grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l`homme décuplée". On se doute que les critiques furent et restent nombreuses.
1882 – Pot-Bouille
Dans Pot-Bouille, nouvelle étape des Rougon-Macquart, Zola a voulu, écrit-il, montrer la bourgeoisie à nu, après avoir montré le peuple (L'Assommoir) : "Parler de la bourgeoisie, c'est faire l'acte d'accusation le plus évident qu'on puisse lancer contre la société. Les trois adultères, sans passion sexuelle, par éducation, par détraquement physiologique et par bêtise. Une maison bourgeoise neuve, opposée à la maison de la Goutte-d'Or. Montrer la bourgeoisie à nu après avoir montré le peuple, et la montrer plus abominable, elle qui se dit l'ordre et l'honnêteté."
Octave Mouret, fraîchement arrivé dans la capitale, devient le nouveau locataire d'un immeuble bourgeois de six étages, situé rue de Choiseul. Octave découvre vite que dans cet immeuble, en apparence de réputation irréprochable, les intrigues et les adultères font partis de la vie courante des locataires. La belle façade de l'immeuble dissimule une cour intérieure d'où émane une odeur nauséabonde due aux détritus des cuisines mais, également aux propos injurieux que tiennent les domestiques vis à vis des leurs employeurs. Il faut dire que le comportement de la plupart des locataires ne reflète pas leur rang social. Tout d'abord il y a le ménage Josserand dans lequel Madame reproche sans cesse à son mari de laisser traîner, à la vue de ses filles, le journal qui véhicule des histoires abominables qu'il faut absolument ignorer. De plus, cherchant à marier désespérément ses deux filles, elles participent toutes les trois aux dîners et soirées organisés dans la bourgeoisie. Cependant voulant cacher leur gêne financière, elles portent leurs vieilles robes qu'elles ornent de petits rubans et autres dentelles. Toutefois cela coûte au ménage et monsieur Josserand travaille secrètement le soir afin de permettre la coquetterie de sa femme et de ses deux filles. Ensuite il y madame Vuillaume qui est la seule responsable du comportement décadent de sa fille. En effet ayant été privée de sorties au cours de sa jeunesse, cette dernière a goûté au plaisir de l'adultère à peine mariée.
"..Octave, libre enfin, s’était hâté de rejoindre Trublot, assoupi sur le canapé. Près d’eux, un groupe entourait le Dr Juillerat, vieux médecin du quartier, homme médiocre, mais devenu à la longue bon praticien, qui avait accouché toutes ces dames et soigné toutes ces demoiselles. Il s’occupait spécialement des maladies de femme, ce qui le faisait, le soir, rechercher des maris en quête d’une consultation gratuite, dans un coin de salon. Justement, Théophile lui disait que Valérie avait encore eu une crise, la veille ; elle étouffait toujours, elle se plaignait d’un noeud qui montait à sa gorge ; et lui non plus, ne se portait pas bien, mais ce n’était pas la même chose. Alors, il ne parla plus que de sa personne, conta ses déboires : il avait commencé son droit, tenté l’industrie chez un fondeur, essayé de l’administration dans les bureaux du mont-de-piété ; puis, il s’était occupé de photographie et croyait avoir trouvé une invention pour faire marcher les voitures toutes seules ; en attendant, il plaçait par gentillesse des pianos-flûtes, une autre invention d’un de ses amis. Et il retomba sur sa femme : c’était sa faute, si rien ne marchait chez eux ; elle le tuait, avec ses nerfs continuels.
– Donnez-lui donc quelque chose, docteur ! suppliait-il, les yeux allumés de haine, toussant et geignant, dans la rage éplorée de son impuissance.
Trublot, plein de mépris, l’examinait ; et il eut un rire silencieux, en regardant Octave. Cependant, le Dr Juillerat trouvait des paroles vagues et calmantes – sans doute, on la soulagerait, cette chère dame. À quatorze ans, elle étouffait déjà, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Augustin ; il l’avait soignée pour des étourdissements, qui se terminaient par des saignements de nez ; et, comme Théophile rappelait avec désespoir sa douceur languissante de jeune fille, tandis que maintenant elle le torturait, fantasque, changeant d’humeur vingt fois en un jour, le docteur se contenta de hocher la tête. Le mariage ne réussissait pas à toutes les femmes.
– Parbleu ! murmura Trublot, un père qui s’est abruti pendant trente ans à vendre du fil et des aiguilles, une mère qui a toujours eu des boutons plein la figure, et ça dans un trou sans air du vieux Paris, comment veut-on que ça fasse des filles possibles !
Octave restait surpris. Il perdait de son respect pour ce salon, où il était entré avec une émotion de provincial. Une curiosité se réveilla en lui, quand il aperçut Campardon, qui consultait à son tour le docteur, mais tout bas, en homme posé, désireux de ne mettre personne dans les accidents de son ménage."
1883 – Au Bonheur des dames
"Je veux dans Au Bonheur des Dames faire le poème de l'activité moderne. Donc, changement complet de philosophie : plus de pessimisme d'abord, ne pas conclure à la bêtise et à la mélancolie de la vie, conclure au contraire à son continuel labeur, à la puissance et à la gaieté de son enfantement. En un mot, aller avec le siècle, exprimer le siècle qui est un siècle d'action et de conquête, d'efforts dans tous les sens. Ensuite, comme conséquence, montrer la joie de l'action et le plaisir de l'existence ; il y a certainement des gens heureux de vivre, dont les jouissances ne ratent pas et qui se gorgent de bonheur et de succès."
Octave Mouret est employé dans une vieille mercerie : Au bonheur des dames, mais devient vite le premier collaborateur de la fille du co-fondateur : Caroline Hédouin. Octave a pour ce magasin une ambition démesurée où rien ne compte à part la réussite. Il fait part de ses rêves à Caroline mais celle-ci, bien qu'intéressée, attend la mort de son époux pour les concrétiser. Cette collaboration est également scellée par un mariage qui est davantage de convenance que d'amour. Caroline n'a pas le temps de voir la fin des travaux d'agrandissement, elle perd la vie lors d'une chute sur le chantier. Touché par cet événement, Octave poursuit néanmoins ses projets et, il rallie à sa cause le Baron Hautmann. Il écrase les petits commerçants qui se trouvent autour du Bonheur des Dames pour devenir le maître d'un gigantesque magasin. Contrairement au succès commercial, Octave ne parvient à trouver l'amour. Lui, le grand séducteur n'arrive pas à conquérir le cœur d'une de ses employés : Denise Baudu. Denise est une jeune femme de vingt ans qui, pour pouvoir survivre avec ses deux frères, monte à Paris afin de trouver du travail. Son oncle Baudu tient une vieille mercerie aux bords de l'agonie à cause du Bonheur des Dames. Malgré les protestations de son oncle, Denise entre au Bonheur des dames.
"..Une voiture les força tous trois à quitter le milieu de la place ; et, machinalement, ils prirent la rue Neuve-Saint-Augustin, ils suivirent les vitrines, s’arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D’abord, ils furent séduits par un arrangement compliqué : en haut, des parapluies, posés obliquement, semblaient mettre un toit de cabane rustique ; dessous, des bas de soie, pendus à des tringles, montraient des profils arrondis de mollets, les uns semés de bouquets de roses, les autres de toutes nuances, les noirs à jour, les rouges à coins brodés, les chairs dont le grain satiné avait la douceur d’une peau de blonde ; enfin, sur le drap de l’étagère, des gants étaient jetés symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paume étroite de vierge byzantine, cette grâce raidie et comme adolescente des chiffons de femme qui n’ont pas été portés. Mais la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et vibrante, les tons les plus délicats des fleurs : au sommet, les velours, d’un noir profond, d’un blanc de lait caillé ; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, se décolorant en pâleurs d’une tendresse infinie ; plus bas encore, les soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées comme autour d’une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis ; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l’étalage, courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de foulard crème. C’était là, aux deux bouts, que se trouvaient, en piles colossales, les deux soies dont la maison avait la propriété exclusive, le Paris-Bonheur et le Cuir-d’Or, des articles exceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce des nouveautés.
– Oh ! cette faille à cinq francs soixante ! murmura Denise, étonnée devant le Paris-Bonheur.
Jean commençait à s’ennuyer. Il arrêta un passant.
– La rue de la Michodière, monsieur ?
Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous trois revinrent sur leurs pas, en tournant autour du magasin. Mais, comme elle entrait dans la rue, Denise fut reprise par une vitrine, où étaient exposées des confections pour dames. Chez Cornaille, à Valognes, elle était spécialement chargée des confections. Et jamais elle n’avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelle de Bruges, d’un prix considérable, élargissait un voile d’autel, deux ailes déployées, d’une blancheur rousse ; des volants de point d’Alençon se trouvaient jetés en guirlandes ; puis, c’était, à pleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, les malines, les valenciennes, les applications de Bruxelles, les points de Venise, comme une tombée de neige. À droite et à gauche, des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaient encore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là, dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme : occupant le centre, un article hors ligne, un manteau de velours, avec des garnitures de renard argenté.."
1885 – Germinal
"Germinal est le soulèvement des salariés, le coup d'épaule donné à la société, qui craque un instant : en un mot, la lutte du capital et du travail. C'est là qu'est l'importance du livre, je le veux prédisant l'avenir, portant la question qui sera la question la plus importante du XX ème siècle. Donc, pour établir cette lutte, qui est mon nœud, il faut que je montre d'une part le travail, les houilleurs de la mine, et de l'autre le capital, la direction le patron, enfin ce qui est à la tête. Mais deux cas se présentent : prendrai-je un patron qui personnifie en lui-même le capital, ce qui rendrait la lutte plus directe et peut-être plus dramatique ?" (...)
Fils de Gervaise Macquart et de son amant Lantier, le jeune Etienne Lantier s'est fait renvoyer de son travail pour avoir donné une gifle à son employeur. Chômeur, il part, en pleine crise industrielle, dans le Nord de la France, à la recherche d’un nouveau emploi. Il se fait embaucher aux mines de Montsou et connaît des conditions de travail effroyables (pour écrire ce roman, Emile Zola s'est beaucoup documenté sur le travail dans les mines). Il fait la connaissance d'une famille de mineurs, les Maheu et tombe amoureux de la jeune Catherine. Mais celle-ci est la maîtresse d'un ouvrier brutal, Chaval, et bien qu'elle ne soit pas insensible à Etienne, elle a à son égard une attitude étrange. Etienne s'intègre vite parmi le peuple des mineurs. Il est révolté par l'injustice qu'il découvre et par les conditions de vie des mineurs. Il propage assez rapidement des idées révolutionnaires. Lorsque la Compagnie des Mines , arguant de la crise économique, décrète une baisse de salaire, il pousse les mineurs à la grève. Il parvient à vaincre leur résignation et à leur faire partager son rêve d'une société plus juste.
"Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues.
Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres.
L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte ; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.
Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait à droite une palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée ; tandis qu'un talus d'herbe s'élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d'une vision de village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux reparurent près de lui, sans qu'il comprît davantage comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l'arrêter. C'était une masse lourde, un tas écrasé de constructions, d'où se dressait la silhouette d'une cheminée d'usine ; de rares lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques, et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et longue d'un échappement de vapeur, qu'on ne voyait point.
Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte :
à quoi bon ? il n'y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les bâtiments, il se risqua enfin à gravir le terri sur lequel brûlaient les trois feux de houille, dans des corbeilles de fonte, pour éclairer et réchauffer la besogne. Les ouvriers de la coupe à terre avaient dû travailler tard, on sortait encore les déblais inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les tréteaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, près de chaque feu.
- Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles.
Tournant le dos au brasier, le charretier était debout, un vieillard vêtu d'un tricot de laine violette, coiffé d'une casquette en poil de lapin ; pendant que son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilité de pierre, qu'on eût vidé les six berlines montées par lui. Le manoeuvre employé au culbuteur, un gaillard roux et efflanqué, ne se pressait guère, pesait sur le levier d'une main endormie. Et, là-haut, le vent redoublait, une bise glaciale, dont les grandes haleines régulières passaient comme des coups de faux.
- Bonjour, répondit le vieux.
Un silence se fit. L'homme, qui se sentait regardé d'un oeil méfiant, dit son nom tout de suite.
- Je me nomme Etienne Lantier, je suis machineur... Il n'y a pas de travail ici ?
Les flammes l'éclairaient, il devait avoir vingt et un ans, très brun, joli homme, l'air fort malgré ses membres menus.
Rassuré, le charretier hochait la tête.
- Du travail pour un machineur, non, non... Il s'en est encore présenté deux hier. Il n'y a rien. Une rafale leur coupa la parole. Puis, Etienne demanda, en montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri :
- C'est une fosse, n'est-ce pas ?
Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un violent accès de toux l'étranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré, laissa une tache noire.
- Oui, une fosse, le Voreux... Tenez ! le coron est tout près.
A son tour, de son bras tendu, il désignait dans la nuit le village dont le jeune homme avait deviné les toitures.
Mais les six berlines étaient vides, il les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes ; tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui hérissait le poil. Le Voreux, à présent, sortait du rêve. Etienne, qui s'oubliait devant le brasier à chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar goudronné du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d'extraction, la tourelle carrée de la pompe d'épuisement. Cette fosse, tassée au fond d'un creux, avec ses constructions trapues de briques, dressant sa cheminée comme une corne menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour manger le monde.
Tout en l'examinant, il songeait à lui, à son existence de vagabond, depuis huit jours qu'il cherchait une place ; il se revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassé de Lille, chassé de partout ; le samedi, il était arrivé à Marchiennes, où l'on disait qu'il y avait du travail, aux Forges ; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait dû passer le dimanche caché sous les bois d'un chantier de charronnage, dont le surveillant venait de l'expulser, à deux heures de la nuit...."
1886 - L’œuvre
"Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l'artiste contre la nature, l'effort de la création dans l'œuvre d'art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie : toujours en bataille avec le vrai et toujours vaincu, la lutte contre l'ange. En un mot, j'y raconterai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux ; mais je grandirai le sujet par le drame, par Claude, qui ne se contente jamais, qui s'exaspère de ne pouvoir accoucher de son génie, et qui se tue à la fin devant son œuvre irréalisée."
Claude Lantier, fils de Gervaise et de son amant, peintre, finira par se pendre devant une toile inachevée. Tout commence par un soir de pluie. C'est en rentrant chez lui que Claude, rencontre une inconnue devant sa porte : elle se nomme Christine. Il lui offre alors l'hospitalité non sans réticence. Là elle découvre l'atelier du peintre rempli de tableaux. Le lendemain, elle remercie Claude et elle ne vient le revoir que deux mois plus tard. Entre eux un lien se crée alors et les balades sur les bords de la Seine se multiplient. Elle devient même le modèle de Claude pour une toile qu'il veut présenter au Salon. Son tableau est rejeté puis exposé au Salon des Refusés. Claude doit subir les railleries d'un public moqueur et ignare. Il subit le contre coup dans son atelier et pleure devant Christine qui lui apporte réconfort et amour. Un nouveau couple s'est formé et a décidé de changer d'horizon : Bennecourt remplace Paris. Claude a laissé sa vie artistique de côté pour se consacrer à sa famille qui s'est agrandie avec la naissance de son fils Jacques-Louis. Toutefois la passion artistique renaît peu à peu chez le peintre et, finit par pousser la famille Lantier à revenir dans la capitale. Claude se sent plein de confiance pour son art et produit chaque année des toiles qu'il présente au Salon. Malheureusement c'est à chaque fois des refus qui accueillent les tableaux et, qui petit à petit installent le doute chez Claude. Cependant ce dernier reste hanter par le désir de réaliser un chef-d'œuvre. Pour cela il loue un hangar où il installe une toile aux dimensions démesurées. Il s'abandonne complètement à son œuvre, mais celle-ci n'avance pas. De plus sa vie de famille s'écroule : l'enfant tombe malade et les liens qui unissent les deux amants se déchirent doucement. Toutefois Christine accepte de poser à nouveau pour aider Claude.
1887 – La Terre
"Je veux faire tenir tous mes paysans, avec leur histoire, leurs mœurs, leur rôle, j'y veux poser la question sociale de la propriété, j'y veux montrer où nous allons, dans cette crise de l'agriculture, si grave en ce moment. Toutes les fois maintenant que j'entreprends une étude, je me heurte au socialisme. Je voudrais faire pour le paysan avec la Terre, ce que j'ai fait pour l'ouvrier avec Germinal. Ajoutez que j'entends rester artiste, écrivain, écrire le poème vivant de la terre, les saisons, les travaux des champs, les gens, les bêtes, la campagne entière". Mais le roman soulèvera une violente campagne de protestations.
Jean Macquart, frère de Gervaise, a préféré s'engager dans l'armée afin de fuir l'ignominie de son père. Après sept ans, il quitte l'armée pour aller travailler chez le père d'un ami. Malheureusement la mort de son patron l'oblige à partir pour Rognes où il doit réparer une ferme. La chance lui sourit quand un paysan lui propose un travail en tant que valet. Jean accepte même si le travail est rude. De plus ce nouveau travail va lui permettre de rencontrer Françoise Fouan, sa future femme. Françoise est la fille de Michel Fouan qui autrefois, lors du partage des terres familiales, a obtenu la partie la plus mauvaise. Et cette histoire se répète avec les enfants de Louis Fouan, le frère de Michel. Cette fois-ci c'est Buteau, le dernier des trois enfants qui est victime de la malchance. Mais pour lui la seule chose qui puisse le contenter c'est de devenir propriétaire de l'ensemble des terres. Et pour cela rien ne peut l'arrêter, même pas le crime. C'est ainsi que Jean va être le malheureux spectateur de trois meurtres dont celui de sa propre femme. Tout d'abord Buteau assassine sa mère car il veut pouvoir fouiller librement la maison familiale afin d'y trouver un trésor caché. Ensuite c'est au tour de sa belle-sœur de succomber. En effet, Lise, la femme de Buteau, tue Françoise sa propre sœur. La rancoeur de Buteau envers Françoise est double : son envie de la posséder qui le pousse à la violenter mais également la jalousie envers l'héritage dont elle est la bénéficiaire. C'est ainsi que lors d'une dispute entre les deux soeurs, l'aînée tue la cadette à l'aide d'une faux. Françoise succombe ainsi que l'enfant qu'elle porte.
1888 – Le Rêve
"Je voudrais faire un livre qu'on n'attende pas de moi. Il faudrait, pour première condition, qu'il peut être mis entre toutes les mains, même les mains des jeunes filles. Donc, pas de passion violente, rien qu'une idylle (...) Refaisons donc Paul et Virginie. D'autre part, puisqu'on m'accuse de ne pas faire de psychologie, je voudrais forcer les gens à confesser que je suis un psychologue (...) Enfin, je voudrais mettre dans le livre de l'au-delà, du rêve, toute une partie de rêve, l'inconnu, l'inconnaissable." Angélique Rougon, abandonnée par sa mère Sidonie, est recueillie par un couple de brodeurs. Elle vit à l'ombre d'une cathédrale et s'épanouit dans un monde d'encens et de légendes. Elle s'éprend de Félicien, le fils de l'évêque et meurt le jour de ses noces.
"Pendant le rude hiver de 1860, l’Oise gela, de grandes neiges couvrirent les plaines de la basse Picardie; et il en vint surtout une bourrasque du nord-est, qui ensevelit presque Beaumont, le jour de Ја Noël. La neige, s’étant mise à tomber dès le matin, redoubla vers le soir, s'amassa durant toute la nuit. Dans la ville haute, rue des Orfèvres, au bout de laquelle se trouve comme enclavée la façade nord du transept de la cathédrale, elle s'engouffrait, poussée par le vent, et allait battre la porte Sainte-Agnès, l'antique porte romane, presque déjà gothique, très ornée de sculptures sous la nudité du pignon. Le lendemain, à l’aube, il y en eut là près de trois pieds.
La rue dormait encore, emparessée par la fête de la veille. Six heures sonnèrent. Dans les ténèbres, que bleuissait la chute lente et entêtée des flocons, seule une forme indécise vivait, une fillette de neuf ans, qui, réfugiée sous les voussures de la porte, y avait passé la nuit à grelotter, en s’abritant de son mieux. Elle était vêtue de loques, la tête enveIoppée d’un lambeau de foulard, les pieds nus dans de gros souliers d'homme. Sans doute elle m'avait échoué là qu'après avoir longtemps battu la ville, car elle y était tombée de lassitude. Pour elle, c'était le bout de la terre, plus personne ni plus rien, l'abandon dernier, la faim qui ronge, le froid qui tue; et, dans sa faiblesse, étouffée par le poids lourd de son cœur, elle cessait de lutter, il ne lui restait que le recul physique, l’instinct de changer de place, de s'enfoncer dans ces vieilles pierres, lorsqu'une rafale faisait tourbillonner la neige.
Les heures, les heures coulaient. ..."
Le Rêve est un récit atypique: écrit dans une veine plus intimiste et paisible, il est sans doute inspiré à l'auteur par sa liaison avec Jeanne Rozerot : dans l'été de 1888, Zola s'est épris d'une jeune lingère qui travaillait à Médan et qui devient sa maîtresse le 11 décembre 1888. Il vivra désormais une double vie, déchiré entre une affection inaltérable pour Alexandrine et son amour pour Jeanne, qui lui donnera deux enfants.
"... Dès la première rencontre, Angélique avait tout dit, ses habitudes, ses goûts, les petits secrets de son cœur. Lui, silencieux, se nommait Félicien, et elle ne savait rien autre. Peut-être cela devait-il être ainsi, la femme se donnant toute, l’homme se réservant dans l’inconnu. Elle n’éprouvait aucune curiosité hâtive, elle souriait, à l’idée des choses qui se réaliseraient, sûrement. Puis, ce qu’elle ignorait ne comptait pas, se voir importait seul. Elle ne savait rien de lui, et elle le connaissait au point de lire ses pensées dans son regard. Il était venu, elle l’avait reconnu, et ils s’aimaient.
Alors, ils jouirent délicieusement de cette possession, à distance. C’étaient sans cesse des ravissements nouveaux, pour les découvertes qu’ils faisaient. Elle avait des mains longues, abîmées par l’aiguille, qu’il adora. Elle remarqua ses pieds minces, elle fut orgueilleuse de leur petitesse. Tout en lui la flattait, elle lui était reconnaissante d’être beau, elle ressentit une joie violente, le soir où elle constata qu’il avait la barbe d’un blond plus cendré que les cheveux, ce qui donnait à son rire une douceur extrême. Lui, s’en alla éperdu d’ivresse, un matin qu’elle s’était penchée et qu’il avait aperçu, sur son cou délicat, un signe brun. Leurs cœurs aussi se mettaient à nu, ils y eurent des trouvailles. Certainement, le geste dont elle ouvrait sa fenêtre, ingénu et fier, disait que, dans sa condition de petite brodeuse, elle avait l’âme d’une reine. De même, elle le sentait bon, en voyant de quel pas léger il foulait les herbes. C’était, autour d’eux, un rayonnement de qualités et de grâces, à cette heure première de leur rencontre. Chaque entrevue apportait son charme. Il leur semblait que jamais ils n’épuiseraient cette félicité de se voir.
Cependant, Félicien marqua bientôt quelque impatience. Il ne restait plus allongé des heures, au pied d’un buisson, dans l’immobilité d’un bonheur absolu. Dès qu’Angélique paraissait, accoudée, il devenait inquiet, tâchait de se rapprocher d’elle. Et cela finissait par la fâcher un peu, car elle craignait qu’on ne le remarquât. Un jour même, il y eut une vraie brouille : il s’était avancé jusqu’au mur, elle dut quitter le balcon. Ce fut une catastrophe, il en demeura bouleversé, le visage si éloquent de soumission et de prière, qu’elle pardonna le lendemain, en s’accoudant à l’heure habituelle. Mais l’attente ne lui suffisait plus, il recommença. Maintenant, il semblait être partout à la fois, dans le ClosMarie, qu’il emplissait de sa fièvre. Il sortait de derrière chaque tronc d’arbre, il apparaissait au-dessus de chaque touffe de ronces. Comme les ramiers des grands ormes, il devait avoir son logis aux environs, entre deux branches. La Chevrotte lui était un prétexte à vivre là, penché au-dessus du courant, où il avait l’air de suivre le vol des nuages.
Un jour, elle le vit parmi les ruines du moulin, debout sur la charpente d’un hangar éventré, heureux d’être ainsi monté un peu, dans son regret de ne pouvoir voler jusqu’à son épaule. Un autre jour, elle étouffa un léger cri, en l’apercevant plus haut qu’elle, entre deux fenêtres de la cathédrale, sur la terrasse des chapelles du chœur. Comment avait-il pu atteindre cette galerie, fermée d’une porte dont le bedeau gardait la clef ? Comment, d’autres fois, le retrouva-t-elle en plein ciel, parmi les arcs-boutants de la nef et les pinacles des contreforts ? De ces hauteurs, il plongeait au fond de sa chambre, ainsi que les hirondelles volant à la pointe des clochetons. Jamais elle n’avait eu l’idée de se cacher. Et, dès lors, elle se barricada, et un trouble la prenait, grandissant, à se sentir envahie, à être toujours deux. Si elle n’avait pas de hâte, pourquoi donc son cœur battait-il si fort, comme le bourdon du clocher en plein branle des grandes fêtes ?
Trois jours se passèrent, sans qu’Angélique se montrât, effrayée de l’audace croissante de Félicien ..."
1890 – La Bête humaine
"Je voudrais, après le Rêve, faire un roman tout autre ; d'abord dans le monde réel, puis sans description, sans art visible, sans effort, écrit d'une plume plus courante ; du récit simplement ; et, comme sujet, un drame violent à donner le cauchemar à tout Paris, quelque chose de pareil à Thérèse Raquin, avec un côté de mystère, d'au-delà, quelque chose qui ait l'air de sortir de la réalité (pas d'hypnotisme, mais une force inconnue, à arranger, à trouver). Le tout, dans une grande passion évidemment. L'amour et l'argent mêlé."(...)
Zola revient à une inspiration strictement naturaliste avec la publication, en 1890, de la Bête humaine, qui met en scène un criminel héréditaire, Jacques Lantier, tout en décrivant la vie quotidienne des cheminots. Edmond de Goncourt se moque ouvertement du voyage que fait Zola, de Paris à Mantes, sur la plate-forme d'une locomotive, vêtu d'un bleu de chauffe, afin de se documenter pour son livre. Il souligne par là le dérisoire de la démarche de l'écrivain: l'approche qu'un romancier bourgeois tel que Zola, même de bonne foi, pouvait avoir des milieux ouvriers n'était-elle pas nécessairement partielle et faussée?
"En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d’une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc. Mais, le matin, avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son poêle, d’un tel poussier, que la chaleur était suffocante. Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une fenêtre, s’y accouda.
C’était impasse d’Amsterdam, dans la dernière maison de droite, une haute maison où la Compagnie de l’Ouest logeait certains de ses employés. La fenêtre, au cinquième, à l’angle du toit mansardé qui faisait retour, donnait sur la gare, cette tranchée large trouant le quartier de l’Europe, tout un déroulement brusque de l’horizon, que semblait agrandir encore, cet après-midi-là, un ciel gris du milieu de février, d’un gris humide et tiède, traversé de soleil.
En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de Rome se brouillaient, s’effaçaient, légères. À gauche, les marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants, aux vitrages enfumés, celle des grandes lignes, immense, où l’œil plongeait, et que les bâtiments de la poste et de la bouillotterie séparaient des autres, plus petites, celles d’Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture ; tandis que le pont de l’Europe, à droite, coupait de son étoile de fer la tranchée, que l’on voyait reparaître et filer au-delà, jusqu’au tunnel des Batignolles. Et, en bas de la fenêtre même, occupant tout le vaste champ, les trois doubles voies qui sortaient du pont, se ramifiaient, s’écartaient en un éventail dont les branches de métal, multipliées, innombrables, allaient se perdre sous les marquises. Les trois postes d’aiguilleur, en avant des arches, montraient leurs petits jardins nus. Dans l’effacement confus des wagons et des machines encombrant les rails, un grand signal rouge tachait le jour pâle.
Pendant un instant, Roubaud s’intéressa, comparant, songeant à sa gare du Havre. Chaque fois qu’il venait de la sorte passer un jour à Paris, et qu’il descendait chez la mère Victoire, le métier le reprenait. Sous la marquise des grandes lignes, l’arrivée d’un train de Mantes avait animé les quais ; et il suivit des yeux la machine de manœuvre, une petite machine-tender, aux trois roues basses et couplées, qui commençait le débranchement du train, alerte besogneuse, emmenant, refoulant les wagons sur les voies de remisage. Une autre machine, puissante celle-là, une machine d’express, aux deux grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa cheminée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans l’air calme. Mais toute son attention fut prise par le train de trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n’apercevait pas celle-ci, arrêtée au-delà du pont de l’Europe ; il l’entendait seulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés, en personne que l’impatience gagne. Un ordre fut crié, elle répondit par un coup bref qu’elle avait compris. Puis, avant la mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs furent ouverts, la vapeur siffla au ras du sol, en un jet assourdissant. Et il vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait, tourbillonnante comme un duvet de neige, envolée à travers les charpentes de fer.
Tout un coin de l’espace en était blanchi, tandis que les fumées accrues de l’autre machine élargissaient leur voile noir. Derrière, s’étouffaient des sons prolongés de trompe, des cris de commandement, des secousses de plaques tournantes. Une déchirure se produisit, il distingua, au fond, un train de Versailles et un train d’Auteuil, l’un montant, l’autre descendant, qui se croisaient.
Comme Roubaud allait quitter la fenêtre, une voix qui prononçait son nom, le fit se pencher. Et il reconnut, au-dessous, sur la terrasse du quatrième, un jeune homme d’une trentaine d’années, Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie de son père, chef adjoint des grandes lignes, et de ses sœurs, Claire et Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans, adorables, menant le ménage avec les six mille francs des deux hommes, au milieu d’un continuel éclat de gaieté. On entendait ..."
Jacques Lantier est le second fils de Gervaise et de Lantier : conducteur de locomotive, il souffre de pulsions meurtrière. Elevé par sa tante, il a étudié à l'Ecole des arts et métiers. Avec son expérience dans les chemins de fer acquise à Orléans, Jacques entre à la Compagnie de l'Ouest en tant que mécanicien. Ce jeune homme bien sous tous rapports se transforme en un fou dangereux en présence d'une femme. Il n'y a qu'à bord de sa locomotive, sa Lison, que Jacques se sent en sécurité.
Toutefois un jour Lison part en réparation et Jacques décide d'aller rendre visite à sa tante qui vit dans le Nord, aux côtés de son mari qui est garde barrière. Là il retrouve Flore, la fille de sa tante et sent que ses pulsions se réveillent. Il parvient tout de même à les maîtriser mais se sent très vulnérable : il décide alors de battre la campagne afin d'échapper à la bête humaine qui sommeille en lui. Et c'est là qu'il est témoin d'un meurtre. En effet il assiste à l'assassinat de Grandmorin, un magistrat riche et influent, par Roubaud qui est assisté de sa femme Séverine. C'est par elle que tout est arrivé. Elevée par le magistrat, elle lui doit tout : sa dote, son mariage et le travail de son époux. En contre partie, le magistrat en a fait sa maîtresse. Et c'est en trahissant ce secret que Roubaud décide d'éliminer l'amant, dans le compartiment privé que ce dernier possède à bord de l'express pour le Havre.
Apprenant que Jacques est le seul témoin visuel de son crime, Roubaud pousse sa femme dans les bras du mécanicien. Celle-ci parvient à éveiller l'amour chez Jacques sans pour autant éveiller ses pulsions meurtrières. Roubaud découvre l'adultère de sa femme alors que, son meurtre est étouffé par les autorités qui craignent un scandale si les agissements pervers du défunt étaient découverts. Les événements morbides vont peu à peu se succéder.
1891 – L’Argent
"Les grands points du roman deviennent : 1° Saccard, en quête d'affaires d'argent, près de succomber, avec un portefeuille bourré de projets. Là poser la rivalité qui éclatera plus tard avec le banquier juif, dont il se sépare, pour prendre l'Union. - 2° Début et marche ascendante de l'Union sous la conduite de Saccard. Montée vertigineuse pendant deux ou trois ans. - 3° La crise, le jeu fou à la hausse, et tout le drame à la Bourse, avec l'écroulement."
Ce roman a pour personnage principal le même que celui de la Curée, c'est-à-dire Aristide Rougon dit Saccard. Ce dernier, après avoir vécu diverses aventures financières, plus ou moins fructueuses, se trouve dans une situation plus que précaire. Cependant son appétit et son envie de réussir n'ont pas diminué. Sollicitant de nouveau l'aide d'Eugène, devenu Premier Ministre, ce dernier lui offre un poste aux colonies afin de se débarrasser d'un frère gênant. Cette proposition étant un affront pour Aristide, cela le pousse à affronter son frère à travers un projet d'envergure : il crée une banque commerciale baptisée : la Banque Universelle. Aristide entre en contact avec d'anciennes connaissances dont la princesse d'Orviedo. Toutefois celle-ci refuse de participer à la grande œuvre d'Aristide, ce qui le pousse à porter son attention sur son voisin, Jacques Hamelin un jeune ingénieur, et sur Caroline la sœur de celui-ci. Les deux orphelins ont pratiquement toujours vécus ensemble que ce soit à Paris ou au Liban. Suite à un accord scellé entre Georges et Aristide, l'ingénieur rejoint Constantinople pour obtenir des concessions, tandis que l'homme d'affaires s'emploie à s'allier avec quelques hommes très riches. Ces derniers effectuent des opérations illégales mais cela importe peu pour Aristide. Peu à peu il abat les obstacles qui se dressent devant lui.
"Onze heures venaient de sonner à la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenêtres donnent sur la place. D’un coup d’oeil, il parcourut les rangs de petites tables, où les convives affairés se serraient coude à coude ; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu’il cherchait. Comme, dans la bousculade du service, un garçon passait, chargé de plats :
« Dites donc, M. Huret n’est pas venu ? – Non, monsieur, pas encore. »
Alors, Saccard se décida, s’assit à une table que quittait un client, dans l’embrasure d’une des fenêtres. Il se croyait en retard ; et, tandis qu’on changeait la serviette, ses regards se portèrent au-dehors, épiant les passants du trottoir. Même, lorsque le couvert fut rétabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeura un moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journée des premiers jours de mai. À cette heure où le monde déjeunait, elle était presque vide : sous les marronniers, d’une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoccupés ; le long de la grille, à la station de voitures, la file des fiacres s’allongeait, d’un bout à l’autre ; et l’omnibus de la Bastille s’arrêtait au bureau, à l’angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d’aplomb, le monument en était baigné, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n’y avait encore que l’armée des chaises, en bon ordre. Mais Saccard, s’étant tourné, reconnut Mazaud, l’agent de change, à la table voisine de la sienne. Il tendit la main."
1893 – Le Docteur Pascal
Le Docteur Pascal, vingtième et dernier roman de la série de Rougon-Macquart, "Je voudrais, avec le Docteur Pascal, résumer toute la signification philosophique de la série. Je crois y avoir mis, malgré le noir pessimisme qui s'y trouve, un grand amour de la vie, en exaltant continuellement la force. J'ai aimé la vie, j'en ai montré l'effort continu avec passion, malgré tout le mal, tout l'écœurement qu'elle peut contenir. Et c'est cela que je voudrais tirer peut-être de celle conclusion ! je ne me suis pas plu à ces tableaux, je ne les ai pas étalés par perversion, mais pour montrer bravement ce qui est, pour arriver à dire que malgré tout la vie est grande et bonne, puisqu'on la vit avec tant d'acharnement"...
" Dans la chaleur de l’ardente après-midi de juillet, la salle, aux volets soigneusement clos, était pleine d’un grand calme. Il ne venait, des trois fenêtres, que de minces flèches de lumière, par les fentes des vieilles boiseries ; et c’était, au milieu de l’ombre, une clarté très douce, baignant les objets d’une lueur diffuse et tendre. Il faisait là relativement frais, dans l’écrasement torride qu’on sentait au-dehors, sous le coup de soleil qui incendiait la façade.
Debout devant l’armoire, en face des fenêtres, le docteur Pascal cherchait une note, qu’il y était venu prendre. Grande ouverte, cette immense armoire de chêne sculpté, aux fortes et belles ferrures, datant du dernier siècle, montrait sur ses planches, dans la profondeur de ses flancs, un amas extraordinaire de papiers, de dossiers, de manuscrits, s’entassant, débordant, pêle-mêle. Il y avait plus de trente ans que le docteur y jetait toutes les pages qu’il écrivait, depuis les notes brèves jusqu’aux textes complets de ses grands travaux sur l’hérédité. Aussi les recherches n’y étaient-elles pas toujours faciles. Plein de patience, il fouillait, et il eut un sourire, quand il trouva enfin.
Un instant encore, il demeura près de l’armoire, lisant la note, sous un rayon doré qui tombait de la fenêtre du milieu. Lui-même, dans cette clarté d’aube, apparaissait, avec sa barbe et ses cheveux de neige, d’une solidité vigoureuse bien qu’il approchât de la soixantaine, la face si fraîche, les traits si fins, les yeux restés limpides, d’une telle enfance, qu’on l’aurait pris, serré dans son veston de velours marron, pour un jeune homme aux boucles poudrées.
– Tiens ! Clotilde, finit-il par dire, tu recopieras cette note. Jamais Ramond ne déchiffrerait ma satanée écriture.
Et il vint poser le papier près de la jeune fille, qui travaillait debout devant un haut pupitre, dans l’embrasure de la fenêtre de droite.
– Bien, maître ! répondit-elle.
Elle ne s’était pas même retournée, tout entière au pastel qu’elle sabrait en ce moment de larges coups de crayon. Près d’elle, dans un vase, fleurissait une tige de roses trémières, d’un violet singulier, zébré de jaune. Mais on voyait nettement le profil de sa petite tête ronde, aux cheveux blonds et coupés court, un exquis et sérieux profil, le front droit, plissé par l’attention, l’œil bleu ciel, le nez fin, le menton ferme. Sa nuque penchée avait surtout une adorable jeunesse, d’une fraîcheur de lait, sous l’or des frisures folles. Dans sa longue blouse noire, elle était très grande, la taille mince, la gorge menue, le corps souple, de cette souplesse allongée des divines figures de la Renaissance. Malgré ses vingt-cinq ans, elle restait enfantine et en paraissait à peine dix-huit.
– Et, reprit le docteur, tu remettras un peu d’ordre dans l’armoire. On ne s’y retrouve plus.
– Bien, maître ! répéta-t-elle sans lever la tête. Tout à l’heure !
Pascal était revenu s’asseoir à son bureau, à l’autre bout de la salle, devant la fenêtre de gauche. C’était une simple table de bois noir, encombrée, elle aussi, de papiers, de brochures de toutes sortes. Et le silence retomba, cette grande paix à demi obscure, dans l’écrasante chaleur du dehors. La vaste pièce, longue d’une dizaine de mètres, large de six, n’avait d’autres meubles, avec l’armoire, que deux corps de bibliothèque, bondés de livres. Des chaises et des fauteuils antiques traînaient à la débandade ; tandis que, pour tout ornement, le long des murs, tapissés d’un ancien papier de salon Empire, à rosaces, se trouvaient cloués des pastels de fleurs, aux colorations étranges, qu’on distinguait mal. Les boiseries des trois portes, à double battant, celle de l’entrée, sur le palier, et les deux autres, celle de la chambre du docteur et celle de la chambre de la jeune fille, aux deux extrémités de la pièce, dataient de Louis XV, ainsi que la corniche du plafond enfumé.
Une heure se passa, sans un bruit, sans un souffle... "
Pascal, le second fils de Pierre et de Félicité, est médecin. Il a consacré toute sa vie à l'étude des lois de l'hérédité au sein des familles et notamment, au sein même de la sienne. Il vit à Plassans où se trouve encore sa mère âgée de 80 ans. Celle-ci se bat pour que le nom des Rougon soit gravé sur un monument. De plus elle exècre les recherches de son fils sur sa famille, ce qui réveille en elle toutes les tares qu'elle voudrait à jamais effacer. Pascal vit dans sa maison qui porte le nom de "La Souléïade", en compagnie de sa servante Martine et de sa nièce Clotilde, la fille d'Aristide. Celui-ci l'avait éloignée de lui lorsque sa femme Angèle mourut.
Clotilde apporte la jeunesse et la beauté dans la maison de son oncle dont elle tient le secrétariat. Eduquer par Martine en ce qui concerne la religion, Clotilde émet des oppositions. De plus Félicité incite sa petite fille à détruire les dossiers de Pascal invoquant les risques de représailles divines. Petit à petit Clotilde exprime son désir de s'unir charnellement à son oncle. Elle le supplie de brûler son passé, son travail afin de s'ouvrir à une existence nouvelle. Terrifié Pascal plonge dans la paranoïa : il ne dort plus de peur qu'on lui détruise son travail, il rôde dans sa propre demeure. De plus l'image de Clotilde commence à l'obséder et il finit par succomber au désir qui l'envahit, non sans avoir essayé de la jeter dans les bras d'un autre.
"La Vérité en marche", Emile Zola.
Paris, le premier février 1901.
13 janvier 1898 - Lettre d’Emile Zola à Félix Faure, publiée dans l'Aurore, l’une des lettres politiques les plus célèbres de tous les temps, le fameux « J’accuse! »....
"Je crois nécessaire de recueillir, dans ce volume, les quelques articles que j'ai publiés sur l'affaire Dreyfus, pendant une période de trois ans, de décembre 1897 à décembre 1900, au fur et à mesure que les événements se sont déroulés. Lorsqu'un écrivain a porté des jugements et pris des responsabilités, dans une affaire de cette gravité et de cette ampleur, le strict devoir est pour lui de mettre sous les yeux du public l'ensemble de son rôle, les documents authentiques, sur lesquels il sera permis seulement de le juger. Et, si justice ne lui est pas rendue aujourd'hui, il pourra dès lors attendre en paix, demain aura tout le dossier qui devra suffire à faire la vérité un jour.
Cependant, je ne me suis pas hâté de publier ce volume. D'abord, je voulais que le dossier fût complet, qu'une période bien nette de l'affaire se trouvât terminée ; et il m'a donc fallu attendre que la loi d'amnistie vint clore cette période, en guise de dénouement tout au moins temporaire...
Et, je le répète, ces articles ne sont eux-mêmes qu'une contribution au dossier en formation de l'affaire Dreyfus, les quelques documents de mon action personnelle, dont j'ai tenu à laisser le recueil à l'Histoire, à la Justice de demain."
13 janvier 1898 - Lettre d’Emile Zola à Félix Faure, publiée dans l'Aurore, l’une des lettres politiques les plus célèbres de tous les temps, le fameux « J’accuse! »....
LETTRE à M. FÉLIX FAURE, Président de la République
Monsieur le Président,
Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m'avez fait un jour, d'avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu'ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches ?
Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l'apothéose de cette fête patriotique que l'alliance russe a été pour la France, et vous vous pré- parez à présider au solennel triomphe de notre Exposition universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre nom — j'allais dire sur votre règne — que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre vient, par ordre, d'oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c'est fini, la France a sur la joue cette souillure, l'histoire écrira que c'est sous votre présidence qu'un tel crime social a pu être commis.
Puisqu'ils ont osé, j'oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j'ai promis de la dire, si la justice, régulière- ment saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l'innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu'il n'a pas commis.
Et c'est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d'honnête homme. Pour votre honneur, je suis convaincu que vous l'ignorez. Et à qui donc dénoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n'est à vous, le premier magistrat du pays ?
La vérité d'abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.
Un homme néfaste a tout mené, a tout fait, c'est le lieutenant-colonel du Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l'affaire Dreyfus tout entière; on ne la connaîtra que lorsqu'une enquête loyale aura établi nettement ses actes et ses responsabilités. Il apparaît comme l'esprit le plus fumeux, le plus compliqué, hanté d'intrigues romanesques, se complaisant aux moyens des romans-feuilletons, les papiers volés, les lettres anonymes, les rendez-vous dans les endroits déserts, les femmes mystérieuses qui colportent, de nuit, des preuves accablantes. C'est lui qui imagina de dicter le bordereau à Dreyfus ; c'est lui qui rêva de l'étudier dans une pièce entièrement revêtue de glaces; c'est lui que le commandant Forzinetti nous représente armé d'une lanterne sourde, voulant se faire introduire près de l'accusé endormi, pour projeter sur son visage un brusque flot de lumière et surprendre ainsi son crime, dans l'émoi du réveil. Et je n'ai pas à tout dire, qu'on cherche, on trouvera. Je déclare simplement que le commandant du Paty de Clam, chargé d'instruire l'affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l'ordre des dates et des responsabilités, le premier coupable de l'effroyable erreur judiciaire qui a été commise.
Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du colonel Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie générale. Des « fuites » avaient lieu, des papiers disparaissaient, comme il en disparaît aujourd'hui encore; et l'auteur du bordereau était recherché, lorsqu'un a priori se fit peu à peu que cet auteur ne pouvait être qu'un officier de l'état-major, et un officier d'artillerie : double erreur manifeste, qui montre avec quel esprit superficiel on avait étudié ce bordereau, car un examen raisonné démontre qu'il ne pouvait s'agir que d'un officier de troupe.
On cherchait donc dans la maison, on examinait les écritures, c'était comme une affaire de famille, un traître à surprendre dans les bureaux mêmes, pour l'en expulser. Et, sans que je veuille refaire ici une histoire connue en partie, le commandant du Paty de Clam entre en scène, dès qu'un premier soupçon tombe sur Dreyfus. A partir de ce moment, c'est lui qui a inventé Dreyfus, l'affaire devient son affaire, il se fait fort de confondre le traître, de l'amener à des aveux complets. Il y a bien le ministre de la guerre, le général Mercier, dont l'intelligence semble médiocre; il y a bien le chef de l'état-major, le général de Boisdeffre , qui paraît avoir cédé à sa passion cléricale, et le sous-chef de l'état-major, le général Gonse, dont la conscience a pu s'accommoder de beaucoup de choses. Mais, au fond, il n'y a d'abord que le commandant du Paty de Clam, qui les mène tous, qui les hypnotise, car il s'occupe aussi de spiritisme, d'occultisme, il converse avec les esprits. On ne croira jamais les expériences auxquelles il a soumis le malheureux Dreyfus, les pièges dans lesquels il a voulu le faire tomber, les enquêtes folles, les imaginations monstrueuses, toute une démence torturante.
Ah! cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui la connaît dans ses détails vrais ! Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s'arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l'instruction a été faite ainsi, comme dans une chronique du quinzième siècle, au milieu du mystère, avec une complication d'expédients farouches, tout cela basé sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbécile, qui n'était pas seulement une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente des escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient presque tous sans valeur. Si j'insiste, c'est que l'œuf est ici, d'où va sortir plus tard le vrai crime, l'épouvantable déni de justice dont la France est malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l'erreur judiciaire a pu être possible, comment elle est née des machinations du commandant du Paty de Clam, comment le général Mercier, les généraux de Boisdeffre et Gonse ont pu s'y laisser prendre, engager peu à peu leur responsabilité dans cette erreur, qu'ils ont cru devoir, plus tard, imposer comme la vérité sainte, une vérité qui ne se discute même pas. Au début, il n'y a donc, de leur part, que de l'incurie et de l'inintelligence. Tout au plus, les sent-on céder aux passions religieuses du milieu et aux préjugés de l'esprit de corps. Ils ont laissé faire la sottise. Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus absolu est exigé. Un traître aurait ouvert la frontière à l'ennemi, pour conduire l'empereur allemand jusqu'à Notre-Dame, qu'on ne prendrait pas des mesures de silence et de mystère plus étroites. La nation est frappée de stupeur, on chuchote des faits terribles, de ces trahisons monstrueuses qui indignent l'Histoire; et naturellement la nation s'incline. Il n'y a pas de châtiment assez sévère, elle applaudira à la dégradation publique, elle voudra que le coupable reste sur son rocher d'infamie, dévoré par le remords. Est- ce donc vrai, les choses indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre l'Europe en flammes, qu'on a dû enterrer soigneusement derrière ce huis clos ? Non ! il n'y a eu, derrière, que les imaginations romanesques et démentes du commandant du Paty de Clam. Tout cela n'a été fait que pour cacher le plus saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s'en assurer, d'étudier attentivement l'acte d'accusation, lu devant le conseil de guerre.
Ah ! le néant de cet acte d'accusation ! Qu'un homme ait pu être condamné sur cet acte, c'est un prodige d'iniquité. Je délie les honnêtes gens de le lire, sans que leur cœur bondisse d'indignation et crie leur révolte, en pensant à l'expiation démesurée, là-bas, à l'île du Diable. Dreyfus sait plusieurs langues, crime ; on n'a trouvé chez lui aucun papier compromettant, crime ; il va parfois dans son pays d'origine, crime ; il est laborieux, il a le souci de tout savoir, crime ; il ne se trouble pas, crime; il se trouble, crime. Et les naïvetés de rédaction, les formelles assertions dans le vide ! On nous avait parlé de quatorze chefs d'accusation : nous n'en trouvons qu'une seule en fin de compte, celle du bordereau; et nous apprenons même que les experts n'étaient pas d'accord, qu'un d'eux, M. Gobert, a été bousculé militairement, parce qu'il se permettait de ne pas conclure dans le sens désiré. On parlait aussi de vingt-trois officiers qui étaient venus accabler Dreyfus de leurs témoignages. Nous ignorons encore leurs inter- rogatoires, mais il est certain que tous ne l'avaient pas chargé; et il est à remarquer, en outre, que tous appartenaient aux bureaux de la guerre. C'est un procès de famille, on est là entre soi, et il faut s'en souvenir ; l'état-major a voulu le procès, l'a jugé, et il vient de le juger une seconde fois.
Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s'étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l'on comprend l'obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la con- damnation, on affirme aujourd'hui l'existence d'une pièce secrète, accablante, la pièce qu'on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon Dieu invisible et inconnaissable!
Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma puissance ! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est parlé d'un certain D... qui devient trop exigeant, quelque mari sans doute trouvant qu'on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la défense nationale, qu'on ne saurait produire sans que la guerre fût déclarée demain, non, non! c'est un mensonge! Et cela est d'autant plus odieux et cynique qu'ils mentent impunément sans qu'on puisse les en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs, en per- vertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.
Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment une erreur judiciaire a pu être commise; et les preuves morales , la situation de fortune de Dreyfus, l'absence de motifs, son continuel cri d'innocence, achèvent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de la chasse aux «sales juifs», qui déshonore notre époque.
Et nous arrivons à l'affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés, beaucoup de consciences restent troublées profondément, s'inquiètent, cherchent, finissent par se convaincre de l'innocence de Dreyfus.
Je ne ferai pas l'historique des doutes, puis de la conviction de M. Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouillait de son côté, il se passait des faits graves à l'état-major même. Le colonel Sandherr était mort, et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme chef du bureau des renseignements. Et c'est à ce titre, dans l'exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les mains une lettre-télégramme, adressée au commandant Esterhazy par un agent d'une puissance étrangère. Son devoir strict était d'ouvrir une enquête. La certitude est qu'il n'a jamais agi en dehors de la volonté de ses supérieurs. Il soumit donc ses soupçons à ses supérieurs hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre, puis le général Billot, qui avait succédé au général Mercier comme ministre de la guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a été tant parlé, n'a jamais été que le dossier Billot, j'entends le dossier fait par un subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister encore au ministère de la guerre. Les recherches durèrent de mai à septembre 1896, et ce qu'il faut affirmer bien haut, c'est que le général Gonse était convaincu de la culpabilité d'Esterhazy, c'est que le général de Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en doute que le fameux bordereau fût de l'écriture d'Esterhazy. L'enquête du lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette constatation certaine. Mais l'émoi était grand, car la condamnation d'Esterhazy entraînait inévitablement la révision du procès Dreyfus ; et c'était ce que l' état-major ne voulait à aucun prix.
Il dut y avoir là une minute psychologique pleine d'angoisse. Remarquez que le général Billot n'était compromis dans rien, il arrivait tout frais, il pouvait faire la vérité. Il n'osa pas, dans la terreur sans doute de l'opinion publique, certainement aussi dans la crainte de livrer tout l'état-major, le général de Boisdeffre, le général Gonse, sans compter les sous-ordres. Puis, cène fut là qu'une minute de combat entre sa conscience et ce qu'il croyait être l'intérêt militaire. Quand cette minute fut passée, il était déjà trop tard. Il s'était engagé, il était compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité n'a fait que grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il est aussi coupable que les autres, il est plus coupable qu'eux, car il a été le maître de faire justice, et il n'a rien fait. Comprenez-vous cela! voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose. Et ces gens-là dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu'ils aiment !
Le colonel Picquart avait rempli son devoir d'honnête homme. Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice. Il les suppliait même, il leur disait combien leurs délais étaient impolitiques devant le terrible orage qui s'amoncelait, qui devait éclater, lorsque la vérité serait connue. Ce fut, plus tard, le langage que M. Scheurer-Kestner tint également au général Billot, l'adjurant par patriotisme de prendre en main l'affaire, de ne pas la laisser s'aggraver, au point de devenir un désastre public. Non! le crime était commis, l'état- major ne pouvait plus avouer son crime. Et le lieutenant- colonel Picquart fut envoyé en mission, on l'éloigna de plus loin en plus loin, jusqu'en Tunisie, où l'on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d'une mission qui l'aurait fait sûrement massacrer, dans les parages où le marquis de Mores a trouvé la mort. Il n'était pas en disgrâce, le général Gonse entretenait avec lui une correspondance amicale. Seulement, il est des secrets qu'il ne fait pas bon d'avoir surpris.
A Paris, la vérité marchait, irrésistible, et l'on sait de quelle façon l'orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus dénonça le commandant Esterhazy comme le véritable auteur du bordereau, au moment où M. Scheurer-Kestner allait déposer, entre les mains du garde des sceaux, une demande en révision du procès. Et c'est ici que le commandant Esterhazy paraît. Des témoignages le montrent d'abord affolé, prêt au suicide ou à la fuite. Puis, tout d'un coup, il paye d'audace, il étonne Paris par la violence de son attitude. C'est que du secours lui était venu, il avait reçu une lettre anonyme l'avertissant des menées de ses ennemis, une dame mystérieuse s'était même dérangée de nuit pour lui remettre une pièce volée à l'état-major, qui devait le sauver. Et je ne puis m'empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel du Paty de Clam, en reconnaissant les expédients de son imagination fertile. Son œuvre, la culpabilité de Dreyfus, était en péril, et il a voulu sûrement défendre son œuvre. La révision du procès, mais c'était l'écroulement du roman-feuilleton si extravagant, si tragique, dont le dénouement abominable a lieu à l'île du Diable ! C'est ce qu'il ne pouvait permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu entre le lieutenant-colonel Picquart et le lieu- tenant-colonel du Paty de Clam, l'un le visage découvert, l'autre masqué. On les retrouvera prochainement tous deux devant la justice civile. Au fond, c'est toujours l'état-major qui se défend, qui ne veut pas avouer son crime, dont l'abomination grandit d'heure en heure.
On s'est demandé avec stupeur quels étaient les protecteurs du commandant Esterhazy. C'est d'abord, dans l'ombre, le lieutenant-colonel du Paty de Clam qui a tout machiné, qui a tout conduit. Sa main se trahit aux moyens saugrenus. Puis, c'est le général de Boisdeffre, c'est le général Gonse, c'est le général Billot lui-même, qui sont bien obligés de faire acquitter le commandant, puisqu'ils ne peuvent laisser reconnaître l'innocence de Dreyfus, sans que les bureaux de la guerre croulent sous le mépris public. Et le beau résultat de cette situation prodigieuse, c'est que l'honnête homme là-dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu'on bafouera et qu'on punira.
O justice, quelle affreuse désespérance serre le cœur ! On va jusqu'à dire que c'est lui le faussaire, qu'il a fabriqué la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu! pourquoi? dans quel but? Donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi est payé par les juifs? Le joli de l'histoire est qu'il était justement antisémite. Oui ! nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l'innocence, tandis qu'on frappe l'honneur même, un homme à la vie sans tache ! Quand une société en est là, elle tombe en décomposition.
Voilà donc, monsieur le Président, l'affaire Esterhazy : un coupable qu'il s'agissait d'innocenter. Depuis bientôt deux mois, nous pouvons suivre heure par heure la belle besogne. J'abrège, car ce n'est ici, en gros, que le résumé de l'histoire dont les brûlantes pages seront un jour écrites tout au long. Et nous avons donc vu le général de Pellieux, puis le commandant Ravary, conduire une enquête scélérate d'où les coquins sortent transfigurés et les honnêtes gens salis. Puis, on a convoqué le conseil de guerre.
Comment a-t-on pu espérer qu'un conseil de guerre déferait ce qu'un conseil de guerre avait fait?
Je ne parle même pas du choix toujours possible des juges. L'idée supérieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne suffit-elle à infirmer leur pouvoir même d'équité? Qui dit discipline dit obéissance. Lorsque le ministre de la guerre, le grand chef, a établi publiquement, aux acclamations de la représentation nationale, l'autorité absolue de la chose jugée, vous voulez qu'un conseil de guerre lui donne lin formel démenti? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le général Billot a suggestionné les juges par sa déclaration, et ils ont jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L'opinion préconçue qu'ils ont apportée sur leur siège est évidemment celle-ci : "Dreyfus a été condamné pour crime de trahison par un conseil de guerre ; il est donc coupable, et nous, conseil de guerre, nous ne pouvons le déclarer innocent ; or nous savons que reconnaître la culpabilité d'Esterhazy, ce serait proclamer l'innocence de Dreyfus". Rien ne pouvait les faire sortir de là.
Ils ont rendu une sentence inique qui à jamais pèsera sur nos conseils de guerre, qui entachera désormais de suspicion tous leurs arrêts. Le premier conseil de guerre a pu être inintelligent, le second est forcément criminel. Son excuse, je le répète, est que le chef suprême avait parlé, déclarant la chose jugée inattaquable, sainte et supérieure aux hommes, de sorte que des inférieurs ne pouvaient dire le contraire.
On nous parle de l'honneur de l'armée, on veut que nous l'aimions, que nous la respections. Ah ! certes, oui, l'armée qui se lèverait à la première menace, qui défendrait la terre française, elle est tout le peuple et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne s'agit pas d'elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre besoin de justice. Il s'agit du sabre, le maître qu'on nous donnera demain peut-être. Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non !
Je l'ai démontré d'autre part : l'affaire Dreyfus était l'affaire des bureaux de la guerre, un officier de l'état- major, dénoncé par ses camarades de l'état-major, condamné sous la pression des chefs de l'état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent, sans que tout l'état-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par des influences, n'ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Ah ! quel coup de balai le gouvernement républicain devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d'un patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler ?
Que de gens je connais qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse, en sachant dans quelles mains est la défense nationale ! et quel nid de basses intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile sacré, où se décide le sort de la patrie ! On s'épouvante devant le jour terrible que vient d'y jeter l'affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d'un malheureux, d'un «sale juif»! Ah ! tout ce qui s'est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d'inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d'État !
Et c'est un crime encore que de s'être appuyé sur la presse immonde, que de s'être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment, dans la défaite du droit et de la simple probité. C'est un crime d'avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent complot d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est un crime d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on a pervertie, jusqu'à la faire délirer. C'est un crime d'empoisonner les petits et les humbles, d'exaspérer les passions de réaction et d'intolérance, en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l'homme mourra, si elle n'en est pas guérie. C'est un crime que d'exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c'est un crime enfin que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l'œuvre prochaine de vérité et de justice.
Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues, quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus obscurcies! Je me doute de l'écroulement qui doit avoir lieu dans l'âme de M. Scheurer-Kestner, et je crois bien qu'il finira par éprouver un remords, celui de n'avoir pas agi révolutionnairement, le jour de l'interpellation au Sénat, en lâchant tout le paquet, pour tout jeter à bas. Il a été le grand honnête homme, l'homme de sa vie loyale, il a cru que la vérité se suffisait à elle-même, surtout lorsqu'elle lui apparaissait éclatante comme le plein jour. A quoi bon tout bouleverser, puisque bientôt le soleil allait luire ? Et c'est de cette sérénité confiante dont il est si cruellement puni. De même pour le lieutenant- colonel Picquart, qui, par un sentiment de haute dignité, n'a pas voulu publier les lettres du général Gonse. Ces scrupules l'honorent d'autant plus, que, pendant qu'il restait respectueux de la discipline, ses supérieurs le faisaient couvrir de boue, instruisaient eux-mêmes son procès, de la façon la plus inattendue et la plus outrageante. Il y a deux victimes, deux braves gens, deux cœurs simples, qui ont laissé faire Dieu, tandis que le diable agissait. Et l'on a même vu, pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble : un tribunal français, après avoir laissé le rapporteur charger publiquement un témoin, l'accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a été introduit pour s'expliquer et se défendre. Je dis que cela est un crime de plus et que ce crime soulèvera la conscience universelle. Décidément, les tribunaux militaires se font une singulière idée de la justice.
Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n'en avez pas moins un devoir d'homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n'est pas, d'ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche, et rien ne l'arrêtera. C'est d'aujourd'hui seulement que l'affaire commence, puisque aujourd'hui seulement les positions sont nettes : d'une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse ; de l'autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu'elle soit faite. Quand on enferme la vérité sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle d'explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l'on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.
Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.
J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.
J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle.
J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l'état-major compromis.
J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être rendus complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l'arche sainte, inattaquable.
J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.
J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d'avoir fait des rap- ports mensongers et frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une- maladie de la vue et du jugement.
J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse, particulièrement dans l'Éclair et dans l'Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.
J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commet- tant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable.
En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 3o et 3i de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose.
Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et que l'enquête ait lieu au grand jour !
J'attends.
Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond respect.
EMILE ZOLA