Paul Bourget (1852-1935), "Essais de psychologie contemporaine" (1883-1899), "L'Irréparable" (1884, 1901), "André Cornélis" (1887), "Le Disciple" (1889), "Un Coeur de femme" (1890), "Le Démon de midi" (1914) - Léon Bloy (1846-1917), "Le Désespéré" (1887),  "La Femme pauvre, épisode contemporain" (1897) - ...

Last update : 12/11/2016



Paul Bourget (1852-1935)

"Par-dessous l'existence intellectuelle et sentimentale dont nous avons conscience, et dont nous endossons la responsabilité, probablement illusoire, tout un domaine s'étend, obscur et changeant, qui est celui de notre vie inconsciente. Il se cache en nous une créature que nous ne connaissons pas, et dont nous ne savons jamais si elle n'est pas précisément le contraire de la créature que nous croyons être. De là dérivent ces volte-face singulières de conduite qui ont fourni prétexte à tant de déclamations des moralistes... " Oui, l'expérience quotidienne nous permet d'observer sur place la qualité de notre être....

Bourget est convaincu que son époque est livrée à la décomposition faute d'avoir conservé sa foi. Tous ses romans (L'Etape, 1902; L'Emigré, 1907; Le Démon de midi, 1914) font le récit des malheurs d'une génération qui a perdu ses valeurs. Bourget entre en littérature en exprimant, paradoxalement, son impuissance à écrire, les Baudelaire, les Renan ou les Taine l'ont empêché de vivre sa vie à lui en prônant "la même philosophie dégoûtée de l'universel néant". Ses "Essais de psychologie contemporaine" (1883-1899) trouvent de l'écho dans sa génération, et ses premiers romans comme "Cruelle Énigme" (1885) ou "Un crime d'amour" (1886) reflètent cet état d'esprit : "Notre moi nous échappe presque à nous-mêmes, sans cesse envahi par les ténèbres de l’inconscience, sans cesse à la veille de sombrer d’un naufrage irréparable dans les flux et les reflux de la morne et silencieuse marée des phénomènes dont il est un flot” .

Mais son nihilisme désabusé évolue au cours du temps : militant à l'Action française, il se lance dans la critique de la démocratisation et de l'égalitarisme, puis se convertit au catholicisme et tente à sa manière une synthèse entre le positivisme et l'idéalisme. 

 

Paul Bourget (1852-1935) voulait "du pathétique qui fasse penser", son oeuvre, nous dit-on, est un véritable playdoyer pour la tradition et l'ordre social, lui qui a reçu de son père le sens de la logique et de la précision scientifique qui s'affirmera sous l'influence de Taine, lui dont les premiers romans sont, quoiqu'on endise, de magistrales analyses psychologiques, lui qui entrera par la suite dans la voie du roman "moral", est parti du catholicisme en 1867 pour y revenir après 1901, et devenir, vous dit-on encore, le romancier des milieux catholiques et traditionnalistes. "Avant Bourget, écrit en 1900 Gustave Toldouze, avant cette guerre avec l'Allemagne, qui a creusé un fossé si profond entre les deux premiers tiers du XIXe siècle et le dernier tiers, les études classiques se terminaient d'une manière très nette par la classe de rhétorique, à tel point que beaucoup d'écoliers passaient leur baccalauréat sans suivre les cours de philosophie, se contentant d'en apprendre brièvement ce qu'il était nécessaire pour l'examen. C'était la rhétorique qui donnait la direction maitresse au cerveau de l'élève; c'est la rhétorique qui a influencé la plupart des écrivains contemporains comme Gustave Flaubert, Alphonse Daudet, Emile Zola, etc., etc., et qui est pour beaucoup dans la naissance de l'École naturaliste. Depuis la guerre, depuis l'influence très sensible de l'Allemagne dans notre enseignement comme dans notre armement, depuis la fameuse phrase décidant que c'était « le maître d'école » qui avait donné la victoire aux Allemands, la classe qui, chez nous, termine définitivement les études, celle qui fait de nos enfants des hommes, celle qui achève de mûrir leur cerveau, c'est la classe de philosophie. De là une tendance toute nouvelle que l'on remarque chez les jeunes écrivains de la génération neuve, bien différente de la génération précédente qui était plus rhétoricienne que philosophique.

Cette génération montante, si préoccupée des phénomènes psychologiques, si nourrie des philosophes allemands et anglais, Paul Bourget, encore écolier au moment de la guerre, mais qui se trouvait à la fin de ses classes et comme à cheval sur cette séparation tranchée entre les études d'autrefois et celles d'aujourd'hui, en a été le Vater, le Messie, avant d'en devenir le porte-drapeau et la manifestation la plus éclatante (...) Cette constatation, que pourra faire tout observateur zélé et sans parti pris, est même l'argument le plus irrésistible que l'on puisse opposer aux critiques très âpres qui ont été faites contre Paul Bourget, soit en incriminant ses intentions, soit en méconnaissant son but et la marche mathématique de son talent, soit en attribuant à des préoccupations étrangères à la seule conscience littéraire, au seul amour de la Vérité, l'étude précise et exacte de certains phénomènes morbides de la volonté, de certaines manifestations authentiques et nécessaires de l'âme humaine, de certains problèmes du cœur et de l'être féminins..." 

 

L'Irréparable (1884, modifié en 1901)

C'est une longue nouvelle plutôt qu'un roman proprement dit, cette "Étude de jeune fille" qui fut le début de Paul Bourget dans la littérature d'analyse sentimentale. Elle montra aussitôt quelles qualités d'observation, d'intuition et de pénétration pouvait déployer, - en étudiant les individualités évoluant autour de lui, - celui qui s'était révélé jusqu'alors surtout comme critique, en étudiant dans leurs œuvres les écrivains remarquables de son temps. Ce court roman suffit à mettre à part le jeune littérateur qui possédait une vision si aiguë et si originale de la vie elle-même, après avoir prouvé sa science critique et analytique à l'égard de ses contemporains, de ses maîtres, et à désigner en lui un futur rival de ces mêmes maîtres. Les premières pages du livre indiquent en même temps et le sujet du roman et la tournure d'esprit si particulière de l'écrivain, en plein mouvement Naturaliste, l'indice éclatant d'un talent neuf, personnel et différent...

LA MULTIPLICITE DU MOI.

... « 13 février 1883. — Bonne journée, de celles à marquer avec un caillou blanc, comme dit le poète ancien. Travail at home jusqu'à trois heures. Puis visite à M. H***. Conversation philosophique sur la complexité de la personne humaine. Le soir, chez M me V***. Appris le détail de l'histoire de Mlle Hurtrel. Transcription presque exacte de la même idée dans la vie réelle. Plaisir aigu d'intelligence à ces deux visions successives, l'une abstraite, l'autre concrète, d'un fait unique... » Feuilletant le memorandum de mes heures mortes, dans la solitude d'un hôtel gothique d'Oxford, j'y retrouve ces lignes mystérieuses et je me souviens du moindre détail de cet après-midi. J'entends encore la voix de M. R**. Je revois son beau regard errant de métaphysicien, le cabinet encombré de livres, et, par la fenêtre, les squelettes des arbres du Jardin des Plantes, dans le voisinage duquel habite le célèbre professeur. Autour de lui gisaient sur le tapis mal raccommodé les épreuves de son grand ouvrage : "De la dissociation des idées", où il a étudié les maladies de la volonté consécutives à celles de l'Intelligence. Trois gravures, accrochées à la partie de la muraille que les rayons noirs de la bibliothèque n'ont pas envahie, représentent Aristote, Léonard de Vinci et Spinoza... 

"Non, disait le savant, ses deux mains croisées sur sa poitrine, ses deux pieds allongés contre le feu et sa tête énorme secouée par un tic qui lui est habituel, - non, la personne humaine, la personne morale, celle dont nous disons moi, n'est pas plus simple que le corps lui-même. Par-dessous l'existence intellectuelle et sentimentale dont nous avons conscience, et dont nous en- dossons la responsabilité, probablement illusoire, tout un domaine s'étend, obscur et changeant, qui est celui de notre vie inconsciente. Il se cache en nous une créature que nous ne connaissons pas, et dont nous ne savons jamais si elle n'est pas précisément le contraire de la créature que nous croyons être. De là dérivent ces volte-face singulières de conduite qui ont fourni prétexte à tant de déclamations des moralistes... 

Nous dépensons notre activité à poursuivre un but dont nous imaginons que dépend notre bonheur, et, ce but atteint, nous nous apercevons que nous avons méconnu les véritables, les secrètes exigences de notre sensibilité. Que d'exemples de ces erreurs intimes fournirait l'histoire des conversions religieuses, si elle était étudiée par un psychologue!... Hé! Pourquoi remonter à ces témoignages de l'ordre mystique, lorsque l'expérience quotidienne nous permet d'observer sur place la qualité de notre être?... 

Nous tenons ici la formule de presque tous les drames secrets du mariage. La jeune fille se croit douée d'un certain caractère; elle organise à l'avance sa félicité d'après ce caractère. Elle se marie ou elle se laisse marier. Puis, cinq fois sur six, dans l'année qui suit, parfois dans la semaine, parfois dans les vingt-quatre heures, elle découvre qu'elle s'est trompée sur sa propre personne. Elle s'imaginait qu'elle aimerait son mari, elle le hait; qu'elle le haïrait, elle l'adore; - et ainsi du reste. Elle s'est réveillée comme d'un songe et transformée. Ou plutôt non, aucune magie n'a opéré sur elle. Tout simplement elle a découvert un moi mystérieux jusqu'alors, qui pensait et qui sentait en elle, - à son insu... 

Ah! mon cher enfant, quelle artiste en mystification que cette nature, si plaisamment qualifiée de bonne par l'ironique Montaigne!... » Quelques heures plus tard, - il n'y a que Paris pour fournira de pareils contrastes, - je regardais Mme V*** s'accouder sur les innombrables petits coussins brodés qui s'amoncellent dans le coin de son divan familier. Tout en blanc et si fine, elle jouait, en me parlant, avec un éventai] garni de plumes d'autruches blanches et frisées, et ses pieds, chaussés de bas de soie et de mules de couleur noire, faisaient une charmante opposition à la blancheur vaporeuse du reste de sa toilette. 

Avec sa voix musicale elle mo racontait la tragique aventure d'une de ses amies de jeunesse, bien cruellement punie de la faute de n'avoir pas vu clair dans son cœur, - commentaire mondain et mélancolique de la doctrine de mon Maître en psychologie sur la multiplicité du moi. C'est le détail de cette aventure que je m'amuse à transcrire, d'après mes notes d'alors, en complétant ces notes par quelques inductions personnelles, - mais à peine, - et sans dramatiser une histoire dont les grands événements furent des pensées : «Nous sommes faits, a dit Shakespeare, de la môme étoffe que nos rêves... »

 

Puis voici le portrait de l'héroïne qui, placée dans un milieu mondain et cosmopolite, a échappé au danger d'y voir s'effacer complètement son âme et sa physionomie, mais va courir à ce péril extrême d'où naîtra pour elle l'Irréparable...

 

NOÉMIE HURTREL.

Noémie Hurtrel avait échappé à cet effacement, mais pour devenir une créature d'exception, - ce qu'il est si dangereux d'être, surtout lorsque la grande fort une, en vous exemptant des menues attaches, vous permet de pousser jusqu'au bout l'originalité de votre personne. Toute différence trop marquée avec ceux qui vivent auprès de nous n'a-t-elle pas pour résultat certain de nous en faire des ennemis naturels?... Le premier effet de celle existence de voyages et de luxe effréné avait élé d'atrophier dans cette âme la puissance de l'attachement aux choses réelles. Elle s'était trouvée si comblée que rien ne lui était devenu précieux. Et puis, elle

n'avait pas grandi, comme il faut peut-être grandir pour que le cœur se développe tout entier, parmi les mêmes objets el les mêmes êtres, que nous aimons alors, pour peu que nous soyons capables d'aimer, parce que nos moindres souvenirs se rattachent à eux, et qu'une partie de nous y demeure unie nécessairement.

Les appartements somptueux, les décors des villes, les lignes des paysages, les figures des personnes avaient défilé devant ses yeux calmes d'enfant trop riche, à la manière d'une figuration d'opéra. Aucune impression directe et concrète n'avait donc été assez forte pour s'opposer en elle au développement de la faculté d'imaginer, et cette faculté avait surtout grandi par l'influence des livres. Comme elle connaissait très bien plusieurs langues et plusieurs pays, les occasions de connaître plusieurs littératures s'étaient offertes à elle, et elle les avait saisies avec l'avidité de lecture propre à la jeunesse, lorsqu'il n'y a pas un complet rapport entre les aliments d'émotion fournis par l'expérience quotidienne et les appétits de la sensibilité grandissante. 

Noémie s'était donc habituée peu à peu à substituer les excitations de la vie rêvée aux excitations de la vie vécue. C'est ainsi qu'elle avait tour à tour été l'héroïne de tous les romans qui tombaient dans ses mains spirituelles et à demi masculines. Et quels romans! Accoudée sur l'oreiller de son lit de jeune fille et ses beaux cheveux blonds tressés en une grosse natte, elle avait feuilleté tour à tour les œuvres de Balzac et de Spielhagen, "Monsieur de Camors" et "Cometh up as flower" confusément, sans jamais se placer au point de vue impersonnel qui seul établit la perspective des œuvres de celle sorte et permet de s'affranchir de leur ivresse en les comprenant. 

Elle avait agi de même avec les poètes, et, comme elle avait eu tout un printemps pour gouvernante la fille d'un professeur de Bonn, avec quelques philosophes. Elle avait souligné, de la pointe du crayon d'or qu'elle portait à l'extrémité d'une chaîne qui faisait bracelet autour de son poignet, un certain nombre de phrases de Schopenhauer et de Darwin, d'Herbert Spencer et de Hartmann. Il lui était arrivé d'aller chez sa couturière avec une Éthique dans sa voiture, et d'ouvrir au retour du bal l'Autobiographie de Stuart Mill, sans trop se douter qu'elle faisait là une action prodigieusement excentrique, tant l'habitude d'une vie arbitraire et improvisée l'emprisonnait dans l'étrangeté de sis caprices. Grâce à cette improvisation et à cette incohérence, il s'était accompli en elle un phénomène plus commun qu'on ne pense chez les personnes que les hasards de l'éducation conduisent trop toi à un éveil cérébral qui n'est pas proportionné à l'éveil sentimental. Elle cessa peu à peu de distinguer entre la créature qu'elle était réellement et la créature qu'elle s'imaginait ou qu'elle voulait être. Ajoutez à cela qu'elle avait fréquenté beaucoup d'hommes de plaisir. Ils affluaient chez la comtesse et dans toutes ses installations, attirés, un peu par la grâce de son accueil, un peu par ses facilités de maîtresse de maison. C'est à l'école de ces hommes, qui s'amusaient de son parler d'enfant spirituelle, que Noémie avait achevé de se former ses idées sur elle-même. Quand elle parut chez la princesse Wierschownia, ces idées étaient définitives. Elle se considérait comme blasée et croyait tout connaître du monde .....

Si elle s'était intéressée jusqu'à la passion aux sentiments de ses lectures, c'est qu'elle était tendre et romanesque au plus haut point. Elle se croyait misanthrope, parce qu'elle avait pris l'habitude, par affectation de supériorité, de toujours mêler une ironie moqueuse à ses jugements sur les caractères et sur les actions, et il n'y avait pas de plus généreuse nature, ni de plus étrangère à l'utile et déshonorante habitude de la défiance. Elle s'était persuadée qu'elle aimait le luxe et les succès de vanité, bien qu'avec le sang paternel elle eût hérité ce profond pouvoir de bonheur ou de malheur solitaire qui est le propre de la race anglaise. Mais c'était la vie, cette vie qui nous révèle à tous ce que nous aurions pu être, alors qu'il n'est plus temps de le redevenir, qui devait lui apprendre combien elle se trompait sur son propre coeur, et non pas celle société de femmes à demi hostiles et d'hommes à demi méprisants, qu'elle côtoyait sans la voir, dans la grâce de sa beauté blonde,  - toute pareille à une somnambule que la sécurité de son ignorance fait marcher, légère et droite, sur le bord d'un abîme..."

Une physionomie de Cannes, où s'est réfugiée Noémie Hurtrel, désabusée et souffrante ...

"Les journées qui suivirent l'installation dans cet asile d'hiver furent pour Noémie d'une douceur toute physique, et par suite irrésistible, qui la reposa, comme malgré elle, des semaines qu'elle venait de subir. Toutes les villes possèdent une sorte d'atmosphère morale qui flotte autour d'elles et qu'on respire sans bien en pouvoir analyser les éléments, de même qu'elles possèdent leur atmosphère matérielle où se combinent tant d'influences soit bienfaisantes, soit dangereuses. Cannes est une ville de malades et de malades anglais, c'est-à-dire qui veulent autour de leur agonie ou de leur convalescence cette solitude du home qui fait le premier besoin de tout Anglais. C'est pour correspondre à ce désir que les villas s'espacent le long de la côte, depuis la vieille cité qui masse sur la colline ses maisons serrées d'une physionomie presque italienne, jusqu'à la pointe de la Croisette, où les grands pins ondoient au bord de la mer bleue, en face des îles... La plupart d e ces villas sont entourées de jardins qui masquent au promeneur la vue de leur intimité. A de certaines heures, comme au moment où la fraîcheur du coucher du soleil rend l'air meurtrier pour les poitrines délicates, les passants se font rares dans les rues encore toutes claires. Et nul bruit n'arrive aux demeures closes, sinon, lorsqu'elles sont voisines de la mer, ce roulement des flots dont même la monotonie inarticulée semble destinée à endormir mieux celui qui va s'assoupir pour toujours.

A d'autres heures, c'est dans cette ville, silencieuse parfois comme le tombeau, des réveils heureux comme une espérance. Par les beaux matins, le ciel revêt les molles transparences d'un horizon italien ou grec. La ligne des montagnes neigeuses qui ferment le golfe se dessine toute blanche sur cet azur. Dans les creux des collines plus basses qui dévalent vers la nier en pente gracieuse, il semble que de la lumière violette traîne, emprisonnée. Sur une mer couleur de saphir, des voiles éblouissantes passent. Une douceur de vivre flotte dans l'air, qui nuance de rose des joues d'ordinaire trop pâles, et c'est une illusion de printemps qu'un nuage va dissiper. Mais justement, ces passages de caressante lumière et de frissonnante mélancolie, ce silence et cette solitude, relie gaieté du soleil et celle froideur de l'ombre, avec, leurs alternances soudaines, foui la poésie originale de ce coin de monde, - une oasis d'éternelle verdure si profondément apaisante pour un cœur qui saigne; et Mlle Hurtrel ressentait, sans le savoir, cet apaisement, au fond du petit salon qu'elle s'était approprié, asile que garnissait une moisson de fleurs aux parfums enveloppants : narcisses blancs et jaunes, roses blondes et roses, mimosas dorés, pâles violettes de Parme et sombres violettes russes. Elle commençait à connaître ce qui est le seul bienfait des douleurs à lancinations périodiques : elle apprenait à savourer, comme une jouissance, les insensibilités de l'intervalle des crises, ces anéantissements de l'âme épuisée qui n'a plus assez de force vitale pour suffire à des attaques nouvelles de son mal.

Connue ces dames étaient arrivées très tard dans la saison, elles n'avaient pu louer qu'une villa d'assez médiocre apparence, qui se trouve tout â fait la dernière sur la pointe de la Croisette, au delà de cette romanesque el mystérieuse villa des Dunes, laquelle avait, cette année-là, pour hôtesse, une malade impériale. Mais cette villa solitaire de la comtesse Hurtrel et de sa fille portait au fronton de son entrée un nom délicieux, qui avait, dès le premier jour, enchanté Noémie. 

Dans ce pays béni de la Provence, qui est véritablement un jardin d'hiver aux portes de l'Italie, la prodigalité des belles fleurs séduit d'abord les malades, et. il en résulte, ou bien qu'ils choisissent eux-mêmes pour désigner leur dernier gîte l'emblème de ces dernières fleurs qu'ils respireront, ou encore que les spéculateurs de terrains, devenus idylliques par calcul, se conforment à ce goût en parant, eux aussi, du souvenir de ces charmantes fleurs les maisons qu'ils veulent louer. Aussi toutes les demeures de Cannes s'appellent-elles, qui la villa des Lis, qui des Mimosas, qui des Bruyères, qui des Anthémys, qui des Roses, et qui des Muguets. Celle où la comtesse habitait avait nom villa des Cytises, à cause de l'abondance, dans le jardin, de ces frêles arbustes que le peuple a si joliment baptisés : des pluies d'or. Et malgré la distance, comme Noémie, grâce à ses forces revenues, paraissait moins sombre, et que Mme Hurtrel avait retrouvé beaucoup de ses amis, le salon de cette villa au nom sauvage fut bientôt peuplé de visiteurs. Le five o'clock tea de la comtesse devint une occasion de rendez-vous pour beaucoup d'oisifs de cette plage, qui faisaient, eux aussi, partie de la vaste table d'hôte européenne : véritables grands seigneurs en quête de distractions, demi-aventuriers de la haute vie en quête de hasards, diplomates en disponibilité, vieillards millionnaires qui finissaient de mourir au soleil. Tous ces visiteurs se rencontraient aux Cytises deux ou trois fois par semaine à la fin des après-midi, et la comtesse causait avec chacun d'eux de petites nouvelles de l'aristocratie d'élégance de tous les pays, et Noémie offrait les tasses de thé, souriante et sans trop d'efforts. Les retours de la crise se faisaient moins fréquents, un rien de couleur reparaissait sur la pâleur blonde de son visage, et, comme l'hiver fut, cette année- là, d'une douceur exceptionnelle, peut-être la convalescence de cette âme serait-elle achevée par la convalescence complète de ce corps délicat, si un des habitués de la villa n'avait présenté à ces dames un jeune noble anglais d'une singularité d'aspect et d'esprit tout à fait exceptionnelle, lequel, au bout de quelques visites, exerça sur la pensée delà jeune fille une influence extraordinaire...."

 

Paul Bourget, "André Cornélis" (1887)

"On pourrait sous-intituler ce drame passionnant l'Hamlet moderne; c'est l'étude, l'analyse et la découverte d'un crime, en employant la méthode scientifique et contemporaine d'investigation psychologique : l'auteur, dans sa dédicace à Hippolyte Taine, l'appelle « un roman d'analyse exécuté avec les données actuelles de la science de l'esprit ».

L'histoire est tragique. Un fils, tout enfant, apprend la mort subite de son père trouvé assassiné. Tout un travail se fait dans son esprit, le poussant au naturel et instinctif désir de vengeance, à la recherche de l'assassin pour le punir, car la justice n'a pas su le retrouver. Puis sa mère, jeune veuve, se remarie et André Cornélis éprouve une singulière répulsion pour son beau-père, M. Termonde. Des lettres de son père, retrouvées dans un coffret après la mort d'une tante, éveillent une lueur dans son âme : et si son beau-père était l'assassin? Il s'assure d'abord que sa mère est innocente de toute complicité. De déduction en déductions, il en arrive à penser que son beau-père a pu avoir un complice, mais s'affermit dans la persuasion qu'il est coupable. De là l'idée de le soumettre à des épreuves successives, de provoquer en lui le remords, d'arriver à le troubler; il découvre enfin que M. Termonde a un frère, qui est un véritable bandit, et que c'est ce dernier qui a commis le crime, mais pour le compte de Termonde. Il accule enfin son beau-père à l'aveu suprême et le tue, dans un accès de fureur vengeresse. André Cornélis rédige lui-même cette confession, et raconte l'épouvantable malheur, avec des phrases de pardon qui dégagent tout d'abord sa mère du poids du crime commis.

 

LA MORT DE MON PÈRE.

"Me souvenir? — J'ai l'impression d'avoir, durant des années, gravi un calvaire de douleur! Mais quel fut mon premier pas sur ce chemin tout mouillé de taches de sang? Par où prendre cette histoire du lent martyre dont je subis aujourd'hui les affres dernières? Je ne sais plus. — Les sentiments ressemblent à ces plages mangées de lagunes qui ne laissent pas deviner où commence, où finit la mer, vague pays, sables noyés d'eau, ligne incertaine et changeante d'une côte sans cesse reformée et déformée. Cela n'a pas de bornes et pas de contours. On dessine pourtant ces contrées sur la carte, et nos sentiments aussi, nous les dessinons après coup, par la réflexion et avec de l'analyse. Mais la réalité, qu'elle est flottante et mouvante! Comme elle échappe à l'étreinte! Énigme des énigmes que la minute exacte où une plaie s'ouvre dans le cœur, — une de ces plaies qui ne se sont pas refermées dans le mien. — Afin de tout simplifier et de ne pas sombrer dans cette douloureuse torpeur de la rêverie qui m'envahit comme un opium, attaquons cette histoire parles événements. Marquons du moins le fait précis qui fut la cause première et déterminante de tout le reste : cette mort de mon père, si tragique et si mystérieuse. Essayons de retrouver la sorte d'émotion qui me terrassa, dès lors, sans y rien mêler de ce que j'ai compris et senti depuis...

J'avais neuf ans. C'était en 1864, au mois de juin, par une brûlante et claire fin d'après-midi. Comme d'ordinaire, je travaillais dans ma chambre, au retour du lycée Bonaparte, toutes persiennes closes. Nous habitions rue Tronchet, auprès de la Madeleine, dans la septième maison à gauche, en venant de l'église. On accédait à cette petite pièce, coquettement meublée et toute bleue, où j'ai passé les dernières journées complètement heureuses de ma vie, par trois marches cirées sur lesquelles j'ai buté bien souvent. Tout se précise : j'étais vêtu d'un grand sarrau noir, et, assis à ma table, je recopiais les temps d'un verbe latin sur une copie réglée à l'avance et divisée en plusieurs compartiments... J'entendis soudain un grand cri, puis des voix affolées, puis des pas rapides le long du couloir contre lequel donnait la porte de ma chambre. D'instinct, je me précipitai vers cette porte, et, dans le corridor, je me heurtai à un valet de chambre qui courait, tout pâle, une pile de linge à la main, — j'en compris l'usage ensuite. — Je n'eus pas à questionner cet homme. Il m'eut à peine vu qu'il s'écria comme malgré lui :

— « Ah ! Monsieur André, quel affreux malheur!...» Puis, épouvanté de ses paroles et reprenant son esprit :

— « Rentrez dans votre chambre, rentrez vite... » Avant que j'eusse pu répondre, il me saisissait dans ses bras, me jetait plutôt qu'il ne me déposait sur les marches de mon escalier, refermait la porte à double tour, et je l'entendais s'éloigner en toute hâte.

— « Non, » m'écriai-je en me précipitant sur la porte : « dites-moi tout, je veux tout savoir... »

Pas de réponse. Je pesai sur la serrure, je frappai le battant de mes poings, je m'arc-boutai contre le bois avec mon épaule. Vaines colères ! Et, m'asseyant sur la seconde marche, j'écoutai, fou d'inquiétude, aller et venir dans le couloir les gens qui savaient, eux, « l'affreux! malheur », — mais que savaient-ils? Tout enfant que je fusse, je me rendais compte de la terrible signification que le cri du domestique portait avec lui, dans les circonstances actuelles. Il y avait deux jours que mon père était sorti, suivant son habitude, après le déjeuner, pour se rendre à son cabinet d'affaires, installé depuis quatre ans rue de la Victoire. Il avait été soucieux durant le repas, mais, depuis des mois, son humeur, si gaie jadis, s'était assombrie. Au moment de cette sortie, nous étions à table, ma mère, moi-même et un des familiers de notre maison, un M. Jacques Termonde, que mon père avait connu à l'École de Droit. Mon père s'était levé avant la fin du repas, après avoir regardé la pendule et demandé l'heure exacte.

— « Voyons, Cornélis, vous êtes si pressé? » avait dit Termonde.

— « Oui, » avait répondu mon père, « j'ai rendez- vous avec un client qui se trouve souffrant,... un étranger... Je dois passer à son hôtel pour y prendre des pièces importantes... Un singulier homme et que je ne suis pas fâché de voir de plus près... J'ai fait pour lui quelques démarches, cl je suis presque tenté de les regretter. »

Et depuis lors, aucune nouvelle. Le soir de ce jour, quand le dîner, reculé de quart d'heure en quart d'heure, eut eu lieu sans que mon père rentrât, lui, si méticuleux, si ponctuel, ma mère commença de montrer une inquiétude qui ne fit que grandir, et qu'elle put d'autant moins me cacher que les dernières phrases de l'absent vibraient encore dans mes oreilles. C'était chose si rare qu'il parlât ainsi de ses occupations! La nuit passa, puis une matinée, puis une après-midi. La soirée revint. Ma mère et moi, nous nous retrouvâmes en tète- à-tète, assis à la table carrée où le couvert, tout dressé devant la chaise vide, donnait comme un corps à notre épouvante. M. Jacques Termonde, qu'elle avait prévenu par une lettre, était arrivé après le repas. On m'avait renvoyé tout de suite, mais non sans que j'eusse eu le temps de remarquer l'extraordinaire éclat des yeux de cet homme, — des yeux bleus qui d'habitude luisaient froidement dans ce visage fin, encadré de cheveux blonds et d'une barbe presque pâle. Les enfants ramassent ainsi de menus détails, aussitôt effacés, mais qui réapparaissent plus tard, au contact de la vie, comme certaines encres invisibles se montrent sur le papier à l'approche du feu. Tandis que j'insistais pour rester, machinalement j'observai avec quelle agitation ses belles mains, qu'il tenait derrière son dos, tournaient et retournaient une canne de jonc, objet de mes plus secrètes envies. Si je n'avais pas tant admiré cette canne, et le combat de centaures, travail de la Renaissance, qui se tordait sur le pommeau d'argent, ce signe d'extrême trouble m'eût échappé. .Mais comment M. Termonde n'eût-il pas été saisi de la disparition de son meilleur ami? Sa voix cependant était calme, cette voix si douce qui veloutait chacune de ces phrases, et il disait :

— « Demain, je ferai toutes les recherches, si Cornélis n'est pas revenu.... mais il reviendra... Tout s'expliquera après coup... Qu'il soit parti pour l'affaire dont il vous parlait, confiant une lettre à un commissionnaire, et que cette lettre n'ait pas été remise... »

— « Ah! » disait ma mère, « vous croyez que c'est possible?... »

Que j'ai souvent évoqué ce dialogue dans mes mauvaises heures, et revu la pièce où il se prononçait, — un étroit salon qu'affectionnait ma mère, tout garni d'étoffes à longues raies rouges et blanches, jaunes et noires, que mon père avait rapportées d'un voyage au Maroc, et je la revoyais, elle aussi, ma mère, avec ses cheveux noirs, ses yeux bruns, sa bouche tremblante. Elle était blanche comme la robe d'été qu'elle portait ce soir-là. M. Termonde était, lui, en redingote ajustée, élégant et svelte. Que cela me fait sourire lorsqu'on parle des pressentiments ! Je m'en allai tout rassuré de ce qu'il avait dit. Je l'admirais d'une manière si enfantine, et, jusque-là, il ne représentait pour moi que des gâteries. J'avais donc assisté aux deux classes du lycée, le cœur sinon tranquille, au moins plus apaisé... Mais, tandis que j'étais assis sur les marches de mon petit escalier, toutes mes inquiétudes avaient recommencé. De temps à autre, je frappais de nouveau sur la porte, j'appelais. On ne me répondait pas, jusqu'au moment où la bonne qui m'avait élevé entra dans ma chambre.

— « Mon père? » m'écriais-je, « où est mon père?»

— « Pauvre! pauvre!... » fit la vieille femme en me prenant dans ses bras.

On l'avait chargée de m'annoncer l'atroce nouvelle. Les forces lui manquaient. Je m'échappai d'elle et courus dans le couloir. J'enfilai deux pièces vides et j'arrivai dans la chambre à coucher de mon père, avant qu'on pût m 'arrêter. Ah ! sur le lit, ce corps dont le drap moulait la rigidité, sur l'oreiller cette face exsangue. immobile, avec ses yeux fixes et grands ouverts, comme de quelqu'un à qui l'on n'a pas fermé les paupières, cette mentonnière blanche et cette serviette autour du front, et, au pied, agenouillée, écrasée de douleur, une femme encore vêtue de couleurs gaies,... c'était mon père et c'était ma mère ! Je me jetai sur elle comme un insensé. « .Mon fils, mon André! » dit-elle en m'étreignant avec passion. Il y avait dans ce cri une si ardente douleur, une si frénétique tendresse dans cet embrassement, son cœur était si gros de larmes dans cette minute, que j'ai encore chaud jusqu'au fond de l'âme, lorsque j'y pense. Puis, tout de suite, elle m'emporta hors de la chambre, pour que je ne visse plus le spectacle horrible. Ses forces étaient décuplées par l'exaltation. « Dieu me punit! Dieu me punit!... » répétait- elle sans prendre garde aux paroles qu'elle prononçait.

— Elle avait toujours eu des moments de piété mystique.

— Et elle couvrait mon visage, mon cou, mes cheveux, de baisers et de larmes. — Pour la sincérité de ces larmes à cette seconde, que toutes nos souffrances, celles du mort et les miennes, te soient, pauvre mère, pardonnées ! Vois-tu, même aux plus noires heures, et quand le fantôme était là, qui m'appelait, du moins ta douleur d'alors a plaidé pour toi plus haut que sa plainte. J'ai pu croire en toi toujours, malgré tout, à cause des baisers de cette seconde. Oui, ces larmes et ces baisers ne cachèrent pas une arrière-pensée. Ton cœur tout entier se révolta contre la terrible aventure qui me privait de mon père. J'en jure par nos sanglots unis de cette seconde, tu n'étais pour rien dans l'affreux complot. Ah ! pardonne-moi d'avoir, encore aujourd'hui, besoin de m'affirmer cela, de redoubler cette évidence. Si tu savais comme on a soif et faim de certitude, quelquefois, — jusqu'à l'agonie."

 

LES LETTRES - Les pages suivantes ont trait à la manière dont tombent entre ses mains les fameuses lettres qui vont lui ouvrir les yeux et lui donner les premiers soupçons sur le criminel.

 

"Je vis plusieurs paquets enveloppés minutieusement de papier. J'en pris un et je pus lire : « Lettres de Justin... » et le chiffre de l'année; même inscription sur le deuxième, sur le troisième, sur le quatrième. C'était toute la correspondance de mon père que ma tante conservait ainsi, avec la religion qu'elle mettait à ne laisser se perdre, ni se détériorer un seul des objets ayant appartenu à celui qui avait été la plus profonde tendresse de sa vie. Pourquoi ne m'avait-elle jamais parlé de ce trésor-ci, plus précieux pour moi que tous les autres? Je me posai cette question en refermant le coffret. Puis, je me dis qu'elle avait sans doute voulu ne se séparer de ces lettres qu'à la dernière minute. Je remontai dans ces pensées. 

Dès la porte, je rencontrai ses yeux. Ils exprimaient une impatience et une anxiété dévorantes. A peine eut-elle la petite cassette sur son lit qu'elle l'ouvrit, saisit un paquet de lettres, pins un autre, finit par en garder un seul, remit ceux qu'elle avait retirés, donna un tour de clef et me fit signe de porter le coffret sur la commode. Tandis que j'exécutais cet ordre et que j'écartais les petits bibelots dont cette commode était encombrée, je vis la malade, dans la glace posée devant moi. Elle s'était, par un effort suprême, retournée aux trois quarts, et, de sa main libre, elle essayait de lancer le paquet de lettres, qu'elle avait nus à part des autres, dans la cheminée placée à la droite de son lit, du côté du chevet, à un mètre seulement. Mais elle put à peine se soulever, son élan fut trop faible el le petit paquet de lettres roula par terre. J'accourus vers elle, afin de lui remettre la tète sur les oreillers et le corps au milieu du lit, el alors, avec sou bras impuissant, elle recommença de faire son grand geste triste, crispant sur le drap ses doigts amaigris, et de nouvelles larmes coulèrent de ses pauvres yeux. 

— Ah! comme j'ai honte de ce que je vais écrire ici!... Je l'écrirai pourtant, car je me suis juré d'être vrai jusqu'à cette faute, jusqu'à une pire encore! — Je n'avais pas eu de peine à comprendre ce qui s'était passé dans l'esprit de la malade. Évidemment, le petit paquet, tombé sur le tapis, entre le garde-feu et la table de nuit, contenait des lettres qu'elle désirait détruire pour toujours, afin que je ne les lusse pas. Elle aurait pu brûler depuis longtemps ces feuilles dont elle redoutait pour moi la fatale influence. Je comprenais qu'elle eût reculé d'année en année, de jour en jour peut-être, moi qui savais de quel culte idolâtre elle entourait les moindres objets ayant appartenu à mon père. Ne l'avais-je pas vue conserver le buvard dont il se servait quand il venait à Compiègne, avec les enveloppes et le papier qui s'y trouvaient lors de sa dernière visite? 

Oui, elle avait dû attendre, attendre encore, avant de se séparer à jamais de ces chères et dangereuses lettres. Puis la maladie l'avait surprise, et, tout de suite, elle avait ressenti l'angoisse que ce paquet demeurât en ma possession. Je me rendis compte qu'une défiance, déraisonnable, celle de ses derniers moments, l'avait empêchée de demander le coffret à Jean ou à Julie. C'était là, je le compris à cette minute même, le secret de l'impatience avec laquelle la pauvre femme avait désiré mon arrivée, le secret aussi du trouble où je l'avais vue. Et maintenant ses forces l'avaient trahie. Elle avait tenté vainement de jeter les lettres dans le feu, ce feu dont elle entendait le crépitement sans pouvoir se soulever ni même regarder la flamme tant désirée. Toutes ces inductions qui se présentèrent d'un coup à ma pensée ont pris forme plus tard. Sur le moment, elles se fondirent en un immense mouvement de pitié devant l'excès de la souffrance de la malheureuse femme.

- « Ne vous tourmentez pas, chère tante, » lui dis-je, en ramenant la couverture jusqu'à ses épaules; «je vais brûler ces lettres. -

Elle leva des yeux remplis d'une supplication anxieuse.

Je lui fermai les paupières avec mes lèvres, et je me baissai pour prendre le petit paquet Sur le papier qui lui servait d'enveloppe, je lus distinctement cette date : « 1864. — Lettres de Justin. » 1864! c'était la dernière année de la vie de mon père! Je le sens, ce que je fis à ce moment-là fut infâme; les suprêmes volontés des mourants sont chose sacrée. Je ne devais pas, non, je ne devais pas tromper celle qui était là, sur le point de me quitter pour toujours, et dont j'entendais le souffle devenir plus rapide à cette seconde. — Ce fut un passage tourbillonnant d'idées plus fortes que moi... Si ma tante Louise tenait passionnément, follement, à ce que ces lettres fussent brûlées, c'est qu'elles pouvaient me mettre sur la voie de la vengeance... Des lettres de la dernière année de mon père, et dont elle ne m'avait jamais parlé, à moi!... Je ne raisonnai pas. Je n'hésitai pas. J'aperçus dans un éclair cette possibilité d'apprendre... Quoi? Je ne savais pas, mais d'apprendre... 

Au lieu de jeter le paquet de ces Iettres dans le feu, je le lançai à côté sous un fauteuil et revins me pencher sur la malade, et, d'une voix que je tentai de faire assurée et calme, je lui dis que son désir était accompli, et que les lettres brûlaient. Elle me prit la main et la baisa. Comme celle caresse me fit mal! Je m'assis à côté de son lit en cachant ma tète dans les draps pour que ses yeux ne rencontrassent pas les miens. Hélas! je n'eus pas longtemps à craindre son regard. A midi, son agitation recommença. Le prêtre vint, à deux heures, lui donner les sacrements. Elle eut une nouvelle attaque vers le soir qui lui enleva toute connaissance et elle mourut dans la nuit... Chère morte, ce mensonge que je t'ai fait ainsi, à la dernière heure, nie le pardonneras-lu? En voulant que je ne lusse jamais ces lettres fatales, qui ont commencé d'éclairer le passé d'une si terrible lumière, tu espérais m'épargner des soupçons qui t'avaient torturée toi-même. Sur ton lit de mort, tu ne pensais qu'à mon bonheur. Me pardonneras-tu d'avoir rendu vaine cette prévoyance de ton agonie? Il faut que je te parle, quoique je ne sache pas si tu peux me voir aujourd'hui ou m'entendre, ou seulement sentir l'émotion qui va du plus intime de moi vers ta mémoire, douce morte. Vois : j'ai tant de honte de t'avoir menti, quand tu ne songeais, toi, qu'à m'être bonne, si bonne, si bonne qu'aucune créature humaine n'a jamais été meilleure pour une autre. Il faut que je te dise cela, tendre femme, qu'ils ont ensevelie parmi des draperies blanches, comme il convenait à ton être si pur. De toi, du moins, je n'ai jamais douté. En pensant à toi, je n'ai pas une amertume, sinon de ne t'avoir pas assez chérie quand tu vivais, sinon d'avoir trahi le dernier vœu qu'ait formé ton âme. Je crois te voir avec tes yeux qui disaient que dans ton cœur il n'y avait pas une tache ; mais que de blessures!... 

Tu viens à moi, et. tu me pardonnes, et de ta main tu caresses ma joue, triste, si triste caresse que tu m'as donnée, avant de t'en aller dans ces ténèbres où les mains ne peuvent plus s'étreindre, ni les larmes se mêler. Si la mort n'était pas venue sur toi trop vite, si j'avais obéi à ton suprême désir, tu aurais emporté sous la terre le secret de tes doutes les plus douloureux. Pauvre fantôme, tu ne me blâmes plus maintenant, n'est-ce pas, d'avoir voulu savoir? Tu ne me blâmes plus d'avoir souffert? Il existe, pesant sur nous, une destinée qui veut que la clarté se fasse sur la nuit du crime, que la justice reprenne son droit et que le vengeur arrive.

Par quels chemins? Cette puissance le sait, et elle emploie à son œuvre de réparation des armes bien étranges. Il était dit, sœur pieuse de mon père, que ton culte fidèle pour cette chère mémoire aboutirait à réveiller en moi la volonté qui s'endormait. Ame dévouée. Ame inquiète, ne me reproche pas les tourments que je me suis donnés, le dévouement tragique dans lequel j'ai abîmé ma jeunesse. Et repose, repose!... Que la paix descende sur le tombeau où vous dormez votre sommeil ensemble, mon père et toi, dans ce cimetière de Compiègne qui me recevra un jour, moi aussi. Dire que ce jour pourrait être demain !..."

 

L'EPREUVE - Au retour d'une visite à M. Massol, le juge d'instruction, autrefois chargé d'instruire l'affaire, il rend compte à M. Termonde de sa conversation avec le juge, et étudie le visage de son beau-père, afin de surprendre ses émotions secrètes.

 

— « M. Massol et moi, » repris-je, « nous nous sommes aussi demandé quelle vie pouvait bien mener ce complice de Troppmann ou encore ce Rochdale, que nous n'avons pas renoncé à retrouver, ni lui ni moi... Car M. Massol a eu bien soin, avant de quitter son cabinet, de faire un acte interruptif de la prescription, et nous avons des années devant nous pour chercher... Ces criminels dorment-ils en paix? Sont-ils punis, même dans leur sécurité momentanée, par l'appréhension du danger, par le remords?... Ce serait une ironie singulière s'ils étaient à présent de bons et tranquilles bourgeois, fumant leur cigare comme vous et moi, amoureux, aimés?... Est-ce cpie vous croyez au remords, vous? »

— « Oui, j'y crois, » répondit-il.

Était-ce le contraste entre la légèreté affectée de mon discours et le sérieux avec lequel il avait parlé qui me fit paraître sa voix grave et profonde? Mais non, je me trompais, car il avait supporté sans un frisson la nouvelle que la prescription du crime avait été interrompue, — nouvelle effrayante pour lui s'il était mêlé au meurtre, et il ajouta d'un ton paisible, — ne retenant de ma question que son côté philosophique.

— « Et M. Massol, lui, croit-il au remords?... »

— « M. Massol, » fis-je, « est un cynique. Il a vu trop de vilaines histoires. Il dit que c'est là une question d'estomac et d'éducation religieuse; Il prétend qu'un homme qui digérerait à merveille, et à qui, tout enfant, on n'aurait jamais parlé de l'enfer, pourrait voler et tuer du matin au soir, sans jamais connaître d'autres remords que la crainte des gendarmes... Cette question de l'autre vie, on ne sait pas quel rôle elle joue dans la solitude, prétend ce sceptique, et je crois qu'il a raison, car bien souvent je me mets, sans raison, la nuit, à penser à la mort, moi qui ne crois plus à grand'chose, et j'ai peur... Oui, j'ai peur... Et vous, » continuai-je, « croyez-vous à un autre monde?... »

— « Oui, » dit-il... Et cette fois je crus bien discerner une altération dans sa voix.

— « Et à la justice de Dieu? » insistai-je.

— « A sa justice et sa miséricorde, » répondit-il avec un accent singulier.

— « Étrange justice, » m'écriai-je, « qui, pouvant tout, attendrait pour punir! C'est ce que ma pauvre tante me disait toujours, quand je lui parlais de venger mon père : « Laisse à Dieu le soin de punir... » Eh bien, » ajoutai-je, « si je tenais l'assassin, si je l'avais là devant moi, si j'étais sûr... Non, je n'attendrais pas l'heure de cette justice de Dieu... »

Je m'étais levé en prononçant ces paroles, en proie à une involontaire exaltation dont je sentis aussitôt l'enfantillage. M. Termonde s'était, lui, penché de nouveau sur le feu; il avait repris les pincettes. Il ne répliqua rien à ma sortie. Avait-il vraiment, comme je l'avais cru pendant une seconde, ressenti un peu de trouble à m'entend re parler de cet inévitable et redoutable lendemain du tombeau, dont j'ai si peur, moi, aujourd'hui que j'ai du sang sur mes mains ? Je n'en pus rien savoir. Son profil était, comme tout à l'heure, impassible et triste. L'agitation de ses mains, qui me rappelait tant le geste avec lequel il tournait et retournait sa canne de jonc, tandis que ma mère lui annonçait la disparition de mon père, autrefois, oui, l'agitation de ses mains était extrême, mais tout à l'heure elles tisonnaient avec une fièvre pareille. Le silence s'était abattu entre nous subitement; mais que de silences semblables nous avions traversés, à chaque tête-à- tête!... 

Et puis, contre l'explosion de ma douleur et de ma haine d'orphelin, qu'avait-il à dire ou à faire? Innocent ou coupable, il devait également se taire, et il se taisait. Un découragement immense me saisit. Dans cette minute, j'aurais souhaité avoir à mon service les instruments de torture du moyen âge, les chevalets, les fers rouges, le plomb fondu, de quoi arracher leur secret aux bouches les mieux fermées. Stérile et impuissante fureur! 

Mon beau-père avait regardé la pendule; il s'était levé à son tour, et il me disait, : « Veux- tu que je te mette quelque part sur ma route? J'ai demandé la voiture pour trois heures, j'ai rendez-vous au cercle à la demie afin de nous entendre sur une élection qui aura lieu demain... » 

J'avais devant moi, au lieu du criminel terrassé que j'avais rêvé, un homme du monde en train de penser à ses devoirs de club. Je déclinai son offre presque en balbutiant. Il me reconduisit jusque dans le hall avec un sourire... 

Pourquoi donc, un quart d'heure plus tard, lorsque nous nous croisâmes sur le quai, par hasard, moi m'en retournant à pied, lui dans son coupé... — oui, pourquoi son visage me sembla-t-il si bouleversé, si tragique, si sombre? 

Il ne me vit pas. Il était dans le coin. Sa face se détachait, toute terreuse, sur le fond de cuir vert... Ses yeux regardaient... où et quoi?... C'était une vision de détresse qui passait devant moi, tellement différente de la physionomie souriante de tout à l'heure, qu'elle me lit soudain me redresser avec une émotion extraordinaire et me dire, comme épouvanté de mon succès : « Aurais-je touché juste? »

 

LA SUPRÊME EXPLICATION - Il sait la vérité ; il vient de l'arracher, dans une scène où il a joué sa vie, au meurtrier, au frère de M. Termonde, et il accable son beau père sous celle révélation inattendue...

 

"Il était quatre heures de l'après-midi, le lendemain, lorsque je me présentai à l'hôtel du boulevard de La- tour-Maubourg. Je savais que, selon toute probabilité, ma mère serait sortie pour quelques visites. Je pensais aussi que mon beau-père ne se serait pas senti mieux à la suite de la course matinale qu'il avait faite la veille, jusqu'au Grand-Hôtel. J'espérais donc le trouver au logis, peut-être couché. 

Ma mère, en effet, n'était pas là, et il était, lui, resté à la maison. Il se tenait dans ce cabinet de travail au plafond revêtu de sombres voussures de bois, aux murs garnis de cuir de Cordoue, couleur de feuille morte et d'or, où nous avions eu notre première explication. Celle que je venais provoquer était d'une autre importance, et cependant j'étais moins ému cette fois-ci que l'autre. La certitude enfin possédée me procurait un calme singulier, au point que je me souviens d'avoir pu causer une minute avec le valet de pied qui m'introduisait et qui avait un enfant malade. Je me rappelle aussi que je remarquai pour la première fois, à travers une des fenêtres de l'escalier, un long et fumeux tuyau d'usine dressé, depuis cet hiver sans doute, par delà le petit jardin. La liberté de mon esprit était donc intacte — il faut bien que je le reconnaisse pour être sincère jusqu'au bout — à la minute où je pénétrai dans la vaste pièce. 

J'aperçus aussitôt mon beau-père qui, plongé dans un grand fauteuil au coin de la cheminée dont la trappe était baissée, coupait les pages d'un livre nouveau, avec un poignard à lame large, courte et forte. Il avait rapporté ce couteau d'Espagne, comme beaucoup d'autres armes qui traînaient un peu partout dans les diverses pièces où il habitait. Je comprenais maintenant à quel ordre d'idées se rattachait cette singulière manie. Il était habillé comme pour sortir, mais le caractère altéré de sa physionomie témoignait de l'intensité de la crise qu'il avait subie et qui pesait encore sur tout son être. 

Probablement mon visage, à moi, exprimait une résolution extraordinaire, car je reconnus à ses yeux, dès que nos regards se furent rencontrés, qu'il venait de lire jusqu'au fond de ma pensée. Il me dit néanmoins un: « C'est toi, André, comme tu es aimable d'être venu... » qui me prouva, une fois de plus, le degré de son empire sur lui-même, et il me tendit une main que je ne pris pas. Cet étrange refus opposé à son geste d'accueil, le silence que je gardai pendant les premières minutes, la contraction de mes traits sans doute et mes yeux menaçants, achevèrent de l'éclairer sur la disposition d'esprit dans laquelle je venais à lui. Tranquillement, il posa, sur la grande table qui tenait le milieu de la chambre, et son livre et le couteau espagnol dont il venait de se servir. Il se leva, s'adossa au marbre de la cheminée, et, croisant les bras, me regarda de cet air altier qu'il savait prendre, et dont il m'avait humilié tant de fois, durant ma jeunesse. 

Je fus le premier à rompre le silence; je lui dis, répondant à sa phrase gracieuse sur un ton de rudesse et le regardant, moi aussi, bien en face:

— « Le temps des mensonges est passé... Vous avez deviné que je sais tout?... »

Il fronça le sourcil comme cela lui arrivait quand il était en proie à une colère qu'il lui fallait dompter; ses yeux soutinrent les miens avec une invincible fierté.

— « Je ne te comprends pas..., » me répondit-il simplement.

— « Vous ne me comprenez pas?... » répliquai-je. « Soit. Je vais éclaircir vos idées... .. Ma voix tremblait eu prononçant ces mots, car mon sang-froid commençait de s'en aller. La veille et dans ma conversation avec le frère, j'avais pu voir à plein l'infâme bassesse d'un drôle et d'un lâche. Tout au contraire, mon ennemi d'à présent, plus scélérat que l'autre cependant, trouvait le moyen de garder une espèce de supériorité morale, même à cette heure terrible où il sentait bien que son forfait allait se dresser devant lui. Oui, cet homme était un criminel, mais de grande race et sans vilenie. L'orgueil allumait ses flammes hardies sur ce front chargé de sinistres pensées, où la peur n'apparaissait point, non plus que le repentir. Dans ses yeux, tout semblables à ceux de son frère, résidait une résolution farouche. Je sentis qu'il se défendrait jusqu'au bout. Il ne se rendrait qu'à l'évidence, et cette force d'âme déployée dans un pareil moment avait pour résultat de m'exaspérer. Le sang me montait à la tète et mon cœur battait plus vite, tandis que je continuais :

— « Permettez-moi de reprendre les choses d'un peu haut... En 1864, il y avait à Paris un homme qui aimait la femme de son ami le plus intime... Quoique cet ami fût bien confiant, bien noble, bien facile à duper, il s'aperçut de cet amour, et il commença d'en souffrir. Il devint jaloux, quoiqu'il ne doutât point de la pureté du cœur de sa femme... jaloux comme on est quand on aime trop... L'homme qui lui portait ainsi ombrage s'aperçut de cette jalousie. Il comprit que la maison allait lui être fermée. Il savait, lui, de son côté, cpie la femme dont il était amoureux ne s'abaisserait jamais jusqu'à prendre un amant... Et voici le plan qu'il osa concevoir: il avait un frère, quelque part, au loin, un infâme qui passait pour mort, couvert d'ailleurs des pires hontes, voleur, faussaire et déserteur. Il s'avisa cpie ce frère était un instrument tout trouvé pour se débarrasser de l'ami qui gênait sa passion... Il fit venir le misérable, secrètement. Il lui donna rendez-vous dans un des coins les plus déserts de Paris, — sur le trottoir d'une rue qui touche au Jardin des Plantes, et la nuit... Vous voyez que je suis bien renseigné... Comment il s'y prit pour déterminer l'ancien voleur à jouer le rôle de bravo, il n'est pas difficile de l'imaginer... Quelques mois après, le mari était assassiné dans un guet-apens par ce frère qui échappait à la justice. L'ami félon épousait celle qu'il aimait, presque aussitôt... C'est aujourd'hui un homme du monde, riche, honoré, à qui sa pure et sainte femme a voué un culte de tendresse et de respect... Commencez-vous à comprendre maintenant?... »

— « Pas davantage,... » répondit-il avec ce même visage impassible. — 

Il avait raison de ne pas faiblir. Ce que je venais de lui dire pouvait n'être qu'une tentative pour lui arracher son secret en feignant de tout savoir. Déjà, cependant, le détail sur l'endroit où il avait donné le premier rendez-vous à son frère l'avait fait tressaillir. C'était à cette place qu'il fallait frapper. et vite.

— « Le lâche assassin, » continuai-je, « oui, le lâche, puisqu'il n'avait pas osé accomplir son crime lui-même, avait bien calculé toutes les circonstances du meurtre... Il avait compté sans quelques petits accidents, par exemple que son frère garderait les trois lettres reçues, les deux premières à New- York, la dernière à Liverpool, et qui contenaient les instructions relatives aux étapes de ce voyage clandestin. Il n'avait pas compté non plus que le fils de sa victime grandirait, qu'il deviendrait un homme, qu'il concevrait des soupçons sur les causes véritables de la mort de son père et qu'il arriverait à se procurer la preuve accablante du ténébreux complot... — Allons, à bas les masques ! » ajoutai-je brutalement ; « Monsieur Jacques Termonde, c'est vous qui avez fait tuer mon malheureux père par votre frère Edouard... J'ai entre mes mains les lettres que vous lui avez écrites en janvier 1864 pour le faire venir en Europe sous le faux nom d'abord de Rochester, puis de Rochdale... Ce n'est pas la peine déjouer l'indigné ou l'étonné avec moi... La comédie est finie... »

Il était devenu affreusement pâle. Ses bras cependant restaient croisés et son audacieux regard ne faiblissait pas. Il fit une dernière tentative pour parer le coup droit que je venais de lui porter, et il eut l'énergie de me dire: 

- « Combien ce misérable Edouard t'a-t-il demandé d'argent pour te vendre ce faux, fabriqué par lui afin de se venger de mes refus d'argent? »

— « Taisez-vous donc, » lui dis-je plus brutalement encore, « c'est à moi que vous osez parler ainsi, à moi !... Mais est-ce que j'avais besoin de ces lettres pour tout apprendre? Est-ce que depuis des semaines nous ne savons pas tous deux, moi que vous avez commis le crime, et vous que j'ai deviné que vous l'avez commis?... Ce qui me manquait, c'était la preuve écrite, indiscutable, indéniable, celle que l'on peut livrer à un magistrat... Des refus d'argent?... Mais vous alliez lui en donner, de l'argent, à votre frère! Seulement, vous vous êtes défié. Vous avez voulu attendre le jour de son départ... Vous ne soupçonniez pas que je fusse sur cette piste... Voulez-vous cpie je vous dise quand vous l'avez vu pour la dernière fois?... Hier, vous êtes sorti à dix heures du matin... Vous avez changé de fiacre une première fois place de la Concorde, une seconde fois au Palais-Royal... Vous êtes allé au Grand-Hôtel... Vous avez demandé si M. Stanbury était dans sa chambre. Et quelques heures après, j'y étais, moi, dans cette même chambre. Combien Edouard Termonde m'a demandé pour me vendre les lettres?... Mais je les lui ai arrachées, le pistolet au poing, après une lutte où j'ai failli être tué... Vous voyez bien que vous ne pouvez plus me tromper, et que ce n'est plus la peine de nier... »

Je crus qu'il allait tomber mort devant moi. Son visage se décomposait à mesure que j'allais, accumulant les faits précis, traquant son mensonge comme on traque une bête chassée et lui prouvant que son frère s'était défendu, à sa manière, comme il se défendait lui-même. Il prit sa tête dans ses mains, tandis que j'achevais de parler, afin de comprimer les affolantes pensées qui l'envahissaient. Puis, me regardant de nouveau, mais cette fois avec des yeux où résidait un infini désespoir, il me dit, sans me tutoyer cette fois, précisément la phrase que m'avait dite son frère, mais avec quel autre visage, quel autre accent, quelle autre douleur!

— « Cette heure aussi devait venir... Que voulez-vous de moi, maintenant?... »

— « Que vous vous fassiez justice, » répondis-je... « Vous avez vingt-quatre heures devant vous... Si demain, à pareil moment, vous ne vous êtes pas tué, je livre les lettres à ma mère... »

Toutes sortes de sentiments se peignirent sur cette face livide, pendant que je lui jetais ce tragique ultimatum avec une voix raffermie et qui n'admettait plus de discussion. J'étais debout, appuyé contre la grande table. Il s'avança vers moi, avec une espèce de délire dans ses prunelles qui cherchaient les miennes.

— « Non, » s'écria-t-il, « non, André, pas encore!... Pitié, André, pitié !... Vois, je suis condamné, je n'en ai pas pour six mois à vivre... Ta vengeance, tu n'as pris eu besoin de t'en charger... Va, si j'ai commis une action terrible, crois-tu que je n'en ai pas été puni?... Mais, regarde-moi, je meurs de cet effroyable secret... C'est fini. Mes jours sont comptés. Ce peu qui me reste, ah! laisse-le-moi!... Comprends-le bien, je n'ai pas peur de mourir. Mais me tuer, m'en aller en léguant cette douleur à celle que tu aimes comme moi... C'est vrai que j'ai osé, pour la conquérir, un crime atroce ; mais, depuis, est-ce qu'il s'est écoulé une heure, une minute, réponds, où je n'aie eu pour but son bonheur?... Et tu veux que je la quitte ainsi, que je lui inflige ce supplice de penser que, pouvant vieillir auprès d'elle, j'ai préféré partir, l'abandonner avant le temps?... Non, André, cette dernière année, ah ! laisse-la moi!... Laisse-la-nous !... Puisque je te dis que je suis perdu, que je le sais, que les médecins ne nie l'ont pas caché!... Dans quelques mois, fixe une date... Si la maladie ne m'a pas emporté, alors tu reviendras... Mais je serai mort... Elle me pleurera, sans l'horreur de cette idée que j'aie devancé mon heure, elle si pieuse ! Tu seras là pour la consoler, pour l'aimer seul... Pitié pour elle, si ce n'es! pour moi!... Vois, je n'ai plus de fierté avec toi. je te supplie en son nom. au nom de son cœur dont tu connais la tendresse... Tu l'aimes, je le sais. Je l'ai bien deviné, que tu lui cachais tes soupçons pour lui épargner une douleur... Je te le dis encore une fois: ma vie est un enfer, et je te la donnerais avec délice pour expier ce que j'ai fait. Mais elle, André, mais elle, ta mère, et qui n'a jamais, jamais nourri une pensée qui ne fût noblesse et pureté, non, ne lui impose pas cette torture... »

— « Des mots, des mots, » répondis-je, remué malgré moi jusqu'au fond de l'âme par l'explosion de cette souffrance où j'étais bien forcé de reconnaître un accent sincère ; « c'est parce que ma mère est noble et pure que je ne veux pas qu'elle soit un jour de plus la femme d'un assassin... Vous vous tuerez, ou elle saura tout... »

— « Ose-le donc ! » répliqua-t-il, rendu soudain à l'orgueil naturel de son caractère par la férocité de ma réponse, « ose-le donc!... Oui, elle est ma femme. Oui, elle m'aime. Va lui parler et l'assassiner toi-même avec cette parole... Tu le vois bien... Tu pâlis à cette seule pensée... Je t'ai bien laissé vivre, moi, à cause d'elle, et crois-tu que je ne te haïsse pas autant que tu me hais?... Je t'ai respecté pourtant, parce que tu lui étais cher, et il faudra bien que tu fasses de même avec moi; entends-tu, il le faudra bien... »

C'était lui qui commandait maintenant, lui qui menaçait. Comme il avait lu dans mon âme pour se tenir devant moi dans une attitude semblable!... Et la passion se déchaînait en moi, furieuse. J'apercevais la vérité de ma situation. Cet homme avait aimé ma mère assez follement pour l'acheter au prix du meurtre de son plus intime ami, et il l'aimait assez profondément, après tant d'années, pour ne pas vouloir perdre un seul des jours qu'il pouvait encore passer auprès d'elle. Et c'était vrai aussi, que je ne trouverais jamais en moi l'énergie de révéler ce mystère affreux à la pauvre femme. Je me sentis soudain exalté par la colère, au point de perdre tout empire sur ma frénésie intérieure ..."

 

Le Disciple (1889)

La publication de ce roman provoqua des polémiques où s'affrontèrent les défenseurs de la liberté intellectuelle, avec à leur tête Anatole France ("Il ne saurait y avoir pour la pensée une pire domination que celle des moeurs"), et les partisans de la tradition représentés par Brunetière ("Toutes les fois qu’une doctrine aboutira, par voie de conséquence logique, à mettre en question les principes sur lesquels repose la société, elle sera fausse, n’en faites pas de doute"). Bourget dénonce dans ce roman d'éducation la responsabilité du maître à penser, s’en prend à la science moderne qui s’est substituée à la religion sans fournir de morale : en 1885, le philosophe Adrien Sixte reçoit la visite d’un jeune homme de vingt ans, Robert Greslou, qui lui a soumis un manuscrit d’une impressionnante qualité. Puis Robert Greslou part en Auvergne occuper un poste de précepteur chez le marquis de Jussat-Randon. Deux ans plus tard, la fille du marquis meurt empoisonnée. Greslou est accusé du meurtre et Sixte est convoqué chez le juge qui se demande dans quelle mesure l’influence du philosophe a pu détruire le sens moral de son disciple. 

 

"Mes hérédités.

« Aussi loin que je remonte en arrière dans mon passé, je constate que ma faculté dominante, celle qui s'est trouvée présente à travers toutes les crises de ma vie, petites ou grandes, comme elle se retrouve présente aujourd'hui, a été la faculté, j'entends le pouvoir et le besoin du dédoublement. Il y a toujours eu en moi deux personnes distinctes : une qui allait, venait, agissait, sentait, et une autre qui regardait la première aller, venir, agir, sentir, avec une impassible curiosité. A l'heure actuelle et tout en sachant que je suis là en prison, accusé d'un crime capital, perdu d'honneur et aussi accablé de tristesse, que c'est bien moi, Robert Greslou, né à Clermont le 5 septembre 1865..., et non pas un autre, - je pense à cette situation comme à un spectacle auquel je demeure étranger. 

Même est-il juste de dire je? Non, évidemment. Car mon véritable moi n'est, à proprement parler, ni celui qui souffre ni celui qui regarde. Il est composé des deux, et j'ai eu de cette dualité une perception très nette, bien «pie je ne fusse pas capable alors de comprendre cette disposition psychologique exagérée jusqu'à l'anomalie, dès mon enfance, - cette enfance que je veux évoquer d'abord en essayant de tout abolir de l'heure présente et avec l'impartialité d'un historien désintéressé.

« Mes premiers souvenirs me représentent cette ville de Clermont-Ferrand, et dans cette ville une maison qui donnait sur une promenade aujourd'hui bien changée par la récente construction de l'école d'artillerie : le cours Sablon. La maison était bâtie, comme toutes celles de la ville, en pierre de Volvic, une pierre grisâtre dans sa nouveauté, puis noirâtre, qui donne aux rues tortueuses une physionomie de cité du moyen âge. Mon père, que j'ai perdu tout jeune, était d'origine lorraine. Il occupait à Clermont la place d'ingénieur des ponts et chaussées. C'était un homme chétif, de santé faible, avec un visage à la barbe rare, empreint d'une sérénité mélancolique et qui m'attendrit quand j'y songe, après des années. Je le revois dans son cabinet de travail, par les fenêtres duquel s'apercevait la plaine immense de la Limagne avec la gracieuse éminence du puy de Crouël tout auprès, et au loin la ligne sombre des montagnes du Forez. La gare était voisine de notre maison, et le sifflement des trains arrivait sans cesse jusqu'à ce cabinet paisible. J'étais sur le tapis, au coin du feu, à jouer sans bruit, et cet appel strident produisait dès lors sur mes nerfs une étrange impression de mystère, d'éloignement, d'une fuite de l'heure et de la vie. Mon père traçait à la craie sur un tableau noir des signes énigmatiques, figures de géométrie ou formules d'algèbre, avec cette netteté dans la ligne des courbes ou les lettres des polynômes qui révélait l'habituelle méthode de son être intime D'autres fois, il écrivait, debout, à une table d'architecte qu'il préférait à son bureau, - table composée simplement d'une large planche en bois blanc placée sur deux tréteaux. Les grands livres de mathématiques rangés avec minutie dans la bibliothèque, les figures froides des savants dont les portraits gravés en taille-douce et sous verre étaient les seuls objets d'art dont se décorassent les murs, la pend le qui représentait un globe du monde, deux cartes astronomiques pendues au-dessus du bureau, et. sur ce bureau, la règle à calculs avec ses chiffres et son coulant de cuivre, les équerres, les compas, la règle plate en forme de T, j'évoque à mon gré les moindres détails où tout n'était que pensée, et ces images m'aident à comprendre comment dès ma lointaine enfance le rêve d'une existence purement idéale et contemplative s'élabora en moi, favorisé sans doute par l'hérédité. 

Mes réflexions postérieures m'ont fait reconnaître dans plusieurs traits de mon caractère le résultat, transmis sous forme instinctive, de l'existence en études abstraites menée par mon père. J'ai constamment éprouvé, par exemple, une horreur singulière pour l'action, si faible fût-elle, au point que de faire une simple visite me causait autrefois un battement de cœur, que les plus légers exercices physiques m'étaient intolérables, que d'entrer en lutte ouverte avec une autre personne, même pour discuter mes idées les plus chères, m'apparaît, encore aujourd'hui, chose presque impossible. Cette horreur d'agir s'explique par l'excès du travail cérébral qui, trop poussé, isole l'homme au milieu des réalités. Il les supporte mal, parce qu'il n'est pas habituellement en contact avec elles. Je le sens bien, cette difficulté d'adaptation au fait me vient de ce pauvre prie; de lui aussi cette faculté de généraliser, qui est la puissance, mais en même temps la manie de ma pensée; et c'est son œuvre encore qu'une prédominance morbide du système nerveux qui a rendu ma volonté si folle à de certaines heures. 

Mon père, qui devait mourir très jeune, n'avait jamais été robuste. Il avait dû, à l'âge de la croissance, subir cette épreuve de la préparation à l'École polytechnique, meurtrière aux meilleures santés. Avec ses épaules étroites, avec ses membres appauvris par les longues séances de méditations sédentaires, ce savant aux mains transparentes semblait avoir dans les veines, au lieu des rouges globules d'un sang généreux, un peu de la poussière de cette craie qu'il a tant maniée. Il ne m'a pas légué des muscles capables de contre-balancer l'excitabilité de mes nerfs, en sorte que je lui dois, avec cette faculté d'abstraction qui me rend la moindre activité difficile, une espèce d'effrénée intempérance du désir. Chaque fois que j'ai souhaité ardemment, il m'a été impossible de réprimer cette convoitise. 

C'est une hypothèse qui m'est souvent venue lorsque je m'analysais moi-même, que les natures abstraites sont plus incapables que les autres de résister à la passion, lorsque cette passion s'éveille, peut-être parce que le rapport quotidien entre L'action et la pensée est brisé en elles. Les fanatiques en seraient la preuve la plus éclatante. J'ai vu ainsi mon père, d'habitude extrêmement patient et doux, s'emporter en des colères d'une violence folle qui le faisaient presque s'évanouir. Sur ce point aussi, je suis bien son fils, et à travers lui le descendant d'un grand- père peu équilibré, sorte d'homme de génie primitif, demi-paysan parvenu à force d'inventions mécaniques à une demi-fortune d'ingénieur civil, puis ruiné par des procès. De ce côté-là de ma race, il y a toujours eu un élément dangereux, quelque chose de déchaîné par instants, à côté d'une intellectualité constante. 

J'ai considéré jadis comme un état supérieur cette double nature : laideur possible de la passion jointe à cette énergie continue de pensée abstraite. J'ai eu pour rêve d'être à la fois fiévreux et lucide, le sujet et l'objet, comme disent les Allemands, de mon analyse, le sujet qui s'étudie lui-même et trouve dans celte étude un moyen d'exaltation à la fois et de développement scientifique. Hélas! Où cette chimère m'a-t-elle mené? Mais ce n'est pas l'heure de parler des effets, nous n'en sommes encore qu'aux causes.

« Parmi les circonstances qui agirent sur moi durant mon enfance, je crois que voici une des plus importantes : chaque dimanche matin, et aussitôt que je pus lire, ma mère commença de m'emmener avec elle à la messe. Cette messe se célébrait à huit heures dans l'église des Capucins, assez nouvellement bâtie sur un boulevard planté de platanes, qui monte du cours Sablon à la place du Taureau, en longeant le jardin des Plantes. A la porte de cette église se tenait assise,  devant une boutique volante, une marchande de gâteaux, appelée la mère Girard, que je connaissais bien, pour lui acheter au printemps de petits bâtons auxquels quatre on cinq cerises pendaient, attachées par du fil blanc. C'était les premiers de ces fruits que je mangeasse dans la saison. Cette friandise aigre et fraîche fut une des sensualités de ces jours d'enfance, et c'aurait pu devenir, pour quelqu'un qui m'eût observé, l'occasion de signaler en moi cette frénésie du désir dont je vous parlais. J'avais presque la fièvre quand je m'acheminais vers cette boutique. Ce n'était pas la seule raison qui me fît préférer cette église des Capucins. avec son architecture très simple, aux cryptes souterraines de Notre-Dame-du-Port et aux voûtes de la cathédrale soutenues par de si élégantes colonnes à faisceaux. Chez les Capucins, le chœur était fermé. Durant les offices, d'invisibles bouches chantaient, derrière les grilles, dos cantiques qui remuaient étrangement mon imagination d'enfant. Ils me semblaient venir de si loin, comme d'un abîme ou d'un tombeau. Je regardais ma mère prier à côté de moi avec l'ardeur contenue qui se manifeste dans ses moindres actions, et je songeais que mon père n'était pas là, qu'il n'entrait jamais à l'église. Ma tête d'enfant se tourmentait de cette absence au point que j'avais un jour demandé :

- « Pourquoi papa ne vient-il pas à la messe avec nous? »

" Avec mes veux inquisiteurs d'enfant, je n'avais pas eu de peine à démêler l'embarras où ma question jetait ma mère. Elle s'en lira pourtant avec une réponse analogue à des centaines d'autres que m'ont faites depuis ses lèvres de femme essentiellement éprise de principes fixes el d'obéissance :

- « Il va à une autre messe, à son heure; et puis, je t'ai déjà dit que les enfants ne doivent jamais demander pourquoi leurs parents font telle ou telle chose... »

« Toute la différence d'âme qui nous a séparés, ma mère et moi, tenait déjà dans cette phrase qu'elle prononçait par un froid matin d'hiver, en revenant sous les arbres du cours Sablon. Je vois encore sa pèlerine, ses mains dans son manchon de vison doublé de soie brune d'où sortait à moitié son livre, et la sincérité de son visage même dans son pieux mensonge, et tandis qu'elle disait : "il ne faut jamais demander pourquoi...", je vois ses yeux qui, tant de fois depuis lors, m'ont regardé d'un regard qui ne me comprenait pas, et, dès cette époque, elle ne soupçonnait en rien ma nature d'enfant méditatif pour lequel penser c'était déjà se demander toujours et à propos de toutes choses : Pourquoi?... Oui, pourquoi ma mère m'avait-elle trompé? Car je savais que mon père n'allait à aucune espèce d'office. Et pourquoi n'y allait-il pas?... Tandis que le graves et tristes accents des moines cachés entonnaient les répons de la messe, je me perdais dans celle question. 

Je savais, sans bien apprécier les motifs de cette supériorité, que mon père comptait parmi les premiers de la ville. Que de fois, à la promenade, étions-nous, lui et moi, arrêtés par quelque ami, qui, tapotant ma joue, me disait : « Hé bien, nous deviendrons un grand savant, comme le père?... » Quand ma mère prenait son avis, c'était pour l'écouter avec la soumission d'un instinctif respect. Elle trouvait donc naturel qu'il n'accomplit pas certaines actions qui, pour nous, étaient obligatoires. Nous n'avions pas les mêmes devoirs, lui et nous. Cette idée ne se formulait pas dès lors dans mon cerveau d'enfant avec cette netteté, mais elle y déposait le germe de ce qui allait être plus tard une des convictions de ma jeunesse, à savoir que les mêmes règles ne gouvernent pas les hommes très intelligents et les autres. Ce fut là, dans cette petite église, et docilement penché sur mon paroissien, que le grand principe de ma vie a pris naissance : - ne pas considérer comme une loi, pour nous autres qui pensons, ce qui est et doit être une loi pour ceux qui ne pensent pas; - de même que j'ai reçu de mes conversations avec mon père, à ce même âge, durant nos promenades, le premier germe de ma vue scientifique du monde.

« La campagne autour de Clermont est merveilleuse, et quoique je sois, au rebours du poète, un homme pour qui le monde extérieur existe très peu, j'ai gardé à jamais au fond de ma mémoire l'image des horizons qui ont entouré ces promenades. Tandis que la ville d'un côté regarde vers la plaine de la Limagne, elle s'adosse de l'autre aux derniers contreforts de la chaîne des Dômes. L'échancrure des cratères éteints, la boursouflure des éruptions calmées, les coulées de lave refroidie donnent aux lignes de ces montagnes volcaniques une ressemblance avec les paysages que le télescope découvre dans ce cadavre de planète qui est la lune. C'est donc, là-bas, un sauvage et grandiose souvenir des plus terribles convulsions du globe, et, ici, la plus jolie rusticité de chemins pierreux entre des vignes, de ruisseaux murmurant sous des saules et parmi des châtaigniers. 

Les grands bonheurs de mon enfance ont consisté dans d'interminables vagabondages avec mon père dans tous les sentiers qui vont ainsi du puy de Crouël à Gergovie, de Royat à Durtol, de Beaumont à Gravenoire. Rien qu'à écrire ces noms, ma mémoire rajeunit mon cœur. Me revoici le petit garçon qu'un portrait conservé me montre avec ses longs cheveux, avec ses jambes serrées dans des guêtres de drap, qui chemine en tenant la main de son père. D'où lui venait ce goût des champs, à lui, le savant mathématicien, l'homme de cabinet et de réflexion abstraite? J'y ai souvent songé depuis, et je crois avoir découvert à son occasion une loi peu connue du développement des esprits : nos goûts de jeunesse persistent même quand nous nous sommes développés dans un sens contraire à eux, et nous continuons de les pratiquer, en les justifiant par des raisons intellectuelles qui les excluraient. 

- Je m'explique. Mon père aimait la campagne naturellement parce qu'il avait été élevé dans un village, que tout petit il avait passé des journées entières au bord des ruisseaux, parmi les insectes et les fleurs. Au lieu de s'abandonner à ces goûts d'une manière simple, il y mélangeait ses préoccupations actuelles de savant. Il ne se serait point pardonné d'aller dans la montagne sans y étudier la formation du terrain; de regarder une fleur sans en déterminer les caractères et sans en découvrir le nom; de ramasser un insecte sans se rappeler sa famille et ses mœurs. Grâce à la rigueur de sa méthode en tout travail, il était arrivé ainsi à une connaissance très complète de la contrée ; et, quand nous marchions ensemble, cette connaissance faisait la matière unique de notre entretien. Le paysage des montagnes lui devenait un prétexte pour m'expliquer les révolutions de la terre. Il passait de là, sans efforts, avec une clarté de parole qui me rendait de telles idées perceptibles, à l'hypothèse de Laplace sur la nébuleuse, el j'apercevais distinctement en imagination les protubérances planétaires s'échappant du noyau enflammé, de ce torride soleil en rotation. Le ciel de la nuit, par les beaux mois d'été, devenait une espèce de carte qu'il déchiffrait pour mes yeux de dix ans, et où je distinguais l'Étoile polaire, les sept étoiles du Chariot, Véga de la Lyre, Sirius, tous ces univers inaccessibles et formidables dont la science connaît le volume, la position et jusqu'aux métaux. Il en était de même des fleurs qu'il me dressait à ranger dans un herbier, des cailloux que je cassais sous sa direction avec un petit marteau en fer, des insectes que je nourrissais ou que je piquais, suivant les cas. Bien avant que l'on ne pratiquât dans les collèges les leçons de choses, mon père appliquait à mon éducation première sa grande maxime : « Ne rien rencontrer que l'on ne s'en rende compte scientifiquement », conciliant ainsi la paysannerie de ses premières impressions avec la précision acquise dans ses études mathématiques. J'attribue à cet enseignement le précoce esprit d'analyse qui se développa en moi dès cette première adolescence, et qui se serait sans doute tourné vers les études positives, si mon père avait vécu. Mais il ne devait pas achever cette éducation entreprise d'après un plan raisonné dont j'ai retrouvé la trace dans ses papiers. Justement au cours d'une de ses promenades, et durant une des plus chaudes journées dans l'été de ma dixième année, nous fûmes surpris, lui et moi, par un orage qui nous mouilla l'un et l'autre jusqu'aux os. Pendant le temps que nous mimes à revenir avec nos vêtements ainsi trempés, mon père eut-il froid? Le soir il se plaignit d un frisson. Deux jours après, une fluxion de poitrine se déclarait, et la semaine suivante il était mort...."

 

Paul Bourget, en prêtant à son personnage, Robert Greslou, une faculté de dédoublement - "Il y a toujours eu en moi deux personnes distinctes, une qui allait, venait, agissait, sentait, et une autre qui regardait la première aller, venir, agir, sentir, avec une impassible curiosité -, révèle le déterminisme, peut-être trop rigoureux, sans doute trop parfait, de ses analyses psychologiques ...

 

"Le travail par lequel une émotion s'élabore en nous et finit par se résoudre dans une idée reste si obscur que cette idée est parfois précisément le contraire de ce que le raisonnement simple aurait prévu. N 'eût-il pas été naturel, par exemple, que l'antipathie admirative soulevée en moi par la rencontre du comte André aboutît soit à une répulsion déclarée, soit à une admiration définitive? Dans le premier cas, j'eusse dû me rejeter davantage vers la Science, et, dans l'autre, souhaiter une moralité plus active, une virilité plus pratique dans mes actes? Oui, j 'eusse dû. Mais le naturel de chacun, c'est sa nature. La mienne voulait que, par une métamorphose dont je vous ai marqué de mon mieux les degrés, l'antipathie admirative pour le comte devînt chez moi un principe de critique à mon propre égard, que cette critique enfantât une théorie un peu nouvelle de la vie, que cette théorie réveillât ma disposition native aux curiosités passionnelles, que le tout se fondît en une nostalgie des expériences sentimentales et que, juste à ce moment, une jeune fille se rencontrât dans mon intimité, dont la seule présence aurait suffi pour provoquer le désir de lui plaire chez tout jeune homme de mon âge. Mais j 'étais trop intellectuel pour que ce désir naquît dans mon cœur sans avoir traversé ma tête. Du moins, si j'ai subi le charme de grâce et de délicatesse qui émanait de cette enfant de vingt ans, je l'ai subi en croyant que je raisonnais. Il y a des heures où je me demande s'il en a été ainsi, où toute mon histoire m'apparaît comme plus simple, où je me dis : "j'ai tout bonnement été amoureux de Charlotte, parce qu'elle était jolie, fine, tendre, et que j'étais jeune ; puis je me suis donné des prétextes de cerveau parce que j'étais un orgueilleux d'idées qui ne voulait pas avoir aimé comme un autre." Quel soulagement quand je parviens à me parler de la sorte! Je peux me plaindre moi-même, au lieu de me faire horreur, comme cela m'arrive lorsque je me rappelle ce que j'ai pensé alors, cette froide résolution caressée dans mon esprit, consignée dans mes cahiers, vérifiée, hélas ! dans les événements, la résolution de séduire cette enfant sans l'aimer, par pure curiosité de psychologue, pour le plaisir d'agir, de manier une âme vivante, moi aussi, d'y contempler à même et directement ce mécanisme des passions jusque-là étudié dans les livres, pour la vanité d'enrichir mon intelligence d'une expérience nouvelle. Mais oui, c'est bien ce que j'ai voulu, et je ne pouvais pas ne pas le vouloir, dressé comme j'étais par ces hérédités, par cette éducation que je vous ai dites, transplanté dans le milieu nouveau où me jetait le hasard, et mordu, comme je le fus, par ce féroce esprit de rivalité envers cet insolent jeune homme, mon contraire.

Et pourtant, qu'elle était digne de rencontrer un autre que moi, qu'une froide et meurtrière machine à calcul mental, cette fille si pure et si vraie! Rien que d'y songer me fend soudain le cœur et me déchire, moi qui me voudrais sec et précis comme un diagnostic de médecin [...]. Je ne me lassais pas, des ce début de notre connaissance, de constater le contraste entre l'animal de combat qu'était le comte et cette créature de grâce et de douceur qui descendait les escaliers de pierre du château d'un pas si léger, posé à peine, et dont le sourire était si accueillant à la fois et si timide ! ]'oserai tout dire, puisque encore une fois je n'écris pas ceci pour me peindre en beau, mais pour me montrer. Je n'affirmerais pas que le désir de me faire aimer par cette adorable enfant, dans l'atmosphère de laquelle je commençais de tant me plaire, n'ait pas eu aussi pour cause ce contraste entre elle et son frère. Peut-être l'âme de cette jeune fille, que je voyais toute pleine de ce frère si différent, devint-elle comme un champ de bataille pour la secrète, pour l'obscure antipathie que deux semaines de séjour commun transformèrent aussitôt en haine. Oui, peut-être se cachait-il, dans mon désir de séduction, la cruelle volupté d'humilier ce soldat, ce gentilhomme, ce croyant, en l'outrageant dans ce qu'il avait au monde de plus précieux. Je sais que c'est horrible, mon cher maître, ce que je dis là, mais je ne serais pas digne d'être votre élève, si je ne vous donnais ce document aussi sur l'arrière-fond de mon cœur. Et après tout, ce ne serait, cette nuance odieuse de sensations, qu'un phénomène nécessaire, comme les autres, comme la grâce romanesque de Charlotte, comme l'énergie simple de son frère et comme mes complications à moi, - si obscures à moi-même !..." 

 

Robert Greslou entreprendra donc de séduire Charlotte en appliquant les principes "scientifiques" de Sixte dans sa Théorie des Passions. Il apitoie ainsi la jeune fille par une feinte mélancolie, il la rend jalouse, il choisit les lectures qui doivent l'émouvoir. Mais, au moment où il comprend qu'il est aimé, elle s'enfuit à Paris pour échapper à la tentation et accepte pour fiancé un ami de son frère. Greslou découvre alors qu'il s'est pris à son propre piège et qu'il est désespérément amoureux à son tour...

 

Paul Bourget tente, au limite de cette objectivité d'analyse qu'il privilégie, de suivre pas à pas la logique du cheminement de la pensée de son personnage, Robert Greslou, jusqu'à l'idée du suicide...

 

"Je ne me rappelle pas une réflexion, pas une combinaison. Je me rappelle des sensations tourbillonnantes, quelque chose de brûlant, de frénétique, d'intolérable, une terrassante névralgie de tout mon être intime, une lancination continue, et, - grandissant, grandissant toujours, le rêve d'en finir, un projet de suicide... Commencé où, quand, à propos de quelle souffrance particulière ? Je ne peux pas le dire... Vous le voyez bien, que j'ai aimé vraiment, dans ces instants-là, puisque toutes mes subtilités s'étaient fondues à la flamme de cette passion, comme du plomb dans un brasier; puisque je ne trouve pas matière à une analyse dans ce qui fut une réelle aliénation, une abdication de tout mon Moi ancien dans le martyre.

Cette idée de la mort sortie des profondeurs intimes de ma personne, cet obscur appétit du tombeau dont je me sentis possédé comme d'une soif et d'une faim physiques, vous y reconnaîtriez, mon cher maître, une conséquence nécessaire de cette maladie de l'Amour, si admirablement étudiée par vous. Ce fut, retourné contre moi-même, cet instinct de destruction dont vous signalez le mystérieux éveil dans l'homme en même temps que l'instinct du sexe. Cela s'annonça d'abord par une lassitude infinie, lassitude de tant sentir sans rien exprimer jamais. Car, je vous le répète, l'angoisse des yeux de Charlotte, quand ces yeux rencontraient les miens, la défendait plus que n'auraient fait toutes les paroles. D'ailleurs, nous n'étions jamais seuls, sinon parfois quelques minutes au salon, par hasard, et ces quelques minutes se passaient dans un de ces silences imbrisables qui vous prennent à la gorge comme avec une main. Parler alors est aussi impossible que pour un paralytique de remuer ses pieds. Un effort sur-humain n'y suffirait pas. On éprouve combien l'émotion, à un certain degré d'intensité, devient incommunicable. On se sent emprisonné, muré dans son Moi, et l'on voudrait s'en aller de ce Moi malheureux, se plonger, se rouler, s'abîmer dans la fraîcheur de la mort où tout s'abolit. Cela continua par une délirante envie de marquer sur le cœur de Charlotte une empreinte qui ne pût s'effacer, par un désir insensé de lui donner une preuve d'amour contre laquelle ne pussent jamais prévaloir ni la tendresse de son futur mari, ni l'opulence du décor social où elle allait vivre. "Si je meurs du désespoir d'être séparé d'elle pour toujours, il faudra bien qu'elle se souvienne longtemps, longtemps, du simple précepteur, du petit provincial capable de cette énergie dans ses sentiments !..." Il me semble que je me suis formulé ces réflexions-là. Vous voyez, je dis : "Il me semble." Car, en vérité, je ne me suis pas compris durant toute cette période. Je ne me suis pas reconnu dans cette fièvre de violence et de tragédie dont je fus consumé. A peine si je démêle sous ce va-et-vient effréné de mes pensées une autosuggestion, comme vous dites. Je me suis hypnotisé moi-même, et c'est comme un somnambule que j'ai arrêté de me tuer à tel jour, à telle heure, que je suis allé chez le pharmacien me procurer la fatale bouteille de noix vomique. Au cours de ces préparatifs et sous l'influence de cette résolution, je n'espérais rien, je ne calculais rien. Une force vraiment étrangère à ma propre conscience agissait en moi. Non. A aucun moment je n'ai été, comme à celui-là, le spectateur, j'allais dire désintéressé, de mes gestes, de mes pensées et de mes actions, avec une extériorité presque absolue de la personne agissante par rapport à la personne pensante. - Mais j'ai rédigé une note sur ce point, vous la trouverez sur la feuille de garde, dans mon exemplaire du livre de Brierre de Boismont consacré au suicide. - J'éprouvais à ces préparatifs une sensation indéfinissable de rêve éveillé, d'automatisme lucide. J'attribue ces phénomènes étranges à un désordre nerveux voisin de la folie et causé par les ravages de l'idée fixe. Ce fut seulement le matin du jour choisi pour exécuter mon projet que je pensai à une dernière tentative auprès de Charlotte. Je m'étais mis à ma table pour lui écrire une lettre d'adieu. Je la vis lisant cette lettre et cette question se posa soudain à moi : "Que fera-t-elle?" Était-il possible qu'elle ne fût pas remuée par cette annonce de mon suicide possible? N'allait-elle pas se précipiter pour l'empêcher? Oui, elle courrait à ma chambre. Elle me trouverait mort... A moins que je n'attendisse, pour me tuer, l'effet de cette dernière épreuve ?... - Là, je suis bien sûr d'y voir clair en moi. ]e sais que cette espérance naquit exactement ainsi et précisément à ce point de mon projet.

"Hé bien ! me dis-je, essayons."J'arrêtai que si, à minuit, elle n'était pas venue chez moi, je boirais le poison. J'en avais étudié les effets. Je le savais quasi foudroyant, et j'espérais souffrir très peu de temps. Il est étrange que toute cette journée se soit passée pour moi dans une sérénité singulière. Je dois noter cela encore. J'étais comme allégé d'un poids, comme réellement détaché de moi-même, et mon anxiété ne commença que vers dix heures, quand, m'étant retiré le premier, j'eus placé la lettre sur la table dans la chambre de la jeune fille. A dix heures et demie, j'entendis par ma porte entr'ouverte le marquis, la marquise et elle qui montaient. Ils s'arrêtèrent pour causer une dernière minute dans les couloirs, puis ce furent les bonsoirs habituels et l'entrée de chacun dans sa chambre... Onze heures. Onze heures un quart. Rien encore. Je regardais ma montre posée devant moi, auprès de trois lettres préparées, pour M. de Jussat, pour ma mère et pour vous, mon cher maître. Mon cœur battait à me rompre la poitrine, mais la volonté était ferme et froide. J'avais annoncé à Mlle de Jussat qu'elle ne me reverrait pas le lendemain. J'étais sûr de ne pas manquer à ma parole si... Je n'osais creuser ce que ce si enveloppait d'espérance. Je regardais marcher l'aiguille des secondes et je faisais un calcul machinal, une multiplication exacte : "A soixante secondes par minute, je dois voir l'aiguille tourner encore tant de fois, car à minuit je me tuerai...". Un bruit de pas dans l'escalier, et que je perçus tout furtif, tout léger, avec une émotion suprême, me fit interrompre mon calcul. Ces pas s'approchaient. Ils s'arrêtèrent devant ma porte. Brusquement cette porte s'ouvrit. Charlotte était devant moi..."

 

Paul Bourget, "Un Coeur de femme" (1890)

En ce livre d'une si pénétrante intensité d'observation, Paul Bourget a tenté d'étudier une troublante et singulière question de dualisme dans "un cœur de femme". Mais sa conclusion, après cet essai, vaut d'être citée, car elle semble contenir, en quelques lignes, l'aveu de l'insurmontable difficulté qu'il y a, même pour l'esprit le plus délié et le plus perspicace, à pénétrer, flambeau au poing, dans les ténèbres d'un pareil labyrinthe : "... Et les deux amis retombèrent dans le silence de la rêverie, tandis que les étoiles continuaient de briller larges et claires, la mer de frémir, calme, bleue et lourde, et la Dalila d'avancer sur cette mer et sous ce ciel, - moins mystérieux et moins changeant, moins dangereux et moins magnifique aussi que ne peut l'être, à travers les tempêtes et les apaisements, les passions et les sacrifices, les contrastes et les souffrances, cette chose si impossible à jamais comprendre tout à fait : - un cœur de femme."

 

Le premier chapitre met en scène les deux amies mêlées à ce drame intime et parisien, drame dont la cause première sera un de ces petits événements auxquels une femme du monde est constamment exposée dans la capitale...

 

UN ACCIDENT DE VOITURE.

"Par une bleue et claire après-midi du mois de mars 1881 et vers les trois heures de relevée, une des vingt "plus jolies femmes" du Paris d'alors,  - comme disent les journaux, - Mme la comtesse de Caudale, fut la victime d'un accident aussi désagréable qu'il peut être dangereux et qu'il est vulgaire. Comme son cocher tournait l'angle de l'avenue d'Antin pour gagner la descente des Champs-Elysées, le cheval du coupé prit peur, fit un écart et s'abattit en heurtant la voilure contre le trottoir si maladroitement que le brancard de gauche cassa net. La comtesse en fut quitte pour une forte secousse et quelques secondes d'un subit saisissement nerveux. Mais toutes les combinaisons de sa journée se trouvaient bousculées du coup; or la liste en était longue, à juger par l'ardoise blanche encadrée de cuir el placée sur le devant de la voiture avec la petite pendule et le portefeuille aux cartes de visite. Aussi le joli visage de la jeune femme, 

ce mince visage aux traits délicats, au profil ténu, aux frais yeux bleus et qu'éclairait une si chaude nuance de cheveux blonds, exprimait-il une contrariété voisine de la colère, tandis qu'elle descendait de son coupé au milieu d'une foule déjà compacte. La curiosité générale dont elle se vit l'objet acheva de la mettre en méchante humeur, et ce fut avec une voix très dure, elle si juste d'ordinaire, si indulgente même pour ses gens, qu'elle dit au valet de pied :

-  « François, aussitôt que le cheval sera debout, vous laisserez ce maladroit d'Aimé se débrouiller tout seul. Vous irez au cercle de la rue Royale. Il me faut une voiture avant une demi-heure chez Mme de Tillières. »

Et elle s'achemina, de son pied chaussé de bottines presque trop fines pour la moindre marche, vers la rue Matignon, où habitait l'amie dont elle venait de jeter le nom au pauvre François. Ce dernier, un grand garçon tout penaud dans sa longue redingote claire de livrée, pâle encore de l'effroi que lui avait causé la chute du cheval, n'avait pas fini de répondre : - « Oui, madame la comtesse, » que déjà son camarade, dégringolé du siège et rouge, lui, d'humiliation, le gourmandait sur sa gaucherie à l'aider. Mais Mme de Caudale avait fendu la masse des curieux. Elle ne songeait plus qu'au bouleversement de son après-midi.

— « Le maladroit! » se répétait-elle, « il faut que cela m'arrive le jour où je suis le plus pressée... Pourvu encore que Juliette soit chez elle?... Si elle n'est pas là, tant pis, j'attendrai chez sa mère... Je voudrais pourtant bien la trouver... Il y a une semaine tantôt que nous ne nous sommes vues. A Paris, on n'a le temps de rien... »

Tout en se tenant ce discours intérieur, elle allait, portant haut sa petite tête coiffée d'une délicieuse capote de couleur mauve, sa souple taille dessinée dans un long manteau gris presque ajusté avec une bordure de plumes de même nuance. Elle allait, regardée par les passants, de ce regard où une femme peut lire, dans sa jeunesse le triomphe, dans sa vieillesse la défaite de sa beauté. Quand la promeneuse a cet air « grande dame » qu'avait Gabrielle de Candale et qui, même aujourd'hui, ne s'imite pas, c'est toute une comédie de la part de celui qui croise cette femme. Il la croise, et vous diriez qu'il ne l'a pas vue. Mais attendez qu'elle soit à deux pas et observez le geste rapide par lequel il se retourne, une fois, deux fois, trois fois, pour la suivre des yeux. Que les physiologistes expliquent ce mystère! Elle n'a pas eu besoin, elle, de se retourner, pour être sûre de l'effet produit, et, que les moralistes expliquent cet autre mystère, elle est toujours flattée de cet effet, le passant fût-il bossu, bancroche ou manchot, et quand bien même elle porterait, comme Mme de Candale, un des grands noms historiques de France ! Certes, celle-là n'avait pas dans son monde la réputation d'être une coquette. Elle venait d'échapper à un vrai danger. Elle devrait se passer de son coupé neuf pendant quelque temps peut-être, — un coupé anglais, très profond, avec des fenêtres étroites, commandé à Londres sur ses indications spéciales, et dont elle jouissait depuis deux mois à peine. C'était sans doute un cheval perdu, l'un des meilleurs de l'écurie. Autant de motifs pour arriver maussade à la maison de la rue Matignon. Et pourtant, lorsqu'elle pesa, de sa main gantée, sur le lourd battant de la vieille porte cochère, la charmante Sainte, comme l'appelait justement l'amie à qui elle venait demander asile, ne montrait plus entre ses sourcils dorés la même barré d'irritation. Elle avait goûté, durant ces cinq minutes de marche, le plaisir de se sentir très jolie, au coup d'oeil lancé par quelques admirateurs anonymes, et les Saintes le savourent avec d'autant plus de friandise, ce plaisir si féminin, qu'elles se permettent moins d'être femmes. Celle-ci avait même son expression à demi mutine des jours de gaieté, tandis qu'elle traversait la cour et qu'elle gagnait là-bas au fond, à gauche, un petit escalier à perron abrité dans une cage de verre. Mais ce pouvait être la joie de savoir, par la réponse du concierge, que Mme de Tillières n'était pas sortie. Trouver tout de suite une confidente à qui l'on raconte les péripéties d'un accident, d'ailleurs inoffensif, c'est de quoi se réjouir presque de l'accident, et, tout en poussant le bouton du timbre, la comtesse souriait à cette pensée :

— « Je suis sûre que mon amie aura encore plus peur que moi... »

Quoique neuf années à peine aient passé sur les événements dont cette visite inattendue fut le prologue, combien de personnes à Paris, et même dans la société de Mme de Caudale, se rappellent la charmante el mystérieuse femme que cette dernière appelait ainsi « mon amie » tout court, lorsqu'elle s'en parlait à elle-même, dans le silence de son cœur, et à voix haute, lorsqu'elle en parlait aux autres? 

Aussi ne sera-t-il pas inutile, pour l'intelligence de cette aventure, d'esquisser au moins en quelques lignes le portrait de cette disparue qui, dès ce temps-là, était un peu une inconnue, même pour les amis de son amie. Mais quoi ! Mme de Tillières était une de ces mondaines à côté du monde, réservées et modestes jusqu'à l'effarement, qui déploient à passer inaperçues aidant de diplomatie que leurs rivales à éblouir el à régner. D'ailleurs, n'y avait-il pas comme un symbole de ce caractère et une preuve de ce goût pour une demi- retraite dans le simple choix de cette habitation, sur l'étroit perron de laquelle se dessinai! à cette minute l'aristocratique silhouette de Gabrielle ? Une atmosphère de solitude flottait autour de cette maison, séparée du corps principal de bâtiments par une cour tl enveloppée de jardins du côté qui regarde la rue du Cirque. Mais cette rue Matignon tout entière, avec le long mur qui la borde d'une part, avec les vieilles demeures qui n'ont pas changé depuis le dernier siècle, évitée comme elle est des voitures de maîtres, qui préfèrent aller des Champs-Elysées au faubourg Saint-Honoré par l'avenue d'Antin, n'offre-t-elle pas, à de certaines heures, un paradoxe de tranquillité provinciale dans ce quartier si moderne et si vivant? Même le petit escalier isolé dans sa guérite de verre avait sa physionomie originale. Ses cinq marches tendues d'un tapis aux couleurs passées se terminaient par une porte, vitrée, elle aussi, dans sa partie supérieure, afin de donner de la lumière à une antichambre, et garnie à l'intérieur par des rideaux rouges. Ce n'était ni le pavillon vulgaire, puisque la maison comptait quatre étages, ni l'hôtel proprement dit, puisque Mme de Tillières et sa mère, Mme de Nançay, habitaient seulement le rez-de-chaussée et le premier ; et c'était pourtant un logis bien à elles, car elles avaient fait installer un escalier interne qui réunissait leurs appartements et leur épargnait l'escalier commun dont l'entrée à droite faisait pendant à la petite cage de Verre. Sans exagérer la signification de ces riens, de même que l'étalage du luxe suppose toujours quelque vanité, la préférence donnée à une demeure un peu mélancolique, dans une rue un peu séparée, révèle plutôt, un certain quant à soi, et comme une peur des succès de société. Et puis, si Mme de Tillières ne s'était pas étudiée de toutes façons à défendre son intimité, aurait-elle résolu l'invraisemblable problème de rester veuve à vingt ans et de passer les dix années qui suivirent ce veuvage, à Paris, libre, riche et délicieuse, sans presque faire répéter son nom?

S'il est donc naturel que les indifférents aient déjà oublié cette femme très peu semblable aux élégantes de cette fin de siècle, en revanche, ses quelques amis - oh! pas nombreux - s'intéressaient dès lors à elle avec un fanatisme que le temps n'a pas diminué. Aux curieux qui s'étonnaient qu'une aussi jolie personne consumât ses jeunes années dans cette socle de pénombre, ces amis répondaient invariablement cette phrase: « Elle a tant souffert ! » et chacun la prononçait sur un ton qui indiquait des confidences trop délicates, trop sincères pour être redites. La tragédie qui avait rendu Juliette veuve justifiait cette explication de son caractère. Le marquis Roger de Tillières, son mari, un des plus brillants capitaines de l'état-major, avait été tué en juillet 1870, à côté du général Douay, et par une des premières balles tirées dans cette déplorable campagne. Cette nouvelle, annoncée sans ménagements à la marquise, alors enceinte de sept mois, avait provoqué une crise affreuse, et elle s'était réveillée mère, avant le terme, d'un enfant qui n'avait pas vécu trois semaines. C'était, n'est-ce pas, de quoi demeurer à jamais brisée. Mais si terribles ou si étranges qu'ils soient, les événements de notre vie ne créent rien en nous. Tout au plus exaltent-ils ou dépriment-ils nos facultés innées. Même heureuse et comblée, Mme de Tillières eût toujours été cette créature d'effacement, de demi-teinte, d'étroit foyer, presque de réclusion. Quand ce goût de se tenir à l'écart n'est pas joué, il suppose une délicatesse un peu souffrante du cœur chez des femmes aussi bien nées que Juliette, aussi belles, aussi riches, - elle et sa mère possédaient plus de cent vingt mille francs de rente, - et par conséquent aussi vile emportées dans le tourbillon. Ces femmes-là ont dû sentir, dès leurs premiers pas, ce que la grande vie mondaine comporte de banalités, de mensonges et aussi de brutalités voilées. Un instinct a été froissé en elles, tout de suite, qui les a fait se replier. Elles réfléchissent, elles s'affinent, et elles deviennent par réaction de véritables artistes en intimité. Ce leur est un besoin que toutes choses dans leur existence, depuis leur ameublement et leur toilette jusqu'à leurs amitiés et leurs amours, soient distinguées, rares, spéciales, individuelles. Elles s'efforcent de se soustraire à la mode ou de ne s'y soumettre qu'en l'interprétant. ..."


Jean Béraud (1849-1936), La sortie des ouvrières de la maison Paquin, rue de la Paix, 1906, Rue de Richelieu sous la pluie, Le boulevard Saint-Denis à Paris…

Jean Béraud (1849-1936), Un café dit L'Absinthe, 1909, Place De L'Europe, Un vendeur de jouets…


Léon Bloy (1846-1917)

Le catholique Léon Bloy fustige la médiocrité contemporaine et les compromissions de l'Eglise dans une rhétorique prophétique illuminée par la grâce religieuse. Son style ne s'apparente ni au symbolisme, ni au naturalisme, sa fougue verbale fut régalement égalée dans la littérature française

Né à Périgueux d'un père franc-maçon voltairien et d'une mère une catholique dévote, Bloy rencontre, à Paris, en 1867, son futur maître et ami, Jules Barbey d’Aurevilly : il se  convertit au catholicisme en 1869, rencontre Paul Bourget, François Coppée, Joris-Karl Huysmans et Jean Richepin, se plonge dans les œuvres de Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Ernest Hello et Blanc de Saint-Bonnet, qui l'orientèrent en religion vers un catholicisme ardent, en politique vers l'option monarchiste, en lettres vers le pamphlet. À trente-huit ans, Bloy écrivit son premier livre, "Le Révélateur du Globe", mais son génie d’écrivain ne se manifesta vraiment qu’avec "Le Désespéré", roman en partie autobiographique, qui passa presque inaperçu lors de sa parution en 1886. Après plusieurs histoires tumultueuses et tragiques avec les femmes, Bloy se maria en 1890 avec Jeanne Molbech, fille du poète danois Christian Molbech. C'est véritablement, dit-on, avec la parution du "Salut par les Juifs" en 1892 que le style de Bloy se révéla dans toute sa splendeur. 

 

1886 – Le Désespéré 

Le roman parut avec grande difficulté, bien des hommes de lettres reconnaissant dans cette oeuvre une féroce peinture de leur milieu, identifiables sous des pseudonymes transparents, tels que Daudet, Bourget, Maupassant. Bloy sort d'une expérience matériellement misérable mais de grande exaltation mystique partagée avec Anne-Marie Roulé, qu'il a recueillie, aimée, convertie et qui perdra la raison. Les visions de sa compagne l'avaient persuadé qu'il était appelé à jouer un rôle de témoin privilégié dans les évènements d'une imminente Fin des Temps. C'est Anne-Marie qui sert de modèle dans le roman au personnage de Véronique, tandis que Léon Bloy se peint sous les traits du "désespéré" Caïn Marchenoir. S'il raconte l'histoire de son âme douloureuse, de sa conversion et de son séjour à la Grande Chartreuse, les digressions sont nombreuses, Bloy y livre ses tourments personnels , ses angoisses, ses illuminations spirituelles, autant de thèmes qui ne pouvaient trouvaient lecteurs en pleine période naturaliste....

 

MARCHENOIR A LA GRANDE CHARTREUSE

"Le désespéré passait une partie de ses nuits à la chapelle, dans la tribune des étrangers. L'office de nuit des Chartreux, qu'il suivait avec intelligence, calmait un peu ses élancements. Cet office célèbre, que peu de visiteurs ont le courage d'écouter jusqu'à la fin et qui dure quelquefois plus de trois heures, ne lui paraissait jamais assez long.

Il lui semblait alors reprendre le fil d'une sorte de vie supérieure que son horrible existence actuelle aurait interrompue pour un temps indéterminé. Autrement, pourquoi et comment ces tressaillements intérieurs, ces ravissements, ces envols de l'âme, ces pleurs brûlants, toutes les fois qu'un éclair de beauté arrivait sur lui de n'importe quel point de l'espace idéal ou de l'espace sensible. Il fallait bien, après tout, qu'il y eût quelque chose de vrai dans l'éternelle rengaine platonique d'un exil  terrestre. Cette idée lui revenait, sans cesse, d'une prison atroce dans laquelle on l'eût enfermé pour quelque crime inconnu, et le ridicule littéraire d'une image aussi éculée n'en surmontait pas l'obsession. Il laissait flotter cette rêverie sur les vagues de louanges qui montaient du chœur vers lui, comme une marée de résignation. Il s'efforçait d'unir son âme triste à l'âme joyeuse de ces hymnologues perpétuels.

La contemplation est la fin dernière de l'âme humaine, mais elle est très-spécialement et, par excellence, la fin de la vie solitaire. Ce mot de contemplation, avili comme tant d'autres choses en ce siècle, n'a plus guère de sens en dehors du cloître. Qui donc, si ce n'est un moine, a lu ou voudrait lire, aujourd'hui, le profond traité De la Contemplation de Denys le Chartreux sur- nommé le Docteur extatique ?

Ce mot, qui a une parenté des plus étroites avec le nom de Dieu, a éprouvé cette destinée bizarre de tomber dans la bouche de panthéistes tels que Victor Hugo, par exemple, - et cela fait un drôle de spectacle pour la pensée d'assister à l'agenouillement d'un poète devant une pincée d'excréments que son lyrisme insensé lui fait un commandement d'adorer et de servir pour obtenir, par ce moyen, la vie éternelle I

A une distance infinie des contemplateurs corpusculaires semblables à celui qui vient d'être nommé, et qui ont une notion de Dieu adéquate à la sensation de quelque myriapode fantastique sur la pulpe mollasse de leur cerveau, il existe donc dans l'Eglise des contemplatifs par état; ce sont les religieux qui font profession de tendre, d'une manière plus exclusive et par des moyens plus spéciaux, à la contemplation, ce qui ne veut pas dire que, dans ces communautés, tous soient élevés à la contemplation. Ils peuvent l'être tous, comme il peut se faire qu'aucun ne le soit. Mais tous y tendent avec ferveur et députent vers cet unique objet leur vie tout entière.

Marchenoir se disait que ces gens-là font la plus grande chose du monde, et que la loi du silence, chez les religieux voués à la vie contemplative, est surabondamment justifiée par cette vocation inouïe de plénipotentiaires pour toute la spiritualité de la terre.

« A une certaine hauteur, - dit Ernest Hello, à propos de Rusbrock l'Admirable, dont il est le traducteur, - le contemplateur ne peut plus dire ce qu'il voit, non parce que son objet fait défaut à la parole, mais parce que la parole fait défaut à son objet, et le silence du contemplateur devient l'ombre substantielle des choses qu'il ne dit pas... Leur parole, ajoute ce grand écrivain, est un voyage qu'ils font par charité chez les autres hommes. Mais le silence est leur patrie. »

Aux temps de la Réforme, un grand nombre de chartreuses furent saccagées ou supprimées et beaucoup de religieux souffrirent le martyre, tel que les calvinistes et autres artistes en tortures savaient l'administrer dans ce siècle renaissant, d'une si prodigieuse poussée esthétique.

- Pourquoi gardes-tu le silence au milieu des tourments, pourquoi ne pas nous répondre? disaient les soldats du farouche Chareyre qui, depuis quelques jours, faisaient endurer d'atroces douleurs au vénérable père Dom Laurent, vicaire de la Chartreuse de Bonnefoy.

— Parce que le silence est une des principales Règles de mon ordre, répondit le martyr.

Les supplices étaient une moindre angoisse que la parole, pour ce contemplateur dont le silence était la patrie et qui n'avait pas même besoin de se souvenir de l'obéissance!

La nuit a de singuliers privilèges. Elle ouvre les repaires et les cœurs, elle déchaîne les instincts féroces et les passions basses, en même temps qu'elle dilate les âmes amoureuses de l'éternelle beauté. C'est pendant la nuit que les cieux peuvent raconter la gloire de Dieu, et c'est aussi pendant la nuit que les anges de Noël annoncèrent la plus étonnante de ses œuvres. "Deus dedit carmina in nocte". Ces paroles de Job n'affirment-elles pas, à leur manière, la mystérieuse symphonie des louanges nocturnes autour de la Bien-Aimée du saint Livre, si noire et si belle, dont la nuit elle-même est un symbole, suivant quelques interprètes.

Mais ce n'est pas seulement pour louer ou pour contempler que les Chartreux veillent et chantent. C'est aussi pour intercéder et pour satisfaire, en vue de l'immense Coulpe du genre humain et en participation aux souffrances de Celui qui a tout assumé. « Jésus-Christ, disait Pascal, sera en agonie jusqu'à la fin du monde; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »

Cette parole du pauvre Janséniste est sublime. Elle revenait à la mémoire de ce ramasseur de ses propres entrailles, isolé dans sa tribune lointaine et glacée, pendant qu'il écoutait chanter ces hommes de prière éperdus d'amour et demandant grâce pour l'univers. Il pensait qu'au même instant, sur tous les points de ce globe saturé du Sang du Christ, on égorgeait ou opprimait d'innombrables êtres faits à la ressemblance du Dieu Très-Haut ; que les crimes de la chair et les crimes de la pensée, épouvantables par leur énormité et par leur nombre, faisaient, à la même minute, une ronde de dix mille lieues autour de ce foyer de supplications, sous la même coupole constellée de cette longue nuit d'hiver...

L'Esprit-Saint raconte que les sept enfants Machabées « s'exhortaient l'un l'autre avec leur mère à mourir fortement, en disant : Le Seigneur considérera la vérité et il sera consolé en nous, selon que Moïse le déclare dans son cantique par cette protestation : Et il sera consolé dans ses serviteurs. »

Ces chartreux morts au monde pour être des serviteurs plus fidèles veillent et chantent, avec l'Eglise pour consoler, eux aussi, le Seigneur Dieu. Le Seigneur Dieu est triste jusqu'à la mort, parce que ses amis l'ont abandonné, et parce qu'il est nécessaire qu'il meure lui-même et ranime le cœur glacé de ces infidèles. Lui, le Maître, de la Colère et le Maître du Pardon, la Résurrection de tous les vivants et le Frère aîné de tous les morts, lui qu'lsaïe appelle l'Admirable, le Dieu fort, le Père du siècle à venir et le Prince de la paix, — il agonise, au milieu de la nuit, dans un jardin planté d'oliviers qui n'ont plus que faire, maintenant, de pousser leurs fruits, puisque la Lampe des mondes va s'éteindre !

La détresse de ce Dieu sans consolation est une chose si terrible, que les Anges qui s'appellent les colonnes des cieux, tomberaient en grappes innombrables sur la terre, si le traître tardait un peu plus longtemps à venir. La Force des martyrs est un des noms de cet Agonisant divin et, — s'il n'y a plus d'hommes qui commandent à leur propre chair et qui crucifient leur volonté, — où donc est son règne, de quel siècle sera-t-il le Père, de quelle paix sera-t-il le Prince et comment le Consolateur pourrait-il venir? Tous ces noms redoutables, toute cette majesté qui remplissait les prophètes et leurs prophéties ? tout se précipite à la fois sur lui pour l'écraser. La Tristesse et la Peur humaines, amoureusement en- lacées, font leur entrée dans le domaine de Dieu et l'antique menace de la Sueur s'accomplit enfin sur le visage du nouvel Adam, dès le début de ce festin de tortures, où il commence par s'enivrer du meilleur vin, suivant le précepte de l'intendant des noces de Cana.

L'ange venu du ciel peut, sans doute, le « réconforter », mais il n'appartient qu'à ses serviteurs de la terre de le consoler. C'est pour cela que les solitaires enfants de saint Bruno ne veulent rien savoir, sinon Jésus en agonie, et que leur vie est une perpétuelle oraison avec l'Eglise universelle. La consolation du Seigneur est à ce prix et la Force des martyrs défaillirait peut-être tout à fait, sans l'héroïsme de ces Vigilants infatigables!

Marchenoir essayait de prier avec eux et de recueillir sa pauvre âme. Le surnaturel victorieux déferlait en plein dans son triste cœur, aux battants ouverts. Les yeux de sa foi lui faisaient présentes les terribles choses que les théologiens et les narrateurs mystiques ont expliquées ou racontées, quand ils ont parlé des rapports de l'âme religieuse avec Dieu dans l'oraison.

Un ancien Père du désert, nommé Marcelle, s'étant levé une nuit pour chanter les psaumes à son ordinaire, entendit un bruit comme celui d'une trompette qui sonnait la charge et, ne comprenant pas d'où pouvait venir ce bruit dans un lieu si solitaire, où il n'y avait point de gens de guerre, le diable lui apparut et lui dit que cette trompette était le signal qui avertissait les démons de se préparer au combat contre les serviteurs de Dieu ; que, s'il ne voulait pas s'exposer au danger, il allât se recoucher, sinon qu'il s'attendît à soutenir un choc très-rude.

Marchenoir croyait entendre le bruit immense de cette charge. Il voyait chaque religieux comme une tour de guerre défendue par les anges contre tous les démons, que la prière des serviteurs de Dieu est en train de déposséder. En renonçant généreusement à la vie mondaine, chacun d'eux emporte au fond du monastère un immense équipage d'intérêts surnaturels dont il devient, en effet, par sa vocation, le comptable devant Dieu et l'intendant contre les exacteurs sans justice. Intérêts d'édification pour le prochain, intérêts de gloire pour Dieu, intérêts de confusion pour l'Ennemi des hommes. Cela sur une échelle qui n'est pas moins vaste que la Rédemption elle-même, qui porte de l'origine à la fin des temps !

Notre liberté est solidaire de l'équilibre du monde et c'est là ce qu'il faut comprendre pour ne pas s'étonner du profond mystère de la Réversibilité, qui est le nom philosophique du grand dogme de la Communion des Saints. Tout homme qui produit, un acte libre projette sa personnalité dans l'infini. S'il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l'univers. S'il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de cœurs qu'il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d'eau de l'Evangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante pour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu'à latin des siècles ; il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les infidèles et protège le genre humain.

Toute la philosophie chrétienne est dans l'importance inexprimable de l'acte libre et dans la notion d'une enveloppante et indestructible solidarité. Si Dieu, dans une éternelle seconde de sa puissance, voulait faire ce qu'il n'a jamais fait, anéantir un seul homme, il est probable que la création s'en irait en poussière.

Mais ce que Dieu ne peut pas faire, dans la rigoureuse plénitude de sa justice, étant volontairement lié par sa propre miséricorde, de faibles hommes, en vertu de leur liberté et dans la mesure d'une équitable satisfaction, le peuvent accomplir pour leurs frères. Mourir au monde, mourir à soi, mourir, pour ainsi parler, au Dieu terrible, en s'anéantissant devant lui dans l'effrayante irradiation solaire de sa justice. — voilà ce que peuvent faire des chrétiens, quand la vieille machine de terre craque dans les cieux épouvantés et n'a presque plus la force de supporter les pécheurs. Alors, ce que le souffle de miséricorde balaie comme une poussière, c'est l'horrible création qui n'est pas de Dieu, mais de l'homme seul, c'est sa trahison énorme, c'est le mauvais fruit de sa liberté, c'est tout un arc-en-ciel de couleurs infernales sur le gouffre éclatant de la Beauté divine ! ..."

 

L'IMPRECATEUR

"... Le père hésita un moment. Tout ce qui peut être inspiré par la plus ardente charité sacerdotale, il l'avait déjà dit à ce désolé. Il avait tout tenté pour solidifier un peu d'espérance dans ce vase brisé, d'où se répandait le cordial, aussitôt qu'on l'avait versé. Il ne pouvait pas accuser son pénitent d'être indocile ou de s'acclamer lui-même. Le soupçon d'orgueil, - d'une si commode ressource pour les confesseurs et directeurs sans clairvoyance ou sans zèle ! - il l'avait écarté, dès le premier jour, avec défiance, estimant plus apostolique de pénétrer dans les cœurs que de les sceller, du premier coup, implacablement, sous des formules de séminaire.

Le Non-Amour est un des noms du Père de l'Orgueil et, certes, il n'en avait pas connu beaucoup, dans sa vie, des êtres qui aimassent autant que le pauvre Marchenoir ! Il se sentait en présence d'une exceptionnelle infortune, et les larmes lui vinrent à la pensée qu'il avait devant lui un homme allant à la mort et que rien ne pouvait sauver, un témoin pour l'Amour et pour la Justice, — holocauste lamentable d'une société frappée de folie qui pense que le Génie la souille et que l'aristocratie d'une seule âme est un danger pour le chenil de ses pasteurs.

- Vous demandez la paix au moment même où vous partez en guerre, dit-il enfin. Soit. Vous vous croyez appelé à protester solitairement, au nom de la justice, contre toute la société contemporaine, avec la certitude préliminaire d'être absolument vaincu et quelles que puissent être pour vous les conséquences, - au mépris de votre sécurité et des jugements de vos semblables, dans un désintéressement complet de tout ce qui détermine, ordinairement, les actions humaines. Vous vous croyez sans liberté pour choisir une autre route de la mort... C'est Dieu qui le sait. Il est plus facile de vous condamner que de vous comprendre. Tout ce qu'on peut, c'est de lever, pour vous, les bras au ciel. Mais votre corsaire est trop chargé... Vous n'êtes pas seul, vous avez pris une âme à votre compte. Qu'allez-vous en faire ? Avez-vous calculé l'effroyable obstacle d'une passion plus forte que vous et distinctement lisible, pour moi, dans les moindres mouvements de votre physionomie? Et s'il vous est donné d'en triompher, n'hésiterez-vous pas encore à traîner cette pauvre créature dans les inégales querelles, où je prévois trop que vous allez immédiatement vous engager ?...

Marchenoir, devenu très-pâle, avait paru chanceler et s'était assis, avec une si poignante expression de douleur, que le père Athanase en fut bouleversé. Il y eut un silence pénible de quelques instants, au bout des- quels le malheureux homme commença d'une voix assez basse pour que le Père fût obligé de tendre l'oreille. 

-  Que voulez-vous que je vous réponde ? Il en sera ce que Dieu voudra, et j'espère bénir sa volonté sainte à l'heure de ma dernière agonie. Si j'étais riche, je pourrais arranger mon existence de telle sorte que les dangers qui vous épouvantent pour moi disparussent presque entièrement. J'écrirais mes livres à genoux, dans quelque lieu solitaire où je n'entendrais même pas les clameurs ou les malédictions du monde. Il n'en est pas ainsi et j'ignore où l'infâme combat pour la vie va ni 'entraîner.

Vous parlez de cette passion... C'est vrai que je suis à peu près sans force pour y résister. Depuis des années, je suis chaste comme le « désir des collines », — avec une pléthore du cœur. Vous êtes praticien des âmes, vous savez combien cette circonstance aggrave le péril. Mais la noble fille inventera quelque chose pour me sauver d'elle,... je ne sais quoi,... pourtant, je suis assuré qu'elle y parviendra. Quant aux querelles, j'en aurai probablement, et de toutes sortes, je dois m'y attendre.

Mais cela n'est rien, dit-il d'une voix plus ferme, en se dressant tout à coup. Si je profane les puants ciboires qui sont les vases sacrés de la religion démocratique, je dois bien compter qu'on les retournera sur ma tête, et les rares esprits qui se réjouiront de mon audace ne s'armeront assurément pas pour me défendre. Je combattrai seul, je succomberai seul, et ma belle sainte priera pour le repos de mon âme, voilà tout... Peut-être aussi, ne succomberai-je pas. Les téméraires ont été, quelquefois, les victorieux.

Je quitte votre maison dans une ignorance absolue de ce que je vais faire, mais avec la plus inflexible résolution de ne pas laisser la vérité sans témoignage. Il est écrit que les affamés et les mourants de soif de justice seront saturés. Je puis donc espérer une ébriété sans mesure. Jamais, je ne pourrai m'accommoder ni me consoler de ce que je vois. Je ne prétends point réformer un monde indéformable, ni faire avorter Babylone. Je suis de ceux qui clament dans le désert et qui dévorent les racines du buisson de feu, quand les corbeaux oublient de leur porter leur nourriture. Qu'on m'écoute ou qu'on ne m'écoute pas, qu'on m'applaudisse ou qu'on m'insulte, aussi longtemps qu'on ne me tuera pas, je serai le cosignataire de la Vengeance et le domestique très-obéissant d'une étrangère Fureur qui me commandera de parler. Il n'est pas en mon pouvoir de résigner cet office, et c'est avec la plus amère désolation que je le déclare. Je souffre une violence infinie, et les colères qui sortent de moi ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, d'une Imprécation supérieure que j'ai l'étonnante disgrâce de répercuter!

C'est pour cela, sans doute, que la misère me fut départie avec tant de munificence. La richesse aurait fait de moi une de ces charognes ambulantes et dûment calées, que les hommes du monde flairent avec sympathie dans leurs salons et dont se pourlèche la friande vanité des femmes. J'aurais fait bombance du Pauvre, comme les autres et, peut-être, en exhalant, à la façon de Paul Bourget, quelques gémissantes phrases sur la pitié. Heureusement, une Providence aux mains d'épines a veillé sur moi et m'a préservé de devenir un charmant garçon, en me déchiquetant de ses caresses...

Maintenant, qu'elle s'accomplisse, mon épouvantable destinée ! Le mépris, le ridicule, la calomnie, l'exécration universelle, tout m'est égal... On pourra me faire crever de faim, on ne m'empêchera pas d'aboyer sous les étrivières de l'indignation !

Fils obéissant de l'Eglise, je suis, néanmoins, en communion d'impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde. Quand je me souviens de cette multitude, une main me saisit par les cheveux et m'emporte au delà des relatives exigences d'un ordre social, dans l'absolu d'une vision d'injustice à faire sangloter jusqu'à l'orgueil des philosophies...

... Toutes les grandes âmes, chrétiennes ou non, implorent un dénouement La surdité des riches et la faim du pauvre, voilà les seuls trésors qui n'aient pas été dilapidés!... Ah! cette parole d'honneur de Dieu, cette sacrée promesse de « ne pas nous laisser orphelins » et de revenir, cet avènement de l'Esprit rénovateur dont nous n'avons reçu que les prémices, je l'appelle de toutes les voix violentes qui sont en moi, je le convoite avec des concupiscences de feu ; j'en suis affamé, assoiffé, je ne peux plus attendre et mon cœur se brise, à la fin, quelque dur qu'on le suppose, quand l'évidence de la détresse universelle a trop éclaté, par- dessus ma propre détresse !... O mon Dieu Sauveur, ayez pitié de moi!..."

 

LE RETOUR

"Le voyage du retour parut interminable à Marchenoir. On était en plein février, et le train de nuit qu'il avait choisi dans le dessein d'arriver le matin à Paris, lui faisait l'effet de rouler dans une contrée polaire, en harmonie avec la désolation de son âme. Une lune, à son dernier quartier, pendait funèbrement sur de plats paysages, où sa méchante clarté trouvait le moyen de naturaliser des fantômes. Ce restant de face froide, grignotée par les belettes et les chats-huants, eût suffi pour sevrer d'illusions lunaires une imagination grisée du lait de brebis des vieilles élégies romantiques. De petits effluves glacials circulaient à l'entour de l'astre ébréché, dans les rainures capitonnées des nuages, et venaient s'enfoncer en aiguilles dans les oreilles et le long des reins des voyageurs, qui tâchaient en vain de calfeutrer leurs muqueuses. Ces chers tapis de délectation étaient abominablement pénétrés et devenaient des éponges, dans tous les compartiments de ce train omnibus, qui n'en finissait pas de ramper d'une station dénuée de génie à une gare sans originalité.

De quart d'heure en quart d'heure, des voix mugissantes ou lamentables proféraient indistinctement des noms de lieux qui faisaient pâlir tous les courages. Alors, dans le conflit des tampons et le hennissement prolongé des freins, éclatait une bourrasque de portières claquant brusquement, de cris de détresse, de hurlements de victoire, comme si ce convoi podagre eût été assailli par un parti de cannibales. De la grisaille nocturne émergeaient d'hybrides mammifères qui s'engouffraient dans les voitures, en vociférant des pronostics ou d'irréfutables constatations, et redescendaient, une heure après, sans que nulle conjecture, même bienveillante, eut pu être capable de justifier suffisamment leur apparition.

Marchenoir, installé dans un coin et demeuré presque seul vers la fin de la nuit, par un bonheur inespéré dont il rendit grâces à Dieu, allongea ses jambes sur la banquette implacable des troisièmes classes, mit son sac sous sa tète et essaya de dormir. Il avait froid aux os et froid au cœur. La lampe du wagon vacillait tristement dans son hublot et lui versait à cru sa morne clarté. A l'autre extrémité de cette cellule ou de ce cabanon roulant, un pauvre être, ayant dû appartenir à l'espèce humaine, un jeune idiot presque chauve, agitait sans relâche, avec des gloussements de bonheur, une espèce de boîte à lait dans laquelle on entendait grelotter des noisettes ou de petits cailloux, pendant qu'une très- vieille femme, qui ne grelottait pas moins, s'efforçait, I en pleurant, de tempérer son allégresse, aussitôt qu'elle ; menaçait de devenir trop aiguë.

Le malheureux artiste ferma les yeux pour ne plus voir ce groupe, qui lui paraissait un raccourci de toute misère et qui le poignait d'une tristesse horrible. Mais il mourait de froid et le sommeil n'obéissait pas. Les choses du passé revinrent sur lui, plus lugubres que jamais. Cet affreux innocent lui représenta l'enfant qu'il avait perdu, et il se vit lui-même, par une monstrueuse association d'images et de souvenirs, dans cette aïeule, dont le vieux visage ruisselant lui rappelait tant de larmes, sans lesquelles il y avait fameusement longtemps qu'il serait mort. Le beau malheur, en vérité. Ses réflexions devinrent si atroces qu'il laissa échapper un gémissement, à l'instant répercuté en éclat de jubilation par l'idiot que sa gardienne eut quelque peine à calmer.

Alors, Marchenoir se jeta au souvenir de sa Véronique comme à un autel de refuge. Il voulut s'hypnotiser sur cette pensée. Il commanda à la chère figure de lui apparaître et de le fortifier. Mais il la vit si douloureuse et si pâle, que le secours qu'il en attendait ne fut, en réalité, qu'une mutation de son angoisse.

Les faits imperceptibles de leur vie commune, immenses pour lui seul, et qui avaient été son pressentiment du ciel; les causeries très-pures de leurs veillées, quand il versait dans cette âme simple le meilleur de son esprit ; les longues prières qu'on faisait ensemble, devant une image éclairée d'un naïf lampion de sanctuaire, et qui se prolongeaient encore pour elle, bien longtemps après que, retiré dans sa chambre, il s'était endormi saturé de joie; enfin, les singuliers pèlerinages dans des églises ignorées de la banlieue : toute cette fleur charmante de son vrai printemps lui semblait, cette nuit-là, décolorée, sans parfum, livide et meurtrie, ayant l'air de flotter sur une vasque de ténèbres...

Il se rappelait, surtout, un voyage à Saint-Denis, l'octobre dernier, par une journée délicieuse. Après une assez longue station devant les reliques de l'apôtre, dont Marchenoir avait raconté l'histoire, on était descendu dans la crypte aux tombeaux vides des princes de France. La majesté leur avait paru sonner fort creux dans cette cave éventée des meilleurs crus de la Mort, et les épitaphes de ces absents juges depuis des siècles, dont les chiens de la Révolution avaient mangé la poussière, ils les avaient lues sans émotion comme le texte inanimé de quelque registre du néant. L'émotion était venue, pourtant, comme un aigle, et les avait griffés, tous deux, ces étranges rêveurs, jusqu'au fond des entrailles.

Au centre de l'hémicycle obituaire, sous le chœur même de la basilique, une espèce de cachot noir et brutalement maçonné se laisse explorer à son intérieur, par d'étroites barbacanes d'où s'exhale un relent de catacombe. Ils aperçurent, dans cet antre éclairé par de sordides luminaires, une rangée de vingt ou trente cercueils, alignés sur des tréteaux, lamés d'argent, guillochés des vers, maquillés de moisissures, éventrés pour la plupart. C'est tout ce qui reste de la sépulture des Rois Très-Chrétiens.

Ce tableau avait été pour Marchenoir d'une suggestion infinie, et, maintenant, il le retrouvait, avec précision, dans la lucide réminiscence d'un demi-sommeil où s'engourdissait sa douleur. Sa très-douce amie était à côté de lui, toute vibrante de son trouble, et il expliquait de façon souveraine la transmutation des mobiliers royaux dont cet exemple était sous leurs yeux. La rouge clarté des lampes luttait en tremblant contre la buée d'abîme qui s'élevait en noires volutes des cassures béantes des bières. Tout ce qu'on voulut appeler l'honneur de la France et du nom chrétien gisait là, sous cette arche fétide. Les sarcophages, il est vrai, avaient été vidés de leurs trésors, que les fossés et les égouts s'étaient battus pour avoir, et il n'eût certes pas été possible de trouver, dans leurs fentes, de quoi ravitailler une famille de scolopendres, pour un seul jour, - mais les caisses de chêne ou de cèdre, pénétrées et onctueuses des liquides potentats qui les habitèrent, n'appartenaient plus à aucune essence ligneuse et pouvaient très-bien prétendre, à leur tour, en qualité de royale pourriture, à la vénération des peuples.

On aurait même pu les hisser, avec des grappins respectueux, sur le trône du Roi Soleil, où ils eussent fait tout autant que lui, pour la gloire de Dieu et la protection des pauvres.

A force de regarder dans ce tissu de ténèbres éraillé d'impure lumière, Marchenoir finit par ne plus rien discerner avec certitude. Une lampe infecte en face de lui paraissait devenir énorme et s'abaisser, comme pour une onction, vers les cercueils. Il y avait, en bas, un remuement effroyable de formes noires défoncées, pendant qu'une rafale glaçante soufflait en haut, et Véronique se débattait au milieu d'une émeute de spectres, avec des cris stridents, sans qu'il pût comprendre com- ment cela se faisait, ni la secourir, ni même l'appeler...

Un effort suprême le réveilla. L'idiot, en proie à-une violente crise, ayant abaissé la glace de la portière, vociférait avec rage, et la malheureuse vieille, en détresse, implorait du secours. Le songeur avait eu beaucoup d'affaires avec les idiots et il savait comment on les dompte, Il s'approcha donc, prit les deux mains du pauvre être dans une de ses fortes mains et, de l'autre, lui tenant la tête, le contraignit à le regarder. Il n'eut pas même un mot à prononcer, il avait le genre d'yeux qu'il fallait et il eût fait un gardien exquis pour des aliénés. L'exacerbé se détendit comme une loque et s'endormit presque aussitôt sur l'épaule de sa compagne.

Lui-même, hélas ! aurait eu fièrement besoin qu'on le détendit et qu'on l'apaisât. Il lui fallut quelques minutes pour se remettre complètement de l'agitation de son cauchemar. Par bonheur, l'aube naissait et il était sûr d'arriver avant une heure..."

 

LES YEUX DE VÉRONIQUE

"... I1 y avait surtout les yeux, des yeux immenses, illimités, dont personne n'avait jamais pu faire le tour. Bleus, sans doute, comme il convenait, mais d'un bleu occulte, extra-terrestre, que la convoitise, au télescope d'écaillés, avait absurdement réputés gris clair. Or, c'était toute une palette de ciels inconnus, même en Occident, et jusque sous les pattes glacées de l'Ourse polaire où, du moins, ne sévit pas l'ignoble intensité d'azur perruquier des ciels d'Orient.

Suivant les divers états de son âme, les yeux de l'incroyable fille, partant, quelquefois, d'une sorte de bleu consterné d'iris lactescent, éclataient, une minute, du cobalt pur des illusions généreuses, s'injectaient passionnément d'écarlate, de rouge de cuivre, de points d'or, passaient ensuite au réséda de l'espérance, pour s'atténuer aussitôt dans une résignation de gris lavande, et s'éteindre enfin, tout de bon, dans l'ardoise de la sécurité.

Mais, le plus touchant, c'était, aux heures de l'extase sans frémissement, de l'inagitation absolue familière aux contemplatifs, un crépuscule de lune diamanté de pleurs, inexprimable et divin, qui se levait tout à coup, au fond de ces yeux étrangers, et dont nulle chimie de peinturier n'eût été capable de fixer la plus lointaine impression. Un double gouffre pâle et translucide, une insurrection de clartés dans les profondeurs, par-dessous les ondes, moirées d'oubli, d'un recueillement inaccessible!...

Un aliéniste, un profanateur de sépultures, une brute humaine quelconque qui, prenant de force, à deux mains, la tête de Véronique, en de certains instants, aurait ainsi voulu la contraindre à le regarder, eût été stupéfait, jusqu'à l'effroi, de l'inattention infinie de ce paysage simultané de ciel et de mer qu'il aurait découvert en place de regard, et il en eût emporté l'obsession dans son âme épaisse. - Ce sont, disait Marchenoir, les yeux d'une aveugle qui tâtonnerait dans le Paradis...

Il avait fallu ces yeux inouïs, faits comme des lacs, et qui paraissaient s'agrandir chaque jour, pour excuser l'absence paradoxale, à peu près complète, du front, admirablement évasé du côté des tempes, mais inondé, presque jusqu'aux sourcils, par le débordement de la chevelure. Autrefois, du temps de la Ventouse, cette toison sublime, qui aurait pu, semblait-il, défrayer cinquante couchers de soleil, surplombait immédiatement les yeux de sa lourde masse, et c'était à rendre fou furieux de voir le conflit de ces éléments. Un incendie sur le Pacifique!.."

 

LES RAISONS DE MARCHENOIR

" - Je vois très-certainement, reprit alors Marchenoir, le mal horrible de ce monde exproprié de la foi chrétienne, et je ne me connais pas d'autres pensées, quels que puissent être les mots qui me servent à exprimer celle-ci, que je porte comme un couteau dans la gaine de ma poitrine. C'est une passion si vraie, si poignante, que je finirai pas devenir incapable de fixer mon attention sur n'importe quel autre objet. Mais cet incident me remet dans l'esprit que je ne vous ai pas encore complètement répondu, Véronique. Je vous ai fait remarquer la révoltante coalition des chrétiens et de leurs adversaires, toutes les fois qu'il s'agit de combattre l'ennemi commun, c'est-à-dire un homme tel que moi, téméraire à force d'amour et véridique sans peur. Puis, j'ai parlé de Louis Veuillot et de l'infortune de l'Eglise. Choses connexes. Laissons tout cela.

On vous a dit, n'est-ce pas ? que mes violences écrites offensaient la charité. Je n'ai qu'un mot à répondre à votre théologien. C'est que la Justice et la Miséricorde sont identiques et consubstantielles dans leur absolu. Voilà ce que ne veulent entendre ni les sentimentaux ni les fanatiques. Une doctrine qui propose l'Amour de Dieu pour fin suprême a surtout besoin d'être virile, sous peine de sanctionner toutes les illusions de l'amour- propre ou de 'amour charnel. Il est trop facile d'émasculer les âmes en ne leur enseignant que le précepte de chérir ses frères, au mépris de tous les autres préceptes qu'on leur cacherait. On obtient, de la sorte, une religion mollasse et poisseuse, plus redoutable par ses effets que le nihilisme même.

Or, l'Evangile a des menaces et des conclusions terribles. Jésus, en vingt endroits, lance l'anathème, non sur des choses, mais sur des hommes qu'il désigne avec une effrayante précision. Il n'en donne pas moins sa vie pour tous, mais après nous avoir laissé la consigne de parler « sur les toits », comme il a parlé lui-même. C'est l'unique modèle, et les chrétiens n'ont pas mieux à faire que de pratiquer ses exemples. Que penseriez-vous de la charité d'un homme qui laisserait empoisonner ses frères, par peur de ruiner, en les avertissant, la considération de l'empoisonneur? Moi, je dis qu'à ce point de vue, la charité consiste à vociférer et que le véritable amour doit être implacable. Mais cela suppose une virilité, si défunte aujourd'hui, qu'on ne peut même plus prononcer son nom sans attenter à la pudeur!...

Je n'ai pas qualité pour juger, dit-on, ni pour punir. Dois-je inférer de c'e bas sophisme, dont je connais la perfidie, que je n'ai pas même qualité pour voir, et qu'il m'est interdit de lever le bras sur cet incendiaire qui, plein de confiance en ma fraternelle inertie, va, sous mes yeux, allumer la mine qui détruira toute une cité ? Si les chrétiens n'avaient pas tant écouté les leçons de leurs ennemis mortels, ils sauraient que rien n'est plus juste que la miséricorde, parce que rien n'est plus miséricordieux que la justice, et leurs pensées s'ajusteraient à ces notions élémentaires.

Le Christ a déclaré « Bienheureux» ceux qui sont affamés et assoiffés de justice, et le monde qui veut s'amuser, mais qui déteste la Béatitude, a rejeté cette affirmation. Qui donc parlera pour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent qui furent investis de la Parole? L'écrivain qui n'a pas en vue la Justice, est un détrousseur de pauvres aussi cruel que le mauvais riche. Ils dilapident l'un et l'autre leur dépôt et sont comptables, au même titre, des désertions de l'espérance. Je ne veux pas de cette couronne de charbons ardents sur ma tête, et, depuis longtemps déjà, j'ai pris mon parti..."

 

1897 - La Femme pauvre, épisode contemporain 

Le roman comprend une part importante d'éléments non seulement autobiographiques mais aussi de chronique contemporaine. Des deux personnages principaux, Marchenoir incarne un Bloy sombre et désespéré, et Clotilde s'inspire de Berthe Dumont, la maîtresse de Bloy qui mourut en 1885. L'oeuvre s'avère plus poétique et visionnaire que romanesque, et propose une idée mystique de la femme, peu commune à l'époque. 

"... La porte s’ouvrit enfin et Clotilde parut. Ce fut comme l’entrée d’avril dans la cale d’un ponton.

Clotilde Maréchal, « la fille à Isidore », comme on disait dans Grenelle, appartenait à la catégorie de ces êtres touchants et tristes dont la vue ranime la constance des suppliciés.

Elle était plutôt jolie que belle, mais sa haute taille, légère-ment voûtée aux épaules par le poids des mauvais jours, lui donnait un assez grand air. C’était la seule chose qu’elle tînt de sa mère, dont elle était le repoussoir angélique, et qui contras-tait avec elle en disparates infinies.

Ses magnifiques cheveux du noir le plus éclatant, ses vastes yeux de gitane captive, « d’où semblaient couler des ténèbres », mais où flottait l’escadre vaincue des Résignations, la pâleur douloureuse de son visage enfantin dont les lignes, modifiées par de très savantes angoisses ; étaient devenues presque sévères, enfin la souplesse voluptueuse de ses attitudes et de sa démarche lui avaient valu la réputation de posséder ce que les bourgeois de Paris appellent entre eux une tournure espagnole.

Pauvre Espagnole, singulièrement timide ! À cause de son sourire, on ne pouvait la regarder sans avoir envie de pleurer. Toutes les nostalgies de la tendresse – comme des oiselles désolées que le bûcheron décourage, – voltigeaient autour de ses lèvres sans malice qu’on aurait pu croire vermillonnées au pinceau, tellement le sang de son coeur s’y précipitait pour le baiser.

Ce navrant et divin sourire, qui demandait grâce et qui bonnement voulait plaire, ne pouvait être oublié, quand on l’avait obtenu par la plus banale prévenance.

En 1879, elle avait environ trente ans, déjà trente ans de misères, de piétinement, de désespoir ! Les roses meurtries de son adolescence de galère avaient été cruellement effeuillées par les ouragans, dans la vasque noire du mélancolique jardin de ses rêves, mais, quand même, tout un orient de jeunesse était encore déployé sur elle, comme l’irradiation lumineuse de son âme que rien n’avait pu vieillir.

On sentait si bien qu’un peu de bonheur l’aurait rendue ravissante et qu’à défaut de joie terrestre, l’humble créature aurait pu s’embraser peut-être, ainsi que la torche amoureuse de l’Évangile, en voyant passer le Christ aux pieds nus !

Mais le Sauveur, cloué depuis dix-neuf siècles, ne descend guère de sa Croix, tout exprès pour les pauvres filles, et l’expérience personnelle de l’infortunée Clotilde était peu capable de la fortifier dans l’espoir des consolations humaines.

Quand elle entra, la vue de Chapuis la fit reculer instinctivement. Ses jolies lèvres frémirent et elle parut sur le point de prendre la fuite. Cet homme était, en effet, le seul être qu’elle crût avoir le droit de haïr, ayant souffert par lui d’une épouvantable façon...."

 

1892-1895 – Le Mendiant ingrat  

C'est le premier volume du Journal de Léon Bloy qui couvre une période d'une misère indescriptible et au gré de laquelle il va pourtant écrire et se développer spirituellement. On considère qu'il n'y a que peu d'oeuvre autobiographique aussi déchirante que ce Mendiant ingrat.

 

1894, Juin

6. — Le mot de saint Paul : Videmus nunc per speculum in aenigmate serait la lucarne pour plonger dans le vrai Gouffre qui est l'âme humaine. L'épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes aperçus « dans un miroir ». Il s'agit de retourner notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l'infini de nos cœurs: pour lesquels Dieu a voulu mourir.

Aucun homme ne peut voir que ce qui est en lui. Si nous voyons la Voie lactée, c'est qu'elle existe véritablement dans notre âme.

8. — Essayé de relire l'Eve future de Villiers. Trop de science humaine et trop peu de science divine. C'est la même impression que pour Edgar Poe. Ces poètes ne priaient pas et leur mépris, éloquent parfois, n'est que l'amertume de leur impatience terrestre. Ils sont pleins de terre comme les idoles.

30. — Second poème des Vendanges : 

Le Cortège de la Fiancée

La Femme qui trouble malicieusement l'âme d'un vidangeur, et qui ne se livre pas, aussitôt après, à ce vidangeur, sera jugée par un tribunal de prostituées et d'homicides. Telle est la loi, vérifiée par dix-neuf siècles de christianisme.

— Tu nous fais crever de désir et de désespoir, ô Jardin suspendu de la Volupté que soutiennent toutes les colonnes sociales.

Tu es haute et folle comme la mer et tu cribles de tourments les malheureux qui « reçurent leur âme en vain ».

Horrible Vierge aux entrailles inaccessibles, Verseuse de poison, Echansonne de la mort, Brute sublime !... les petites étoiles qui roulent dans le fond du ciel nous sont plus proches que toi, beaucoup plus proches, et c'est effrayant de penser à la multitude morose des cochons noirs qui te font cortège et qui auraient pu demeurer des hommes, si tu avais eu le cœur assez grand pour devenir, tout de bon, une gourgandine !

Or, tu es une vierge sage qui ne laisse pas éteindre sa lampe et tu es toujours prête aux délectations et transports de l'Epoux qui vient sans être attendu. Tu n'as souillé ni ta robe, — à peu près absente, il est vrai — ni ta chair très-pure, et cela t'est bien égal, n'est-ce pas? si tous ces morts qui sont derrière toi, si ces pauvres morts sans de profundis tendent leurs ombres de mains pour te supplier.

Tu crois si bien, Gueuse atroce, que le firmament t'adore, que la mécanique des deux fonctionne pour toi et que tu ne dois rien à la Vermine.

Mais, prends garde, ils sont patients, les petits convives de la pourriture des jolies femmes; ils sont tout à fait patients et tout à fait immortels — et ils ont rongé la tête des Dieux !

Puis, encore une fois, nous sommes troublés, nous autres, les humains fragiles, nous sommes troublés d'une manière épouvantable, et ce trouble est parmi les choses que Jésus porta dans son Agonie.

Cette amertume sans nom de concupiscence déçue est la lie même du Galice qu'il lui fallut boire. Car c'est la plus hideuse des tortures. C'est le supplice qu'il est impossible de magnifier, celui de tous qui efface le mieux la Forme de l'Homme, parce que c'est le seul qu'il ne peut choisir.

Des êtres faits à l'Image du Dieu qui souffre, et dont les âmes eussent pu être comme des torrents vers un Pacifique de lumière, ont perdu, à cause de toi, Idole imbécile, cette Ressemblance d'origine qui les configurait à la Raison éternelle.

Roulant dix mille marches, ils sont devenus plus bêtes que toi, pour t'accompagner sur leurs quatre pieds jusqu'à cette eau noire, — là-bas, sous cette guenille de la lune.

Ceux-là sont les vivants, les prétendus vivants de la terre.

Mais tu es toute pleine de morts.

Qui les comptera, depuis tant de siècles? N'es-tu pas, dès toujours, le lieu commun de la plus banale misère des enfants des hommes?

Tondeuse du faible Samson, Exterminatrice des innocents, Prophétesse des tourmenteurs ;

Vierge putride, Vierge inclémente, Vierge infidèle;

Miroir d'injustice et Trône de folie;

Vase de matière, Vase de honte, Vase de blasphème ;

Tubéreuse des asphyxies, Tour de la faim, Donjon des pleurs et des grincements ;

Porte des lieux souterrains ;

Etoile funèbre ;

Agonie des agonisants et Consolatrice de ceux qui ne sont pas affligés ;

Notre-Dame de Recouvrance pour tous ceux qui ne seront jamais chrétiens;

Regina Tenebrarum et locorum Tristitiae ;

 

C'est toi qui promènes invisiblement, par toute la terre, la Tête coupée du Précurseur dont te paya l'érotomanie du vieux tétrarque ! ..."

 

LEON BLOY, EXEGESE DES LIEUX COMMUNS

(Paris, Société du Mercure de France, 1902).

"De quoi s'agit-il, sinon d'arracher la langue aux imbéciles, aux redoutables et définitifs idiots de ce siècle, comme saint Jérôme réduisit au silence les Pélagiens ou Lucifériens de son temps?

Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve!

L'entreprise, je le sais bien, doit paraître fort insensée. Cependant je ne désespère pas de la démontrer d'une exécution facile et même agréable.

Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l'homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit; l'authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très-petit nombre de formules.

Le répertoire des locutions patrimoniales qui lui suffisent est extrêmement exigu et ne va guère au delà de quelques centaines. Ah! si on était assez béni pour lui ravir cet humble trésor, un paradisiaque silence tomberait aussitôt sur notre globe consolé !

Quand un employé d'administration ou un fabricant de tissus fait observer, par exemple : « qu'on ne se refait pas ; qu'on ne peut pas tout avoir; que les affaires sont les affaires; que la médecine est un sacerdoce; que Paris ne s'est pas bâti en un jour; que les enfants ne demandent pas à venir au monde; etc., etc., etc. », qu'arriverait-il si on lui prouvait instantanément que l'un ou l'autre de ces clichés centenaires correspond à quelque Réalité divine, a le pouvoir de faire osciller les mondes et de déchaîner des catastrophes sans merci?

Quelle ne serait pas la terreur du patron de brasserie ou du quincaillier, de quelles affres le pharmacien et le conducteur des ponts et chaussées ne deviendraient-ils pas la proie, si, tout à coup, il leur était évident qu'ils expriment, sans le savoir, des choses absolument excessives; que telle parole qu'ils viennent de proférer, après des centaines de millions d'autres acéphales, est réellement dérobée à la Toute-Puissance créatrice et que, si une certaine heure était arrivée, cette parole pourrait très-bien faire jaillir un monde?

ll semble, d'ailleurs, qu'un instinct profond les en avertisse. Qui n'a remarqué la prudence cauteleuse, la discrétion solennelle, le morituri sumus de ces braves gens, lorsqu'ils énoncent les sentences moisies qui leur furent léguées par les siècles et qu'ils transmettront à leurs enfants ?

Quand la sage-femme prononce que « l'argent ne fait pas le bonheur » et que le marchand de tripes lui répond avec astuce que, « néanmoins, il y contribue » ; ces deux augures ont le pressentiment infaillible d'échanger ainsi des secrets précieux, de se dévoiler l'un à l'autre des arcanes de vie éternelle, et leurs attitudes correspondent à l'importance inexprimable de ce négoce. 

Il est trop facile de dire ce que paraît être un lieu commun. Mais ce qu'il est, en réalité, qui pourra le dire?

Pourquoi, autrement, me serais-je recommandé à saint Jérôme? Ce grand personnage ne fut pas seulement le consignataire pour toujours de la Parole qui ne change pas, des Lieux Communs pleins de foudres de la Très-Sainte Trinité. Il en fut surtout l'interprète, le commentateur inspiré.

Avec une autorité beaucoup plus qu'humaine, il enseigna que Dieu a toujours parlé de Lui-même exclusivement, sous les formes symboliques, paraboliques ou similitudinaires de la Révélation par l'Ecriture, et qu'il a toujours dit la même chose de mille manières.

J'espère que ce docteur sublime daignera favoriser de son assistance un pamphlétaire de bonne volonté qui serait si heureux de mécontenter, une fois de plus, la populace de Ninive, éternellement « incapable de distinguer sa droite de sa gauche », — et de la mécontenter à un tel point que des colères inconnues se déchaînassent.

Ce résultat serait obtenu, sans doute, si la céleste douceur ne m'était pas refusée d'établir, en l'irréfutable argumentation d'une dialectique de bronze, que les plus insanes bourgeois sont, à leur insu, d'effrayants prophètes, qu'ils ne peuvent pas ouvrir la bouche sans secouer les étoiles, et que les abîmes de la Lumière sont immédiatement invoqués par les gouffres de leur Sottise. .... "