Benedetto Croce (1866-1952), "Filosofia dello Spirito", "Estetica come scienza dell'espressione e linguistica generale" (1902),"Manifesto degli intellettuali antifascisti" (1925), "La storia come pensiero e come azione" (1938) - ...
Last update: 2022/11/11
"L'Esprit est tout le Réel". Benedetto Croce publie les quatre volumes de sa "Philosophie de l'esprit" entre 1902 et 1917. Il est alors le plus important hégélien du siècle, mais d'une façon bien personnelle. Comme Hegel, il pense que c'est l'histoire, et non la science, qui est la clef de la compréhension de l'être humain. Mais pour lui, l'intuition et le sens esthétique ont un rôle plus fondamental que la raison. Idéaliste en ce qu'il regarde la participation aux activités de l'esprit comme le critère de la réalité, il rejette la notion de tout système définitif de vérité philosophique. L'esprit est toute la réalité qui soit, et il se développe constamment à la faveur de cette sorte de conflit particulièrement productif, dont la dialectique de Hegel est une image. Il est essentiellement historique, et donc, la philosophie, en tant que prise de conscience de l'esprit, s'identifie en fin de compte à l'histoire.
Cette révision dynamique et historiciste de Hegel par Croce a dominé la vie italienne de tout le début du XXe siècle. Croce fut un érudit et polygraphe qui a brillé dans toutes les disciplines humanistes et a exercé son influence jusqu'en Grande-Bretagne.
IL N'EST PAS VRAI QU'IL Y AIT DES ÊTRES HUMAINS "PRATIQUES" ET DES ÊTRES HUMAINS "THEORIQUES"...
I - L'activité pratique comme forme de l'esprit - Vie pratique et vie théorique. - Insuffisance des distinctions descriptives. - Insuffisance de la méthode psychologique en philosophie. — Nécessité de la méthode philosophique. - La constatation et la déduction. — Théories qui nient la forme pratique de l'esprit. - La pratique comme fait inconscient : critique. - Nature et activité pratique. - Réduction de la forme pratique à la forme théorique : critique. - La pratique comme pensée qui se réalise. - Reconnaissance de l'autonomie.
"Un coup d'œil sur la vie qui nous entoure semblerait, sans qu'il fût besoin d'une démonstration spéciale, plus que suffisant pour établir l'existence d'un domaine d'activité pratique à côté de l'activité théorique. On voit dans la vie, presque matériellement distincts, des hommes de pensée et des hommes d'action, des contemplateurs et des ouvriers : là, des fronts larges, des yeux graves et songeurs; ici, des fronts étroits, des yeux vigilants et mobiles; des poètes et des philosophes d'un côté, de l'autre, des capitaines et des soldats, qu'ils le soient de l'industrie, du commerce, de la politique, de l'armée ou de l'Église.
De même que les hommes, leurs œuvres nous apparaissent différentes; et tandis que nous sommes attentifs à une découverte, qui s'annonce à nous, de chimie ou de physique, à une philosophie nouvelle et susceptible d'ébranler de vieilles croyances, à un drame ou à un roman qui nous apportent le rêve d'un artiste, voici que nous interrompent et nous appellent des spectacles de tout autre nature : une guerre à coups de canons ou de tarifs douaniers, entre deux États; une grève formidable, dans laquelle des milliers et des milliers de travailleurs font sentir au reste de la société ce que valent leur nombre et leur force et de quel poids est leur travail dans l'œuvre commune; une organisation puissante qui réunit et resserre en un faisceau les forces de résistance conservatrice, se servant des intérêts et des passions, des espérances et des craintes, des vices et des vertus, comme le peintre se sert des couleurs et le poète des mots, et faisant ainsi parfois, comme le poète et le peintre, un chef-d'œuvre, mais un chef-d'œuvre pratique.
L'homme d'action est pris, de temps à autre, d'un dégoût devant son orgie d'efforts volitifs, et il jette un regard d'envie sur l'artiste et sur le savant, tout comme, jadis, les personnes mondaines regardaient du côté des moines, lesquels avaient su se choisir la part la plus calme et la plus belle de la vie; mais, d'habitude, il s'en tient à ce sentiment fugitif, ou bien, s'il se résout à interrompre les affaires aux ides, il y revient aux calendes.
L'homme de contemplation éprouve aussi, parfois, ce même dégoût et cette même aspiration ; il lui semble être oisif alors que tant d'autres travaillent et saignent; et il crie aux combattants: « Des armes, donnez -moi des armes! »; et il voudrait devenir mineur parmi les mineurs, navigateur parmi les navigateurs, empereur du charbon parmi les rois du charbon : mais de tout cela, d'habitude, il ne fait ensuite qu'une ode ou un livre. Aucun, malgré qu'il s'y efforce, ne sort de sa sphère propre. On dirait que la nature fournit des hommes faits exprès pour l'une ou pour l'autre forme d'activité, de même que, pour la conservation de l'espèce, elle fournit des mâles et des femelles.
Mais cette existence, presque physiquement délimitée, sous laquelle l'activité pratique se montre à nous dans la vie, séparée de l'activité théorique, n'a aucune certitude; elle n'est pas même, comme on serait tenté de le croire, un fait qui s'impose par lui-même.
Les faits ne s'imposent jamais par eux-mêmes, si ce n'est par métaphore : ce n'est que notre pensée qui se les impose, quand elle en a fait la critique et qu'elle a reconnu leur réalité.
Et cette existence et cette distinction, que l'on croit toucher du doigt, ne sont au fond que le produit d'une première et superficielle réflexion philosophique, qui pose comme intimement distinct ce qui ne l'est qu'en gros et à première vue.
En effet, si l'on continue à méditer avec la méthode et les présuppositions mêmes de cette première réflexion, celle-ci en vient à annuler elle- même les distinctions qu'elle avait posées.
Il n'est pas vrai qu'il y ait des hommes pratiques et des hommes théoriques; l'homme théorique est, lui aussi, homme pratique : il vit, il veut, il agit, comme tous les autres; l'homme qu'on dit pratique est, lui aussi, théorique : il contemple, croit, pense, lit, écrit, aime la musique et les autres arts. Les œuvres qu'on indiqué comme étant un produit du pur esprit pratique se révèlent, examinées d'un peu plus près, très complexes et riches en éléments théoriques : méditations, raisonnements, recherches historiques, contemplations idéales; — et les œuvres qu'on cite comme des manifestations du pur esprit artistique ou philosophique, sont aussi un produit de la volonté, puisque sans volonté on ne fait rien : sans volonté, l'artiste ne se prépare pas pendant des années et des années à son chef- d'œuvre, pas plus que le penseur ne mène à terme son système.
La bataille d'Austerlitz ne fut-elle pas aussi œuvre de pensée? Et la Divina Comedia ne fut-elle pas aussi œuvre de volonté ? De semblables réflexions, que l'on pourrait aisément multiplier, font naître une défiance à l'égard non seulement de l'affirmation primitive mais même de la recherche entreprise, et l'on est comme celui qui, après avoir, avec beaucoup de fatigue, rempli un récipient, se verrait tout à coup contraint de le vider à nouveau avec une égale fatigue, pour se retrouver en présence du récipient tel qu'il était d'abord, vide. Ou bien on s'attache, tout au plus, à cette conclusion que ni le théorique ni le pratique n'existent distincts l'un de l'autre, mais qu'il existe un seul fait, qui est ou l'un ou l'autre des deux, ou un troisième à déterminer, et qui se manifeste concrètement dans d'infinies gradations et nuances que nous nous efforçons arbitrairement de ramener à deux classes ou même davantage, et que, non moins arbitrairement, nous séparons et appelons distinctes."
L'UNIVERSALITE DE LA CONSCIENCE
"On a dit que, par là, la conscience de l'individu devient le type et la mesure de la réalité universelle, et l'on a proposé, pour obvier à ce rétrécissement et à ce danger, d'élargir l'observation en l'étendant à la psyché des autres individus, aussi bien de ceux du présent que de ceux du passé, de notre civilisation et de civilisations différentes, et en complétant (selon l'expression habituellement employée) la méthode psychologique par la méthode historique et ethnographique.
Mais cette crainte est déplacée : car la conscience qui constitue l'objet de la recherche philosophique est, non pas celle de l'individu en tant qu'individu, mais la conscience universelle qui est dans tout individu, base de la sienne, de sa conscience individuelle, et de celle des autres individus. Le philosophe qui se replie sur lui-même ne cherche pas le moi empirique : Platon philosophe ne cherchait pas en lui- même le fils d'Ariston et de Périctione, ni Baruch Spinoza le pauvre juif maladif; ils cherchaient ce Platon et ce Spinoza qui ne sont plus ni Platon ni Spinoza, c'est-à-dire l'homme, l'esprit, l'être dans son universalité. Aussi le remède proposé apparaîtra-t-il non seulement inutile, mais directement nuisible, puisque, pour une recherche où il faut, en somme, surmonter le moi empirique, on nous offre, au lieu de cela, le secours d'autres et multiples moi, augmentant ainsi le tumulte et la confusion là où il faut que se fassent la paix et le silence, et apportant ainsi, en échange de l'universel que l'on demandait, pis qu'un individuel, quelque chose de général, qui est un assemblage arbitraire d'individualités mutilées.
Il pourrait sembler, cependant, que le résultat de cette recherche relative à la forme et à l'universalité de la conscience garde toujours la valeur d'une pure constatation de fait, semblable à toute autre constatation, par exemple à celles que le temps est pluvieux aujourd'hui ou qu'un tel a pris femme. Si ces deux derniers faits sont indubitables parce que bien observés, de même sera indubitable, parce que bien observée, une affirmation concernant la conscience dans son universalité. Et certainement, cette affirmation et les deux autres étant vraies, il n'y a pas, sous cet aspect, de différence entre elles ou entre vérité et vérités, considérées comme telles. Mais puisque les faits particuliers et contingents, comme les deux que nous avons cités eu exemple, sont particuliers et contingents précisément parce qu'ils n'ont pas leur raison en eux-mêmes, et puisque l'universel est universel parce qu'il est à lui-même sa raison suffisante, il est clair que la vérité d'un aspect universel ne pourra être jugée définitivement établie que lorsqu'on en aura vu en même temps la raison ou lorsque cet aspect aura été simplement énoncé et affirmé comme on énonce et affirme un fait particulier.
Soutenir l'existence de la forme pratique de l'activité à côté de la forme théorique, c'est les déduire l'une de l'autre et les déduire toutes deux de l'unité de l'esprit et du réel. Nous n'avons nullement l'intention de nous dérober à cette exigence et à ce devoir; et si, ici, au début de cette étude, nous nous bornons à en affirmer l'existence et à montrer que les arguments qu'on lui oppose ne sont pas fondés, nous le faisons pour des raisons d'ordre didactique, assurés que nous sommes d'enlever, par la suite, à cette assertion ce qu'elle a de provisoire, voire son caractère d'assertion...."
Benedetto Croce (1866-1952)
Né à Pescasseroli (Abruzzes), appartenant à une famille de grands propriétaires terriens et de magistrats, sorti vivant par miracle du tremblement de terre de Casamicciola (île d'Ischia) en 1883, dans lequel sa famille périt, Benedetto Croce se rendit à Rome auprès de son tuteur et suivit des cours de droit. Ses goûts n`étaient pas du tout orientée vers ce domaine, et, lorsqu'il retourne à Naples en 1886, il devient membre, puis secrétaire de la Société d`Histoire nationale et ne fait guère pendant quelques années (1886-1892) que des travaux d'érudition portant principalement sur l'Italie méridionale. C'est un indépendant, son activité se déroulera toujours en dehors des milieux académiques officiels et l'écrivain restera distinct du politicien.
C'est en 1893 qu'il publie "La Storia ridotta sotto il concetto generale dell'arte", où l'on trouve déjà le double refus qui marque toute sa pensée, celui de l'idéalisme hégélien, - très vivant à Naples, et qui aboutit à l'apriorisme historique -, celui du positivisme, - encore vigoureux mais déjà en crise. Il croit trouver une voie satisfaisante dans le marxisme, pour lequel il s'enthousiasme (1895-1896), mais qu'il abandonne rapidement, lui reprochant son instrumentalisme...
Dans ses "Matériaux d'une théorie du prolétariat" (1921), Georges Sorel ne peut qu'évoquer cette incontournable tentation de la lecture de Marx, lecture par laquelle il prit connaissance de Hegel : "Benedetto Croce, dont l'autorité est si considérable comme commentateur critique de l'œuvre de Marx, a déclaré, il y a quelques années, que le socialisme est mort (dans la Voce (de Florence) du 9 février 1911). Marx avait, suivant lui, rêvé une épopée magnifique qui avait provoqué un légitime enthousiasme ; sur la foi des meilleurs écrivains socialistes, beaucoup de jeunes gens crurent qu'il existait quelque part un prolétariat héroïque, créateur d'un nouveau système de valeurs, appelé à fonder, à très bref délai, sur les ruines de la société capitaliste, une civilisation de producteurs ; en fait l'ouvrier allemand est en train de s'assagir, il s'enrôle dans les troupes de la démocratie et, au lieu de tout sacrifier à l'idée de lutte de classe, il s'occupe, comme les bourgeois, des intérêts généraux de son pays (« Le syndicalisme, dit Benedetto Croce, était une nouvelle forme du grand rêve de Marx, qui fut une seconde fois rêvé par Georges Sorel »). Les lecteurs qui admettent, avec l'éminent philosophe italien, que la révolution annoncée par Marx est chimérique, ne pourront pas être choqués en constatant que j'ai éprouvé beaucoup d'incertitudes au temps où je cherchais comment pourrait se réaliser l'essentiel des doctrines marxistes..."
En 1902, démarche fondamentale, Croce crée "La Critica", avec Giovanni Gentile (1875-1944), philosophe et professeur d'université qui, tout comme Croce, se tourne très rapidement vers la politique après avoir dédié à ce dernier "L'Esprit, acte pur" (1916), partant de la dialectique hégélienne, l'histoire s'identifie pour lui à la pensée agissante, et on le verra en 1920 appelé par Mussolini au ministère de l'Instruction publique. On le verra surtout rédiger "Il Manifesto degli intellettuali fascisti", le Manifeste des intellectuels fascistes en mars 1925 qui sera présenté à un congrès d’intellectuels à Bologne et qui se proposait ainsi de donner au fascisme une dimension culturelle (le fascisme y est présenté comme intimement lié à l'histoire de la nation italienne, et, sous la menace des forces destructrices et individualistes, lui assurant continuité et unité, rétablissant l’autorité de l’État face à la volonté des individus et au chaos). Croce, quant à lui sera élu sénateur en 1910 et en 1925 répondra au Manifeste de Gentile par un Contre-Manifeste. Pour l'heure, "Critica", qui les relie tous deux en ses débuts, est une revue de littérature, d'histoire et de philosophie qui sera publiée jusqu'en 1944 et dont l'influence fut en Italie considérable.
Croce atteint sa maturité spirituelle en 1902 avec "Estetica", "L'Esthétique comme science de l'expression et linguistique générale" : il entend poursuivre la grande tradition humaniste de Vico et de De Sanctis, affirmer le caractère non intellectuel de l'art, qui est unité, et rejoindre sur ce terrain le mouvement de l'esprit européen. Croce considère toute œuvre poétique comme un langage nouveau, il insiste sur le caractère individuel du langage, qu'il oppose au caractère social de la langue.
Affirmant l'autonomie de l'art, se proposant de distinguer le beau dans chaque œuvre, autrement dit l'expression pure de ses résidus idéologiques, Croce va exercer son influence dans la critique littéraire avec notamment "Arioste, Shakespeare et Corneille" (1920), "la poésie de Dante" (1921), "Poésie et non poésie" (1923), "Histoire de l'âge baroque en Italie" (1929), "Essais et Nouveaux essais sur la littérature italienne du XVIIe siècle" (1911-1931). Mais l'Esthétique lui pose de nombreux problèmes, notamment en ce qui concerne les rapports de l'activité artistique avec les autres activités humaines. Il décide donc d'illustrer son esthétique par des essais de critique littéraire, et de compléter sa philosophie de l'esprit par une logique (Logica come scienza del concetto puro, 1909) et une éthique (Filosofia della pratica, 1909)....
LA PHILOSOPHIE EST LA SCIENCE DE L'ESPRIT, ET L'ESPRIT COMPREND LA REALITE...
Mais une philosophie anti-métaphysique et méthodologique ...
Si nous supprimons les formes que les concepts purs de beauté et de vérité fournissent, il ne reste rien, car l'informe n'est pas quelque chose, c'est une vaine tentative de concevoir l'inconcevable. L'opinion selon laquelle il ne peut y avoir de réalité extérieure à l'esprit est exposée avec beaucoup de clarté et de force par Croce dans la deuxième section de la Logique qui contient la doctrine du jugement individuel, et en particulier dans le chapitre sur le prédicat d'existence....
"Lorsque l'être est conçu comme extérieur à l'esprit humain, et la connaissance comme séparable de son objet, de sorte que l'objet pourrait être sans être connu, il est évident que l'existence de l'objet devient une donnée, quelque chose, pour ainsi dire, placé devant l'esprit, quelque chose de donné à l'esprit, d'étranger à lui, et que l'esprit ne ferait jamais sien s'il n'avalait pas, avec force et courage, le morceau amer par un acte de foi irrationnel. Et pourtant, toute la philosophie, au fur et à mesure que nous la déployons, montre qu'il n'y a rien en dehors de l'esprit, et qu'il n'y a donc pas de données qui le concernent. Les conceptions mêmes que nous nous faisons de ce quelque chose d'extérieur, de mécanique, de naturel, se révèlent être non pas des conceptions de données déjà extérieures, mais des données fournies à l'esprit par lui-même. L'esprit façonne ce soi-disant quelque chose d'extérieur parce qu'il a du plaisir à le façonner, et s'échappe en le ré-annulant quand il n'a plus de plaisir à le faire. De plus, personne n'a encore réussi à découvrir dans toute l'étendue de l'esprit la faculté mystérieuse et inqualifiable dont il a besoin : la foi. Il faudrait que ce soit une intuition de l'universel, ou une pensée de l'universel sans le processus logique de la pensée. Ce qu'on appelle un acte de foi s'est révélé à maintes reprises être un acte de connaissance ou un acte de volonté, une forme théorique ou pratique de l'esprit" (cf. Logica).
L'esprit, donc, tel que la philosophie nous apprend à le concevoir, est un univers qui, comme Leibniz le disait de la monade, n'a pas de fenêtres par lesquelles quelque chose puisse entrer ou sortir. C'est ce que nous entendons par le caractère concret de la réalité telle que nous l'étudions en philosophie. Toute forme est donnée par l'esprit et est un processus actif de l'esprit, et sans forme il n'y a pas de réalité. En philosophie, nous étudions ces formes d'activité mentale, non pas en les abstrayant, non pas en les expérimentant, non pas en les montrant à l'œuvre in vacuo - nous n'avons pas de méthodes de laboratoire, - mais en leur faisant révéler le rôle qu'elles jouent dans la constitution du tout organique concret. En philosophie comme dans la vie, chaque fait est en relation avec tous les autres, et le fait qui succède à un autre, bien qu'il ne soit pas le même, n'est pas le même. différent de son antécédent est pourtant le même. Tout fait qui est postérieur contient en lui celui qui est antérieur, comme le précédent contient aussi virtuellement l'être postérieur ce qu'il est en vertu de sa production (cf. Logica).
Si donc la philosophie est la science de l'esprit, et que l'esprit comprend la réalité, que sont les sciences que nous appelons physiques et naturelles ? Elles aussi prétendent comprendre la réalité, et la réalité dont elles s'occupent n'est pas une réalité différente, car il n'y a pas deux réalités...
"Lorsque nous parlons des sciences naturelles comme étant à part et en dehors de la philosophie, nous devons prendre soin de noter qu'elles ne sont pas des sciences dans le sens que nous donnons à ce terme lorsque nous disons que la philosophie est une science, elles sont des systèmes complexes de faits connus arbitrairement abstraits et fixés. Les sciences naturelles elles-mêmes reconnaissent qu'elles sont entourées de limites, limites qui ne sont rien d'autre que des données historiques et perceptuelles. Elles calculent, mesurent, posent des équations, établissent des régularités, façonnent des classes et des types, formulent des lois, montrent selon une méthode qui leur est propre comment un fait est dérivé d'autres faits, mais tout leur progrès est une lutte continuelle avec des faits appréhendés de manière intuitive et historique. Même la géométrie a fini par reconnaître qu'elle repose entièrement sur l'hypothèse que l'espace tridimensionnel, ou euclidien, est l'un des espaces possibles, étudié de préférence parce que plus commode que tout autre. Ce qui est vrai dans les sciences naturelles, c'est soit la philosophie, soit le fait historique, ce qui est naturel au sens propre du terme, c'est l'abstraction et la libre sélection. Chaque fois que les sciences naturelles cherchent à se constituer en sciences parfaites, elles sont obligées de sortir de leur cercle et de passer à la philosophie. C'est ce qu'elles font lorsqu'elles posent des concepts qui ne sont pas du tout naturalistes, tels que l'atome non étendu, l'éther ou le milieu vibrant, la force vitale, l'espace imperceptible et d'autres concepts semblables - des efforts philosophiques véritables et appropriés lorsqu'ils ne sont pas des mots sans signification" ( cf. Estetica).
La beauté et la vérité sont des concepts, et la science de chacun d'eux est la science d'une activité mentale, l'une esthétique et l'autre logique, et s'il existe quelque chose en dehors de ces concepts, ce ne peut être qu'une sorte de matière sensible à laquelle l'esprit n'a pas encore donné forme, des données, qui ne sont en aucun cas extra-mentales, mais extraites de leur forme dans l'appréhension mentale, une tentative de conception plutôt qu'une conception. Mais on peut dire que ce n'est pas la réalité ou l'irréalité de la matière sensible non formée qui nous préoccupe le moins du monde. Ce que nous voulons découvrir, c'est la réalité physique des choses physiques, et par choses physiques, nous entendons non pas notre expérience, mais l'expérience de la nature....
Philosophe («Il filosofo, oggi, deve non già fare il puro filosofo, ma esercitare un qualche mestiere, e in primo luogo, il mestiere dell'uomo»), ayant pour maîtres Hegel et Vico, Croce leur consacre "Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel", "La filosofia de G.H. Vico" (1911), et jusqu'en 1941, avec "Il carattere della filosofia moderna", et nombre de volumes regroupés sous le titre "La Philosophie en tant que science de l'esprit", une "Filosofia dello Spirito" qui comporte quatre volumes, I."Estetica come scienza dell’ espressione e linguistica generale", . II."Logica come scienza del concetto puro", III. "ilosofia della pratica. Economica ed etica", IV."Teoria e storia della storiografia" ...
On peut s'interroger dans la lignée de la pensée globalisante de Croce sur la nature de la pluralité des individus : les individus sont-ils des tourbillons dans un océan d'esprit universel ? Ou bien sont-ils des monades, chacune développant sa nature individuelle sur un principe interne d'évolution, chacune étant protégée par cette nature contre toute intrusion ou influence efficace de l'extérieur ? Croce ne donne pas la réponse, mais c'est l'histoire qui a produit l'esprit individuel et qui constitue sa nature, et détermine la forme de son existence, et qui de même produit la nature commune, la nature dite humaine. Le monde de notre connaissance est un monde humain ...
Aussi son activité en tant qu'historien est toute aussi imposante, "Histoire de l'Italie de 1871 à 1915" (Storia d'Italia, 1923), "Histoire de l'Europe de 1815 à 1915" (Storia d'Europa, 1932). "La storia como pensiero e azione" (L'Histoire comme pensée et comme action, 1938) voit l'Histoire englober toutes les activités de l'esprit humain et celui-ci lutter contre toute réduction ou catégorisation, l'esthétisme («décadentisme», l'intellectualisme, l'utilitarisme ou le moralisme.
Son activité de critique littéraire sous-tend dans la continuité ce vaste historicisme absolu et tout l'oppose au "naturalisme" ambiant. Toute oeuvre est l'expression d'une «personnalité poétique», il n'y a pas d'activité esthétique coupée des autres activités humaines, l'histoire littéraire en vient ainsi à s'identifier à la critique littéraire et celle-ci est par essence monographique...
"La philosophie est une élucidation des concepts directeurs de l'interprétation historique. Puisque le sujet de l'histoire est la vie concrète de l'esprit et que la vie consiste en imagination et en pensée, en action et en moralité, et qu'elle est pourtant une dans la variété de ses formes, l'élucidation fonctionne d'elle-même dans les distinctions de l'esthétique et de la logique, de l'économie et de l'éthique, et toutes sont réunies et résolues dans la philosophie de l'esprit. Si le jugement historique montre qu'un problème philosophique est stérile en fait, par cela seul il est prouvé qu'il est otique ou en tout cas déplacé et sans subsistance réelle. Si une proposition philosophique, au lieu de rendre l'histoire plus intelligible, la laissait dans l'obscurité ou dans une confusion pire encore, ou si elle s'élevait au-dessus de l'histoire ou la condamnait et la niait, ce serait une preuve en soi que la proposition et la philosophie qui lui est liée sont arbitraires, même si elles sont intéressantes en tant que manifestation de sentiments et de fantaisie" ( Critica , vol.16) ....
L'influence de Croce s'est étendu également dans la sphère politique. Indulgent à l'égard du fascisme, il se ravisera devant le raidissement dictatorial du régime en assumant par la suite une attitude clairement antifasciste. Nombreux opposants à Mussolini se réunissent alors autour de son nom et de ses idées libérales...
A la déclaration de la guerre, en 1914, Croce était devenu un neutraliste actif, utilisant les colonnes de sa revue pour certaines mises au point; en 1920, le président du Conseil Giovanni Giolitti l'avait appelé au ministère de l'Instruction publique. En 1921, un certain Mussolini créait le Parti national fasciste et présentait au pays un programme politique nationaliste, autoritaire, antisocialiste et antisyndical, qui lui vaudra l'appui de la petite bourgeoisie et d'une partie des classes moyennes industrielles et agraires. L'instabilité politique et sociale succède à la Grande Guerre en Italie, c'est alors la fameuse Marche su Rome du 28 octobre 1922, et Mussolini obtient la charge de constituer le gouvernement. En 1924, après la victoire contestée des élections et l'assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti, Mussolini fait de l'Italie, en 1925, un régime fasciste à parti unique...
C'est en 1925 que Croce publie son "Manifeste des intellectuels antifascistes" (Manifesto degli intellettuali antifascisti) : "Varcare questi limiti dell'ufficio a loro assegnato, contaminare politica e letteratura, politica e scienza è un errore, che, quando poi si faccia, come in questo caso, per patrocinare deplorevoli violenze e prepotenze e la soppressione della libertà di stampa, non può dirsi nemmeno un errore generoso...". Croce y critique les intellectuels fascistes, accusés d’avoir contaminé par la politique tant l’art que la science et dénonce en outre la faiblesse de la pensée fasciste, caractérisée par "des confusions doctrinales et des raisonnements mal articulés", polémique sur l’abus du mot "religion", mais sous-estime, en anti-fasciste libéral, le pouvoir du fascisme et pensait que le régime mussolinien n'est qu'une maladie temporaire, que l’Italie devait subir pour revigorer sa vie .
"La presente lotta politica in Italia varrà, per ragioni di contrasto, a ravvivare e a fare intendere in modo più profondo e più concreto al nostro popolo il pregio degli ordinamenti e dei metodi liberali, e a farli amare con più consapevole affetto.
E forse un giorno, guardando serenamente al passato, si giudicherà che la prova che ora sosteniamo, aspra e dolorosa a noi, era uno stadio che l'Italia doveva percorrere per ringiovanire la sua vita nazionale, per compiere la sua educazione politica, per sentire in modo più severo i suoi doveri di popolo civile."
Mais il devient en quelque sorte le symbole d'une résistance au fascisme, qui, non militante, mais déterminée, se terminera seulement avec la chute du régime. L'engagement moral de Croce est explicite dans sa philosophie, en particulier dans "l'Histoire comme pensée et comme action" (1938), où la réflexion sur l'histoire, interprétée comme histoire de la liberté, sert à unifier la vie de l'esprit. Croce disparaîtra de la politique jusqu'à ce que le parti libéral se regroupe autour de lui, de 1944 à 1947 (il est président du Parti libéral italien et est élu à l'Assemblée constituante de la République italienne) ...
LA CONNAISSANCE N'EST PAS LA FIN DE LA VIE ...
"Quand l'homme a atteint le sommet de la connaissance (ce sommet n'est pas l'art, encore moins la philosophie, mais l'histoire, l'actualité de la philosophie, la connaissance de la réalité concrète), quand l'homme a pénétré à fond dans la situation de fait, peut-il s'arrêter et dire hic manebimus optime , ici il vaut mieux rester ? Peut-il arrêter la vie frémissante qui réclame d'être poursuivie ? Si, pour un instant, il réussit en pensée à la suspendre, est-ce pour une autre raison que sa continuation qu'il l'a suspendue en pensée ? La connaissance n'est pas la fin de la vie mais son instrument. Une connaissance qui ne servirait pas la vie serait superflue et, comme toute superfluité, mise au rebut. Inversement, lorsque l'homme a voulu et s'est plongé dans l'action, lorsqu'il a produit, pour ainsi dire, un autre morceau de vie, peut-il poursuivre aveuglément cette production pour toujours ? L'aveuglement n'entraverait-il pas la production elle-même ? Il doit alors sauter de la vie à la connaissance s'il veut fixer à son tour le produit qu'il a vécu et le dépasser par la pensée, dont la vie est maintenant le moyen et l'instrument. La connaissance sert la vie et la vie sert la connaissance. La vie contemplative, si elle ne veut pas devenir une stupidité oisive, doit se compléter dans l'actif, et la vie active, si elle ne veut pas devenir un tumulte irrationnel et stérile, doit se compléter dans le contemplatif. La réalité, en particularisant ces attitudes, a façonné des hommes de pensée et des hommes d'action, ou plutôt des hommes chez qui la pensée et des hommes chez qui l'action prédominent. Aucun n'est supérieur à l'autre, car ils coopèrent les uns avec les autres " ( Pratica)....
L'ESTHETIQUE COMME SCIENCE DE L'EXPRESSION ET LINGUISTIQUE GENERALE
(Estetica come scienza dell'expressione et linguistica generale, 1902)
L'objet de la philosophie est l'esprit dans son unité concrète, une unité dynamique qui se présente sous divers aspects, ou moments qu'il convient alors d'étudier pour distinguer leurs formes originelles, leur connexion et leur rapport avec cette unité. Et pour éclairer ces moments, on peut distinguer théorie et pratique.
L'activité théorique est intuitive, en tant qu'activité imaginative et expressive; elle est logique en tant qu'activité productive de concepts. La première forme de connaissance est, d`une façon caractéristique, individuelle; la seconde présuppose la connaissance intuitive. et, en se développant d`elle-même, forme l'universalité du concept. L'activité pratique est une volonté tendant à une finalité; elle suppose donc la connaissance antérieure de cette finalité et survient comme le moment qui "suit" l'activité théorique. Dans l'activité pratique, nous distinguons deux points de vue, l`économique, dans lequel la volonté se place individuellement comme tendant au plaisir et à l`utile; l`éthique, dans lequel la volonté se place comme loi universelle, comme valeur morale.
La philosophie de l`esprit devra donc étudier les caractères particuliers propres à chacune des formes de l`activité spirituelle, et se divisera en Esthétique, Logique, Economie, Ethique.
La partie consacrée à l`Esthétique constitue donc la première partie de l`ouvrage de Croce dans le cadre de cette "Philosophie de l`esprit"...
La tâche de l`Esthétique est de rechercher la forme de la connaissance intuitive, distincte de la connaissance logique et indépendante de la pratique. L`intuition est la connaissance individuelle des choses particulières, la connaissance imaginative, productrice d'images. Elle ne se réduit pas à la sensation, qui n'est que la "matière" dont l'intuition est la "forme". Mais plus encore, intuition et expression ne sont qu'un, l'acte intuitif expressif est en effet l'art, compris dans un sens large. L'activité artistique est donc un moment nécessaire dans le développement de l`esprit : tout homme est artiste dans la mesure où il manifeste son propre monde individuel d`images et d'expressions, dans sa singularité immédiate. Et s'il y a d`infinies diversités dans cette manifestation, le génie artistique sera cette richesse et cette clarté d'intuition, cette perfection d`images que seulement de rares individus possèdent, mais génie ou individu ordinaire, cette expression est la manifestation extérieure d`un état d`âme...
L`art est pure forme, c`est l`acte par lequel la matière obscure de la sensation devient expression spirituelle, et l'art, en élaborant les impressions, s'en libère. Sa perfection est l'unité, et son imperfection provient du contraste non unifié des divers états d'âme. C'est ainsi que nous appelons Beau une expression réussie, et le Laid, un déficience d'expression. Ajoutons à cela la faculté de faire oeuvre expressive, qui nous incite à la production du beau physique et qui requiert un élément pratique, la volonté de fixer une vision que nous souhaitons conserver. Si l'on passe de cette technique de manifestation extérieure au jugement esthétique, qui s'identifie avec la reproduction esthétique. Reconstituer les conditions dans lesquelles s'est produite la création artistique rejoint la thématique de l'interprétation et de la reconstitution historique. Et si l'histoire de l'art rejoint de même l'histoire de la littérature, Croce note que l'art est essentiellement intuition et individualité, et l'individualité ne se répète pas, on ne peut guère parler de progrès en ce domaine.
Croce entreprend sans la seconde partie de son ouvrage une histoire des idées esthétiques depuis l'Antiquité gréco-romaine jusqu'à son époque : cette histoire s'enrichira dans les éditions suivantes tant elle soulève des problèmes divers et non résolus, loin d'être l'histoire d'un problème unique ..
"La connaissance humaine a deux formes : elle est ou connaissance intuitive ou connaissance logique ; connaissance par l'imagination ou connaissance par l'intelligence ; connaissance de l'individuel ou connaissance de l'universel ; des choses, ou de leurs relations ; elle est, en somme, ou productrice d'images ou productrice de concepts.
Continuellement on fait appel, dans la vie ordinaire, à la connaissance intuitive. On dit que de certaines vérités on ne peut donner de définitions : qu'elles ne se démontrent pas par syllogismes : qu'il faut les apprendre intuitivement. Le politique réprouve le raisonneur abstrait qui n'a pas l'intuition vive des situations et des conditions de fait ; le pédagogue insiste sur la nécessité de développer avant tout dans l'élève la faculté intuitive ; le critique se pique de mettre de côté, devant une oeuvre d'art, les théories et les abstractions, et de la juger par intuition directe. L'homme pratique professe de vivre d'intuitions, plus que de raisonnements.
Mais si la connaissance intuitive est ainsi généralement reconnue dans la vie ordinaire, il s'en faut qu'il en soit de même dans le champ de la théorie et de la philosophie. Une science de la connaissance intellective est connue, et fort ancienne : c'est la logique, mais une science de la connaissance intuitive est à peine admise, et timidement, par bien peu d'hommes. La connaissance logique s'est fait la part du lion ; quand elle ne va pas jusqu'à tuer et dévorer sa compagne, elle lui concède à peine une humble place de servante ou de portière. — Que peut bien être la connaissance intuitive sans la lumière de l'intellectuelle ? C'est un serviteur sans maître ; et si le maître a besoin du serviteur, celui-là est bien plus nécessaire à celui-ci pour s'assurer l'existence. L'intuition est aveugle : l'intelligence lui prête ses yeux.
Or, le premier point à bien fixer dans l'esprit est que la connaissance intuitive n'a pas besoin de maître : elle ne sent pas la nécessité de s'appuyer sur personne : elle ne doit pas emprunter les yeux d'autrui, parce qu'elle en a à elle, d'excellents. Sans doute, dans beaucoup d'intuitions il peut se trouver, mélangés, des concepts. Mais dans beaucoup d'autres il n'y a pas trace d'un semblable mélange : ce qui prouve qu'il n'est pas nécessaire. L'impression d'un clair de lune, rendue par un peintre ; le contour d'un pays, tracé par un cartographe ; un motif musical, tendre ou énergique ; les paroles d'une poésie lyrique qui soupire, ou celles avec lesquelles nous demandons, ordonnons et nous lamentons dans la vie ordinaire peuvent fort bien être autant de faits intuitifs sans ombre de relation intellectuelle. Mais, quoi qu'on pense de ces exemples, et en admettant qu'on puisse soutenir que la plupart des intuitions de l'homme civilisé sont imprégnées de concepts, il y a autre chose de plus important et de plus concluant à observer. Les concepts qui se trouvent mêIés et fondus dans les intuitions, en tant qu'ils y sont vraiment mêlés et fondus, ne sont plus des concepts, ne conservent plus leur indépendance et leur autonomie. Ils ont été des concepts, mais ils sont devenus, à présent, de simples éléments d'intuition. Les plus grandes philosophies, mises dans la bouche d'un personnage de tragédie ou de comédie, ne font plus là fonction de concepts, mais sont de simples caractéristiques de ces personnages : de la même manière que le rouge dans une figure peinte n'y est pas comme le concept de la couleur rouge des physiciens, mais comme élément caractéristique de cette figure. C'est le tout qui détermine la qualité des parties. Une œuvre d'art peut être pleine de concepts philosophiques : elle peut même en avoir en plus grande quantité, et de plus profonds, qu'une dissertation philosophique : celle-ci peut être à son tour riche et débordante de descriptions et d'intuitions. Mais, malgré tous ces ces concepts, la résultante de l'œuvre d'art est une intuition ; et, malgré toutes ces intuitions, la résultante de la dissertation philosophique est un concept . Les "Fiancés" de Manzoni contiennent en abondance observations et distinctions d'éthique ; mais ils ne perdent point pour cela en aucune de leurs parties le caractère de simple récit, d'intuition. Les anecdotes et les effusions satiriques, qu'on peut trouver dans les livres d'un philosophe comme Schopenhauer, ne leur enlèvent pas le caractère de traités intellectifs. C'est dans la résultante, dans l'effet différent auquel vise chacune d'elles et qui en détermine et en asservit toutes les parties, non pas dans ces différentes parties détachées, abstraites et considérées en soi, que réside la différence entre une oeuvre de science et une oeuvre d'art, entre un fait intellectif et un fait intuitif.
Pourtant, il ne suffît pas de reconnaître l'intuition comme indépendante du concept pour en avoir une idée vraie et précise. Parmi ceux qui la reconnaissent ou qui au moins ne la font pas explicitement dépendre de l'entendement apparaît une autre erreur, qui en obscurcit et en confond la nature propre. Par intuition on entend fréquemment la perception de la réalité arrivée, la perception de quelque chose comme réel.
Certainement, la perception est une intuition : la perception de la chambre dans laquelle j'écris, de l'encrier et du papier que j'ai devant moi, de la plume que j'ai à la main, de ces objets que je touche et dont j'use comme instruments de ma personne, qui, puisqu'elle écrit, existe donc, sont bien des intuitions. Mais est également intuition l'image qui maintenant me passe par la tête d'un moi qui écrit dans une autre chambre, dans une autre ville, avec papier, plume et encrier différents. Ce qui veut dire que la distinction entre réalité et non réalité est secondaire et étrangère à la nature de l'intuition. Si on suppose un esprit humain qui pour la première fois a des intuitions, il semble qu'il n'en puisse avoir que d'une réalité effective, c'est à-dire qu'il ne puisse avoir que des perceptions du réel. Mais, dès lors que la connaissance de la réalité se base sur la distinction d'images réelles et d'images irréelles, et que cette distinction à l'origine n'existe pas, ces perceptions ne seront, en vérité, ni du réel ni de l'irréel : mais de simples intuitions. Là où tout est réel rien n'est réel. Une certaine idée, fort vague et seulement approximative de cet état naïf, l'enfant nous la peut donner, avec sa difficulté à discerner le réel du fictif, l'histoire de la fable, qui pour lui sont tout un. L'intuition est l'unité indifférenciée de la perception du réel et de la simple image du possible. Dans l'intuition nous ne nous opposons pas comme êtres empiriques à la réalité externe, mais nous objectivons, simplement, nos impressions, quelles qu'elles soient.
Ils sembleraient donc être plus près de la vérité ceux qui considèrent l'intuition comme la sensation formée et ordonnée simplement selon les catégories de l'espace et du temps. Espace et temps — disent-ils — sont les formes de l'intuition : avoir des intuitions, c'est situer dans l'espace et dans la succession temporelle. L'activité intuitive consisterait ainsi dans cette double fonction qui crée concurremment l'espace et le temps. Mais il nous faut répéter pour ces deux catégories ce que nous avons dit pour les distinctions intellectuelles, qui se trouvent aussi fondues dans l'intuition. Nous avons des intuitions sans espace et sans temps : une nuance de ciel et une nuance de sentiments, un ah! de douleur et un élan de volonté objectivés dans la conscience, sont des intuitions que nous possédons, et où rien n'est formé dans l'espace et dans le temps. Et dans d'autres intuitions on peut retrouver l'espace et non le temps et vice versa ; mais là même où on les retrouve tous deux, leur aperception vient d'une réflexion postérieure : ils peuvent se fondre dans l'intuition de la même manière que tous ses autres éléments : ils y figureront "materialiter" et non "formaliter", comme ingrédients et non comme principes ordonnateurs. Qui, sans un acte de réflexion qui vienne interrompre pour un moment la contemplation, s'aperçoit de l'espace devant un portrait, voire devant un paysage ? Qui, sans un acte analogue, réflexif et interruptif, s'avise de la succession temporelle devant un récit ou un morceau de musique ? Ce dont on a l'intuition dans une œuvre d'art ce n'est pas espace ou temps, mais caractère, physionomie individuelle...."
CE QUI EST VIVANT ET CE QUI EST MORT DANS LA PHILOSOPHIE DE HEGEL
("Cio è vivo e cio è morto nella filosifia di Hegel", ou "Saggio su Hegel", 1907)
Publié en 1907 et réimprimé sous le titre "Essai sur Hegel" (1913), Croce se propose ici d`examiner les nouveaux aspects du réel révélés par Hegel et les limites de sa spéculation. La façon de traiter le problème des contraires constitue le point fondamental de ce système, et aussi le noyau particulièrement productif de vérité que la pensée spéculative devra développer. L`intelligence humaine a en effet toujours travaillé autour du problème des contraires; les solutions monistes ont tour à tour affirmé comme réel l'un et l'autre des deux termes, en déclarant chaque fois illusoire son opposé; les systèmes dualistes les ont, au contraire, affirmés ensemble. Mais les opposés ne sont pas illusions et l'unité n'est pas illusion : l'unité, si elle est vraie et concrète, n`est pas coïncidence (qui serait immobilité ou
annulation), mais synthèse d'opposés, c'est-à-dire mouvement, développement.
L'unité n'a donc pas en face d`elle l'opposition, mais elle l'a en soi. La théorie logique qui saisit la réalité comme développement est la dialectique, qui comprend trois termes bien connu, thèse, antithèse, synthèse, une triade fondamentale qui contient en elle toutes les autres : être. ne pas être, devenir...
Dans le devenir, nous avons donc le premier concept concret. L'antithèse de l'être et du non-être est un dualisme fondé sur une opposition réelle : s`il n'y avait pas de terme négatif, il n'y aurait pas de développement. La vie est une lutte incessante contre le moment de la négation, c'est le drame. Le bien et le mal sont des termes opposés et corrélatifs ; la synthèse dialectique les nie tous deux en les conservant tous deux.
Toute la réalité est développement, histoire; l`esprit n`est rien hors de son développement historique. Cette vérité, que Vico avait déjà puissamment comprise par intuition, est, grâce à Hegel, définitivement acquise par la pensée moderne.
Mais dans la confusion entre la catégorie logique de l'opposition et celle de la distinction se trouve la première erreur grave d`Hegel. Le concept philosophique, l`universel concret ou ldée, est à la fois synthèse d`opposés et synthèse de distincts ; mais il n'est pas possible de ramener le lien qui unit entre eux les moments de la distinction au simple rapport d`opposition. Dans l'unité de l`esprit, nous distinguons la sphère de l`activité théorique de celle de l`activité pratique, et nous parlons d'imagination et d'intelligence, de droit et de moralité. Chaque élément distinct, ou forme, ou degré, conserve pourtant dans son rapport avec les autres éléments distincts son autonomie : les activités artistiques et logiques, économiques et éthiques. sont les degrés à travers lesquels se développe l'unité de l'esprit. Mais à la différence des opposés, qui hors de la synthèse sont de pures abstractions, chaque forme distincte est concrète et réelle. La dialectique des termes distincts a un processus différent de celle des opposés, puisque les degrés, considérés dans leur distinction, sont le concept de l`esprit saisi dans ses déterminations, et non le concept universel dans sa constitution intime, synthèse des opposés.
L'erreur logique de Hegel consiste donc dans le fait qu'il a conçu, au moyen de la dialectique des opposés, le lien des distincts, et qu'il crut saisir leur rapport en appliquant à ce lien la forme d'une triade.
Ne pas avoir compris l'autonomie et le caractère concret des moments spirituels empêcha Hegel de comprendre l'autonomie de l'Histoire. Il posa l'idée d'une philosophie de l'histoire comprise comme "contemplation pensante de l'histoire", tombant ainsi dans un dualisme du concept et, du fait, de rationalité hors de la réalité et de réalité hors de la rationalité.
Nous trouvons la même position dans la façon dont il traite de la philosophie de la nature, qui, comprise hors de la recherche naturaliste, est une science abstraite et vide.
C'est là le second grand abus que Hegel fit de sa découverte logique : après avoir confondu la dialectique des contraires avec celle des distincts, il en vint à confondre la dialectique de l'absolu avec celle du contingent. Ce second abus est communément reconnu, et il a plus qu'aucune autre chose contribué à discréditer la philosophie de Hegel.
Mais repousser en bloc cette philosophie a été une des raisons de la pauvreté et du vide dans lesquels sont tombées les études philosophiques dans la seconde moitié du XIXe siècle : la conscience moderne ne peut ni accepter entièrement Hegel ni le rejeter tout entier....
"Philosophie de la pratique: économie et éthique" (1911)
La Philosophie de l'Esprit comme le tout de la Philosophie, l'inépuisabilité de la Vie et de la Philosophie - La Philosophie,comme la confrontation réciproque entre le développement de la pensée et ses exigences, entre le Système et la Logique...
"La LOGIQUE affirme la pensabilité du réel et l'inconcevabilité de toute limite qu'on voudrait opposer à la pensée, de toute idée d'inconnaissable. Et la Philosophie, après avoir exploré toutes les parties du réel, n'a pas trouvé dans la pensée de place pour loger l'inconnaissable. La Logique pose comme idéal du concept que celui-ci soit universel, et non général, concret, et non abstrait, concept pur d'éléments sensibles et représentatifs, comme ceux des mathématiques, mais en différant par son caractère nécessaire et non conventionnel; concept fécond en éléments représentatifs, comme ceux des sciences empiriques, mais en différant par une fécondité infinie, c'est-à-dire telle qu'il soit capable de dominer toute manifestation possible du réel. Et le SYSTEME a montré, sur les faits, que ce desideratum de la Logique n'est pas une chimère et que l'Esprit est précisément ce concept qui correspond à l'idéal du concept : il n'existe rien qui ne soit une manifestation (et une manifestation effective, non pas conven- tionnelle ou métaphorique) de l'Esprit. La Logique, répugnant à tout dualisme ou pluralisme, veut que le concept philosophique soit concept unique ou de l'Un, et qu'il ne souffre pas à côté de lui de concepts hétérogènes. Et le sys- tème a confirmé que, seul, le concept de l'Esprit remplit les conditions logiques du concept; et que celui de la Nature, plutôt que le concept de quelque chose de réel, est l'hypostase d'une manière, non philosophique, mais pratique, d'élaborer la réalité, de sorte que, dans ce qu'il a d'effectif, il n'est lui- même que le produit d'une fonction de l'Esprit
D'autre part, la Logique déduit de l'idée du concept qu'il doit être la synthèse de lui-même et de son contraire. Carie contraire, loin d'être hétérogène et disparate, est la chair de la chair du concept lui-même et le sang de son sang, comme c'est le cas pour la négation par rapport à l'affirmation. Et le système nous a amenés en présence de l'Esprit ou Réalité en tant que développement, qui est la véritable réalité du réel et qui est synthèse des contraires. La Logique déduit que le concept est synthèse de lui-même et de ce qui est distinct de lui, de l'universel et de l'individuel, et que, par conséquent, LA PHILOSOPHIE DOIT ABOUTIR A L'HISTOIRE ET EN FACILITER L'INTELLIGENCE. Et le système montre que ses principes sont capables d'interpréter la réalité historique complexe et, avant tout, l'histoire même de la philosophie, en en résolvant les problèmes. La Logique n'admet d'autres distinctions du concept que celles qui naissent de sa nature, telles que les relations sujet- objet et individuel-universel; et le système a confirmé ces distinctions en se bifurquant en Philosophie de la connaissance et en Philosophie de l'action, de la théorie et de la pratique, et en se subdivisant, dans la première, en Esthétique et en Logique et, dans la seconde, en Économie et en Éthique. Et puisque, ces divisions épuisées, les exigences du concept sont entièrement satisfaites, nous n'avons pas trouvé, dans les sous-formes particulières de l'Esprit, la possibilité de nouvelles subdivisions, par exemple en différentes catégories esthétiques ou en différentes catégories éthiques.
PARVENUS AU TERME DU SYSTEME PHILOSOPHIQUE ET A CE RESULTAT QU'IL N'EXISTE PAS D'AUTRE REEL QUE L'ESPRIT NI D'AUTRE PHILOSOPHIE QUE LA PHILOSOPHIE DE L'ESPRIT, certains pourraient éprouver comme un sentiment d'insatisfaction et de déception et, tout en étant poussés par la nécessité logique, ne voudraient pas se résigner à admettre que la Réalité est telle, et non autre. Bien pauvre leur paraît un monde au delà duquel il n'en existe pas d'autre; bien inférieur et bien emprisonné un Esprit immanent, en comparaison d'un Esprit transcendant, d'un Dieu omnipotent situé hors du monde; une Réalité pénétrable à la pensée leur paraît moins poétique qu'une autre entourée de mystère, et le vague et l'indéterminé leur semblent plus beaux que le précis et le déterminé.
Mais nous savons que ceux-là se bercent d'une illusion psychologique analogue à l'illusion de celui qui rêve d'un art tellement sublime que, à côté de lui, toute œuvre d'art existant réellement apparaît comme une chose dépourvue de valeur, et qui, s'abandonnant à ce rêve trouble, ne réussit pas à faire un seul vers. Ces poètes extra-raffinés sont impuissants, comme sont impuissants ces philosophes insatiables.
Mais précisément parce que nous connaissons la genèse de leur illusion psychologique, nous savons aussi qu'il y a en elle (et il ne pourrait en être autrement) un élément de vérité. L'infini, que la pensée de l'individu ne peut épuiser, est la Réalité même, qui crée des formes toujours nouvelles; il est la Vie, qui est le vrai mystère, non parce qu'impénétrable à la pensée, mais parce que la pensée la pénètre, avec une puissance égale à la sienne, à l'infini. Et de même que tout instant, quoique beau qu'il soit, deviendrait laid s'il s'arrêtait, de même la Vie deviendrait laide si jamais elle s'attardait dans une de ses formes contingentes. Et puisque LA PHILOSOPHIE, NON MOINS QUE L'ART, EST CONDITIONNEE PAR LA VIE, aucun système philosophique particulier ne pourra jamais embrasser tout le philosophable : aucun système philosophique n'est définitif, puisque la Vie elle-même n'est jamais définitive. Un système philosophique résout un groupe de problèmes historiquement donnés et prépare les conditions qui permettront de poser de nouveaux problèmes et d'élaborer de nouveaux systèmes. Il en a toujours été et il en sera toujours ainsi.
Prise dans une pareille signification, la Vérité est toujours entourée de mystère, c'est-à-dire qu'elle est une ascension vers des hauteurs toujours plus élevées, mais qui n'ont jamais leur sommet, pas plus que la Vie elle-même. Tout philosophe, à la fin d'une de ses recherches, entrevoit les premières lignes incertaines d'une autre qu'il accomplira lui- même ou qu'accompliront ceux qui viendront après lui. Et, avec cette modestie qui découle de la nature même des choses, et non de notre sentiment personnel, avec cette modestie qui est en même temps la conviction qu'on n'a pas pensé en vain, nous mettons fin à notre travail, en le présentant aux hommes de bonne volonté comme un instrument de travail."