Hjalmar Söderberg (1869-1941), "Historietter" (1898), "Doktor Glas" (1905), "Gertrud" (1906), "Den allvarsamma leken" (Le Jeu sérieux, 1912)  - ...


S'il est un écrivain incontournable pour comprendre la littérature nordique moderne, c'est Hjalmar Söderberg qu'il faut lire et relire, l'une des figures majeures de la littérature suédoise du XXe siècle. De la génération dite "fin-de-siècle", connue pour son pessimisme et une mélancolie qui n'est pas sans ironie, l'un des plus grands  peintres des tourments de l'âme qu'il est profondément, excelle à décrire, avec un style dépouillé, les conflits intérieurs et dilemmes moraux qui viennent à frapper certains êtres par trop sensibles jetés dans des sociétés rigoristes par convenances et nature ... 

La publication de "Jeu sérieux" (1912) fut suivie de six années de silence total, alors que les six années précédentes l'avaient vu produire la grande majorité de ses écrits les plus importants ("Historietter", 1898, "Doktor Glas", 1905). Les causes de ce silence et du ralentissement de sa production artistique sont à rechercher dans les événements qui ont bouleversé la vie de Söderberg au cours de cette période et en ont complètement modifié le cours. 

Sur l'ensemble de sa vie, peu mouvementée, la période de 1903 à 1912 se distingue par l'intensité des drames qu'elle a connus. En 1903, après quatre années de mariage désastreux avec une femme émotionnellement instable, Hjalmar Söderberg reçoit une lettre d'une inconnue exprimant son admiration pour un des ses livres, "La jeunesse de Martin Birck", le roman qu'il a écrit en 1901. Une jeune femme, épouse d'officier, sensible, férue de littérature, se morfondant dans les provinces incolores aux côtés de son mari vieillissant, vient d'entrer dans la vie de Söderberg. 

Elle s'appelait Maria von Platen. Un échange de lettres s'ensuit, suivi d'une rencontre, puis d'une liaison dont Söderberg fut ne pouvait prévoir l'issue. Ce fut en effet une relation tumultueuse de trois ans, ponctuée de périodes variables de séparation et de réconciliation, et qui débute en 1903. Söderberg reviendra vers elle à plusieurs reprises. Mais pour Maria von Platen, qui aura par la suite bien d'autres liaisons avec d'autres hommes de lettres suédois, cette liaison n'est qu'un simple épisode parmi d'autres. Pour Hjalmar Söderberg, dans sa « quête du bonheur », ce sera un drame terrifiant, une catastrophe qui le dépouillera de tout. Accablé par les conflits domestiques, le scandale qui l'entoure après la révélation de l'affaire, l'angoisse causée par sa rupture avec une femme qu'il aime toujours et ses problèmes financiers croissants, il ne voit plus qu'une solution : la fuite.  

Je sais que je n'avais guère le choix, explique-t-il dans une lettre. La solution extrême était à portée de main. Pouvait-il se douter qu'en quittant la Suède en 1906, il se condamnait à un exil éternel ? Qu'en se coupant de l'environnement nourricier de Stockholm, il signait son propre arrêt de mort ? En aucun cas, même s'il affirme être arrivé à un tournant de sa vie personnelle et de sa carrière littéraire. Je ne suis allé à Copenhague que pour un bref séjour. Je n'avais aucun projet. Je ne voyais pas d'avenir devant moi... Je me considérais comme un écrivain fini.  

C'est ainsi qu'après un léger moment d'hésitation, il s'installe à Copenhague et se lie avec une jeune Danoise, qui lui donnera un enfant en 1910 et deviendra sa seconde épouse en 1917. Il mènera avec elle une existence paisible et ordonnée jusqu'à sa mort en 1941, et ne retournera jamais en Suède, sauf pour de courtes visites.

Mais tout cela est à venir. En 1906, déraciné, meurtri et sans le sou, Hjalmar Söderberg débarque à Copenhague, s'installe dans un petit hôtel et livre son premier combat contre les démons qui le tourmentent. Il en résulte "Gertrud", une pièce de théâtre devenue célèbre dans toute l'Europe grâce à l'adaptation cinématographique de Carl Dreyer. Publiée pour la première fois en 1906, elle avait déjà été jouée à Stockholm et à Copenhague en 1907. La pièce, qui s'inspire de certains aspects de ses expériences avec Maria von Platen, sans les reproduire exactement, est entièrement centrée sur le personnage de Gertrud, une femme qui ne peut exister que par - et à travers - l'amour. Il ne s'agissait cependant pas d'un règlement de compte avec son ancienne maîtresse, mais plutôt d'un acte d'absolution totale. Un seul désir avait survécu à la grande passion de Hjalmar Söderberg : comprendre. Je crois que j'aimerais être quelque chose qui n'existe probablement pas, dit Arvid Stjärnblom, le protagoniste masculin de The Serious Game. J'aimerais être « l'âme du monde ». « Être celui qui sait et comprend tout »...


Hjalmar Söderberg (1869-1941)

Natif de Stockholm, écrivain, dramaturge et journaliste suédois considéré comme l'une des figures majeures de la littérature suédoise du XXe siècle : il mourra à Copenhague, où il s'était exilé. Sa vie de café et de bohème, ses errances nocturnes avec son ami Bo Bergman l'ont entraîné à l'observation des mœurs de Stockholm que sa verve satirique nous dépeint peuplé de singuliers fantoches. C'est en 1895 qu'il publia son premier roman, "Egarements" (Förvillelser) qui eut la réputation d'avoir été l'un des moins chastes qui eussent paru en Suède, mais dont l'audace nous semble aussi inoffensive de nos jours que le ton agressif et immoraliste de son récit autobiographique, "La Jeunesse de Martin Bírck" (Martin Bírcks ungdom, 1901), qui reflète l'état d'esprit de la jeunesse au lendemain de 1890 : la prose concise de Söderberg se prête parfaitement à un récit qui traite des désillusions de la jeunesse, une expérience universelle, la vie s’avance lentement, mais le temps passe si rapidement, on se réveille un jour, et tout ce qu’on croyait immuable a disparu, pour toujours ..

"Egarements" s'attache aux pas de Tomas Weber, jeune homme insouciant et rêveur qui passe ses journées à errer dans les rues de Stockholm, fréquentant cafés, clubs et cercles d’amis, entre un désir de vivre pleinement et une apathie profonde, incapable de s'engager véritablement dans quoi que ce soit. Une série de relations amoureuses superficielles, marquées par l'ennui, le désenchantement et l’incapacité à éprouver un amour véritable, une  relation plus marquante avec une femme plus âgée, une veuve, qui le fascine mais ne le comble pas, pour réaliser en fin de compte qu’il est piégé dans une existence vide de sens....

L'œuvre maîtresse de Söderberg, le roman "Docteur Glas" (1905), décrit un drame d'amour singulier dans lequel on ne vit pendant longtemps que la déliquescence des valeurs morales, alors qu'il s'agissait avant tout pour l'auteur d'une réflexion philosophique radicale qui abordait le problème du déterminisme de l'existence, un thème récurrent dans les lettres scandinaves.

Dans la même veine, "Jeu sérieux" (Den allvarsamma leken, 1912) s'attache à illustrer les caprices de la passion qui se joue tragiquement de la vie des hommes. 

Virtuose de la nouvelle, Söderberg a laissé des recueils, "Historiettes" (1898), qui comptent parmi les chefs-d'œuvre de la littérature suédoise. Le théâtre a également, fasciné cet auteur. "Gertrude" (1906) et "L'Etoíle du soir" (Aftonstjärnan, 1912) brillent par la densité du dialogue et l'acuité remplie d'amertume de ses convictions. Par suite de la Première Guerre mondiale, Söderberg interrompit son activité et se retira au Danemark, où il fit paraître des essais de critique religieuse : "Jésus Barabbas" (1928), "Le voyage à Rome" (Resan till Rom, 1929). Malgré son talent, Söderberg a souvent été, de son vivant, critiqué pour ses positions sceptiques sur la religion et la morale, et finira ses jours à demi oublié. Il faudra attendre les années 1960, pour voir son œuvre redécouverte comme un jalon essentiel de la littérature scandinave moderne, entre August Strindberg et Pär Lagerkvist. Bengt Ohlsson, en 2004, revisitera le "Docteur Glas" avec son livre "Gregorius" dans lequel les évènements seront narrés du point de vue du révérend ...


"Historietter" (1898, Historiettes)

Ce recueil d'une vingtaine de nouvelles de l'écrivain Hjalmar Söderberg tranche, face au courant littéraire suédois dominant dans les années 1890, par son scepticisme et son athéisme, et constitue une des œuvres les plus appréciées de l'auteur. Admirateur d`August Strindberg, de Herman Bang, de Maupassant et d'Anatole France (dont il fut un excellent traducteur, Söderberg excelle dans l'art de la nouvelle, un genre qu`il maîtrise déjà à la perfection lorsque paraissent "Hístoriettes". D'une grande diversité, ces vingt récits présentent toutefois une unité certaine, reflet de la psychologie et de l'attitude de l'auteur : mélancolie et désillusion imprègnent ces morceaux en prose, expression d`un sentiment de spleen baudelairien ("Spleen" est d`ailleurs le titre choisi pour une des nouvelles). Derrière une simplicité apparente, chaque récit est composé avec une grande subtilité et invite à une double lecture : l'anecdote superficielle cache toujours une réflexion philosophique qui lui confère toute son ambiguïté et sa richesse. 

Aucune analyse ne parvient à percer entièrement l'énigme ultime. 

Söderberg ne livre pas de réponse, laissant le lecteur perplexe et troublé. L`ironie, arme principale de cet homme désabusé, prend des accents variés, tantôt amère ("La Pelisse", "Pälsen", sa nouvelle la plus connue), tantôt sarcastique ("Le Sacrement de la Communion", "Nattvardens sakrament"), toujours sobre et légère. La limpidité. la concision de la langue et la précision de l`observation rendent de surcroît le style particulièrement efficace. Cet écrivain, d`une profonde honnêteté intellectuelle et d`une lucidité exceptionnelle, s`élève contre la bêtise, la cruauté et l'indifférence, sans jamais se laisser aller au sentimentalisme, préférant mêler raillerie et gravité. 

Quel que soit le thème de ses nouvelles, qu'il s`agisse de satires de son temps ("Une tasse de thé", "En koppte"), d`histoires d`amour nostalgiques ("Le Salaire du péché", "Syndenslön) ou tragiques ("La Femme du ramoneur", "Sotarfrun"), de contes édifiants ("La Bruine", "Duggregnet") ou d`épisodes oniriques ("Cauchemar", "Mardröm"), une même volonté les sous-tend : inciter à une réflexion existentielle.

La première et la dernière nouvelle ("Dessin à l`encre", "Tuschritningen", "Un Chien perdu", "En herrelös hund") sont une interrogation sur la signification de la vie, tandis que "Le Pasteur Papinianus" (Kyrkofadern Papinianus), inspiré par l`affaire Dreyfus pour laquelle Söderberg s`engagea activement en publiant la traduction intégrale du "J`accuse" dans le quotidien Svenska Dagbladel, dénonce l`immoralité d'une justice qui sacrifie l`individu à la raison d`Etat. Ecrivain désenchanté, qui possede au plus haut point le sens aigu du récit court, merveilleusement ciselé, corrosif, à la chute finale déconcertante, Söderberg se plaît, sous couvert d`une description d`événements en apparence anodins, à débattre de questions fondamentales et réussit à créer dans chaque nouvelle un véritable chef-d'œuvre en miniature ...

 

- "Pälsen" (La Fourrure) - Un homme sans le sou, Henck, emprunte une belle fourrure à un ami pour impressionner sa femme et la société. Ironiquement, il découvre que sa femme est amoureuse de l'ami qui lui a prêté le manteau. Le mensonge des apparences dans les relations sociales, le manteau, symbole de statut et de réussite, et la trahison amoureuse. En peu de mots, un tableau riche en non-dits et en tension dramatique ...

 

« Sur le chemin du retour, Henck était de meilleure humeur qu'il ne l'avait été depuis longtemps.

C'est à cause du manteau de fourrure, se disait-il. Si j'avais été malin, j'aurais dû m'acheter un manteau de fourrure à crédit depuis longtemps. Cela aurait renforcé mon amour-propre et m'aurait élevé dans l'opinion publique. On ne peut pas payer aussi peu d'honoraires à un médecin en manteau de fourrure qu'à un médecin en pardessus ordinaire avec des boutonnières usées. C'est dommage que je n'y aie pas pensé plus tôt. Maintenant, il est trop tard. Il marcha un peu dans King's Garden. Il faisait déjà nuit, il avait recommencé à neiger et les personnes qu'il rencontrait ne le reconnaissaient pas.

 Mais qui sait s'il n'est pas trop tard, se dit Henck. Je ne suis pas encore vieux, et je me suis peut-être trompé sur la question de ma santé. Je suis pauvre comme un petit renard dans les bois, mais John Richardt l'était aussi il n'y a pas si longtemps. Ma femme est devenue froide et inamicale à mon égard ces derniers temps. Elle recommencerait sûrement à m'aimer si je gagnais plus d'argent et si j'étais vêtu de fourrures. Il m'a semblé qu'elle s'intéressait davantage à John depuis qu'il s'est procuré un manteau de fourrure qu'auparavant. Elle était certainement un peu gentille avec lui quand elle était jeune fille, mais il ne l'a jamais courtisée. Au contraire, il lui disait, ainsi qu'à tout le monde, qu'il n'oserait pas se marier avec moins de dix mille dollars par an. Mais j'ai osé, et Ellen était une pauvre fille qui voulait se marier. Je ne crois pas qu'elle était amoureuse de moi au point que j'aurais pu la séduire si je l'avais voulu. Mais je ne l'ai pas voulu non plus ; comment aurais-je pu rêver d'un tel amour ? Je n'y ai pas pensé depuis que j'avais seize ans et que j'ai vu Faust pour la première fois à l'opéra avec Arnoldson. Je suis pourtant sûr qu'elle m'aimait bien lorsque nous nous sommes mariés pour la première fois ; on ne peut pas se tromper sur une chose pareille. Pourquoi ne le serait-elle pas à nouveau ? Dans les premiers jours qui ont suivi notre mariage, elle a toujours dit des choses méchantes à John chaque fois qu'ils se rencontraient. Mais ensuite, il a monté une compagnie, nous a souvent invités au théâtre et s'est acheté un manteau de fourrure. Avec le temps, ma femme s'est naturellement lassée de lui dire des choses méchantes.

Henck a encore plusieurs courses à faire avant le dîner. Il était déjà cinq heures et demie lorsqu'il rentra à la maison, chargé de paquets. Il se sentait très sensible à l'épaule gauche, mais rien ne lui rappelait sa mésaventure de l'après-midi, si ce n'est le manteau de fourrure.

Ce sera amusant de voir ce que fera ma femme quand elle me verra en manteau de fourrure, se dit le docteur Henck.

Le hall était assez sombre ; la lampe n'était jamais allumée à moins que des visiteurs ne soient attendus.

Je l'entends dans le salon, pensa le docteur Henck. Elle marche aussi légèrement qu'un petit oiseau. Il est remarquable que j'aie encore chaud au cœur chaque fois que j'entends son pas dans la pièce voisine.

Le Dr Henck avait raison de supposer que sa femme lui réserverait un accueil plus affectueux qu'à l'accoutumée lorsqu'il portait un manteau de fourrure. Elle se glissa près de lui dans le coin le plus sombre de la salle, passa ses bras autour de son cou et l'embrassa chaleureusement et intensément. Puis elle enfouit sa tête dans le col de son manteau de fourrure et chuchota : « Gustav n'est pas encore rentré ».

« Henck d'une voix légèrement tremblante, tout en lui caressant les cheveux des deux mains, « oui, il est rentré »... 

 

 

- "Kyssen" (Le Baiser) -  Un jeune homme et une femme mariée, un baiser volé, un bref instant qui suffit à dévoiler toute la fragilité humaine, ses conséquences psychologiques et morales, le conflit entre le désir et les conventions sociales, un thème central dans l’œuvre de Söderberg.

"Il était une fois une jeune fille et un très jeune homme. Ils étaient assis sur une pierre, sur un promontoire qui s'avançait dans le lac, et les vagues clapotaient à leurs pieds. Ils étaient assis, silencieux, chacun plongé dans ses pensées, et regardaient le soleil se coucher.

Il se dit qu'il aimerait beaucoup l'embrasser. Lorsqu'il regarda sa bouche, il se dit que c'était exactement ce à quoi elle était destinée. Certes, il avait vu des filles plus jolies qu'elle, et il était vraiment amoureux d'une autre ; mais cette autre, il ne pourrait jamais l'embrasser, parce qu'elle était un idéal, une étoile, et que valait « le désir du papillon de nuit pour l'étoile » ?

Elle se dit qu'elle aimerait beaucoup qu'il l'embrasse, afin d'avoir l'occasion de se mettre franchement en colère contre lui et de montrer à quel point elle le méprisait. Elle se lèverait, resserrerait ses jupes autour d'elle, lui jetterait un regard empreint d'un mépris glacé, et s'en irait, droite et calme, sans hâte inutile. Mais pour qu'il ne devine pas ce qu'elle pense, elle lui demande à voix basse : « Crois-tu qu'il y ait une autre vie après celle-ci ? ».

Il pensa qu'il serait plus facile de l'embrasser s'il répondait oui. Mais il ne se souvenait pas avec certitude de ce qu'il avait pu dire à d'autres occasions sur le même sujet, et il avait peur de se contredire. Il la regarde donc dans les yeux et lui répond : « Il y a des moments où je le pense ».

Cette réponse lui plut extraordinairement, et elle pensa : Au moins, j'aime bien ses cheveux et son front aussi. C'est seulement dommage que son nez soit si laid, et puis bien sûr il n'a aucun statut - c'est juste un étudiant qui lit pour ses examens. Ce n'était pas le genre de beau à vexer ses amies.

Il s'est dit : « Maintenant, je vais pouvoir l'embrasser : Maintenant, je vais pouvoir l'embrasser. Il avait cependant terriblement peur ; il n'avait encore jamais embrassé une fille de bonne famille, et il se demandait si ce ne serait pas dangereux. Son père était endormi dans un hamac un peu à l'écart, et il était le maire de la ville.

Elle se dit : Il vaudrait peut-être mieux que je lui donne une boîte sur l'oreille quand il m'embrasse.

Et elle pensa de nouveau : « Pourquoi ne m'embrasse-t-il pas ? Pourquoi ne m'embrasse-t-il pas ? Suis-je si laide et si désagréable ?

Elle se pencha sur l'eau pour voir son reflet, mais son image fut brisée par le clapotis de l'eau.

Elle réfléchit à nouveau : Je me demande ce que je ressentirai lorsqu'il m'embrassera. En fait, elle n'avait été embrassée qu'une seule fois, par un lieutenant après un bal à l'hôtel de la ville. Il sentait si abominablement le punch et le cigare qu'elle ne s'était guère sentie flattée, même s'il s'agissait d'un lieutenant, mais pour le reste, elle n'avait guère apprécié le baiser. De plus, elle le détestait parce qu'il n'avait pas été attentif à elle par la suite, et qu'il n'avait même pas montré d'intérêt pour elle.

Pendant qu'ils étaient ainsi assis, chacun plongé dans ses pensées, le soleil se couchait et la nuit tombait.

Il se dit alors : Puisqu'elle est toujours assise avec moi, bien que le soleil soit parti et que la nuit soit tombée, il se peut qu'elle ne s'oppose pas à ce que je l'embrasse.

Alors il passa doucement son bras autour de son cou.

Elle ne s'attendait pas du tout à cela. Elle avait imaginé qu'il se contenterait de l'embrasser et rien de plus, qu'elle lui donnerait un petit coup sur l'oreille et qu'elle s'en irait comme une princesse. Maintenant, elle ne savait pas ce qu'elle devait faire ; elle voulait bien sûr être en colère contre lui, mais en même temps, elle ne voulait pas perdre le baiser. Elle resta donc assise sans bouger.

Puis il l'embrassa.

La sensation était beaucoup plus étrange qu'elle ne l'avait supposé. Elle se sentit pâlir et s'évanouir, elle oublia complètement qu'elle devait lui donner une boîte sur l'oreille et qu'il n'était qu'un étudiant en train de lire pour son examen.

Mais il pensa à un passage d'un livre d'un médecin religieux sur la vie sexuelle de la femme, qui se lisait comme suit : « Il faut se garder de laisser l'étreinte conjugale tomber sous la domination de la sensualité ». Et il pensa qu'il devait être très difficile de se prémunir contre cela, si même un baiser pouvait faire tant de choses...."

 

- "Mannen från landet" (L'Homme de la campagne) - Un homme naïf venu de la campagne est ridiculisé et trompé par des citadins. Cette nouvelle met en lumière l'opposition entre naïveté rurale et cynisme urbain.

 

- "En herrelös hund" (Un chien errant)  - Un chien errant, symbole de l'isolement dans un monde où les individus ne se comprennent plus, et de l'abandon dans une société indifférente. Une métaphore de la solitude humaine qui montre tout le génie de l'écrivain Söderberg à susciter une émotion puissante à partir d’une situation simple  et commune ...

"Un homme mourut et, après sa mort, personne ne s'occupa de son chien noir. Le chien le pleura longtemps et amèrement. Mais il ne se coucha pas sur la tombe de son maître, peut-être parce qu'il ne savait pas où elle se trouvait, peut-être aussi parce qu'au fond, c'était un chien jeune et heureux, qui pensait qu'il lui restait encore quelque chose à faire dans la vie.

Il y a deux sortes de chiens : ceux qui ont un maître et ceux qui n'en ont pas. Extérieurement, la différence n'est pas matérielle ; un chien sans maître peut être aussi gros que les autres, voire plus gros. Non, la différence se situe dans une autre direction. L'homme est pour le chien l'infini, la providence. Obéir à un maître, le suivre, s'appuyer sur lui, tel est, pour ainsi dire, le sens de l'existence d'un chien. Certes, il ne pense pas à son maître à chaque minute de la journée et ne le suit pas toujours à la trace. Non, il court souvent de son propre chef avec des intentions professionnelles, renifle les coins des maisons, fait alliance avec ses semblables, arrache un os, s'il en trouve un sur son chemin, et se préoccupe de beaucoup de choses. Mais dès que son maître siffle, tout cela lui sort de la tête plus vite que le fléau n'a chassé les voleurs du temple, car il sait qu'il ne doit s'occuper que d'une seule chose. Alors, oubliant son coin de maison, son os et ses compagnons, il se précipite vers son maître.

Le chien dont le maître est mort sans qu'il sache comment, et qui a été enterré sans qu'il sache où, l'a pleuré longtemps ; mais comme les jours passaient et que rien ne venait lui rappeler son maître, il l'a oublié. Il ne percevait plus l'odeur des pas de son maître dans la rue où il habitait. Comme il se roulait avec un camarade sur un carré d'herbe, il arrivait souvent qu'un sifflement perçât l'air et qu'à l'instant même son camarade eût disparu comme le vent. Il dressa alors l'oreille, mais aucun sifflement ne ressemblait à celui de son maître. Alors il l'oublia, et il oublia encore plus : il oublia qu'il avait eu un maître. Il oublia qu'il y avait eu un temps où il n'aurait pas considéré qu'un chien pouvait vivre sans maître. Il devint ce qu'on appelle un chien qui a connu des jours meilleurs, bien que ce soit au sens propre de l'expression, car extérieurement il s'en sortait assez bien. Il vivait comme un chien : de temps en temps, il volait un bon repas sur la place, se faisait battre, avait des aventures amoureuses et s'endormait quand il était fatigué. Il se faisait des amis et des ennemis. Un jour, il battit à plate couture un chien plus faible que lui, et un autre jour, il fut malmené par un chien plus fort. Tôt le matin, on pouvait le voir courir dans la rue de son maître, où il avait l'habitude de se rendre. Il courait tout droit avec l'air d'avoir quelque chose d'important à faire ..."

 

- "En kopp te" (Une tasse de thé) - Une simple discussion autour d’une tasse de thé met en lumière les non-dits dans les relations humaines. Le dialogue est empreint d’une subtile ironie.

 

 

- "Skammen" (La Honte) - Un homme est confronté à un sentiment de honte après un acte humiliant. Söderberg explore ici la psychologie de la culpabilité et de l'humiliation.

 

- "Aprilviolerna" (Les Violettes d'avril) - L’histoire d’un amour perdu et des regrets qui hantent un homme. Les violettes d’avril symbolisent la fugacité de la jeunesse et des sentiments.

 

- "Förbrytare" (Criminel) - Un homme coupable d’un acte mineur est traité comme un criminel. Une nouvelle qui critique les jugements moraux hâtifs et les injustices sociales.

 

- "Spleen" - Inspirée par la poésie de Baudelaire, cette nouvelle exprime l'ennui, la mélancolie et le vide existentiel d'un homme confronté à la monotonie de la vie.

 

- "Duggregnet" (La Bruine) - Un homme marche sous la pluie et médite sur sa vie, tandis que des souvenirs anciens refont surface. L’atmosphère pluvieuse et brumeuse, miroir de la nostalgie et des regrets et magnifique exercice de style : comment le passé hante l’esprit humain, un motif récurrent dans aa production littéraire de l'auteur ....

 

- "Hustrun" (L'Épouse) - L’histoire d’une femme insatisfaite dans son mariage, entre rêve d'émancipation et contrainte sociale.

 

- "En flicka" (Une jeune fille) - La courte aventure d’un homme avec une jeune fille qui se termine par un sentiment de vide émotionnel et d'inutilité infinie ...

 

- "En liten en" (Un petit verre) - Une discussion dans un bar autour d’un verre révèle toutes les contradictions humaines et le désenchantement de la vie quotidienne.

 

- "Svärmeri" (Amourette) - Une amourette d’été éphémère laisse place à un sentiment d’amertume et de perte. Le récit évoque la fugacité des passions amoureuses.

 

- "Skuggor" (Ombres) - Des silhouettes dans une rue sombre illustrent la fragilité de la vie et la présence constante de la mort.

 

- "Fattigdom" (Pauvreté) - L'histoire dépeint le quotidien difficile d’un homme pauvre. La nouvelle critique l’indifférence sociale face à la misère.

 

- "En fridag" (Un jour de repos) - Un homme tente de profiter de son jour de repos, mais les circonstances le ramènent à la banalité de sa vie. Le texte aborde le désespoir latent des existences ordinaires.

 

- "Natten" (La Nuit) - Une réflexion sur la solitude et les pensées sombres qui assaillent l’esprit humain pendant la nuit.

 

- "Bakom spegeln" (Derrière le miroir) - Un homme contemple un miroir et y voit une vérité troublante sur lui-même. Une métaphore de l’introspection et de la quête d'identité.

 

- "Nya skor" (De nouvelles chaussures) - L’achat de nouvelles chaussures, événement anodin, devient une occasion pour le protagoniste de réfléchir au passage du temps et aux choses superficielles qui définissent la vie moderne.

 

Les nouvelles de "Historietter" n'ont fait l'objet d'aucun véritable projet cinématographique : c'est que la  force de ces nouvelles, très brèves, - et donc nécessitant des ajouts narratifs pour les rendre cinématographiquement compatibles -, réside dans les non-dits, les symboles subtils et les moments introspectifs, qui se prêtent davantage à la lecture ou à des adaptations théâtrales... Il n'empêche, le célèbre cinéaste danois, Carl Theodor Dreyer,le réalisateur de " La Passion de Jeanne d’Arc" ou d' "Ordet", a, en 1964, réalisé un court-métrage de 14 mn intitulé "Pälsen" (La Fourrure) :  fidèle à son style minimaliste et avec une mise en scène épurée, le réalisateur a réussi à condenser l'essence de la nouvelle en quelques minutes, en mettant l’accent sur les expressions des visages et les non-dits...


"Doktor Glas" (1905, Docteur Glas)

Ce roman, le troisième, que Hjalmar Söderberg publia en 1905 fit scandale et est aujourd'hui reconnu comme un classique de la littérature suédoise. Lors de sa parution, certains accusèrent en effet ce livre de professer un níhilisme pernicieux et un amoralisme dangereux : Söderberg reprend ici ses thèmes favoris, l'amour et la religion, mais en les traitant d'une façon provocante. La sensualité habituelle fait place à une abstinence malsaine du héros, et la critique de l'Eglise s'avère particulièrement acerbe. Avec beaucoup de finesse, Söderberg porte le débat d'idées, objet premier de son inspiration, dans la structure d'un drame psychologique et moral. Il en résulte un roman-confession où le personnage principal consigne dans son journal ses sentiments et des pensées qui contrastent par leur complexité avec le dépouillement de l'action. Chaque entrée du journal est datée, ce qui permet de suivre l’évolution psychologique et morale de Doktor Glas au fil du temps...

Le docteur Glas est un névrosé qui, par dégoût pour la sexualité, n'a encore jamais connu l'amour charnel à 33 ans. Pourtant ce misanthrope est capable d'émotion. Derrière une impassibilité apparente il cache une passion dévorante pour un être qui, dans ses rêves, devient une figure idéalisée, pleine de grâce et de pureté. Il est en effet tombé amoureux d'une de ses patientes, dont il a recueilli les confidences pendant ses consultations : victime du comportement brutal et des abus sexuels de son époux, le pasteur Gregorius, qui lui répugne, et pour qui elle n'éprouve que haine et aversion, Helga aime un autre homme. Le docteur Glas souffre de la voir martyrisée et désire la rendre heureuse. Esthète dont l'acuité est exacerbée par une vive intelligence et une grande probité intellectuelle, il exècre la laideur, la grossièreté et la duplicité du pasteur qui, sous des dehors aimables, utilise la religion pour forcer sa femme à accomplir ses devoirs conjugaux. 

Söderberg a mis l'accent sur l'intensité du dilemme que vit le médecin tiraillé entre son éthique personnelle et la morale sociale. Obéissant à ses propres lois, il décide d'empoisonner le pasteur Gregorius. 

Acte altruiste à ses yeux, ce meurtre s'avère vain en réalité, car il n'apporte le bonheur ni à Helga ni au docteur Glas. Helga, délaissée par son amant, lui échappe. Réduit à une solitude encore plus atroce, le docteur voit son existence se poursuivre sous le signe de la résignation et l'acceptation du déterminisme auquel nul ne saurait se soustraire. 

Ce roman est fascinant à plus d'un titre : il souligne l'échec du surhomme, dénonce la vacuité de la religion dévoyée à des fins égoïstes, stigmatise l'institution du mariage qui légitime les violences du mari sur son épouse. Profondément révolté contre les injustices engendrées par une société bourgeoise sclérosée, Söderberg dissèque au scalpel les hypocrisies de son temps avec une sobriété et une ironie mordante qui accentuent la force de ce récit audacieux.

 

Le dilemme moral autour d'un meurtre dont les motivations ne sont, en fin de compte, si claires que cela ... - Entrées d'un journal qui débute le 12 juin et se termine le 7 octobre, où le Doktor Glas médite sur l'idée d'empoisonner le pasteur Gregorius. Des passage qui anticipent les réflexions existentielles de l’Europe du XXe siècle (influence sur Sartre, Camus). Tyko Gabriel Glas, médecin solitaire, est confronté à une demande d’aide de la part de Helga Gregorius, la malheureuse femme du pasteur Gregorius. Ce dernier, hypocrite et autoritaire, force sa femme à des relations conjugales non consenties. Glas réfléchit à la possibilité de tuer Gregorius pour "libérer" Helga, mais il se heurte à un profond dilemme moral : a-t-il le droit de se substituer à Dieu ?

Première réflexion sur le meurtre : 12 juin. "Je n'ai jamas vu d'aussi bel été". La rencontre avec le pasteur, "je suis son médecin et il vient de temps en temps me raconter ses misères", et sa femme qui ne se sentait pas très bien ... Quel droit ai-je d’enlever la vie à un homme ? Mais si cet homme est un tyran ? Un bourreau ? Je ne puis m'empêcher d’y penser...

 

"... La lune montait au-dessus de Skeppsholmen, jaune citron dans le bleu profond du ciel, mais mon humeur légère et calme s'était altérée depuis ma rencontre avec le pasteur. Dire qu'il existe des êtres de ce genre! La vieille discussion des habitués de cafés me revint à l'esprit: si en pressant sur un bouton on pouvait tuer le mandarin pour hériter de ses

richesses, le ferait-on? Je n'ai jamais voulu répondre à cette question, peut-être parce que je n'ai jamais été aux prises avec la véritable misère, mais cette fois, je crois que j'appuierais sur le bouton pour supprimer ce pasteur!

 Lorsque je rentrai dans la demi-lumière fantomatique de  la nuit claire, la chaleur me parut aussi pesante qu'à midi, aussi saturée de menaces. Les nuages de poussière roussâtre  qui s'élevaient derrière les cheminées des usines s'assombrissaient, tels de lourds présages de malheur. Je revins à grands pas vers Klara Kyrka, le chapeau à la main car la sueur perlait à mon front. Même sous les grands arbres du cimetière, la chaleur ne désarmait pas, mais presque tous les bancs étaient occupés par des amoureux qui s'embrassaient avec des regards pâmés.

Assis près de ma fenêtre ouverte, j 'écris. Pour qui? Ni pour un ou une amie, pas même pour moi car je ne relis jamais ce que j'ai écrit hier. J'écris pour exercer ma main. Les pensées naissent d'elles-mêmes. J'écris pour tuer une heure d'insomnie. Pourquoi ne puis-je dormir? Je n'ai pourtant commis aucun crime.

 Ce que j'écris n'est pas une confession. À qui d'ailleurs me confesser? Je ne livre aucune de mes pensées profondes mais je ne dis rien qui ne soit vrai, car si mon âme est triste, ce n'est pas le mensonge qui en dissipera la mélancolie.

La grande nuit bleue recouvre les arbres du cimetière. La ville est maintenant silencieuse, tellement paisible que les soupirs, les chuchotements des ombres, en bas dans la rue, montent jusqu'à moi. De temps en temps, un éclat de rire impertinent. N'y a-t-il en dehors de moi personne qui soit seul au monde? Moi, Tyko Gabriel Glas, docteur en médecine, à qui parfois il est donné d'aider les autres sans jamais pouvoir s'aider soi-même, et qui, à trente-trois ans, n'a jamais connu de femme."

 

Le 19 juin, il reçoit madame Gregorius, qui lui avoue toute la répulsion que lui inspire son mari et demande au médecin d'intervenir en expliquant au pasteur qu'elle est atteinte d'une "maladie de femme" et qu'il renonce à ses "droits". Et de plus, ajoute-t-elle, depuis qu'elle a pris un amant. Le 23 juin, "assis près de ma fenêtre, je me remémore ma vie" et "je cherche pourquoi elle a pris un chemin tellement différent des autres vies, tellement éloignée de la vie normale.." - Rêve d'amour, qui ne cesse de le hanter - Le 2 juillet, Madame Gregorius entre soudainement dans son cabinet pour lui crier que son mari de pasteur l'a prise de force, le "devoir de l'épouse", répétait-il, c'est un péché que de ne pas le désirer. "Il émanait d'elle une telle ardeur que si elle se remettait à parler je sentais que je lui fermerais la bouche d'un baiser. Mais elle se tut..." -  Montée de la tension morale - Le Doktor Glas est de plus en plus hanté par son idée. Il est persuadé que Gregorius représente un mal absolu et que sa mort serait une forme de justice. La réflexion devient moins théorique et commence à se rapprocher d’une tentative de justification personnelle. Il se laisse également envahir par des idées plus sombres, marquées par son propre désespoir existentiel. Je me demande parfois si je n'ai pas été placé dans cette situation pour accomplir quelque chose d’exceptionnel, d’héroïque ...

Après avoir été témoin de la souffrance morale de Helga Gregorius et de la cruauté de son mari, Doktor Glas décide de franchir le pas. Il élabore un plan pour administrer un poison au pasteur sous prétexte de traitement médical. Cette date marque le moment où le dilemme moral cède la place à l’action, bien que Glas continue à se questionner intérieurement...

 

"25juillet

Helga Gregorius... Je la vois tout le temps comme dans mon rêve: nue, et portant un bouquet de fleurs sombres qu'elle me tend. Des fleurs rouges qu'elle me tend dans la pénombre. Pas une seule nuit je ne me couche sans désirer qu'elle revienne hanter mes rêves. Mais son sourire ambigu s'est estompé. Je ne le vois plus. Si le pasteur rentrait, nul doute qu'elle reviendrait ici. Qu'elle vienne!

26 juillet

Le pasteur. Son visage me poursuit lui aussi, avec cet air qu'il prit lors de notre dernière entrevue, au moment où je lui parlais des rapports sexuels avec sa femme. Comment décrire cet air? L'expression de quelqu'un qui renifle une chose pourrie et se délecte de cette odeur."

 

2 août - Il y a clair de lune, "toutes mes fenêtres sont ouvertes". Le docteur Glas reçoit une femme, Eva Mertens, quelques pensées lui viennent à l'esprit, l'amour, toujours l'amour... Elle réapparaîtra dans le journal au détour d'une phrase ...

"... "Il y a ici tant de jeunes filles qu'aucun homme n'a touchées et à qui il ne vaut rien de dormir seules. Celles-là devraient avoir de bons maris." Ainsi parlait Zarathoustra, le vrai Zarathoustra. Pourrais-je être un bon mari pour Eva Mertens? Et quelle image se fait-elle de moi? Elle ne me connaît pas. Dans son insouciante cervelle se sont gravés mes traits apparents, et mon image lui a sans doute plu, en premier lieu parce que je ne suis pas marié. Mais si elle me connaissait, si le hasard lui faisait lire ce que j'écris sur ces feuilles, je crois qu'un instinct sûr la ferait se détourner de moi. Je crois que le gouffre qui sépare nos âmes est trop grand. Mais qui sait si le mariage n'est pas justement destiné à combler ce qui sépare des âmes?

La femme qui me connaîtra tel que je suis n'existe pas, et d'ailleurs a-t-on le droit de laisser dénuder son âme par une femme? Mais la laisser embrasser un autre en lui faisant croire que c'est mon véritable moi, en ai-je aussi le droit? Oui. Et c'est même toujours ce qui se passe. On embrasse une ombre, on aime un rêve. Moi-même, que sais-je d'elle? Je suis seul, la lune brille, j'ai envie d'une femme. J'aimerais appeler cette inconnue qui est là, seule sur le banc pour attendre un compagnon infidèle. Peut-être représenterais-je à ses yeux le paradis?"

La lune brillera toujours ...

 

La critique de la religion et de la société hypocrite - Monologue sur le pasteur Gregorius - Avec un ton acerbe, satirique, qui donne une voix puissante à la révolte silencieuse du Doktor Glas, celui-ci médite sur le personnage du pasteur Gregorius, qu'il décrit comme un homme, dissimulé derrière son statut de religieux; profondément hypocrite, égoïste et dominateur. Une dénonciation féroce de la religion oppressive et de la fausse moralité de la société bourgeoise suédoise...

 

7 août - Le rêve qui tourmente, celui dans lequel il tue le pasteur, "Helga Gregorius était là, toute nue, dans un coin plein d'ombre". Le docteur Glas décide de comprendre ce qui lui arrive et réfléchit à ce qu'il doit faire, la conclusion s'impose rapidement, "de toute façon, son horrible mari doit disparaître." Ce 7 août est le jour fatidique, le dilemme moral s'y expose avec lucidité, "quel rapport y-a-t-il entre le viol d'une femme par un criminel et l'assassinat d'un pasteur qui est, au fond parfaitement respectable?", mais il s'agit ici de "rapports constants qu deviennent des viols répétés", et il ne s'agit d'un homme inconnu... et "mon devoir de médecin?". "J'ai peur. Non d'être découvert. Grâce à mes pilules, je saurai bien me tirer de là, mais j'ai peur pour moi-même. Que sais-je de moi-même? J'ai peur de me fourvoyer dans un labyrinthe qui ne me lâchera plus.." Je ne suis pas fait pour le meurtre, j'ai peur d'acquérir une mauvaise conscience. "Tu n'es qu'un lâche!" ... A partir du 13 août, le docteur commence à imaginer très concrètement son acte, il hésitera de nombreux jours ...

 

14 août : La profonde solitude du Doktor Glas - "Au milieu de la foule, j'ai toujours subi ma solitude comme l'escargot porte sa maison" - À cette date, Doktor Glas réfléchit à sa condition d'homme isolé, incapable de se connecter véritablement aux autres. Il médite sur sa vie solitaire et ressent profondément son exclusion du monde des vivants. Cet isolement existentiel est central dans le roman et constitue un moment clé de l’évolution psychologique du personnage...

 

21 août, le docteur Glas interroge Helga sur les intentions de son amant à son encontre, celle-ci n'est plus que larmes et désespoir, ils évoquent tous deux le suicide et la mort, un geste de tendresse survient à la fin de leur conversation. Le 22 août, s'impose la décision, Helga doit retrouver sa liberté ...

"Plus tard", le docteur note dans son Journal : "C'est fait ... Oui, c'est fait! Comme tout a été bizarre; l'occasion s'est présentée d'une manière tellement étrange que je serais presque tenté de croire à un ordre préétabli..."

 

Söderberg ne juge pas son personnage, laissant au lecteur le soin d’interpréter les actions de du Doktor Glas, mais le style est froid, implacable. Après de longues hésitations, Doktor Glas finit par administrer un poison au pasteur Gregorius, sous prétexte de lui soigner le cœur. Le meurtre est décrit en termes cliniques, ce qui contraste avec ses conséquences morales ...

Après le meurtre, Doktor Glas ressent à la fois un soulagement et un vide intérieur, réalisant que cet acte n’a pas changé sa propre solitude ou sa vision du monde. Le 23 août, la présence d'un bouquet de roses chez lui et dont il ne connaît pas la provenance, le déstabilise, l'inquiète, le tourmente. Le 24 août, il s'interroge, "pourquoi ai-je absolument voulu agir? Sans doute pour me défaire de mon ennui. Puis c'est l'enterrement, la cérémonie, l'église, on parle encore de Mlle Mertens. - 4 septembre, "existence, comment te comprendre..." Ne pas penser. "La pensée est un acide qui vous ronge". 

Le Doktor Glas a franchi une limite morale, mais rien est à espérer en contrepartie. Après le meurtre, le Doktor Glas se retrouve seul, face à son acte. Contrairement à ce qu’il avait espéré, l’événement ne lui apporte ni paix ni satisfaction. Il réalise que son geste n’a pas changé sa solitude ni son mal-être...

 

"... Et si maintenant j'allais vers elle avec ma peine comme elle est venue à moi avec la sienne? Si j'allais vers elle pour lui dire: "Moi non plus, je ne peux plus supporter d'être seul à me connaître, je ne supporte plus de porter un masque toujours et partout. Il faut que je trouve quelqu'un à qui je puisse ouvrir mon âme, quelqu'un qui sache l'homme que je suis..."

Ah! Nous deviendrions fous tous les deux. Ce serait le seul résultat.

Je déambulais par les rues et j'arrivai ainsi devant la maison qu'elle habite. Une de ses fenêtres était éclairée, on n'avait pas tiré les rideaux puisque de grands terrains vagues s'étendent de l'autre côté de la rue et que nul ne peut la voir. Moi non plus, je ne vis rien, aucune silhouette, aucune ombre bouger. Seule, la lumière jaune de la lampe à travers le voile de mousseline. Que faisait-elle? Lisait-elle? Ou bien, la tête entre ses mains, songeait-elle à quelqu'un avec désespoir? Si seulement j'étais près d'elle. Si seulement j'avais le droit de la regarder et d'attendre qu'elle arrange ses cheveux devant la glace et, lentement, laisse tomber ses vêtements pour la nuit... Mais pas seulement pour une fois. Oh! non. Pour toute la vie, pour toujours, pour une durée qui n'aurait pas de fin!

J'ignore combien de temps je suis resté ainsi, immobile comme une borne. Une couche de nuages qui laissait parfois filtrer un rayon de lune glissait au-dessus de ma tête, lentement, tel un paysage lointain. J'avais froid. La rue était déserte. Une prostituée sortit de l'ombre et s'approcha de moi. Elle me dépassa, s'arrêta, se retourna et me regarda avec des yeux affamés. Je secouai la tête et elle disparut dans la nuit.

Tout à coup, 'entendis grincer une porte d'entrée qui s'ouvrit pour laisser passer une silhouette sombre... Mon Dieu! Était-ce vraiment ELLE? Elle qui sort au milieu de la nuit sans même avoir éteint sa lampe? Que se passe-t-il? Mon coeur s'arrêtait... Où allait-elle? Je la suivis sans bruit. Elle se hâtait vers la boîte aux lettres du coin, y jeta une lettre et se dépêcha de rentrer. À la lueur du réverbère, son visage m'apparut. Il était blanc comme un linge. Jamais elle ne sera mienne. Jamais elle n'a rougi à ma vue et ce n'est pas mon souvenir qui la rend, ce soir, livide. Et jamais elle n'ira, tremblante d'angoisse, m'envoyer une lettre dans la nuit.

La vie a passé près de moi."

(trad. Julliard, 1969)

 

Tant l’atmosphère sombre et psychologique du roman que le dilemme moral et la lutte intérieure du Doktor Glas offraient un matériau suffisamment dramatique pour se prêter à une adaptation cinématographique. En 1942, Rune Carlsten réalisait une adaptation fidèle du roman de Söderberg (avec Irma Christenson et Georg Rydeberg), soulignant les dilemmes moraux du personnage principal, Doktor Glas, dans sa lutte intérieure entre le bien et le mal. En 1968, l'adaptation de Mai Zetterling se portera plutôt sur les aspects existentialistes et féministes de l’œuvre, avec une analyse plus poussée du personnage d’Helga.

 


"Gertrud" (Gertrude, 1906)

Première pièce, et premier drame, de Söderberg, rendue célèbre par la brûlante adaptation du cinéaste danois Carl Dreyer en 1964, sa dernière oeuvre, avec Nina Pens Rode, dans le rôle de Gertrud Kanning, Bendt Rothe, Gustav Kanning, le mari avocat et l'homme conventionnel, Ebbe Rode, Gabriel Lidman, un ancien amant de Gertrud devenu célèbre, et Baard Owe, Erland Jansson, le jeune poète, le jeune immature indigne de l’amour absolu que Gertrud lui offre. le réalisateur sublimera la pièce par une mise en scène épurée qui met en valeur les émotions subtiles et les non-dits...

Söderberg réussira d`emblée dans le genre théâtral qu'il connaît déjà bien pour avoir assisté à de nombreuses représentations en tant que critique. Puisant dans ses douloureuses expériences personnelles, l'auteur bâtit une œuvre-débat, empreinte de dépit et de résignation mais d`une rare finesse psychologique. Lorsqu'il écrit "Gertrude", Sôderberg est seul et désespéré; il traverse une crise grave provoquée par son divorce et surtout par la rupture avec Maria von Platen (1871–1959), à qui il vouait un amour profond. Cette femme fière et indépendante, au cœur possessif et ravageur, l'archétype moderne de la femme libre, en avance sur son époque, lui a inspiré plusieurs portraits féminins. Sans elle, ni Helga du "Docteur GIas", ni Gertrude, ni Lydia de "Jeu sérieux" n'auraient vu le jour...

 

Maria von Platen est à l`origine des réflexions de Söderberg sur la nature de l`amour dans "Gertrude", drame original par la constellation des protagonistes : une femme entourée de trois hommes, le mari, l`amant et l'ancien époux. Un triple conflit naît de la personnalité de Gertrude. Femme passionnée et sensuelle, elle s`offre sans réserve à l'amour. Pourtant par trois fois elle a été déçue et préfère, par intransigeance, renoncer à la vie de couple. Aucun des trois hommes n`a su répondre à ses attentes. Gertrude leur reproche leur égoïsme : ayant une conception différente de l`amour, ils ne lui réservent qu'une place secondaire. Ainsi, son mari Gustaf aspire-t-il à une glorieuse carrière politique. Erland, son amant, ne cherche qu`une aventure passagère, Gabriel, son ancien époux, a préféré la renommée comme dramaturge. Seul ce demier sait reconnaître son erreur, mais il est trop tard. Gertrude s'isole, incarnant le credo désabusé que l'auteur a placé en exergue de sa pièce : "Je crois au plaisir de la chair et à la solitude irrémédiable de l'âme" ... 

Söderberg analyse ici les conséquences dramatiques d'une telle attitude. À la fois tentative de catharsis personnelle et méditation universelle sur la difficulté d'aimer, cette œuvre tragique est marquée au coin de l'amertume, si caractéristique de Söderberg. On peut rapprocher son personnage de Nora dans "Une maison de poupée" (Henrik Ibsen), femme en quête de liberté et d’émancipation dans un monde de quasi obsession masculine ...

 

Acte I : La confrontation avec le mari - Gertrud, mariée à Gustav Kanning, un homme influent mais émotionnellement distant, avoue à son mari qu’elle ne l’aime plus. Elle lui reproche de l’avoir délaissée, de ne pas comprendre ses besoins d’amour et de liberté. Le monologue de Gertrud déclarant croire en l'amour, "Je crois en l'amour. L'amour doit être tout ou rien. Je ne peux pas vivre dans un compromis" est le passage clé l'amour est absolu ou il n'est pas ...

 

Acte II : La rencontre avec le jeune poète Erland Jansson - Gertrud se rapproche du jeune poète Erland Jansson, un artiste idéaliste qui semble incarner la passion et l’amour pur qu’elle recherche, du moins le croit-elle. Dans une scène romantique, ils vont dialoguer sur l’amour, les rêves et leurs aspirations. Erland récitera un poème pour Gertrud, tandis qu’elle lui confie ses idéaux, "Je veux être aimée sans partage. Sans ombre ni doute. Je veux être tout pour celui que j’aime. .."

 

Acte III : La désillusion - Gertrud découvre qu’Erland n’est pas l’homme idéal qu’elle croyait. Il est volage et incapable de répondre à ses attentes d’absolu. Le rêve romantique s’effondre brutalement. "L’amour est un jeu pour vous, lui dit-elle, vous ne savez pas ce que signifie aimer, vraiment aimer"...

 

Acte IV : La séparation finale et le choix de la solitude - Gertrud décide de quitter son mari Gustav Kanning et de rompre définitivement avec Erland. Elle choisit la solitude plutôt que de vivre dans un compromis ou dans une relation qui trahit ses idéaux.Dans une scène de rupture poignante, elle prononcera la phrase la plus célèbre de la pièce, "Je veux rester seule. Je préfère ma liberté à une vie sans amour. L’amour doit être tout ou rien".  Gertrud affirme son indépendance, choisit la liberté plutôt qu’une vie d’illusion, et son personnage devient une figure symbolique de l’émancipation féminine ...


"Aftonstjärnan" (L'Étoile du soir, 1912)

Moins populaire que "Gertrud", plus courte et profondément introspective, "Aftonstjärnan" est pourtant admirée pour la finesse de ses dialogues et la profondeur psychologique de ses personnages. Toujours cet amour illusoire, pour Söderberg, les relations amoureuses sont souvent marquées par la déception. La pièce nous conte la relation complexe entre un homme marié, vieillissant, Harald (alter ego de l'auteur), et une jeune femme, Gabrielle, surnommée "l'étoile du soir". Cette rencontre est pour l'homme, déchiré entre son devoir envers sa famille et son désir de la jeune femme, d'exprimer une infinie nostalgie et le regret face à une vie marquée par les occasions manquées et le temps qui passe. Gabrielle, quant à elle, symbolise toute une promesse de vie et des rêves de jeunesse ...

 

"Ödestimmen" (L’Heure du destin, 1922)

Moins connue, une pèce qui témoigne de l’évolution de Söderberg vers des thématiques plus sombres et philosophiques, ici le moment critique où un individu doit prendre une décision irrévocable qui peut bouleverser son existence. La pièce met en scène un personnage principal (un médecin, un juge ou un intellectuel, selon l’interprétation), un homme confronté à un choix moral impossible qui engage sa responsabilité et qui pourrait entraîner des conséquences tragiques pour autrui. Face à ce personnage, un autre, antagoniste (directement ou symboliquement), une autorité morale ou une force extérieure qui met le protagoniste au défi et accentue le poids du choix à venir. Et des figures secondaire, des proches du protagoniste ou des personnes directement affectées par son choix, des figures dont le rôle est d’amplifier le conflit moral. Au fur et à mesure que l’heure du destin approche, le protagoniste est submergé par le doute, la peur et le désespoir, et sa conscience devient le véritable champ de bataille de la pièce. Finalement, le protagoniste prendra sa décision et se retrouvera seul et hanté par les conséquences de son choix. Le destin semble implacable, laissant planer un sentiment de vide existentiel.


"Gertrud" (1906) a inspiré plusieurs adaptations cinématographiques, dont la plus célèbre est sans doute celle réalisé en 1964 par Carl Theodor Dreyer. On rappelle l'intrigue, une œuvre avant-gardiste, préfigurant les réflexions sur la liberté individuelle et l’autonomie des femmes. La pièce en trois actes raconte l'histoire de Gertrud Kanning, une femme d'une trentaine d'années mariée à Gustaf Kanning, un avocat influent. Insatisfaite de son mariage sans amour, Gertrud décide de quitter son mari pour suivre son ancien amant, le compositeur Erland Jansson. Cependant, elle découvre rapidement que cet amour n'est pas aussi idéal qu'elle l'avait imaginé. Face à la superficialité des sentiments d'Erland et au manque de profondeur des relations qui l'entourent, Gertrud choisit finalement la solitude, préférant vivre seule que de compromettre ses idéaux.


"Den allvarsamma leken" (Le Jeu sérieux, 1912)

Dans une Stockholm, au tournant du XXe siècle, marquée par des changements sociaux et une vision plus moderne des relations humaines, Arvid Stjärnblom, journaliste ambitieux mais encore pauvre, et Lydia Stille, fille d’un peintre célèbre, se rencontrent et tombent éperdument amoureux l’un de l’autre : leur relation naît dans la fraîcheur et l’innocence de la jeunesse, mais les conventions de la société bourgeoise vont les empêcher de vivre leur relation en toute liberté, la liberté notamment de Lydia, son indépendance, est d'un prix particulièrement élevé . La passion amoureuse, loin d’être pure et libératrice, deviendra source de frustration et de désillusion....

Leur relation débute avec passion, mais Arvid ne peut s’engager pleinement. Le poids des attentes sociales et l'absence de ressources financières le freinent. Lydia, elle, est une femme libre et émancipée pour son époque, mais elle finit par céder aux pressions sociales et épouse un homme riche qu’elle n’aime pas. Pendant plusieurs années, Arvid et Lydia vivent des vies séparées. Arvid épouse une autre femme par convention, mais leur mariage est sans amour. De son côté, Lydia mène une existence malheureuse dans son mariage de convenance, prisonnière d’une société où le divorce est mal vu. Des années plus tard, ils se retrouvent par hasard. Leur passion, jamais vraiment éteinte, renaît avec force. Ils entament une liaison clandestine, mais leur relation ne parvient pas à s’épanouir pleinement : les deux amants réalisent que leurs tentatives pour retrouver l’amour perdu ne mènent qu’à une nouvelle forme de désillusion. Arvid, profondément marqué par sa lâcheté et son incapacité à suivre son cœur, reste prisonnier de sa propre faiblesse. De son côté, Lydia refuse de sacrifier son indépendance pour une relation qui semble condamnée. Leur passion se brise définitivement, laissant place à un sentiment d’échec et de regret ...

 

"As usual, Lydia went swimming alone. She liked it best that way. Besides, she had no one to go swimming with that summer. She had no need to worry: her father, who always sat on a nearby rock painting his ‘Coastal Motif’, kept a close eye on her and saw to it that no stranger came too near. She waded out until the water reached a little above her waist, then waited with raised arms, her hands clasped behind her head, until the rings in the water smoothed out again and reflected her eighteen-year-old body in the shallow waves.

 

« Comme d'habitude, Lydia est allée nager seule. C'est ce qu'elle préfère. D'ailleurs, cet été-là, elle n'avait personne avec qui se baigner. Elle n'avait pas à s'inquiéter : son père, qui était toujours assis sur un rocher voisin pour peindre son « motif côtier », la surveillait de près et veillait à ce qu'aucun étranger ne s'approche trop près d'elle.

Elle pataugea jusqu'à ce que l'eau lui arrive un peu au-dessus de la taille, puis attendit, les bras levés, les mains jointes derrière la tête, que les anneaux de l'eau s'aplanissent à nouveau et reflètent son corps de dix-huit ans dans les vagues peu profondes.

Puis elle se pencha en avant et nagea dans les profondeurs vert émeraude. Elle apprécia la sensation de l'eau qui la portait - elle se sentait si légère. Elle nageait d'un pas calme et mesuré. Elle n'a pas vu de perche aujourd'hui. Parfois, elle jouait avec elles. Une fois, elle a été si près d'en attraper une qu'elle s'est piqué la main sur ses nageoires.

De retour sur la terre ferme, elle passa rapidement la serviette sur son corps, puis s'étendit sur un rocher plat que les vagues avaient rendu lisse et laissa le soleil et la légère brise d'été la sécher. Elle s'allongea d'abord sur le ventre pour laisser le soleil éclairer son dos. Tout son corps était déjà très bronzé - aussi bronzé que son visage.

 Elle laissa ses pensées vagabonder. Elle pensa au fait qu'il était presque midi. Ils allaient manger du jambon frit et des épinards. Elle s'en réjouissait, même si le déjeuner était toujours le moment le plus ennuyeux de la journée. Son père ne disait jamais grand-chose, et son frère Otto restait assis, maussade et silencieux.

Bien sûr, il a des problèmes. Il voulait devenir ingénieur, mais il y avait déjà trop d'ingénieurs à la maison, alors il partait pour les États-Unis à l'automne. Philippe était le seul à parler, mais ce qu'il disait ne l'intéressait pas - il parlait de précédents, de stratégies juridiques, de promotions et d'autres absurdités de ce genre qui n'intéressaient personne. C'était comme s'il parlait juste pour parler, tout en cherchant avec ses yeux de myope les meilleurs morceaux sur le plateau...

 

La rencontre entre Arvid et Lydia (début du roman), l'idéalisation de l'amour, les émotions naissantes et l’atmosphère douce-amère du premier amour, une rencontre empreinte d’un charme nostalgique, car le lecteur comprend rapidement que cet amour est voué à l’échec.

Arvid et Lydia, jeunes et pleins de promesses, se rencontrent pour la première fois. Leur attirance est immédiate, marquée par l'innocence et l’intensité de la jeunesse. Lydia, belle et mystérieuse, laisse Arvid éperdu d’amour.

 

... « Dis-moi, » dit Arvid, « te souviens-tu de notre rencontre inattendue à Djurgården, un jour de l'automne dernier. Tu étais avec un monsieur...

- Oui, répondit-elle. C'était le Dr Roslin.

- Vous voulez dire Markus Roslin, l'archéologue et historien de l'art ?

- Oui, c'est un vieil ami de la famille.

Ils restèrent silencieux. La neige continue de tomber.

- Je vais vous dire quelque chose », dit-elle. L'après-midi même, j'ai ressenti une envie irrésistible de vous voir. Je suis allée chez vous et j'ai sonné à la porte. Personne n'a ouvert la porte.

Elle avait murmuré cela en appuyant sa tête blonde contre sa poitrine. Il lui a caressé les cheveux de la main.

- J'étais chez moi, dit-il, mais tu n'as sonné qu'une fois. Et je ne savais pas que c'était toi.

Je n'aime pas qu'on sonne plus d'une fois, dit-elle. Moi aussi, je « respecte une porte fermée... ».

- Oh, Lydia...

Il lui prend la tête entre les mains et la regarde dans les yeux. Il lui dit : « Puis-je te poser une question ? » « Oui ?

- Tu dois me promettre de ne pas te mettre en colère.

- Oui ?

- Es-tu toujours une fille « innocente » ? 

- 'Bien sûr.'

- Tu m'en veux de t'avoir posé la question ?

Elle sourit, les larmes aux yeux :

- Non.

Ils sont redevenus silencieux tous les deux. Il faisait de plus en plus sombre. La neige continuait à tomber. Elle était assise, la tête appuyée contre sa poitrine. Il murmurait son nom, encore et encore, sans raison : Lydia...Lydia...Lydia...

Il prit à nouveau sa tête entre ses mains et la regarda dans les yeux :

- Tu seras mon ange gardien, dit-il. Veux-tu être mon ange gardien ?

Elle lui retire doucement les mains.

- Je veux être tout pour toi, dit-elle, mais ce n'est pas seulement ce que je veux... Sais-tu ce que j'ai pensé quand j'ai reçu ta lettre ? Je me suis dit que je n'avais plus rien à sauver... .

- 'Qu'est-ce que tu veux dire... ?

- 'Oh - rien...'

Il commençait à faire très sombre. Et la neige continuait à tomber.

- Lydia. Tu comprends que je ne peux envisager le mariage que comme une perspective lointaine, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Mais si vous vouliez être ma petite fille bien-aimée en secret ?

Ses yeux, grands et pleins de larmes, se sont plongés dans l'obscurité.

- Non, dit-elle. Je ne veux pas être un fardeau pour toi. N'importe quoi d'autre, mais pas ça ! Pas un fardeau.

Les flocons blancs dansèrent, scintillèrent et tombèrent sur le sol. Ils sont restés silencieux.

- Pouvez-vous me dire ce qui est bien et ce qui est mal ?

Arvid réfléchit.

- Je ne sais pas, répondit-il. Ce matin, au journal, nous avons traduit le « J'accuse » de Zola, et en ce moment même, il est probablement distribué en ville en tant qu'édition supplémentaire. Dans ce cas précis, je sais ce qui est bien et ce qui est mal. Mais j'aurais beaucoup de mal si je devais un jour expliquer aux garçons de l'école ce qui est bien et ce qui est mal - pour donner une explication générale, je veux dire...

Elle est restée assise, la tête contre sa poitrine, à sangloter. Elle n'avait pas écouté un mot de ce qu'il avait dit. Elle tremblait et sanglotait.

Puis elle s'est soudain levée et a séché ses larmes. Elle se tenait là, jeune et mince, dans son costume de deuil noir et ses cheveux clairs.

- Il faut que je parte, dit-elle.

Il se leva aussi et, après un long baiser, il dit : Je crois que tu seras mon ange gardien ....

 

La séparation et le mariage de Lydia (milieu du roman) - Söderberg révèle les compromis imposés par la société bourgeoise, en particulier pour les femmes, contraintes d’assurer leur avenir par le mariage. La séparation marque pour Arvid le début des désillusions, il prend conscience de ses faiblesses et de son incapacité à suivre son cœur. Face aux pressions sociales et à l’incapacité d’Arvid à s’engager (manque de ressources financières et de courage), Lydia épouse un homme plus âgé et riche. Arvid est dévasté, mais accepte cette réalité avec un mélange de regret et de résignation.

 

Les retrouvailles entre Arvid et Lydia (après plusieurs années) - L'ambiguïté de l'amour, un amour tout à la fois intense et destructeur. Après des années de séparation, Arvid et Lydia se retrouvent par hasard. Leur passion renaît et ils entament une liaison clandestine, marquée par la passion mais aussi par un sentiment de culpabilité...

 

Le dialogue clé entre Arvid et Lydia sur le mariage et l’amour - Une critique lucide du mariage arrangé et de l’absence de liberté pour les femmes dans la société suédoise de l’époque. Lors de l’une de leurs rencontres, Lydia exprime ses désillusions sur son mariage et sur la société qui l’a poussée à faire un tel choix. Elle critique l’hypocrisie des valeurs bourgeoises. Arvid, quant à lui, réalise qu’il a contribué à cette situation par sa lâcheté et son hésitation...

 

... There came a time of peace and calm.

The snow fell, a great deal of snow. Arvid and Lydia both welcomed it. Perhaps they both felt that more snow than usual had to fall this winter. And he had a feeling that she had finally found peace; that she was no longer ‘searching’.

She was so little that winter. And she was affectionate and tender as never before. He loved her more than ever and believed himself loved; many things happened that made this illusion excusable…but he no longer planned to divorce his wife for her sake and break up his home. Every time his thoughts moved in that direction he remembered what had happened – despite the snow that fell and fell… He left things as they were, letting them go as they would.

And never, ever, did she indicate by word or innuendo that she was considering a future as his wife.

On the contrary.

‘I will never marry again,’ she had said one day when they were sitting at her window in the winter twilight. ‘Once is enough. More than enough!’

After a while he grew used to his strange double life, the way it had turned out to be.

Winter went by, and the sun returned, and the snow melted and it became spring again.

 

... Il y eut une période de paix et de calme.

La neige tomba, beaucoup de neige. Arvid et Lydia s'en réjouissaient. Peut-être avaient-ils tous deux l'impression qu'il fallait qu'il y ait plus de neige que d'habitude cet hiver. Et il avait l'impression qu'elle avait enfin trouvé la paix, qu'elle ne cherchait plus rien d'autre.

Sans exigence en cet hiver-là. Elle était affectueuse et tendre comme jamais auparavant. Il l'aimait plus que jamais et se croyait aimé ; beaucoup de choses se produisirent qui rendirent cette illusion excusable... mais il n'envisageait plus de divorcer pour le bien de sa femme et de briser son foyer. Chaque fois que ses pensées allaient dans cette direction, il se rappelait ce qui s'était passé - malgré la neige qui tombait et tombait... Il laissait les choses telles qu'elles étaient, les laissant aller comme elles allaient.

Et jamais, au grand jamais, elle n'a laissé entendre, par des mots ou des insinuations, qu'elle envisageait un avenir en tant qu'épouse.

Au contraire...

 

... Il entra dans sa chambre et se déshabilla lentement, tout en écoutant tous les bruits de l'appartement et de la rue. Il entendit sa femme aller dans le hall et dans la cuisine. Il entendit le robinet d'eau s'ouvrir puis se refermer. Il entendit le cliquetis d'une charrette dans la rue.

Il n'avait aucun espoir de s'endormir cette nuit-là.

Il était éveillé depuis quinze, peut-être trente minutes, lorsqu'il entendit frapper doucement à la porte.

Il écouta et resta silencieux. La porte était fermée et verrouillée. Avec une clé.

On frappa à nouveau à la porte. Alors qu'il restait silencieux, il entendit la voix de Dagmar, faible et suppliante : Oh, Arvid - cher Arvid ! Laisse-moi entrer ! Je n'arrive pas à dormir, j'ai si peur. J'ai si peur.

Il ne répondit pas. 

Oh, petit Arvid, je t'en prie, oublie que j'ai dit des choses aussi stupides ! Pardonne-moi ! J'ai tellement peur d'être seul ! Je t'en prie, laisse-moi entrer !

Il retient son souffle et reste silencieux.

Oh, Arvid, je ne sais pas ce que je fais ! Je vais tuer nos petites filles et moi-même ! Je vais mettre le feu à la maison !

Il fallait qu'il la laisse entrer....

 

La rupture définitive (fin du roman) - L’incapacité des personnages à concilier leurs idéaux amoureux avec la réalité, des relations marquées par une série d’occasions manquées. Arvid et Lydia se séparent définitivement. Arvid, rongé par ses regrets, prend conscience que l’amour qu’il a vécu avec Lydia ne pourra jamais être reconstruit. Lydia, de son côté, choisit de s’éloigner pour préserver son indépendance. Arvid est laissé seul face au vide de son existence ...

 

"... Oui, se dit-il, les poètes ont de la chance. Ils peuvent trouver une consolation pour à peu près n'importe quoi. Même s'il s'agit d'une vie dévastée, brûlée et gâchée, ils peuvent trouver une consolation. Ils ont la capacité d'exprimer le désespoir de leur misère et de trouver ainsi une consolation. Mais que doit faire le pécheur ordinaire ?

C'est alors qu'il se souvient soudain que Lydia lui a offert un cadeau. Un petit souvenir. Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Il le sortit de sa poche et le déballa. C'était un petit canif avec un manche en nacre. Au moins, elle n'est pas superstitieuse, se dit-il. 

En effet, une vieille croyance populaire, dont il se souvenait bien dans son enfance, veut que l'on ne donne jamais de couteau à quelqu'un que l'on apprécie ou à qui l'on tient. Cela suscite la haine et l'inimitié.

Il le mit dans la poche de son gilet.

Il se dit :

Maintenant, elle est probablement en train de marcher le long d'un chemin à Djurgården pour le rencontrer. Le soleil brille. Elle s'arrête à un tournant et lui dit, les yeux baissés sous de longs cils : « Il y a peu de temps, j'ai rencontré celui que j'aimais. Je ne comprenais pas du tout pourquoi je l'avais aimé autrefois ».

...Et le train continua sa route ...


Nombreuses seront les adaptations cinématographiques de "Den allvarsamma leken" (Le Jeu sérieux), son histoire d’amour universelle marquée par la désillusion et le réalisme, et le personnage de Lydia Stille, femme en quête d’indépendance, ne pouvait que séduire les réalisateurs. La première adaptation date de 1945, elle est l'oeuvre de Rune Carlsten, une  œuvre classique du cinéma suédois qui est resté fidèle à l’esprit mélancolique du roman. En 1977, Anja Breien, réalisatrice norvégienne, proposera une vision féministe du roman, donnant une voix plus forte au personnage de Lydia Stille. En 2016, l'adaptation qu'en fera Pernilla August aura une carrière internationale, la dimension passionnelle et tragique du roman est reconstituée avec une esthétique soignée dans un Stockholm du début du XXe siècle ...