Félix Vallotton (1865-1925) - Albert Guillaume (1873-1942) - Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923) - Zo d'Axa (1864-1930) - František Kupka (1871-1957) - Charles Léandre (1862-1924) - Abel Faivre (1867-1945) - ..

Last update : 11/11/2016

La caricature est plus subversive qu'un texte, l'image acquiert une puissance de mobilisation en un demi-siècle, entre 1830 et 1880 - C'est au XIXe siècle que se développe véritablement la presse satirique, une presse qui entend, par l'usage de la caricature, rire des grands de ce monde et dénoncer, avec une férocité rarement atteinte la politique et les moeurs. La monarchie de Juillet, qui vient d'instaurer la Charte de 1830 et de proclamer "le droit des Français de publier et de faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois", tente de maîtriser paradoxalement, de 1830 à 1835, les mouvements de la rue et les contestations politiques de toute nature. La presse s'empare de sa nouvelle liberté et va promouvoir un nouveau mode d'expression, la caricature : simplification du trait et restitution factuelle, plus subversive qu'un texte et marquée du sceau de l'irrespect total. Le public est en place, une caricature fait plus de ravage qu'un pamphlet. Ses titres les plus emblématiques: La Caricature (1830-1839), qui s'attaque au pouvoir de Louis-Philippe, Le Charivari (1832-1937), le tout  premier quotidien illustré satirique du monde que fonde Charles Philippon (il y publia les fameuses "Têtes en poire" de Louis-Philippe. Le "Gargantua", de Daumier (1831), célèbre caricature montrant Louis-Philippe dévorant les écus récupérés de force au peuple, valut à son auteur un séjour de six mois en prison, tout en lui assurant un début de notoriété. Ce nouveau mode d'expression qui entend bouleverser la perception de la réalité politique et sociale n'est pas sans impact sur de nombreux peintres... 

Au moins deux générations de caricaturistes vont ainsi se lancer dans l'arène du politique et de la morale sociale, la première, Honoré Daumier (1808-1879), Jean-Jacques Grandville (1803-1847) , Paul Gavarni (1804-1866), Cham (1818-1879)...

La caricature de moeurs - L'année 1835 voit rétablir la censure et modifier sensiblement les possibilités d'expression, la caricature politique, qui s'attaquait aux pouvoirs en place, va céder l'arène  à une dénonciation moins extrême, celle des moeurs sociales - 1er juillet 1836, paraissent Le Siècle, sous-titré Journal politique, littéraire et d’économie sociale, et  La Presse d'Émile de Girardin. Le 4 mars 1843, l’hebdomadaire L’Illustration, Journal universel, voit le jour et, politiquement neutre, attire dans ses colonnes les plus grands illustrateurs du moment. Mais la caricature politique va ressurgir plus véhémente que jamais lorsque s'installe la République de 1848 : un très court instant, les journées de juin 1848 déclenche un retour des contraintes sous une République qui devient de plus en plus conservatrice. La censure frappe à nouveau la caricature politique sous le Second Empire et c'est l'influent journal Le Siècle, devenu républicain, qui va s'opposer au régime de Napoléon III, le Figaro devenir quotidien en 1866 et le Petit journal, quotidien non-politique revendiqué, paraître en 1863 pour atteindre des tirages faramineux (265000 exemplaires en 1865), l'heure n'est plus aux idées mais aux faits et à la distraction...

Il faudra attendre les nouvelles lois sur la liberté de la  presse de 1868, et surtout celle de 1881 (les institutions sont passées aux mains des Républicains de 1876 à 1879) pour voir renaître la caricature politique. André Gill lance ainsi successivement La Lune (1866), qui met à la mode le portrait aux défauts physiques accentués, puis L'Éclipse (1868). Mais cette liberté de la caricature, qui va connaître une expansion sans précédent, entretient une critique politique moins acerbe, mois subversive, propose une plus grande diversité de contenus, épouse volontiers le sentiment dominant, avec la pointe de grivoiserie tant attendue. En1886, Le Journal illustré reproduit des clichés de Félix Nadar....

Seconde génération de caricaturistes, Gustave Doré (1832-1883), André Gill (1840-1885), Caran d’Ache (1858-1909), Charles Léandre (1862-1924), portraitiste talentueux, Jean-Louis Forain (1852-1931), Abel Faivre (1867-1945), plus grivois, Sem (1863-1934), plus mondain, Benjamin Rabier (1864-1939), auteur jeunesse...

L'hebdomadaire Le Rire, diffusé à partir de 1894, en est le parfait exemple et marque une nouvelle étape dans l'histoire de la presse, une étape plus industrielle qui utilise toutes les possibilités de la photogravure, et révèle au passage nombre de talents, Toulouse-Lautrec, Forain, Willette, Caran d'Ache, Charles Léandre, Cappiello, Roubille, Grandjouan, Albert Guillaume, Abel Faivre, Ferdinand Bac. Le Grelot, publié de de 1871 à 1903, se veut un journal illustré satirique et républicain, Alfred Le Petit et Pépin en sont les dessinateurs principaux, pour opérer, comme le Charivari, un virage réactionnaire à la fin du siècle : une fin de siècle qui connaît avec l'affaire Dreyfus des recompositions politiques singulières et par trop exacerbées, Psst...! journal hebdomadaire antidreyfusards et antisémites réunit ainsi un temps Caran d'Ache et Forain. Et si en 1893-1894, la République traverse une vague de terrorisme anarchiste (attentat de Vaillant à la chambre, assassinat du Président de la république Sadi Carnot par Caserio) l'impact des "lois scélérates" qui pénalisent la propagande anarchiste ne se fait guère sentir au-delà de cette vague d’attentats.

Albert Guillaume (1873-1942)
Albert Guillaume, l'un des caricaturistes des plus renommés de la Belle Époque, reconnu pour ses dessins satiriques publiés dans des magazines comme Gil Blas (1892), Le Rire, L'Assiette au Beurre, débuta dans l'atelier de Léon Gérôme, boulevard de Clichy,  fut affichiste, fréquenta théâtres et café-concert, exposa au Salon des artistes humoristes (1907-1910), illustre des oeuvres de Georges Courteline (Le train de 8 h 47, 1890), et publia nombre d'albums dans lesquels il se délecte avec légèreté du comportement de ses contemporains, souvent mondains, parisiens et surtout parisiennes des Grands Boulevards : "Faut voir" (1895), "Mes Campagnes" (1896), "Etoiles de Mer" (1896), "Y a des dames" (1896), "Des Bonshommes", "Mémoire d'une glace" (1894), "Pour vos beaux yeux" (1910). Mais par delà cette légèreté du trait, ses "bonshommes" pour lesquels il a toujours su leur trouver "une vie comique et satirique", et ses petites femmes "aux yeux veloutés", on remarquera le point de vue inattendu de certaines de ses oeuvres, un agencement singulier de ses scènes qui rappelle Félix Vallotton : "Les Retardataires" (1914, musée Carnavalet),...


Le 4 avril 1901 paraît le premier numéro de "L'Assiette au beurre", l'une des revues satiriques les plus connues de la "Belle Epoque" : la revue fera paraître 593 numéros jusqu'au 15 octobre 1912 et touchera entre 25 000 et 40 000 lecteurs en France. Chaque numéro, pour une bonne moitié en couleur, se livre une critique particulièrement ciblée des moeurs et du corps social, souvent très virulente, à l'encontre du patronat, de la bourgeoisie, de l’armée, du gouvernement, de la colonisation, de la religion, des mœurs en utilisant de jeunes talents qui deviendront rapidement célèbres, Felix Vallotton , Kees Van Dongen , Kupka , Steinlen, Juan Gris, mais aussi des écrivains tels que Anatole France , Leon Bloy , Laurent Tailhade, Octave Mirbeau. Jules Grandjouan, antimilitariste, antipatriote et anticlérical,  Henri Gustave Jossot, si proche des Nabis, Aristide Delannoy, militant libertaire, Ricardo Florès assumant le socle des différentes éditions. L'Assiette au beurre fut un extraordinaire laboratoire d'expérimentation de l'imaginaire sociale et politique....

 

Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923)
Le regard de Steinlen, c'est non seulement l'impatience d'exprimer la vie et le rêve de son époque, écrira Anatole France, en 1901, et cette vie, ce rêve s'exprime au travers du spectacle de la rue populeuse, - "une sensibilité subtile, vive, attentive, une infaillible mémoire de l’œil, des moyens rapides d’expression destinaient Steinlen à devenir le dessinateur et le peintre de la vie qui passe, le maître de la rue" -, mais aussi une empathie sans limite pour toute la misère et les souffrances du "petit peuple" parisien, les personnages de Zola sont présents. L'illustration et la caricature deviennent ainsi, plus que le texte, les supports de la dénonciation politique et sociale, une nouvelle approche figurative du quotidien qui recourt plus à l'allégorie et au symbole, a minima à l'accentuation du trait, qu'à la réalité pure et simple : Le bourgeois est représenté bedonnant, bien campé sur ses jambes, portant un haut-de-forme, une canne à pommeau et une montre à gousset, soit les attributs de la richesse et du pouvoir, face à l’ouvrier, souvent torse nu et dans le dénuement le plus complet.. 

Natif de Lausanne, tout comme Félix Vallotton et Eugène Grasset, Théophile Alexandre Steinlen se fixe définitivement à Montmartre en 1881, au moment où la loi sur la liberté de la presse affranchit cette dernière de la censure, fréquente le milieu du cabaret le Chat-Noir qu'anime Rodolphe Salis, rencontre Adolphe Willette, Toulouse-Lautrec, Forain, Léandre, Debussy, Éric Satie, Verlaine, Alphonse Allais et Aristide Bruant. L’affiche de la Tournée du Chat Noir, réalisée en 1896, reste l’œuvre la plus célèbre de l’artiste (KattenKabinet, Amsterdam). Dès 1890, époque des premiers retours des exilés de la Commune, l'artiste collabore au Gil Blas illustré (près de 700 dessins) puis se tourne vers des journaux de tendances politiques plus radicales. Steinlen réalise 30 couvertures du Chambard socialiste, de tendance anarcho-syndicaliste, dès sa parution le 16 décembre 1893 ("Jolie société où les chiens des riches sont plus heureux que les enfants des pauvres ") :  L'Attentat du Pas-de-Calais (Dec. 16, 1893), L'Epouvantail Bourgeois (Dec. 23, 1893), La Misère Sous La Neige (Jan. 13, 1894), Le Cri des Pavés (Feb. 3, 1894)...

En 1897, Steinlen devient le principal illustrateur de La Feuille de Zo d’Axa, à laquelle participent Willette, Léandre, Cou­turier, Hermann Paul, Anquetin, et s'engage durant l’affaire Dreyfus. Zo d'Axa (1864-1930) est un individualiste libertaire qui défend l'idée d'une propagande par les faits ("les étincelles des faits, qui se heurtent comme des silex") et réunira quelques années, dans les colonnes de L'En-dehors, avant de devoir fuir après l'arrestation de Ravachol en 1892, nombre de contestataires de l'époque (Tristan Bernard, Louise Michel, Octave Mirbeau...).  " Assez de mirages! Nous voulons, et par tous les moyens possibles, irrespectueux par nature et des lois et des préjugés, nous voulons, immédiatement, conquérir tout ce que la vie porte en elle de fruits et de fleurs. Si plus tard une révolution résulte des efforts épars, tant mieux ! ce sera  la bonne. Impatients, nous t'aurons devancée.."

Le plus célèbre recueil de dessins de Steinlen, "Dans la vie" (1901), révèle toute la compassion qu'il éprouve pour les marginaux, les miséreux, les bastringues, les ouvriers, les filles de la rue et petites ouvrières. La même année, 1901, Steinlen travaille pour L'Assiette au beurre et signe la couverture du premier numéro, le 4 avril. Le numéro du 11 juillet 1901 est consacré à la célébration du 14 juillet en France, occasion de cibler  sans concession les symboles de "La République et l'Etat Républicain" (Marianne, "femme à soldats", "femme à curés"), et celui du 26 février 1902, reprend ironiquement la "Vision de Victor Hugo": que sont devenus en ce début du XXe siècle les idéaux de liberté, égalité ,fraternité , justice dans un monde marqué par l'exploitation de l'homme par l'homme et le colonialisme? Il produira entre 1913 et 1919 dix-sept affiches de guerre dénonçant l’insoutenable misère des soldats et des civils, autant ressentis par Félix Vallotton ou Jean-Louis Forain....


«Crimes et châtiments», par Félix Vallotton, 1er mars 1902, L'Assiette au beurre...

"Félix Vallotton, écrit  Octave Uzanne dans "Les rassemblements : physiologies de la rue" (1896) auquel collabora le jeune graveur, m'a toujours paru prendre plaisir à exprimer, en l'ironisant vaguement, le mouvement de la rue et de la vie flâneuse de Paris. C'est avec la notion de ce goût dominant son oeuvre que l'idée me vint de lui demander une série d'estampes brutalistes sur la Badauderie parisienne si plaisante à observer, observer les incessants avatars d'une curiosité boulimique d'événements imprévus. Je n'eus pas de peine à lui fournir les sujets sur lesquels il devait fixer son observation. A Paris, tout promeneur semble ne rechercher qu'une occasion, si futile soit-elle, de s'arrêter, de musarder, de s'enquérir, de bavarder sur le moindre incident de la rue. Un enterrement, un mariage, un embarras de voiture, un arbre qu'on transplante, un régiment qui passe, un cheval qui s'abat, une¤ pompe à vapeur qui détale parmi la fumée et le son rauque et haletant de sa trompe, un camelot qui débagoule son boniment, et voilà que chacun s'empresse, s'attire, se coudoie et s'amuse en des rassemblements d'un instant. Mon intention était d'écrire ce livre, où, chapitre à chapitre, je me fusse essayé à dégager les physionomies étranges, béates et falotes de ces agglomérations soudaines. Il m'aurait plu de montrer sous ses diverses facettes la curiosité et la badauderie de la rue, ses expressions variables, sa candeur, sa houle, ses caprices ou son instinct sauvage, ainsi que ses dialogues en leur argot synthétique.."

Estampes de Félix Vallotton, "L'anarchiste", (1892), "le couplet patriotique" (1893), "La manifestation" (1893), "L'ondée" (1901), ...ses contributions au "Canard sauvage", périodique illustré français paru de mars à octobre 1903,  au "Le Cri de Paris", hebdomadaire politique et satirique fondé par Alexandre Natanson en janvier 1897, "Tout savoir et tout dire"...


Félix Vallotton (1865-1925)

1900-1910 - Oeuvres picturales

Hors des courants artistiques de l'époque, spectateur sans complaisance d'un monde bourgeois qu'il rejette et dont il extrait avec une précision photographique les scènes les plus inattendues, mais aussi "painter of Disquiet" (peintre du malaise), dit-on souvent, Vallotton s'adonne à la gravure sur bois, puis à la peinture, et enfin à la littérature. Issu de la bourgeoisie protestante de Lausanne, il décide de se consacrer à la peinture à l'âge de dix-huit ans et s'inscrit à Paris à l'académie Julian. Son "autoportrait" de 1885, - il a 20 ans -, préfigure déjà sa singulière capacité à saisir l'instantané d'une scène ou d'une expression dont une sorte d'ironie critique n'est jamais absente. Dès 1893, il participe au Salon des indépendants avec un "Bain au soir d'été", qui fait scandale par son érotisme caricatural et froid, sa technique lisse et son dessin contourné. À partir de la même année, il expose avec les Nabis, ses amis de l'académie Julian, mais ne fait vraiment partie du groupe qu'en 1897. Au cours de cette période, il exécute de nombreuses gravures sur bois qui connaîtront très vite un succès international. Ses peintures de jeunesse comme celles de la période nabi ou les œuvres plus tardives sont toujours d'un réalisme quasi photographique, rendu par une technique lisse. Il se fait naturaliser français en 1900. Vallotton est également l’auteur pendant la Première Guerre mondiale de toiles très colorées, à l’esthétique futuriste soulignant la violence des  combats...

Le début des années 1890 marque un premier tournant dans la vie et dans l'oeuvre de Félix Vallotton : il s'initie à la photographie à Etretat dès 1889, découvre en 1890 l’art japonais lors de l’exposition de 760 estampes à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, rencontre en 1891 une jeune ouvrière, Helene Chatenay, qui devient sa compagne jusqu'à la fin des années 1890 et qui lui inspire, outre "La cuisinière" (1892) et "La Baigneuse aux roseaux" (1895), l'une de ses oeuvres les plus connues, "La Malade" (1892). Un article monographique d’Octave Uzanne, illustré de plusieurs de ses xylographies, le révèle comme graveur sur bois en 1892. La même année, il expose au Salon des Indépendants avec le groupe des Nabis. En 1893, il publie des gravures dans La Revue blanche, support de diffusion des idées et de l’esthétique du groupe. Fort de ses personnalités diverses, une même démarche commune inspire les Nabis, - refus du réalisme pour une simplification des formes et des couleurs - : les xylographies de Vallotton et leur juxtaposition d'aplats noirs et blancs correspondaient à leur intuition, mais Vallotton conserve son indépendance de style et sa propre évolution. Il se sentira, avec Pierre Bonnard et Édouard Vuillard, plus proche d'un Degas que d'un Sérusier ou d'un Gauguin. Au Salon des indépendants de 1893, son huile sur toile, "Le Bain au soir d'été" (Kunsthaus de Zurich) fait sensation,  scandaleuse, et outre ses très nombres activités comme illustrateur et comme portraitistes durant cette période,  il exposera à nouveau, une dernière fois, avec les Nabis en 1897, puis en 1899 (Sur la plage de Dieppe)....

Peu de temps avant son mariage, de 1897 à 1898, Vallotton a tenté d'explorer, à sa manière, la vie amoureuse secrète de la bourgeoisie dans toute son hypocrisie, c'est la fameuse séquence de 11 gravures sur bois, les "Intimes"  (Intimacies), violence et voyeurisme s'y expriment avec une froide objectivité prise sur le vif : Le Mensonge, L'Argent, La Raison probante, La Paresse, La Santé de l'autre, Le Grand Moyen, Apprêts de visite, La Belle Epingle, Cinq Heures (Musées d’art et d’histoire, Ville de Genève, Cabinet d’arts graphiques)...

Second tournant dans la vie et l'oeuvre de Félix Vallotton, alors qu'il a acquis une certaine notoriété pour ses illustrations satirisant la vie quotidienne des bourgeois et de la ville, il épouse en 1898 Gabrielle Rodrigues-Henriques, née Gabrielle Bernheim, (1839-1915), riche veuve et sœur des propriétaires de la célèbre galerie Bernheim-Jeune : mariage qui n'est pas sans arrière-pensée, le voici  poussant la porte des salons et s'installant dans l'intimité de la bourgeoisie. Mariage de "raison" : "Je ne regrette rien et je nourris les plus grands espoirs...", écrira-t-il. Rassuré financièrement, il abandonne l'illustration et la gravure pour explorer nus, natures mortes et paysages, et s'essaie à de nombreuses expériences picturales tout au long de cette dernière partie de sa vie, son style possède toujours cette singularité inquiétante du cadrage et de la composition qui a fait son succès. Bourgeois d'adoption, certes, il n'en reste pas moins qu'il garde une certaine distance, une étrange froideur, envers son environnement, salons, scènes de la vie quotidienne, scènes de couples à peine esquissées, ambiance cossue et feutrée, femmes absentes, nus qui s'interrogent... : "La Chambre rouge" (1898), "Le Ballon" (1899), "La Visite" (1899), " Femme fouillant dans un placard" (1901), "Intérieur avec femme en rouge de dos" (1903), "La Loge de théâtre, le monsieur et la dame" (1909)... Sa première exposition personnelle a lieu à Zurich en 1909...

En 1907, Vallotton, peintre, homme de théâtre mais aussi écrivain, écrit "La Vie meurtrière", l'un de ses trois romans, un récit noir, illustré, qui relate la malédiction qui frappe un jeune critique d'art de 28 ans, Jacques Verdier, conduit au suicide pour éviter de semer la mort et le drame autour de lui, "le maudit, celui qui sème la douleur par fonction naturelle, celui de qui le contact est presque un arrêt de mort.."
Naturalisé français au début du siècle, Vallotton a 49 ans quand éclate la Première Guerre mondiale. Trop âgé pour s'engager, le spectacle de la guerre le bouleverse, il tente de de traduire formellement le drame qu'il ressent si profondément, et retrouve toute la puissance de concision qu'offre entre ses mains la xylographie (c’est la guerre, de L’orgie à la Tranchée)...

Works: Musée d'Art et d'Histoire de Genève (Back from the Sea, 1924; Hatred, 1908) * Musée d'Orsay, Paris (The Ball, 1899; Interior, 1900; Interior, Woman in Blue Searching in a Cupboard, 1903; The Poker Game, 1902; Verdun (sketch), 1917) * Kunsthaus, Zurich (The Bath, Summer Evening, 1892; Interior with Woman in Red from Behind, 1903; Madame Felix Vallotton at Her Dressing Table, 1899; Nude Playing Cards, 1912; The Visit, 1899) * Kunstmuseum Winterthur, Switzerland (The Five Painters, 1902-1903; Models Resting, 1905; The Pont Neuf, 1901) * The State Hermitage Museum, St Petersburg (Interior, Bedroom with Two Figures, 1903-1904; Lady at the Piano, 1904; Woman with a Black Hat, 1908) * Villa Flora, Winterthur (La Blanche et la Noire, 1913; Model Sitting on the Studio Couch, 1904; The Purple Hat, 1907) * Baltimore Museum of Art (The Lie, 1898) * Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne (Self Portrait at 20, 1885; Torse au rideau jaune, 1911) * Musée de Grenoble (Nude Seated in a Red Armchair, 1897) * Metropolitan Museum of Art, New York ( Street Corner) * Musée d'Art et d'Histoire de Genève (The Turkish Bath, 1907)...


 

Félix Vallotton réalise le numéro du 1er mars 1902 de l'hebdomadaire satirique, L'Assiette au Beurrehebdomadaire de seize pages tiré en couleurs qui fut publié du 4 avril 1901 au 15 octobre 1912, au moment où émergeaient en France des mouvements radicaux antimilitaristes, anticléricaux, ou se réclamant du syndicalisme révolutionnaire. Chaque numéro de l'Assiette au beurre, lancé par  Samuel-Sigismond Schwarz avec une forte tendance anarchisante,  est consacré à un thème précis traité sous forme d'accusation, parfois très virulente, et est assumé par un artiste particulier : «La prostitution», par Kees Van Dongen, 26 octobre 1901,  «Crimes et châtiments», par Félix Vallotton, 1er mars 1902, «Bêtes et gens», par Benjamin Rabier, 6 décembre 1902, «La police», par Camara, Grandjouan, D'Ostoya, Fourment, Lengo, 23 mai 1903,  «Asiles et fous», par Delannoy, 23 juillet 1904, «La grève», par Bernard Naudin et Grandjouan, 6 mai 1905....

 

«Bêtes et gens», par Benjamin Rabier, 6 décembre 1902, L'Assiette au beurre...


«L'argent», par François Kupka, 11 janvier 1902, L'Assiette au beurre...

La satire épuise le réel - C'est sur les conseils de son compatriote tchèque, l'affichiste Alfons Mucha (1860-1939), que Frantisek Kupka (1871-1957) , qui s'est exilé à Paris, choisit de gagner sa vie en alimentant en caricatures les journaux satiriques (Le Canard sauvage, Cocorico, Le Cri de Paris, La Plume, Le Rire, etc) : parmi ceux-ci, "L'Assiette au beurre'" lui permet d'exprimer toute sa verve anticléricale et ouvriériste. Frantisek Kupka (1871-1957)  réalise un premier numéro complet pour L’Assiette au beurre en 1902 (L’Argent, n° 41), puis en 1904 participe au numéro spécial Religions du journal qui sort le 7 mai  (Religions, n°162). Les réformes laïques des années 1880, la victoire du Bloc des gauches aux législatives de 1902, l’entrée d’Émile Combes au gouvernement, enfin la préparation de la fameuse loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État alimentent durant toute cette période une stratégie anticléricale et antireligieuse qui résonne fortement dans la presse satirique. La religion est donc attaquée sous l'angle de l'omniprésence de l'argent, reproduisant ainsi le fonctionnement de la société capitaliste et bourgeoise et contribuant à la soumission et à l'infantilisation du peuple. Mais Kupka tente au-delà de cette critique véhémente mais des plus classiques, d'intégrer ses thématiques propres empruntées à la théosophie (doctrine fondée sur la théorie de la sagesse divine omniprésente dans le monde réel). Il faut avouer que l'ensemble est un peu court, moins élaboré que ce qu'il a précédemment élaboré à propos de l'argent. Reste que la préoccupation d'une humanité promise à un destin cosmique reste présent et que, au bout de ce bref voyage mené dans le dessin satirique, rien du monde extérieur ne semble véritablement source de créativité, il lui faut alors se dégager progressivement des faux-semblants...


František Kupka (1871-1957)

Formé à Prague et à Vienne, préoccupé de philosophie, d'occultisme et de symbolisme, Kupka vient s'installer à Paris en 1896, à Montmartre, lieu où se concentre la bohème de l'époque, artistes et poètes. À partir de 1901, et jusqu'en 1907, il collabore intensément à L'Assiette au beurre, hebdomadaire satirique à tendance anarchisante, et prend une orientation anti-cléricale et anti-monarchiste, qui l'éloigne de la théosophie et du spiritisme de ses jeunes années. Il réalise trois numéros - L'argent (11 janvier 1902), Religions (7 mai 1904) et La Paix (20 août 1904) - et dénonce avec férocité les profiteurs, les oppresseurs, les marchands cupides. Ses dessins sont beaucoup plus élaborés que ceux des autres peintres qui ont participé à la revue. Installé à Puteaux en 1906, avec Eugénie Straub et à côté de chez son ami Jacques Villon, il est directement touché par la libération chromatique du fauvisme.

En 1910 survient la première rupture stylistique, Kupka s'oriente vers l'art non-figuratif. Au Salon des Indépendants, Kupka est exposé avec les peintres cubistes, mouvement qui l'intéresse beaucoup, mais il refuse d'y être assimilé : « Les expériences réalisées par Picasso et Braque sont intéressantes comme tentatives pour approcher la nature autrement que n'avaient fait les peintres du passé. Mais elles n'aboutissent qu'à une interprétation de plus ».

En 1913, il publie « La Création dans les arts plastiques », un recueil de textes écrits directement en français depuis 1910 : «on peut qualifier "d'atelier spirituel" le domaine subjectif où se projettent les images de la vie intérieure, miroir magique d'une réalité recréée, peuplée de visions dont l'origine semble voilée d'un secret insondable. Le secret de ce monde intérieur, c'est l'énigme des processus psychiques, énigme qui souvent demeure irrésolue aussi bien pour le protagoniste - l'artiste - que pour son entourage. »

Dès la déclaration de guerre d'août 1914, bien qu'il fréquente les milieux anarchistes parisiens et soit antimilitariste, Kupka s'engage comme volontaire, et se retrouve sur le front dans la Somme, dans la même compagnie que le poète Blaise Cendrars. En 1915, il tombe gravement malade et est évacué à Paris. En 1918, il est à nouveau mobilisé, et sert sous les ordres du maréchal Foch. Après la guerre, il réoriente son style vers une peinture plus figurative. En 1931, il participe à la fondation du mouvement « Abstraction-Création » créé en opposition à la peinture de la « Nouvelle Objectivité » allemande et au surréalisme.  

Works : Centre Pompidou, Musée National d'Art Moderne, Paris (Crimson, 1908; Lipstick, 1908) * Národní galerie v Praze, Czech Republic, Prague (The Gallien girl, 1910; Self-Portrait, 1905; Self-Portrait with Wife, 1908) * Museum of Fine Arts, Houston (The Yellow Scale, 1907)...