Le Cubisme - Pablo Picasso (1881-1973) - Georges Braque (1882 –1963) - Albert Gleizes (1881-1953) - Jean Metzinger (1883-1956) - Juan Gris (1887-1927) - Henri Le Fauconnier (1881-1946) - Aristarkh Lentoulov (1882-1943) - Bohumil Kubista (1884-1918) - David Burlyuk (1882-1967) - Alexandra Exter (1882-1949) - Nikolaï Koulbine (1868-1917) - Mikhaïl Vroubel (1856-1910) - Natalia Goncharova (1881-1962) - Nadejda Oudaltsova (1886-1961) - Lioubov Popova (1889-1924) - ....
Last Update : 31/12/2016
Le Cubisme (1908-1914)
Épisode très bref de la peinture contemporaine, le cubisme, a contrario du fauvisme et de l'expressionnisme qui libèrent formes et couleurs, va intégrer celles-ci dans un schéma intellectuel fondé sur la géométrie et la physique. Picasso, Braque, Gris trouvent leurs sources dans les primitivismes (arts nègre et océanien) et dans la géométrie d'un Cézanne ("traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective").
Il est largement admis que c'est la rétrospective de Cézanne de septembre 1907 qui bouleverse le mouvement des "fauves" alors dominant, mouvement qu'animaient notamment Braque, Derain, Vlaminck, Dufy...
"C'est de 1906 à 1912 que se dégage le cas du cubisme au milieu des libertés presque totales apportées par le fauvisme. Mais tandis que celui-ci donnait toutes libertés sur un phénomène non libéré en soi, - la représentation (figure, paysage, etc.), - quelques-uns sentirent ou comprirent que ce n'était en somme que des libertés à l'intérieur d'un code usuel; ils se préoccupèrent de voir si ce code lui-même avait des raisons d'être et conclurent qu'une liberté capitale encore manquait, celle permettant d'éliminer le sujet extérieur et de faire vraiment des tableaux et non plus des figurations plus ou moins imitatives." (Ozenfant et Jeanneret, Le Corbusier, La peinture moderne, 1925).
Autre moment décisif, "Les Demoiselles d’Avignon", 1907, Pablo Picasso : ce tableau marque, pour le public, le début de la «pensée cubiste». Picasso innove parce qu’il rejette les règles qui régissaient la perception de l’espace, le naturalisme des couleurs et les proportions naturelles pour représenter les corps. Les femmes nues sont figurées en trois dimensions et l’espace où elles se meuvent est situé dans un décor en deux dimensions où coexistent en même temps différentes perspectives.
Durant l’hiver 1907-1908, Braque, qui avait vu ce tableau à l’atelier de Picasso, s’engage sur la même voie avec le «Le Grand nu». Désormais, et ce jusqu’en 1914, les deux artistes vont partager un langage neuf, dépersonnaliser l' »acte de peindre » grâce à un graphisme simple. Picasso a traversé ses périodes bleue et rose et Braque vient du fauvisme. Simultanément pendant l'été 1908, Picasso près de Créteil et Braque à l'Estaque éteignent leurs couleurs et géométrisent leur dessin.
Dès 1909, de nombreux artistes, Léger, Gleizes, Metzinger, Marcoussis, adoptent ce "cubisme cézannien" qui, sous l'impulsion de Braque et de Picasso se transforment en "cubisme analytique". Les papiers collés sont ensuite des inventions par lesquelles Braque, Picasso et Juan Gris introduisent des éléments de la réalité, morceaux de journaux, de faux bois.
La fameuse lettre de Cézanne à Emile Bernard du 15 avril 1904, reprise en 1907, fut alors interprétée littéralement : "Dieu ou la nature ont étalé un spectacle devant nos yeux, dont nous voyons une section. L'étendue est donnée par les lignes parallèles, la profondeur par les lignes perpendiculaires. La nature étant, pour les hommes, plus en profondeur qu'en surface, il faut, [en plus des lignes perpendiculaires, insuffisantes pour rendre la profondeur telle que nous la ressentons], faire sentir l'air par des bleutés, qui s'ajoutent aux vibrations de lumière représentées par les rouges et les jaunes. Tout dans la nature se modèle selon le cylindre, la sphère, le cône [comme le soutient l'enseignement traditionnel]. Il faut s'apprendre à peindre sur ces figures simples. On pourra ensuite faire tout ce qu'on voudra.." L'oeil est remplacé par l'esprit, ajoutera-ton, encouragé en cela par l'industrialisation et la mécanisation du monde. Le peintre n'a plus guère de nécessité à peindre à l'extérieur, ce qui importe c'est désormais l'espace de la toile, ce que Braque exprime par la "matérialisation de cet espace nouveau que je sentais" : "la fragmentation me servait à établir l’espace et le mouvement de l’espace et je n’ai pu introduire l’objet qu’après avoir créé l’espace". Braque marche sur les traces de Cézanne et peint en 1908 "Le Viaduc à L'Estaque", puis en 1910 "Les Usines du Rio-Tinto à L'Estaque"..
1907-1914 - La rencontre du cubisme de l'art dit primitif fut un épisode fondamental dans la génèse non seulement de ce mouvement mais de celle de la peinture abstraite elle-même. Une convergence pour le moins singulière, qu'il nous faut évoquer....
En 1907, Picasso découvrait au musée ethnographique du Trocadéro à Paris, les masques, les sculptures africaines, des intermédiaires conçus pour donner forme aux esprits et nous en délivrer. Kandinsky découvre, à la même époque, dans l'art populaire de la province de Vologda les "maisons magiques", "entièrement bariolées, organisées en un rituel précis". Et les Aborigènes d'Australie qui ont tant servi de matières premières, si l'on ose dire, à un Emile Durkheim dans "Les Formes élémentaires de la vie religieuse" (1912) ou d'un Sigmund Freud dans "Totem et Tabou" (1913), portent en eux un langage pictural autonome, une "peinture-pensée", délivrée du réel mais permettant de le comprendre et d'agir sur lui.
Jean-Pierre Barou, dans "L'oeil pense, Essai sur les arts primitifs contemporains" (éditions Balland, 1993), nous conte l'étrange aventure de cet art informel qui débarque en Occident, un Occident qui jusque-là n'avait su produire qu'une peinture figurative, indissociable du réel, du visible." Et pourtant, l'oeil pense. Un tableau d'initié se regarde avec les yeux ET l'esprit". Avec le Picasso de 1907 (Les Demoiselles d'Avignon), le Kandinsky de 1910, le Malévitch de 1914, "l'oeil sent qu'il n'a plus à "regarder" comme avant", l'oeil se fait complice de l'esprit. Mais pour comprendre comment ces peintres en sont venus à ne plus se contenter de peindre ce qu'ils voient, mais ce qu'ils savent, à s'approcher de la connaissance, à montrer l'être au-delà des apparences, il faut se remémorer qu'à la même époque sociologie et ethnologie élaboraient le concept de "primitif", insinuer dans nos consciences des jugements dévalorisants à l'égard de ces sociétés sans écriture que décrivait par exemple un Lucien Lévy-Bruhl (Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 1910, La Mentalité primitive, 1922)...
"..Et c'est bien en créateur total que se pose Picasso lorsqu`il écrit, en 1912, sur un de ses carnets, dans un français écorché: "Une peinture ne sera pure que si on ne peut la exprimer dans un autre langage que la sien, la peinture." Palau i Fabre, qui révèle cette annotation, commente: "C'est bien là affirmer la totale autonomie de la peinture, dans une formule quasi tautologique qui exclut, par conséquent, l'intromission de tout autre mode d'expression." (Palau i Fabre, Picasso, Cubisme, 1907-1917, Albin Michel, 1990).
Coup de tonnerre! Ce langage pictural serait intraduisible; ce qu'il "dit" ne peut être «énoncé» que par lui! Ce que signifient les couleurs, elles seules peuvent le révéler. Voici les mots défiés, voici remis en cause le moyen le plus usuel de transmettre la pensée. Voici peut-être aussi expliqué l'étrange, le long mutisme de Picasso au fil des années, Picasso taisant l'origine des Demoiselles d'Aviignon, préférant que cette oeuvre pénètre peu à peu nos esprits, les modifie, les prépare, avant de recourir aux mots, à l'explication verbale. .
Notre société comptait exclusivement sur l`écrit, sur le livre, pour spéculer, faire avancer les idées. Il n`y a pas «de peinture-pensée» ou de «peintre-penseur», du moins en Occident, du moins jusque-là. Est-ce à dire qu`un pan de l'être et de la pensée, que seules les couleurs interpellent, demeurait inexploré? Bientôt, on va le voir, un peintre comme Kazimir Malévitch, parlera lui de «la conscience des couleurs».
"Voilà donc le réel - et peut-être son dieu avec - absorbé, mangé, digéré. Les primitifs, en Afrique par exemple, avec leurs sculptures, «digéraient» depuis longtemps des détails du réel: des cheveux ou de la paille tressée, des herbes ou des lianes séchées. Par la suite, ces œuvres allaient «avaler» avec autant de succès des éléments de notre propre réalité, comme par exemple nos boîtes de conserve, nos clous, bien des objets apportés par la colonisation, sans que pour autant les créations, animées par ces emprunts, perdent leur identité spirituelle et «nègre».
Et comment ne pas se souvenir, au moment où la peinture comme illusion du réel s'éteint, que jamais les primitifs n'ont peint ou sculpté ce qu'ils avaient sous les yeux? Les «primitifs» ne peignent jamais ce qu'ils voient mais ce qu'ils savent! A savoir comment les dieux s'y prirent pour créer le monde, comme chez les Aborigènes d'Australie; quelles couleurs, quels dessins peuvent favoriser la guérison d'un malade, comme chez les Indiens Navajos d'Amérique du Nord; quel labyrinthe coloré peut guider le futur initié dans sa démarche mentale pour approcher du point d'équilibre, comme chez les lamas du Tibet! Leurs oeuvres, bien que délivrées du réel, n`en sont pas moins utiles à la vie sur terre, à la maturation de l'homme.
Cependant, et contrairement aux maîtres de la peinture abstraite, les cubistes n'iront jamais jusqu'à rompre entièrement avec le réel. Un mince filet - même ces «détails» empruntés à la réalité en sont une manifestation - tient ces peintres reliés à la réalité.
Josep Palau i Fabre voit, dans ce refus chez Picasso de s'abandonner à l'abstraction, l'indice, chez lui, d'une mystique. Selon lui, Picasso affirme encore la nouvelle voie quand il décide d'exclure de ses tableaux toute référence à la perspective, à la troisième dimension qui caractérise le monde tangible. Cézanne, le maître d'Aix-en-Provence, n'a jamais fait ce pas : ses rochers, par exemple, évoquent des cubes, une géométrie dans l`espace. Et longtemps, Braque fera de même. C'est Picasso qui casse ce code comme nous l'explique Josep Palau i Fabre, l'un des plus fins connaisseurs du peintre. Pour l'Espagnol, un tableau se résume alors à deux paramètres: une hauteur plus une largeur; donc au nombre 2! Le nouveau langage doit respecter la surface plane de la toile. La encore, Picasso livre une bataille difficile en voulant concilier l'inconciliable: à la fois ne pas rompre avec le réel, par crainte, dit Palau i Fabre, de «tomber dans l'esthéticisme, qui conduit au décorativisme et à l'art ornemental, ou dans la gratuité» - angoisse qui sera celle aussi de tous les grands maîtres de l'abstraction; et en même temps travailler à la création d'un langage pictural autonome, dégagé donc de toute référence au réel et à sa tridimensionnalité, préférer le nombre 2 au nombre 5, en peinture!
«A partir de maintenant, un nouveau problème se pose à Picasso : un problème, en tout cas, qui ne s'était jamais présenté à lui avec une telle rigueur ou d'une façon si nette. La toile cesse d'être l`espace où loger des figures (...). La toile ou le papier, la surface à vitaliser, devient la protagoniste de la composition. Ce premier rôle peut être mis en évidence de plusieurs façons: par des traits accusant ses deux dimensions, hauteur et largeur; par des lignes soulignant des diagonales (...). Le peintre doit organiser un espace qui soit valable en soi, qui ne se confonde avec aucun autre (...). Le postulat est plus ou moins implicite dans toute vraie peinture. Ce qui compte, c'est de l'avoir circonscrit et placé au premier plan.»
Montrant comment Picasso gère cette contradiction entre le réel et l'idéalisation, Palau i Fabre parle de «fusion» entre la figuration et l'abstraction, les sens et l'esprit. "La Femme à la mandoline" (1910, New York, Musée d’Art Moderne), "Femme nue à Cadaquès" (ou la Femme nue de trois quarts dos, 1907 ), par exemple, sont deux œuvres qui résultent de ce moment fusionnel d`exception. «Le processus, écrit Palau i Fabre, ressemble plus à l'itinéraire suivi par les mystiques pour parvenir à la contemplation avec la divinité. Bien que l`aspiration de l'artiste soit en apparence tout à fait différente de celle de ces derniers, elles ont en commun le même substrat et leur comportement est semblable.
L'Andalou obéit à un atavisme qui a peut-être ses origines dans les restes de la culture musulmane et de la culture juive, que, en tout cas, le Majorquin Raymond Lulle, au XIIIe siècle, incorpore à la culture musulmane (...). Nous pensons que Picasso obéit à des atavismes qu`il ne faut jamais oublier. Son arrivée à l'abstraction ressemble trop à une catharsis mystique pour qu'on puisse l'éluder. Ses "combats douloureux” nous rappellent de très près ceux que l'âme livre pour se détacher des contingences matérielles du corps et atteindre à l'apesanteur qui la rapproche de Dieu.»
N'est-ce pas, à nouveau, ce «réveil religieux"? Christian Zervos avait déjà dit, s'agissant des portraits cubistes réalisés par Picasso, qu'ils rappellent « ces êtres étranges surpris à mi-chemin entre le réel et le divin, si propres à nous faire soupçonner et entrevoir les rapports que notre vie peut avoir avec tout ce qui l'entoure et dont on se doute rarement.»
Or pour les primitifs australiens, le réel ne peut se perpétuer qu'avec l'aide des origines, le soutien du «temps du rêve» - une sorte de hors-temps divin. Il faut favoriser une fusion entre le réel et ce rêve, et la peinture en est l'unique occasion! Peindre son rêve, c'est convoquer le passé au profit du temps présent. C'est redonner naissance au monde, et cela d'autant plus que les signes sont d'une certaine manière ce passé lui-même et non sa représentation symbolique uniquement. Les peindre, c'est refaire l`acte même des Ancêtres fondant l'Australie. Alors l'initié australien fait bien acte de créateur total. Cest l'égal d`un dieu!" (éditions Payot,1996)
Cubisme analytique (1909- 1912)
Dans la première période du cubisme, dit "cubisme cézanien", le processus perceptif de la réalité est déconstruit, les portraits ou les natures mortes sont analysés de plusieurs points de vue grâce à l’éclatement du volume en différentes facettes et à l’indépendance des divers plans. Les couleurs utilisées ne respectent plus la couleur réelle des objets et se limitent à des camaïeux quasiment monochromes. Une grande importance est laissée à la lumière et à la transparence des plans. Les zones contrastées de lumière et d’ombre contribuent à représenter le relief ; elles permettent aussi, comme c’est le cas pour les perspectives, d’intégrer plusieurs sources de lumière. "Les Demoiselles d’Avignon" (1907) de Pablo Picasso (New York, MOMA) et "Le Grand Nu" (1908) de Braque (Musée national d'art moderne, Paris) marquent cette première période. Très rapidement, les oeuvres se complexifient et une limite implicite semble atteinte : "Jeune fille à la mandoline", de Picasso (1912, New York, Musée d’Art Moderne), "Le Portugais", de Braque (1911, Kunstmuseum Basel), et "Cruche, bouteille et verre" de Juan Gris (1911, Museum of Modern Art, New York), qui a rejoint les deux maîtres, illustrent l'impasse de créativité d'une perspective totalement distordue...
1911 est l'année d'une forte diffusion de l'orientation cubiste, nombre d'artistes s'approprient les intuitions de Picasso et de Braque et, en parallèle de leurs évolutions, vont creuser de multiples tendances. "La première exposition d'ensemble du cubisme, dont les adeptes devenaient plus nombreux, eut lieu en 1911, aux Indépendants, où la salle 41 réservée aux cubistes causa une profonde impression. On y voyait des oeuvres savantes et séduisantes de Jean Metzinger; des paysages, "l'Homme nu" et "la Femme aux phlox" d'Albert Gleizes; "le portrait de Mme Fernande X." et "les jeunes filles" par Mlle Marie Laurencin. "La Tour" de Robert Delaunay, "l'Abondance" de Le Fauconnier [l'oeuvre la plus remarquable de l'exposition], les "Nus dans un paysage" de Fernand Léger." (Guillaume Apollinaire, Les peintres cubistes). Le galeriste Daniel-Henri Kahnweiler va leur offir un espace d'exposition et une sorte d'école cubiste semble se constituer autour des soutiens littéraires de Blaise Cendrars et de Guillaume Apollinaire, et du fameux traité du Cubisme de Gleizes et Metzinger...
Souvenirs : le Cubisme 1908-1914, Albert Gleizes
« Quelle journée mémorable que celle du vernissage de l’automne 1911 ! Dans une vie d’artiste de pareils moments laissent un souvenir inoubliable. Ce souvenir garde une précision qui exalte en quelque sorte la réalité. Lorsqu’il m’arrive d’éveiller ce passé tout se rétablit instantanément dans un présent sensible (…)
La plupart des journaux nous houspillaient avec une violence peu commune, la critique perdait toute retenue et les invectives pleuvaient. On nous accusait des pires intentions, de chercher le scandale, de nous moquer du public, de nous vouloir enrichir vite au détriment des snobs, on nous chargeait de tous les péchés d’Israël, on nous vouait aux gémonies. Le grand grief qu’on nous faisait était celui de l’illisibilité ; on prétendait ne rien « voir » dans nos tableaux. Et non seulement des philistins mais des peintres de valeur, mi-sincèrement, mi-stratégiquement. Des années après ce jour étonnant, alors que le calme entourait déjà ces toiles de la salle VIII que presque personne ne songeait plus à discuter, alors que dans la vie de leurs peintres elles ne représentaient qu’une étape vers d’autres régions plus dépouillées et plus pures, devenues objets de nouvelles controverses, je fus étonné de trouver sous la plume sympathique à plus d’un titre de Vlaminck, dans son premier livre Tournant dangereux, au cours d’une fulminante attaque contre le Cubisme, la description de mon tableau La Chasse qui, disait-il, lui était aussi fermé qu’aux premiers jours et où il ne parvenait à distinguer qu’une « trompe de chasse ».
Ce reproche d’illisibilité fut peut-être ce qui nous valut l’excommunication majeure de la part de la critique et du public. J’ai dit précédemment qu’elle résultait simplement du renversement des deux facteurs qui conditionnent toute œuvre d’art, le sujet et l’objet. La déviation de la forme, si accentuée dans nos temps contemporains, avait porté à la première place le sujet, l’anecdote, l’épisode et c’est sur cela que l’artiste et le poète se livraient à des variations sentimentales. L’émotion du spectateur ou de l’auditeur naissait de la situation ainsi créée et d’images frappantes. Le spectateur et l’auditeur lisait et entendait l’histoire. L’art se bornait à une agréable présentation, à une facture alléchante, à ces ressources du talent qui peuvent ensorceler n’importe qui avec n’importe quoi. Toutefois l’intelligence n’était jamais intéressée. Chez les maîtres de la Renaissance, c’est le spectacle seulement qui retenait l’attention de nos contemporains. Ils allaient dans les musées pour regarder des images. Pourtant en d’autres temps, mieux cultivés, moins dominés par les apparences immédiates, doués de plus de pénétration, de plus de curiosité, on savait que toute œuvre pétrie du limon était vivifiée par l’esprit, en d’autres termes que toute œuvre était forme et que cette forme n’était réalisable que par la plasticité même de la substance, que cette dernière soit couleurs, pierre ou bien sonorité des mots comme des vibrations musicales. L’anecdote n’était que l’accident volontairement provoqué, toujours soumis à la nature de « l’objet », aussi bien dans les grandes images de l’iconographie religieuse que dans celles, plus modestes, des faits et gestes quotidiens, personnels ou sociaux. L’explication des prétendues fautes de dessin, des déformations étranges qu’on a relevées dans les œuvres de ces périodes n’est que dans la primauté autoritaire de l’ « objet » sur le « sujet ».
Notre illisibilité ne venait que d’avoir voulu mettre en avant quelques-unes de ces valeurs objectives, dont on ne faisait aucun cas, aussi bien dans les milieux intellectualisés que dans ceux appelés à tort populaires, et d’avoir rejeté le sujet anecdotique à l’arrière-plan du fait de peindre ».
Cubisme synthétique (1912-1914)
A partir de 1911-1912, il est admit que Braque et Picasso prennent conscience de la difficulté de lisibilité de leur peinture, les conduisant au seuil d'une abstraction qu'ils ne maîtrisent pas. S'ils continuent à multiplier les différents points de vue, les deux maîtres, dont les toiles se répondent l'une à l'autre, vont chercher à réintroduire dans leur tableau des éléments significatifs qui permettent d'établir un dialogue entre l’espace de la représentation, qu'est toujours la toile et la réalité. Braque introduit dans sa grande "Baigneuse" (1908) des beiges, des gris, des découpes angulaires en arrière-plan, puis ré-investit les techniques du trompe-l’œil et du faux bois, à l'instar des techniques de l'artisan-décorateur qu'était son père. En 1912, Braque crée, suivi par Picasso, des «sculptures constructions cubistes» en papier qui les conduisirent à l’invention du premier papier collé (Braque, «Compotier et verre», septembre 1912; Picasso, «Guitare et feuille de musique», octobre 1912, Centre Pompidou, Paris). Six mois plus tard, Picasso colle une toile cirée figurant un cannage dans une de ses toiles («Nature morte à la chaise cannée», 1912, Musée Picasso, Paris) et insère alors le premier collage dans ses œuvres. C’est grâce aux papiers collés et au collage que les deux artistes vont réintroduire la couleur dans leurs tableaux (Picasso, "Guitares 1912-1914", MOMA, New-York). Selon Braque, « le papier collé affranchit la couleur du modèle » ; elle se dégage alors de la forme et devient indépendante. En 1913, dans "Compotier et cartes", Braque dessine une grappe de raisin et ajoute quelques cartes à jouer qui insistent sur le découpage cubiste de la réalité en facettes sans volumes : et complète son oeuvre en peignant, non pas du «faux bois», mais du faux «faux bois».
"1912 est un point culminant, si l'on admet que les plus grandes oeuvres ont quelque chose de dépouillé, d'économe, d'austère, de serein, de général, de hautain, d'intense, le dédain des moyens de séduction; et jamais on ne l'eut plus parfaitement. Après 1912 les tempéraments individuels s'affirment et les oeuvres se différencient; chacun apporte sa modulation, sa ligne personnelle. Des recrues nombreuses se joignent aux premiers inventeurs; des personnalités de talent généreux apportent des vues nouvelles sur l'esthétique cubiste, des moyens nouveaux aussi. L'art pictural passe par une époque d'abondance et de forte santé fortement étayée par la dure charpente bâtie par Picasso et Braque. La peinture devient moins pure et plus sensuelle. Il est connu que le public ne suivait pas; à peine tolérait-il les impressionnistes. A part la notoriété bruyante, ces grands peintres ne reçurent aucune récompense à leur admirable effort; le succès qui devait venir à certains ne leur fut accordé qu'alors qu'ils s'étaient fort éloignés de leurs nobles conceptions de 1912. Le public ne comprenait encore rien à ces oeuvres qui étaient le meilleur de ce que produisait la nouvelle peinture. Mais si l'on sait observer, on mesurera combien l'oeil du public fut tout de même changé; il se mit a accepter sans résistance certains objets..." (Ozenfant et Jeanneret, La peinture moderne, 1925)
"Lorsqu'en 1912 Picasso peignit le premier collage du XXe siècle, "Nature morte à la chaise cannée", avec une toile cirée imprimée tendue sur le fond d'une toile ovale et entourée d'un journal, d'un verre, d'une pipe, d'une tranche de citron et d'une coquille Saint-Jacques, il n'imitait pas la réalité, il la déplaçait. "Quand les gens croyaient à la beauté immortelle et à toute cette. foutaise, disait-il, c'était simple. Mais aujourd'hui?... Le peintre prend les choses. Il les détruit. En même temps, il leur donne une autre vie. Pour lui. Plus tard, pour les gens. Mais il faut transpercer ce que les gens voient, la réalité. Déchirer. Démolir les armatures". C'était le début du cubisme synthétique, la voie sur laquelle Picasso s'était engagé vers un art de l'essentiel plutôt qu'un art d'imitation. En même temps, il s'était lancé dans un autre voyage. Il tombait amoureux. Au cours des nombreuses soirées passées avec Fernande, Marcoussis et Marcelle à L'Ermitage, sa nouvelle brasserie favorite près du boulevards de Clichy, son attachement déclinant pour Fernande se trouvait remplacé par une passion naissante pour Marcelle. Les deux femmes étaient aux antipodes l'une de l'autre. Gertrude Stein disait toujours de Fernande qu'elle était "très forte", mais elle ne l'était jamais plus que quand, elle se trouvait "auprès de Marcelle, toute petite. Fernande était plus âgée que Picasso - de quatre mois seulement -, mais elle semblait soudain beaucoup plus vieille. Marcelle était plus jeune que Picasso - de quatre ans seulement -, mais auprès de Fernande elle faisait beaucoup plus jeune. Fernande était capricieuse, parfois infidèle, parfois coléreuse - si coléreuse qu'une fois elle secoua Picasso avec tant de vigueur qu'elle fit sauter un bouton de sa veste. Marcelle était douce, si douce et délicate qu'elle en était presque éthérée. Fernande avait un jour dépensé quatre-vingts francs, alors que quatre-vingts francs pour eux était une fortune, pour un flacon de parfum qui ne sentait même pas grand-chose mais qui, selon l'expression de Gertrude Stein, ressemblait à "de la vraie fumée liquide mise en bouteille". Elle avait le chic d'être extravagante, même quand elle n'avait rien à manger, alors que Marcelle avait le talent, à partir du plus minuscule budget, de préparer des repas délicieux et d'avoir une maison confortable. Fernande était une séductrice qui se laissait séduire, mais toujours les yeux ouverts : "La seule chose qui te distingue, dit-elle un jour à Picasso, c'est que tu es un enfant précoce". Marcelle était prête à se laisser enlever, à capituler, à aimer sans condition..." (A.S.Huffington). Picasso rebaptisa Marcelle "Eva" ("Ma jolie Eva", mais elle mourut de turberculose en 1915, le cubisme synthétique s'est lui-même sabordé), la première femme qu'il aimait vraiment, mais elle était trop précieuse pour sa vie pour qu'il l'intègre de quelque manière dans son oeuvre ou pour peindre son image dans un portrait cubiste (sous forme d’une guitare ou d’un violon et en inscrivant une courte phrase ma jolie, «J’aime Eva», parfois même tronquée de certains mots). Mais c'est encore vers Braque qu'il se tourna, la guerre et la révolution étaient dans l'air, le premier bout de journal que Picasso utilisa annonçait l'éminence de la guerre des Balkans, la violence omniprésente, "un chauffeur tue sa femme", proclamait le gros titre dans "Journal et Violon", dans "Bouteille de vieux marc, Verre et Journal", une artiste empoignait son amant, dans "Bouteille et Verre de Vin", un vagabond s'accusait de meurtre : "Le monde que dépeignait Picasso était malade, et la maladie était rendue d'autant plus troublante par la juxtaposition d'objets de la réalité quotidienne avec la violence et la décadence qui les entouraient. C'était une juxtaposition qui ne lui était que trop familière dans sa vie personnelle. La stabilité et la prospérité croissante de son existence de plus en plus bourgeoise avec une maîtresse qui se comportait comme la plus compréhensive des épouses, côte à côte avec la cohorte disparate de fantômes et de monstres qu'il abritait en son sein. Il y avait un paradoxe encore plus marqué : entre le sentiment profond qu'il éprouvait pour Eva, ses poussées de lyrisme, même lors des phases les plus austères du cubisme et l'œil froid d'analyste avec lequel il disséquait le monde.
« Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre", écrivait Apollinaire à Paris à peu près à la même époque où Josep Junoy à Barcelone déclarait : "A chaque nouvelle tentative, il perd ses yeux, sa compréhension, son art. Seules ses mains, d'une magnifique habileté lui obéissent... Picasso comprend les choses sans les aimer; il les interprète sans pitié. Son amour est domination." Son besoin de dominer et de posséder était un inévitable sous-produit de l'égocentrisme croissant qui imprégnait toutes ses relations, que ce fût avec les femmes de sa vie ou avec ses amis hommes. Là où jadis il avait simplement accepté l'adulation, aujourd'hui il l'exigeait. C'était avec Braque qu'il arrivait le plus près d'une profonde communion d'égaux avec un autre être humain, et même cette relation, après leur retour à Paris, commença à perdre un peu de son intensité. Bien sûr, les circonstances avaient changé : il y avait la jeune épouse de Braque et l'Eva de Picasso et son déménagement à Montparnasse loin de son ancien quartier. Mais par-delà les circonstances, il y avait l'envie irrésistible qui possédait Picasso de fuir, si subtile, progressive ou déguisée que fût la fuite, toute relation qui promettait ou menaçait d'atteindre d'inconfortables profondeurs d'intimité. Et lorsqu'il ne fuyait pas ou bien qu'il ne pouvait incontestablement pas posséder ni dominer, il boudait. Juan Gris était fréquemment la cause de son agacement dès l'instant où il devint clair que, bien qu'il appelât Picasso «Cher maître» et qu'il exposât son portrait sous le titre de "Hommage à Pablo Picasso", Gris était devenu sans contexte un peintre et un homme ayant leur propre réputation. Gris était un Espagnol et pourtant il s'était attaché à Matisse ce qui, dans la guerre qui se livrait dans l'esprit de Picasso, signifiait qu'il avait franchi les lignes ennemies et qu'il était passé dans le camp du Français. Gris jouissait aussi de l'admiration de Gertrude Stein, qui devait écrire plus tard que, "le seul vrai cubisme est celui de Picasso et de Juan Gris. Picasso l'a créé et Juan Gris l'a imprégné de sa clarté et de son exaltation". "Dites-moi pourquoi vous défendez son œuvre, vous savez bien que vous ne l'aimez pas", lui demanda un jour Picasso furieux. Juan Gris, déclarait Gertrude Stein, était la seule personne que Picasso aurait voulu voir ailleurs". Comme un enfant gâté qui ne supporte pas de partager l'affection, il geignait auprès de Kahnweiler qui aimait Gris et son œuvre : "Vous savez très bien que Gris n'a jamais peint de toiles importantes". Il ne parvenait pas à diminuer par ses paroles l'importance de Gris, mais il ne pouvait pas non plus apprendre à coexister avec son cadet espagnol que Kahnweiler appelait le "génie modeste", sans doute pour le distinguer de son compatriote. C'était Picasso qui avait présenté Gris, peu après son arrivée au Bateau-Lavoir, à Kahnweiler. Mais à cette époque, Gris était encore trop peu reconnu et jouait trop le disciple dévoué pour que Picasso s'inquiétât d'un talent rival. Mais le moindre soupçon de rivalité, et surtout avec un compatriote de six ans son cadet, amenait Picasso à faire la moue, à aboyer et à mordre. Au printemps 1913, lorsque Picasso et Eva quittèrent le boulevard Raspail pour retourner à Céret, Gris vint leur rendre visite. Il y avait quelque chose chez Gris qui continuait à attirer Picasso, malgré son hostilité irrationnelle. Kahnweiler devait plus tard décrire Gris comme "une main ferme au service d'une âme pure et d'un esprit clair” et c'était cette pureté qui attirait Picasso, le même genre de pureté qui l'avait attiré vers Eva. Dans son œuvre, Picasso s'efforçait de représenter l'essence des choses et dans sa vie, malgré toutes ses dénégations, il était sans cesse attiré vers des gens qui semblaient plus près de cette essence. Si Fernande avait été pour lui la porte de la virilité, alors chez Eva il recherchait la porte du mystère d'une autre réalité, que Gris avait décrite, comme "produite uniquement par les éléments de l'esprit humain”. C'était cette réalité qu'évoquait Eva alors même qu'elle se plongeait dans les tâches ménagères les plus vulgaires. Elle ne semblait pas être entièrement de ce monde et Picasso, qui y était solidement enraciné, espérait posséder son mystère en la possédant elle-même..." (A.S.Huffington, 1988) - Picasso, "Violon, Jolie Eva", printemps 1912 (Staatsgalerie, Stuggart), Picasso, "Ma Jolie", peinture murale, Sorgues, été 1912, Picasso, "Femme nue : J’aime Eva", 1912 (Ohio, Colombani museum of Art), "Ma Jolie", Femme avec une guitare ou cithare, Paris, hiver 1911-1912 (MOMA, New York)...
André Lhote, "Traité du Paysage et de la Figure" (1939-1950)
"L'univers visible est ainsi peuplé de phantasmes niant le bon sens, et l'impressionnisme plastique créé par Cézanne et dont le cubisme est une des conséquences, n'a pas encore cessé de tirer un merveilleux parti de leur notation. Le propre de ces déformations, c'est qu'elles ne s'improvisent pas à froid, et qu 'on en décèle facilement la fausseté, si leur créateur ne s'est pas trouvé en état de haute tension psycho-physiologique, en créant son schéma déformateur. Pour arriver à ce but, la marche à suivre est la suivante : noter hâtivement sur un carnet et à l'aide de traits nets et non d'écheveaux emmêlés, la figure générale du spectacle : nature morte, paysage, portrait ou réunion de plusieurs de ces éléments. Ne pas suivre les contours des objets, analysés les uns après les autres, comme il arrive dans la vision normale, mais bien le contour idéal, synthétique, provoqué par leur groupement. Ainsi les redents et les ondulations dont les objets regorgent feront place à des lignes-fusées ou à des courbes de comètes qui, par leur entrecroisements, donneront à la fois la charpente constructive et les allongements ou rétrécissements imprévisibles et involontaires dont la nouveauté sera une promesse de triomphe pictural.
Si l'on arrive à édifier en toute bonne foi cette armature idéale faite de contours fallacieux mais bien réels (si l'on admet que l'homme sentant est aussi réel que le froid photographe), le premier pas sera fait dans la voie de l'héroïsme pictural. Le premier, mais non le dernier, car si Cézanne, qui demeure notre actuel directeur de conscience, eut le courage de s'en tenir, tout au long de son travail, durant des semaines et même des mois, à ce schéma initial, il eut ce courage encore plus grand de le nourrir d'une multitude de modulations colorées, qui sont dans le domaine de la couleur l'équivalent des anomalies plastiques précédemment exposées.
Il est étonnant de voir des "critiques" trouver tout naturel qu'une pomme qu'on sait rouge ou qu'un visage qu 'on voit basané passent par toutes les nuances de l'arc-en-ciel, et trouver inconvenante la brisure d'une ligne qu 'on sait continue. On pourrait leur demander, à ces cuistres qui admettent la couleur de Cézanne et qui rejettent son dessin (qu 'ils attribuent bêtement à une malformation de la rétine), s'ils pensent que le plus lucide des Maîtres modernes ne s'aperçut jamais au cours de son travail, que les deux bords de sa table peinte ne se rejoignaient pas ou que les deux fragments de.ses fonds de papier-peint n'étaient pas au même niveau? Le soutenir serait pousser loin la mauvaise foi. Cézanne, à la vérité, était conscient du moindre coup de pinceau, et que ce fût dessin, aquarelle ou peinture, il apportait la même application à copier les admirables illusions de ses sens que les Italiens de la Renaissance à édifier leur perspective scientifique, laquelle, à côté de ces complexes perspectives cézaniennes, nous apparaît, je regrette de le dire, un peu enfantine en son principe, sinon en ses applications." (Grasset, éditions)
Maurice de Vlaminck (1876-1958)
En 1907, Maurice de Vlaminck, en pleine année de la rétrospective Cézanne au Salon d'automne, donne sa première exposition personnelle, organisée par
Ambroise Vollard. A partir de cette date, de Vlaminck abandonne la couleur pure et expérimente progressivement une nouvelle palette. Si la géométrie cézannienne conduit Picasso et Braque vers le
cubisme, de Vlaminck semble hésiter : "Paysage cézanien" (1912), "Nature morte au pichet" (1910-1912), "Cheminée d'usine à Puteaux" (1911), "Nature morte" (1910, Musée d'Orsay), "Portrait
de l'artiste à la pipe" (1911, Musée national d'Art moderne, Paris). Mais l'attirance se mue en répulsion, et le voici proclamant que le cubisme est "la négation de l'art" : "Les peintres ont
désincarné la peinture. Ils l'ont déshumanisée, tuée. Après quoi, ils ont coffré la morte. Ils l'ont enfermée dans le cercueil cubiste..." (Entretiens avec Vlaminck, par Marcel Sauvage). De 1911
à 1927, de Vlaminck s'engage donc sur une nouvelle voie à laquelle il devra sa célébrité…
Alors que le cubisme se diffuse dans le monde, - Braque, Picasso et Duchamp exposent leurs toiles en 1913 à l'Armory Show, à New York -, le mouvement va céder progressivement à d'autres inspirations et à la guerre pour laquelle nombre d'artistes seront mobilisés et modifiera bien des attitudes : dadaïsme, abstraction et surréalisme prendront le relais...
Le" cubisme orphique" est identifié par Guillaume Apollinaire pour identifier en 1912 les peintures de Robert Delaunay et de son épouse Sonia Tark, et l'un de ses avatars, la "Section d'Or" regroupe, pour un temps très bref, de 1912 à 1914, à Puteaux, à distance du Montmartre de Paris d'un Pablo Picasso ou d'un Georges Braque, nombre de nouvelles figures de la peinture européenne, Frantisek Kupka (1871-1957), Raymond Duchamp-Villon (1876-1918), Louis Marcoussis (1878-1941), Francis Picabia (1879-1953), Albert Gleizes (1881-1953), Henri le Fauconnier (1881-1946), Fernand Léger (1881-1955), Jean Metzinger (1883-1956), Roger de la Fresnaye (1885-1925), Robert Delaunay (1885-1941), Marcel Duchamp (1887-1968), Alexander Calder (1898-1976)...
Juan Gris, "Hommage à Picasso" (1912, Institut d'art de Chicago, Chicago), Robert Delaunay, "La ville de Paris" (1911, Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris), Juan Gris, "Nature morte à la guitare" (1912, Musée of Fine Art - Boston), Louis Marcoussis, "Nature morte au damier" (1912, Centre Pompidou, Paris), Jean Metzinger, "l'Oiseau bleu" (1912-1913, Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris), Fernand Léger, "Femme en bleu" (1912, Kunstmuseum, Basel), André Lhote, "L'Escale" (1913, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris), Roger de La Fresnaye, "La Conquête de l’air" (1913, New York, Museum of Modern Art), ...
Pablo Picasso (1881-1973)
Picasso, c'est une production de 50.000 oeuvres, 1.885 peintures, 1.228 sculptures, 2.880 céramiques, environ 12.000 dessins, plusieurs milliers d'estampes, et de nombreuses tapisseries et tapis et au moment de sa mort, beaucoup de ses tableaux étaient en sa possession, car il avait gardé hors du marché de l'art ce qu'il n'avait pas besoin de vendre... D’origine andalouse, Pablo Ruiz Picasso grandit dans le sud de l’Espagne et est initié dès son enfance au dessin et à la peinture par son père, lui-même peintre. Après une période d’études classiques, il découvre la vie de bohème, notamment en fréquentant un cabaret artistique et littéraire de la vieille ville de Barcelone, Els Quatre Gats, où ses travaux sont exposés pour la première fois. À cette époque, il fréquente un Bordel du « Carrer D’Avinyo » qui lui inspirera l’un de ses plus célèbres tableaux, "Les Demoiselles d’Avignon". Il noue aussi de solides amitiés, comme avec Casagemas, dont le suicide en 1901 le marquera profondément : c’est en représentant son ami mort qu’il découvre le potentiel émotionnel des peintures en camaïeu bleu. À partir de 1904, il s’installe définitivement en France et emménage tout d’abord dans un misérable atelier de Montmartre, au « Bateau-Lavoir », nom donné par Max Jacob parce qu’on accède à la bâtisse par un pont. C’est devant cet atelier que Picasso rencontre en 1905 Fernande Olivier. Avec elle, il fréquente des artistes, des écrivains comme Gertrude Stein, des poètes, notamment Guillaume Apollinaire. Cette époque heureuse marque le début de sa période rose avec ses peintures de saltimbanques, aux couleurs adoucies.
La période Bleue (1901-1904)
La notion de"période bleue" tire son nom de la couleur qui dominera dans les tableaux de l'artiste au cours de cette période emprunte d'angoisse et de nostalgie. Picasso, très marqué par le suicide de son ami Carlos Casagemas le 17 juin 1901, s'assagira et adoptera des thèmes tournés vers des préoccupations plus sociales et des modèles de conditions modestes. La période bleue culminera avec la composition intitulée "La Vie", en 1903 : Arlequin assis, Femme au chignon, Femme au repassage, L'arlequin et sa compagne, L'ascète, La Célestine, La tragédie, La vie, Le gourmet, Le repas de l'aveugle, Le vieux guitariste, Mendiant et enfant...
"Mujer en azul" (1901, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid) fut peinte par Picasso alors qu'il se trouvait à Madrid, hanté par ces figures de femmes rencontrés à Paris, "avec une bouche ronde et rouge comme une gaufre..."
La période Rose (1904-1906)
Installé avec de nombreux artistes de sa génération au Bateau-Lavoir en 1904, Picasso rencontre la première de ses compagnes, Fernande Olivier (de son vrai nom Amélie Lang, 1881-1966), sans doute représentée dans les Demoiselles d'Avignon, et qui le quittera en 1909. C'est à l'automne 1904 que Fernande vient s'installer chez Picasso, "Femme endormie" le montre assis auprès du lit, anxieux, "avec Fernande, Picasso devenait un homme. Ce n'était plus l'adolescent qui recherchait des femmes dans les bordels et ne pensaient qu'à lui-même. Il vivait maintenant avec une femme qui semblait sortir d'une toile de Lautrec, qui parlait un beau français, qui attirait les regards envieux des hommes", et elle offrait à Picasso une sexualité passionnée et pleine d'abandon, à tout moment qui convenait au rythme imprévisible de son travail (A.S.Huffington), et c'est ainsi que le rose devint sa couleur dominante. C'est aussi dans cette période que commence à apparaître dans son oeuvre le jeune poète Guillaume Apollinaire. Picasso aborde de nouveaux thèmes tout en mettant l'accent sur l'esthétique de la forme. Le personnage d'Arlequin, ainsi que les saltimbanques, s'imposeront dans l'oeuvre de l'artiste à partir de 1905. La couleur bleue laissera sa place à un gris rosé, doux et triste. Picasso fera la connaissance d'Henri Matisse et André Derain au Salon de l'automne 1905. Les fauves feront alors scandale avec leur première exposition commune. La première approche de l'art moderne découlera d'expériences sur la forme entreprises au cours de l'hiver 1905-1906. Picasso peindra une série de nus d'inspiration classique, aux formes généreuses, détachés de fonds rose vif lors d'un séjour à Gósol, en Catalogne, au cours de l'été 1906. Le "Portrait de Gertrude Stein" ou les "Deux Femmes nues enlacées peints" en 1906, déjà déformées, annonceront les "Demoiselles d'Avignon" de l'année suivante : "Acrobate à la boule", "Au lapin agile", "Famille de saltimbanques", "Femme de Majorque", "Garçon à la pipe", "Garçon et chien", "Gertrude Stein", "L'étreinte", "Maternité"...
La période cubiste (1907-1915)
Picasso peint au titre de cette période des oeuvres telles que : Ambroise Vollard (1910), Amitié, Composition avec crâne (1908), Dryade (1908), Femme jouant de la mandoline (1909), Homme nu aux bras croisés (1909), Jeune fille à la mandoline (1910), Jacqueline, Monument aux morts ..., Les demoiselles d'Avignon (1907), L'usine de briques (1909)..., Paysage méditerranéen, Pichet et coupe de fruits, Violon et raisins... Les Demoiselles d'Avignon? "Cinq femmes horrifiantes, des prostituées qui repoussent plus qu'elles n'attirent et dont les visages sont des masques primitifs qui mettent au défi non seulement la société mais l'humanité même. Même la bande de Picasso fut horrifiée : C'est la hideur des faces, écrivit Salmon, qui glaça d'épouvante les demi-convertis., Apollinaire parla tout bas de révolution; Leo Stein éclata d'un rire embarrassé; Gertrude Stein tomba dans un silence inhabituel; Matisse jura de se venger de cette raillerie barbare de la peinture moderne et Derain exprima son inquiétude ironique de "trouver un jour Picasso pendu derrière sa grande toile". "Il n'est pas nécessaire, dit plus tard Picasso, de peindre un homme avec un fusil, une pomme peut être tout aussi révolutionnaire". Tout comme un bordel. Georges Braque, qui venait de rencontrer Picasso lorsqu'il vit "Les Demoiselles d 'Avignon" à l'automne de 1907, sut tout de suite que ce n'était rien moins qu'une révolution qu'on projetait là. "Ta peinture, dit-il à Picasso, c'est comme si tu voulais nous faire manger de l'étoupe ou boire du pétrole pour cracher du feu!" Il était choqué, mais il était ému aussi comme il ne l'avait jamais été. De sept mois le cadet de Picasso, il allait devenir son compagnon non seulement dans la grande aventure de l'art du XXe siècle, mais aussi dans une intimité partagée qui était rare dans les relations de Picasso et unique dans ses relations avec d'autres peintres. "On s'est dit avec Picasso, pendant ces années-là, racontait Braque, des choses que personne ne se dira plus, que personne ne saurait plus comprendre. C'était un peu comme la cordée en montagne." Haut d'un mètre quatre-vingts et très beau, Braque était bon boxeur, bon danseur et musicien accompli, capable de jouer des symphonies de Beethoven sur son accordéon. "Je n'ai jamais eu l'idée de devenir peintre, pas plus que de respirer, dit-il. De ma vie je n'ai pas le souvenir d'un acte volontaire..." Son père avait été peintre, bien qu'il gagnât sa vie comme décorateur, et Braque avait été son apprenti avant de quitter Le Havre en 1900 pour s'installer à Montmartre. Il fréquenta l'école des Beaux-Arts et l'Académie Humbert et, en 1906, il exposa pour la première fois au salon des Indépendants." (A.S.Huffington). En 1907, après avoir exposé en même temps que Matisse et Derain, il commença à fréquenter le groupe du Bateau-Lavoir et à explorer le monde des cafés, des écrivains et des poètes, en compagnie de Picasso, d'Apollinaire et de Salmon. Puis Heny Kahnweiler organisa en 1908 la première exposition cubiste, une exposition Braque, mais au-delà, Picasso et Braque s'engagent dans une même recherche, "nous étions enclins à effacer nos propres personnalités afin de trouver l'originalité, c'est ainsi qu'il est arrivé souvent que des amateurs aient pris une toile de Picasso pour une des miennes et l'une des miennes pour un tableau de Picasso. Et tous deux s'engageaient alors dans des modes d'expression inconnus, ce fut pour les deux artistes un moment de bonheur dont ils gardèrent à jamais la nostalgie, Braque était devenu, écrira plus tard Picasso, la femme qui m'a le plus aimé. Jusqu'en novembre 1908, date à laquelle Picasso et Braque abandonnèrent leurs expériences communes, Henri Rousseau était entre temps devenu le symbole de la spontanéité et de l'imagination, Picasso éprouva alors le besoin de se ressourcer sous la lumière de l'Espagne, Picasso et Fernande partirent pour Horta en 1909...
"Los pájaros muertos" (1912, Les oiseaux morts, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid) est souvent jugé comme un bon exemple du langage que
construit Picasso, un nouvel espace pictural, où l'objet est défini à partir de différents points de vue et réduit à ses formes géométriques les plus élémentaires, il ne s'agit plus d'imiter la
réalité mais d'offrir une vision différente des choses, généralement en utilisant une couleur monochrome ...
( 1906) Portrait de Gertrude Stein, Metropolitan Museum of Art, New York * La Coiffure, Metropolitan Museum of Art, New York * (1907) * Les Demoiselles d'Avignon, Museum of Modern Art, New York * Nu à la draperie, Leningrad, Ermitage * Odalisque d'après Ingres, musée Picasso, Paris * (1908) * Femme dans un fauteuil tenant un éventail, Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage * (1909)* Femme nue assise, Tate Gallery, Londres * Pain et compotier aux fruits sur une table, Kunstmuseum, Bâle * Portrait d'Ambroise Vollard, musée Pouchkine, Moscou * L'Usine à Horta de Ebro, Ermitage, Leningrad * (1910) Portrait de Daniel-Henri Kahnweiler, Art Institute, Chicago * (1912) * Nature morte à la chaise cannée, musée Picasso, Paris * (1913) Bouteille de vieux marc, verre et journal, fusain, papiers collés, Musée national d'art moderne, Paris * (1917) Arlequin, musée Picasso, Barcelone * Olga Khokhlova à la mantille, musée Picasso, Málaga...
Max Jacob (1876-1944) rencontre Pablo Picasso en 1901 et partagent tous deux une chambre en 1902, à Paris, boulevard Voltaire, où ils dorment à
tour de rôle. En 1907, le poète, et qui s'essaie à la peinture, rejoint Pablo Picasso, qui achève son"Bordel d'Avignon", et Juan Gris, au fameux et sordide Bateau Lavoir, rue Ravignan. Max Jacob
souffrira quelque peu du mépris que lui opposeront ses compagnons artistes et des couples qui se forment alors, Marie Laurencin, amie de Braque, seule femme peintre du groupe, et compagne
d'Apollinaire et Fernande Olivier, compagne de Picasso de 1904 à 1909. On retrouvera Max jacob hébergé par Picasso en 1911 dans le grand appartement bourgeois de la place Clichy.Entretemps, Max
Jacob invente le terme de cubisme en 1907 et semble justifier une littérature cubiste qui emploierait toutes les procédés de style (métonymie, allusion, aphorisme, ellipse, antithèse..) pour
démultiplier les significations, jouer avec les mots pour les mots comme avec des volumes présentant plusieurs faces, et, au bout du compte libérer un espace intermédiaire entre l'oeuvre et
la réalité, la "situation" de l'oeuvre, écrira-t-il. "Le Cubisme en peinture est l'art de travailler le tableau par lui-même en dehors de ce qu'il représente, et de donner à la construction
géométrique la première place, ne procédant que par allusion à la vie réelle. Le cubisme littéraire fait de même en littérature, se servant seulement de la réalité comme d'un moyen et non comme
d'une fin." (M.Jacob, Lettre à sa mère, 4 juin 1927). Ici encore, un nouveau continent semble s'ouvrir aux plaisirs de la pensée, mais en fin de compte rien ne parvient à s'inscrire dans une
réalité tangible ni dans la durée...
Trois textes participent du mouvement cubiste : Guillaume Apollinaire écrit entre 1905 et 1912 un ouvrage publié en 1913, "Les Peintres cubistes.
Méditations esthétiques" , Albert Gleizes et Jean Metzinger "Du cubisme" (1912) et André Salmon, "Histoire anecdotique du cubisme" (1912).
Figurative ou non, la peinture moderne se veut peinture personnelle qui s'adresse avant tout à celui qui l'a conçu : "Le peintre subit des états de plénitude et d'évacuation. C'est là tout le secret de l'art. Je me promène dans la forêt de Fontainebleau. J'y attrape une indigestion de vert. Il faut que j'évacue cette sensation sur un tableau. Le vert y domine. Le peintre fait de la peinture comme un besoin urgent de se décharger de ses sensations ou de ses visions. Les hommes s'en emparent pour habiller un peu leur nudité. Ils prennent ce qu'ils peuvent et comme ils peuvent. Je crois que, finalement, ils ne prennent rien; ils ont tout simplement taillé un habit à la mesure de leur incompréhension. Ils font tout à leur image depuis Dieu jusqu'au tableau. C'est pourquoi le piton est le destructeur de la peinture. Celle-ci a toujours quelque importance, au moins celle de l'homme qui l'a faite. Le jour où elle a été achetée et accrochée au mur, elle a pris une importance d'une autre espèce, et le peinture a été fichue...
Tout le monde veut comprendre la peinture. Pourquoi n'essaie-t-on pas de comprendre le chant des oiseaux? Pourquoi aime-t-on une nuit, une fleur, tout ce qui entoure l'homme, sans chercher à les comprendre? Qu'ils comprennent surtout que l'artiste oeuvre par nécessité; qu'il est, lui aussi, un infime élément du monde, auquel il ne faudrait pas prêter plus d'importance qu'à tant de choses de la nature qui nous charment mais que nous ne nous expliquons pas. Ceux qui cherchent à expliquer un tableau font, la plupart du temps, fausse route. Gertrude Stein m'annonçait, il y a quelque temps, joyeuse, qu'elle avait enfin comprise ce que représentait mon tableau : trois musiciens. C'était une nature morte!" (Picasso, Cahiers d'Art)
Le classicisme (1916-1924)
Picasso termine sa période cubiste en 1915, au moment où les critiques et le public prennent conscience de l'importance du mouvement. Le peintre, qui s'embourgeoisera socialement, peindra des fresques pour la millionnaire chilienne Eugenia Errazuriz et rencontrera le poète Jean Cocteau avec lequel il travaillera. Le peintre épousera Olga Koklova (1891-1955), une danseuse des Ballets Russes, au cours de l'été 1918. Il la suivra durant ses tournées à Rome, Madrid, Barcelone et Londres, villes dans lesquelles il redécouvrira les maîtres de la tradition européenne qui inspireront son oeuvre.
Dans les années 1920, le surréalisme vient submerger la plupart des artistes de ce temps, Picasso abandonne "l'angularité et les lignes droites pour les formes ondulantes et hallucinatoires avec lesquelles Breton cherchait à ébranler l'apparente objectivité de la réalité. Enfants, écrivit Breton dans un article sur Picasso et le surréalisme, nous avions des jouets qui aujourd'hui nous feraient pleurer de pitié et de rage... Nous grandissons jusqu'à un certain âge, paraît-il, et nos jouets grandissent avec nous. En fonction du drame qui n'a pour théâtre que l'esprit, Picasso créateur de jouets tragiques à l'intention des adultes, a grandi l'homme et mis, sous couleur parfois de l'exaspéré, un terme à son agitation puérile." Picasso commençait à se lasser de sa propre agitation puérile et du bourdonnement mondain du beau monde", Olga le vit se replier sur lui-même, poursuivre sa passion pour Breton, se rapprocher de Miro, jeune peintre catalan arrivé à Paris en 1919, Picasso "rage de la vie qu'il mène et de l'idée qu'il en pourrait mener une autre", écrira Max Jacob (1926), et surgit le 8 janvier 1927, à Paris, sortant de la foule du métro, Marie-Thérèse Walter, elle a dix-sept ans et s'ouvre avec elle la plus grande passion sexuelle de la vie de Picasso, sans frontière, sans tabou, une toute nouvelle étape de sa vie...
"Conversations avec Picasso", souvenirs du photographe et écrivain français d'origine hongroise Gyula Brassaï (1899-1984), publiés en 1965.
Brassaï nous découvre un Picasso singulier à travers l'instantané de la conversation. Picasso y parle, y explique, y travaille, peint la nuit au projecteur ou à la chandelle, lorsque ses journées ne sont pas assez longues, reçoit, évolue, et Brassaï nous raconte, non pas en critique d'art, mais en intime qui partage et participe à sa créativité. S'y ajoutent les familiers du peintre, Eluard, Prévert, Queneau, les Leiris, Reverdy, Dominguez, Cocteau, Sartre, Camus, Malraux, Matisse, et leurs propos. Lorsque le photographe rencontre Picasso pour la première fois en 1932, celui-ci vient d'atteindre la cinquantaine, c'était alors un homme riche et déjà célèbre (Hispano-Suiza et chauffeur en livrée, appartement bourgeois et atelier rue La Boétie, château et chapelle à Boigeloup). Cette rencontre sera le début d`une longue fréquentation qui se poursuivra surtout durant les années de guerre, de 1943 à 1945 et, d'une façon moins suivie, jusqu'en 1947. La tâche de Brassaï était alors de photographier toutes les sculptures de Picasso en vue d'un album futur. Plusieurs fois par semaine, le photographe vint dans le nouvel atelier rue des Grands-Augustins, la plupart du temps glacial en ces hivers de pénurie, et assiste ainsi à cette vie mouvementée, remplie d'allées et venues. Brassaï a noté jour après jour les péripéties, les divers événements de cette existence, ses conversations à bâtons rompus avec le peintre, et nous en restitue l'atmosphère et la vie. Son œil de photographe enregistre de précieux détails que d'autres n`auraient pas aperçus. " C'est curieux, n'est-ce pas, mais c`est par vos photographies que je peux juger mes sculptures", dira Picasso. ..
Georges Braque (1882 –1963)
Né dans une famille d'artisans, Braque a passé son enfance au Havre "en pleine atmosphère impressionniste" et il a toujours insisté sur le fait qu'il avait fait "seul son éducation artistique". Il vient à Paris et se convertit au Fauvisme pendant l'hiver de 1905-06. À l'automne de 1907, après avoir vu la rétrospective Cézanne au Salon d'automne, il peint la première version de "Viaduc à l'Estaque" (Minneapolis, Institute of Arts), d'un chromatisme fauve mais d'un dessin géométrisant. Le grand "Nu debout" qu'il exécute à Paris au cours de l'hiver témoigne également de l'influence des Demoiselles d'Avignon de Picasso qu'il a vu à son retour. Au cours de l'été de 1908, il peint à l'Estaque une série de paysages très tumultueux dans leurs mouvements, où la palette se simplifie, où la perspective tend à disparaître, et qui se réduisent à quelques formes géométriques et compactes, à ces " cubes " que remarque le critique Louis Vauxcelles lorsque les tableaux sont exposés chez Kahnweiler en novembre 1908 (Maisons à l'Estaque, 1908, musée de Berne). Dans les paysages exécutés en 1909 en Normandie et à La Roche-Guyon, les masses ne sont plus aussi brutalement opposées, mais communiquent entre elles par une série de passages qui égalisent la lumière et tendent à décomposer les volumes en une mosaïque de plans rapprochés du spectateur (Château à la Roche-Guyon, 1909, Villeneuve-d'Ascq, M. A. M.).
Depuis la fin de 1909, Braque travaille en relations étroites avec Picasso et élabore avec lui les doctrines du Cubisme dit "analytique". Les natures mortes, où apparaissent fréquemment des instruments de musique, deviennent d'une remarquable monumentalité ; les objets sont énergiquement découpés en plans scintillants et durs qui suggèrent une vision simultanée de leurs divers aspects : "le Violon et la cruche" (1910, musée de Bâle). En septembre 1912, c'est l'innovation capitale des papiers collés qui permet à Braque de réintroduire la couleur et de "voir son indépendance par rapport à la forme". Les toiles de cette époque sont composées par une structure abstraite de plans simples et superposés qui suggèrent un espace sans profondeur et sur lesquels les objets sont évoqués par quelques traits d'un dessin cursif et fragmentaire (Clarinette, 1913, M. O. M. A.). La Première guerre mondiale interrompt l'étroite collaboration avec Picasso. En 1914, Georges Braque est mobilisé. En 1915, il est grièvement blessé. Il ne peut reprendre son travail qu'en 1917. Il poursuit son oeuvre dans la même perspective du cubisme, en le faisant évoluer vers des formes moins anguleuses et des tons plus colorées, un peu plus proches de la réalité, puis effectue une sorte de "retour à l'ordre".
Albert Gleizes (1881-1953)
Issu d'une famille d'artistes, Gleizes abandonne l'Impressionnisme, qu'il pratique depuis 1901, pour un synthétisme (Paysage des Pyrénées, 1908, New York, Guggenheim Museum) bientôt supplanté, sous l'influence du "Portrait de Jouve" (Paris, M. N. A. M.) de Le Fauconnier et des recherches de Léger, par le Cubisme dont la "Femme au phlox" (1910, musée de Houston) sera le manifeste. En s'inspirant des théories du philosophe Henri Bergson, Gleizes cherche à partir de 1912 à appréhender "l'objet, non plus considéré d'un point déterminé, mais définitivement reconstruit suivant un choix successif que son propre mouvement lui permet de découvrir." Cette technique est poussée à un haut degré de complexité dans le monumental "Dépiquage des moissons", paysage austère où semblent se mêler symboliquement les actions et les lieux. Cette œuvre ambitieuse, l'un des plus grands tableaux de l'histoire du cubisme. Gleizes a passé quatre années cruciales à New York, et a joué un rôle important dans l'évolution de l'art moderne aux Etats-Unis.
Jean Metzinger (1883-1956)
Ses premières œuvres, de 1900 à 1904, semblent avoir été influencées par le néo-impressionnisme de Georges Seurat et Henri-Edmond Cross. Entre 1904 et 1907 Metzinger a travaillé dans les styles divisionniste et fauvisme. À partir de 1908, il a été directement impliqué, à la fois comme théoricien et artiste du mouvement. Jean Metzinger, en collaboration avec Albert Gleizes, a écrit le premier traité majeur sur le cubisme, "Du Cubisme" en 1912. Les premières œuvres cubistes de Metzinger, dont "Baigneuses" (1908) et "Nu à la cheminée" (1910), partagent beaucoup d’éléments plastiques avec ce que Picasso et Braque peignent à l’époque. Cependant, dès 1911, il s’émancipe de la ligne artistique rigide des deux pères du cubisme, et créé des toiles moins axées sur la décomposition. . Dans son article « Note sur la peinture » de 1910, il notait en effet que Robert Delaunay, Henri Le Fauconnier, Georges Braque et Pablo Picasso « s'étaient dépouillés de la perspective traditionnelle et octroyés la liberté de tourner autour des objets ». "Le goûter", peint en 1911, que l’on a surnommé « La Mona Lisa du cubisme », est sans doute le chef-d’œuvre de Metzinger. Exposée au Salon d’automne de 1911, cette peinture, beaucoup plus accessible que ce que produisent Braque ou Picasso à l’époque, connaît un succès alors inégalé par les deux maîtres.
Juan Gris (1887-1927)
De son vrai nom José Victoriano González, né dans une famille aisée à Madrid, il abandonne à 17 ans ses études d'ingénieur pour se consacrer à
l'apprentissage de la peinture (Escuela de Artes y Oficios de Madrid, puis en 1904, l’atelier du peintre Moreno Carbonero). En 1906, à 19 ans, Gris part pour Paris, pour échapper aux
carnages de la guerre marocaine, et c'est comme dessinateur et fort de son expérience Art Nouveau qu'il collabore à des revues satiristes jusqu'en 1910 (Le Témoin, l’Assiette au Beurre,
Charivari, le Cri de Paris). La grande rétrospective de l'oeuvre de Paul Cézanne de 1907 lui offre de nouvelles perspectives, une composition et une structure, des contrastes de couleur qui
permet de poser une alternative à l'impressionnisme dominant. Dès 1906 Juan gris loue un atelier 13 rue Ravignan, dans le fameux "Bateau Lavoir" qui rassemble plusieurs ateliers d’artistes, et où
il rencontre l'avant-garde de la nouvelle peinture, Pablo Picasso, Georges Braque, mais aussi Apollinaire, André Salmon, Max Jacob… Dès lors Juan Gris accompagne les rapides évolutions que va
connaître la peinture française, le voici en place pour assister à la naissance et à l'éclosion du cubisme, "peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit", écrira Mallarmé. Ses
premières toiles révélées au public lors du Salon des indépendants de 1912, dont "l‘Hommage à Picasso", marquent les esprits, le peintre proposant un style cubiste personnel, renforcé par sa
formation scientifique, au fond ce n'est pas tant la couleur que la composition et l'architecture de la représentation qui l'inspire. Dans les années 1907-1908, Gris compose des ensembles
classiques dans des camaïeux de bleus. L'année 1910 est un tournant : Gris se sépare de sa compagne, envoie son fils en Espagne et décide de se consacrer entièrement à la peinture, décision qui
l'entraîne vers une période de misère, de solitude de doute et d’angoisse. Contrairement à l’impressionnisme qui cherche à capter un instant fugitif, le cubisme renoue avec l’objet dans son
«essence» même, on ne cherche à retenir de l'objet que la forme dans ce qu’elle a d’essentiel, ses contours, son volume, sa couleur propre hors de toute variations de lumière, le sujet de
prédilection des cubistes est ainsi la nature morte. Gris va jouer un rôle essentiel dans le développement de la deuxième branche du cubisme, dit "synthétique" qui préconise un retour à la
couleur et la technique du collage (papiers, objets...), en y ajoutant ce qu'il appelle ses "rimes plastiques" : Gris a une sainte horreur du désordre ("A la gente le encantan los despliegues de
caos, pero a nadie le gusta la disciplina y la claridad"), il entend donner à l'objet une consistance réaliste en unifiant fond et forme, la simplification des formes qu'il entreprend s'effectue
en diminuant le nombre de point de vus rassemblés dans la composition, en les unifiant avec le fond par des jeux de couleurs et en jouant avec des lignes diagonales, la mise en scène de
l'objet devient chez lui prépondérante... Sa production des années 1916 à 1919 est considérée comme le sommet de son œuvre. Il meurt prématurément à 40 ans...
Gris, simple doublure de Picasso? Gris, rival de Picasso, sentiment qui semble avoir animé ce dernier quelques instants. Gris se positionne dès ses débuts comme disciple de Picasso et de Braque, ce qui flatte, mais aussi gène Picasso, qui refuse d’être cataloguer comme chef de file d’un mouvement, voulant garder sa totale liberté voire ses ambitions démesurées. Les premières esquisses cubistes de Gris datent de 1911, l'influence de Cézanne est alors bien présente, puis son style prend une coloration géométrique que complète en 1912 la technique du collage. S'il assume l'héritage du cubisme lorsque Picasso s'engage sur une toute autre voie, c'est dans un style très personnel, plus coloré, plus recherché. Dans "La botella de anís" (1914),Gris reprend un thème bien connu de Ramón Casas (1898, affiche de la célèbre marque Anís del Mono) et du Picasso de de Horta del Ebro (Horta de Sant Joan) en 1909, pour rendre hommage à Picasso et Braque, se positionner dans leur sillage en réunissant les villes de Badalona, Paris et Madrid... Mais le cubisme est pour Gris le langage de sa peinture, il se démarque de Braque et de Picasso ne serait-ce que pour son existence écourtée, mais aussi par son esthétique particulièrement construite, ses couleurs et les formats souvent modestes de ses tableaux, "cuanto más una imagen está basada en algo corriente o vulgar más fuerza y más poesía ella tiene", écrira-t-il...
Ses oeuvres (obras) les plus marquantes, parmi les 500 qu'il produisit : "Portrait of Picasso" (1912, Art Institute of Chicago), "Violin and Glass" (1913, Musée National d'Art Moderne de Paris), "Guitarra sobre una silla" (1913, Guitar on a Chair, Private), "The Bull Fighter" (1913, Private), "Violin and Checkerboard" (1913, Private), "Bottle of Rum and Newspaper" (1914, Tate Modern, London), "La botella de anís" (1914, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía), Guitare et Pipe, "La Jalousie" (1914, The Sunblind, Tate Gallery, Londres), "La Bouteille de Banyuls" (1914, Kunstmuseum, Berne, Suisse), "Glasses and Newspaper" (1914, Smith College Museum of Art, Northampton, Massachusetts), "Flowers" (1914, Metropolitan Museum of Art), "Breakfast" (1914, Museum of Modern Art, New York), "Still Life with Checkered Tablecloth" (1915, Metropolitan Museum of Art), "The Man from Touraine" (1918, Pompidou Centre, Paris), "Harlequin with a Guitar" (1918, Metropolitan Museum of Art)...
"La guitare" (1913, La Guitarra, Musée d'art moderne, Paris) est représentatif de ce que Juan Gris recherche désormais, donner un "rythme" propre au tableau, donner au tableau, exprimé comme un "morceau du réel", des éléments lisibles pour le spectateur, un élément «cliché», telle qu'une lettre typo de journal, permet au spectateur de «voir» immédiatement l’objet au milieu d’un "rythme de lignes", mais aussi lui donner sens et homogénéité. Entre 1912 et 1914 le travail de Gris évolue, se diversifie, s'ouvre à de nombreuses expérimentations, montre un travail de composition géométrique plus strict, une dissociation entre couleur et dessin, une véritable polyphonie qui l'engage progressivement sur le chemin d'une peinture de plus en plus conceptuelle : sa nouvelle méthode, alors que la guerre surgit, le verra partir d'un schéma global de composition pour laisser progressivement s'ordonner les éléments les plus détaillés. 1919, qui marque la fin de la première guerre mondiale, fait de Juan Gris le chef de file du «second cubisme», comme pour mieux sombrer dans l'oubli, mais tout l’art de Juan Gris aura été de mettre en place des accords de couleurs et de "rythmes plastiques", qui lui permettent d’exprimer, avec modestie, le sentiment infiniment poétique qui l’habite.....
De 1924 à 1927, Juan Gris produit ses dernières oeuvres parmi les plus connues, "Mujer en la ventana" (Femme dans la fenêtre), "Cantante" (1926, The Singer, Private), "El libro rojo" (The Red book, Kunstmuseum Bern), "The Blue Cloth" (Musée National d'Art Moderne de Paris), "Woman with a Basket" (1927, Private collection)...
Henri Le Fauconnier (1881-1946)
Peintre passablement oublié aujourd'hui, bien qu'il ait joué un rôle important dans la diffusion du cubisme naissant. Passé par l'académie Julian,
admirateur des nabis et de Matisse, Henri Le Fauconnier, dès 1908, peint des paysages de Bretagne, à Ploumanac'h, extrêmement simplifiés (Village among the Rocks, 1910, The State Hermitage
Museum, St Petersburg).
Peu après, en 1909, l'un de ses portraits, celui du poète Pierre-Jean Jouve (musée national d'Art moderne, Paris), aura une grande influence sur Gleizes avec qui il se lie d'amitié pour quelques années. Mais le maître ne surpassera l'élève, la peinture de Le Fauconnier, toujours lourde, restera en deçà de Gleizes (L'Abondance, 1910, musée de La Haye), emprunté qu'il est dans «cubisme physique» dont Apollinaire disait qu'on «y confond le sujet avec les images». Le Fauconnier pratique une géométrisation sommaire et des formes concises. Sa palette à dominantes sombres privilégie les tons de brun, vert et gris doux. En 1910, il ouvre un atelier rue Visconti à Paris aux artistes désireux comme lui de travailler les leçons de Cézanne. Il contribuera au scandale du cubisme au Salon des indépendants de 1911 avec Jean Metzinger, Albert Gleizes, Fernand Léger, Robert Delaunay. En 1912, Henri Le Fauconnier enseigne, avec Jean Metzinger et André Dunoyer de Segonzac à l'Académie de la Palette qui forma nombre d'étudiants étrangers jusqu'en 1914.
Par la suite, après une période où il imite Léger, Le Fauconnier, s'installe aux Pays-Bas en 1914 (Zealand Farmer’s Wives, 1914). Il préfère les grandes masses des paysages bretons ou hollandais à l'exubérance du sud et admire les vieux maîtres hollandais et flamands (Rembrandt); sa peinture acquiert une coloration expressionniste, avec des effets de pâte huileuse très travaillée (The Signal, 1915), cependant qu'en échange il transmet la leçon cubiste aux expressionnistes néerlandais : notamment dans le cadre de la fameuse École de Bergen (Bergense School, Noord-Holland) qui illustre entre 1915 et 1925 un style expressionniste hollandais, teinté de cubisme. Rentré à Paris, il revient à un style plus traditionnel mais avec toujours une prédilection pour les paysages du nord de la France...
André Lhote (1885-1962)
Henri Le Fauconnier, Albert Gleizes et André Lhote ont joué un rôle très important dans l'histoire du cubisme français, surtout par leur enseignement et
leurs écrits théoriques. André Lhote est un sculpteur qui devient peintre, attiré par Gauguin et le fauvisme, puis qui découvre l'oeuvre de Cézanne lors de la Rétrospective consacrée au peintre
au Salon d'Automne de 1907. Il est du Groupe du Bateau-Lavoir en 1908. Exposée au Salon des Indépendants dès 1910, il rejoint le fameux groupe de Puteaux (la Section d’or) qui, avec Jacques
Villon, Marcel Duchamp, Maurice Princet, entend enraciner le cubisme dans une recherche intellectuelle d'harmonie et de formes idéales. Dans L'Escale, 1912 (Musée d’Art Moderne de la Ville de
Paris), Rugby, 1917 (Musée National d'Art Moderne), Le Moulin à café, 1917, La Belle Martiniquaise, 1912, Nature morte au damier, 1912, Le Bar du port, 1913, Le Musicien, 1914, et ses Nus
(Bacchante, 1910, Musée du Petit Palais, Genève), André Lhote élabore donc, en partant du cubisme, une méthode de construction géométrique rationnelle et lisible du tableau. On a parlé de
"cubisme français" à l'égard de son oeuvre, mais si celle-ci semble parfois se laisser aller à une trop grande facilité, ses textes relatifs à l'art contemporain sont reconnus pour leur
intelligence...
La diffusion du Cubisme devient une réalité qui s'impose à peine 3 années après l'exposition de ses premières oeuvres. Le Cubisme s'expose pour la première fois à l'automne 1908 via les œuvres de Georges Braque et de Pablo Picasso, puis évolue du stade analytique (1909-1912), quand en 1912 il se rapproche de l'abstraction, au stade synthétique (1913-1914), quand il se tourne à nouveau vers le langage figuratif. En 1912 l'ouvrage de A. Glez & J. Metzenze, "Sur le cubisme", devient "Le" manuel de cubisme, traduit en russe dès l'année de sa publication. L'expansion du cubisme est alors très rapide et touche, en 1911, la Hollande, avec Pete Mondrian, en 1912, l'Allemagne, avec Franz Mark, Lionel Fininger, la Bohême, avec Bohumil Kubista puis Frantisek Kupka. En 1913, aux Etats-Unis, après l'"Armory Show", Morgan Russell et d'autres artistes avaient déjà travaillé de manière cubiste.....
Piet Mondrian (1872-1944), avant d'ouvrir la voie de l'abstraction, s'installe à Paris, à Montparnasse, en janvier 1912, il a 40 ans, pour étudier le cubisme. En juin 1914, Mondrian retourne en Hollande avec seize compositions peintes à Paris au cours des deux dernières années. Il organise une exposition à la galerie Walrecht de La Haye, qui montre à quel point Mondrian s'est alors très fortement éloigné de l'art néerlandais de son époque. Le voici inspirant d'autres artistes néerlandais, dont Jan Sluijters, Jacoba van Heemskerck. L'appropriation qu'il fait du cubisme est manifeste dans ses deux versions successives de "Still Life with Gingerpot" (1911-1912, Guggenheim Museum) qui voient se modifier la structure même des objets dans une orientation déjà plus abstraite. Si pour Picasso, le cubisme semble d'abord une aventure, un jeu créatif, il n'en va pas de même pour Mondrian qui y voit une façon d'utiliser la couleur et la ligne pour tenter d'atteindre l'essence de l'art et de la beauté. Ce ne peut être un "jeu", pour lui, il cherche et veut donner du sens à sa peinture, et amplifiera la tendance à l'abstraction qui travaillait alors le cubisme analytique (Composition in Line and Color; Composition No. II (1913), Composition XIV (1913, Van Abbemuseum, Eindhoven), Oval Composition (Trees) (1913), ....
Franz Marc (1880-1916) vint à Paris en 1903 puis en 1907, découvrant Paul Gauguin et Vincent van Gogh, Henri Matisse en 1910, à Munich, et Vasily Kandinsky en 1911 pour fonder Der Blaue Reiter. Toute son oeuvre est orientée vers l'harmonie entre l'humain et la nature, exprimée par la couleur et un formalisme qu'il recherche dan sles différentes techniques de son époque. Dans "Tiger" (1912, Stadtische Galerie im Lenbachhaus, Munich), Franz Marc utilise les techniques cubistes pour créer une tension dans sa composition, mais sans se départir de sa prédilection pour les couleurs primaires et leur potentiel à transmettre des émotions. Dans "The Fate of the Animals" (1913, Tierschicksale, Kunstmuseum Basel, Basel), il va chercher dans le futurisme une ouverture positive à la sombre vision de l'annihilation vue à travers les regards des animaux. On retrouve ces techniques dans "Füchse" (1913, Museum Kunstpalast, Düsseldorf), "Im Regen" (1912, Lenbachhaus, Munich), "Landschaft mit Haus, Hund und Rind" (1914, Merzbacher Kunststiftung), "Tiere in der Landschaft" (1914)...
L'illustrateur Lyonel Feininger (1871-1956) trouvera sa voie en 1911, à Paris, en découvrant les œuvres des cubistes au Salon des indépendants, abandonnant tout figuratisme dans ses compositions d'architectures urbaines, mais il y ajoute une coloration et une monumentalité intérieure qui forgent la singularité de son style (High Houses II, 1913, Neuberger Museum; Man in Front of a Tall Cliff, 1913; Der Dom in Halle, 1931, Halle, Stiftung Moritzburg)...
Bohumil Kubista (1884-1918), après des études de mathématiques, une certaine passion pour l'occultisme, tente de poursuivre ses études à l'Académie des Beaux-Arts de Prague, se passionne pour le post-impressionnisme d'un Cézanne et d'un Van Gogh, mais ne trouve sa voie que lors d'une exposition d’Edvard Munch (1905) qui lui révèle toute la palette d'un symbolisme émotionnel tant recherché. Il fonde dès lors un groupe tchèque expressionniste en 1906, se rapproche des peintres allemands de Die Brücke, Ernst Kirchner et Otto Müller,puis découvre la fragmentation cubiste, un cubisme revu par l'expressionisme, on peut parler de "cubisme expressionniste". Les couleurs non naturelles qu'il utilise donne à ses tableaux une impression d'étrange désarroi. Il ne vivra de ses oeuvres qu'une seule décennie mais marquera profondément l'avant-garde tchèque : Self-Portrait Wearing a Havelock (1908, Regional Gallery of Fine Arts in Zlin), Promenade in the Rieger gardens '1908), Le baiser de la mort, 1912, ...
L'écrasante majorité des artistes composant l'avant-garde russe ont plus ou moins pratiqué le cubisme, tant dans l'étude que dans l'imitation, ou la négation. Mais c'est la pratique d'un cubisme éloigné du "cubisme parisien", du "cubisme pur", il se mêle de futurisme et conduit rapidement au suprématisme et au primitivisme. Ce cubisme russe n'est pas conçu comme une méthode d'interprétation de la réalité, mais comme une méthode de construction parmi d'autres pour explorer et rendre compte d'une vision cosmique et dynamique de notre monde. Les oeuvres cubistes russes sont d'emblée très proches de l'art abstrait, a contrario de celles des cubistes français. Une extraordinaire effervescence artistique suit et accompagne la Révolution russe, dans sa première décennie : il y a au fond, dans singulière et foisonnante avant-garde russe, autant de cubisme que d'artistes...
Au tournant du XXe siècle, Paris, mais plus encore Moscou, sont des foyers artistiques particulièrement animés, les peintres y affluent, les expositions se comptent par centaines, les Avant-Gardes se font, s'exposent, et se défont. Et Le cubisme pénètre en Russie de diverses manières (K.Malevich. Portrait M.V.Matyushin. 1913). Un de ses guides fut Alexandra Exter, qui apportait régulièrement de Paris diverses informations sur le nouveau style. Une autre source, plus importante, est la collection de S.I.Schukin, qui depuis 1908 est ouverte au public et qui depuis 1909 est alimentée par des œuvres de Picasso. Braque et Picasso, mais aussi Jean Metzinger, Albert Gleizes, Henri Le Fauconnier, André Lhote, participèrent plusieurs fois aux expositions du Valet de Carreau (Бубновый валет), le mouvement phare de l'avant-garde russe qui, à Moscou, dans les années 1910-1913, joue la provocation (Ilya Mashkov. "Autoportrait et portrait de Peter Konchalovsky", 1910) - le valet de carreau est un escroc et une crapule - ou se présente comme un "cézanisme russe" (les leçons de Van Gogh, Gauguin et Cézanne habitent les années 1904-1906), qui se teintera de fauvisme (A.Lentulov. Les femmes et les fruits, 1917) et d'expressionnisme, et dont les peintres les plus influents sont le couple Michel Larionov et Nathalie Gontcharoff, Piotr Kontchalovski, Aristarkh Lentulov, Robert Falk, A.V.Kuprin, V.V.Rozhdestvensky, I.I.Mashkov. Le rôle essentiel dans la diffusion de la nouvelle peinture européenne, y compris le cubisme, revient sans doute aux expositions-salons de la revue "Toison d'or" (Золото́е руно́) publiée par N.P.Ryabushinsky à Moscou de 1906 à 1909 : tableaux symbolistes puis fauvistes en 1908, primitivisme des nouveaux chefs de file de la peinture russe, Michel Larionov et Nathalie Gontcharoff, à la fin de 1909.
Contrairement à la France, où le cubisme a bénéficié d'un support littéraire via des critiques d'art tels que Louis Voxel ou Guillaume Apollinaire, en Russie, ce rôle a été repris par les artistes eux-mêmes, dont David Burlyuk (1882-1967), peintre néoprimitiviste futuriste et premier à écrire un article "Cubisme" en 1912 (Picasso, 1910, Le Vent, 1916, Femme, miroir, 1916, Time, 1918). D'autres artistes rédigent ainsi nombre d'articles sur le sujet, Alexandra Exter (1882-1949), artiste cosmopolite qui fréquenta à Paris le salon de la comtesse et mécène Hélène Oettingen, et qui adopta tour à tour les idées du cézanisme géométrique, du cubo-futurisme, du constructivisme et du suprématisme....
Alexandre Shevchenko (1882-1948) qui étudia de 1905 à 1906 à l'Académie Julian, à Paris, publie en 1913 "Le Néo-primitivisme, sa théorie, ses possibilités, ses réalisations" et "Les Principes du cubisme et autres tendances dans l'art mondial de tous les temps et de tous les peuples" : son "primitivisme tectonique" est basé sur l'héritage créatif de Cézanne et l'art populaire russe. Mikhaïl Matiouchine (1861-1934), tour à tour impressionniste, concepteur de compositions cristallographiques dans l'esprit du cubisme, figure clé du cubofuturisme russe et promoteur de l'idée d'une " vision élargie", perception holistique du monde dans le son et la couleur, l'espace et le mouvement (Déductibilité, 1915-1916; Kazimir Malevich. Portrait de l'artiste Mikhaïl Matyushine. 1913)...
Nikolaï Koulbine (1868-1917), l'incontournable propagandiste de l'avant-gardisme russe dans les années 1910, l'organisateur à Petersbourg du groupe "Triangle - groupe artistique et psychologique" (1908), l'organisateur d'expositions et de rétrospectives qui invita en Russie le célèbre futuriste italien F. T. Marinetti (1914), homme de science, illustrateur de livres et artiste de théâtre. Assimilant l'expérience des impressionnistes, des fauves, du "proto-cubiste symboliste" russe Mikhail Vrubel, Kulbin se tournera vers l'icône et l'art primitif, obsédé par l'objectif d'un "développement dynamique de l'univers", de fusion, comme "cellule du corps de la terre vivante", avec la "couleur de la terre" et le dynamisme de son évolution...
Le destin de Mikhaïl Vroubel (1856-1910), que Nikolaï Koulbine considérait comme l'ancêtre du cubisme, fut en Russie le grand peintre, longtemps ignoré, du symbolisme et de l'Art nouveau, une peinture surgie très profondément d'une vie intérieure et spirituelle particulièrement sombre ("Demon Seated", 1890; "The Demon Downcast", 1902; "The Six-Winged Seraph", 1904, State Russian Museum, St Petersburg). Découragé par le rejet de son art par l'église russe, Vrubel abandonne le catholicisme et l'orthodoxie russe, se tourne vers la philosophie et Emmanuel Kant, la créativité et l'expérimentation symboliste la plus exacerbée possible menant à la véritable illumination spirituelle. Mais dès 1913, Vrouble glissa progressivement dans la maladie mentale : c'est à partir de cette date que certaines de ses oeuvres sont interprétées, ses coups de pinceau denses et son penchant à briser ses figures en une masse presque anarchique de facettes et de plans, comme des anticipations de l'Avant-garde russe : Venice (1893), The Lilacs (1900, Tretyakov Gallery, Moscow), Pearl oister (1904)...
Nadejda Oudaltsova (1886-1961) et Lioubov Popova (1889-1924) se forment toutes deux en 1913 au cubisme, à Paris, et fréquentent les ateliers de Jean Metzinger et Henri Le Fauconnier.
Lioubov Popova peint des portraits cubo-futuristes (Seated Female Nude, 1913; Cubist Cityscape, 1914; The Philosopher, 1915, The State Russian Museum, Saint Petersburg; Lady with Guitar, 1915, Smolensk State Museum-Preserve; Birsk, 1916, Solomon R. Guggenheim Museum, New York City; The Grocery Store, 1916, The State Russian Museum, Saint Petersburg), réalise une série de natures mortes en relief avec des collages, des lettres peintes (1914-1915), participe en 1915 avec Malevitch à l'Exposition 0.10 qui présente des œuvres futuristes, suprématistes, suprématisme qui domine ses oeuvres dans les années suivantes (Construction de force spatiale, 1920-21; Construction Espace-et-Force, 1921)...
Nadejda Oudaltsova travaille en 1915 dans l'atelier de Vladimir Tatlin, puis rejoint le groupe des disciples de Kazimir Malevitch "Supremus". Au fond, pour elle, le cubisme n'a fait que décomposer l'ancien système de choses pour en créer un nouveau. En 1915-1916, avec Malevitch, Nina Genke, Lubov Popova, Alexandra Exter, Ivan Puni, Ivan Klyun, Olga Rozanova et d'autres artistes supramatistes célèbres, elle a travaillé à Verbovka et Skoptsy. Les œuvres d'Udaltsova de cette période gravitent vers le suprématisme et le cubisme (Seamstress, 1912-1913, Compositions, 1913, Selfportrait with palette, 1915, Tretyakov Gallery, Moscow)...
La période dite cubiste occupe Malevitch entre 1912 et 1915.
En 1915, Kazimir Malevich (1879-1935) publie “From Cubism to Suprematism. New Realism in Painting ”, pour justifier son cheminement, sachant chez lui le Cubisme se décline "cubofuturiste". Son tableau, "Grinder" (1912, Le Rémouleur) est représentatif de ce "cubofuturisme" introduit par Alexandra Exter qui, à Paris, partagea l'atelier du futuriste italien Ardengo Soffici. Dans le même style a peint des portraits (Portrait de Klyun, portrait de Mikhail Matyushkin). "Ce n'est qu'avec la disparition d'une habitude de l'esprit qui voit dans les images des petits coins de la nature, des Madones et des Vénus éhontées, que nous assisterons à une œuvre d'art pure et vivante", écrira Malevich. Dans le cubisme, la tentative de défigurer les formes de la réalité et le morcellement des objets représentent l'effort de la volonté vers la vie indépendante des formes qu'elle a créées. Les Futuristes ont quant à eux atteint la dynamique des choses, mais sans détruire le monde des objets. Avec le suprématisme, apparaît un nouveau réalisme en peinture qui permet de construire des formes à partir de rien et avec la seule intervention de la "Raison Intuitive" : "Et la couleur est ce par quoi vit un tableau : c'est donc la plus importante. Et là, je suis arrivé à des formes de couleurs pures. Et le suprématisme est l'art pur de la peinture, dont l'indépendance ne peut être réduite à une seule couleur. Le galop d'un cheval peut être représenté avec un crayon d'une seule couleur. Mais il est impossible de représenter le mouvement des masses rouges, vertes ou bleues avec un crayon. Les peintres doivent abandonner le sujet et les objets s'ils veulent être de purs peintres... " (1913, Bureau and Room, Stedelijk Museum: 1914, Englishman in Moscow; 1913, Lady on a tram station, Stedelijk Museum; 1914, Living in a big hotel..)
(left to right) Mikhail Larionov, Sergei Romanovich, Mikhail Le Dantiu, Natalia Goncharova, Maurice Fabbri, Vladimir Obolensky. Moscow, July 1913. State Tretyakov Gallery, Manuscripts department, Moscow.
Pour David Burlyuk et pour Natalia Goncharova, le cubisme, et son alter ego, le futurisme, ne sont que des styles, des méthodes de travail, et non pas une vision du monde ou de la réalité. Ils ne suffisent pas en eux-mêmes.
Natalia Goncharova (1881-1962), sculpteur, se consacre à la peinture après sa rencontre avec Michel Larionov (ils ont tous deux jeté les bases de l'avant-garde russe et participé aux expositions "Valet de carreau",1910, "Queue d'âne", 1912, "Cible", 1913). Elle va ainsi concilier dans une technique et un style qui lui sont propre, la peinture, la gravure, le design de théâtre, la mode (Everythingism, ou vsechestvo, en russe). Elle expérimentera l'impressionnisme, le futurisme, le cubisme, apprécie Henri Toulouse-Lautrec, Paul Gauguin. En 1913, la première exposition monographique à Moscou d'un membre de l'avant-garde russe consacre Gontcharova, elle expose plus de 800 œuvres et attire plus de 12 000 visiteurs, elle vient d'aborder la trentaine. En 1913-1914, avec Larionov, Gontcharova développe un nouveau mouvement d'art abstrait, le rayonisme, issu du cubisme et du futurisme et basé sur l'effet de la lumière réfléchie sur les surfaces : "les objets que nous voyons dans la vie ne jouent aucun rôle ici, mais ce qui est l'essence même de la peinture peut être montré ici le mieux de tous - la combinaison de la couleur, sa saturation, la relation des masses colorées, la profondeur, la texture ; toute personne qui s'intéresse à la peinture peut accorder toute son attention à toutes ces choses" (Rayonists and Futurists: A Manifesto, 1913). En 1915, Natalia Gontcharova, avec Mikhaïl Larionov, se rend à Paris pour dessiner les "Saisons russes" de Sergei Diaghilev : ils ne retourneront plus jamais en Russie. Elle participe ensuite à la naissance du "néo-primitivisme" qui combine le modernisme occidental avec les formes traditionnelles de l'art populaire russe, "lubok" (estampe russe populaire) et peinture d'icônes. Son exposition de 1910 qui comportait des nus féminins empruntés à la mythologie païenne fit scandale. Son travail sur les décors et les costumes des oeuvres de Igor Stravinksy (Le Coq d’or, L'Oiseau de feu, Les Noces), pour les ballets russes de Sergei Diaghilev, marque l'étape ultime de sa vie d'artiste et de sa renommée...
Dans les années 1911-1914, Gontcharova expérimente toutes les étapes de l'évolution de l'art d'avant-garde, on peut alors parler de "protocubisme" développé avec des traits de primitivisme. Puis Gontcharova se laisse gagner par l'influence de Larionov - Self-Portrait with Yellow Lilies (1907, Tretyakov Gallery, Moscow), Little Station (1911), The Airplane above the Train (1913), Cyclist (1913, The State Russian Museum, Saint Petersburg), The Forest (1913, Museum of Modern Art, New York), Forest: Rayonist Composition (1912-1913), Woman with Hat (1913, Centre Pompidou, Musée National d'Art Moderne), Linen (1913. Tate), Dynamo Machine (1913), ...
Aristarkh Lentoulov (1882-1943) participe en 1910 à la première exposition "Valet de carreau", puis étudie de 1910 à 1911 dans l'atelier de Le Fauconnier. Il y forge un "cubisme à la russe" et fréquente Albert Gleizes, Jean Metzinger, Roger de la Freinet, Fernand Léger : ses œuvres composées en France et exposées à la deuxième exposition du "Valet de carreau" (1912. Moscou) se distinguent par leur interprétation cubique des formes liée aux méthodes de l'Orphisme dans l'esprit de Robert Delaunay ("War", 1912). Revenant en Russie, en 1912, il influence fortement le cubo-futurisme russe tel que développé un moment par Vassily Kandinsky et Kazimir Malevich, en combinant la stylistique du cubofuturisme avec les traditions de la peinture russe ancienne...
Aristarkh Lentoulov : Portrait of Four People (1906, Zaporizhia Art Museum), Self Portrait in Red (1908-1909, The State Russian Museum, Saint Petersburg), Two Women (1910, Kaluga Regional Art Museum), Portrait of Maria Lentulova (1912), Asters (1913), Moscow (1913, Tretyakov Gallery, Moscow), Nizhny Novgorod (1915, Tretyakov Gallery, Moscow), Portrait of A.S. Khokhlova (1919)...
Dans la pratique artistique des avant-gardistes russes, les techniques du cubisme du premier tiers des années 1910 étaient très répandues, un "cubisme" pratiqué en tant que "déplacement des formes" qui ouvre de nouvelle perspective de construction. Robert Falk (1888-1956), membre de l'association d'avant-garde "Valet de carreau" qui deviendra dans les années 1950 le patriarche de l'école moscovite du XXe siècle, a suivi le parcours d'initiation commun à tous les avant-gardistes russes. De 1906 à 1918, expérimente l'impressionnisme, puis Cézanne, mais sans véritablement aborder le cubisme (Sleepy Gypsy, 1912, Staraya Ruza, 1913, Portrait of a Woman in Pink, 1914, Self Portrait Against a Window, 1916). Dès les années 1920, il se montre particulièrement créatif tant en matière de formes que de couleurs intérieures.
Dès cette décennie (1920), l'attitude à l'égard du cubisme a changé tant chez les artistes que chez les théoriciens de l'art. Nikolay Punin (1888-1953) interprétera le cubisme comme un phénomène pictural qui a détruit l'ancienne compréhension de la forme pour nous révéler que celle-ci était composée d'éléments de matière (la couleur) et d'espace. Nous devons à présent surmonter le cubisme pour aller vers le développement de nouvelles idées artistiques. Quant à Robert Falk, le voici se construisant en faisant appel à Renoir, Claude Monet, Cézanne, Chardin, Watteau, Vélasquez, El Greco, Titien...