Paul Claudel (1868-1955), "Tête d'or" (1889), "L'Echange" (1894), "Partage de Midi" (1906), "L'Annonce faite à Marie" (1910), "Cinq grandes odes" (1908-1913), "L'Otage" (1909), "Le Pain dur" (1914), "Le Soulier de satin" (1924) - ...
Last update: 31/12/2016
"Et moi, c'est le monde tout entier qu'il me faut conduire à sa fin avec une hécatombe de mots" - Le lyrisme de Paul Claudel, s'élevant dans le drame à des proportions inouïes, s'efforce d'englober dans une synthèse poétique et religieuse les forces de l'univers. Ambassadeur de France et poète catholique, Claudel a entrepris le plus ambitieux effort de généralisation poétique qui ait été tenté de nos jours. Fortement influencé par Rimbaud, un "mystique à l'état sauvage", qui lui a appris à réunir sous une vision unique les objets les plus incompatibles, il veut entraîner dans l'élan d'un hymne à la Divinité, non seulement les êtres humains de tous les temps et de toutes les races, mais encore les forces de la nature : les éléments, les arbres, l'eau, le vent, les astres. Hardiment, il se mêle au chœur des puissances surnaturelles, des saints et des anges. Il annexe à son inspiration l'univers et le Ciel. Aucun obstacle ne résiste à la violence poétique de Claudel ; tous les matériaux lui sont bons, les plus vulgaires comme les plus élevés ; tous les rapprochements sont possibles et toutes les métaphores valables, même au prix d'un artifice verbal (connaissance : co-naissance). On a souvent dit que l'Art poétique de Paul Claudel est un véritable traité de philosophie, pour lequel l'objet de la poésie n'est pas royaume des idées ou des rêves les plus sensibles, mais « cette sainte réalité, donnée une fois pour toutes, au centre de laquelle nous sommes placés » ...
Une poésie "sans rime ni mètre", un lyrisme qui déconcerte souvent par ses inégalités et sa familiarité, mais qui produit cependant dans les "Odes" un effet de grandeur, de pression envahissante, une sorte de majesté processionnelle ou impétueuse. Dans le "Cantique du Rhône", nous nous représentons, au cœur de l'Europe "exfoliée" qui semble "se lever et s'ouvrir comme une rose immense", les massifs de montagnes et de glaciers environnant le fleuve à sa naissance ...
" ... Vingt cimes recueillant les souffles des quatre coins du monde,
Vingt visages recueillant la bénédiction des Cieux illimités et la déversant de tous côtés vers la terre en un flot torrentiel et solide,
En un pan de verre, en une seule masse d'or, en une cataracte immatérielle, en une chute aussi fixe que l'Extase! ."
Claudel a renoncé au vers alexandrin classique pour adopter un modèle plus libre de verset
rythmique, intermédiaire entre le vers et la strophe, et à peu près équivalent à la durée du souffle respiratoire...
"Vous ne trouverez point de rimes dans mes vers ni aucun sortilège ; ce sont vos phrases mêmes. Pas aucune de vos phrases, que je ne sache reprendre!
Ces fleurs sont vos fleurs et vous dites que vous ne les reconnaissez pas,
Et ces pieds sont vos pieds, mais voici que je marche sur la mer et que je foule les eaux de la mer en triomphe!"
Claudel, devenu catholique après une conversion pathétique qui eut pour cadre Notre-Dame de Paris le jour de Noël 1886, assigne à la poésie la tâche de représenter le monde "total", "l'immense octave de la création", une nature qui ne soit pas amputée du surnaturel et où, bannissant les médiocres servitudes de la métrique traditionnelle, "la Muse qui est la Grâce" unit dans un même mouvement exaltant l'inspiration du poète et l'inspiration de Dieu.
" ... Ainsi pas un souffle de ma vie que je ne prenne à votre éternité.
Ma liberté est limitée par mon poste dans votre captivité et par mon ardente part au jeu !
Afin que pas ce rayon de votre lumière vie-créante qui m'était destiné n'échappe.
Et je tends les mains à gauche et à droite Afin qu'aucune par moi
Lacune dans la parfaite enceinte qui est de vos créatures existe !
Il n'y a pas besoin que je sois mort pour que vous viviez !
Vous êtes en ce monde visible comme dans l'autre.
Vous êtes ici.
Vous êtes ici et je ne puis pas être autre part qu'avec vous.
Que m'arrive-t-il .? car c'est comme si ce vieux monde était maintenant fermé.
Comme jadis lorsqu'apportée du ciel la tête au-dessus du temple,
La clef de voûte vint capter la forêt païenne.
O mon Dieu, je le vois, la clef maintenant qui délivre,
Ce n'est point celle qui ouvre, mais celle-là qui ferme !
Vous êtes ici avec moi !
Il est fermé par votre volonté comme par un mur et par votre puissance comme par une très forte enceinte !
Et voici que comme Ezéchiel autrefois avec le roseau de sept coudées et demie.
Je pourrais aux quatre points cardinaux relever les quatre dimensions de la Cité.
Il est fermé, et voici soudain que toutes choses à mes yeux
Ont acquis la proportion et la distance.
Voici que Jérusalem et Sion se sont embrassées comme deux sœurs, celle du Ciel
Et l'Exilée qui dans le fleuve Khobar lave le linge des sacrifices.
Et que l'Eglise terrestre vers sa Consort royale lève sa tête couronnée de tours !
Salut donc, ô monde nouveau à mes yeux, ô monde maintenant total !
O credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique !
Où que je tourne la tête
J'envisage l'immense octave de la Création !
Le monde s'ouvre et, si large qu'en soit l'empan, mon regard le traverse d'un bout à l'autre.
J'ai pesé le soleil ainsi qu'un gros mouton que deux hommes forts suspendent à une perche entre leurs épaules.
J'ai recensé l'armée des Cieux et j'en ai dressé état.
Depuis les grandes Figures qui se penchent sur le vieillard Océan
Jusqu'au feu le plus rare englouti dans le plus profond abîme,
Ainsi que le Pacifique bleu-sombre où le baleinier épie l'évent d'un souffleur comme un duvet blanc. (...)"
(Cinq Grandes odes, L'Esprit et l'Eau)
Paul Claudel (1868-1955)
Né dans l'Aisne, parisien dès 1881, Paul Claudel fait des études de droit et se prépare à la carrière diplomatique. Il s'enthousiasme alors pour la poésie de Rimbaud. Il fréquente les Mardis de Mallarmé et commence à écrire. Cependant, c'est au cours d'une adolescence inquiète que "se produit l'événement qui domine toute ma vie", dit-il. C'était aux Vêpres de Noël 1886, à Notre-Dame de Paris: "En un instant, mon coeur fut touché et je crus. Je crus d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence, l'éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable..." . Quatre ans plus tard, en 1890, il communie; la foi qu'il a retrouvée restera désormais vivante en lui et commandera toute son oeuvre.
Reçu en 1890 au concours des Affaires étrangères, il exerce, de 1893 à 1935, des fonctions administratives qui l'amèneront à parcourir le monde et connaître les civilisations les plus diverses. Successivement consul en Chine, à Hambourg, ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro, à Copenhague, ambassadeur à Tokyo, à Washington, à Bruxelles, il dédie une heure par jour à son travail littéraire, "avec une régularité astronomique", il marche attentif à tout ce qui l'entoure, aux milles détails du paysage et de l'activité humaine, qui trouveront place, ensuite, dans son oeuvre. L'exil, loin des remous politiques ou culturels de la France fut sans doute sa meilleure proterction, il fera son oeuvre en solitaire et la gloire littéraire ne vint que tardivement, 1914, pour L'Otage, 1943 pour Le Soulier de Satin ...
Son oeuvre poétique comprend principalement : les "Cinq grandes odes" (1913), "Corona Benignitatis anni Dei" (1915), une illustration poétique de l'année liturgique, "Feuilles de Saints" (1925), "Cent phrases pour éventails" (1942), "Visages radieux" (1947).
Mais Claudel a besoin de faire passer son souffle poétique par le souffle de l'acteur. Ses premiers drames se font l'écho des problèmes que pose la condition humaine, et conclut à la vanité de l'ambition et de la richesse (Tête d'or, 1889; La Ville, 1890-1897), à la vanité d'un amour dont l'objet n'est pas infini (Partage de midi, 1906). Mais son théâtre, longtemps discuté, est resté souvent incompris. Après "L'Annonce faite à Marie" (1910), il compose une trilogie qui est une consécration du monde à Dieu, où l'inquiétude de la vérité a fait place à l'inquiétude de la perfection : L'Otage, le Pain dur, le Père humilié (1909-1914-1916). "Le Soulier de Satin" (1924) est le sommet du théâtre de Claudel.
Claudel est essentiellement poète, mais un poète qui ne se sépare pas du chrétien. "Rassembleur de la terre de Dieu", il en dénombre les divers éléments. Tous les lieux, tous les temps, toutes les civilisations, le soleil et les étoiles, les vivants et les morts trouvent place dans son oeuvre : "Et moi, c'est le monde tout entier qu'il me faut conduire à sa fin avec une hécatombe de mots". De l’œuvre de Paul Claudel, on pourrait dire, comme lui-même du Soulier de satin, que « la scène de ce drame est le monde ». C’est en effet un drame unique qui se déroule, de la volonté de puissance de Tête d’or à l’apaisement relatif des derniers commentaires bibliques : celui d’un homme en quête d’une Vérité qu’il ne trouvera que dans une inébranlable foi catholique au terme d’un long tourment. Mais un drame aux dimensions cosmiques, le destin de chacun, éminemment celui du poète, ayant son rôle dans le plan de Dieu, toute existence reproduisant et prolongeant le geste de la Création. (M. Déc.)
Ce monologue situé au début de "Tête d'or" porte la marque de la lutte intérieure que connut Claudel entre 1896 et 1900 :
Me voici,
Imbécile, ignorant,
Homme nouveau devant les choses inconnues,
Et je tourne ma face vers l'Année et l'arche pluvieuse, j'ai plein mon coeur d'ennui.
Je ne sais rien et je ne peux rien. Que dire? Que faire?
A quoi emploierai-je ces mains qui pendent, ces pieds
Qui m'emmènent comme le songe nocturne?
La parole n'est qu'un bruit et les livres ne sont que du papier.
Il n'y a personne que moi ici. Et il me semble que tout,
L'air brumeux, les labours gras,
Et les arbres et les basses nées
Me parlent, avec un discours sans mots, douloureusement.
Le laboureur
S'en revient avec la charrue, on entend le cri tardif.
C'est l'heure où les femmes vont au puits.
Voici la nuit - Qu'est-ce que je suis?
Qu'est-ce que je fais? Qu'est-ce que j'attends?
Et je réponds: Je ne sais pas! et je désire en moi-même
Pleurer, ou crier,
Ou rire, ou bondir et agiter les bras!
Qui je suis? Des plaques de neige restent encore,
Je tiens une branche de minonnets à la main.
Car Mars est comme une femme qui souffle sur u feu de bois vert,
- Que l'été
Et la journée épouvantable sous le soleil soient oubliés, ô choses, ici,
Je m'offre à vous!
Je ne sais pas!
Voyez moi! J'ai besoin,
Et je ne sais pas de quoi et je pourrais crier sans fin ..
Claudel a aimé la mer "libre et pure", lui qui a parcouru les océans, ici dans les Cinq grandes Odes :
...Dieu qui avez baptisé avec votre esprit le chaos
Et qui la veille de Pâques exorcisez par la bouche de votre prêtre la font païenne avec la lettre psi,
Vous ensemencez avec l'eau baptismale notre eau humaine
Agile, glorieuse, impassible, impérissable !
L'eau qui est claire voit par notre œil et sonore entend par notre oreille et goûte
Par la bouche vermeille abreuvée de la sextuple source,
Et colore notre chair et façonne notre corps plastique.
Et comme la goutte séminale féconde la figure mathématique, départissant
L'amorce foisonnante des éléments de son théorème, Ainsi le corps de gloire désire sous le corps de boue, et la nuit
D'être dissoute dans la visibilité
Mon Dieu, ayez pitié de ces eaux désirantes !
Mon Dieu, vous voyez que je ne suis pas seulement esprit, mais eau ! ayez pitié de ces eaux en moi qui meurent de soif !
Et l'esprit est désirant, mais l'eau est la chose désirée.
O mon Dieu, vous m'avez donné cette minute de lumière à voir.
Comme l'homme jeune pensant dans son jardin au mois d'août qui voit par intervalles tout le ciel et la terre d'un seul coup.
Le monde d'un seul coup tout rempli par un grand coup de foudre doré !
O fortes étoiles sublimes et quel fruit entr'aperçu dans le noir abîme ! ô flexion sacrée du long rameau de la Petite-Ourse !
Je ne mourrai pas.
Je ne mourrai pas, mais je suis immortel !
Et tout meurt, mais je croîs comme une lumière plus pure !
"Connaissance de l'Est" (1900-1907)
C'est le premier livre que fit paraître Paul Claudel : une première série de ces poèmes en prose porte les dates 1895-1900 et fut publiée en 1900; la seconde, datée de 1900-1905, parut en 1907. Ce sont les impressions d'Extrême-Orient du poète, qui passa plusieurs années en Chine où il fut successivement consul de France à Shanghaï, Fou-Tcheou, Pékin puis finalement Tien-Tsin, et où, ainsi qu'il le dit lui-même, il vécut "comme un poisson dans l'eau". Dans chacun des morceaux qui forment le livre et qui sont indépendants les uns des autres, Claudel exprime en quelques notations brèves l'essence d'un paysage, d'un spectacle, d'un objet, à l'aide desquelles il se fraie un chemin dans la mentalité et l'âme chinoises. Tantôt il décrit une pagode, une montagne, la mer, tantôt il évoque une fête locale, l'atmosphère particulière d'une saison ou d'un jardin, et peu à peu sa méditation gagne l'univers sans cependant perdre de vue l'objet qui lui a servi d'introduction. Par touches successives, avec une technique toute proche de la peinture et de la poésie chinoises, il découvre à son lecteur une compréhension profonde et vivante non seulement de l'âme chinoise, dont il se révèle un fin connaisseur, mais de l'être humain et de son destin. Certaines de ces pièces peuvent être comptées au nombre des plus beaux poèmes en prose de la littérature française ...
PENSÉE EN MER
Le bateau fait sa route entre les îles ; la mer est si calme qu’on dirait qu’elle n’existe pas. Il est onze heures du matin, et l’on ne sait s’il pleut ou non.
La pensée du voyageur se reporte à l’année précédente. Il revoit sa traversée de l’Océan dans la nuit et la rafale, les ports, les gares, l’arrivée le dimanche gras, le roulement vers la maison, tandis que d’un œil froid il considérait au travers de la glace souillée de boue les fêtes hideuses de la foule. On allait lui remontrer les parents, les amis, les lieux, et puis il faut de nouveau partir. Amère entrevue ! comme s’il était permis à quelqu’un d’étreindre son passé.
C’est ce qui rend le retour plus triste qu’un départ. Le voyageur rentre chez lui comme un hôte ; il est étranger à tout, et tout lui est étrange. Servante, suspends seulement le manteau de voyage et ne l’emporte point. De nouveau, il faudra partir ! À la table de famille le voici qui se rassied, convive suspect et précaire. Mais, parents, non ! Ce passant que vous avez accueilli, les oreilles pleines du fracas des trains et de la clameur de la mer, oscillant, comme un homme qui rêve, du profond mouvement qu’il sent encore sous ses pieds et qui va le remporter, n’est plus le même homme que vous conduisîtes au quai fatal. La séparation a eu lieu, et l’exil où il est entré le suit.
LE PROMENEUR
En juin, la main armée d’un bâton tortueux, tel que le dieu Bishamon, je suis ce passant inexplicable que croise le groupe naïf de paysannes rougeaudes, et le soir, à six heures, alors que la nue d’orage dans le ciel indéfiniment continue l’escalade monstrueuse de la montagne, sur la route abîmée cet homme seul. Je ne suis allé nulle part, mes démarches sont sans but et sans profit ; l’itinéraire du soldat et du marchand, la piété de la femme stérile qui dans un espoir humilié fait sept fois le tour du saint Pic, n’ont point de rapport avec mon circuit. La piste tracée par le pas ordinaire ne séduit le mien qu’assez loin pour m’égarer, et bientôt, gêné par la confidence qu’il y a pour faire à la mousse, au cœur de ces bois, une noire feuille de camélia par la chute d’un pleur inentendu, soudain, maladroit chevreuil, je fuis, et par la solitude végétale, je guette, suspendu sur un pied, l’écho. Que le chant de ce petit oiseau me paraît frais et risible ! et que le cri là-bas de ces grolles m’agrée ! Chaque arbre a sa personnalité, chaque bestiole son rôle, chaque voix sa place dans la symphonie ; comme on dit que l’on comprend la musique, je comprends la nature, comme un récit bien détaillé qui ne serait fait que de noms propres ; au fur de la marche et du jour, je m’avance parmi le développement de la doctrine. Jadis, j’ai découvert avec délice que toutes les choses existent dans un certain accord, et maintenant cette secrète parenté par qui la noirceur de ce pin épouse là-bas la claire verdure de ces érables, c’est mon regard seul qui l’avère, et, restituant le dessein antérieur, ma visite, je la nomme une révision. Je suis l’Inspecteur de la Création, le Vérificateur de la chose présente ; la solidité de ce monde est la matière de ma béatitude ! Aux heures vulgaires nous nous servons des choses pour un usage, oubliant ceci de pur, qu’elles soient ; mais quand, après un long travail, au travers des branches et des ronces, à Midi, pénétrant historiquement au sein de la clairière, je pose ma main sur la croupe brûlante du lourd rocher, l’entrée d’Alexandre à Jérusalem est comparable à l’énormité de ma constatation.
Et je marche, je marche, je marche ! Chacun renferme en soi le principe autonome de son déplacement par quoi l’homme se rend vers sa nourriture et son travail. Pour moi, le mouvement égal de mes jambes me sert à mesurer la force de plus subtils appels. L’attrait de toutes choses, je le ressens dans le silence de mon âme.
Je comprends l’harmonie du monde : quand en surprendrai-je la mélodie ?
"Art poétique" (1907)
Ensemble de trois traités de Paul Claudel, publié pour la première fois en 1907. Le premier traité, "Connaissance du temps", avait paru en Chine en 1904. ll est daté de Kouliang, 12 août 1903. Le deuxième, "Traité de la co-naissance au monde et de soi-même", est daté de Fou-tcheou, 1904. Le troisième, "Développement de l'Eglíse", avait été écrit en France, d'avril à juillet 1900. Les trois traités s'inscrivent entre la première et la seconde partie de la première des Cinq grandes odes, "Les Muses", une période particulièrement dramatique et déchirée dans l'existence de Paul Claudel, d'où est sorti "Partage de midi". De ce déchirement rien n'apparaît dans les traités qui ont une forme toute didactique. Le premier, ainsi que les différents articles du second, qui est du reste le plus long et le plus important, sont précédés par des "Arguments" analytiques où se trouvent résumés les principaux thèmes et la démarche de sa pensée.
Claudel commence par la "connaissance du temps", c'est-à-dire de ce mouvement perpétuel et circulaire qui anime l'ensemble de la création visible, et dont les hommes se servent pour marquer le temps. Il traduit l'insuffisance de la création, dont l'homme est à la fois le témoin et l'oblateur. La connaissance du temps, c'est d'abord la connaissance de cette simultanéité totale qui fait, par exemple, qu'à l'heure même où Napoléon perdait la bataille de Waterloo, un pêcheur de perles, dans l'océan Indien, émergeait de sa longue plongée. À une heure donnée, il est toutes les heures à la fois, et le poète s'efforce de percevoir cette heure totale, qui est en même temps une heure unique, et que l'on ne reverra jamais plus. Reste cette dernière question, quel est le sens, ce “sens” de la vie que nous appelons le temps? C'est au Temps "que s'attache toute vie déroulée par le temps, c'est la corde sur laquelle l'archet commence et achève sa course. Le temps est le moyen offert à tout ce qui sera d'être enfin de n'être plus. ll est l'lnvitation à mourir, à toute phrase de se décomposer dans l`accord explicatif et total, de consommer la parole d'adoration à l'oreille de Sigè l'Abîme"...
DU TEMPS
"... Or c'est ainsi que les choses s'y prennent pour être ; rien ne varie ou n'engendre seul, mais de par un pur don, qui est fait, de ce complément qu'il faut. Mais quel que soit le travail antérieur, la chose existe, la voici : tout a abouti à un nom ; tout a tourné à cela finalement, une forme, la production d'une certaine figure sensible. Acceptons-la telle qu'elle est. Toute figure est limitée ex intra par la quantité de matière qu'elle comporte, et de l'extérieur par les autres formes qui l'encadrent conterminales ; elle fait partie d'un ensemble plein, cohérent, indivisible ; elle s'y place et s'y agence. Ainsi qu'il y a une étude comme en profondeur des causes, pourquoi clore mon œil à une vue des choses dans le plan horizontal, à l'appréciation des motifs qui décorent et composent l'instant ? C'est le tableau qui donne à la tache que fait tout sa valeur. Mais le dessin n'est pas fini. Nous le voyons qui se fait sous nos yeux. Il ne nous suffit pas de saisir l'ensemble, la figure composée dans ses traits, nous devons juger des développements qu'elle implique, comme le bouton la rose, attraper l'intention et le propos, la direction et le sens. Le temps est le sens de la vie.
{Sens: comme on dit le sens d'un cours d'eau, le sens d'une phrase, lje sens d'une étoffe, le sens de l'odorat.)
Comme la main de celui qui écrit va d'un bord à l'autre du papier, donnant naissance dans son mouvement uniforme à un million de mots divers qui se prêtent l'un à l'autre force et couleur, en sorte que la masse entière ressent dans ses aplombs fluides chaque apport que lui fait la plume en marche, il est au ciel un mouvement pur dont le détail terrestre est la transcription innombrable. Un corps ne peut être à la fois en deux points divers ; il faut donc qu'il s'y trouve successivement, qu'il cesse d'être là pour être ici. Ce déplacement pourquoi, et que signifient ces mots, ici et là ? Ailleurs, la présence d'un autre corps qui le maîtrise. Une seule position n'épuise pas les rapports de l'un à l'autre qui naissent de leur différence. Du fait seul que par l'espace deux corps existent différents, naît le mouvement, qui est l'étude propre à chacun de sa comparaison avec l'autre. Quel est l'accrochage de ces corps entre eux ? ce mouvement, quel ? qui le bat ? où le ressort et le régulateur ?
Je dis que tout l'univers n'est qu'une machine à marquer le temps....
(...)
Examinons les éléments de notre temps humain.
Dans la révolution qu'il accomplit sur ses pôles, le Globe successivement expose au soleil tous les points de sa surface. C'est cette présentation qui est notre jour. Aussi nettement, aussi minutieusement que par l'ombre du gnomon, que par le report de l'angle sur le cercle, le progrès et le déclin de la lumière, durant le temps que nous mettons à sortir de la nuit pour y rentrer, est traduit par tout ce qui l'absorbe. La couleur du ciel et de la campagne, le toucher du sol à mes pieds, la fleur qui s'ouvre et se reclôt, l'attitude et la nuance de la végétation, l'activité des hommes et des animaux, tout cela ensemble avec un certain air commun remplit les divisions les plus fines de ce temps pur qui tique dans notre gousset. Le jour, c'est la Terre qui se roule dans le soleil, l'année, la figure de sa danse, la salutation à son Roi, la ronde qui l'éloigné ou l'approche de sa face perpétuelle; les saisons, ses attitudes. La position de la planète sur son orbite, son inclinaison sur l'écliplique, sont montrées aussi exactement que par le calcul astronomique par ce fruit que je tire et par ce feu qui s'allume. Le rythme des vents, les migrations des maquereaux et des cygnes, la verdure ou la neige, l'éveil de la puissance végétatrice, la connaissance de la petite herbe qui attend son humble moment de fleurir, le rut des quadrupèdes et le chant de tous les oiseaux, la longue cuisson de l'été, la riche cadence de l'automne, tout cela observe la mesure, garde le temps, reprend et pousse la phrase ailleurs commencée, expose et nourrit le thème, conclut l'accord ; tout cela répond à tel aspect du ciel mathématique, à telle intersection de l'horizon et de la nuit. Et chaque jour de chaque mois le satellite qui officie à notre pèlerinage vient nous rapporter où nous en sommes; la lune, comme un éclaireur que nous avons pris avec nous et comme un feu dont le navigateur recense l'éclat et l'éclipsé, nous dit combien de temps il nous a fallu pour l'amener toute ou la soustraire au regard du soleil qui est.
Cependant à toute heure de la Terre il est toutes les heures à la fois; à chaque saison, toutes les saisons ensemble. Pendant que l'ouvrière en plumes voit qu'il est Midi au cadran de la Pointe-Saint-Eustache, le soleil de son premier rayon ras troue la feuille Virginienne, l'escadre des cachalots se joue sous la lune australe. Il pleut à Londres, il neige sur la Poméranie, pendant que le Paraguay n'est que roses, pendant que Melbourne grille. Il semble que ce qui existe ne puisse jamais cesser d'être, et que du temps destiné à traduire l'existence sous le mode passager, chaque partie ayant, comme nous l'avons dit, une forme concrète et sa figure comme une femme, comporte une nécessité, permanente, inéluctable.
Or, telles la manière et la démarche du temps qui amène et produit toutes choses. Mais si l'heure comprimée dans le boitier ne laisse pour elle de son passage qu'une certaine fatigue du ressort, quelque usure des pignons, l'heure totale, créatrice, accomplit une oeuvre, parfait des résultats, avance une histoire que nous pouvons lire. Le sédiment qui se dépose au fond des mers, le travail des coraux et des termites, les coulées de peuples et les submersions d'empires, tout cela ensemble sur le globe tour à tour noir et blanc, en mesure avec l'année, en place sur le site sidéral, poursuit le même ouvrage, développe la même révélation. Par le moyen des jours égaux, dans la cadence toujours reprise de l'année, quelque chose qui a commencé dure et se poursuit. Les aménagements de la terre travaillée par le feu et par l'eau, les réactions des acides et des sels, le tirement spirateur de la végétation, l'animal asservi à son instinct, l'homme debout : tout concourt au même dessin, reçoit d'un même moteur impulsion, mesure et vie. Non moins que la passivité de la matière et la soumission de la bête, la liberté de l'homme raisonnable est nécessaire à l'œuvre commune.
Je la compare aux « rétablissements » du corps qui maintient son équilibre sur son sol instable, à la main écrivante qui forme des mots du mouvement qui l'anime. La tâche du monde est de continuer, de ménager sa propre suite. Etre, c'est créer. Toutes choses dans le temps écoulent, concertent et composent. Les rencontres des forces physiques et le jeu des volontés humaines coopèrent dans la confection de la mosaïque Instant.
Ainsi le Temps n'est pas seulement le recommencement perpétuel du jour, du mois et de l'année, il est l'ouvrier de quelque chose de réel, que chaque seconde vient accroître, le Passé, ce qui a reçu une fois l'existence. Il est nécessaire que toutes les choses soient pour qu'elles ne soient plus, pour qu'elles fassent place à l'ultérieur qu'elles appellent. Le passé est une incantation de la chose à venir, sa nécessaire différence génératrice, la somme sans cesse croissante des conditions du futur. Il détermine le sens, et, sous ce jour, il ne cesse pas d'exister, pas plus que les premiers mots de la phrase quand l'œil atteint les derniers. Bien mieux il ne cesse pas de se développer, de s'organiser en lui-même, comme un édifice dont de nouvelles constructions changent le rôle et l'aspect, comme une phrase encore qu'une autre phrase explique. Enfin ce qui a été une fois ne perd plus sa vertu opérante ; elle s'accroît de l'apport de chaque seconde. La minute présente diffère de toutes les autres minutes en ce qu'elle n'est pas la lisière delà même quantité de passé. Elle n'explique pas le même passé, elle n'implique pas le même futur. Je continue plus que l'aïeul dont je suis issu. A chaque trait de notre haleine, le monde est aussi nouveau qu'à cette première gorgée d'air dont le premier homme fit son premier souffle...."
Le second traité repose en partie sur un jeu de mots que l'on rencontre dans son titre, connaître c'est co-naître, c'est-à-dire naître avec. Nous naissons, nous existons dans un certain rapport avec toutes les autres créatures, de sorte que, d'un bout à l'autre de la création, il ne cesse pas d'y avoir continuité. Nous avons affaire à une immense série d'existences complémentaires, et la vocation du poète est précisément de saisir ces rapports, qui sont l'origine et la justification de toute métaphore. Le traité est divisé en cinq articles : la connaissance brute, la connaissance chez les êtres vivants, la connaissance intellectuelle, la conscience, c'est-à-dire la connaissance que l'homme a de lui-même; et le cinquième enfin sur la connaissance de l'homme après sa mort.
Le troisième traité, moins important, est une sorte d'application des principes posés à un cas particulier, le développement de l'église : non de l'Église communauté des fidèles, mais de la maison où ils se réunissent. Claudel compare et oppose l'église chrétienne au temple païen, celui-ci étant la demeure du dieu, jalousement fermée aux fidèles qui se réunissent autour, et non pas à l'intérieur, tandis que celle-là est un carrefour de routes que l'on a barrées, un lieu de réunion et de communion.
L'enseignement de l'Art poétique se retrouvera, sous une autre forme, dans les Cinq grandes odes, et il est impossible de vraiment comprendre les procédés dramatiques de Claudel si l'on n'a pas médité l'Art poétique, dont le style s'apparente, par ailleurs, à celui des poèmes de "Connaissance de I 'Est", qui furent écrits sensiblement à la même époque ...
"CINQ GRANDES ODES" (1904-1910)
Recueil de cinq poèmes de Paul Claudel, suivis d`un "Processíonnal pour saluer le siècle nouveau". Cet ensemble constitue la plus importante œuvre lyrique de Claudel. Elle se rattache étroitement, à la fois par l'époque de sa composition et par la nature de l'inspiration, d'une part à l'Art poétique (1907), qui ne la précéda que de peu, et dont l'élaboration s'intercale même entre le commencement et la fin des "Muses" et, d`autre part, à "Partage de midi", qui est de 1906. Claudel venait de subir alors la plus grande crise passionnelle de sa vie; c`est cette crise, semble-t-il, qui l'avait amené à approfondir et à formuler les données essentielles de sa pensée et de son art, et dont le souvenir hante jusqu'au bout les Cinq grandes odes. Ces poèmes difficiles sont précédés d' "Arguments", comme les traités ou les articles de l'Art poétique.
Les Cinq grandes odes manifestent aussi la continuité que Claudel a toujours sentie entre les plus hautes inspirations de l'Antiquité et la révélation judéo-chrétienne. Elles constituent, pour la vigueur du style et la force de l`expression, le sommet de l'œuvre claudélien. On ne trouve que dans certaines scènes de "Partage de midi" et dans quelques-uns des poèmes de "Corona Benignitatis anni Dei" (1915) une semblable plénitude...
La première Ode, "Les Muses", a été commencée à Paris en 1900 et terminée à Fou-tcheou en 1904. On sent très nettement la coupure, lorsque le poète s'écrie tout à coup : "Je laisse cette tâche à la Terre; je refuis vers l'espace ouvert et libre" . Cette ode s'inspire d'un sarcophage trouvé sur la route d'Ostie, que l'on peut voir au Louvre et qui représente les neuf Muses et, au milieu, Terpsichore. Le poète y exprime les diverses étapes de la création poétique, en réservant à l'enthousiasme et à la passion, symbolisée par Erato, la place suprême. Elle intervient après un hiatus qui correspond aux années de crise ...
"... Jamais toutes ne dorment ensemble ! mais avant que la grande Polymnie se redresse.
Ou bien c'est, ouvrant à deux mains le compas, Uranie, à la ressemblance de Vénus,
Quand elle enseigne, lui bandant son arc, l'Amour ;
Ou la rieuse Thalie du pouce de son pied marque doucement la mesure ; ou dans le silence du silence
Mnémosyne soupire.
L'aînée, celle qui ne parle pas ! l'aînée, ayant le même âge ! Mnémosyne qui ne parle jamais !
Elle écoute, elle considère.
Elle ressent, (étant le sens intérieur de l'esprit).
Pure, simple, inviolable ! elle se souvient.
Elle est le poids spirituel. Elle est le rapport exprimé par un chiffre très-beau. Elle est posée d'une manière qui est ineffable
Sur le pouls même de l'Etre.
Elle est l'heure intérieure ; le trésor jaillissant et la source emmagasinée ;
La jointure à ce qui n'est point temps du temps exprimé par le langage.
Elle ne parlera pas ; elle est occupée à ne point parler. Elle coïncide.
Elle possède, elle se souvient, et toutes ses sœurs sont attentives au mouvement de ses paupières.
Pour toi, Mnémosyne, ces premiers vers, et la déflagration de l'Ode soudaine !
Ainsi subitement du milieu de la nuit que mon poème de tous côtés frappe comme l'éclat de la foudre trifourchue !
Et nul ne peut prévoir où soudain elle fera fumer le soleil.
Chêne, ou mât de navire, ou l'humble cheminée, liquéfiant le pot comme un astre !
O mon âme impatiente ! nous n'établirons aucun chantier ! nous ne pousserons, nous ne roulerons aucune trirème
Jusqu'à une grande Méditerranée de vers horizontaux.
Pleine d'îles, praticable aux marchands, entourée par les ports de tous les peuples !
(...)
La deuxième Ode, "L”Esprit et l'Eau" fut écrite à Pékin en 1906 : elle reprend l'un des thèmes fondamentaux de l'Art poétique, à savoir la continuité de la création et le lien qu'entre toutes choses visibles et invisibles tisse l'esprit, et l'eau qui en est le symbole ...
.. Après le long silence fumant,
Après le grand silence civil de maints jours tout fumant de rumeurs et de fumées,
Haleine de la terre en culture et ramage des grandes villes dorées,
Soudain l’Esprit de nouveau, soudain le souffle de nouveau,
Soudain le coup sourd au cœur, soudain le mot donné, soudain le souffle de l’Esprit, le rapt sec, soudain la possession de l’Esprit !
Comme quand dans le ciel plein de nuit avant que ne claque le premier feu de foudre,
Soudain le vent de Zeus dans un tourbillon plein de pailles et de poussières avec la lessive de tout le village !
Mon Dieu, qui au commencement avez séparé les eaux supérieures des eaux inférieures,
Et qui de nouveau avez séparé de ces eaux humides que je dis.
L'aride, comme un enfant divisé de l'abondant corps maternel,
La terre bien chauffante, tendre-feuillante et nourrie du lait de la pluie,
Et qui dans le temps de la douleur comme au jour de la création saisissez dans votre main toute-puissante
L'argile humaine et l'esprit de tous côtés vous gicle entre les doigts.
De nouveau après les longues routes terrestres,
Voici l'Ode, voici que cette grande Ode nouvelle vous est présente.
Non point comme une chose qui commence, mais peu-à-peu comme la mer qui était là,
La mer de toutes les paroles humaines avec la surface en divers endroits
Reconnue par un souffle sous le brouillard et par l'œil de la matrone Lune !
Or, maintenant, près d'un palais couleur de souci dans les arbres aux toits nombreux ombrageant un trône pourri,
J'habite d'un vieux empire le décombre principal.
Loin de la mer libre et pure, au plus terre de la terre je vis jaune.
Où la terre même est l'élément qu'on respire, souillant immensément de sa substance l'air et l'eau,
Ici où convergent les canaux crasseux et les vieilles routes usées et les pistes des ânes et des chameaux,
Où l'Empereur du sol foncier trace son sillon et lève les mains vers le Ciel utile d'où vient le temps bon et mauvais.
Et comme aux jours de grain le long des côtes on voit les phares et les aiguilles de rocher tout enveloppés de brume et d'écume pulvérisée,
C'est ainsi que dans le vieux vent de la Terre, la Cité carrée dresse ses retranchements et ses portes,
Etage ses Portes colossales dans le vent jaune, trois fois trois portes comme des éléphants.
Dans le vent de cendre et de poussière, dans le grand vent gris de la poudre qui fut Sodome, et les empires d'Egypte et des Perses, et Paris, et Tadmor, et Babylone.
Mais que m'importent à présent vos empires, et tout ce qui meurt.
Et vous autres que j'ai laissés, votre voie hideuse là-bas !
Puisque je suis libre ! que m'importent vos arrangements cruels ? puisque moi du moins je suis libre ! puisque j'ai trouvé ! puisque moi du moins je suis dehors !
Puisque je n'ai plus ma place avec les choses créées, mais ma part avec ce qui les crée, l'esprit liquide et lascif !
Est-ce que l'on bêche la mer ? est-ce que vous la fumez comme un carré de pois ?
Est-ce que vous lui choisissez sa rotation, de la luzerne ou du blé ou des choux ou des betteraves jaunes ou pourpres ?
Mais elle est la vie même sans laquelle tout est mort, ah ! je veux la vie même sans laquelle tout est mort !
La vie même et tout le reste me tue qui est mortel !
Ah, je n'en ai pas assez ! Je regarde la mer ! Tout cela me remplit qui a fin.
Mais ici et où que je tourne le visage et de cet autre côté
Il y en a plus et encore et là aussi et toujours et de même et davantage ! Toujours, cher cœur !
Pas à craindre que mes yeux l'épuisent !
Ah, j'en ai assez de vos eaux buvables.
(...)
La troisième Ode, "Magnificat", est datée de Tien-Tsin, 1907 : elle célèbre la naissance du premier enfant né du mariage de Claudel et rappelle en même temps la conversion du poète, qui fut touché par la grâce le jour de Noël, lorsqu'il vit, en quelque sorte, dans ses bras, ce petit enfant, qui est le Verbe incarné...
" ... Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez délivré des idoles.
Et qui faites que je n'adore que Vous seul, et non point Isis et Osiris,
Ou la Justice, ou le Progrès, ou la Vérité, ou la Divinité, ou l'Humanité, ou les Lois de la Nature, ou l'Art, ou la Beauté,
Et qui n'avez pas permis d'exister à toutes ces choses qui ne sont pas, ou le Vide laissé par votre absence.
Comme le sauvage qui se bâtit une pirogue et qui de cette planche en trop fabrique Apollon,
Ainsi tous ces parleurs de paroles du surplus de leurs adjectifs se sont fait des monstres sans substance,
Plus creux que Moloch, mangeurs de petits enfants, plus cruels et plus hideux que Moloch.
Ils ont un son et point de voix, un nom et il n'y a point de personne,
Et l'esprit immonde est là, qui remplit les lieux déserts et toutes les choses vacantes.
Seigneur, vous m'avez délivré des livres et des Idées, des Idoles et de leurs prêtres.
Et vous n'avez point permis qu'Israël serve sous le joug des Efféminés.
Je sais que vous n'êtes point le dieu des morts, mais des vivants.
Je n'honorerai point les fantômes et les poupées, ni Diane, ni le Devoir, ni la Liberté et le bœuf Apis.
Et vos " génies " et vos " héros '', vos grands hommes et vos surhommes, la même horreur de tous ces défigurés.
Car je ne suis pas libre entre les morts.
Et j'existe parmi les choses qui sont et je les contrains à m'avoir indispensable.
Et je désire de n'être supérieur à rien, mais un homme juste,
Juste comme vous êtes parfait, juste et vivant parmi les autres esprits réels.
Que m'importent vos fables ! Laissez-moi seulement aller à la fenêtre et ouvrir la nuit et éclater à mes veux en un chiffre simultané
L'innombrable comme autant de zéros après le I coefficient de ma nécessité !
Il est vrai ! Vous nous avez donné la Grande Nuit après le jour et la réalité du ciel nocturne.
(...)
La quatrième Ode, "La Muse qui est la Grâce", fut écrite à Tien-Tsin en 1907 : elle est, dans la forme lyrique grecque de la strophe, de l'antistrophe et de l'épode, un dialogue pathétique entre le poète qui désire se vouer à une tâche temporelle et la Muse "qui est la Grâce", laquelle cherche à l'entraîner vers les sommets où la passion lui a donné autrefois l'illusion de vivre. Mais c'est finalement le souvenir trop terrestre de cette passion même qui l'en détourne.
..."Encore ! encore la mer qui revient me rechercher comme une barque,
La mer encore qui retourne vers moi à la marée de syzygie et qui me lève et remue de mon ber comme une galère allégée,
Comme une barque qui ne tient plus qu'à sa corde, et qui danse furieusement, et qui tape, et qui saque, et qui fonce, et qui encense, et qui culbute, le nez à son piquet.
Comme le grand pur-sang que l'on tient aux naseaux et qui tangue sous le poids de l'amazone qui bondit sur lui de côté et qui saisit brutalement les rênes avec un rire éclatant !
Encore la nuit qui revient me rechercher,
Comme la mer qui atteint sa plénitude en silence à cette heure qui joint à l'Océan les ports humains pleins de navires attendants et qui décolle la porte et le bâtardeau !
Encore le départ, encore la communication établie, encore la porte qui s'ouvre !
Ah, je suis las de ce personnage que je fais entre les hommes ! Voici la nuit ! Encore la fenêtre qui s'ouvre !
Et je suis comme la jeune fille à la fenêtre du beau château blanc, dans le clair-delune,
Qui entend, le cœur bondissant, ce bienheureux sifflement sous les arbres et le bruit de deux chevaux qui s'agitent.
Et elle ne regrette point la maison, mais elle est comme un petit tigre qui se ramasse, et tout son cœur est soulevé par l'amour de la vie et par la grande force comique !
Hors de moi la nuit, et en moi la fusée de la force nocturne, et le vin de la Gloire, et le mal de ce cœur trop plein !
Si le vigneron n'entre pas impunément dans la cuve,
Croirez-vous que je sois puissant à fouler ma grande vendange de paroles.
Sans que les fumées m'en montent au cerveau !
Ah, ce soir est à moi ! ah, cette grande nuit est à moi ! tout le gouffre de la nuit comme la salle illuminée pour la jeune fille à son premier bal !
Elle ne fait que de commencer ! il sera temps de dormir un autre jour !
Ah, je suis ivre ! ah, je suis livré au dieu ! j'entends une voix en moi et la mesure qui s'accélère, le mouvement de la joie.
L'ébranlement de la cohorte Olympique, la marche divinement tempérée !
Que m'importent tous les hommes à présent ! Ce n'est pas pour eux que je suis fait, mais pour le
Transport de cette mesure sacrée !
O le cri de la trompette bouchée ! ô le coup sourd sur la tonne orgiaque !
Que m'importe aucun d'eux ? Ce rythme seul ! Qu'ils me suivent ou non ? Que m'importe qu'ils m'entendent ou pas ?
Voici le dépliement de la grande Aile poétique !
Que me parlez-vous de la musique ? laissez-moi seulement mettre mes sandales d'or !
Je n'ai pas besoin de tout cet attirail qu'il lui faut. Je ne demande pas que vous vous bouchiez les yeux.
Les mots que j'emploie,
Ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes !
Vous ne trouverez point de rimes dans mes vers ni aucun sortilège. Ce sont vos phrases mêmes. Pas aucune de vos phrases que je ne sache reprendre !
Ces fleurs sont vos fleurs et vous dites que vous ne les reconnaissez pas.
(...)
La cinquième Ode, "La Maison fermée", a été écrite à Tien-Tsin en 1908 : elle célèbre le mariage du poète et son installation dans l'Eglise. Elle contient une magnifique peinture des quatre vertus cardinales assimilées aux quatre points cardinaux, la Prudence au Nord, la Force au Midi, la Tempérance à l'Orient et la Justice à l'Occident...
"... Faites que je sois entre les hommes comme une personne sans visage et ma
Parole sur eux sans aucun son comme un semeur de silence, comme un semeur de ténèbres, comme un semeur d'églises,
Comme un semeur de la mesure de Dieu.
Comme une petite graine dont on ne sait ce que c'est
Et qui jetée dans une bonne terre en recueille toutes les énergies et produit une plante spécifiée,
Complète avec ses racines et tout,
Ainsi le mot dans l'esprit. Parle donc, ô terre inanimée entre mes doigts !
Faites que je sois comme un semeur de solitude et que celui qui entend ma parole
Rentre chez lui inquiet et lourd.
Comment Dieu entrera-t-il dans ton cœur s'il n'y a point de place,
Si tu ne lui fais une habitation ? Point de Dieu pour toi sans une église et toute vie commence par la cellule.
Ou qui mettra une liqueur dans un vase qui fuit ?
O mon Dieu, je me rappelle ces ténèbres où nous étions face-à-face tous les deux, ces sombres après-midis d'hiver à Notre-Dame,
Moi tout seul, tout en bas, éclairant la face du grand Christ de bronze avec un cierge de 25 centimes.
Tous les hommes alors étaient contre nous et je ne répondais rien, la science, la raison.
La foi seule était en moi et je vous regardais en silence comme un homme qui préfère son ami.
Je suis descendu dans votre sépulture avec vous.
Et maintenant où sont ces Puissants qui nous écrasaient ? il n'y a plus que quelques masques obscènes à mes pieds.
Je n'ai point bougé et les limites de votre tombeau sont devenues celles de l'Univers.
Comme un homme qui avec son cierge qu'il penche allume toute une procession,
Voici qu'avec cette mèche de quatre sous, j'ai allumé autour de moi toutes les étoiles qui font à votre présence une garde inextinguible.
La poutre de notre maison n'est pas de cèdre, la boiserie de notre chambre n'est pas de cyprès.
Et le réduit où nous recevons le Seigneur croît plus silencieusement en nous que le temple de Salomon qui fut construit sans aucun bruit de la hache et du marteau.
Entends l'évangile qui conseille de fermer la porte de ta chambre.
Car les ténèbres sont extérieures, la lumière est au dedans.
Tu ne peux voir qu'avec le soleil, ni connaître qu'avec Dieu en toi.
Fais entrer toute la création dans l'arche comme l'ancien Noé, dans cette demeure bien fermée de la parabole,
Où le père de famille à l'importun qui frappe dans la nuit pour demander trois pains.
Répond qu'il repose avec ses enfants, profond et sourd.
(...)
Le "Processionnal pour saluer le siècle nouveau" est daté de Shanhaïkwan, 1907, et conclut ce débordement lyrique. Jamais poète français n'avait été aussi proche de Pindare, mais d`un Pindare tout pénétré de christianisme.
Une imagination aussi débordante que celle de Claudel ne pouvait se satisfaire dans le lyrisme, et c'est ainsi qu'il en est venu à aborder dans le drame des perspectives plus vastes que celles auxquelles avait jamais pensé Victor Hugo dans la "Préface de Cromwell", par des œuvres symboliques qu'on ne saurait guère comparer qu'au "Second Faust" de Gœthe. Non seulement les unités, la suite de l'action et les conditions de vraisemblance les plus élémentaires, requises dans une œuvre normale, n'arrêtent pas Claudel, mais la distance, les impossibilités historiques et, pour ainsi dire, l'absurde, ne peuvent freiner son élan inventif. Il admet et recherche les anachronismes, l'apparition des absents et des morts, le mélange des genres (la bouffonnerie et le recueillement) ; le contraste des passions (l'égoïsme ou la haine en lutte avec la mysticité), le contraste des personnages : des empereurs, des pèlerins, des mendiants, "la vieille femme qui se nourrit d'un peu de lait et d'un petit morceau de gâteau - et le vieux aux oreilles pleines de poil blanc comme un cœur d'artichaut".
Presque tous ses drames sont consacrés à l'illustration d'une loi théologique : il exalte la soumission à la Providence, l'humilité, l'abnégation, la souffrance. Une force irrésistible englobe tous nos actes : de là, cette atmosphère de fatalisme optimiste et surnaturel qui règne même sur "Le Partage de Midi" (1906), drame de la tentation charnelle, écho stylisé d'une aventure vécue quelques années plus tôt, sur "L'Otage" (1911) et "Le Pain dur", synthèse du conflit des castes et des âmes pendant et depuis la Révolution, auréolée par la silhouette généreuse de Sygne, tandis que Turlure incarne la vulgarité.
Dans "L'Annoncefaite à Marie" (1912), sorte de mystère médiéval, "La jeune fille Violaine", indignement calomniée, s'immole par pitié pour un lépreux et, par un miracle de charité, ressuscite l'enfant de sa sœur ingrate, Mara la noire. Le personnage de Violaine, c'est une Camille transfigurée, sa soeur, jeune fille impétueuse et passionnée qui va quitter les siens, partager la vie de Rodin auquel elle se donne corps et âme, et, lorsque Rodin, inquiet et vieillissant, reprend la compagne des anciens jours, Rose Beuret, Camille sombre à quarante-cinq ans dans la folie, bouleversant Paul Claudel qui ne sait que faire, envisage la prêtrise : le coeur déchiré, il regagne la Chine, rencontre sur le bateau Ysé, mère de quatre enfants délaissée par un mari frivole : il avait trente-deux ans, était vierge et l'amour emporta tout : au bout de quatre ans, en 1904, Ysé rendit la liberté à son amant ..
Complexes encore sont les tragédies conçues dans un cadre espagnol : "Christophe Colomb" (représenté en 1930), pour lequel il a fallu recourir à l'aide de tous les arts s'adressant à l'oreille et aux yeux et à une machinerie savante, de manière à étendre au même moment l'attention des spectateurs sur des plans variés du temps et de l'espace. Même complexité et même somptuosité dans "Le Soulier de Satin", pièce "en quatre journées", - écrite en 1929, joué en 1942 -, où s'affrontent des caractères altiers, dont la tension héroïque dépasse celle des personnages cornéliens.
Claudel, porté très haut par ses admirateurs ("Un homme en France a crevé pour Dieu le plafond poétique"), célèbre dans les milieux littéraires étrangers, est resté généralement incompris du grand public et son œuvre difficile n'a guère fait école. C'est un génie solitaire, rude et grand ...
"Tête d'or" (1890)
Drame en trois parties que Paul Claudel composa en 1889 et publia à Paris en 1890, mais la version définitive, datée de 1890-95, parut en 1901, et fut jointe à la précédente. Le jour de l'enterrement de celle qu'il aime, Simon Agnel, un aventurier, rencontre un tout jeune homme, Cébès: encore tout accablé par son malheur, il rêve cependant avec son nouveau compagnon de puissance et de gloire (Iere partie). Plus tard, dans un palais, un vieux roi et Cébès mourant s`entretiennent du péril où se trouve l'Etat. Fort heureusement le courage de Simon, devenu un général célèbre, et connu sous le nom de Tête d'Or, sauve le royaume et brise toutes les menaces extérieures. Il revient triomphant du champ de bataille, et ne voit plus aucune limite à son pouvoir, si bien qu'il en vient à songer à fonder une nouvelle dynastie. En proie à l'ivresse du succès, il se querelle avec le roi, auquel il demande la couronne, et pour finir le tue. Puis il chasse la Princesse, étouffe la révolte des sujets fidèles au souverain mort, et se met à la tête des forces nouvelles du royaume. Mais la mort du jeune Cébès vient assombrir les succès du conquérant et l`avertit de la fragilité des choses humaines. Il n'en songe pas moins à agrandir ses territoires et se propose de marcher contre la mystérieuse Asie (IIe partie).
Défait par des troupes ennemies qui voulaient envahir son royaume, Tête d'Or voit toute son œuvre ruinée. Ses soldats fuient à la débandade, et il reste bientôt seul sur le champ de bataille.
Toutefois il arrive à réunir une poignée d'hommes qui désirent retourner dans leur patrie. Au crépuscule, il apparaît seul, à demi mort sur une sorte de trône. Or, tandis qu'il se sent proche de sa fin, il entend des lamentations. C'est la Princesse qui, devenue une misérable mendiante, implore du secours. Elle a été crucifiée, clouée à un sapin par un soldat déserteur. Recueillant ses dernières forces, Tête d`Or parvient à arracher les clous avec ses dents; il s'écroule aux pieds de la malheureuse pour ne plus se relever.
Ainsi s`achève le drame; au massacre qui résulte d'un désir inhumain de grandeur succède une méditation sur la vie : la Princesse est heureuse de souffrir en même temps que Tête d'Or et de voir, dans la ruine de celui-ci, une preuve de la nécessité de l'ordre suprême. La Mort est là pour résoudre toutes les énigmes. Si certains moments atteignent à un lyrisme et à un pathétique d'une intensité singulière, d'autres se ressentent des intentions de l'auteur encore jeune, plus didactiques que dramatiques.
"Partage de midi" (1905)
Drame en trois actes de Paul Claudel et l'un des sommets de son œuvre théâtrale. Ecrit en 1905. époque où le poète traversait une grande crise morale, il fut représenté à Paris pour la première fois (dans une version remaniée) le 16 décembre l948. "Rien de plus banal en apparence, constate Claudel, que le double thème sur lequel est édifié ce drame. Le premier, celui de l'adultère : le mari, la femme et l`amant. Le second, celui de la lutte entre la vocation religieuse et l`appel de la chair. Rien de plus banal, mais aussi rien de plus antique". En effet, comme l'observera François Mauriac, le poète a introduit dans le "vaudevílle sinistre", un autre personnage : "au centre même de "Partage de midi" une présence, plus agissante que le Destin dans la tragédie grecque transforme ce drame de la chair en drame de la grâce". Ysé, la femme, et Mesa, l'amant, se rencontrent sur la plage avant d'un paquebot en route vers l`Extrême-Orient. Pour tout paysage, l`océan Indien.
Il est midi et nous dit Claudel, "pendant de longs jours, entre le ciel et l'eau", quatre protagonistes vont s`affronter, hors de tout. De Ciz est le mari, le gêneur : Ysé lui a donné plusieurs enfants. Amalric, le cigare à la bouche, homme "bien assis sur ses propres ressorts" et "sûr de sa place en tout lieu", rôde autour de cette femme de trente ans, très belle, et qui est la féminité même (car une femme, "c`est gentil, dit-il. à avoir de temps en temps"). Quant à Mesa, l'homme vierge, tourmenté, que rien ne peut assouvir et qui faillit être prêtre, mais que son Dieu a abandonné, l`exigence de sa passion pour Ysé ne saurait avoir de limites et, vers son dénouement, cette pièce à quatre personnages n`en comportera plus que deux : le couple Mesa-Ysé.
Ier acte, sur le pont du paquebot, le point culminant de la rencontre d'YsÉ et de MESA, qui est pour eux "quelque chose de tout nouveau", le balancement entre la fascination et la résistance, le progrès de la fascination à travers l'illusion de la résistance, l'amorce du jeu dramatique que joue le DESTIN avec le cœur de l'homme et de la femme. MESA vient d'évoquer l'appel de Dieu, qu'íl entend encore confusément au fond de lui-même....
MESA : Je suis sommé de donner
En moi-même une chose que je ne connais pas. Eh bien, voici le tout ensemble ! Je me donne moi-même.
Me voici entre vos mains. Prenez vous-même ce qu'il vous faut.
YSÉ : Vous avez été repoussé?
MESA : ]e n'ai pas été repoussé. Je me suis tenu devant Lui
Comme devant un homme qui ne dit rien et qui ne prononce pas un mot.
Les choses ne vont pas bien à la Chine. On me renvoie ici pour un temps.
YSÉ : Supportez le temps.
MESA : Je l'ai tellement supporté ! J'ai vécu dans une telle solitude entre les hommes ! Je n'ai point trouvé
Ma société avec eux.
Je n'ai point à leur donner, je n'ai point à recevoir la même chose.
Je ne sers à rien à personne.
Et c'est pourquoi je voulais Lui rendre ce que j'avais.
Or je voulais tout donner,
Il me faut tout reprendre. Je suis parti, il me faut revenir à la même place.
Tout a été en vain. Il n'y a rien de fait. J'avais en moi
La force d'un grand espoir! Il n'est plus. J'ai été trouvé manquant.
J'ai perdu mon sens et mon propos.
Et ainsi je suis renvoyé tout nu, avec l'ancienne vie, tout sec, avec point d'autre consigne
Que l'ancienne vie à recommencer, l'ancienne vie à recommencer,
ô Dieu ! la vie, séparé de la vie.
Mon Dieu, sans autre attente que vous seul qui ne voulez point de moi,
Avec un cœur atteint, avec une force faussée !
Et me voilà bavardant avec vous ! qu'est-ce que vous comprenez à tout cela? qu'est-ce que cela vous regarde ou vous intéresse?
YSÉ : Je vous regarde, cela me regarde.
Et je vois vos pensées confusément comme des moineaux près d'une meule lorsque l'on frappe dans ses mains,
Monter toutes ensemble à vos lèvres et à vos yeux?
MESA : Vous ne me comprenez pas.
YSÉ : Je comprends que vous êtes malheureux.
MESA : Cela du moins est à moi. ,
YSÉ : N'est-ce pas ? Il vaudrait mieux que ce fût Ysé qui fût à vous ?
(Pause)
MESA, lourdement : Cela est impossible.
YSÉ : Oui, cela est impossible.
MESA : Je sais que vous ne m'aimez pas.
YSÉ : Mais voilà, voilà ce qui m'a surprise ! Voilà ce que j'ai appris tout-à-coup !
Je suis celle que vous auriez aimée.
(...)
MESA : Pourquoi est-ce maintenant que je vous rencontre? Ah, je suis fait pour la joie,
Comme l'abeille ivre, comme une balle sale dans le cornet de la fleur fécondée !
Il est dur de garder tout son cœur. Il est dur de ne pas être aimé. Il est dur d'être seul. Il est dur d'attendre,
Et d'endurer, et d'attendre, et d'attendre toujours,
Et encore, et me voici à cette heure de midi où l'on voit tellement ce qui est tout près
Que l'on ne voit plus rien d'autre. Vous voici donc l
Ah, que le présent semble donc près et l'immédiat à notre main sur nous
Comme une chose qui a force de nécessité.
Je n'ai plus de forces, mon Dieu ! Je ne puis, je ne puis plus attendre !
Mais c'est bien, cela passera aussi. Soyez heureuse !
Je reste seul. Vous ne connaîtrez pas une telle chose que ma douleur.
Cela du moins est à moi. Cela du moins est à moi.
YSÉ : Non, non, il ne faut point m'aimer. Non, Mesa, il ne faut point m'aimer.
Cela ne serait point bon.
Vous savez que je suis une pauvre femme. Restez le Mesa dont j'ai besoin,
Et ce gros homme grossier et bon qui me parlait l'autre jour dans la nuit.
Qu'y aura-t-il que je respecte
Et que j'aime, si vous m'aimez? Non, Mesa, il ne faut point m'aimer !
Je voulais seulement causer, je me croyais plus forte que vous
D'une certaine manière. Et maintenant c'est moi comme une sotte
Qui ne sais plus que dire, comme quelqu'un qui est réduit au silence et qui écoute.
Vous savez que je suis une pauvre femme et que si vous me parlez d'une certaine façon,
Il n'y a pas besoin que ce soit bien haut, mais que si vous m'appelez par mon nom,
Par votre nom, par un nom que vous connaissez et moi pas, entendante,
Il y a une femme en moi qui ne pourra pas s'empêcher de vous répondre.
Et je sens que cette femme ne serait point bonne
Pour vous, mais funeste, et pour moi il s'agit de choses affreuses ! Il ne s'agit point d'un jeu avec vous. Je ne veux point me donner tout entière.
Et je ne veux pas mourir, mais je suis jeune
Et la mort n'est pas belle, c'est la vie qui me paraît belle ; comme la vie m'a monté la tête sur ce bateau !
C'est pourquoi il faut que tout soit fini entre nous. Tout est dit, Mesa.
Tout est fini entre nous. Convenons que nous ne nous aimerons pas.
Dites que vous ne m'aimerez pas. Ysé, je ne vous aimerai pas.
MESA : Ysé, je ne vous aimerai pas.
YSÉ : Ysé, je ne vous aimerai pas.
MESA : Je ne vous aimerai pas.
(Ils se regardent)
(Mercure de France et Gallimard, éditeurs).
"Je suis celle qui est interdite ..."
Ce n'est pas sans raison que le décor du deuxième acte est un cimetière de Hong-Kong, "par une sombre après-midi d'avril": YSÉ et MESA sont entrés dans le monde de l'orage et de la mort ; c'est dans ce climat de pesanteur et de malédiction qu'a lieu leur reconnaissance, qu'ils appellent amour, et que fait éclater l'appel réciproque de leur nom. Amour adultère et interdit : impasse tragique, d'où ils ne peuvent sortir sans crime, que cette coïncidence fatale de l'amour et de l'interdiction....
MESA: Ysé!
YSÉ: Me voici, Mesa. Pourquoi m'appelles-tu?
MESA: Ne me sois plus étrangère!
Je lis enfin, et j'en ai horreur, dans tes yeux le grand appel panique!
Derrière tes yeux qui me regardent la grande flamme noire de l'âme qui brûle de toutes parts comme une cité dévorée!
La sens-tu bien maintenant dans ton sein, la mort de l'amour et le feu que fait un cœur qui s'embrase?
Voici entre mes bras l'âme qui a un autre sexe et je suis son mâle.
Et je te sens sous moi passionnément qui abjure, et en moi le profond dérangement
De la création, comme la Terre
Lorsque l'écume aux lèvres elle produisait la chose aride, et que dans un rétrécissement effroyable
Elle faisait sortir sa substance et le repli des monts comme de la pâte!
Et voici une sécession ans mon cœur, et tu es Ysé, et je me retourne monstrueusement
Vers toi, et tu es Ysé!
Et tout m'est égal, et tu m'aimes, et je suis le plus fort!
YSÉ: Je suis triste, Mesa. Je suis triste, je suis pleine,
Pleine d'amour. Je suis triste, je suis heureuse.
Ah, je suis bien vaincue, et toi, ne pense pas que je te laisse aller, et que je te lâche de ces deux belles mains!
Et à la fin ce n`est plus le temps de rien contraindre, ô comme je me sens une femme entre tes bras,
Et j'ai honte et je suis heureuse.
Et tantôt regardant ton visage, au mien
Je sens comme un coup de honte et de flamme,
Et tantôt comme un torrent et un transport
De mépris pour tout et de joie éclatante
Parce que je t'ai et que tu es à moi, et je t'ai, et je n ai point honte!
MESA: Ysé, il n'y a plus personne au monde.
YSÉ: Personne que toi et moi. - Regarde ce lieu amers !
MESA: Ne sois point triste.
YSÉ: Regarde ce jardin maudit!
MESA: Ne sois point triste, ma femme !
YSÉ: Est-ce-que je suis ta femme et ne suis-je pas la femme d'un autre?
Ne me fais point tort de ce sacrement entre nous.
Non, ceci n'est pas un mariage
Qui unit toute chose à l'autre, mais une rupture et le jurement mortel et la préférence de toi seul!
Et elle, la jeune fille,
La voici qui entre chez l'époux, suivie d'un fourgon à quatre chevaux bondé, du linge, des meubles pour toute la vie.
Mais moi, ce que je t'apporte aussi n'est pas rien ! mon nom et mon honneur,
Et le nom et la joie de cet homme que j'ai épousé,
Jurant de lui être fidèle,
Et mes pauvres enfants. Et toi,
Des choses si grandes qu'on ne peut les dire.
Je suis celle qui est interdite. Regarde-moi, Mesa, je suis celle qui est interdite.
MESA: Je le sais.
YSÉ: Et est-ce que je suis pour cela moins belle et désirable?
MESA: Tu ne l'es pas moins!
YSÉ: Jure !
Et moi, je jure que tu es à moi et que je ne te laisserai point aller et que je suis à toi,
Oui, à la face de tout, et je ne cesserai point de t'aimer, oui, quand je serais damnée, oui, quand je serais près de mourir!
Et qu'on me dise de ne plus t'aimer!
MESA: Ne dis point des paroles affreuses!
YSÉ: Et voici d'autres paroles:
Il faut que cet homme que l'on appelle mon mari et que je hais
Ne reste point ici, et que tu l'envoies ailleurs,
Et que m'importe qu'il meure, et tant mieux parce que nous serons l'un à l'autre.
MESA: Mais cela ne serait pas bien.
YSÉ: Bien? Et qu'est-ce qui est bien ou mal que ce qui nous empêche ou nous permet de nous aimer?
MESA: Je crois que lui-même
Désire aller dans ce pays dont je lui ai parlé.
YSÉ: Il te demandera de rester ici
Mais il ne faut pas le lui permettre et il sera bien forcé de faire ce que tu veux,
Et il faut l'envoyer ailleurs, que je ne le voie plus!
Et qu'il meure s'il veut! Tant mieux s'il meurt! Je ne connais plus cet homme.
Le voici.
(Entre De Ciz)
DE CIZ : : Bonjour.
(Les deux hommes se prennent la main).
Sur le pont du paquebot, puis sur la terre d`Asie, la tragédie progresse, s`aggrave, rythmée de temps à autre par des bruits de cloche, de gong ou de sirène. Ysé, s'étirant sur son rocking-chair, rit aux éclats, provoquant à la fois chez Ciz et chez Mesa, des "frissons d`agacement". Le drame, c`est, dès l`abord, l`instabilité de la femme, successivement aux prises avec les trois hommes sans qu`aucun lui apporte l'équilibre désiré. Bientôt, entre Yse et son mari, s'accomplit une séparation irrémédiable. Avec la complicité de Mesa, elle s'en débarrasse et le fait envoyer au loin pour une mission d'où il ne peut revenir. Ysé aime Mesa pour cela, justement, qui, en lui, échappe à sa prise et qui est un irréalisable besoin d`absolu. Elle tente de fuir cet homme qui "la menait. dit-elle. je ne sais où", et, portant son enfant dans son sein, se livre à Amalric qui, lui du moins, se vante de n'être pas une créature de rêve. Ysé, cependant, aura beau faire, elle ne parviendra pas à sortir de son amour pour Mesa "qui est la mort". Dans ce port du sud de la Chine, maintenant, l'insurrection bat son plein. Ciz est mort et, pour rompre plus sûrement les ponts avec Mesa, elle a même fait disparaître son enfant.
Mais ce n`est pas là toute l`histoire de Mesa et d`Ysé : sur ce drame, deux témoins invisibles - l`âme et Dieu - pèsent de toute leur présence. C'est une bataille non seulement entre l'homme Mesa et la femme Ysé, mais encore entre Dieu et l`homme, entre la chair et l`esprit. Ce qui semblait, au début, une simple aventure de traversée aboutit à cette conclusion qu' "il est dangereux de demander Dieu à une créature" et que, des deux amants, "ni l'un n'est capable d'apporter ni l'autre d'appartenir". Et certes Mesa se plaint à Ysé qu'il n`y ait pas moyen de "lui donner son âme" ("Ah, tu n'es pas le bonheur, tu es cela qui est à la place du bonheur !... "). Le dialogue ne s`en achève pas moins sur le repentir et la sublimation d'un amour charnel : les deux amants, cette fois, vont se rejoindre, mais dans le sacrifice, et la leçon qui se dégage de "Partage de midi", c'est que les péchés aussi, les péchés surtout peut-être, servent à la Grâce ...
"L'Otage" (1911)
Drame en trois actes de Paul Claudel, publié à Paris en 1911 et joué pour la première fois en 1914. Sygne de Coûfontaine. dernière du nom. s`est faite après la Terreur le symbole d`une cause sacrée; ayant résolu de réunir les débris de sa fortune ancestrale, elle y est enfin parvenue au prix d'efforts inouïs. Sous l`Empire, un soir, dans son château champenois, elle voit arriver en cachette un proscrit : son cousin Georges qu'elle aime depuis longtemps. Mais ce visiteur n`est pas seul. ll escorte le pape Pie Vll, qu`iI vient d`arracher par un coup d'audace aux geôliers de Napoléon pour satisfaire un vœu du roi Louis XVlIl. Il se trouve que le pape, ou plutôt l'Otage, refuse de se prêter à toute politique. Devant sa douceur inflexible, Georges est contraint de s'incliner. Sygne se verra donc confier l`illustre vieillard. Puis, par serment, elle se lie à son cousin, qui reprendra aussitôt le chemin de l'exil.
Au llème acte, le malheur pénètre chez Sygne sous l`aspect de Toussaint Turelure. Celui-ci, d`abord terroriste, ensuite général, est aujourd`hui préfet de l`Empire. Etant peuple jusqu'au bout des ongles, il convoite quelque fille noble pour prouver sa réussite. Sygne dépasse tout ce qu`il peut espérer; c'est dire qu'il la veut pour femme. Et comme il n`est pas sans savoir que la maison de Sygne sert de refuge à Pie Vll ...
Ayant fait garder toutes les issues, il propose brutalement le marché : faute de vouloir l'épouser, la jeune fille perdra son hôte. Folle d'indignation, cette dernière refuse en lui ne cachant pas ce qu'elle pense. Turelure en a vu d`autres. Sournoisement. il fait venir le curé du village. Ce saint homme appelé Badilon arrive alors à lui montrer, à elle, chrétienne, la voie de l'obéissance - ou de la résignation. Sygne se sacrifiera donc pour sauver le chef de l'Eglise catholique romaine.
Le IIIe acte se passe aux plus mauvais jours de l`Empire. Turelure, devenu préfet de la Seine, se voit contraint de négocier avec le roi Louis XVIII. Or l'envoyé de ce dernier n'est autre que Georges. Sitôt que Sygne le retrouve, elle ne peut se retenir de crier la haine qu`elle garde à Turelure, qu'il lui a fallu subir et à qui justement elle vient de donner un fils. Emu par cet excès de malheur, Georges se résout aussitôt à la débarrasser de cet homme. Mais Dieu en décide autrement : Sygne, s'étant jetée au travers, est blessée d`un coup de pistolet et mourra sans recevoir le prêtre, afin de se soustraire à jamais à l'obligation de pardonner...
On a parfois critiqué le fond de ce drame. Mais, biien que chacun des personnages soit un symbole, il ne s`enracine pas moins dans le monde réel avec une force convaincante, Coûfontaine, l`ancienne noblesse, Turelure, la société issue de la Révolution, Badilon, le rude clergé campagnard. Et ce qui semble avoir souvent emporté le public : le style de Claudel, le pouvoir d'entraînement d'une langue qui sait recréer l'univers et soutenir un pathétique qui parcourt tout le IIe acte ...
Le théâtre de Claudel a souvent été incompris : Violaine, l'héroïne de "L'Annonce faite à Marie" (1912) est sans doute le personnage le plus accessible. Dans ce prologue, la jeune paysanne s’est levée à l’aube pour ouvrir la porte de la grange à Pierre de Craon, l’architecte lépreux qui s’en retourne à Reims. Il l’a autrefois convoitée. Elle vient lui donner son anneau et un baiser de paix. Ces deux gestes changeront sa destinée. Tout était simple pour elle, jusqu’ici, désormais, son histoire sera celle de la fidélité à ce premier élan, et de la docilité à la grâce...
Pierre de Craon. — Violaine qui m’avez ouvert la porte, adieu ! je ne retournerai plus vers vous.
O jeune arbre de la science du Bien et du Mal, voici que je commence à me séparer parce que j’ai porté la main sur vous.
Et déjà mon âme et mon corps se divisent, comme le vin dans la cuve mêlée à la grappe meurtrie !
Qu’importe? je n’avais pas besoin de femme. Je n’ai point possédé la femme corruptible.
L’homme qui a préféré Dieu dans son cœur, quand il meurt, il voit cet Ange qui le gardait.
Le temps viendra bientôt qu ’une autre porte se dissolve.
Quand celui qui a plu à peu de gens en cette vie s’endort, ayant fini de travailler, entre les bras de l’Oiseau éternel :
Quand déjà au travers des murs diaphanes de tous côtés apparaît le sombre Paradis,
Et que les encensoirs de la nuit se mêlent à l’odeur de la mèche infecte qui s’éteint!
Violaine. — Pierre de Craon, je sais que vous n 'attendez pas de moi des «Pauvre homme» et de faux soupirs, et des «Pauvre Pierre».
Car à celui qui souffre, les consolations d’un consolateur joyeux ne sont pas de grand prix, et son mal n ’est pas pour nous ce qu 'il est pour lui. Souffrez avec Notre-Seigneur. Mais sachez que votre action mauvaise est effacée.
En tant qu ’il est de moi, et que je suis en paix avec vous,
Et que je ne vous méprise et abhorre point parce que vous êtes atteint et malade.
Mais je vous traiterai comme un homme sain et Pierre de Craon, notre vieil ami, que je révère, aime et crains,
Je vous le dis. C’est vrai.
Pierre de Craon. — Merci, Violaine.
Violaine. — Et maintenant, j’ai à vous demander quelque chose.
Pierre de Craon. — Parlez.
Violaine. — Quelle est cette belle histoire que mon père nous a racontée? Quelle est cette « justice » que vous construisez à Reims et qui sera plus belle que Saint-Rémy et Notre-Dame?
Pierre de Craon. — C’est l’église que les métiers de Reims m’ont donnée à construire sur l’emplacement de l’ancien Parc-aux-Ouilles,
Là où l’ancien Marc-de-l’Évêque a été brûlé cet antan.
Premièrement pour remercier Dieu de sept étés grasses dans la détresse de tout le Royaume,
Les grains et les fruits à force, la laine bon marché et belle,
Les draps et le parchemin bien vendus aux marchands de Paris et d’Allemagne.
Secondement, pour les libertés acquises, les privilèges conférés par le Roi notre Sire.
L’ancien mandat contre nous des évêques Félix II et Abondant de Cramail,
Rescindé par le Pape.
Le tout à force d’épée claire et des écus champenois.
Car telle est la république chrétienne, non point de crainte servile,
Mais que chacun ait son droit, selon qu’il est bon à l’établir, en diversité merveilleuse,
Afin que la charité soit remplie.
Violaine. — Mais de quel Roi parlez-vous et de quel Pape? Car il y en a deux et l’on ne sait qui est le bon.
Pierre de Craon. — Le bon est celui qui nous fait du bien.
Violaine. — Vous ne parlez pas comme il faut.
Pierre de Craon. — Pardonnez-moi. Je ne suis qu’un ignorant.
Violaine. — Et d'où vient ce nom qui est donné à la nouvelle paroisse?
Pierre de Craon. — N’avez-vous jamais entendu parler de sainte Justice qui fut martyrisée du temps de l’empereur Julien dans un champ d’anis? (Ces graines que l’on met dans notre pain d’épices, à la foire de Pâques.)
Essayant de détourner les eaux d’une source souterraine pour nos fondations,
Nous avons retrouvé son tombeau avec ce titre sur une dalle cassée en deux : JUSTITIA ANCILLA DOMINI IN PACE.
Le frêle petit crâne était fracassé comme une noix, c 'était une enfant de huit ans.
Et quelques dents de lait tiennent encore à la mâchoire.
De quoi tout Reims est dans l'admiration, et maints signes et miracles suivent le corps
Que nous avons placé en chapelle, attendant le terme de l’œuvre...
"L'ANNONCE FAITE A MARIE", "Mystère en quatre actes et un prologue" de Paul Claudel fut publié en 1912 : le chef d'oeuvre de l'écrivain. C'est la refonte, comportant d'importantes variantes, d'un drame précédent, "La Jeune Fille Violaine" (1898), qui se passe dans notre monde contemporain, et dont une première version remonte à 1892. Cette œuvre, stylisée en des lignes d'une beauté mythique et quasi hiératique, traite du mystère de la conception de l'Esprit. Le poète, qui veut nous le rendre accessible, l'a incarné au cœur de notre humanité, au moyen du symbole de la "féminité pure", la jeune fille Violaine.
Héritière d'un fief sacré où la vie a un rythme naturel, mais également divin (là, sur la colline s'élève le monastère, avec son sanctuaire où Dieu est présent), elle est promise en mariage par son père, qui part pour la Croisade, à Jacques Hury. Mais sa beauté virginale a ouvert dans le cœur de Pierre de Craon, le mystique constructeur d'églises, une blessure inguérissable, celle du désir, å laquelle s'ajoute une autre plaie, physique celle-là : la lèpre. C'est alors que Violaine, dans la plénitude de son bonheur, a la révélation de la plaie putride, cette empreinte de mort dans notre chair corruptible, que Pierre cache à son flanc. Vaincue par la pitié, elle lui donne le baiser fraternel qui lui rendra la vie, tandis qu'elle même recevra sur sa chair innocente la marque inexorable de ce terrible mal. Elle espère cependant que Jacques ne l'abandonnera pas, si lui aussi considère l'amour comme un privilège de l'âme. Mais Jacques, trop humain, voit dans la lèpre de Violaine la confirmation des accusations perfides de Mara. Il la chasse, la traitant de parjure, et il épouse à sa place sa sombre sœur. Violaine ne se défend pas et accepte en silence le sacrifice de sa vie de femme.
Pour elle débute alors le terrible calvaire qui la conduira à la sainteté. De la Croix, qui est la compréhension de la mort, jaillira à nouveau la vie : telle est la première signification du mystère. Après huit ans d'abandon et de douleur, au cours desquels la lépreuse est devenue aveugle (elle habite une grotte dans la forêt), Mara, dans un suprême défi envers Dieu, lui apporte sa petite fille morte. Et Violaine, serrant sur son cœur le petit cadavre - chair de la chair de l'homme aimé - sent la vie qui jaillit à nouveau d'elle. Une goutte de lait restée sur la lèvre de l'enfant ressuscitée et le changement de couleur de ses yeux, devenus bleus comme ceux de Violaine, apportent la preuve qu'il s'agit d'une génération spirituelle qui ne nie pas, mais prend en charge la maternité charnelle. C'est le second sens du mystère.
Cependant la perfide Mara, jalouse de la sainteté de sa sœur comme elle le fut autrefois de sa douce féminité, ne révèle pas le miracle à Jacques, et tente de tuer Violaine en l'enterrant vive sous un amas de sable. C'est ainsi que la retrouve Pierre de Craon qui la transporte, mourante, dans son fief. Alors, seulement, elle révélera son innocence à Jacques, dans un dernier entretien, lui laissant comme héritage cette amère douleur qui est le pain de la terre. Elle demande à être portée au seuil du monastère abandonné pour y mourir. Au moment de sa mort, son vieux père, revenu de la Croisade, expliquera le sens de la divine sagesse, alors qu'une main invisible, descendue du ciel, fera résonner l'Angélus dans le sanctuaire ressuscité. Cette fin, pour rappeler le premier mystère chrétien (l'Annonciation de l'ange à Marie), racine et source de notre rédemption.
"Le Soulier de Satin" (ou Le Pire n'est pas toujours sûr, 1929)
Oeuvre dramatique en quatre journées de Paul Claudel, composée de 1919 à 1924. publiée en 1929. et ne fut représentée qu'en 1943. C`est l`œuvre capitale de Claudel, le réceptacle de tous ses thèmes poétiques et dramatiques. L'auteur a choisi l'époque la plus propre à traduire la démesure de son inspiration, la Renaissance et l`Espagne d`alors, centre du monde, centre aussi du christianisme qui se trouve enfin placé devant son exigence décisive : être universel, dans tous les sens du mot.
Et d`abord étendre son règne à toute la planète; ce dessein est bien fait pour tenter des hommes forts, comme le héros, don Rodrigue de Manacor, avide de gloire et de conquête. Mais l`universalité du christianisme est autre chose encore, et demande aussi que tout l`être humain comme tout l`univers, soit à Dieu. C`est pourquoi le conquérant des Indes devra finalement abandonner sa conquête terrestre, parachever sa mission en finissant sa vie comme un esclave grotesque, qui ne parle plus et ne comprend plus la langue des hommes. La médiatrice de la conquête, comme du renoncement, sera une femme, doña Prouhèze. Dès le début, Prouhèze aime Rodrigue. Mais déjà le sacrifice et la prière du frère de Rodrigue, un jésuite perdu en mer alors qu'il partait annoncer l'Evangíle, ont introduit dans cette passion humaine le combat et les ruses de la grâce. Rodrigue, sur le chemin où il ne désire qu'aventures, amours et gloires, trouvera une passion si grande et si parfaite qu`elle ne pourra s`arrêter dans aucune créature ...
"... C’est le mal seul à dire vrai qui exige un effort, puisqu’il est contre la réalité, se disjoindre à ces grandes forces continues qui de toutes parts nous adoptent et nous engagent.
Et maintenant voici la dernière oraison de cette messe que mêlé déjà à la mort je célèbre par le moyen de moi-même : Mon Dieu, je Vous prie pour mon frère Rodrigue !
Mon Dieu, je Vous supplie pour mon fils Rodrigue !
Je n’ai pas d’autre enfant, ô mon Dieu, et lui sait bien qu’il n’aura pas d’autre frère.
Vous le voyez qui d’abord s’était engagé sur mes pas sous l’étendard qui porte Votre monogramme, et maintenant sans doute parce qu’il a quitté Votre noviciat il se figure qu’il
Vous tourne le dos,
Son affaire à ce qu’il imagine n’étant pas d’attendre, mais de conquérir et de posséder
Ce qu’il peut, comme s’il y avait rien qui ne Vous appartînt et comme s’il pouvait être ailleurs que là où Vous êtes.
Mais, Seigneur, il n’est pas si facile de Vous échapper, et s’il ne va pas à Vous par ce qu’il a de clair, qu’il y aille par ce qu’il a d’obscur ; et par ce qu’il a de direct, qu’il y aille par ce qu’il a d’indirect ; et par ce qu’il a de simple,
Qu’il y aille par ce qu’il a en lui de nombreux, et de laborieux et d’entremêlé,
Et s’il désire le mal, que ce soit un tel mal qu’il ne soit compatible qu’avec le bien,
Et s’il désire le désordre, un tel désordre qu’il implique l’ébranlement et la fissure de ces murailles autour de lui qui lui barraient le salut,
Je dis à lui et à cette multitude avec lui qu’il implique obscurément.
Car il est de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu’en sauvant toute cette masse qui prend leur forme derrière eux.
Et déjà Vous lui avez appris le désir, mais il ne se doute pas encore ce que c’est que d’être désiré.
Apprenez-lui que Vous n’êtes pas le seul à pouvoir être absent ! Liez-le par le poids de cet autre être sans lui si beau qui l’appelle à travers l’intervalle !
Faites de lui un homme blessé parce qu’une fois en cette vie il a vu la figure d’un ange !
Remplissez ces amants d’un tel désir qu’il implique à l’exclusion de leur présence dans le hasard journalier
L’intégrité primitive et leur essence même telle que Dieu les a conçus autrefois dans un rapport inextinguible !
Et ce qu’il essayera de dire misérablement sur la terre, je suis là pour le traduire dans le Ciel."
(Première Journée, Scène I)
Mais Prouhèze est folle de Rodrigue; comme son mari, don Pélage, l'envoie sous bonne escorte à Cadix, elle prévient son gardien qu`elle fera tout pour aller retrouver l`homme qu'elle aime. Prouhèze, certes, a de l'honneur et, comme elle sent que le sentiment l'emporte en elle, elle pose son petit soulier de satin devant une statue de la Vierge en faisant ce vœu..
" DOÑA PROUHÈZE monte debout sur la selle et se déchaussant elle met son soulier de satin entre les mains de la Vierge.
Vierge, patronne et mère de cette maison,
Répondante et protectrice de cet homme dont le cœur vous est pénétrable plus qu’à moi et compagne de sa longue solitude,
Alors si ce n’est pas pour moi, que ce soit à cause de lui, Puisque ce lien entre lui et moi n’a pas été mon fait,mais votre volonté intervenante :
Empêchez que je sois à cette maison dont vous gardez la porte, auguste tourière, une cause de corruption !
Que je manque à ce nom que vous m’avez donné à porter, et que je cesse d’être honorable aux yeux de ceux qui m’aiment.
Je ne puis dire que je comprends cet homme que vous m’avez choisi, mais vous, je comprends, qui êtes sa mère comme la mienne.
Alors, pendant qu’il est encore temps, tenant mon cœur dans une main et mon soulier dans l’autre,
Je me remets à vous ! Vierge mère, je vous donne mon soulier ! Vierge mère, gardez dans votre main mon malheureux petit pied !
Je vous préviens que tout à l’heure je ne vous verrai plus et que je vais tout mettre en œuvre contre vous !
Mais quand j’essayerai de m’élancer vers le mal, que ce soit avec un pied boiteux ! la barrière que vous avez mise,
Quand je voudrai la franchir, que ce soit avec une aile rognée !
J’ai fini ce que je pouvais faire, et vous, gardez mon pauvre petit soulier,
Gardez-le contre votre cœur, ô grande Maman effrayante !
Prouhèze s`enfuit, gagne le château où l`on a transporté Rodrigue blessé. Mais don Pélage, son mari. survient, non pour la punir ou la reprendre, mais pour lui proposer une épreuve, un "devoir à la mesure de [son] âme"; garder pour le roi la citadelle de Mogador, avec, pour compagnon, don Camille, qu'on soupçonne de trahir son prince et l`Eglise et qui, dès le début de l'action, a impérieusement déclaré son amour à Prouhèze, lui proposant l'Afrique, "un lieu où il n`y a plus rien, un cœur où il n`y a pas autre chose que toi !". Quant à Rodrigue, le roi lui donne la vice-royauté des terres d`outre-mer. Mais, avant de partir, il devra revoir Prouhèze et s`en détacher librement. Il brûle d`ailleurs d'arracher la jeune femme aux tentations de don Camille. Prouhèze elle-même décide : "Je reste. partez", lui écrit-elle. et Rodrigue, en dépit de sa jalousie. accepte cet ordre, comprenant que le véritable amour ne doit point lui retirer le monde, mais au contraire lui en ouvrir les portes.
Alors que commence la séparation matérielle, l`union spirituelle entre Rodrigue et Prouhèze s`affermit dans le renoncement. Prouhèze pour Rodrigue ne sera plus seulement une femme, mais la médiatrice absolument attachée à son destin terrestre et surnaturel. Cependant, don Pélage étant mort, Prouhèze est contrainte d`épouser don Camille. qui commence à renier le Christ et à se faire musulman. Au cours d'une scène pathétique, on le voit demander à sa femme l`abdication suprême : pour le sauver, lui Camille. elle doit entièrement oublier Rodrigue. sacrifier même leur union toute spirituelle. Dans un premier mouvement, Prouhèze proteste, refuse ...
"Mais alors. lui dit Camille, je suis damné, car mon âme ne peut être rachetée que par la vôtre, et c'est à cette condition seulement que je vous la donnerai". Et comme Prouhèze persiste, - "Mourez donc par ce Christ en vous étouffé / Qui m`appelle avec un cri terrible et que vous refusez de me donner" - (Prouhèze) : "Non je ne renoncerai pas à Rodrigue!" - (Camille) : "Mais d`où viendrait. autrement, cette lumière sur votre visage?" ....
(...)
DOÑA PROUHÈZE - Si Dieu a besoin de vous, ne croyez-vous pas que vous aussi de votre côté ayez de Lui besoin ?
DON CAMILLE - J’ai nourri quelque temps en effet cette prudente et salutaire pensée. Le Vieillard dangereux que nous racontent les prêtres, pourquoi ne pas nous mettre bien avec Lui ?
Cela ne coûte pas grand’chose. Il est si peu gênant et Il tient si peu de place !
Un coup de chapeau, et Le voilà content. Quelques égards extérieurs, quelques cajoleries qui ne trouvent jamais les vieillards insensibles. Au fond nous savons qu’Il est aveugle et un peu gâteux.
Il est plus facile de Le mettre de notre côté et de nous servir de Lui pour soutenir nos petits arrangements confortables,
Patrie, famille, propriété, la richesse pour les riches, la gale pour les galeux, peu pour les gens de peu et rien du tout pour les hommes de rien. À nous le profit, à Lui l’honneur, un honneur que nous partageons.
DOÑA PROUHÈZE - J’ai horreur de vous entendre blasphémer.
DON CAMILLE - J’oubliais. Un bel amant pour les femmes amoureuses en ce monde, ou dans l’autre.
L’éternité bienheureuse dont nous parlent les curés,
N’étant là que pour donner aux femmes vertueuses dans l’autre monde les plaisirs que les autres s’adjugent en celui-ci.
Est-ce encore moi qui blasphème ?
DOÑA PROUHÈZE - Toutes ces choses grossières dont vous vous moquez, tout de même cela est capable de brûler sur le cœur de l’homme et de devenir de la prière.
Avec quoi voulez-vous que je prie ?
Tout ce qui nous manque, c’est cela qui nous sert à demander.
Le saint prie avec son espérance et le pécheur avec son péché.
DON CAMILLE - Et moi je n’ai absolument rien à demander. Je crois avec l’Afrique et Mahomet que Dieu existe.
Le Prophète Mahomet est venu pour nous dire qu’il suffit pour l’éternité que Dieu existe.
Je désire qu’Il reste Dieu. Je ne désire pas qu’Il prenne aucun déguisement.
Pourquoi a-t-Il si mauvaise opinion de nous ? Pourquoi croit-Il qu’Il ne peut nous gagner que par des cadeaux ?
Et qu’Il a besoin de changer son visage afin de se faire reconnaître de nous ?
Cela me fait de la peine de Le voir ainsi s’abaisser et nous faire des avances.
Vous vous rappelez cette histoire du Ministre qui se met en tête d’assister à la noce de son garçon de bureau et qui ne réussit qu’à causer la consternation générale ?
Qu’Il reste Dieu et qu’Il nous laisse à nous notre néant.
Car si nous cessons d’être intégralement le Néant,
Qui est-ce qui prendra notre place pour attester intégralement que Dieu existe ?
Lui à sa place et nous à la nôtre pour toujours !
DOÑA PROUHÈZE - L’amour veut qu’il n’y ait pas deux places mais une seule.
DON CAMILLE - La chose par quoi Il est ce qu’Il est puisqu’Il ne peut nous la donner, qu’Il nous laisse donc où nous sommes. Je n’ai pas besoin du reste.
Je ne peux pas devenir Dieu et Il ne peut pas devenir un homme. Je n’ai pas plaisir à Le voir sous notre apparence corporelle.
Notre corps est ce qu’il est. Mais qui ne serait froissé de voir notre honnête vêtement de travail
Devenir sur le dos d’un autre un déguisement ?
DOÑA PROUHÈZE - Ce qui a été cloué sur la croix n’était pas un déguisement.
Cette union qu’Il a contractée avec la femme était vraie, ce néant qu’Il est allé rechercher jusque dans le sein de la femme.
DON CAMILLE - Ainsi c’est le néant que Dieu a désiré au sein de la femme ?
DOÑA PROUHÈZE - De quoi d’autre manquait-Il ?
DON CAMILLE - Et ce néant même depuis lors ainsi vous dites qu’il n’est pas à nous et qu’il ne nous appartient pas ?
DOÑA PROUHÈZE - Il ne nous appartient que pour faire exister par l’aveu que nous en faisons
Davantage Celui qui est.
DON CAMILLE - La prière n’est donc pas autre chose qu’un aveu de notre néant ?
DOÑA PROUHÈZE - Non pas un aveu seulement mais un état de néant.
DON CAMILLE - Quand je disais tout à l’heure : Je suis le néant, je faisais donc une prière ?
DOÑA PROUHÈZE - Vous faisiez le contraire, puisque la seule chose dont Dieu manque
Vous vouliez la garder pour vous, la préférant à ce qui est,
Vous reposant sur votre différence essentielle.
DON CAMILLE - Ainsi peu à peu, comme un habile pêcheur,
Je vous ai amenée où je voulais.
DOÑA PROUHÈZE, troublée comme si elle se souvenait.
Pourquoi parlez-vous de pêcheur ?
Un pêcheur… un pêcheur d’hommes… il me semble qu’on m’en a montré un déjà.
DON CAMILLE - Prouhèze, quand vous priez, êtes-vous toute à Dieu ? et quand vous Lui offrez ce cœur tout rempli de Rodrigue, quelle place Lui reste-t-il ?
DOÑA PROUHÈZE, sourdement.
Il suffit de ne point faire le mal. Dieu demande-t-Il que pour Lui nous renoncions à toutes nos affections ?
DON CAMILLE - Faible réponse ! Il y a les affections que Dieu a permises et qui sont une part de Sa Volonté.
Mais Rodrigue dans votre cœur n’est aucunement effet de Sa Volonté mais de la vôtre. Cette passion en vous.
DOÑA PROUHÈZE - La passion est unie à la croix.
DON CAMILLE - Quelle croix ?
DOÑA PROUHÈZE - Rodrigue est pour toujours cette croix à laquelle je suis attachée.
DON CAMILLE - Pourquoi donc ne lui laissez-vous pas achever son œuvre ?
DOÑA PROUHÈZE - Ne revient-il pas du bout du monde pour l’achever ?
DON CAMILLE - Mais vous n’acceptez la mort de sa main que pour rendre par là votre âme de lui plus proche.
DOÑA PROUHÈZE - Tout ce qui en moi est capable de souffrir la croix, ne le lui ai-je pas abandonné ?
DON CAMILLE - Mais la croix ne sera satisfaite que quand elle aura tout ce qui en vous n’est pas la volonté de Dieu détruit.
DOÑA PROUHÈZE - Ô parole effrayante !
Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !
DON CAMILLE - Mais alors je suis damné, car mon âme ne peut être rachetée que par la vôtre, et c’est à cette condition seulement que je vous la donnerai.
DOÑA PROUHÈZE - Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !
DON CAMILLE - Mourez donc par ce Christ en vous étouffé
Qui m’appelle avec un cri terrible et que vous refusez de me donner !
DOÑA PROUHÈZE - Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !
DON CAMILLE - Prouhèze, je crois en vous ! Prouhèze, je meurs de soif !
Ah ! cessez d’être une femme et laissez-moi voir sur votre visage enfin ce Dieu que vous êtes impuissante à contenir,
Et atteindre au fond de votre cœur cette eau dont Dieu vous a faite le vase !
DOÑA PROUHÈZE - Non, je ne renoncerai pas à Rodrigue !
DON CAMILLE - Mais d’où viendrait autrement cette lumière sur votre visage ?
(...)
Entre-temps. Rodrigue a reçu la lettre que dix ans auparavant, dans un moment d`angoisse, Prouhèze avait confiée à la mer pour l`appeler à son secours. Rodrigue quitte les Indes et arrive au large de Mogador ; don Camille, devenu le mahométan Ochiali, se croyant attaqué par les Espagnols, délègue sa femme à Rodrigue. Il serait prêt à abandonner Prouhèze pourvu que Rodrigue épargne la ville. Mais Prouhèze ne veut obtenir de Rodrigue. comme elle a obtenu d`elle-même, que le renoncement total :
- "Sois généreux à ton tour! Ce que j`ai fait. ne peux-tu le faire à ton tour? Dépouille-toi ! Jette tout! Donne tout afin de tout recevoir... "
Rodrigue accepte alors la charge de doña Sept-Epées. la fille de Prouhèze. née de Camille. mais faite à sa ressemblance spirituelle à lui, Rodrigue, et il laisse Prouhèze partir vers la mort. Il est maintenant un homme renouvelé. Il peut proclamer pleinement sa mission : "Je suis venu pour élargir la terre..."; mais il s`attire la punition du roi, dont il a accueilli par des conditions saugrenues la proposition de faire la conquête de l'Angleterre. Livré en esclave aux soldats, il obtient d'être donné en serviteur à une sœur chiffonnière. religieuse de l'ordre de Sainte-Thérèse. qui ne consent d'ailleurs à se charger de cet infirme (Rodrigue a perdu une jambe dans un combat contre les Japonais) qu'à la condition qu'on ne lui en demandera aucun paiement.
La dernière journée de la pièce laisse une impression étrange et déconcertante. Mais c`est bien le dessein de l`auteur, qui veut ainsi suggérer l'étrangeté surnaturelle de Rodrigue, complètement libéré, donné à Dieu, qui ne comprend plus le langage de la terre et dont la conduite ne semble plus aux hommes que bouffonnerie...
Claudel prend bien des libertés avec les règles de l'art dramatique (l`unité de lieu et de temps en particulier) mais suggère ainsi une impression de totalité, d`universalité : ses personnages se promènent d`Europe en Afrique et en Asie, on est à Cadix, en Sicile, Gênes ou à Prague, et à Rome, et la mer, symbole typiquement claudélien, est omniprésente. Malgré le caractère symbolique de l'action, les personnages s'avèrent remarquablement bien fixés dans leur époque. Claudel joue avec le temps et l`espace, n'hésite pas à mêler le grotesque au tragique, à susciter une foule de personnages accessoires destinés à donner l'illusion de la vie débordante, l'abondance des paroles, l'extrême longueur de la pièce, tout concourt à une oeuvre baroque et romantique. Et c'est d'abord un mystère chrétien, les innovations de l`auteur ont d'abord pour objet d'évoquer l'immensité de l'action divine, monde et âme de l'être humain...