Emile Gaboriau (1832-1873), "L'Affaire Lerouge" (1866) - Gaston Leroux (1868-1927), "Le Mystère de la chambre jaune" (1907), "Le parfum de la Dame en noir' - Michel Zévaco (1860-1918), "Le Capitan", "Pardaillan" (1907) - Pierre Souvestre (1874-1914) et Marcel Allain (1885-1969), "Fantômas" (1911) - Gustave Le Rouge (1867-1938), "Le Mystérieux Docteur Cornélius " (1912) - Maurice Leblanc (1864-1941), "Arsène Lupin, gentleman cambrioleur " - ..
Last update: 11/11/2016
1910 - 1920 - Alors que le photojournalisme se développe avec la photogravure, que les photographies en couleur et les reportages couvrant le monde entier mobilisent les premiers reporters modernes, le roman-feuilleton, qui a débuté au siècle dernier, connaît une nouvelle génération d'écrivains qui deviennent rapidement célèbres et diffusent à des centaines de milliers d'exemplaires. Le fantastique, le sensationnel, l'épouvante entrent ainsi dans les foyers européens ou américains, et s'impose comme un genre à part entière le roman policier : dans les différentes cultures, la figure de l'enquêteur doté d'un sens aigu de l'observation et de la déduction s'installe au devant de la scène littéraire, au fond quelque part, ce qui s'impose à l'esprit humain, c'est qu' "il y a de par le monde une foule de choses évidentes que personne n'observe"...
Le roman policier et de terreur naît véritablement avec Edgar Poe, son célèbre "Double assassinat dans la rue Morgue" (1841), et son mythique Auguste Dupin. Le détective est un cérébral souvent peu sociable et généralement pourvu d'un assistant qui incarne le narrateur. S'impose ainsi l'écossais Conan Doyle (Les Aventures de Sherlock Holmes, 1891-1892), le grand inspirateur de Maurice Leblanc et de Gaston Leroux. L'un des premiers grands succès dans ce nouveau genre est "L'Affaire Lerouge" d'Emile Gaboriau (1832-1873), qui paraît en 1866 dans le quotidien "Le Soleil". S'inspirant d'un mystérieux fait divers de l'époque, - une veuve égorgée non loin de la place d'Italie, à Paris, et dont l'assassin ne fut jamais retrouvé, - Gaboriau se retrouve dès les premières lignes un maître de l'angoisse et excelle par la suite à dérouter et surprendre ses lecteurs. Le succès le porta à écrire ensuite "Le Crime d'Orcival" qui eut suscita des tirages extraordinaires pour le "Petit Journal". Conan Doyle reconnut par ailleurs une dette certaine à Emile Gaboriau, mais ce dernier ne comprit pas, comme Maurice Leblanc, le nouveau monde que faisait surgir dans le public le roman policier.
"Le jeudi 6 mars 1862, surlendemain du Mardi gras, cinq femmes du village de La Jonchère se présentaient au bureau de police de Bougival. Elles racontaient que depuis deux jours personne n’avait aperçu une de leurs voisines, la veuve Lerouge, qui habitait seule une maisonnette isolée. À plusieurs reprises, elles avaient frappé en vain. Les fenêtres comme la porte étant exactement fermées, il avait été impossible de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Ce silence, cette disparition les inquiétaient. Redoutant un crime, ou tout au moins un accident, elles demandaient que la «Justice» voulût bien, pour les rassurer, forcer la porte et pénétrer dans la maison.
Bougival est un pays aimable, peuplé tous les dimanches de canotiers et de canotières ; on y relève beaucoup de délits, mais les crimes y sont rares. Le commissaire refusa donc d’abord de se rendre à la prière des solliciteuses. Cependant elles firent si bien, elles insistèrent tant et si longtemps, que le magistrat fatigué céda. Il envoya chercher le brigadier de gendarmerie et deux de ses hommes, requit un serrurier et, ainsi accompagné, suivit les voisines de la veuve Lerouge..."
Le magazine illustré anglais, "The Strand Magazine", publie mensuellement à partir de 1891 feuilletons et nouvelles romanesques, en complément des articles de presse généralistes (enquêtes, études, portraits d'actualité). Les aventures du "gentleman burglar", Arthur J. Raffles, créé en 1890 par Ernest William Hornung, y sont ainsi publiées ainsi que les premières aventures de Sherlock Holmes entre juillet 1891 et juin 1892, avec des illustrations de Sidney Edward Paget le créateur de l'image de Sherlock Holmes, du docteur Watson, de l'inspecteur Lestrade et du professeur Moriarty. Le format choisi, une vingtaine de pages, devait correspondre à un trajet en train pour rejoindre la grande banlieue. A partir d'août 1901, "Le Chien des Baskerville" est publié en feuilletons, marquant le retour de Sherlock Holmes : les ventes battent tous les records...
Conan Doyle (1859-1930)
Arthur Conan Doyle naît à Edimbourg, en Ecosse. Durant ses années au collège catholique de Stonyhurst, il apprend notamment le français dans les romans de Jules Verne. Après des séjours à Paris et en Allemagne, il fait des études de médecine de 1876 à 1881. A l’hôpital, il se lie d’amitié avec un chirurgien, le professeur Joseph Bell, qui devait lui inspirer son célèbre héros. C’est après de nombreux voyages et son mariage en 1885 qu’il se lance dans l’écriture. Il invente alors son fameux détective, Sherlock Holmes, dont la première aventure, "Etude en rouge" (A study in scarlet), sort en 1887. Mais le succès n’est pas immédiat, et n’intervient qu’après la publication du "Signe des quatre" ((The sign of the four,1890). Conan Doyle peut alors abandonner la médecin et se consacrer à l’écriture. En tout quatre romans et 56 nouvelles conteront les enquêtes de Holmes, la plupart dans le Strand Magazine: "Les aventures de Sherlock Holmes" (The adventures of Sherlock holmes - 1891-92), "Les mémoires de Sherlock Holmes" (The memoirs of Sherlock Holmes - 1892-93). Conan Doyle trouve pourtant assez vite le succès de son personnage encombrant et, en 1893, décide de le faire mourir dans "Le Dernier problème" ((The Final Problem), victime d’un combat contre son éternel rival James Moriarty au pied des chutes de Reichenback. Conan Doyle souhaitait en effet se consacrer plutôt à l’écriture de romans historiques ou même à des récits de science-fiction (Le Monde perdu,1912) qui devaient faire de lui le Jules Verne britannique.
Mais Conan Doyle doit céder aux protestations de ses lecteurs avec "Le retour de Sherlock Holmes "(The return of Sherlock Holmes, 1903-04), "Le chien des Baskerville" (The Hound of the Baskerville, 1902), "La vallée de la peur" (The Valley of fear, 1915). Après la mort de son fils, Conan Doyle devient également un fervent adepte du spiritisme, qu’il défend notamment dans de nombreuses conférences. La dernière histoire de son détective sort en 1927 : "Les archives de Sherlock Holmes" (The case-book of Sherlock Holmes - 1921-27)...
Le chien des Baskerville (The hound of the Baskerville ,1902)
Cette oeuvre est considérée comme l'un des plus grands romans à énigmes de tous les temps. "Lorsque Sir Charles Baskerville meurt soudainement d'une crise cardiaque, la rumeur court que sa mort a été provoquée par le gigantesque et spectral animal qui donne son nom au livre et qui hante sa famille depuis des générations. Lorsque l'héritier du domaine, Sir Henry Baskerville, arrive à Londres, le docteur Watson l'accompagne à Baskerville Hall et demande à un Holmes sceptique d'enquêter. Le domaine est situé en bordure d'une vaste lande, brumeuse et lugubre qui abrite entre autres la mortelle tourbière de Grimpen Mire.
"... Holmes revint s’asseoir ; sa physionomie placide reflétait la satisfaction intérieure qu’il éprouvait toujours quand un
problème digne d’intérêt s’offrait à ses méditations.
« Vous sortez, Watson ?
– A moins que je puisse vous aider.
– Non, mon cher ami. C’est à l’heure de l’action que j’ai besoin de votre concours. Mais cette affaire-ci est sensationnelle,
réellement unique par certains traits ! Quand vous passerez devant Bradley’s soyez assez bon pour me faire porter une livre de son plus fort tabac coupé fin. Merci. Si cela ne vous dérange pas trop, j’aimerais mieux que vous ne rentriez pas avant ce soir. Je serai très heureux d’échanger alors avec vous des impressions sur la passionnante énigme qui nous a été soumise ce matin. »
Je savais que la solitude et la retraite étaient indispensables à mon ami pendant les heures d’intense concentration mentale où il pesait chaque parcelle de témoignage et de déposition, édifiait des théories contradictoires, les opposait les unes aux autres, isolait l’essentiel de l’accessoire. Je résolus donc de passer la journée à mon club et ce n’est qu’à neuf heures du soir que je me retrouvai assis dans le salon de Baker Street.
Lorsque j’ouvris notre porte, ma première impression fut qu’un incendie s’était déclaré en mon absence : la pièce était
pleine d’une fumée opaque qui brouillait la lueur de la lampe. Mais mon inquiétude se dissipa vite : il ne s’agissait que de fumée de tabac, qui me fit tousser. A travers ce brouillard gris j’aperçus confusément Holmes en robe de chambre, recroquevillé sur un fauteuil et serrant entre ses dents sa pipe en terre noire. Autour de lui étaient disposés plusieurs rouleaux de papier.
– Vous vous êtes enrhumé, Watson ?
– Pas du tout. C’est cette atmosphère viciée…
– En effet, l’air est un peu épais.
– Épais ! Il n’est pas supportable, oui !
– Ouvrez la fenêtre alors ! Vous avez passé toute la journée à votre club, je vois…
– Mon cher Holmes !
– Est-ce vrai ?
– Oui, mais comment… ?
– Il se mit à rire devant mon étonnement.
– Sur toute votre personne, Watson, est répandue une délicieuse candeur ; c’est un plaisir que d’exercer sur elle le peu
de pouvoir que je possède. Un gentleman sort par une journée pluvieuse dans une cité boueuse. Il rentre le soir sans une tache, le chapeau toujours lustré et les souliers brillants. Il est donc resté toute la journée dans le même endroit. Or, il s’agit d’un homme qui n’a pas d’amis intimes. Où se serait-il rendu, sinon… ? Voyons, c’est évident !
– Assez évident, soit !
– Le monde est plein de choses évidentes que personne ne remarque jamais. Où pensez-vous que je sois allé ?
– Vous n’avez pas bougé.
– Au contraire ! Je suis allé dans le Devonshire.
– En esprit ?
– Exactement. Mon corps est resté dans ce fauteuil et il a, je le regrette, consommé en mon absence le contenu de deux
cafetières ainsi qu’une incroyable quantité de tabac. Après votre départ j’ai envoyé chercher chez Stanford’s une carte d’état-major de cette partie de la lande, et mon esprit s’y est promené toute la journée. Je me flatte de ne m’y être pas perdu.
– Une carte à grande échelle, je suppose ?
– Très grande…
– Il en déroula une section et l’étala sur son genou.
– Voici la région qui nous intéresse particulièrement. Baskerville Hall est au milieu.
– Un bois l’entoure ?
– En effet. J’imagine que l’allée des ifs, bien qu’elle ne soit pas indiquée sous ce nom, doit s’étendre le long de cette ligne,
avec la lande, comme vous le voyez, sur sa droite. Cette petite localité est le hameau de Grimpen où notre ami le docteur
Mortimer a établi son quartier général. Dans un rayon de huit kilomètres, il n’y a, regardez bien, que quelques rares maisons isolées. Voici Lafter Hall, qui nous a été mentionné tout à l’heure. Cette maison-là est peut-être la demeure du
naturaliste…Stapleton, si je me souviens bien. Voici deux fermes dans la lande. High Tor et Foulmire. Puis à vingt kilomètres de là la grande prison des forçats. Entre ces îlots et tout autour s’étend la lande désolée, sinistre, inhabitée. Ceci, donc, est le décor où s’est déroulé un drame et où un deuxième sera peut-être évité grâce à nous.
– L’endroit doit être sauvage.
– Oui. Si le diable désirait se mêler aux affaires humaines…
– Tiens ! Vous penchez maintenant pour une explication surnaturelle ?
– Les agents du diable peuvent être de chair et de sang, non ? Deux questions primordiales sont à débattre. La première : y-a-t-il vraiment eu crime ? La deuxième : de quel crime s’agit-il et comment a-t-il été commis ? Certes, si l’hypothèse du docteur Mortimer est exacte et si nous avons affaire à des forces débordant les lois ordinaires de la nature, notre enquête devient inutile. Mais il nous faut épuiser toutes les autres hypothèses avant de retomber sur celle-là. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous allons refermer la fenêtre. Je suis sans doute bizarre, mais je trouve qu’une atmosphère concentrée aide à la concentration de l’esprit. Remarquez que je ne vais pas jusqu’à m’enfermer dans une boîte pour penser ; ce serait pourtant la conséquence logique de ma théorie…Avez-vous réfléchi à l’affaire ?
– Oui. J’y ai réfléchi une bonne partie de la journée.
– Et qu’en dites-vous ?
– Elle est surprenante.
– Certes elle n’est pas banale. Certains détails la classent hors série. Ainsi le changement de forme des empreintes. Quel est votre avis, Watson ?
– Mortimer a déclaré que Sir Charles avait descendu sur la pointe des pieds cette partie de l’allée.
– Il n’a fait que répéter ce qu’un idiot quelconque a dit au cours de l’enquête. Pourquoi un homme marcherait-il sur la
pointe des pieds en descendant cette allée ?
– Quoi, alors ?
– Il courait, Watson ! Il courait désespérément, il courait pour sauver sa vie…Il a couru jusqu’à en faire éclater son coeur et à tomber raide mort.
– Il fuyait devant quoi ?
– Voilà le problème. Divers indices nous donnent à penser que Sir Charles était fou de terreur avant même d’avoir
commencé à courir.
– D’où tenez-vous cela ?
– Je suis en train de supposer que la cause de sa terreur lui est apparue sur la lande. Dans ce cas, probable, seul un homme ayant perdu la tête aura couru en s’éloignant de sa maison, et non en cherchant à rentrer chez lui. Si le témoignage du bohémien peut être tenu pour valable, il a couru en appelant à l’aide justement dans la direction où il avait le moins de chances de trouver du secours. Ceci encore : qui attendait-il cette nuit-là, et pourquoi attendait-il ce visiteur dans l’allée des ifs plutôt que dans sa maison ? ..."
Gaston Leroux (1868-1927)
En 1907, Gaston Leroux confie au jeune reporter Rouletabille la tâche de résoudre "le Mystère de la chambre jaune" dans un feuilleton de l'Illustration - Avocat, chroniqueur judiciaire au Matin, Gaston Leroux débute dans le roman-feuilleton avec "l'Homme de la nuit" (1897), puis "la Double Vie de Théophraste Longuet" (1903). En 1905, il mena une grande enquête en Russie et devient célèbre en 1907 en publiant, dans l'Illustration, "le Mystère de la chambre jaune ": son héros, le reporter Rouletabille, créera un nouveau type de détective qu'il confronte ici à l'énigme d'un meurtre en chambre close et qui reviendra dans d'autres récits (le Parfum de la dame en noir, 1908 ; Rouletabille chez Krupp, 1917). En centrant le roman d'aventures sur la résolution d'une énigme qui ne recule pas devant l'horreur, il contribue à fonder le roman policier. Gaston Leroux est le créateur de Chéri-Bibi, forçat au grand cœur, colosse trois fois évadé du bagne, innocent persécuté et criminel par nécessité sur lequel s'acharne un impitoyable destin. Gaston Leroux a également écrit un grand nombre de romans isolés dont les personnages sont restés célèbres : "le Fantôme de l'Opéra"...
1907 – Le Mystère de la chambre jaune
La porte de la chambre fermée à clef « à l'intérieur », les volets de l'unique fenêtre fermés, eux aussi, "à l'intérieur", pas de cheminée... Qui a tenté de tuer Mlle Stangerson et, surtout, par où l'assassin a-t-il pu fuir de la chambre jaune ? C'est le jeune reporter Rouletabille, limier surdoué et raisonnant par « le bon bout de la raison, ce bon bout que l'on reconnaît à ce que rien ne peut le faire craquer », qui va trouver la solution de cet affolant problème aux termes d'une enquête fertile en aventures et rebondissements.
« Ce n’est pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille. Celui-ci, jusqu’à ce jour, s’y était si formellement opposé que j’avais fini par désespérer de ne publier jamais l’histoire policière la plus curieuse de ces quinze dernières années.
J’imagine même que le public n’aurait jamais connu toute la vérité sur la prodigieuse affaire dite de la «Chambre Jaune», génératrice de tant de mystérieux et cruels et sensationnels drames, et à laquelle mon ami fut si intimement mêlé, si, à propos de la nomination récente de l’illustre Stangerson au grade de grand-croix de la Légion d’honneur, un journal du soir, dans un article misérable d’ignorance ou d’audacieuse perfidie, n’avait ressuscité une terrible aventure que Joseph Rouletabille eût voulu savoir, me disait-il, oubliée pour toujours.
La «Chambre Jaune» ! Qui donc se souvenait de cette affaire qui fit couler tant d’encre, il y a une quinzaine d’années ? On oublie si vite à Paris.
N’a-t-on pas oublié le nom même du procès de Nayves et la tragique histoire de la mort du petit Menaldo ? Et cependant l’attention publique était à cette époque si tendue vers les débats, qu’une crise ministérielle, qui éclata sur ces entrefaites, passa complètement inaperçue. Or, le procès de la «Chambre Jaune», qui précéda l’affaire de Nayves de quelques années, eut plus de retentissement encore. Le monde entier fut penché pendant des mois sur ce problème obscur, - le plus obscur à ma connaissance qui ait jamais été proposé à la perspicacité de notre police, qui ait jamais été posé à la conscience de nos juges. La solution de ce problème affolant, chacun la chercha.
Ce fut comme un dramatique rébus sur lequel s’acharnèrent la vieille Europe et la jeune Amérique.
C’est qu’en vérité - il m’est permis de le dire « puisqu’il ne saurait y avoir en tout ceci aucun amour-propre d’auteur » et que je ne fais que transcrire des faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me permet d’apporter une lumière nouvelle - c’est qu’en vérité, je ne sache pas que, dans le domaine de la réalité ou de l’imagination, même chez l’auteur du double assassinat, rue morgue, même dans les inventions des sous-Edgar Poe et des truculents Conan-Doyle, on puisse retenir quelque chose de comparable, QUANT AU MYSTÈRE, « au naturel mystère de la Chambre Jaune».
Ce que personne ne put découvrir, le jeune Joseph Rouletabille, âgé de dix-huit ans, alors petit reporter dans un grand journal, le trouva ! Mais, lorsqu’en cour d’assises il apporta la clef de toute l’affaire, il ne dit pas toute la vérité. Il n’en laissa apparaître que ce qu’il fallait pour expliquer l’inexplicable et pour faire acquitter un innocent. Les raisons qu’il avait de se taire ont disparu aujourd’hui. Bien mieux, mon ami doit parler. Vous allez donc tout savoir ; et, sans plus ample préambule, je vais poser devant vos yeux le problème de la «Chambre Jaune», tel qu’il le fut aux yeux du monde entier, au lendemain du drame du château du Glandier.
Le 25 octobre 1892, la note suivante paraissait en dernière heure du Temps :
« Un crime affreux vient d’être commis au Glandier, sur la lisière de la forêt de Sainte-Geneviève, au-dessus d’Épinay-sur-Orge, chez le professeur Stangerson. Cette nuit, pendant que le maître travaillait dans son laboratoire, on a tenté d’assassiner Mlle Stangerson, qui reposait dans une chambre attenante à ce laboratoire.
Les médecins ne répondent pas de la vie de Mlle Stangerson. »
Vous imaginez l’émotion qui s’empara de Paris. Déjà, à cette époque, le monde savant était extrêmement intéressé par les travaux du professeur Stangerson et de sa fille. Ces travaux, les premiers qui furent tentés sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et Mme Curie à la découverte du radium.
On était, du reste, dans l’attente d’un mémoire sensationnel que le professeur Stangerson allait lire, à l’académie des sciences, sur sa nouvelle théorie : La Dissociation de la Matière. Théorie destinée à ébranler sur sa base toute la science officielle qui repose depuis si longtemps sur le principe : rien ne se perd, rien ne se crée.
Le lendemain, les journaux du matin étaient pleins de ce drame. Le matin, entre autres, publiait l’article suivant, intitulé : « Un crime surnaturel » :
« Voici les seuls détails - écrit le rédacteur anonyme du matin - que nous ayons pu obtenir sur le crime du château du Glandier. L’état de désespoir dans lequel se trouve le professeur Stangerson, l’impossibilité où l’on est de recueillir un renseignement quelconque de la bouche de la victime ont rendu nos investigations et celles de la justice tellement difficiles qu’on ne saurait, à cette heure, se faire la moindre idée de ce qui s’est passé dans la «Chambre Jaune», où l’on a trouvé Mlle Stangerson, en toilette de nuit, râlant sur le plancher. Nous avons pu, du moins, interviewer le père Jacques - comme on l’appelle dans le pays - un vieux serviteur de la famille Stangerson. Le père Jacques est entré dans la «Chambre Jaune» en même temps que le professeur.
Cette chambre est attenante au laboratoire. Laboratoire et «Chambre Jaune» se trouvent dans un pavillon, au fond du parc, à trois cents mètres environ du château.
« - il était minuit et demi, nous a raconté ce brave homme ( ?), et je me trouvais dans le laboratoire où travaillait encore M. Stangerson quand l’affaire est arrivée. J’avais rangé, nettoyé des instruments toute la soirée, et j’attendais le départ de M. Stangerson pour aller me coucher. Mlle Mathilde avait travaillé avec son père jusqu’à minuit ; les douze coups de minuit sonnés au coucou du laboratoire, elle s’était levée, avait embrassé M. Stangerson, lui souhaitant une bonne nuit. Elle m’avait dit : « Bonsoir, père Jacques ! » et avait poussé la porte de la «Chambre Jaune». Nous l’avions entendue qui fermait la porte à clef et poussait le verrou, si bien que je n’avais pu m’empêcher d’en rire et que j’avais dit à monsieur : « Voilà mademoiselle qui s’enferme à double tour. Bien sûr qu’elle a peur de la ‘‘Bête du Bon Dieu’’ ! » Monsieur ne m’avait même pas entendu tant il était absorbé. Mais un miaulement abominable me répondit au dehors et je reconnus justement le cri de la « Bête du Bon Dieu » ! … que ça vous en donnait le frisson… « Est-ce qu’elle va encore nous empêcher de dormir, cette nuit ? » pensai-je, car il faut que je vous dise, monsieur, que, jusqu’à fin octobre, j’habite dans le grenier du pavillon, au-dessus de la «Chambre Jaune», à seule fin que mademoiselle ne reste pas seule toute la nuit au fond du parc. C’est une idée de mademoiselle de passer la bonne saison dans le pavillon ; elle le trouve sans doute plus gai que le château et, depuis quatre ans qu’il est construit, elle ne manque jamais de s’y installer dès le printemps. »
1907 – Le parfum de la Dame en noir
"Le presbytère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat". Cette phrase empruntée à George Sand, à laquelle une simple modification d'un mot a conféré une forte charge poétique, scande l'un des grands classiques de la littérature policière. On retrouve dans "Le Parfum de la dame en noir" tous les personnages du "Mystère de la chambre jaune". Grâce à Rouletabille, le mariage de Robert Darzac et de Mathilde Stangerson a enfin eu lieu et la mort de leur ennemi est officiellement constatée. À peine partie en voyage de noces, cependant, la belle Mathilde appelle Rouletabille à son secours. Leur impitoyable ennemi est réapparu! La situation devient alors angoissante : disparition, crime. Le mystère s'épaissit.
"– Vous n’avez jamais cru à sa mort ? » me demanda Rouletabille avec une émotion telle que je ne pouvais pas me l’expliquer, malgré l’horreur qui se dégageait de la situation, en admettant que nous dussions prendre à la lettre les termes du télégramme de M. Darzac. « Pas trop, fis-je. Il avait tant besoin de passer pour mort qu’il a pu faire le sacrifice de quelques papiers, lors de la catastrophe de La Dordogne. Mais qu’avez-vous, mon ami ?... vous paraissez d’une faiblesse extrême. Êtes-vous malade ?... »
Rouletabille s’était laissé choir sur une chaise. C’est d’une voix presque tremblante qu’il me confia à son tour qu’il n’avait cru réellement à sa mort qu’une fois la cérémonie du mariage terminée. Il ne pouvait entrer dans l’esprit du jeune homme que Larsan eût laissé s’accomplir l’acte qui donnait Mathilde Stangerson à M. Darzac, s’il avait été encore vivant. Larsan n’avait qu’à se montrer pour empêcher le mariage ; et, si dangereuse qu’eût été, pour lui, cette manifestation, il n’eût point hésité à se livrer, connaissant les sentiments religieux de la fille du professeur Stangerson, et sachant bien qu’elle n’eût jamais consenti à lier son sort à un autre homme, du vivant de son premier mari, se trouvât-elle même délivrée de celui-ci par la loi humaine ? En vain eût-on invoqué auprès d’elle la nullité de ce premier mariage au regard des lois françaises, il n’en restait pas moins qu’un prêtre avait fait d’elle la femme d’un misérable, pour toujours !
Et Rouletabille, essuyant la sueur qui coulait de son front, ajoutait : « Hélas ! rappelez-vous, mon ami... aux yeux de Larsan “le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat” ! » Je mis ma main sur la main de Rouletabille. Il avait la fièvre. Je voulus le calmer, mais il ne m’entendait pas :
– Et voilà qu’il aurait attendu après le mariage, quelques heures après le mariage, pour apparaître, s’écria-t-il. Car, pour moi, comme pour vous, Sainclair, n’est-ce pas ? la dépêche de M. Darzac ne signifierait rien si elle ne voulait pas dire que l’autre est revenu.
– Évidemment !... Mais M. Darzac a pu se tromper !... – Oh ! M. Darzac n’est pas un enfant qui a peur... cependant, il faut espérer, il faut espérer, n’est-ce pas, Sainclair ? Qu’il s’est trompé !... Non, non ! ça n’est pas possible, ce serait trop affreux !... trop affreux... Mon ami ! Mon ami !... oh ! Sainclair, ce serait trop terrible !... »
Je n’avais jamais vu, même au moment des pires événements du Glandier, Rouletabille aussi agité. Il s’était levé, maintenant... il marchait dans la chambre, déplaçait sans raison des objets, puis me regardait en répétant : « Trop terrible !... trop terrible ! » Je lui fis remarquer qu’il n’était point raisonnable de se mettre dans un état pareil, à la suite d’une dépêche qui ne prouvait rien et pouvait être le résultat de quelque hallucination... Et puis, j’ajoutai que ce n’était pas dans le moment que nous allions sans doute avoir besoin de tout notre sang-froid, qu’il fallait nous laisser aller à de semblables épouvantes, inexcusables chez un garçon de sa trempe. « Inexcusables !... Vraiment, Sainclair... inexcusables !... – Mais, enfin, mon cher... vous me faites peur !... que se passe-t-il ?
– Vous allez le savoir... La situation est horrible... Pourquoi n’est-il pas mort ? – Et qu’est-ce qui vous dit, après tout, qu’il ne l’est pas. – C’est que, voyez-vous, Sainclair... Chut !... Taisez-vous... Taisez-vous, Sainclair !... C’est que, voyez-vous, s’il est vivant, moi, j’aimerais autant être mort !
– Fou ! Fou ! Fou ! c’est surtout s’il est vivant qu’il faut que vous soyiez vivant, pour la défendre, elle ! – Oh ! oh ! c’est vrai ! Ce que vous venez de dire là, Sainclair !... C’est très exactement vrai !... Merci, mon ami !... Vous avez dit le seul mot qui puisse me faire vivre : « Elle ! » Croyez-vous cela !... Je ne pensais qu’à moi !... Je ne pensais qu’à moi !... »
Et Rouletabille ricana, et, en vérité, j’eus peur, à mon tour, de le voir ricaner ainsi et je le priai, en le serrant dans mes bras, de bien vouloir me dire pourquoi il était si effrayé, pourquoi il parlait de sa mort à lui, pourquoi il ricanait ainsi... « Comme à un ami, comme à ton meilleur ami, Rouletabille !... Parle, parle ! Soulage-toi !... Dis-moi ton secret ! Dis-le moi, puisqu’il t’étouffe !... Je t’ouvre mon cœur... »
Rouletabille a posé sa main sur mon épaule... Il m’a regardé jusqu’au fond des yeux, jusqu’au fond de mon cœur, et il m’a dit : « Vous allez tout savoir, Sainclair, vous allez en savoir autant que moi, et vous allez être aussi effrayé que moi, mon ami, parce que vous êtes bon, et que je sais que vous m’aimez ! » Là-dessus, comme je croyais qu’il allait s’attendrir, il se borna à demander l’indicateur des chemins de fer. « Nous partons à une heure, me dit-il, il n’y a pas de train direct entre la ville d’Eu et Paris, l’hiver ; nous n’arriverons à Paris qu’à sept heures. Mais nous aurons grandement le temps de faire nos malles et de prendre, à la gare de Lyon, le train de neuf heures pour Marseille et Menton. » Il ne me demandait même pas mon avis ; il m’emmenait à Menton comme il m’avait emmené au Tréport ; il savait bien que dans les conjonctures présentes je n’avais rien à lui refuser. Du reste, je le voyais dans un état si anormal que, n’eût-il point voulu de moi, je ne l’aurais pas quitté. Et puis, nous entrions en pleines vacations et mes affaires du palais me laissaient toute liberté.
Michel Zévaco (1860-1918)
Le feuilleton fut fatal au roman historique, d'autant que s'y introduit le roman de cap et d'épée se déroulant en maints épisodes palpitants. Les vingt dernières années de la vie de Michel Zévaco seront consacrées à l’écriture de ce type de romans-feuilletons. En 1899, il fait paraître "Le Chevalier de la Barre" dans Le journal du peuple, puis en avril 1900 "Borgia" dans La petite république française où il publie sept titres en cinq ans. Dans le journal Le Matin, il publiera neuf titres avec "Le Capitan", 1906 et repris en volume chez Fayard dans la collection « Le livre populaire ». La passion y côtoie le drame et la série des Pardaillan fourmille de personnages pittoresques..
1907 – Pardaillan
Le Capitan a été un feuilleton publié en 1906 dans Le Matin repris en volume chez Fayard dans la collection « Le livre populaire » à 65 centimes et dont le tirage initial a été de 100 000 exemplaires suivi de nombreuses rééditions. Monté à Paris pour faire fortune, le jeune Capestang tombe amoureux de Gisèle, la fille du duc d’Angoulême qui complote contre le jeune Louis XIII. Le Maréchal d’Ancre, Concini, voudrait bien conserver le pouvoir que Catherine de Médicis lui a confié mais Capestang, devenu Le Capitan, met en échec tous les complots, arrête le duc de Guise, tue Concini et épouse Gisèle d’Angoulême dont le père jure fidélité au jeune roi.
"La maison était basse, toute en rez-de-chaussée, avec un humble visage. Près d’une fenêtre ouverte, dans un fauteuil armorié, un homme, un grand vieillard à tête blanche ; une de ces rudes physionomies comme en portaient les capitaines qui avaient survécu aux épopées guerrières du temps du roi François Ier. Il fixait un morne regard sur la masse grise du manoir féodal des Montmorency, qui dressait au loin dans l’azur l’orgueil de ses tours menaçantes. Puis ses yeux se détournèrent. Un soupir terrible comme une silencieuse imprécation, gonfla sa poitrine ; il demanda :
– Ma fille ?... Où est ma fille ?...
Une servante, qui rangeait la salle, répondit :
– Mademoiselle a été au bois cueillir du muguet.
– Oui, c’est vrai ; c’est le printemps. Les haies embaument. Chaque arbre est un bouquet. Tout rit, tout chante, des fleurs partout. Mais la fleur la plus belle, ma Jeanne, ma noble et chaste enfant, c’est toi...
Son regard, alors, se reporta sur la formidable silhouette du manoir accroupi sur la colline, comme un monstre de pierre qui l’eût guetté de loin...
– Tout ce que je hais est là ! gronda-t-il. Là est la puissance qui m’a brisé, anéanti ! Oui, moi, seigneur de Piennes, autrefois maître de toute une contrée, j’en suis réduit à vivre presque misérable, dans cet humble coin de terre que m’a laissé la rapacité du Connétable !... Que dis-je, insensé ! Mais ne cherche-t-il pas, en ce moment même, à me chasser de ce dernier refuge !... Qui sait si demain ma fille aura encore une maison où s’abriter ! Ô ma Jeanne... tu cueilles des fleurs... tes dernières fleurs peut-être !...
Deux larmes silencieuses creusèrent un amer sillon parmi les rides de ce visage désespéré.
Soudain, il pâlit affreusement : un cavalier, vêtu de noir mettait pied à terre devant la maison, entrait et s’inclinait devant lui !...
– Enfer !... Le bailli de Montmorency !...
– Seigneur de Piennes, dit l’homme noir, je viens de recevoir de mon maître le connétable un papier que j’ai ordre de vous communiquer à l’instant.
– Un papier, murmura le vieillard, tandis qu’un grand frisson d’angoisse le secouait tout entier.
– Sire de Piennes, pénible est ma mission : ce papier que voici, c’est la copie d’un arrêt du Parlement de Paris en date d’hier, samedi 25 avril de cet an 1553.
– Un arrêt du Parlement ! s’exclama sourdement le seigneur de Piennes qui se dressa tout droit et croisa les bras. Parlez, monsieur. De quel nouveau coup me frappe la haine du connétable ? Voyons ! dites !
– Seigneur, dit le bailli d’une voix basse et comme honteuse, l’arrêt porte que vous occupez indûment le domaine de Margency ; que le roi Louis XII outrepassa son droit en vous conférant la propriété de cette terre qui doit faire retour à la maison de Montmorency, et qu’il vous est enjoint de restituer castel, hameau, prairies et bois dans le délai d’un mois...
Le seigneur de Piennes ne fit pas un mouvement, pas un geste. Seulement, une pâleur plus grande se répandit sur son visage, et, dans le silence de la salle, tandis qu’au-dehors, sur une branche de prunier fleuri, chantait une fauvette, sa voix tremblante s’éleva :
– Ô mon digne sire Louis douzième ! et vous, illustre François Ier ! sortirez-vous de vos tombes pour voir comme on traite celui qui, sur quarante champs de bataille, a risqué sa vie et versé son sang ? Revenez, sires ! Et vous assisterez à ce grand spectacle du vieux soldat dépouillé parcourant les routes de l’Île-de-France pour mendier un morceau de pain !
Devant ce désespoir, le bailli trembla.
Furtivement, il déposa sur une table le parchemin maudit, et il recula, gagna la porte et s’enfuit.
Alors, dans la pauvre maison, on entendit une clameur funèbre déchirante :
– Et ma fille ! Ma fille ! Ma Jeanne ! Ma fille est sans abri ! Ma Jeanne est sans pain ! Montmorency ! malédiction sur toi et toute ta race !
Le vieillard tendit ses poings crispés vers le manoir, ses yeux se convulsèrent... il s’évanouit.
La catastrophe était effroyable. En effet, Margency, qui depuis Louis XII, appartenait au seigneur de Piennes, était tout ce qui restait de son ancienne splendeur à cet homme qui avait jadis gouverné la Picardie. Dans l’effondrement de sa fortune, il s’était réfugié dans cette pauvre terre enclavée dans les domaines du connétable. Et une seule joie l’avait jusqu’ici rattaché à la vie, une joie lumineuse et pure ; sa fille, sa Jeanne, sa passion, son adoration.
Le pauvre revenu de Margency mettait du moins la dignité de l’enfant hors de toute insulte.
Maintenant, c’était fini ! L’arrêt du Parlement, c’était, pour Jeanne de Piennes et son père, la misère honteuse, la misère sinistre, ce que le peuple, avec son génie de l’épithète picturale appelle : la misère noire !..."
Pierre Souvestre (1874-1914) et Marcel Allain (1885-1969)
En 1911, Pierre Souvestre et Marcel Allain lancent une série de romans policiers ayant un héros bien particulier, le maître de l'effroi : un criminel aussi génial que sanguinaire, rêvant de conquérir le monde, et qui signe avec le nom mystérieux de Fantômas. Blaise Cendrars écrit dans la revue d'Apollinaire, Les Soirées de Paris : « Fantômas, c'est l’Énéide des temps modernes ». Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendrars, Robert Desnos, Jean Cocteau et les surréalistes célébrèrent à l'envi le criminel en cagoule et collants noirs. C’est l’illustrateur Gino Starace qui va mettre en scène les méfaits de Fantomas dans la collection du « Livre populaire » entre 1911 et 1913, créant ainsi un véritable cinéma imprimé propre à marquer les esprits : "Ils se pressent aux vitrines des librairies ou des marchands de journaux et là, les yeux écarquillés, le cou tendu, ils béent d’admiration devant la grossière imagerie des illustrés à un sou, ils se bousculent pour mieux voir, jusqu’au plus petit détail, les pages sanguinaires et imbéciles, où hurlent les couleurs les plus criardes – il faut bien n’est-ce pas, aguicher le passant". ( Van Dooren, Préface à l’édition de 1907 de son Anthologie Illustrée des Poètes et des Prosateurs)
En 1913, Louis Feuillade réalise "Fantômas - À l'ombre de la guillotine", drame muet en 3 parties et 30 tableaux, avec Georges Melchior (Jérôme Fandor, journaliste à La Capitale), René Navarre (Fantômas, le major Gurn), Edmond Bréon (l'inspecteur Juve), Renée Carl (Lady Beltham, la maîtresse de Fantômas). Suivent "Juve contre Fantômas", "Le Mort qui tue", "Fantômas contre Fantômas", "Le Faux Magistrat"....
LE MAGISTRAT CAMBRIOLEUR
"....Fantômas s'occupa avec zèle de rechercher les auteurs des vols de Saint-Calais. ll savait que les bijoux n'étaient pas facilement négociables, leur signalement ayant été envoyé partout.
ll se mit à fouiller la ville. puis les faubourgs. Dans un terrain vague, vivait une population hétéroclite, dans de vieux wagons dans des masures sordides. Fantômas, qui connaissait les usages de la pègre, orienta de ce côté ses recherches. Elles ne furent pas très longues. Fantômas était doué d'un flair étrange, il sentait le bandit à distance. Un soir, en rôdant autour d'un vieux wagon, il entendit des voix, poussa légèrement une porte délabrée et n'eut que le temps de se jeter de côté.
Bébé, l'apache, et Ribonard, le faux curé, apparurent simultanément, le revolver au poing.
Fantômas, paisible, un sourire cruel sur ses lèvres minces, les attendait. les bras croisés. ll les écarta d'un geste et. froidement s'assit entre eux deux sur l'une des marches du vieux wagon. Bébé avait reconnu le maitre, le terrible bandit devant lequel tout pliait; il abaissa son arme, soumis déjà devant celui qu'il craignait plus que la police et que tout l'arsenal des lois.
- Eh bien, mes enfants, on travaille ensemble maintenant, sans rien dire au patron! La bande des Ténébreux oublie Fantômas! Heureusement que lui n'oublie pas! Où sont les bijoux ?
Où est l`argent?
Les deux voleurs, subjugués, ne cachent plus rien et Fantômas, tirant un petit calepin de sa poche, y inscrit l'adresse des deux compères.
"Après-demain jeudi: Rendez-vous avec Ribonard pour les bijoux à cinq heures du soir, à l'église de Bouloire.
Adresse de Bébé : Hôtel des Rois Mages au Mans, où il demeure avec un autre membre de la Bande des Ténébreux, le nommé l'Elève."
Ayant obtenu tout ce qu`il voulait obtenir ce jour-là, Fantômas s'éloigne, laissant les deux bandits stupéfaits. . . . . . . . . ..
Le lendemain, le juge Pradier était invité à déjeuner au château de Tergall où le marquis offrait à quelques amis une partie de chasse.
Fantômas qui vivait une double existence, l'une ouvertement : celle du juge Pradier, l'autre secrète, celle du bandit, s'apprêta avec soin et se rendit à cette invitation.
L'assistance est brillante, Le déjeuner s`achève et l'on passe au salon. Fantômas observe chacun des invites, cherchant à les deviner les uns après les autres sous le masque de leur visage. Le bandit toujours en éveil, cherche des ennemis ou des dupes partout. Son observation n'est pas stérile. A un moment donné, il voit la marquise de Tergall s'approcher de l'un des invités, un jeune et brillant jeune homme, et lui glisser une lettre secrètement. Le jeune homme a pris la lettre et l'a mise dans la poche de son veston. Les gestes ont passé inaperçus de tous, excepté de Fantômas. Il s'approche doucement du jeune homme, une cigarette au doigt, et lui demande du feu; l'invité tend sa cigarette allumée et Fantômas, tout en allumant, glisse sa main dans la poche du veston et prend la lettre.
L'heure du départ pour la chasse est venue; le marquis de Tergall s'excuse de ne pouvoir accompagner ses invités; il vient d'être pris d'un malaise - une violente migraine - qui le fait beaucoup souffrir. Il souffre tellement qu'il va gagner sa chambre et se coucher. Les invités s'éloignent et la marquise accompagne son mari jusque dans sa chambre.
Resté seul au salon, Fantômas prend vite connaissance de la lettre qu'il vient de voler:
"Vous savez bien que je n'ai pas cessé de vous aimer, malgré mon mariage. Mais vous donner un rendez-vous aujourd'hui m'est impossible. Patientez, je vous prie, je crois pouvoir être libre bientôt. Je vous aime. Antoinette."
Avec un sourire cruel, le bandit replie cette lettre et la met dans sa poche au moment où la marquise revient. Elle a aidé son mari à se mettre au lit et comme il se plaignait du froid, elle a allumé la cheminée à gaz. Après avoir donné ces renseignements à Fantômas, elle lui demandé la permission de s'éloigner un moment pour vaquer à ses occupations de maîtresse de maison, ce à quoi le faux juge d'instruction la prie avec grâce.
- Je vais me mettre là, dit-il avec un sourire, et regarder des images.
Et prenant un lot de journaux illustrés, il s'installe commodément dans un fauteuil, pendant que la marquise s'éloigne. A peine a-t-elle franchi la porte du grand Salon que le faux juge d`instruction jette un coup d'œil furtif autour de lui. Convaincu qu'il est seul, il se lève et sort doucement.
Comment parvint-il à se glisser dans un caveau du château où se trouvait le compteur à gaz?
Arrivé dans le caveau, il alla au compteur, sa main tourna le robinet de distribution, le laissa fermé pendant quelques minutes, puis le rouvrit...
Là-haut, dans la chambre du marquis, la cheminée à gaz s'éteignit doucement,.... puis avec un petit sifflement le gaz échappé du conduit se répandit en vapeur de mort dans la chambre.
Fantômas remonta tranquillement, reprit place dans son fauteuil et se remit bien sagement à feuilleter ses journaux...."
(Troisième partie)
Gustave Le Rouge (1867-1938)
Gustave Le Rouge commence en 1904 à publier sous son nom seul des romans d'aventure comme "La Reine des éléphants", "L'Espionne du Grand Lama", "Le prisonnier de la planète Mars" (1908), "La guerre des vampires" (1909) puis, à partir de novembre 1912, les 18 fascicules mensuels et terrifiants qui composent "Le Mystérieux Docteur Cornélius". Les laboratoires fantastiques, les poisons instantanés, les sociétés secrètes enrichissent les énigmes de Gustave Le Rouge qui a ainsi créer la figure du Dr Cornélius, le "sculpteur de chair humaine"...
1912- Le Mystérieux Docteur Cornélius
«Le Mystérieux Docteur Cornélius, ce chef-d'oeuvre du roman d'aventures scientifico-policières, ce roman du monde moderne où, par les tableaux de la nature exotique, son goût policier de l'intrigue, son penchant métaphysique, son don de visionnaire scientifique, mon ami Le Rouge a fait la somme du roman du XIXe siècle, de Bernardin de Saint-Pierre à Wells, en passant par Poe, Gustave Aymard, le Balzac de Séraphita, le Villiers de L'Isle-Adam de l'Ève future, l'école naturaliste russe et le théâtre d'épouvante...» Ainsi Blaise Cendrars, poète du voyage et aventurier des mots, parle-t-il de l'obscur et flamboyant Gustave Le Rouge, ami de Verlaine, des gitans et des mandragores, pionnier de la science-fiction, prince du fait divers parmi les journalistes...
La série comprend : L'Énigme du «Creek Sanglant» - Le Manoir aux diamants - Le Sculpteur de chair humaine - Les Lords de la «Main Rouge» - Le Secret de l'île des pendus - Les Chevaliers du chloroforme - Un drame au Lunatic-Asylum - L'Automobile fantôme - Le Cottage hanté - Le Portrait de Lucrèce Borgia - Coeur de gitane - La Croisière du Gorill-Club - La Fleur du sommeil - Le Buste aux yeux d'émeraude - La Dame aux scabieuses - La Tour fiévreuse - Le Dément de la Maison Bleue - Bas les masques!
"Vers la fin de l’année 190…, un groupe de capitalistes yankees avait décidé la fondation d’une ville, en plein Far West, au pied même des montagnes Rocheuses. Un mois ne s’était pas écoulé que la nouvelle cité, encore sans maisons, était déjà reliée par trois lignes au réseau ferré de l’Union ; dès l’origine, on l’avait baptisée Jorgell-City, du nom du président du trust qui la créait, le milliardaire Fred Jorgell. Les travailleurs accouraient de toutes parts ; dès le deuxième mois, trois églises étaient édifiées et quatre théâtres étaient en pleine exploitation. Autour d’une place où subsistaient quelques beaux arbres, espoir d’un square pittoresque, les carcasses d’acier des maisons
à trente étages commençaient à s’aligner. C’était une vraie forêt de poutres métalliques, bruissantes nuit et jour de la cadence
des marteaux, du grincement des treuils et du halètement des machines. En Amérique, on commence les murailles par en haut, une fois le bâti d’acier mis en place et les ascenseurs installés.
C’était un spectacle fantastique que celui de ces logis aériens, juchés, comme des nids d’oiseau, au sommet des géantes poutrelles d’acier, pendant que les ouvriers achevaient fiévreusement de combler avec des rangs de briques, parfois même avec de simples plaques d’aluminium, les interstices de la charpente métallique. Plus loin, on coulait en quelques heures, d’après le procédé d’Edison, des édifices entiers en béton armé. De la terrasse de son palais, où il passait de longues heures, Fred Jorgell prenait un indicible plaisir à voir sortir de terre avec une rapidité magique la ville nouvelle, éclose en plein désert, au soleil de ses milliards.
Par une sorte de superstition, le milliardaire avait voulu que la première pierre de « sa ville » fût posée le jour de l’anniversaire de la naissance de sa fille, de telle sorte qu’on célébrât du même coup la première année de Jorgell-City et les vingt ans de miss Isidora.
Les réjouissances furent d’une somptuosité inouïe, presque extravagante, dignes enfin de la colossale fortune de l’amphitryon. Après le dîner servi dans le jardin d’hiver au milieu des massifs de citronniers, de magnolias, de jasmins et d’orchidées, il y eut bal sur les pelouses du parc illuminé ; mais la principale attraction, c’étaient les cadeaux envoyés à miss Isidora et exposés dans un petit salon attenant au jardin d’hiver. Ils étaient d’un luxe royal : c’était un ruissellement de joyaux dont le plus humble avait coûté une fortune.
Entre toutes ces merveilles, on remarquait un rubis « sang de pigeon » dont la grosseur et l’éclat étaient incomparables. Cette gemme eût été digne du diadème d’une impératrice ; aucune des jeunes milliardaires présentes n’en possédait qui pût lui être comparée ; d’ailleurs, d’habiles détectives vêtus avec élégance et mêlés à la foule des invités devaient veiller sur les trésors étalés, en apparence si insoucieusement..."
1908 – Le prisonnier de la planète mars
Gustave Le Rouge, le grand oublié… Ami des mandragores, des alchimistes, des utopistes et des gitans, intime de Paul Verlaine, fermier, journaliste expert dans les faits divers, auteur dramatique, scénariste de films, animateur de cirque, candidat malheureux à la députation de Nevers, membre d'une conspiration manquée contre le roi des Belges, époux d'une écuyère de cirque, puis d'une voyante défigurée, pionnier de la science-fiction, auteur de livres sur le langage des fleurs et des rêve, Gustave Le Rouge est un homme et un écrivain aux multiples facettes, qui mérite d'être redécouvert.
Robert Darvel, jeune inventeur français, raconte à un ami qu'il avait monté une expédition en Sibérie, en association avec un astronome nommé Bolenski, pour tenter d'entrer en communication avec la planète Mars à l'aide de figures gigantesques disposées au sol. Au cours de la soirée, Robert reçoit un courrier d'un mystérieux M. Ardavena, qui dit connaître ses travaux et souhaite le rencontrer immédiatement, pour lui faire une proposition. Robert disparaît…
"Un matin en s’éveillant, après une nuit remplie de cauchemars, Pitcher fut épouvanté de trouver sur sa table de nuit, à côté de l’encrier et de la plume, qu’il était sûr d’avoir laissés dans son atelier, une feuille de papier sur laquelle étaient tracées quelques lignes signées Robert Darvel : « Ne vous inquiétez pas de ce que je suis devenu, disait l’ingénieur. Je suis en train de résoudre un merveilleux problème, je reviendrai d’ici peu. Surtout ne vous faites aucun chagrin à cause de moi et ne cherchez pas à savoir par quel moyen j’ai réussi à vous donner de mes nouvelles ».
Bah ! s’était d’abord écrié le naturaliste, c’est une plaisanterie : Robert est venu et il a dû passer par la fenêtre pour me faire cette blague-là. Mais la fenêtre était à vingt pieds du sol et un « massif » hargneux qui ne connaissait que ses maîtres errait toutes les nuits dans le petit jardin.
L’honnête Pitcher eut quelques instants une frayeur légitime. Toutes les histoires de survie, d’apparitions, de spiritisme qu’il avait entendues ou lues lui revinrent en mémoire. Si la maison est hantée, que va dire maman ? Mais il y avait en lui un tel fonds d’optimisme et de candeur qu’il finit par conclure que Robert avait fait sans doute une nouvelle et miraculeuse invention.
– Ce Darvel est si malin, s’écria-t-il, qu’il a dû trouver quelque chose de peu banal. Il m’en donne l’étrenne, c’est tout naturel. Ce doit être une machine dans le genre du télégraphe sans fil. Et Pitcher rentra dans son atelier, pour mettre la dernière main à l’empaillage d’un super ménure-lyre, destiné au cabinet d’histoire naturelle du muséum d’Édimbourg."
1909 - La guerre des vampires
La suite du «Prisonnier de la planète Mars». Ralph Pitcher et Miss Alberte ont acquis la certitude que leur ami Robert Darvel se trouve sur la planète Mars. Aidés du capitaine Wad, de l'astronome Bolenski et de Georges Darvel (le frère cadet de Robert), ils installent en Tunisie un laboratoire pour suivre les messages venant de Mars et essayer de trouver le moyen de ramener leur ami sur Terre. Or un soir, lors d'un violent et curieux orage, une boule de feu s'abat sur le laboratoire...
1923 - Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire
Sous un nom d'emprunt, le milliardaire Todd Marvel s'adonne à sa passion des énigmes en exerçant la profession de détective privé à San Francisco, accompagné de son fidèle assistant Floridor. À l'occasion d'une fête donnée par son ami le banquier Rabington, il évente un complot destiné à s'approprier la fortune de celui-ci et de sa pupille, la charmante Miss Elsie. S'ensuit alors une course-poursuite remplie de rebondissements pour capturer et mettre hors d'état de nuire l'instigateur de ce complot, le redoutable docteur Klaus Kristian dont les connaissances médicales avancées et l'intelligence aigüe sont toutes entières dévouées au crime. Lorsqu'on le croit mort, Klaus Kristian reparaît toujours là où on l'attend le moins - dans une propriété abandonnée en Louisiane, dans une pension de famille à New York, dans une concession minière au Mexique... - et semble sans cesse devoir échapper au détective grâce à des talents de manipulateur hors du commun. Todd Marvel arrivera-t-il à neutraliser définitivement le terrible docteur et sa bande? Pourra-t-il enfin libérer Miss Elsie de cette menace permanente et épouser la jeune femme qui partage ses sentiments? Mené à un rythme haletant, avec des personnages au caractère bien trempé, ce premier tome ravira les amateurs de littérature populaire du début du vingtième siècle.
Maurice Leblanc (1864-1941)
En 1905, Maurice Leblanc publie dans le m:agazine "Je sais tout" une première nouvelle intitulée "L'Arrestation d'Arsène Lupin". Fils d'un constructeur naval, issu d'une famille bourgeoise, Maurice Leblanc, bourgeois en réaction contre son milieu et influencé tant par Maupassant que par Edgar Poe, avait écrit une dizaine de romans psychologiques avant qu'on lui demande un conte pour le magazine "Je sais tout" : c'est alors que s'impose en lui, inspiré du "gentleman burglar" Arthur J. Raffles (imaginé en 1890 par Ernest William Hornung), l'obsédant personnage d'Arsène Lupin, gentleman cambrioleur qui donneront une cinquantaines d'aventures et rempliront vingt volumes de romans, dont "Arsène Lupin gentleman cambrioleur" (1908), "Arsène Lupin contre Sherlock Holmes" (1917), "L'aiguille creuse" (1909), "813" qui comprend "la double vie d'Arsène Lupin" (1910) et "Les trois crimes d'Arsène Lupin" (1917), "Le bouchon de cristal" (1912), "Les confidences d'Arsène Lupin", "L'île aux trente cercueils", "Les huit coups de l'horloge", "La demoiselle aux yeux verts", "La femme aux deux sourires", "Victor de la brigade mondaine".. S'il vole, ses victimes sont si riches qu'on ne peut que l'absoudre, s'il étrangle la belle Dolorès, c'est dans un cas de légitime défense, lucide, audacieux, athlète complet, exerçant tous les métiers, d'une séduction incomparable, les femmes lui sont toutes acquises...
1907 - Arsène Lupin, gentleman cambrioleur (recueil de 9 nouvelles)
L’Arrestation d’Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L’Évasion d’Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffre-fort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 à 1907)
1908 - Arsène Lupin contre Herlock Sholmès
La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907)
Arsène Lupin se mesure à Herlock Sholmès dans une aventure au coeur de Paris où Lupin tombe amoureux de la Dame Blonde. Celle-ci, par amour pour Arsène Lupin, l'aide à commettre les vols les plus spectaculaires. Cette seconde oeuvre semble avoir été écrite pour affirmer la supériorité de l'aventurier français sur l'un des héros indétrônables de nos camarades d'outre-manche.
"Le 8 décembre de l’an dernier, M. Gerbois, professeur de mathématiques au lycée de Versailles, dénicha, dans le fouillis d’un marchand de bric-à-brac, un petit secrétaire en acajou qui lui plut par la multiplicité de ses tiroirs. « Voilà bien ce qu’il me faut pour l’anniversaire de Suzanne, pensa-t-il. »
Et comme il s’ingéniait, dans la mesure de ses modestes ressources, à faire plaisir à sa fille, il débattit le prix et versa la somme de soixante cinq francs. Au moment où il donnait son adresse, un jeune homme, de tournure élégante, et qui furetait déjà de droite et de gauche, aperçut le meuble et 7 demanda : – Combien ? – Il est vendu, répliqua le marchand. – Ah !... à monsieur, peut-être ?
M. Gerbois salua et, d’autant plus heureux d’avoir ce meuble qu’un de ses semblables le convoitait, il se retira. Mais il n’avait pas fait dix pas dans la rue qu’il fut rejoint par le jeune homme, qui, le chapeau à la main et d’un ton de parfaite courtoisie, lui dit : – Je vous demande infiniment pardon, monsieur... Je vais vous poser une question indiscrète... Cherchiez-vous ce secrétaire plus spécialement qu’autre chose ? – Non. Je cherchais une balance d’occasion pour certaines expériences de physique. – Par conséquent, vous n’y tenez pas beaucoup ? – J’y tiens, voilà tout. – Parce qu’il est ancien, peut-être ? – Parce qu’il est commode. – En ce cas vous consentiriez à l’échanger contre un secrétaire aussi commode, mais en meilleur état ? – Celui-ci est en bon état, et l’échange me paraît inutile.
– Cependant... M. Gerbois est un homme facilement irritable et de caractère ombrageux. Il répondit sèchement : – Je vous en prie, monsieur, n’insistez pas. L’inconnu se planta devant lui. – J’ignore le prix que vous l’avez payé, monsieur... Je vous en offre le double. – Non. – Le triple ? – Oh ! restons-en là, s’écria le professeur, impatienté, ce qui m’appartient n’est pas à vendre. Le jeune homme le regarda fixement, d’un air que M. Gerbois ne devait pas oublier, puis, sans mot dire, tourna sur ses talons et s’éloigna.
Une heure après on apportait le meuble dans la maisonnette que le professeur occupait sur la route de Viroflay. Il appela sa fille. – Voici pour toi, Suzanne, si toutefois il te convient. Suzanne était une jolie créature, expansive et heureuse. Elle se jeta au cou de son père et l’embrassa avec autant de joie que s’il lui avait offert un cadeau royal. Le soir même, l’ayant placé dans sa chambre avec l’aide d’Hortense, la bonne, elle nettoya les tiroirs et rangea soigneusement ses papiers, ses boîtes à lettres, sa correspondance, ses collections de cartes postales, et quelques souvenirs furtifs qu’elle conservait en l’honneur de son cousin Philippe.
Le lendemain, à sept heures et demie, M. Gerbois se rendit au lycée. À dix heures, Suzanne, suivant une habitude quotidienne, l’attendait à la sortie, et c’était un grand plaisir pour lui que d’aviser, sur le trottoir opposé à la grille, sa silhouette gracieuse et son sourire d’enfant. Ils s’en revinrent ensemble. – Et ton secrétaire ? – Une pure merveille ! Hortense et moi, nous avons fait les cuivres. On dirait de l’or. – Ainsi tu es contente ? – Si je suis contente ! C’est-à-dire que je ne sais pas comment j’ai pu m’en passer jusqu’ici. Ils traversèrent le jardin qui précède la maison. M. Gerbois proposa : – Nous pourrions aller le voir avant le déjeuner ? – Oh ! oui, c’est une bonne idée. Elle monta la première, mais, arrivée au seuil de sa chambre, elle poussa un cri d’effarement. – Qu’y a-t-il donc ? balbutia M. Gerbois. À son tour il entra dans la chambre. Le secrétaire n’y était plus.
... Ce qui étonna le juge d’instruction, c’est l’admirable simplicité des moyens employés. En l’absence de Suzanne, et tandis que la bonne faisait son marché, un commissionnaire muni de sa plaque – des voisins la virent – avait arrêté sa charrette devant le jardin et sonné par deux fois. Les voisins, ignorant que la bonne était dehors, n’eurent aucun soupçon, de sorte que l’individu effectua sa besogne dans la plus absolue quiétude. À remarquer ceci : aucune armoire ne fut fracturée, aucune pendule dérangée. Bien plus, le porte-monnaie de Suzanne, qu’elle avait laissé sur le marbre du secrétaire, se retrouva sur la table voisine avec les pièces d’or qu’il contenait. Le mobile du vol était donc nettement déterminé, ce qui rendait le vol d’autant plus inexplicable, car, enfin, pourquoi courir tant de risques pour un butin si minime ? Le seul indice que put fournir le professeur fut l’incident de la veille..."
1911-1913 : Les Confidences d'Arsène Lupin (recueil de 9 nouvelles)
Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne (Je Sais Tout 15 janvier 1913) – Le Fétu de paille (Je Sais Tout 15 février 1913) – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 à 1913)