Rosa Luxemburg (1871-1919) - Karl Liebknecht (1871-1919) - Käthe Kollwitz (1867-1945) - Conrad Felixmüller (1897-1977) -
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Last update : 11/11/2016
Principalement en Europe, les mouvements sociaux de 1917 à 1923 formèrent un vague révolutionnaire déclenchée, généralement, par la fin de la Première Guerre mondiale, et les révolutions russes de 1917 en particulier.
Auparavant, l'écrasement de la Commune de Paris, qui suit les échecs des canuts de Lyon (1834) et 1848, ont ébranlés le mouvement prolétarien en France comme en Europe. Mais alors qu'en France, l'influence théorique de Marx est désormais réduite, une seconde génération de théoriciens marxistes se met en place dans le reste de l'Europe : Bernstein, Kautsky, Renner, Rosa Luxemburg, Karl Korsch, en Allemagne; Plekhanov, Lénine, Trotsky, en Russie; Labriola, en Italie; Hilferding, Otto Bauer, Gyorgy Lukacs, en Autriche-Hongrie..
Deux révolutions touchent la Russie durant l’année de 1917 alors que le pays est impliqué dans la première guerre mondiale. Du 23 au 28 février 1917, la population de la capitale Petrograd (Saint-Pétersbourg) manifeste, d'abord pour avoir du pain puis contre la guerre et le régime du tsar Nicolas II. Des soldats rejoignent bientôt les civils et la manifestation se transforme en insurrection que l'armée tsariste ne parvient pas à réprimer. Nicolas II est alors contraint d’abdiquer et un gouvernement provisoire est mis en place mais s'enlise très rapidement. Le 25 octobre 1917, les bolcheviks organisent le renversement du gouvernement provisoire et prennent le contrôle de Petrograd et de Moscou. Soutenus par les soviets, ils forment un nouveau gouvernement dirigé par Lénine, le « Conseil des commissaires du peuple », qui prend les premiers décrets établissant la confiscation des terres nobles, la nationalisation des usines et des banques, et la signature de la paix de Brest-Litovsk en mars 1918 avec l'Allemagne.
Des révolutions prolétariennes éclatent à la fin de l’année 1918 en Allemagne, en Autriche et dans toute l’Europe orientale et centrale. "Toute l’Europe est remplie d’un esprit révolutionnaire. Il existe parmi les travailleurs un sentiment profond non seulement de mécontentement mais de colère et de révolte contre les conditions de l’avant-guerre. Tout l’ordre existant, dans ses aspects politiques, sociaux et économiques, est mis en question par la masse de la population d’un bout à l’autre de l’Europe" (Lloyd George , 1918). Alors qu’en Russie la révolution est un succès, elle échoue dans le reste de l’Europe , les insurrections sont toutes écrasées en quelques mois.
Désormais, la doctrine des partis communistes va se doubler d'une nouvelle idéologie, baptisée « léninisme », qui englobe les textes et la pratique léniniste de la conquête du pouvoir, mais aussi, très rapidement, les textes et la pratique de la IIIe Internationale, puis ceux de Staline, du Komintern et de tous les partis communistes du monde qui deviennent « staliniens »...
L'une des raisons de la fascination qu'a pu exercer le marxisme tient au fait, non pas qu'il ait proposer un idéal politique, mais de sa prétention via une lecture scientifique de l'histoire et une dynamique des sociétés, à déduire la société idéale et les moyens pour y parvenir. Le marxisme plonge dans la distinction qu'avait fait Hegel entre une histoire interprétée en terme de liberté et de volonté humaines, et l'absolue rationalité et donc nécessité de cette histoire : pour Hegel, la liberté, la pratique humaine, est une illusion, on peut se croire libre mais on est en fait intégralement déterminé par un processus historique inéluctable. La doctrine de Marx a pour projet de concilier pratique et théorie en donnant à ce projet un caractère absolu. De là la conception d'une "science révolutionnaire" qui non seulement produit l'intelligibilité complète des processus historiques (le réel est intégralement déterminé) et assigne comme fin suprême à l'action humaine la maîtrise totale de son devenir : soit une contradiction entre une nécessité théorique et une pratique qui exclut cette nécessité. Cette contradiction habite les textes de Marx et les développements ultérieurs du marxisme. D'où des affrontements théoriques et simultanément les difficultés de mise en oeuvre dans l'enchaînement des événements historiques à venir. Dès la IIe Internationale, entre 1889 et 1902, s'opposent deux visions, l'une, qualifiée d'orthodoxe, qui entend laisser se dérouler le processus historique, et une démarche plus volontariste qui vise à accélérer ce processus au moyen d'une pratique révolutionnaire.
La synthèse s'avère rapidement impossible dans un contexte d'exaltation révolutionnaire et de cristallisation extrême des tempéraments autour de thèmes restés foncièrement ambivalents. Rosa Luxemburg, dans un premier temps, s'accorde avec Lénine et Kautsky pour défendre contre le révisionnisme de Bernstein l'action révolutionnaire, et fait appel à ce curieux et contradictoire mélange de rationalité et de dialectique de l'histoire. Mais par la suite, elle en vient à critiquer sévèrement dans la "Révolution russe" (1921) le "volontarisme" bolchevik, au nom de cette rationalité historique, et stigmatise le "mécanisme" de Kautsky, au nom de l'action révolutionnaire. Les avatars ultérieurs du marxisme sont ainsi déjà présents dans ces premiers débats.
(Isaak Brodsky (1919), Lenin with a Manifesto - State Historical Museum, Moscow)
Karl Kautsky (1854-1938), ancien secrétaire d'Engels, est en Allemagne jusqu'en 1914 le gardien de l'orthodoxie marxiste. Il lutte alors pour contrer le révisionnisme de Eduard Bernstein (1850-1932) qui remet en cause la dialectique révolutionnaire. En 1919, la révolution spartakiste déferle sur l'Allemagne, le 5 janvier était censé être une répétition de la révolution russe bolchevique de 1917 : mais très rapidement le social-démocrate Gustav Noske, lance la contre-offensive et les forces paramilitaires de quelques cinq mille Freikorps dans Berlin, et fait assassiner les deux dirigeants spartakistes Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. La « Commune de Berlin » est démantelée et la dernière expérience de conseils, en Bavière, est écrasée par l'armée en mai 1919, pour laisser place à l'édification de la République de Weimar (1919-1933).
Pour Karl Marx et Friedrich Engels, seule une avant-garde révolutionnaire, externe à la classe ouvrière, est en mesure d'organiser cette fameuse grève générale prolétarienne qui emportera le changement historique. Rosa Luxemburg ne partage pas cette analyse, et s'inspirant des grandes grèves ouvrières et du "Dimanche rouge" de Saint-Pétersbourg qui débouchèrent sur la révolution russe de 1905, défend l'idée du caractère "spontané" de ce mouvement : "la grève générale est la forme que prend à un moment donné la lutte révolutionnaire", à un moment donné des conditions historiques et sociales s'imposent aux ouvriers, pour de meilleurs salaires, par exemples, puis à des fins politiques, et les dirigeants du mouvement se doivent alors d'accompagner et d'incarner les sentiments et les ambitions de ces masses. Lénine ne pouvait partager ce point de vue, cette "spontanéité révolutionnaire" se prive des bienfaits de l'organisation réfléchie qu'apportent des dirigeants parfaitement éclairés. Pour Rosa Luxemburg, la conception de Lénine ne peut aboutir qu'à la dictature, un mouvement révolutionnaire ne peut se décréter et s'installer durablement sans véritable ancrage ouvrier..
Rosa Luxemburg (1871-1919)
Née dans une famille juive aisée, elle vit à Varsovie puis à Zurich. En contact avec le mouvement social-démocrate de Pologne, elle est en désaccord avec lui sur la question nationale. Elle est en effet partisan de l'autonomie polonaise dans une Russie démocratique et hostile à l'indépendance. En 1898, elle adopte la nationalité allemande, prend vivement parti, en pleine crise du marxisme, contre le révisionnisme de Bernstein et écrit "Réforme sociale ou Révolution"; elle marque de même son désaccord avec Lénine sur la question de l'organisation du parti. Elle rédige "Grève de masse, parti et syndicats" après un séjour en prison (1906), puis enseigne l'économie à l'école du parti social-démocrate allemand et rédige alors "l'Accumulation du capital" (1913). Elle rompt avec Kautsky en 1913, s'oppose à la guerre, est arrêtée plusieurs fois, et c'est en prison qu'elle rédige la brochure sur la Révolution russe publiée après sa mort par Paul Levi et qui donnera lieu à de nombreuses controverses (1921). Libérée à la fin de la guerre, elle fait partie avec Liebknecht du groupe Spartakus et rédige le programme du parti communiste allemand. Elle participe contre son gré à la révolte spartakiste, est arrêtée avec Liebknecht et exécutée sommairement : son corps sera jeté dans le Landwerkanal et retrouvé plusieurs mois plus tard...
Grève de masse, parti et syndicats (1906)
Le théoricien socialiste allemand Eduard Bernstein entendait adapter le marxisme aux formes nouvelles du capitalisme allemand de la fin du 19e siècle : Marx avait prédit l'effondrement inévitable du capitalisme et la révolution socialiste dans un avenir proche. Or sa prédiction semblait infirmée par les faits. Après la grande crise de 1873 le capitalisme a manifesté une vigueur et une élasticité étonnantes. Marx avait analysé une tendance à la concentration croissante du capital. Bernstein affirme au contraire que les petites entreprises non seulement survivent mais encore s'accroissent en nombre. La prise du pouvoir politique par le prolétariat n'est plus à privilégier, mais il faut désormais que le Parti avance pas à pas dans la voie des conquêtes sociales. Le Parti doit mettre en accord la théorie et la praxis, et procéder à une révision des thèses marxistes : le Parti doit avoir « le courage de paraître ce qu'il est aujourd'hui en réalité : un parti réformiste, démocrate socialiste » . Pour Rosa Luxemburg, les principes du marxisme ne sont pas figés, c'est une méthode et une doctrine inspirées de l'histoire. Quand bien même Marx se serait trompé quant à l'estimation de la date et des circonstances de l'effondrement du capitalisme, cela n'implique pas que cet effondrement ne se produira pas. De plus Bernstein abandonne complètement le terrain de ta lutte des classes, et sous-estime ou va jusqu'à nier la résistance de la bourgeoisie aux conquêtes pratiques du mouvement ouvrier. En 1905 la Révolution russe remplit d'espoir les masses prolétariennes de tous les pays, et celles-ci ont expérimentées avec succès la grève de masse. Et contrairement à l'idée adoptée en Allemagne où l'on accordait une importance de plus en plus considérable à l'organisation et à la discipline du Parti, Rosa Luxemburg montre qu'en Russie ce n'est pas l'organisation qui a créé la Révolution, mais la Révolution qui a produit l'organisation, c'est d'une action spontanée de la masse que naît l'organisation.
"Le sort de la démocratie est lié, nous l'avons vu, au sort du mouvement ouvrier. Mais le développement de la démocratie rend-il superflue ou impossible une révolution prolétarienne dans le sens de la prise du pouvoir d`Etat, de la conquête du pouvoir politique? Bernstein tranche cette question en pesant soigneusement les aspects positifs et les aspects négatifs de la réforme légale et de la révolution, à peu près comme on pèse de la cannelle ou du poivre dans une coopérative de consommation. Dans le cours légal, il voit l'action du raisonnement; dans son cours révolutionnaire, celle du sentiment; dans le travail réformiste, une méthode lente; dans la révolution, une méthode rapide de progrès historique; dans la légalité, une force méthodique, dans l'insurrection une violence spontanée. C'est une chose bien connue que le réformateur petit-bourgeois aperçoit en tout un "bon" et un "mauvais" côté et qu'il mange à tous les râteliers. C'est aussi une chose bien connue que le cours réel de l'histoire ne se soucie guère des combinaisons petites-bourgeoises, et renverse d'un coup les échafaudages bien construits et les calculs, sans tenir compte des "bons côtés" des choses, si bien triés en tas.
En fait, dans l'histoire, la réforme légale ou la révolution se mettent en marche pour des raisons plus puissantes que le calcul des avantages ou des inconvénients comparés des deux méthodes. Dans l'histoire de la société bourgeoise, la réforme légale eut pour effet de renforcer progressivement la classe ascendante jusqu'à ce que celle-ci se sente assez forte pour s'emparer du pouvoir politique et mettre à bas le système juridique pour en construire un nouveau. Bernstein, qui condamne les méthodes de prise de pouvoir politique en leur reprochant de reprendre les théories blanquistes de la violence taxe à tort de blanquisme ce qui est depuis des siècles le pivot et la force motrice de l'histoire humaine. Depuis qu'il existe des sociétés de classe et que la lutte des classes constitue le moteur essentiel de l'histoire, la conquête du pouvoir politique a toujours été le but de toutes les classes ascendantes ainsi que le point de départ et le point d'aboutissement de toute période historique. C'est ce que nous constatons dans les longues luttes de la paysannerie contre les financiers et contre la noblesse dans l'ancienne Rome, dans les luttes du patriciat contre les évêques et dans celles de l'artisanat contre les patriciens dans les villes du Moyen-âge, ainsi que dans celles de la bourgeoisie contre le féodalisme dans les temps modernes. La réforme légale et la révolution ne sont donc pas des méthodes différentes de progrès historique que l'on pourrait choisir à volonté comme on choisirait des saucisses chaudes ou des viandes froides au buffet, mais des facteurs différents de l`évolution de la société de classe, qui se conditionnent et se complètent réciproquement, tout en s'excluant, comme par exemple le pôle Sud et le pôle Nord, la bourgeoisie et le prolétariat. A chaque époque, en effet, la constitution légale est un simple produit de la révolution.
Si la révolution est l'acte de création politique de l'histoire de classe, la législation n'est que l'expression, sur le plan politique, de l'existence végétative et continue de la société. Le travail légal de réformes ne possède aucune forme motrice propre, indépendante de la révolution; il ne s'accomplit dans chaque période historique que dans la direction que lui a donnée l'impulsion de la dernière révolution, et aussi longtemps que cette impulsion continue à se faire sentir ou, pour parler concrètement, seulement dans le cadre de la forme sociale créée par la dernière révolution. Nous sommes là au cœur du problème. Il est inexact et contraire à la vérité historique de se représenter le travail de réforme comme une révolution diluée dans le temps, et la révolution comme une réforme condensée. Une révolution sociale et une réforme légale ne sont pas des éléments distincts par leur durée, mais par leur contenu; tout le secret des révolutions historiques, de la prise du pouvoir politique, est précisément dans le passage de simples modifications quantitatives en une qualité nouvelle ou, pour parler concrètement, dans le passage d'une période historique d'une forme de société donnée à une autre. Quiconque se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l'encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but; il a en vue un but différent : au lieu de l'instauration d'une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l'ancienne société. Ainsi les thèses politiques du révisionnisme conduisent-elles à la même conclusion que ses théories économiques. Elles ne visent pas, au fond, à réaliser l'ordre socialiste, mais à réformer l'ordre capitaliste, elles ne cherchent pas à abolir le système du salariat, mais à doser ou à atténuer l'exploitation, en un mot elles veulent supprimer les abus du capitalisme et non le capitalisme lui-même.
Cependant, ce que nous venons de dire de la fonction respective de la réforme légale et de la révolution n'est-il pas valable uniquement pour une lutte de classes du passé ? Peut-être, grâce au développement du système juridique bourgeois, incombe-t-il à la réforme légale de faire passer la société d'une phase historique à une autre? la conquête du pouvoir d'Etat par le prolétariat n'est-elle pas devenue une "phrase vide de sens", comme le prétend Bernstein ! En fait, c'est le contraire qui est vrai. Qu'est-ce qui distingue la société bourgeoise des autres sociétés de classe, de la société antique et de la société féodale ? C'est le fait que la domination de classe n'y repose pas sur les "droits acquis", mais sur de véritables rapports économiques, le fait que le salariat n'est pas un rapport juridique, mais un rapport purement économique. On ne trouvera dans tout notre système juridique aucun statut légal de la domination de classe actuelle. S'il en reste encore des traces, ce sont des survivances de la société féodale, tel le règlement du statut de la domesticité. Comment supprimer alors l'esclavage du salariat progressivement "par la voie légale", s'il n'est pas traduit dans les lois ? ..."
Rosa Luxemburg, "Die Tendenzen der kapitalistischen Wirtschaft..."
"Wie ist die kapitalistische Wirtschaft möglich?" - COMMENT L'ECONOMIE CAPITALISTE EST-ELLE POSSIBLE, ET PUISQU'ELLE EST, DOMINANTE, L'ECONOMIE POLITIQUE NE PEUT CERTES PENSER SON ENIGME MAIS A TOUT LE MOINS DECRYPTER SON MOUVEMENT D'ENSEMBLE ET SA FIN...
"Introduction à l'économie politique" (publication posthume), traduite de "Einführung in die Nationalökonomie" (Ausgewählte reden und Schriften), un écrit qui devait être publié en 1909-1910 et comportant huit parties, "1. Was ist Nationalökonomie? 2. Die gesellschaftliche Arbeit. 3. Wirtschaftsgeschichtliches (Urkommunismus, Sklavenwirtschaft, Fronwirtschaft, Zunfthandel). 4. Der Austausch. 5. Lohnarbeit. 6. Herrschaft des Kapitals (Profitrate). 7. Krise. 8. Tendenzen der kapitalistischen Wirtschaft" (Qu’est-ce que l’économie nationale? Le travail social. L'Histoire économique (communisme primitif, esclavage, économie féodale, commerce corporatif). La production marchande. Le travail salarié. Le profit capitaliste. La Crise. Les tendances de l'économie capitaliste ..).
On rappelle que Marx ne n'intéressait pas tant aux "phénomènes économiques en général", mais, comme le fait Rosa Luxemburg, qu'à la seule production marchande, c'est-à-dire à la marchandise et au mode de production capitaliste (cf. Le Capital). Il n'existe pas de lois abstraites de la vie économique, applicable à toute société, au passé ou au présent. Et s'il y a une nécessité à la science économique, cette nécessité est due à l'opacité des phénomènes économiques en régime de production marchande. Il y a nécessité de concevoir cette discipline scientifique parce que nous sommes entraînés dans un monde de phénomènes qui nous dépassent infiniment et que nous ne comprenons pas : ainsi la nature de la valeur d'échange n'est pas déduite automatiquement d'une liste de prix; ainsi la nature de la plus-value ne se dégage pas automatiquement d'une feuille de paye d'un ouvrier; ainsi l'explication des crises conjoncturelles ne sont pas immédiatement perceptibles de la lecture des fluctuations des cours des actions sur les marchés boursiers, etc. Ces "mystères" de l'économie disparaîtraient dès que cesseraient les phénomènes associés à la production marchande, nous serions alors part d'une organisation consciente de la vie économique...
L'adaptation du capitalisme, disent Berstein et les révisionnistes, c'est sa capacité de résoudre ses contradictions. Le capitalisme est incapable de résoudre celles-ci, rétorque Rosa Luxemburg, pour survivre, il ne fait que s'adapter constamment au progrès de la technique et aux fluctuations de la lutte des classes.
Mais, en raison de la confrontation avec Karl Kautsky et les révisionnistes de Bade, Rosa Luxemburg va interrompre ses réflexions sur « l’introduction » », pour écrire « L’Accumulation du capital », qui paraîtra en 1913 et qui allait lui permettre d'apporter sa contribution majeure à l'histoire de la théorie économique marxiste. Ce n’est qu’en 1916 que Rosa Luxemburg reprend en prison son travail sur « l’introduction ». Elle confirme pour l’essentiel la conception, mais prévoit désormais dix brochures. Rosa Luxemburg s’est efforcée auprès des éditeurs sociaux-démocrates de publier le travail. Ces tentatives ont échoué et le fragment a été publié pour la première fois en 1925.
Nous reproduirons ici le dernier chapitre, "les tendances de l'économie capitaliste". En premier lieu, l'apparition et l'expansion rapide de "l'énigmatique capitalisme"...
"Wir haben gesehen, wie nach der stufenweisen Auflösung aller Gesellschaftsformen mit bestimmter planmäßiger Organisation der Produktion - der urkommunistischen Gesellschaft, der Sklavenwirtschaft, der mittelalterlichen Fronwirtschaft - die Warenproduktion entstanden ist. Wir haben ferner gesehen, wie aus der einfachen Warenwirtschaft, das heißt aus der handwerksmäßigen städtischen Produktion am Ausgang des Mittelalters, ganz mechanisch, das heißt ohne Willen und Bewußtsein der Menschen, die heutige kapitalistische Wirtschaft herausgewachsen ist. Im Anfang haben wir die Frage gestellt: Wie ist die kapitalistische Wirtschaft möglich?
Dies ist ja auch die Grundfrage der Nationalökonomie als Wissenschaft. Nun, die Wissenschaft gibt uns darauf ausreichende Antwort. Sie zeigt uns, daß die kapitalistische Wirtschaft, die angesichts ihrer völligen Planlosigkeit, angesichts des Fehlens jeder bewußten Organisation auf den ersten Blick ein Ding der Unmöglichkeit, ein unentwirrbsres Rätsel ist, sich trotzdem zu einem Ganzen fügt und existieren kann. "
"Nous avons vu naître la production marchande, après que toutes les formes de société où la production est organisée et planifiée - la société communiste primitive, l'économie d'esclavage, l'économie médiévale de servage - se soient dissoutes par étapes. Puis nous avons vu naître de la simple production marchande, c'est-à-dire de la production artisanale urbaine à la fin du Moyen Age, l'économie capitaliste actuelle tout fait automatiquement, sans que l'homme le veuille ou en ait conscience. Au début, nous avons posé la question: comment I' économie capitaliste est-elle possible ?
C'est la question fondamentale de l'économie politique, en tant que science. Eh bien, la science y répond abondamment. Elle nous montre que l'économie capitaliste est à première vue une impossibilité, une énigme insoluble, étant donné l'absence de tout plan, de toute organisation consciente."
"Et pourtant elle s'ordonne en un tout et elle existe :
- par l'échange des marchandises et l'économie monétaire qui lie économiquement entre eux tous les producteurs de marchandises et les régions les plus reculées de la terre et impose la division du travail mondiale;
- par la libre concurrence qui assure le progrès technique et en même temps transforme constamment les petits producteurs en prolétaires, apportant au capital la force de travail qu'il peut acheter;
- par la loi capitaliste des salaires qui, d'une part, veille automatiquement à ce que jamais les salariés ne s'élèvent au-dessus de leur état de prolétaires et n'échappent au travail sous les ordres du capital, et qui, d'autre part, permet une accumulation toujours plus grande de travail non payé se transformant en capital, une accumulation et une extension toujours plus grandes de moyens de production ;
- par l'armée de réserve industrielle qui permet à la production capitaliste de s'étendre à volonté et de s'adapter aux besoins de la société
- par les variations de prix et les crises qui amènent, soit quotidiennement, soit périodiquement, un équilibre entre la production aveugle et chaotique et les besoins de la société.
C'est ainsi, par l'action mécanique des lois économiques énumérées ci-dessus, qui se sont constituées d'elles-mêmes, sans aucune intervention consciente de la société, que l'économie capitaliste existe. (Auf diese Weise, durch die mechanische Wirkung der obigen wirtschaftlichen Gesetze, die ganz von selbst, ohne jede bewußte Einmischung der Gesellschaft entstanden sind, existiert die kapitalistische Wirtschaft) - Bien que toute cohésion économique organisée manque entre les producteurs individuels, bien qu'il n'y ait aucun plan dans l'activité économique des hommes, la production sociale peut ainsi se dérouler et se relier à la consommation, les besoins de la société peuvent tant bien que mal être satisfaits et le progrès économique, le développement de la productivité du travail humain, fondement de tout le progrès de la civilisation, sont assurés.
Or, ce sont là les conditions fondamentales d'existence de toute société humaine et tant qu'une forme historique d'économie satisfait à ces conditions, elle peut exister, elle est une nécessité historique.
Les relations sociales n'ont pas des formes rigides et immuables. Elles passent au cours des temps par de nombreux changements, elles sont soumises à un bouleversement continuel qui fraie la voie au progrès de la civilisation, à l'évolution. Les longs millénaires de l'économie communiste primitive qui conduisent la société humaine, des premiers commencements d'une existence encore semi-animale jusqu'à un haut niveau de développement, à la formation du langage et de la religion, à l'élevage et à l'agriculture, à la vie sédentaire et à la formation de villages, sont suivis peu à peu de la décomposition du communisme primitif, de la formation de l'esclavage antique, qui à son tour amène de nouveaux et grands progrès dans la vie sociale, pour aboutir lui-même au déclin du monde antique. De la société communiste des Germains en Europe centrale sort, sur les mines du monde antique, une nouvelle forme d'économie, le servage, sur laquelle se fonde le féodalisme médiéval.
L'évolution continue sa marche ininterrompue: au sein de la société féodale du Moyen Age, les germes d'une nouvelle forme d'économie et de société se forment dans les villes: les corporations artisanales, la production marchande et un commerce régulier s'instaurent pour finalement désagréger la société féodale. Elle s'effondre, pour faire place à la production capitaliste qui s'est développée à partir de la production marchande artisanale, grâce au commerce mondial, grâce à la découverte de l'Amérique et de la voie maritime
vers les Indes.
Le mode de production capitaliste lui-même n'est pas immuable et éternel si on le considère dans la gigantesque perspective du progrès historique; il est aussi une simple phase transitoire, un échelon dans la colossale échelle de l'évolution humaine, comme toutes les formes de société qui l'ont précédé. Examinée de plus près, l'évolution du capitalisme le mène à son propre déclin, mène au-delà du capitalisme.
Nous avons jusqu'ici recherché ce qui rend possible le capitalisme, il est temps maintenant de voir ce qui le rend impossible. ll suffit pour cela de suivre les lois internes de la domination du capital dans leurs effets ultérieurs. Ce sont ces lois qui, parvenues à un certain niveau de développement, se tournent contre les conditions fondamentales sans lesquelles la société humaine ne peut pas exister. Ce qui distingue le mode de production capitaliste des modes de production antérieurs, c'est sa tendance interne à s'étendre à toute la terre et à chasser toute autre forme de société plus ancienne. Au temps du communisme primitif, le monde accessible à la recherche historique était également couvert d'économies communistes. Entre les différentes communautés communistes il n'y avait pas de relation du tout ou bien seulement des relations très lâches. Chaque communauté ou tribu vivait refermée sur elle-même et si nous trouvons des faits aussi étonnants que la communauté de nom entre l'ancienne communauté péruvienne en Amérique du Sud, la «marca », et la communauté germanique médiévale, la « marche », c'est là une énigme encore inexpliquée, ou un simple hasard. Même au temps de l'extension de l'esclavage antique, nous trouvons des ressemblance plus ou moins grandes dans l'organisation et la situation des diverses économies esclavagistes et des Etats esclavagistes de l'antiquité, mais non une communauté de vie économique. De même, l'histoire des corporations artisanales s'est répétée plus ou moins dans la plupart des villes de l'Italie, de l'Allemagne, de la Hollande, de l'Angleterre, etc., au Moyen Age. Toutefois c'était le plus souvent l'histoire de chaque ville séparément. La production capitaliste s'étend à tous les pays, en leur donnant la même forme économique et en les reliant en une seule grande économie capitaliste mondiale.
A l'intérieur de chaque pays industriel européen, la production capitaliste refoule sans arrêt la petite production paysanne et artisanale. En même temps, elle intègre tous les pays arriérés d'Europe, tous les pays d'Amérique, d'Asie, d'Afrique, d'Australie, à l'économie mondiale. Cela se passe de deux façons: par le commerce mondial et par les conquêtes coloniales. L'un et l'autre ont commencé ensemble, dès la découverte de l'Amérique à la fin du XVe siècle, puis se sont étendus au cours des siècles suivants ; ils ont pris leur plus grand essor surtout au XIXe siècle et ils continuent de s'étendre. Tous deux - le commerce mondial et les conquêtes coloniales - agissent la main dans la main. Ils mettent les pays industriels capitalistes d'Europe en contact avec toutes sortes de formes de société dans d'autres parties du monde, avec des formes d'économie et de civilisation plus anciennes, économies esclavagistes rurales, économies féodales et surtout économies communistes primitives. Le commerce auquel ces économies sont entraînées les décompose et les désagrège rapidement. La fondation de compagnies commerciales coloniales en terre étrangère fait passer le sol, base la plus importante de la production, ainsi que les troupeaux de bétail quand il en existe, dans les mains des Etats européens ou des compagnies commerciales. Cela détruit partout les rapports sociaux naturels et le mode d'économie indigène, des peuples entiers sont pour une part exterminés, et pour le reste prolétarisés et placés, sous une forme ou sous l'autre, comme esclaves ou comme travailleurs salariés, sous les ordres du capital industriel et commercial.
L'histoire des décennies de guerres coloniales pendant tout le XIXe siècle, les soulèvements contre la France, l'ltalie, l'Angleterre et l'Allemagne en Afrique, contre la France, l'Angleterre, la Hollande et les Etats-Unis en Asie, contre l'Espagne et la France en Afrique, c'est l'histoire de la longue et tenace résistance apportée par les vieilles sociétés indigènes à leur élimination et à leur prolétarisation par le capital moderne, lutte d'où partout le capital est sorti vainqueur.
Cela signifie une énorme extension de la domination du capital, la formation du marché mondial et de l'économie mondiale où tous les pays habités de la terre sont les uns pour les autres producteurs et preneurs de produits, travaillant la main dans la main, partenaires d'une seule et même économie englobant toute la terre.
L'autre aspect, c'est la paupérisation croissante de couches de plus en plus vastes de l'humanité, et l'insécurité croissante de leur existence. Avec le recul des anciens rapports communistes, paysans ou féodaux aux forces productives limitées et à l'aisance réduite, et aux conditions d'existence solides et assurées pour tous, devant les relations coloniales capitalistes, devant la prolétarisation et devant l'esclavage salarial, la misère brutale, un travail insupportable et inhabituel et de surcroît l'insécurité totale de l'existence s'instaurent pour tous les peuples en Amérique, en Asie, en Australie, en Afrique. Après que le Brésil, pays riche et fertile, ait été, pour les besoins du capitalisme européen et nord-américain, transformé en un gigantesque désert et en une vaste plantation de café, après que les indigènes aient été transformés en esclaves salariés prolétarisés dans les plantations, ces esclaves salariés sont soudain livrés pour de longues périodes au chômage et à la faim, par un phénomène purement capitaliste, la « crise du café ». Après une résistance désespérée de plusieurs décennies, l'Inde riche et immense a été soumise à la domination du capital par la politique coloniale anglaise, et depuis lors la famine et le typhus, qui fauchent d'un seul coup des millions d'hommes, sont les hôtes périodiques de la région du Gange. A l'intérieur de l'Afrique, la politique coloniale anglais et allemande a, en vingt ans, transformé des peuplades entières en esclaves salariés ou bien les a fait mourir de faim; leurs os sont dispersés dans toutes les régions.
Les soulèvements désespérés et les épidémies dues à la faim dans l'immense Empire chinois sont les conséquences de l'introduction du capital européen, qui a broyé l'ancienne économie paysanne et artisanale. L'entrée du capitalisme européen aux Etats-Unis s'est accompagnée d'abord de l'extermination des Indiens d'Amérique et du vol de leurs terres par les immigrants anglais, puis de l'introduction au début du XIXe siècle d'une production brute capitaliste pour l'industrie anglaise, puis de la réduction en esclavage de quatre millions de noirs africains, vendus en Amérique par des marchands d'esclaves européens, pour être placés sous les ordres du capital dans les plantations de coton, de sucre et de tabac.
Ainsi un continent après l'autre, et dans chaque continent, un pays après l'autre, une race après l'autre passent inéluctablement sous la domination du capital. D'innombrables millions d'hommes sont voués à la prolétarisation, à l'esclavage, à une existence incertaine, bref à la paupérisation. L'instauration de l'économie capitaliste mondiale entraîne l'extension d'une misère toujours plus grande, d'une charge de travail insupportable et d'une insécurité croissante de l'existence sur la surface du globe, à laquelle correspond la concentration du capital.
L'économie capitaliste mondiale implique que l'humanité entière s'attèle toujours plus à un dur travail et souffre de privation et de maux innombrables, qu'elle soit livrée à la dégénérescence physique et morale, pour servir l'accumulation du capital. Le mode de production capitaliste a cette particularité que la consommation humaine qui, dans toutes les économies antérieures, était le but, n'est plus qu'un moyen au service du but proprement dit: l'accumulation capitaliste. La croissance du capital apparaît comme le commencement et la fin, la fin en soi et le sens de toute la production.
L'absurdité de tels rapports n'apparaît que dans la mesure où la production capitaliste devient mondiale. Ici, à l'échelle mondiale, l'absurdité de l'économie capitaliste atteint son expression dans le tableau d'une humanité entière gémissant sous le joug terrible d'une puissance sociale aveugle qu'elle a elle-même créée inconsciemment : le capital. Le but fondamental de toute forme sociale de production: l'entretien de la société par le travail, la satisfaction des besoins, apparaît ici complètement renversé et mis la tête en bas, puisque la production pour le profit et non plus pour l'homme devient la loi sur toute la terre et que la sous-consommation, l'insécurité permanente de la consommation et par moments la non-consommation de l'énorme majorité de l'humanité deviennent la règle.
En même temps, l'évolution de l'économie mondiale entraîne d'autres phénomènes importants, pour la production capitaliste elle-même. L'instauration de la domination du capital européen dans les pays extra-européens passe par deux étapes : d'abord la pénétration du commerce et l'intégration des indigènes à l'échange de marchandises, en partie la transformation des formes préexistantes de production indigène en production marchande ; puis l'expropriation des indigènes de leurs terres, et par suite de leurs moyens de production, sous telles ou telle forme. Ces moyens de production se transforment en capital entre les mains des Européens, tandis que les indigènes se transforment en prolétaires. Une troisième étape succède en règle générale aux deux premières : la création d'une production capitaliste propre dans le pays colonial, soit par des Européens immigrés, soit par des indigènes enrichis. Les Etats-Unis d'Amérique, qui ont d'abord été peuplés par les Anglais et autres immigrants européens après l'extermination des peaux-rouges indigènes, constituèrent d'abord un arrière-pays agricole pour l'Europe capitaliste, fournissant à l'Angleterre les matières premières, telles que le coton et le grain, et absorbant toutes sortes de produits industriels. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il se forme
aux Etats-Unis une industrie qui, non seulement refoule les importations d'Europe, mais livre une dure concurrence au capitalisme européen en Europe et dans les autres continents.
Aux Indes, le capitalisme anglais se voit confronté à un dangereux concurrent dans l'industrie indigène, textile et autre. L'Australie a suivi le même chemin, se transformant de pays colonial en pays capitaliste industriel. Au Japon, dès la première étape, le heurt avec le commerce mondial a fait surgir une industrie propre, ce qui a préservé le Japon du partage colonial. En Chine, le processus de démembrement et de pillage du pays par le capitalisme européen se complique du fait des efforts du pays pour créer sa propre production capitaliste avec l'aide du Japon, afin de se défendre de la production capitaliste européenne, ce qui redouble les souffrances de la population.
La domination et le commandement du capital se répandent sur toute la terre par la création d'un marché mondial, le mode de production capitaliste se répand aussi peu à peu sur tout le globe. Or, les besoins d'expansion de la production et le territoire où elle peut s'étendre, c'est-à-dire ses débouchés, sont dans un rapport de plus en plus tendu. C'est un besoin inhérent et une loi vitale de la production capitaliste de ne pas rester stable, de s'étendre toujours plus et plus vite, c'est-à-dire de produire toujours plus vite d'énormes quantités de marchandises, dans des entreprises toujours plus grandes, avec des moyens techniques toujours plus perfectionnés.
Cette capacité d'extension de la production capitaliste ne connaît pas de limites, parce que le progrès technique, et par suite les forces productives de la terre, n'ont pas de limites. Cependant, ce besoin d'extension se heurte à des limites tout à fait déterminées, à savoir le profit du capital.
La production et son extension n'ont de sens que tant qu'il en sort au moins le profit moyen "normal". Il dépend du marché que ce soit le cas, c'est-à-dire du rapport entre la demande solvable du côté du consommateur et la quantité de marchandises produites ainsi que de leurs prix. L'intérêt du capital qui exige une production toujours plus rapide et plus grande, crée à chaque pas les limites de son marché, qui font obstacle à l'impétueuse tendance de la production à s'étendre. Il en résulte que les crises industrielles et commerciales sont inévitables ; elles rétablissent périodiquement l'équilibre entre la tendance capitaliste à la production, en soi illimitée, et les limites de la consommation, et permettent au capital de se perpétuer et de se développer.
Plus les pays qui développent leur propre industrie capitaliste sont nombreux, et plus le besoin d'extension et les capacités d'extension de la production augmentent d'un côté, et moins les capacités d'extension du marché augmentent en rapport avec les premières. Si l'on compare les bonds par lesquels l'industrie anglaise a progressé dans les années 1860 et 1870, alors que l'Angleterre dominait encore le marché mondial, avec sa croissance dans les deux dernières décennies, depuis que l'Allemagne et les Etats-Unis d'Amérique ont fait considérablement reculer l'Angleterre sur le marché mondial, il en ressort que la croissance a été beaucoup plus lente qu'avant. Le sort de l'industrie anglaise attend aussi l'industrie allemande, l'industrie nord-américaine et finalement toute l'industrie du monde. A chaque pas de son propre développement, la production capitaliste s'approche irrésistiblement de l'époque où elle ne pourra se développer que de plus en plus lentement et difficilement. Le développement capitaliste en soi a devant lui un long chemin, car la production capitaliste en tant que telle ne représente qu'une infime fraction de la production mondiale. Même dans les plus vieux pays industriels d'Europe, il y a encore, à côté des grandes entreprises industrielles, beaucoup de petites entreprises artisanales arriérées, la plus grande partie de la production agricole, la production paysanne, n'est pas capitaliste. A côté de cela, il y a en Europe des pays entiers où la grande industrie est à peine développée, où la production locale a un caractère paysan et artisanal. Dans les autres continents, à l'exception de l'Amérique du Nord, les entreprises capitalistes ne constituent que de petits îlots dispersés tandis que d'immenses régions ne sont pas passées à la production marchande simple. La vie économique de ces couches sociales et de ces pays d'Europe et hors d'Europe qui ne produisent pas selon le mode capitaliste est dominée par le capitalisme. Le paysan européen peut bien pratiquer l'exploitation parcellaire la plus primitive, il dépend de l'économie capitaliste, du marché mondial avec lequel le commerce et la politique fiscale des Etats capitalistes l'ont mis en contact. De même, les pays extra-européens les plus primitifs se trouvent soumis à la domination du capitalisme européen ou nord-américain par le commerce mondial et la politique coloniale. Le mode de production capitaliste pourrait avoir une puissante extension s'il devait refouler partout les formes arriérées de production. L'évolution va dans ce sens.
Cependant, cette évolution enferme le capitalisme dans la contradiction fondamentale: plus la production capitaliste remplace les modes de production plus arriérés, plus deviennent étroites les limites du marché créé par la recherche du profit, par rapport au besoin d'expansion des entreprises capitalistes existantes. La chose devient tout à fait claire si nous nous imaginons pour un instant que le développement du capitalisme est si avancé que sur toute la surface du globe tout est produit de façon capitaliste, c'est-à-dire uniquement par des entrepreneurs capitalistes privés, dans des grandes entreprises, avec des ouvriers salariés modernes. L'impossibilité du capitalisme apparaît alors clairement."
(traduction éditions anthropos, paris, 1970)
Réduisons ainsi la ligne que Rosa Luxemburg va développer dans "L'Accumulation du Capital" : le capitalisme arrive à son développement ultime lorsqu'il a supprimé tout milieu non-capitaliste, tant au sein des nations occidentales que sur la surface du globe, par l'intégration dans son mode de production de tous les producteurs des pays coloniaux et semi-coloniaux. Cela comprend d'une part les richesses du capital, et cela augmente d'autre part la misère des masses populaires à l'échelle mondiale. Ainsi s'accentue la contradiction entre la tendance expansionniste inhérente au capital, et la possibilité d'expansion effective du marché capitaliste. Plus, on s'approche du moment où le monde entier est industrialisé sous l'emprise du capitalisme, plus son expansion se ralentit. Si l'humanité tout entière ne se retrouve plus que divisée en capitalistes et en travailleurs salariés, le capitalisme ne peut plus fonctionner. Il n'y a d'expansion du capitalisme que par l'existence d'un milieu non-capitaliste....
Ceci dit, contrairement à ces inéluctables destinées inhérentes au capitalisme, celui-ci n'engendra ni paupérisation croissante de couches de plus en plus vastes de l'humanité, ni insécurité croissante de leur existence, développant une inégalité sociale et économique d'autant plus légitimée que généralisant à toutes les couches les plus défavorisées l'illusion d'un partage sans frein de la consommation ...
Alors que la guerre touche à sa fin, la faim et le désespoir sévissent dans toute l'Allemagne. La défaite militaire et l'effondrement économique se font sentir. Les soldats déserteurs errent dans les rues et ajoutent au chaos. Le pays est mûr pour le changement. Mais quel changement? Le 9 novembre 1918, l'empereur Guillaume II s'enfuit en Hollande, et quelques jours plus tard, il annonçait son abdication. Le décor était planté pour une révolution mais c'est un gouvernement de coalition composé du parti social-démocrate modéré et du parti indépendant plus radical, les sociaux-démocrates, est mis en place. Des élections sont convoquées pour janvier 1919.
Pendant cet intervalle de temps, de nombreux artistes deviennent politiquement actifs, certains pour la première fois, les affiches et périodiques vont ainsi s'imposer comme des armes visuelles au profit de la lutte de la classe ouvrière contre les riches qui semble s'annoncer. Le contraste est réel entre la censure rigoureuse qui s'imposait pendant le règne du Kaiser et les villes allemandes qui toutes se couvrent d'affiches, de caricatures et de slogans. Les assassinats à Berlin de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, leaders de la révolution avortée Spartakus, ne feront que renforcer cette tendance, pour un temps...
"Menschen über der Welt" (1919)
Conrad Felixmüller (1897-1977), membre du Kommunistische Partei Deutschlands et fondateur, avec les peintres Otto Dix, Peter August Böckstiegel et Lasar Segall, du Gruppe 1919 (Dresdner Sezession), rend hommage au couple formé par Liebknecht et Luxemburg dans sa lithographie "Menschen über der Welt" (1919). Auparavant, quittant la Königliche Kunstakademie en 1915, devenu peintre et graveur, Felixmüller avait rejoint la cohorte des jeunes intellectuels se rebellant contre les traditions bourgeoises ancestrales, des poètes tels queTheodor Däubler, Walter Rheiner, Raoul Hausmann, Walter Hasenclever, Berthold Viertel et Friedrich Wolf, des peintres comme Otto Dix, Peter A. Böckstiegel, Constantin Mitschke-Collande, Lasar Segall et Oskar Kokoschka. Il contribuera aux principales revues de l'expressionnisme de l'époque, au "Sturm" de Herwarth Walden et à l'"Aktion" de Franz Pfempfert. La représentation du monde des travailleurs est est l'une de ses préocupations, le panneau, sombre, "Ruhrrevier" (Ruhrkohlenrevier), de 1920, l'"Arbeiter John" de 1921, "Der Arbeitslose im Regen - Dorf Klotzsche" de 1926, qui culmine avec le tableau "Liebespaar vor Dresden" de 1928, qui exprime la toute nouvelle confiance en ses possibilités de la classe ouvrière et amorce la conversion du peintre à ce qu'il appellera l'"expressiven Realismus", loin des rives agitées de l'expressionnisme...
"Käthe Kollwitz, In Memoriam Karl Liebknecht"
Käthe Kollwitz (1867-1945), bien que n'étant pas sur la même ligne politique, sollicitée par la famille de Liebknecht pour réaliser un croquis de son lit de mort, préfèrera répondre à la douleur collective des nombreuses personnes réunies pour les funérailles, en concevant une gravure dédiée aux aspirations et désespoirs de la classe ouvrière, à laquelle elle se sentait fortement liée...
La campagne de remise en ordre des esprits par l'expressionisme, 1918-1919...
Berlin, la capitale de la Prusse et de l'empire allemand, fut le point de convergence de l'activité radicale la plus intense immédiatement après la révolution de novembre. Un rédacteur de la revue contemporaine Das Plakat (Le Poster), qui se consacrait à l'illustration et à la description d'affiches contemporaines, décrit la ville dans les mois allant de novembre 1918 à janvier 1919 noyée dans un déluge de papier, une orgie de couleurs...
Après le début de la révolution de 1918/19, le "service de publicité de la République allemande", composé de trois représentants du SPD et de l'USPD, charge des artistes principalement expressionnistes de réaliser une campagne d'affiches et de tracts au nom du gouvernement des représentants du peuple. La campagne a pour finalité d'appeler à la paix et à l'ordre en mettant en avant les nouveaux acquis. Sur l'affiche de Max Pechstein (1881-1955), "Erwürgt nicht die junge Freiheit durch Unordnung und Brudermord. Sonst verhungern Eure Kinder" (1919), un enfant nu, incarnation allégorique de la liberté "naissante", s'accroche de manière protectrice au symbole du mouvement ouvrier, le drapeau rouge. Avec la menace "Ou bien vos enfants mourront de faim", les sentiments sont spécifiquement adressés et les craintes de violence et d'anarchie attisées. Sa puissante lithographie en couleurs "An die Laterne" met en garde contre l'anarchie et le terrorisme. Les drapeaux rouge sang et les éclaboussures rouges qui entourent le pendu et les poings des manifestants accentuent la suggestion de violence dans cette gravure. Les groupes groupes anti-bolcheviques utilisaient des images de gorilles, de squelettes et de vautours représentés dans des couleurs jaunes et rouges pour interpeller le public, ainsi Rudi Feld, "Die Gefahr des Bolshevism" (1919, Moma). Ou d'autres, moins virulents, recherchent la coalition de tous les travailleurs, Heinz Fuchs (1886-1961), "Arbeiter, Wollt ihr Satt Werden?" (1918-1919). En plus de réaliser des affiches, de nombreux artistes ont créé des couvertures pour des journaux, des brochures et des périodiques largement diffusés, toujours entre 1918 et 1925, plus de 122 revues littéraires différentes, de longévité variable, ont été publiées dans toute l'Allemagne, la plupart de tendance libérale à radicale (Das neue Pathos, Neue Blatter für Kunst und Dichtung, Neue Jugend, Neues Deutschland ...).
La campagne prendra fin après l'élection de l'Assemblée nationale le 19 janvier 1919...