Emile Boutroux (1845-1921), "De la Contingence des lois de la nature" (1874) - Pierre Duhem (1861-1916), "La théorie physique, son objet, sa structure" (1906), "Le Système du Monde" (1913-1959) - Henri Poincaré (1854-1912), "la Science et l'hypothèse" (1902) - Léon Brunschvicg (1869-1944), "L'idéalisme contemporain" (1905), "Les étapes de la philosophie mathématique" (1912), "L'expérience humaine et la causalité physique" (1922), "Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale" (1927) - ...
Last update : 11/11/2016
Le temps est à valoriser l'activité infiniment créatrice de l'esprit, sciences et mathématiques en constituant alors la parfaite illustration. Avec Bergson, Léon Brunschvicg s'annonça, dès 1897, comme l'un des philosophes français majeurs de la première moitié du XXème siècle. Aujourd'hui tombée en désuétude, sa pensée s'imposa pourtant comme une référence capitale. Brunschvicg défend un idéalisme à la française et pose les principes d'un rationalisme psychologique, à partir de l'activité même de l'esprit : l'élan qu'il reconnaît à l'origine de la vie, n'est pas seulement un élan vital, mais aussi un élan d'intelligence. Sa philosophie du jugement valorise l'activité infiniment créatrice de l'esprit dans les mathématiques ...
Emile Boutroux (1845-1921)
Le philosophe Emile Boutroux, réagissant contre les abstractions de Kant, fait de la philosophie un effort de la raison, qui tire parti de la science et de la vie pour se réaliser elle-même.
Après des études au lycée Napoléon (Henri IV) à Paris, Émile Boutroux fut reçu en 1865 à l’École Normale Supérieure. Il poursuivit sa formation à l’Université d’Heidelberg, où il s’initia à la philosophie allemande, avant d’obtenir un poste de professeur de philosophie au lycée de Caen. Ayant soutenu sa thèse de doctorat en 1874 sur "La Contingence des lois de la nature", il enseigna à la faculté de Montpellier, à Nancy, puis à l’École Normale Supérieure, où il devint maître de conférence en 1877. En 1888, lui fut attribuée la chaire d’histoire de la philosophie moderne de la Sorbonne. À travers son enseignement et ses œuvres, Emile Boutroux s'affirme un adversaire résolu du scientisme. Philosophe spiritualiste, il défend l’idée que la religion et la science sont compatibles. Son œuvre annonce à bien des égards celle de Bergson, son cadet de quelques années. Parmi ses oeuvres, on peut citer "La Grèce vaincue par les stoïciens" (1875), "Socrate, fondateur de la science morale" (1883), "De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie" (1895), "Questions de morale et d’éducation" (1897), "Pascal" (1900), "La Philosophie de Fichte" (1902), "Psychologie du mysticisme" (1902), "Science et Religion dans la philosophie contemporaine" (1908).
Dans "De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie" (1895), Boutroux se propose de déterminer la valeur, le sens métaphysique et moral de l'idée de loi naturelle, d'étudier, 1) à quel point les lois naturelles sont intelligibles et nécessaires à notre pensée, 2)si elles nous donnent la substance des choses ou sont seulement des symboles élaborés par nous; 3) si le déterminisme existe aussi dans la réalité de la nature ou s'il est seulement pour nous notre façon nécessaire de concevoir le monde.
De cet examen, Boutroux conclura que la loi scientifique, en passant de la logique aux mathématiques, mécanique, physique, chimie, biologie, psychologie, sociologie, pousse des racines toujours plus profondes dans la réalité, mais devient toujours moins intelligible et nécessaire. Contre le positivisme qui voyait la liberté de l'homme annulée par l'existence des lois naturelles absolues et nécessaires, Boutroux peut conclure que les lois naturelles ne sont pas une nécessité extérieure qui enlève toute liberté à l'esprit, mais bien au contraire le moyen par lequel l'esprit peut agir sur les choses extérieures.
Un ouvrage destiné donc à démontrer la possibilité du libre arbitre en s`appuyant sur la contingence des lois naturelles. Mais son intérêt va bien au-delà de la thèse qu'il soutient : c'est en effet un solide examen critique des procédés des diverses disciplines scientifiques, avec une documentation comportant de très intéressantes citations de savants....
SCIENCE ET MORALE - Nombre d'esprits, depuis longtemps, ont été tentés par l'idée d'une morale scientifique. La conscience, après tout, est-elle autre chose qu'une science confuse du Bien et du Mal? Pourquoi n'essaierait-on pas de substituer, à ses données souvent obscures, des conceptions scientifiquement élaborées? Mais, comme l'observait Henri Poincaré, la science s'exprime à l'indicatifi et la morale à l'impératif ? Comment conclure de ce qui est à ce qui doit étre? Comment passer des jugements d'existence aux jugements de valeur? Entre la science et la morale, n'y a-t-il pas non seulement une différence, mais même une opposition de points de vue?
Le point de vue de la science et celui de la morale, telles sont les quelques pages que nous offrent Émile Boutroux il y souligne avec force la discordance entre les postulats de la science et ceux qu'exigent la vie et l'action.
Quel est, en effet, le point de vue de la science? Elle voit dans le monde un mécanisme d'où toute idée de fin morale est absente. S'efforçant d'atteindre le réel dans sa pure objectivité, les valeurs dont l'homme revêt les choses, les distinctions qu'il opère entre le nuisible et l'utile, entre le bien et le mal, entre la laideur et la beauté, ne sont à ses yeux que des projections de la subjectivité, c'est-à-dire de simples illusions.
Cependant, pour l'être qui vit, qui sent et qui agit, ces prétendues illusions ne sont-elles pas les plus importantes et les plus évidentes de toutes les vérités?
La morale et la raison - Ce second point de vue, selon Boutroux, n'est pas moins rationnel que le premier. Mais il est celui d'une raison pratique beaucoup plus compréhensive que la raison scientifique. Celle-ci "est la raison en tant que formée et déterminée par la culture des sciences. La raison, prise dans toute sa compréhension, est le point de vue sur les choses que détermine, dans l'âme humaine, l'ensemble de ses rapports avec elles. C'est le mode de juger que l'esprit se forme, au contact et des sciences et de la vie, en recueillant et fondant ensemble toutes les pensées lumineuses et fécondes qui jaillissent du génie humain."
"Les postulats de la vie.
Il doit être permis à l'homme de considérer les conditions, non seulement de la connaissance scientifique, mais de sa vie propre. Or, s'il est, pour la vie humaine telle que nous l'observons et la concevons, un fondement nécessaire, c'est la croyance à la réalité
et à la valeur de l'individualité.
Chacun de mes actes, la moindre de mes paroles ou de mes pensées signifie que j'attribue quelque réalité, quelque prix à mon existence individuelle, à sa conservation, à son rôle dans le monde. De la valeur objective de ce jugement je ne sais absolument rien; je n'ai nul besoin qu'on me la démontre. Si par hasard j'y réfléchis, je trouve que cette opinion n'est sans doute que l'expression de mon instinct, de mes habitudes et de mes préjugés, personnels ou atavíques. Conformément à ces préjugés, je me suggère de m'attribuer une tendance à persévérer dans mon être propre, de me croire capable de quelque chose, de considérer mes idées comme sérieuses, originales, utiles, de travailler à les répandre et à les faire adopter. Rien de tout cela ne tiendrait devant le moindre examen tant soit peu scientifique. Mais sans ces illusions je ne pourrais vivre, du moins vivre en homme; et, grâce à ces mensonges, il m'arrive de soulager quelques misères, d'encourager quelques-uns de mes semblables à supporter ou à aimer l'existence, de l'aimer moi-même, et de chercher à en faire un usage passable.
Il en est de la vie sociale comme de la vie individuelle. Elle repose sur l'opinion, scientifiquement futile, que la famille, la société, la patrie, l'humanité sont des individus qui tendent à être et à subsister, et qu'il est possible et bien de travailler à maintenir et développer ces individus.
Si attachés que nous soyons à la science, nous concevons la légitimité et la dignité de l'art. Mais l'art prête aux choses des propriétés contradictoires avec celles qu'y constate la science. L'art découpe dans la réalité un objet quelconque, un arbre, un chaudron, une forme humaine, le ciel ou la mer, et dans cet être de fantaisie, il infuse une âme, une âme surnaturelle, fille du génie de l'artiste; et par cette transfiguration il arrache au temps et à l'oubli cette forme contingente et instable à laquelle les lois de la nature n'accordaient qu'un simulacre d'existence momentanée.
La morale prétend qu'une chose est meilleure qu'une autre; qu'il y a en nous des activités inférieures et des activités supérieures; que nous pouvons, à notre gré, exercer celles-ci ou celles-là; que nous devons croire aux suggestions d'une faculté mal définie, irréductible d'ailleurs aux facultés purement scientifiques, et qu'elle appelle la raison; et que, en suivant ses conseils ou en obéissant à ses commandements, nous transformerons notre individualité naturelle en une personnalité idéale. Que valent toutes ces phrases si la science est seule juge?
Il n'est pas jusqu'à la science elle-même qui, considérée, non dans les théorèmes que les écoliers apprennent par cœur, mais dans l'âme du savant, ne suppose une activité irréductible à l'activité scientifique. Pourquoi cultiver la science? Pourquoi s'imposer tant de travaux, de jour en jour plus ardus? Est-ce que la science est nécessaire pour vivre, à supposer que la vie soit un bien, soit une réalité? Est-ce sûrement une vie plus agréable, plus tranquille, plus conforme à notre goût naturel de bien-être et de moindre action, que la science nous procurera? Ne serait-ce pas plutôt une vie plus haute, plus noble, plus difficile, riche de luttes, de sensations et d'ambitions nouvelles, amoureuse notamment de la science, c'est-à-dire de la recherche désintéressée, de la pure connaissance du vrai? Qu'est-ce que les joies intenses et supérieures de l'initiation à la recherche, de la découverte principalement, sinon le triomphe d'un esprit qui réussit à pénétrer des secrets en apparence indéchiffrables, et qui jouit de son labeur victorieux, à la manière de l'artiste`?
Qui peut mettre à la science son prix, sinon la libre décision d'un esprit qui, dominant l'esprit scientifique lui-même, croit à un idéal esthétique et moral?
Ainsi, quelque manifestation de la vie que l'on considère, du moment qu'il s'agit de la vie humaine, consciente et intelligente, et non pas seulement d'une vie purement instinctive et s'ignorant elle-même, on la voit impliquer d'autres postulats que ceux qui président aux sciences. D'une manière générale, tandis que le postulat de la science est cette proposition : tout se passe comme si tous les phénomènes n'étaient que la répétition d'un phénomène
unique, le postulat de la vie peut être ainsi énoncé : agir comme si, parmi l'infinité de combinaisons, toutes égales entre elles au point de vue scientifique, que produit ou peut produire la nature, quelques-unes possédaient une valeur singulière, et pouvaient acquérir une tendance propre à être et à subsister..." (Émile Boutroux, Science et religion)
Henri Poincaré (1854-1912)
Le mathématicien Henri Poincaré a abordé bien des domaines, géométrie algébrique (il fonde la topologie algébrique et fournit d'importantes contributions à la géométrie non euclidienne, à la théorie des nombres et au calcul des probabilités), physique (ces travaux préfigurent certains aspects de la relativité restreinte), astronomie (il est un pionnier de la théorie du chaos), philosophie. Il participe activement aux débats sur les fondements des mathématiques engagés notamment par Bertrand Russell. D'un mot, Poincaré est de ceux qui insiste particulièrement sur le rôle de l'activité humaine dans l'histoire des sciences.
Si son œuvre scientifique ne reste accessible qu'aux spécialistes, Poincaré va, en revanche, exercer une profonde influence sur le grand public cultivé et les milieux enseignants par ses réflexions épistémologiques. Son œuvre philosophique est constituée d'articles de revues réunis en plusieurs volumes à la fin de sa vie : "la Science et l'hypothèse" (1902), "la Valeur de la science" (1905), "Science et méthode" (1908), "Dernières Pensées" (1913).
La Science et l'Hypothèse (1902)
"L’expérience est la source unique de la vérité : elle seule peut nous apprendre quelque chose de nouveau ; elle seule peut nous donner la certitude. Voilà deux points que nul ne peut contester. Mais alors si l’expérience est tout, quelle place restera-t-il pour la physique mathématique ? Qu’est-ce que la physique expérimentale a à faire d’un tel auxiliaire qui semble inutile et peut-être même dangereux ? Et pourtant la physique mathématique existe ; elle a rendu des services indéniables ; il y a là un fait qu’il est nécessaire d’expliquer. C’est qu’il ne suffit pas d’observer, il faut se servir de ses observations, et pour cela il faut généraliser. C’est ce que l’on a fait de tout temps ; seulement, comme le souvenir des erreurs passées a rendu l’homme de plus en plus circonspect, on a observé de plus en plus et généralisé de moins en moins. Chaque siècle se moquait du précédent, l’accusant d’avoir généralisé trop vite et trop naïvement. Descartes avait pitié des Ioniens ; Descartes à son tour nous fait sourire ; sans aucun doute nos fils riront de nous quelque jour. Mais alors ne pouvons-nous aller tout de suite jusqu’au bout ? N’est-ce pas le moyen d’échapper à ces railleries que nous prévoyons ? Ne pouvons-nous nous contenter de l’expérience toute nue ? Non, cela est impossible ; ce serait méconnaître complètement le véritable caractère de la science. Le savant doit ordonner ; on fait la science avec des faits comme une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison.
Et avant tout le savant doit prévoir. Carlyle a écrit quelque part quelque chose comme ceci : « Le fait seul importe ; Jean sans Terre a passé par ici, voilà ce qui est admirable, voilà une réalité pour laquelle je donnerais toutes les théories du monde ». Carlyle était un compatriote de Bacon ; mais Bacon n’aurait pas dit cela. C’est là le langage de l’historien. Le physicien dirait plutôt : « Jean sans Terre a passé par ici ; cela m’est bien égal, puisqu’il n’y repassera plus ». Nous savons tous qu’il y a de bonnes expériences et qu’il y en a de mauvaises. Celles-ci s’accumuleront en vain ; qu’on en ait fait cent, qu’on en ait fait mille, un seul travail d’un vrai maître, d’un Pasteur par exemple, suffira pour les faire tomber dans l’oubli. Bacon aurait bien compris cela, c’est lui qui a inventé le mot experimentum crucis. Mais Carlyle ne devait pas le comprendre. Un fait est un fait ; un écolier a lu tel nombre sur son thermomètre, il n’avait pris aucune précaution ; n’importe, il l’a lu, et s’il n’y a que le fait qui compte, c’est là une réalité au même titre que les pérégrinations du roi Jean sans Terre. Pourquoi le fait que cet écolier a fait cette lecture est-il sans intérêt, tandis que le fait qu’un physicien habile aurait fait une autre lecture serait au contraire très important ? C’est que de la première lecture nous ne pouvons rien conclure. Qu’est-ce donc qu’une bonne expérience ? C’est celle qui nous fait connaître autre chose qu’un fait isolé ; c’est celle qui nous permet de prévoir, c’est-à-dire celle qui nous permet de généraliser.
Car sans généralisation, la prévision est impossible. Les circonstances où l’on a opéré ne se reproduiront jamais toutes à la fois. Le fait observé ne recommencera donc jamais ; la seule chose que l’on puisse affirmer, c’est que dans des circonstances analogues, un fait analogue se produira. Pour prévoir il faut donc au moins invoquer l’analogie, c’est-à-dire déjà généraliser.
Si timide que l’on soit, il faut bien que l’on interpole ; l’expérience ne nous donne qu’un certain nombre de points isolés, il faut les réunir par un trait continu ; c’est la une véritable généralisation. Mais on fait plus, la courbe que l’on tracera passera entre les points observés et près de ces points ; elle ne passera pas par ces points eux-mêmes. Ainsi on ne se borne pas à généraliser l’expérience, on la corrige ; et le physicien qui voudrait s’abstenir de ces corrections et se contenter vraiment de l’expérience toute nue serait forcé d’énoncer des lois bien extraordinaires.
Les faits tout nus ne sauraient donc nous suffire ; c’est pourquoi il nous faut la science ordonnée ou plutôt organisée.
On dit souvent qu’il faut expérimenter sans idée préconçue. Cela n’est pas possible ; non seulement ce serait rendre toute expérience stérile, mais on le voudrait qu’on ne le pourrait pas. Chacun porte en soi sa conception du monde dont il ne peut se défaire si aisément. Il faut bien, par exemple, que nous nous servions du langage, et notre langage n’est pétri que d’idées préconçues et ne peut l’être d’autre chose. Seulement ce sont des idées préconçues inconscientes, mille fois plus dangereuses que les autres. Dirons-nous que si nous en faisons intervenir d’autres, dont nous aurons pleine conscience, nous ne ferons qu’aggraver le mal ! je ne le crois pas ; j’estime plutôt qu’elles se serviront mutuellement de contrepoids, j’allais dire d’antidote ; elles s’accorderont généralement mal entre elles ; elles entreront en conflit les unes avec les autres et par là elles nous forceront à envisager les choses sous différents aspects. C’est assez pour nous affranchir : on n’est plus esclave quand on peut choisir son maître. Ainsi, grâce à la généralisation, chaque fait observé nous en fait prévoir un grand nombre ; seulement nous ne devons pas oublier que le premier seul est certain, que tous les autres ne sont que probables. Si solidement assise que puisse nous paraître une prévision, nous ne sommes jamais sûrs absolument que l’expérience ne la démentira pas, si nous entreprenons de la vérifier. Mais la probabilité est souvent assez grande pour que pratiquement nous puissions nous on contenter. Mieux vaut prévoir sans certitude que de ne pas prévoir du tout."..
"Science et Méthode" (1908)
Le rôle des faits dans la science? Les pages que voici forment la conclusion et le résumé de l'ouvrage de Henri Poincaré qui a pour titre "Science et Méthode". Il y a pour le savant, nous dit l'auteur, une hiérarchie des faits, basée sur leur inégale valeur au point de vue de leur rendement. Le savant, dans chaque domaine, doit savoir discerner les faits simples qui dominent et éclairent les autres. ...
"Ce que j'ai cherché à expliquer dans les pages précèdent, c'est comment le savant doit s'y prendre pour choisir entre les faits innombrables qui s'offrent à sa curiosité, puisqu'aussi bien la naturelle infirmité de son esprit l'oblige à faire un choix, bien qu'un choix soit toujours un sacrifice. Je l'ai expliqué d'abord par des considérations générales, en rappelant d'une part la nature du problème à résoudre et d'autre part en cherchant à mieux comprendre celle de l'esprit humain, qui est le principal instrument de la solution. Je l'ai expliqué ensuite par des exemples; je ne les ai pas multipliés à l'infini; moi aussi, j'ai dû faire un choix, et j'ai choisi naturellement les questions que j'avais le plus étudiées.
Il y a une hiérarchie des faits; les uns sont sans portée; ils ne nous enseignent rien qu'eux-mêmes. Le savant qui les a constatés n'a rien appris qu'un fait, et n'est pas devenu plus capable de prévoir des faits nouveaux. Ces faits-là, semble-t-il, se produisent une fois, mais ne sont pas destinés à se renouveler.
Il y a, d'autre part, des faits à grand rendement, chacun d'eux nous enseigne une loi nouvelle. Et puisqu'il faut faire un choix, c'est à ceux-ci que le savant doit s'attacher. Sans doute cette classification est relative et dépend de la faiblesse de notre esprit. Les faits à petit rendement, ce sont les faits complexes, sur lesquels des circonstances multiples peuvent exercer une influence sensible, circonstances trop nombreuses et trop diverses pour que nous puissions toutes les discerner. Mais je devrais dire plutôt que ce sont les faits que nous jugeons complexes, parce que l'enchevêtrement de ces circonstances dépasse la portée de notre esprit. Sans doute un esprit plus vaste et plus fin que le nôtre en jugerait-il différemment. Mais peu importe; ce n'est pas de. cet esprit supérieur que nous pouvons nous servir, c'est du nôtre.
Les faits à grand rendement, ce sont ceux que nous jugeons simples; soit qu'ils le soient réellement, parce qu'ils ne sont influencés que par un petit nombre de circonstances bien définies, soit qu'ils prennent une apparence de simplicité, parce que les circonstances multiples dont ils dépendent obéissent aux lois du hasard et arrivent ainsi à se compenser mutuellement. Et c'est là ce qui arrive le plus souvent. Et c'est ce qui nous a obligés à examiner d'un peu près ce que c'est que le hasard. Les faits où les lois du hasard s'appliquent, deviennent accessibles au savant, qui se découragerait devant l'extraordinaire complication des problèmes où ces lois ne sont pas applicables.
Nous avons vu que ces considérations s'appliquent non seulement aux sciences physiques, mais aux sciences mathématiques. La méthode de démonstration n'est pas la même pour le physicien et pour le mathématicien. Mais les méthodes d'invention se ressemblent beaucoup. Dans un cas comme dans l'autre, elles consistent à remonter du fait à la loi, et à rechercher les faits susceptibles de conduire à une loi.
Pour mettre ce point en évidence, j'ai montré à l'œuvre l'esprit du mathématicien, et sous trois formes : l'esprit du mathématicien inventeur et créateur; celui du géomètre inconscient qui chez nos lointains ancêtres, ou dans les brumeuses années de notre enfance, nous a construit notre notion instinctive de l'espace; celui de l'adolescent à qui les maîtres de l'enseignement secondaire dévoilent les premiers principes de la science et cherchent à faire comprendre les définitions fondamentales. Partout nous avons vu le rôle de l'intuition et de l'esprit de généralisation sans lequel ces trois étages de mathématiciens, si j'ose m'exprimer ainsi, seraient réduits à une égale impuissance.
Et dans la démonstration elle-même, la logique n'est pas tout; le vrai raisonnement mathématique est une véritable induction, différente à bien des égards de l'induction physique, mais procédant comme elle du particulier au général. Tous les efforts qu'on a faits
pour renverser cet ordre et pour ramener l'induction mathématique aux règles de la logique n'ont abouti qu'à des insuccès, mal dissimulés par l'emploi d'un langage inaccessible au profane.
Les exemples que j'ai empruntés aux sciences physiques nous ont montré des cas très divers de faits à grand rendement. Une expérience de Kaufmann sur les rayons du radium révolutionne à la fois la Mécanique, l'Optique et l'Astronomie. Pourquoi? C'est parce qu'à mesure que ces sciences se sont développées, nous avons mieux reconnu les liens qui les unissaient, et alors nous avons aperçu une espèce de dessin général de la carte de la science universelle. Il y a des faits communs à plusieurs sciences, semblent la source commune de cours d'eau divergeant dans toutes les directions et qui sont comparables à ce nœud du Saint-Gothard d'où sortent des eaux qui alimentent quatre bassins différents.
Et alors nous pouvons faire le choix des faits avec plus de discernement que nos devanciers qui regardaient ces bassins comme distincts et séparés par des barrières infranchissables.
Ce sont toujours des faits simples qu'il faut choisir, mais parmi ces faits simples nous devons préférer ceux qui sont placés à ces espèces de nœuds du Saint-Gothard dont je viens de parler.
Et quand les sciences n'ont pas de lien direct, elles s'éc1airent encore mutuellement par l'analogie. Quand on a étudié les lois auxquelles obéissent les gaz, on savait qu'on s'attaquait à un fait de grand rendement; et pourtant on estimait encore ce rendement au-dessous de sa valeur, puisque les gaz sont, à un certain point de vue, l'image de la Voie Lactée, et que ces faits qui ne semblaient intéressants que pour le physicien, ouvriront bientôt des horizons nouveaux à l'Astronomie qui ne s'y attendait guère.
Et enfin quand le géodésien voit qu'il faut déplacer sa lunette de quelques secondes pour viser un signal qu'il a planté à grand peine, c'est là un bien petit fait; mais c'est un fait à grand rendement, non seulement parce que cela lui révèle l'existence d'une petite bosse sur le géoïde terrestre, cette petite bosse serait par elle-même sans grand intérêt, mais parce que cette bosse lui donne des indications sur la distribution de la matière à l'intérieur du globe et par là sur le passé de notre planète, sur son avenir, sur les lois de son développement." (Henri POINCARÉ, Science et Méthode)
Pierre Duhem (1861-1916)
Chimiste, philosophe et historien des sciences, Duhem commença en 1913 la publication du "Système du monde, histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic" : il y défend une interprétation continuiste du progrès scientifique et réévalue l'importance du Moyen Âge avant l'émergence de la science moderne. Dans son ouvrage le plus important, "la Théorie physique, son objet et sa structure" (1906), Duhem affirme que la théorie physique n'a pas pour objet de dévoiler la nature profonde du monde, mais de coordonner les éléments de la connaissance sur le plan de la relativité, dans lequel nous nous situons. Il considère qu'il n'est pas nécessaire d'être croyant pour adhérer à sa théorie de la science, car la science n'a pas à se prononcer sur des questions métaphysiques, mais il nie que la religion soit un obstacle au progrès de la science, comme le prétend le scientisme. À de nombreuses reprises, Duhem se réclame de Blaise Pascal, savant et théologien. Si l'existence d'un ordre du monde ne peut aucunement être justifié rationnellement par le scientifique (c'est une question métaphysique et non proprement physique), en revanche c'est un objet de foi.
Pour Duhem, "une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques, déduites d'un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible un ensemble de lois expérimentales.." Une théorie "vraie" n'est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication conforme à la réalité, mais "une théorie qui représente d'une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales". L'accor avec l'expérience est pour une théorie physique, l'unique critérium de vérité. On en vient à distinguer quatre opérations fondamentales dans une théorie physique :
- la définition et la mesure des grandeurs physiques,
- le choix des hypothèses,
- le développement mathématique de la théorie,
- la comparaison de la théorie avec l'expérience.
" ... Et d'abord à quoi peut servir une telle théorie?
Touchant la nature même des choses, touchant les réalités qui se cachent sous les phénomènes dont nous faisons l'étude, une théorie conçue sur le plan qui vient d'être tracé ne nous apprend absolument rien et ne prétend rien nous apprendre. A quoi donc est-elle utile? Quel avantage les physiciens trouvent-ils à remplacer les lois que fournit directement la méthode expérimentale par un système de propositions mathématiques qui les représentent?
Tout d'abord, à un très grand nombre de lois qui s'offrent à nous comme indépendantes les unes des autres, dont chacune doit être apprise et retenue pour son propre compte, la théorie substitue un tout petit nombre de propositions, les hypothèses fondamentales. Les hypothèses une fois connues, une déduction mathématique de toute sûreté permet de retrouver, sans omission ni répétition, toutes les lois physiques. Une telle condensation d'une foule de lois en un petit nombre de principes est un immense soulagement pour
la raison humaine qui ne pourrait, sans un pareil artifice, emmagasiner les richesses nouvelles qu`elle conquiert chaque jour.
La réduction des lois physiques en théories contribue ainsi à cette économie intellectuelle en laquelle M. E. Mach voit le but, le principe directeur de la Science.
La loi expérimentale représentait déjà une première économie intellectuelle. L'esprit humain avait devant lui un nombre immense de faits concrets, dont chacun se compliquait d'une foule de détails dissemblables de l'un à l'autre; aucun homme n'aurait pu embrasser
et retenir la connaissance de tous ces faits; aucun n'aurait pu communiquer cette connaissance à son semblable. L'abstraction est entrée en jeu; elle a fait tomber tout ce qu'il y avait de particulier, d'individuel dans chacun de ces faits; de leur ensemble elle a extrait
seulement ce qu'il y avait en eux de général, ce qui leur était commun, et à cet encombrant amas de faits, elle a substitué une proposition unique, tenant peu de place dans la mémoire, aisée à transmettre par l'enseignement; elle a formulé une loi physique. `
"Au lieu, par exemple, de noter un à un les divers cas de réfraction de la lumière, nous pouvons les reproduire et les prévoir tous lorsque nous savons que le rayon incident, le rayon réfracté et la normale sont dans un même plan et que sin i = n sin r. Au lieu de tenir compte des innombrables phénomènes de réfraction dans des milieux et sous des angles différents, nous n'avons alors qu'à observer la valeur de n en tenant compte des relations ci-dessus, ce qui est ínfiniment plus facile. La tendance à l`économie est ici évidente".
L'économie que réalise la substitution de la loi aux faits concrets, l'esprit humain la redouble lorsqu'il condense les lois expérimentales en théories. Ce que la loi de la réfraction est aux innombrables faits de réfraction, la théorie optique l'est aux lois infiniment variées des phénomènes lumineux.
Parmi les effets de la lumière, il n'en est qu'un fort petit nombre que les anciens eussent réduits en lois; les seules lois optiques qu'ils connussent étaient la loi de la propagation rectiligne de la lumière et les lois de la réflexion; ce maigre contingent s'accrut, à l'époque de Descartes, de la loi de la réfraction. Une Optique aussi réduite pouvait se passer de théorie; il était aisé d'étudier et d'enseigner chaque loi en elle-même.
Comment, au contraire, le physicien qui veut étudier l'Optique actuelle pourrait-il, sans l'aide d'une théorie, acquérir une connaissance, même superficielle, de ce domaine immense? Effet de réfraction simple, de réfraction double par des cristaux uniaxes ou biaxes, de réflexíon sur les milieux isotropes ou cristallisés, d'interférences, de diffraction, de polarisation par réflexion, par réfraction simple ou double, de polarisation chromatique, de polarisation rotatoire; etc..., chacune de ces catégories de phénomènes donne lieu à l`énoncé d'une foule de lois expérimentales dont le nombre, dont la complication, effrayeraient la mémoire la plus capable et la plus fidèle.
La théorie optique survient; elle s`empare de toutes ces lois et les condense en un petit nombre de principes; de ces principes on peut toujours, par un calcul régulier et sûr, tirer la loi dont on veut faire usage; il n'est donc plus nécessaire de garder la connaissance de toutes ces lois; la connaissance des principes sur lesquels repose la théorie suffit.
Cet exemple nous fait saisir sur le vif la marche suivant laquelle progressent les sciences physiques; sans cesse, l'expérimentateur met à jour des faits jusque là insoupçonnés et formule des lois nouvelles; et, sans cesse, afin que l'esprit humain puisse emmagasiner ces richesses, le théoricien imagine des représentations plus condensées, des systèmes plus économiques; le développement de la Physique provoque une lutte continuelle entre "la nature qui ne se lasse pas de fournir" et la raison qui ne veut pas "se lasser de concevoir".
La théorie n'est pas seulement une représentation économique des lois expérimentales; elle est encore une classification de ces lois. La Physique expérimentale nous fournit des lois toutes ensemble et, pour ainsi dire, sur un même plan, sans les répartir en groupes de lois qu`unisse entre elles une sorte de parenté. Bien souvent, ce sont des causes tout accidentelles, des analogies toutes superficielles qui ont conduit les observateurs à rapprocher, dans leurs recherches, une loi d'une autre loi..." (Pierre Duhem, La Théorie physique)
Léon Brunschvicg, lorsqu'il aborde les conditions du progrès spirituel dans son livre "Les Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale", écrit que la philosophie de Bergson marque une "rupture décisive" avec le XIXe siècle : l'élan qu'il reconnaît à l'origine de la vie, n'est pas seulement un élan vital, mais aussi un élan d'intelligence. Pourtant alors que Brunschvicg pense qu'il est impossible à l'homme de forcer la barrière de l'expérience humaine, Bergson entend "aller chercher l'expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s'infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement humaine" (Matière et mémoire). Brunschvicg reste kantien, et envisage un "devenir proprement intellectuel" : celui-ci consiste dans le progrès d'une conscience qui se constitue et se transforme en construisant un monde objectif. Bergson, au contraire, pense qu'il faut un effort pour subsistuer à cette expérience première, qui n'est au fond qu'une expérience "arrangée pour la plus grande facilité de l'action et du langage", une expérience "vraie" : cette expérience là naît du contact immédiat de l'esprit avec son objet et elle retrouve ainsi "les lignes intérieures de la structure des choses"...
Léon Brunschvicg (1869-1944)
Avec Bergson, Léon Brunschvicg s'annonça, dès 1897, comme l'un des philosophes français majeurs de la première moitié du XXème siècle. Aujourd'hui tombée en désuétude, sa pensée s'imposa pourtant comme une référence capitale. Brunschvig pose en effet les principes d'un rationalisme psychologique, à partir de l'activité même de l'esprit, opposition constante de la raison et de l'expérience.
A la Société Française de Philosophie (fondée en 1901 par Xavier Léon), à la Sorbonne (1909), Brunschvicg ne laissa personne indifférent. Avec Elie Halévy, André Lalande, Emile Meyerson, il participa à ce que l'on appelle encore aujourd'hui l' "idéalisme français". En effet, Brunschvicg développe à partir de la méthode réflexive, un « idéalisme critique ». Pour lui, l'acte de l'esprit s'exprime dans les vérités scientifiques : philosophie et science sont solidaires l'un de l'autre. Et c'est ainsi qu'il reprend les problèmes posés par la critique kantienne à la lumière des sciences. Il a écrit les "Étapes de la philosophie mathématique" (1912) et publié une édition des pensées de Pascal. Sa méthode de réflexion sur l'histoire de la philosophie ("Spinoza et ses contemporains", 1894), qui consiste à dégager en chaque auteur le vrai du faux, contrevient parfois à la pure objectivité historique.
La grand concept brunschvicgien par excellence est celui de jugement dont il expose la théorie dans sa thèse "La modalité du jugement" (1897). C'est en effet le jugement qui, dans la réflexion scientifique, constitue le cœur de la philosophie réflexive de Brunschvicg. A partir de ce jugement, qui donne la signification pleine et entière de la conscience intellectuelle, Brunschvicg va pouvoir rendre compte d'une philosophie de l'esprit : la genèse de l'esprit c'est le progrès du savoir sous la forme des sciences; et Brunschvicg sera l'un des rares philosophes du siècle dernier a tenter une réflexion tenant conjointement les sciences (mathématiques, physique, biologie) et l'Esprit. En 1922, il publie "L’expérience humaine et la causalité physique".
Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale
"La philosophie contemporaine est, selon nous, une philosophie de la réflexion, qui trouve sa matière naturelle dans l’histoire de la pensée humaine. Les systèmes du XIXe siècle, même ceux qui ont fait la part la plus grande à la considération du passé, comme l’hégélianisme ou le comtisme, n’en ont pas moins conservé l’ambition de se placer et à l’origine et au terme de tout ce que les hommes comprennent ou comprendront jamais, expérimentent ou expérimenteront jamais. Nous avons appris aujourd’hui à chercher la vitalité du savoir, fût-ce du savoir positif, dans les alternatives du mouvement de l’intelligence. Vainement la science s’est flattée d’avoir assuré ses bases de telle manière qu’il lui suffise désormais d’en déduire simplement les conséquences : l’ampleur et la diversité de ces conséquences, la précision de leur confrontation avec le réel, l’ont conduite de surprise en surprise, jusqu’à l’obliger de revenir sur des axiomes qu’elle avait crus éternels. Elle a brisé les cadres consacrés par la tradition classique, et elle a fait surgir des types inattendus de principes, des formes inédites de connexion, tout ce que nous admirons enfin dans la théorie des ensembles ou dans les théories de la relativité. La tâche de la réflexion philosophique est alors de prendre conscience du caractère réflexif que présente le progrès de la science moderne. Et ici se produira nécessairement un phénomène analogue à celui que MM. Claparède et Piaget ont signalé dans leurs beaux travaux sur La psychologie de l’enfant, les difficultés de la prise de conscience entraînent le décalage des opérations sur le plan de la pensée : « Lorsque l’enfant essaiera de parler une opération, il retombera peut-être dans les difficultés qu’il avait déjà vaincues sur le plan de l’action. Autrement dit l’apprentissage d’une opération sur le plan verbal reproduira les péripéties auxquelles avait donné lieu ce même apprentissage sur le plan de l’action : il y aura décalage entre les deux apprentissages. La même chose s’observe aux phases diverses de la croissance de l’humanité : l’action du savant apparaît en avance sur la conscience du philosophe qui, par esprit de paresse ou d’économie, s’obstine à verser le vin nouveau dans les vieilles outres, qui, par exemple, s’efforcera d’ajuster le savoir positif d’un Descartes ou d’un Galilée aux cadres de la déduction syllogistique ou de l’induction empirique. Il y a même des penseurs chez qui le dynamisme du processus scientifique s’est laissé recouvrir par la survivance d’un idéal périmé, qui ont, selon les expressions de M. Bergson, pris « l’appareil logique de la science pour la science même ». C’est ce qui aurait dû arriver à tout autre qu’à Pascal ; cela est arrivé cependant à Pascal. Lui dont l’œuvre est la plus propre qui soit à faire éclater la suprématie de l’esprit de finesse en géométrie, on a la surprise de le voir, dans les Réflexions de L’esprit géométrique, revenir à l’idéal logique qu’il avait tant contribué à discréditer, et décrire comme « une véritable méthode » celle qui « consisterait à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions » , quitte à se faire de la contradiction qui est inhérente à une pareille conception de la méthode un argument contre la science et contre l’humanité..."
"L'Idéalisme contemporain" (1921)
Un ouvrage du philosophe français Léon Brunschvicg composé de plusieurs essais écrits à diverses époques. Face aux courants de la philosophie contemporaine, Brunschvicg oppose une théorie personnelle : un idéalisme critique de type kantíen qu'il oppose tant à l'idéalisme subjectif-métaphysique qu'au positivisme empiriste, deux idoles à abattre. Sans la raison, l'expérience est aveugle, et sans l'expérience, la raison est vide. Le développement réciproque de la rationalité et de l'objectivité est marqué par le mouvement dialectique d'une activité spirituelle unique, la vie de la pensée. Dans le premier essai, la pensée est considérée en fonction du sens commun qui ramène la raison à sa clarté originelle lorsqu'elle dégénère en anarchie intellectuelle, et fixe les étapes parcourues par l'activité intellectuelle, éclairant et soulignant les valeurs essentielles de la pensée elle-même.
Le deuxième essai traite de l'essence de la vie spirituelle fondée sur l'antinomie entre l`idée pure et sa forme sentimentale extrinsèque. Contre les philosophies du sentiment et de la volonté (Pascal, Schopenhauer, etc.) qui mettent au premier plan les états affectifs, Brunschvicg soutient que les sentiments non conditionnés par la raison dégénèrent en esclavage moral et que l`absurdité radicale du vouloir-vivre schopenhaurien, dans son caractère négatif, nous renvoie elle-même de toute façon à un choix de la raison : c'est pourquoi le rationalisme, loin de condamner le sentiment, lui impose une discipline. Le troisième essai est consacré au problème de la méthode philosophique : l'idéalisme critique s'efforce de concilier l'idéalisme cartésien et le criticisme kantien ; il cherche dans la pensée le caractère constitutif de la substantialité de l'être, sans cependant réduire la substance à une simple catégorie spirituelle. Enfin, dans les quatrième et cinquième essais, l'auteur réfute les accusations portées par les spiritualistes de l'école bergsonienne contre l'intellectualisme, soulignant les éléments positifs de ce dernier.
"Les âges de l'intelligence" (1934)
L'ouvrage résument des leçons faites à la Sorbonne durant l’hiver 1932-1933 devant de jeunes auditeurs touchés et menacés par le désordre de la société où ils entrent. Ils ont raison de vouloir, débute l'auteur, que demain ne ressemble pas à aujourd’hui ; "mais d’autant nous sommes justifiés à souhaiter qu’après-demain ne recommence pas avant-hier. Jamais comme à notre époque il n’a été aussi facile, ni aussi dangereux, de s’habiller richement avec les laissés pour compte de la vérité. La question demeure donc de savoir si les maux que l’histoire a produits par la projection intempestive du passé — de tous les passés — dans le présent, il ne lui appartient pas d’y porter remède en redressant la perspective des mots et des choses. Le monde aurait été sauvé plus d’une fois si la qualité des âmes pouvait dispenser de la qualité des idées. Il est sans doute à regretter, il n’est assurément pas à méconnaître, que la première vertu soit d’ordre strictement intellectuel, qu’elle consiste à surmonter l’orgueil dogmatique d’où procèdent les privilèges imaginaires d’une personne ou d’un peuple, d’un culte ou d’une génération...."
"... Si donc l’humanité ne cesse de mûrir dans la continuité de son mouvement, il s’en faut que les hommes participent, nécessairement et automatiquement, au progrès de leur espèce. Elle a son âge, et ils ont le leur, qui ne varie pas seulement selon le degré de raison et de conscience où chacun est parvenu mais encore, chez l’individu lui-même, selon les moments de son existence, selon les domaines où s’exerce sa pensée.
Nous vivons tous sur des héritages contradictoires.
Chez les plus grands, Descartes et Leibniz, Kant et Auguste Comte la nostalgie du « dogme reçu » a contrarié, jusqu’à finir par le briser, l’élan de la méthode positive. Et parce qu’un Pascal est préoccupé par la survie de son être personnel, par l’immortalité psychique, plus
que par la destinée morale de l’humanité, il laisse s’opérer dans son œuvre le plus paradoxal, et le plus injuste sans doute, des chassés-croisés. Il présente le mathématicien comme un charnel, l’acousmatique comme un spirituel, alors cependant que les "Pensées" ont mis en évidence le critère irrécusable et irréductible de ce qui nous constitue dans notre dignité d’homme :
« L’autorité. — Tant s’en faut que d’avoir ouï dire une chose soit la règle de votre créance, que vous ne devez rien croire sans vous mettre en l’état comme si jamais vous ne l’aviez ouï. C’est le consentement de vous à vous-même, et la voix constante de votre raison, et non des autres, qui vous doit faire croire. Le croire est si important ! Cent contradictions seraient vraies. Si l’antiquité était la règle de la créance, les anciens étaient donc sans règle ? Si le consentement général, si les hommes étaient péris ? Fausse humilité, orgueil. Levez le rideau. » (Pensées)
Jusqu’à quel point le lecteur se sentira-t-il disposé à tenir compte pour lui-même de cette impérieuse sommation ? Elle implique une lenteur de réflexion, une austérité de méthode,
contre lesquelles l’impatience paraît légitime aux époques d’humanité bouleversée, de civilisation instable. Devant ceux que la foule vénère comme des saints ou acclame comme des héros, attendant d’eux qu’ils la protègent de ses propres faiblesses et lui obtiennent d’échapper aux conséquences de ses fautes, le sage demeure impopulaire qui se refuse à faire l’aumône d’une promesse illusoire de succès, dont la charité ne propose aux autres que de les élever à son niveau, afin qu’ils osent, comme le voulait Socrate, professer ce qu’ils ont compris et ignorer ce qu’ils ne savent pas. Seulement, depuis Socrate, l’expérience des siècles atteste que la multiplicité sublime des sacrifices destinés à servir la cause d’une humanité intimement réconciliée avec elle-même, n’a fait, en définitive, que rendre plus ardentes et plus tragiques la concurrence des religions qui s’excommunient, la haine des peuples qui s’exterminent. Peut-être la meilleure ou l’unique chance de salut pour les hommes sera-t-elle de prendre conscience qu’ils ne pourront jamais être sauvés du dehors, qu’ils n’ont donc pas à se relâcher de leur effort pour exister, chacun par soi-même, en développant ce qu’ils possèdent d’effectivement universel et divin, le désintéressement d’une raison véritable sur quoi se fonde la vérité d’un amour qui regarde l’âme et la liberté d’autrui. C’est Malebranche, le plus profond et le plus pieux des interprètes de la pensée catholique, qui nous avertit : « La foi passera ; mais l’intelligence subsistera éternellement. »