Charles Péguy (1873-1914), "Notre Patrie" (1905), "Notre jeunesse" (1910), "Le porche du mystère de la deuxième vertu" (1911), "La Tapisserie de Notre-Dame" (1913), "Eve" (1913), "Clio; dialogue de l'Histoire et de l'âme païenne" (1917)  - ...

Last update: 31/12/2016


Charles Péguy (1873-1914), polémiste et poète, exalte les valeurs ancestrales et hériditaires incarnées dans la terre de France, et restera le chantre de Jeanne d'Arc et le pèlerin de Notre-Dame de Chartres. Professeur et homme de lettres, fils d'une ouvrière et fier de son ascendance paysanne, Péguy a trouvé en 1914 sur le champ de bataille de la Marne, dans une mort héroïque librement afirontée, sans doute la signification suprême de sa vocation, scellant de son sacrifice un idéal depuis longtemps entrevu. Animateur des Cahiers de la quinzaine (1900-1914), revue qu'il a fondée pour être libre et dont il assure presque à lui seul, dans sa célèbre boutique de la rue de la Sorbonne, la composition et la rédaction, Péguy se signale par l'originalité de son attitude : épris de justice sociale, de générosité, insoucieux de choquer les idées régnantes, il s'élève contre la routine intellectuelle et littéraire, contre la tyrannie des partis politiques, contre l'égoïsme et l'Argent. Ce défenseur de Dreyfus se brouille avec les dreyfusards et regagne, en franc-tireur, le parti de Barrès ; ce socialiste quitte les socialistes quand ils lui semblent dégrader la mystique en politique; ce chrétien fervent vit en marge des disciplines de l'Église. Plébéien de naissance, aristocrate au fond, il a l'horreur du "commun", de la médiocrité; idéaliste intransigeant, il gardera contact avec les réalités humbles et positives de la vie ...

 

De là, le caractère spécial de sa "mystique" : un idéalisme religieux, d'une sincérité authentique, d'une singulière élévation, mais qui a besoin de s'adresser à quelqu'un, de se fixer sur des personnages, sur des figures historiques (Notre-Dame, sainte Geneviève, Jeanne d'Arc), que l'on retrouve associées à des monuments consacrés (la cathédrale de Chartres) et s'explicite en des gestes de prière, en litanies. Il y a aussi ce patriotisme vigoureux, ombrageux même, qui s'attache avec une ferveur pressante aux gloires de l'histoire de France, - on peut ne pas partager ou ne plus partager ce sentiment -, mais aussi aux horizons de ses campagnes et au courant de ses fleuves (la Meuse, la Loire), au souvenir des générations anonymes qui en ont labouré et défendu le sol.

 

Avec une puissance intuitive assez incomparable, Péguy a évoqué plusieurs fois en prose et en vers le "Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc" : le genèse de sa vocation, la mélancolie de son départ, l'immensité de son abnégation ...

 

"Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance...

Voici que je m'en vais en des pays nouveaux :

Je ferai la bataille et passerai les fleuves ;

Je m'en vais m'essayer à de nouveaux travaux,

Je m'en vais commencer là-bas les tâches neuves...

 


Charles Péguy (1873-1914)

Charles Péguy meurt à 41 ans dans les premiers jours de la Bataille de la Marne : poète aux allures de prédicateur, touché par la foi chrétienne, il défend contre le rationalisme et la grande bourgeoisie un lyrisme mystique et patriotique, enraciné dans la terre maternelle.

Issu d'un milieu très pauvre, né à Orléans, Charles Péguy entre à l'Ecole Normale Supérieure où Bergson fut l'un de ses professeurs. Très tôt, ses prises de position déroutent : croyant, il critique l'Eglise catholique, socialiste, il s'oppose au pacifisme et à l'internationalisme de la gauche, et nationaliste, il ne rejoint jamais la classe bourgeoise. 

En 1900, il crée sa propre revue, "Cahiers de la quinzaine" qui représente un témoignage inégalé sur la vie intellectuelle de l'époque et constitue sans doute l'une des plus typiques manifestations de la littérature française. D'abord conçue comme une revue, elle présente par la suite, à chaque numéro, une oeuvre entière, et rassemble un noyau d'amis fidèles, malgré les dissensions ultérieures, inévitables, qui avaient réellement à dire quelque chose de neuf. C'est de "la Boutique", installée en face de la Sorbonne, que Péguy mènera le combat, en dépit des difficultés financières, de Georges Sorel à André Spire, Romain Rolland, les frères Tharaud, à Julien Benda et André Suarès. C'est une nouvelle manière de comprendre la littérature et la politique, et même la religion, et sera à l'origine de la formation d'un moralisme rigoureux affirmant la solidité nationale de la France devant tout évènement ...

Si Charles Péguy s'était éloigné de la religion, la menace allemande lui révèle l'existence d'un 'mal universel' et le rapproche de la foi. Poète mystique et polémiste idéaliste, Péguy exerce une profonde influence dans le débat philosophique et moral de son temps. A la fois sanguin et réfléchi, il ne prenait rien à la légère. Il croit aux idées de son être et le grand thème qui domine son oeuvre est celui de l'insertion de l'éternel dans le temporel, du spirituel dans le charnel. Incompris de son vivant, il accède par la suite à une très large renommée posthume, en lien notamment avec le renouveau de la foi dans les milieux intellectuels des années 1940. 

Il publie des oeuvres en prose, "Notre Patrie" (1905), où il dénonce la menace de la guerre avec l'Allemagne, "Notre jeunesse" (1910) où il oppose mystique et politique, "L'Argent" (1913), où il évoque le monde de son enfance qui ignorait encore la fièvre de l'argent. En 1908, il dit retrouver la foi et publie dès lors ses grandes oeuvres poétiques, le "Mystère de la charité de Jeanne d'Arc" (1910), "le Porche du mystère de la deuxième vertu" (1911), "le Mystère des saints-innocents" (1911), "la Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc" (1912), écrite en reconnaissance pour la guérison de son fils Pierre, "la Tapisserie de Notre-Dame" (1912), enfin un poème oratoire d'un grand mysticisme, tel "Eve" (1913), vaste fresque poétique en l'honneur des soldats morts au combat de 8000 alexandrins. Le poète meurt en 1914, la veille de la bataille de la Marne, le 5 septembre.... 


"NOTRE PATRIE" (1905)

Ce volume marque un tournant dans la vie et l'œuvre de Péguy. En juin 1905 avait soudain éclaté le "coup de tonnerre" de Tanger (déclenchée par un discours de l'empereur Guillaume II à Tanger le 31 mars 1905, au cours duquel, s’opposant à l’instauration d'un équivalent de protectorat de la France sur le Maroc, il exige un État « libre et indépendant » afin de maintenir présents les intérêts allemands). Prenant position sur l`affaire marocaine, Guillaume ll menaçait violemment la France. Péguy s`en fut acheter l`équipement qu`on emporte le jour de la mobilisation. Si l`événement fut retardé de neuf ans, il était accompli pour toujours dans l`âme de l`écrivain. Sous le coup de la menace ennemie, le socialiste pacifiste entend remonter en lui une voix de mémoire, la voix même de la patrie, celle qui est inscrite sur les monuments de Paris, les Invalides, Notre-Dame, et qui monte de ce peuple parisien, peuple-roi par excellence, le seul qui soit tout ensemble révolutionnaire et tradítionaliste. C`est elle dont Hugo s`est fait l`écho sonore : pacifiste dans ses mauvais poèmes, Hugo est un pacifiste de la Grande Armée. Mais le véritable Hugo, pour Péguy, c'est le Hugo cérémoniel, roi des fêtes, évocateur des défilés, héraut de Napoléon Ier. Hugo représente éminemment ce peuple de France et de Paris, uni dans sa cathédrale, "qui tout entier se réjouit et tout entier souffre autour de sa cathédrale dont le nom dit tout". C'est une véritable résurrection de la France éternelle que tend à faire valoir "Notre Patrie". 

 

"Notre Patrie" constitue la première étape de la nouvelle route de Péguy. La voix de mémoire, réveillée, ne cessera de s'imposer : après la France, c'est Dieu que va retrouver Péguy. Et de ce qui animait cependant son utopie socialiste, la volonté de salut universel, rien ne sera renié : Péguy découvre seulement que cette volonté doit s`inscrire dans une réalité, que celui qui aime la paix est bien moins le pacifiste que le soldat et le patriote, qui sait le prix des biens matériels et spirituels menacés et qui accepte, pour les défendre, le risque du combat. Le coup de Tanger a perdu pour nous l'importance qu'il revêtit aux yeux de la génération de Péguy : si ce n`était sans doute pas le signe d'une nouvelle période dans la vie de la France, ce fut sans conteste l'acte de naissance du second Péguy, qui jusqu'à sa mort n'abordera aucun problème, même purement religieux, sans se référer à cette menace temporelle....


"NOTRE JEUNESSE" (1910)

Essai de Charles Péguy qui parut le 17 juillet 1910. dans la Xle série des Cahiers de la Quinzaine. Etonné de ce que le dixième anniversaire de l'affaire Dreyfus fût passé inaperçu, un de ses amis, Daniel Halévy, avait rédigé une "Apologie pour notre passé", que Péguy jugea insuffisante et y répondit par ce cahier. Composé à l`emporte-pièce et considéré comme un de ses meilleurs essais polémiques, il se prend à définir ce qu`était la République "du temps qu'il y avait une République", la République de sa jeunesse. Le même mouvement de stérilité frappe aujourd`hui la République, qui frappa la monarchie et la religion chrétienne. ll y a perte de la "mystique républicaine" : «Tout commence en mystique et finit en politique". Le différend n`est pas entre la France monarchiste d`avant 1789 et celle qui suivit, mais entre l'ancienne France païenne,  chrétienne, royaliste, révolutionnaire, d`une part, et la France dominée, depuis 1881, par le "parti intellectuel". ce parti qui méprise également le héros et les saints. 

A la lumière de ce principe, Péguy passe en revue les grands  événements survenus depuis la Révolution : il réhabilite le premier Empire, condamne formellement le second et explique qu`il ne faut point confondre avec le parti intellectuel de nombreux instituteurs, même francs-maçons, ni de petits professeurs de l'enseignement secondaire qui maintiennent un peu de culture et la liberté de l`esprit. ll n'en est que plus virulent pour montrer comment l`affaire Dreyfus, "crise éminente de l'Histoire de France" qui vivait de sa mystique, est morte de sa politique". 

 

« Une mystique peut aller contre toutes les politiques à la fois. Ceux qui apprennent l’histoire ailleurs que dans les polémiques, ceux qui essaient de la suivre dans les réalités, dans la réalité même, savent que c’est en Israël que la famille Dreyfus, que l’affaire Dreyfus naissante, que le dreyfusisme naissant rencontra d’abord les plus vives résistances. La sagesse est aussi une vertu d’Israël. S’il y a les Prophètes, il y a aussi l’Ecclésiaste. Beaucoup disaient à quoi bon. Les sages voyaient surtout qu’on allait soulever un tumulte, instituer un commencement dont on ne verrait peut-être jamais la fin, dont surtout on ne voyait pas quelle serait la fin. Dans les familles, dans le secret des familles on traitait communément de folie cette tentative. Une fois de plus la folie devait l’emporter, dans cette race élue de l’inquiétude. Plus tard, bientôt tous, ou presque tous, marchèrent, parce que quand un prophète a parlé en Israël, tous le haïssent, tous l’admirent, tous le suivent. Cinquante siècles d’épée dans les reins les forcent à marcher. Ils reconnaissent l’épreuve avec un instinct admirable, avec un instinct de cinquante siècles. Ils reconnaissent, ils saluent le coup. C’est encore un coup de Dieu. La ville encore sera prise, le Temple détruit, les femmes emmenées. Une captivité vient, après tant de captivités. De longs convois traîneront dans le désert. Leurs cadavres jalonneront les routes d’Asie. Très bien, ils savent ce que c’est. Ils ceignent leurs reins pour ce nouveau départ. Puisqu’il faut y passer ils y passeront encore. Dieu est dur mais il est Dieu. Il punit, et il soutient. Il mène. Eux qui ont obéi, impunément, à tant de maîtres extérieurs, temporels, ils saluent enfin le maître de la plus rigoureuse servitude, le Prophète, le maître intérieur. » (Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres en prose complètes, tome III)

 

Après un long panégyrique de Bernard Lazare (1865-1903), vaincu parce que la mystique est la "force invincible des faibles", qui lutta jusqu`à ses derniers jours,  contre la déviation du dreyfusisme en politique, en "démagogie combiste", après de belles pages sur la vocation d'lsraël ("peuple pour qui la pierre des maisons sera toujours la toile des tentes"), Péguy en vient à définir sa propre doctrine socialiste, à travers la "courbe de la croyance publique à l`innocence de Dreyfus". Le socialisme qu'il défend et qui recherche l'assainissement du monde ouvrier, par l'anoblissement du travail en particulier, est très différent de celui qu'a conçu le parti intellectuel en adoptant les méthodes de la bourgeoisie capitaliste. Ainsi l`entrée du dreyfusisme dans la démagogie radicale fut une opération de trahison et de déshonneur. menée par Jaurès. Jusque-là, antidreyfusisme et dreyfusisme avaient un postulat commun : ils affirmaient que la trahison militaire était un crime monstrueux. Ensuite on prétendra qu`il n`était pas criminel de trahir. Alors que le dreyfusisme était soif de justice. Jaurès en a fait une idéologie anticatholique, antipatriote. Le parti intellectuel n'a pas prémédité ni ourdi l`Affaire, comme l'avance l`Action française, il en a été le profiteur. D`ailleurs, l'Affaire a profondément desservi le monde israélite, les juifs pauvres ont été l'objet d`une vague d`antisémitisme dont ils n`ont pu se remettre. Péguy termine par une exaltation de la République, "régime de la liberté de conscience", qui, comme la monarchie,  ne peut subsister qu'à condition d`être aimée... 


"Mystère de la charité de Jeanne d'Arc" (1910)

L'image de Jeanne d'Arc devint rapidement dans les oeuvres de Péguy un symbole du mysticisme catholique, après avoir été l'incarnation fervente des idées socialistes de l'auteur, de cette mystique sociale qui l'avait au début de sa vie inspirée. La "Jeanne d'Arc" de Péguy, un drame en trois pièces, fut publié en 1897, comprenant "A Domremy", "Les Batailles", et "Rouen". La petite paysanne - elle a treize ans -, hantée par les misères humaines et par l'idée de la souffrance éternelle, a découvert sa mission et ses dures exigences : Péguy parvient à rendre vivante la figure de Jeanne à Domrémy, dialoguant avec sa petite amie Hauviette, ou avec une nonne, Mme Gervaise, qui oppose à l'exaltation de la jeune fille des conseils de pieuse prudence. Nous ne sommes plus dans un drame historique mais dans le mystère d'une vocation spirituelle. Et Péguy reprendra intégralement, treize ans plus tard, dans son "Mystère de la charité de Jeanne d'Arc" les paroles prêtées à la sainte. Elle s'offre à se battre pour que le mal soit chassé de la terre et fera l'amère expérience de la trahison des hommes et de la victoire du mal. Certains de ses courts poèmes ont fait s renommée, tels les fameux adieux de Jeanne à la Meuse ...

 

"Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,

Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas,

Meuse, adieu : j'ai déjà commencé ma partance 

En des pays nouveaux où tu ne coules pas. 

Voici que je m'en vais en des pays nouveaux :

Je ferai la bataille et passerai les fleuves; 

Je m'en vais m'essayer à de nouveaux travaux,

Je m 'en vais commencer là-bas les tâches neuves.

Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante et douce,

Tu couleras toujours, passante accoutumée,

Dans la vallée heureuse où l'herbe vive pousse,

O Meuse inépuisable et que j 'avais aimée.

(Un silence)

Tu couleras toujours dans l'heureuse vallée;

Où tu coulais hier, tu couleras demain.

Tu ne sauras jamais la bergère en allée,

Qui s'amusait, enfant, à creuser de sa main

Des canaux dans la terre, - à jamais écroulés.

La bergère s'en va, délaissant les moutons,

Et la fileuse va, délaissant les fuseaux,

Voici que je m'en vais loin de tes bonnes eaux,

Voici que je m'en vais bien loin de nos maisons.

Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine,

O Meuse inaltérable et douce à toute enfance,

O toi qui ne sais pas l'émoi de la partance,

Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais,

O toi qui ne sais rien de nos mensonges faux,

O Meuse inaltérable, ô Meuse que j'aimais,

(Un silence)

Quand reviendrai-je ici filer encor la laine?

Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous?

Quand nous reverrons-nous? et nous reverrons-nous?

Meuse que j'aime encore, ô ma Meuse que j 'aime.

(Gallimard, édít.) .


"Porche du mystère de la deuxième vertu" (1911)

Cette oeuvre marque, a-t-on souvent dit, le point culminant du nationalisme mystique français qui remonte aux origines de la monarchie., "un chef d'oeuvre unique dans la littérature de tous les temps", a pu écrire Romain Rolland. Des trois vertus théologales, la Foi, l'Espérance et la Charité, c'est l'Espérance qui séduit surtout Péguy. Les plus belles paroles de Dieu, ce sont, plantées en notre coeur "comme un clou de tendresse", les trois paraboles de l'Espérance : celle de la brebis perdue, celle de la drachme retrouvée, celle de l'enfant égaré. Et ce dogme de l'Espérance vent, bien singulièrement, nourrir la constante préoccupation de Péguy depuis 1905 : un naïf nationalisme mystique (Dieu préfère la "douce France", peuple de "bons jardiniers depuis quatorze siècles qu'ils suivent les leçons de son Fils). Péguy établit un lien entre l'Espérance et le peuple de France, il existe une manière propre d'espérer, qui serait la manière française qui est : de connaître le danger tout en gardant une paix intérieure.

Dans le Porche du mystère de la deuxième vertu, il va donner la parole à Dieu pour célébrer "cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout" mais "qui entraîne tout". En une composition très libre, diverses variations s'enchaînent, la confiance du père de famille, l'espoir des saints et le salut du pécheur, l'espérance du peuple de France. Dieu s'attendrit sur l'abandon de l'homme dans le sommeil, et le poème se clôt sur un hymne à la nuit devenu célèbre, "O Nuit, ô ma fille la Nuit", la plus religieuse de mes filles ...".  Péguy ose ainsi faire parler Dieu, - un monologue de plus de deux cents pages -, un Dieu soucieux de la terre, des paroisses françaises, instrument par excellence du Saint-Esprit, et traduit, sous la transposition poétique, les thèmes essentiels de la mystique catholique ...

 

(...)

"Au puits de Rébecca tirée du puits le plus profond.

Amie des enfants, amie et sœur de la jeune Espérance

O nuit qui panses toutes les blessures 

Au puits de la Samaritaine toi qui tires du puits le plus profond 

La prière la plus profonde.

O nuit, ô ma fille la Nuit, toi qui sais te taire, ô ma fille au beau manteau.

Toi qui verses le repos et l’oubli. 

Toi qui verses le baume, et le silence, et l’ombre 

O ma Nuit étoilée je t’ai créée la première.

Toi qui endors, toi qui ensevelis déjà dans une Ombre éternelle 

Toutes mes créatures

Les plus inquiètes, le cheval fougueux, la fourmi laborieuse,

Et l’homme ce monstre d’inquiétude.

Nuit qui réussis à endormir l'homme 

Ce puits d’inquiétude.

A lui seul plus inquiet que toute la création ensemble.

L’homme, ce puits d’inquiétude.

Comme tu endors l'eau du puits.

O ma nuit à la grande robe

Qui prends les enfants et la jeune Espérance

Dans le pli de ta robe

Mais les hommes ne se laissent pas faire.

O ma belle nuit je t’ai créée la première.

Et presque avant la première Silencieuse aux longs voiles 

Toi par qui descend sur terre un avant-goût 

Toi qui répands de tes mains, toi qui verses sur terre

Une première paix

Avant-coureur de la paix éternelle.

Un premier repos

Avant-coureur du repos éternel.

Un premier baume, si frais, une première béatitude

Avant-coureur de la béatitude éternelle.

Toi qui apaises, toi qui embaumes, toi qui consoles."

 

(...)

La poésie de Péguy reflète le cheminement même d'une pensée qui se cherche, se trouve, s'exprime, s'explique et se prolonge, jusqu'à pouvoir paraître quelque fois lassante. Mais c'est de rythme litanique, lent, lourd et monotone, illuminé par la fulguration d'une image, vision concrète et évocatoire d'une idée, que naît cette "contagion mystique" qui emporte le lecteur. 

Des trois vertus théologales (vertus qui, pour les chrétiens doivent guider les hommes vers Dieu et vers le monde) que sont la Foi, l'Espérance et la Charité, c'est l'Espérance qui séduit surtout Péguy. Dans "le Porche du mystère de la deuxième vertu", il donne la parole à Dieu pour célébrer "cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout" mais "qui entraîne tout". Dans "Hymne à la nuit", en une composition très libre, diverses variations s'enchaînent : 

 

HYMNE A LA NUIT

 

O Nuit, ô ma fille la Nuit, la plus religieuse de mes filles

La plus pieuse.

De mes filles, de mes créatures la plus dans mes mains, la plus abandonnée.

Tu me glorifies dans le Sommeil encore plus que ton Frère le Jour ne me glorifie dans le Travail.

Car l'homme dans le travail ne me glorifie que par son travail.

Et dans le sommeil c'est moi qui me glorifie moi-même par l'abandonnement de l'homme.

Et c'est plus sûr, je sais mieux m'y prendre.

Nuit tu es pour .l'homme une nourriture plus nourrissante que le pain et le vin.

Car celui qui mange et boit, s'il ne dort pas, sa nourriture ne lui profite pas.

Et lui aigrit, et- lui tourne sur le cœur.

Mais s'il dort le pain et le vin deviennent sa chair et son sang.

Pour travailler. Pour prier. Pour dormir.

Nuit tu es la seule qui panses les blessures.

Les cœurs endoloris. Tout démanchés. Tout démembrés.

O ma fille aux yeux noirs, la seule de mes filles qui sois, qui puisses te dire ma complice.

Qui sois complice avec moi, car toi et moi, moi par toi

Ensemble nous faisons tomber l'homme dans le piège de mes bras

Et nous le prenons un peu par une surprise.

Mais on le prend comme on peut. Si quelqu 'un le sait, c'est moi.

Nuit tu es une belle invention

De ma sagesse.

Nuit ô ma fille la Nuit ô ma fille silencieuse

Au puits de Rébecca, au puits de la Samaritaine

C'est toi qui puises l'eau la plus profonde

Dans le puits le plus profond

O nuit qui berces toutes les créatures

Dans un sommeil réparateur

O nuit qui laves toutes les blessures

Dans la seule eau fraîche et dans la seule eau profonde

Au puits de Rébecca tirée du puits le plus profond.

Amie des enfants, amie et sœur de la jeune

Espérance

O nuit qui panses toutes les blessures

Au puits de la Samaritaine toi qui tires du puits

le plus profond

La prière la plus profonde.

O nuit, ô ma. fille la Nuit, toi qui sais te taire,

ô ma fille au beau manteau.

Toi qui verses le repos et l'oubli. Toi qui verses

le baume, et le silence, et l'ombre

O ma Nuit étoilée je t'ai créée la première.

Toi qui endors, toi qui ensevelis déjà dans une

Ombre éternelle

Toutes mes créatures

Les plus inquiètes, le cheval fougueux, la fourmi laborieuse, 

Et l'homme ce monstre d'inquiétude.

Nuit qui réussis à endormir l'homme

Ce puits d'inquiétude.

A lui seul plus inquiet que toute la création ensemble.

L'homme, ce puits d'inquiétude.

Comme tu endors l'eau du puits.

O ma nuit à la grande robe

Qui prends les enfants et la jeune Espérance

Dans le pli de ta robe

Mais les hommes ne se laissent pas faire.

O ma belle nuit je t'ai créée la première.

Et presque avant la première

Silencieuse aux longs voiles

Toi par qui descend sur terre un avant-goût

Toi qui répands de tes mains, toi qui verses sur terre

Une première paix

Avant-coureur de la paix éternelle.

Un premier repos

Avant-coureur du repos éternel.

Un premier baume, si frais, une première béatitude

Avant-coureur de la béatitude éternelle.

Toi qui apaises, toi qui embaumes, toi qui consoles.

Toi qui bandes les blessures et les membres meurtris. 

Toi qui endors les cœurs, toi qui endors les corps

Les cœurs endoloris, les corps endoloris,

Courbaturés,

Les membres rompus, les reins brisés

De fatigue, de soucis, des inquiétudes

Mortelles,

Des peines,

Toi qui verses le baume aux gorges déchirées d'amertume

Si frais

O ma fille au grand cœur je t'ai créée la première

Presque avant la première, ma fille au sein immense 

Et je savais bien ce que je faisais.

Je savais peut-être ce que je faisais.

(Gallimard, édit.)


"La Tapisserie de Notre-Dame" (1913)

Recueil poétique dont le renoncement semble être le thème majeur, l'humble fierté d'une épreuve surmontée, une mystérieuse épreuve sentimentale qui venait de l'accabler. Il racontera à Notre-Dame comment, à l'heure du choix, il a préféré le regret d'une séparation au remords de la faute, l'honneur chrétien au bonheur. Le passage le plus célèbre ...

Étoile de la mer voici la lourde nappe

Et la profonde houle et l’océan des blés

Et la mouvante écume et nos greniers comblés,

Voici votre regard sur cette immense chape

Et voici votre voix sur cette lourde plaine

Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,

Voici le long de nous nos poings désassemblés

Et notre lassitude et notre force pleine.

Étoile du matin, inaccessible reine,

Voici que nous marchons vers votre illustre cour,

Et voici le plateau de notre pauvre amour,

Et voici l’océan de notre immense peine.

Un sanglot rôde et court par delà l’horizon.

À peine quelques toits font comme un archipel.

Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.

L’épaisse église semble une basse maison.

Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.

De loin en loin surnage un chapelet de meules,

Rondes comme des tours, opulentes et seules

Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre

Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.

Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux

Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.

 

Vous nous voyez marcher sur cette route droite,

Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.

Sur ce large éventail ouvert à tous les vents

La route nationale est notre porte étroite.

Nous allons devant nous, les mains le long des poches,

Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,

D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,

Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.

Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.

Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.

Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,

Et toute leur séquelle et toute leur volaille

Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille

Ont appris ce que c’est que d’être familiers,

Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,

Vers un dernier carré le soir d’une bataille.

Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,

Dans le recourbement de notre blonde Loire,

Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire

N’est là que pour baiser votre auguste manteau.

Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,

Dans l’antique Orléans sévère et sérieuse,

Et la Loire coulante et souvent limoneuse

N’est là que pour laver les pieds de ce coteau.

(...)


Le Recueil débute par la présentation à Notre-Dame de Paris, représentée comme une "lourde nef", une "double galère" chargée du poids de nos péchés, puis une deuxième et une troisième partie consacrées au pèlerinage de Chartres accompli par Péguy l'année précédente. Par une riche évocation de la plaine beauceronne, nous accompagnons le pèlerin sur la grand-route de la prière : Péguy célèbre d'abord la terre, immense comme une mer dont mille ans de labeur ont fait un "réservoir sans fin pour les âges nouveaux"; puis il se présente, paysan de  l`Orléanais, homme de ce pays, né "pour vous au bord de ce plateau / Dans le recourbement de notre blonde Loire" ...

 

Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce

Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans

Le portail de la ferme et les durs paysans

Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.

Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate

Et nous avons connu dès nos premiers regrets

Ce que peut receler de désespoirs secrets

Un soleil qui descend dans un ciel écarlate

Et qui se couche au ras d’un sol inévitable

Dur comme une justice, égal comme une barre,

Juste comme une loi, fermé comme une mare,

Ouvert comme un beau socle et plan comme une table.

 

C'est enfin l'arrivée devant la cathédrale, la "tour beauceronne", "la flèche irréprochable et qui ne peut faillir", où le farouche combattant vient offrir son pèlerinage en rémission de ses péchés et pour gagner des grâces aux êtres qui lui sont chers. 

Cette "Présentation de la Beauce", que le poète regardait comme sa meilleure réussite, est suivie des quatre prières dans la cathédrale : la prière "de résidence", où l'on salue le vieil édifice, "jardin secret où l'âme s'ouvre toute"; la prière "de demande", dont le pécheur n'attend rien, "Reine, que de garder sous vos commandements / Une fidélité plus forte que la mort" ; la prière "de confidence", où Péguy laisse un instant deviner le motif de son pèlerinage ...


"Eve" (1913)

Épopée chrétienne qui parut le 27 décembre 1913 dans les Cahiers de la Quinzaine : Péguy en commença l'écriture en juillet de la même année et  comprenait 1911 quatrains, soit 7644 alexandrins. sans aucune subdivision. L'oeuvre se présente comme un monologue continu, avec en tête cette seule indication : "Jésus parle". Cependant, au moment de donner son manuscrit à l`impression, Péguy en avait écarté environ 4000 vers, qui ne furent publiés qu`en 1941, dans les œuvres poétiques complètes (édition de la Pléiade, Gallimard). Après les Mystères en vers libres des années 1910 à 1912 et les Tapisseries en alexandrins rimés de 1912-1913, Eve représente la suprême éclosion du génie poétique de Péguy et la forme définitive d`une vision chrétienne de l`histoire humaine qu'il avait déjà esquissée, au passage. dans plusieurs de ses écrits en prose. 

(...)

Vous n’avez plus connu la terre maternelle

Fomentant sur son sein les faciles épis,

Et la race pendue aux innombrables pis

D’une nature chaste ensemble que charnelle.

Vous n’avez plus connu ni la glèbe facile,

Ni le silence et l’ombre et cette lourde grappe,

Ni l’océan des blés et cette lourde nappe,

Et les jours de bonheur se suivant à la file.

Vous n’avez plus connu ni cette plaine grasse,

Ni l’avoine et le seigle et leurs débordements,

Ni la vigne et la treille et leurs festonnements,

Et les jours de bonheur se suivant à la trace.

Vous n’avez plus connu ce limon qui s’encrasse

À force d’être épais et d’être nourrissant ;

Vous n’avez plus connu le pampre florissant,

Et la race des blés jaillis pour votre race.

Vous n’avez plus connu l’arbre chargé de pommes

Et pliant sous le faix dans la mûre saison ;

Vous n’avez plus connu devant votre maison

Les blés enfants jaillis pour les enfants des hommes.

 

Ce qui depuis ce jour est devenu la fange

N’était encor qu’un lourd et plastique limon ;

Et la Sagesse même et le roi Salomon

N’eût point départagé l’homme d’avecque l’ange.

Ce qui depuis ce jour est devenu la somme

S’obtenait sans total et sans addition ;

Et la Sagesse assise au coteau de Sion

N’eût point dépareillé l’ange d’avecque l’homme.

Vous n’avez plus connu ni cette plaine rase,

Ni le secret ravin aux pentes inclinées,

Ni le mouvant tableau des ombres déclinées.

Ni ces vallons plus pleins que le flanc d’un beau vase.

Vous n’avez plus connu les saisons couronnées

Dansant le même pas devant le même temps ;

Vous n’avez plus connu vers le même printemps

Le long balancement des saisons prosternées.

Vous n’avez plus connu les fleurs nouvelles-nées

Jaillissant des sommets en énormes cascades ;

Vous n’avez plus connu les profondes arcades,

Et du haut des cyprès les ombres décernées.

(...)


Eve est avant tout le poème de l'lncarnation. La mère des êtres humains, qui figure l'humanité dans son exil terrestre, mais qu'une profonde analogie apparente sans cesse à la Mère de Dieu, se souvient du paradis perdu, où tout était harmonie, jaillissement, perpétuelle naissance. Par contraste, le monde d'après la Chute apparaît avant tout comme soumis à  l'inexorable loi du temps destructeur, de l'inévitable vieillissement. Mais la Chute appelle le jugement. et le jugement lui-même rend nécessaire la Rédemption. Grâce à l'lncarnation et au sacrifice de Jésus-Christ, la situation de l'homme ne reste pas ce qu`elle était au lendemain de l`exil. La créature, désormais, est ambivalente : misérable. elle est promise au salut, selon une dialectique renouvelée de Pascal. Et le temps aussi change de sens : fatalement destructeur, il est pourtant l'instrument de la grâce. Si la Chute fut l`origine du temps ennemi, la Nativité inaugure le temps nouveau: et l'histoire des siècles, désormais, au lieu de se définir comme un éloignement progressif de l`Eden perdu, se transforme en une lente approche du terme à venir, c'est-à-dire d'un jugement qui est une promesse. Car entre Dieu et le monde temporel l'lncarnation a scellé une alliance qui les met dans une dépendance réciproque. Et Dieu accepte l`œuvre de ce temporel, maintenant pénétré de sa présence ...

"... Et moi je vous salue ô première mortelle,

Vous avez tant baisé les fronts silencieux, 

Et la lèvre et la barbe et les dents et les yeux

De vos fils descendus dans cette citadelle.

Vous en avez tant mis dans le chêne et l'érable, 

Et la pierre et la terre et les marbres plus beaux,

Vous en avez tant mis sur le seuil des tombeaux.

Vous voici la dernière et la plus misérable.

Vous en avez tant mis dans de pauvres linceuls, 

Couchés sur vos genoux comme aux jours de l'enfance.

On vous en a tant pris qui marchaient nus et seuls

Pour votre sauvegarde et pour votre défense.

Vous en avez tant mis dans d'augustes linceuls,

Pliés sur vos genoux comme des nourrissons. 

On vous en a tant pris de ces grêles garçons

Qui marchaient à la mort téméraires et seuls.

Vous en avez tant mis dans ces lourdes entraves, 

Les seules qui jamais ne seront déliées, 

De ces pauvres enfants qui marchaient nus et graves

Vers d'éternelles morts aussitôt oubliées .."

 

Dans cette épopée qui reste assez touffue, Péguy expose, comme dans une immense psalmodie, le sens général de l'histoire du monde, vue sous l'angle du péché et de la rédemption. Et c'est là que, sous la houle incessamment battante de ses alexandrins, il faut aller chercher quelques-unes de ses pages les plus profondes ...

 

- sur le lot accablant des misères et des fautes de l'humanité depuis les premiers temps ...

"Et je vous aime tant, mère de notre mère,

Vous avez tant pleuré les larmes de vos yeux.

Vous avez tant levé vers de plus pauvres cieux

Un regard inventé pour une autre lumière.

Vous avez tant pleuré votre force première.

Vous avez tant voilé le regard de vos yeux.

Vous avez tant levé vers de plus pauvres cieux

Votre voix hésitante au seuil de la prière.

Et je vous aime tant, aïeule roturière.

Vous avez tant lavé le regard de vos yeux.

Vous avez tant courbé sous le courroux des cieux

Votre nuque et vos reins frissonnants de misère.

Vous avez tant levé vers une autre tempête

Une voix défaillante et tremblante d’amour.

Vous avez tant levé vers une pauvre fête

Un regard inventé pour un tout autre jour.

Vous avez tant levé le front de votre tête

Vers le repensement d’un plus noble séjour.

Vous avez tant levé vers le haut de la tour

Vos esprits épuisés d’une éternelle quête.

Et moi je vous salue ô la première femme

Et la plus malheureuse et la plus décevante

Et la plus immobile et la plus émouvante,

Aïeule aux longs cheveux, mère de Notre Dame.

Et moi je vous salue ô pleine d’épouvante

Et pleine de terreur au seuil des nouveaux jours

Et pleine de retraite au fond des nouveaux bourgs

Et moi je vous salue ô vainement fervente."

(...)

 

- sur le retentissement historique de la naissance du Christ ...

"Les pas des légions avaient marché pour lui.

Les voiles des bateaux pour lui s’étaient gonflées.

Pour lui les grands soleils d’automnes avaient lui.

Les voiles des bateaux pour lui s’étaient pliées.

Rome avait fait marcher les lourds légionnaires

Et le lourd bouclier et le glaive pour lui,

Et la lourde tortue. Et les durs mercenaires

Devant Rome et César et le glaive avaient fui.

C’est lui qui marchait derrière le Romain,

Derrière le préfet, derrière la cohorte.

C’est lui qui passait par cette haute porte.

Il était le seigneur d’hier et de demain.

Et le pas d’Annibal avaient marché pour lui

Du fin fond des déserts vers la porte Colline.

Jusqu’au fond des frimas les Parthes avaient fui

Sous le redoublement de la force latine.

Les éléphants d’Afrique avaient marché pour lui

Du fin fond des déserts jusqu’aux portes de Rome.

Et pour lui les soleils d’Israël avaient lui,

Du haut du Sinaï jusqu’au fin fond de l’homme."

(...)

 

- sur le mérite des sacrifices obscurs ...

"― Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,

Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.

Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.

Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,

Couchés dessus le sol à la face de Dieu.

Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,

Parmi tout l’appareil des grandes funérailles.

Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles.

Car elles sont le corps de la cité de Dieu.

Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,

Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.

Car elles sont l’image et le commencement

Et le corps et l’essai de la maison de Dieu.

Heureux ceux qui sont morts dans cet embrassement,

Dans l’étreinte d’honneur et le terrestre aveu.

Car cet aveu d’honneur est le commencement

Et le premier essai d’un éternel aveu.

Heureux ceux qui sont morts dans cet écrasement,

Dans l’accomplissement de ce terrestre vœu.

Car ce vœu de la terre est le commencement

Et le premier essai d’une fidélité.

Heureux ceux qui sont morts dans ce couronnement

Et cette obéissance et cette humilité.

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés

Dans la première argile et la première terre.

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.

Heureux les épis murs et les blés moissonnés.

(...)


Péguy a gardé avec obstination le mode d'expression qu'il s'était fabriqué : reprise indéfinie d'une formule, d'une image, une pensée qui ne s'élargit, ne s'agrandit, qu'au prix d'une surcharge systématique et continuelle. Il allonge, il complète, il ne supprime jamais. De là l'impression obsédante et souvent fastidieuse de son style (surtout en prose), mais, à travers

ce foisonnement de redites, se font jour d'admirables et singulières trouvailles ...


"... Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C'est d'avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une âme même perverse. C'est d'avoir une âme habituée. 

On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n'a pas vu mouiller ce qui était verni, on n'a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n'a pas vu tremper ce qui était habitué.

Les cures et les réussites et les sauvetages de la grâce sont merveilleux  et on a vu gagner et on a vu sauver ce qui était (comme) perdu. Mais les pires détresses, mais les pires bassesses, les turpitudes et les crimes, mais le péché même sont souvent les défauts de l'armure de l'homme, les défauts de la cuirasse par où la grâce peut pénétrer dans la cuirasse de la dureté de l'homme. Mais sur cette inorganique cuirasse de l'habitude tout glisse, et tout glaive est émoussé.

Ou si l'on veut dans le mécanisme spirituel les pires détresses, bassesses, crimes, turpitudes, le péché même sont précisément les points d'articulation des leviers de la grâce. Par là elle travaille. Par là elle trouve le point qu'il y a dans tout homme pécheur. Par là elle appuie sur ce point douloureux. On a vu sauver les plus grands criminels. Par leur crime même. Par le mécanisme, par l'articulation de leur crime. On n'a pas vu sauver les plus grands habitués par l'articulation de l'habitude, parce que précisément l'habitude est celle qui n'a pas d'articulation.

On peut faire beaucoup de choses. On ne peut pas mouiller un tissu qui est fait pour n'être pas mouillé. On peut y mettre autant d'eau que l'on voudra, car il ne s'agit point ici de quantité, il s'agit de contact. Il ne s'agit pas d'en mettre. Il s'agit que ça prenne ou que ça ne prenne pas . Il s'agit que ça entre ou que ça n'entre pas en un certain contact. C'est ce phénomène si  mystérieux que l'on nomme mouiller. Peu importe ici la quantité. On est sorti de la physique de l'hydrostatique. On est entré dans la physique de la mouillature, dans une physique moléculaire, globulaire, dans celle que régit le ménisque et la formation du globule, de la goutte. Quand une surface est grasse l'eau n'y prend pas. Elle ne prend pas plus si on y en met beaucoup que si on n'y en met pas beaucoup. Elle ne prend pas, absolument. 

(...)

De là viennent tant de manques, (car les manques eux-mêmes sont causés et viennent), de là viennent tant de manques que nous constatons dans l'efficacité de la grâce, et que remportant des victoires inespérées dans l'âme des plus grands pécheurs elle reste souvent inopérante auprès des plus honnêtes gens, sur les plus honnêtes gens. C'est que précisément les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, ou enfin ceux qu'on nomme tels, et qui aiment à se nommer tels, n'ont point de défauts eux-mêmes dans l'armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invisible arrière anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu'est essentiellement le péché. Parce qu'ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce qu'ils ne manquent de rien on ne leur apporte rien. Parce qu'ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n'a pas de plaies. C'est parce qu'un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C'est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l'essuya d'un mouchoir. Or celui qui n'est pas tombé ne sera jamais ramassé; et celui qui n'est pas sale ne sera pas essuyé..."

(Note conjointe - Librairie Gallimard, éditeur).

 

"Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne", dernière oeuvre en prose e Charles Péguy, dont un fragment, "Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne", fut publié en avril 1914, dans le 8e cahier de la XVe série des Cahiers de la Quinzaine. L'œuvre fut publiée intégralement en 1924. Cet ouvrage qui tient à la fois du pamphlet, de l`essai philosophique et théologique et de la confession fut commencé à la suite des inquiétudes suscitées au Vatican par l'enseignement de Bergson, et continué après la mise à l'lndex de celui-ci. La mobilisation l`interrompit. Péguy s`engage tout entier dans la bataille pour Bergson, sans prendre garde aux risques qu'il court, ses propres ouvrages étant alors accueillis avec réticence par certains milieux catholiques. La révolution bergsonienne n'a pas atteint seulement, en effet, l`ordre de la pensée, mais ce fut une révolution spirituelle et morale. Fidèle à la réalité par-dessus tout, Bergson, explique Péguy, a ainsi atteint au cœur le monde moderne. Il a débarrassé ses disciples de l'habitude et du tout-fait, apporté une vraie libération de l'âme, restauré la dignité de la liberté et ainsi rendu possible l'incrustation de la grâce en l'homme. L`accord de Bergson et du catholicisme se fait sur les grandes réalités spirituelles. Condamner Bergson serait faire le jeu du monde moderne, "ce qui sera perdu par Bergson sera regagné par le matérialisme". Et Péguy introduit ainsi un des problèmes essentiels de sa pensée religieuse, celui des rapports de la grâce et de la liberté. Par Bergson, toute une génération a retrouvé la liberté, cette ouverture à la grâce qui manque à Kant. La liberté est, en effet, inséparable de la grâce : elles ne peuvent rien l`une sans l'autre. Le refus de la liberté fait manquer Dieu lui-même. Mais la liberté de l`homme moderne n'est point un refus : elle s'est plutôt dissoute, sclérosée. ll n`y a plus qu'un péché, irrémissible, parce qu`il est en deçà même de l`ordre du péché : c`est l'habitude. Liberté, habitude : telle est la double limitation de l'action divine. Mais l'une peut être sauvée et convertie. Le péché est une opération de la liberté : il n`endort pas l'âme, mais la déchire et rend possible, malgré tout, l`intervention de la grâce. C'est là tout l'essentiel : la liberté demeure. La grâce peut venir au-devant d'elle et Dieu, pour nous sauver, par le plus grand mystère de l'humiliation, est contraint de se mettre, en quelque sorte, dans la dépendance de notre liberté. C`est là un des ouvrages les plus denses de Péguy....


" ... Aujourd'hui que tout le monde est revêtu de ce linceul, que tous les textes disparaissent ensevelis sous tous les commentaires, que tous les textes vivants sont couchés morts sous la poussière muette et sous la cendre du bavardage des gloses, que tous les esprits se raidissent en toutes les lettres, que tous les peuples disparaissent sous les démographies, les sociétés sous les sociologies, que les monuments tombent sous les archéologies, que les inscriptions s'effritent sous les épigraphies, que les fresques s'écaillent, que les nations disparaissent sous les pédagogies, que toute vie disparaît sous le suaire de l'enregistrement, que toute invention est morte, que tous les instincts se vitrifent en intellects, que toutes les races (verticales) se stratifient en classes (horizontales), que tous les mythes s'éparpillent en dialectiques, aujourd'hui que toute race, toute sève, toute source est ensevelie sous cette traînée mortuaire, sous la traînée neigeuse et spongieuse et sale de toute cette cendre, l'humanité enfouie peut-être enfin s'émeut..." (Charles Péguy, Deuxième élégie, XXX)