Akutagawa Ryūnosuke (1892-1927), "Rashōmon" (1915), "Yabu no naka" (1922, In a Grove, Dans le fourré), "Tenkibo" (1926, The Book of the Dead, Le Livre des morts"), "Haguruma" (1927, Spinning Gears, Les Engrenages), "Kappa" (1927), "Aru Aho no Isshi" (1927, The Life of a Stupid Man, La Vie d’un idiot) - ...

Last Update: 11/11/2016 


"C'est ainsi que sa vie prit fin" - Akutagawa Ryūnosuke est un maître de la nouvelle japonaise et l'un des auteurs modernistes japonais les plus lus. se méfiait du Japon traditionnel et de ses valeurs rigides, mais il était tout aussi critique envers l’occidentalisation aveugle : son pessimisme culmine dans "Kappa", où il dépeint un Japon absurde et corrompu.  Rongé par l’anxiété, la dépression et une peur obsédante de la folie, il se suicidera en 1927 à 35 ans, laissant derrière lui un ultime message sur l’angoisse existentielle, un héritage littéraire immense qui influencera de nombreuses générations d’écrivains japonais. "La Vie d'un idiot" (1927) est sans doute l’un des témoignages les plus sincères de la souffrance existentielle en littérature japonaise, une plongée vertigineuse dans la solitude et la dissolution du moi. Le Prix Akutagawa,  fondé en 1935, est aujourd’hui l’un des plus prestigieux prix littéraires du Japon. Après le suicide d’Akutagawa, Tanizaki fait partie des écrivains qui ont contribué à garder son héritage vivant ... 

 

Akutagawa Ryūnosuke a évolué dans un paysage littéraire en pleine transformation, où l’influence occidentale et la modernisation rapide du Japon ont profondément marqué les écrivains de l’ère Taishō (1912-1926). Il a entretenu des relations complexes, parfois admiratives, parfois conflictuelles, avec plusieurs écrivains majeurs de son époque.  

Parmi les écrivains qui l’ont influencé et soutenu, Natsume Sōseki (1867-1916) fut son mentor littéraire, l'auteur de "Je suis un chat" (1905) et de "Kokoro" (1914), la figure littéraire la plus influente du Japon au début du XXe siècle, et Akutagawa le considère comme son maître spirituel. Sōseki prônait une écriture introspective et élégante, et Akutagawa reprendra son souci du détail et son analyse psychologique des personnages. Cependant, contrairement à Sōseki, qui reste attaché à une vision plus morale de la littérature, Akutagawa déconstruit totalement les notions de vérité et d’éthique. Mori Ōgai (1862-1922), auteur de "La Danseuse" (1890), "La Bouteille" (1890) fut l’un des premiers écrivains japonais à s’approprier les techniques narratives occidentales, en particulier le réalisme et l’introspection psychologique. Son influence sur Akutagawa est notable dans le souci de l’esthétique et de la précision stylistique.

Parmi ses contemporains, Akutagawa éprouva, malgré leurs divergences profondes et de style et d'inspiration, une admiration pour Jun'ichirō Tanizaki (1886-1965), tous deux, deux figures majeures de l’ère Taishō. Kume Masao (1891-1952), auteur des "Lettres d’un vagabond" (1927), fut un ami intime d’Akutagawa, avec qui il a fondé la revue Shinshichō (1919), un espace où ils pouvaient expérimenter de nouvelles formes littéraires. Avec Shiga Naoya (1883-1971), connu pour "Reconciliation" (1910) et "Un inconnu" (1914), la relation sera plus ambivalente. Shiga Naoya était un écrivain du courant "je" (shishōsetsu), privilégiant l’autobiographie et l’introspection directe et n’appréciait pas l’ironie et le cynisme d’Akutagawa, ce qui créera des tensions entre eux dans les cercles littéraires.

Enfin, Akutagawa eut des différends littéraires avec Dazai Osamu, - "Le Déclin" (1947), "Indigno de moi" (1948), qui voyait en Akutagawa un modèle, mais aussi un rival posthume. Dans son essai "Un trouble dans la pensée d’Akutagawa" (1946), Dazai attaque violemment son suicide, qu’il qualifie d’acte lâche et égoïste.



Jeunesse et formation (1892-1913), une enfance marquée par la folie. Akutagawa est né dans une famille de la bourgeoisie de Tokyo, dans un Japon en pleine modernisation, où les influences occidentales commencent à se mêler aux traditions japonaises. Son père est un marchand aisé, mais sa mère sombre dans la folie peu après sa naissance. Il est recueilli par son oncle Akutagawa, dont il prendra le nom. Très tôt, il lit les classiques chinois, les contes japonais et la littérature occidentale. Il découvre Edgar Allan Poe, Gustave Flaubert, Dostoïevski et Baudelaire, qui influencent son regard critique et son goût pour l’obsession et la fatalité. Puis étudie la littérature anglaise et japonaise, se passionnant pour Shakespeare et Swift.

Son éducation le plonge dans une réflexion sur le rôle de l’écrivain et la relation entre vérité et fiction.

Il connait des débuts littéraires et une ascension rapide (1914-1922). En 1914, il commence à publier des nouvelles, remarqué par le célèbre écrivain Natsume Sōseki, qui le considère comme le futur grand écrivain du Japon. En 1915, il écrit "Rashōmon", qui deviendra son texte le plus célèbre, une réécriture d’un conte médiéval où la morale devient ambiguë et incertaine.  "Dans le fourré" (Yabu no naka, 1922) constitue un texte révolutionnaire en introduisant la narration multiple, où chaque personnage donne une version différente d’un crime. Akutagawa se partage entre amour pour la culture japonaise traditionnelle et fascination pour l’Occident. Ses nouvelles réécrivent les mythes bouddhiques et shintoïstes sous un prisme ironique et existentiel. 

Puis vient la crise existentielle et la désillusion (1923-1927). Dans les années 1920, il observe la montée de l’industrialisation et l’effondrement des valeurs morales traditionnelles. Il devient de plus en plus critique envers la société japonaise, qu’il considère comme hypocrite et corrompue. En 1925, "Bords de mer" (Umi no hotori) prend forme d'une contemplation mélancolique de l’existence. En 1926, "Le Livre des morts" (Tenkibō) interroge la mémoire et la dissolution du moi après la mort. En 1927, "Les Engrenages" (Haguruma) et "La Vie d’un idiot" (Aru Aho no Isshō) s'imposent comme des confessions semi-autobiographiques sur la folie et l’angoisse du vide. En proie à des hallucinations, une insomnie chronique et une dépression profonde, il se sent alors piégé par son propre esprit. Le 24 juillet 1927, il met fin à ses jours par overdose de véronal, laissant derrière lui une lettre d’adieu où il parle de son "vague sentiment d’inquiétude"...


"Hana" (1916, Le Nez, The Nose)

Le Nez" est une courte nouvelle inspirée d’un conte bouddhique, où Akutagawa explore l’obsession du paraître et la cruauté du regard des autres. Il s’agit d’une satire mordante de la vanité et de la superficialité humaines, mais aussi d’une réflexion subtile sur la nature du bonheur et de la souffrance intérieure. C'est une œuvre de jeunesse qui attira l'attention de l'establishment littéraire et mis Akutagawa sur la voie de la renommée, et singulièrement, dramatiquement, c'est celui qui, poiur quelques lignes, choisira-t-il pour terminer sa vie ...

PREMIER ÉTÉ de Shōwa, en 1927, Ryūnosuke Akutagawa, dans sa maison du quartier de Tabata, au nord de Tokyo. Le samedi 23 juillet, jour de chaleur persistante, l'auteur prit un déjeuner avec sa femme et ses trois fils avant de recevoir des visiteurs dans l'après-midi. Le soir, il se retira pour mettre la dernière main à une ébauche de son dernier récit, une histoire du Christ réimaginé en poète, et, aux petites heures du dimanche, vers 13 heures, alors qu'une pluie rafraîchissante commençait à tomber doucement dans le jardin, il a confié à sa tante un poème qu'il avait composé au cours de la journée. Ce poème, empreint d'une ironie piquante qui le caractérise, s'intitule « Autodérision » :

Goutte de rosée à la pointe

Laissée scintillante au crépuscule :

Mon nez qui coule.

En combinant cette image de la tombée de la nuit avec une allusion au « Nez », cette fameuse œuvre de jeunesse, le poème jette un regard à la fois élégiaque et ironique sur la carrière brève, mais lumineuse, de l'auteur. En effet, ces lignes fugaces allaient devenir son jisei no ku, son poème d'adieu, car à peine une heure plus tard, après avoir absorbé une dose fatale de barbiturique Veronal, il quitta le bureau de l'étage, se glissa dans la chambre du futon et, tout en lisant des passages de la Bible, sombra dans l'inconscience, puis dans la mort. 

Le décès d'Akutagawa, à l'âge de trente-cinq ans, met fin à treize années d'activité littéraire qui coïncident presque exactement avec le règne de l'empereur Taishō. De 1912 à 1926, alors que la Grande Guerre et ses conséquences ravageaient l'Europe et que la Chine impériale et la Russie succombaient à la révolution, le Japon de Taishō a connu une lueur de libéralisme démocratique, coincée entre le paternalisme austère de l'empereur Meiji et le nationalisme militariste qui a consumé les premières années de Shōwa. Cette période a été marquée par un grand épanouissement artistique, mais aussi par des turbulences, une instabilité politique et économique, une grande agitation sociale et des catastrophes naturelles. À la fin de cette période, la vogue croissante du marxisme a donné naissance, dans la sphère culturelle, à un nouveau courant de littérature prolétarienne. 

 

L'intrigue du "Nez", qui s’inspire donc d’un texte bouddhique médiéval, tient en une phrase, un moine souffre de la longueur démesurée de son nez. Akutagawa va transformer ce conte en une analyse psychologique moderne, ajoutant une profonde réflexion sur l’image de soi et la perception sociale. Zenchi Naigu est en effet un moine respecté, mais il est obsédé par un problème physique : son nez est anormalement long et pend jusqu’à sa bouche. Il a tout essayé pour le raccourcir, mais rien ne fonctionne, et il vit dans une angoisse permanente. Il sait que ses disciples et les autres moines se moquent de lui en secret, bien qu’ils ne le disent pas ouvertement. Cette conscience aiguë du regard des autres le plonge dans une profonde souffrance. Un jour, un médecin lui propose un traitement : il plonge son nez dans de l’eau bouillante, puis le masse vigoureusement jusqu’à ce qu’il rétrécisse. Après quelques jours de douleur, le nez retrouve une taille normale. Zenchi Naigu est ravi, convaincu qu’il sera enfin respecté sans être un objet de moquerie. Mais contre toute attente, les disciples et les autres moines ne le félicitent pas. Au contraire, ils trouvent la situation hilarante et rient ouvertement de lui. Le moine découvre avec horreur que son malheur était, en fait, ce qui faisait rire ses compagnons, et qu’ils se sentaient supérieurs en le voyant souffrir. Maintenant qu’il n’a plus son nez difforme, il devient un homme ordinaire, sans intérêt, et on se moque encore plus de lui pour avoir cherché à changer. Zenchi Naigu réalise alors qu’il ne peut jamais échapper au jugement des autres. Qu’il ait un nez long ou court, il sera toujours ridiculisé d’une manière ou d’une autre. Il regrette presque son ancien nez, car au moins, avant, il connaissait déjà sa place dans la société. La nouvelle se termine sur une conclusion ironique et amère, où le moine se résigne à son destin, comprenant que le bonheur et la souffrance ne dépendent pas de l’apparence, mais du regard des autres...


"Umi nu hotori" (1925, By the Seashore, Bords de mer) est une méditation contemplative, où la mer est un miroir du moi. Le narrateur se rend sur une plage isolée, cherchant à fuir le tumulte de la ville et ses angoisses. Il contemple l’horizon immense, les vagues, les reflets du soleil, et ressent à la fois une paix profonde et une inquiétude diffuse. Il évoque le lien ancestral entre l’homme et l’océan, se demandant si la mer est un refuge ou un abîme. Face à l’immensité de la mer, il prend conscience de sa propre insignifiance. Il médite sur le temps qui passe, la fugacité des souvenirs, et ressent une sensation de vertige devant l’inconnu. L’idée du suicide traverse son esprit, comme un retour possible à l’origine, mais il ne s’y attarde pas. Alors que le jour décline, le narrateur ressent une étrange attraction pour l’eau, comme si la mer l’appelait. Il hésite entre se laisser happer par les flots ou retourner à la réalité. Finalement, il s’éloigne de la plage, mais avec une sensation de vide, comme s’il laissait une partie de lui-même derrière lui...


"Shinkirô" (1927, Mirages) est une descente dans la confusion mentale, où le monde devient insaisissable. Le narrateur marche seul dans un paysage désertique, sous une chaleur accablante. Il commence à voir des formes indistinctes au loin, qui semblent changer et disparaître dès qu’il tente de les fixer. Est-ce une hallucination, un mirage, ou une défaillance de son esprit ? Peu à peu, ces visions deviennent plus intenses : Il croit voir des silhouettes humaines, mais elles s’évaporent aussitôt; il entend des murmures, mais ne sait pas si c’est le vent ou son imagination; il ressent une peur viscérale, un sentiment d’être piégé dans une illusion dont il ne peut s’échapper. Il essaie de se raccrocher au réel, mais tout semble se distordre. Son propre corps lui paraît étranger, comme s’il n’était plus vraiment lui-même.

La nouvelle se termine sur une image incertaine, laissant le lecteur dans le doute : A-t-il perdu la raison ? Ou bien la réalité elle-même est-elle devenue instable ? ...


"Rashōmon" (1915) 

"Rashōmon" montre comment un individu peut basculer dans l’immoralité lorsqu’il est confronté à l’extrême pauvreté et à la nécessité de survivre. La moralité n’existe que tant que les conditions de vie le permettent.

Le récit est inspiré par deux anecdotes du "Konjaku monogatari", l' "Histoire d 'un voleur qui monta dans la galerie de la Porte Rashô et vit des cadavres" et I` "Histoire d 'une femme qui vendait du poisson au quartier des officiers", se déroule vers la fin du XIIe siècle dans l'ancienne

capitale de Heian, l'actuel Kyôto. L’époque de Heian (794-1185) est une période de décadence et d’instabilité sociale. Le Rashōmon était une immense porte située à l’entrée sud de Kyoto, autrefois symbole du prestige impérial, mais désormais abandonnée et en ruines, servant de refuge aux criminels et aux cadavres abandonnés.

Sur un fond de désolation et de calamités naturelles (séismes, famines, guerres civiles), un homme de basse condition chassé de son emploi attend sous la Porte Rashô une accalmie de la pluie. Alerté par un bruit, il grimpe en haut de la galerie : là, il surprend une vieille femme. victime comme lui de la misère générale, en train de dépouiller des cadavres. Tandis qu'il l'épie, ses sentiments glissent insensiblement d`un état à l'autre (Doit-il rester fidèle à son éthique et mourir de faim ? Ou doit-il transgresser ses principes pour survivre ?). Horrifié, il lui demande pourquoi elle commet un acte aussi ignoble. La vieille femme ne cherche pas à se justifier, mais explique froidement que tout le monde vole pour survivre. Elle raconte que l’un des cadavres était une femme qui trompait les autres en vendant de faux remèdes, et donc qu’elle ne fait que lui rendre la pareille. Sa logique est simple : "Si je ne vole pas, je mourrai". Face à cette dure réalité, l'homme comprend soudain qu’il n’a plus à hésiter. Plutôt que de condamner la vieille femme, il adopte sa philosophie et décide de lui aussi survivre à tout prix. Dans un geste brutal, il attaque la vieille femme, lui arrache ses vêtements et s’enfuit dans la nuit, abandonnant définitivement son ancienne morale...


"Kannin" (1919, The Mandarins, Les Mandarins)  

Une histoire brève mais percutante, qui renverse la perception du lecteur sur les classes sociales et l'humanité. L’histoire se déroule au début du XXe siècle, au moment où le Japon est en pleine modernisation et où les classes sociales sont de plus en plus marquées. Le protagoniste est un homme cultivé, issu d’une classe sociale élevée, qui regarde les classes inférieures avec dédain et condescendance. Il va être confronté à une scène anodine, qui va bousculer, par un seul geste, ses certitudes sur le mépris social et la dignité humaine.

Un homme éduqué, issu de la bourgeoisie intellectuelle, attend un train dans une gare. Il est ennuyé et irritable, fatigué de la société et de la médiocrité du peuple. Il remarque une jeune fille issue d’un milieu modeste, mal habillée, aux mains rougies par le froid, qui semble mal à l’aise. La jeune fille monte dans le train et sort des mandarines de sa poche. Contre toute attente, elle commence à jeter les mandarines par la fenêtre du train en marche. Au début, le protagoniste est choqué et agacé par son comportement, qu’il trouve ridicule et incompréhensible. Il réalise ensuite que la jeune fille jette les mandarines à des enfants pauvres, qui courent derrière le train pour les attraper. Ce geste le bouleverse, car il comprend qu’il a jugé trop vite et que cette scène est empreinte d’une sincère générosité. Son mépris initial se transforme en une émotion inattendue : une profonde prise de conscience sur ses propres préjugés et la noblesse du cœur humain. Le train continue sa route, et le protagoniste reste silencieux, absorbé par ses pensées. Il ne sait pas exactement pourquoi cette scène l’a bouleversé, mais il sent qu’il ne pourra plus regarder les classes populaires de la même manière. Akutagawa dénonce un Japon où l’intellectualisme déshumanise, alors que le peuple, malgré sa pauvreté, conserve une sincérité et une solidarité authentiques.


"Yabu no naka" (1922, In a Grove, Dans le fourré)

L’une des nouvelles les plus célèbres d’Akutagawa, racontant un même crime sous plusieurs points de vue contradictoires, mettant en doute l’existence d’une vérité absolue, juxtaposant avec une singulière intelligence des monologues sans aucune explication de fond, mais qui parviennent à faire chanceler notre sens des réalités.

Elle est à la base du film "Rashōmon" (1950) d’Akira Kurosawa (en y ajoutant des éléments de "Rashōmon"), qui en a fait un chef-d'œuvre du cinéma mondial.

L’histoire se déroule à l’époque de Heian (794-1185), une période où le Japon était marqué par les rivalités entre clans, les samouraïs et les codes d’honneur stricts. L’histoire est racontée à travers sept témoignages successifs, chacun donnant une version différente des événements ayant eu lieu dans un bois isolé, l’assassinat d’un samouraï et le viol de sa femme.

Le bûcheron, le premier à découvrir le crime, explique qu’il a trouvé le cadavre d’un samouraï dans un fourré, transpercé d’un sabre. Il ne voit ni trace d’un meurtrier, ni d’une lutte, mais une corde et un peigne brisé à proximité du corps. Il n’a aucune idée de ce qui s’est passé, il a juste signalé sa découverte aux autorités. Le policier raconte, quant à lui, qu’il a arrêté un célèbre bandit nommé Tajōmaru, qui portait l’épée du samouraï assassiné. Il était blessé et avait l’air de s’être battu récemment. Le policier ajoute que Tajōmaru est connu pour attaquer et voler les voyageurs, ce qui en fait un suspect évident. Un moine bouddhiste dit qu’il a croisé le samouraï et sa femme peu avant le crime. Il se souvient que la femme portait un voile et que son mari avait un regard fier et droit. Pour lui, rien ne laissait présager un crime à venir. Tajōmaru avoue avoir tué le samouraï et violé sa femme, mais il affirme que ce n’était pas un simple crime, car il était tombé amoureux de la femme. Il explique qu’il a attiré le samouraï dans la forêt en prétendant lui vendre un trésor caché, puis a attaqué et ligoté l’homme.Après cela, il a violé la femme devant son mari. Il affirme que la femme, humiliée, lui a demandé de tuer son mari pour éviter la honte, et qu’il a délivré le samouraï pour un duel loyal. Selon lui, ils se sont battus en duel et il a tué le samouraï honorablement. Après cela, la femme s’est enfuie. La femme du samouraï donne une version totalement différente des événements: Tajōmaru a violé son corps, puis s’est enfui, la laissant seule avec son mari ligoté. Son mari la regardait avec un profond mépris, ce qui l’a horriblement blessée. Elle a alors tué son mari de ses propres mains avec son poignard, parce qu’elle ne supportait plus son regard accusateur. Ensuite, elle a tenté de se suicider, mais a échoué et s’est enfuie. Un médium est appelé pour communiquer avec l’esprit du samouraï et la version du mort est encore différente des précédentes : Tajōmaru a violé sa femme, mais après cela, il lui a proposé de partir avec lui. À la surprise du samouraï, sa femme a accepté la proposition, mais a demandé à Tajōmaru de tuer son mari pour éviter la honte. Tajōmaru, choqué par la demande, a changé d’avis, a insulté la femme et s’est enfui.

Le samouraï, désespéré par la trahison de sa femme, s’est suicidé avec son propre poignard. C'est alors le bûcheron réapparaît et avoue qu’il a vu plus que ce qu’il a dit au début. Il raconte qu’après le viol, Tajōmaru a supplié la femme de l’épouser, mais elle a ri et les a forcés à se battre pour elle. Les deux hommes ont combattu la peur au ventre jusqu’à ce que Tajōmaru tue le samouraï et que la femme s’enfuie. Le bûcheron a ensuite volé le poignard de la femme, ce qui explique pourquoi il n’a rien dit plus tôt. Chaque témoignage se contredit, et Akutagawa laisse volontairement le lecteur sans réponse définitive. En fait, tous les personnages ont leur part de mensonge et de culpabilité ..


"Tenkibo" (1926, The Book of the Dead, Le Livre des morts")

Une œuvre-testament, où Akutagawa questionne la valeur de l’existence et la peur du néant. Un texte à mi-chemin entre l’autobiographie, l’essai et la confession, intime, au long duquel il se livre sans filtre sur la mort et le passage du temps. Il se divise en plusieurs parties pour évoquer les figures disparues de sa vie, ses réflexions sur l’oubli et la dissolution de l’identité après la mort...

Akutagawa ouvre son récit nous avouant son obsession pour la mort. Depuis l’enfance, nous dit-il, il est fasciné par la disparition des êtres et par l’idée que, tôt ou tard, tout s’efface. Il remet en question l’idée même d’un héritage ou d’une trace laissée après la mort, estimant que le temps finit par tout engloutir. Il évoque ainsi les figures disparues de sa vie, notamment ses parents, des écrivains qu’il admirait et d’anciens amis. Parmi ces souvenirs, sa mère, qui a sombré dans la folie lorsqu’il était enfant, occupe une place particulière. Il se demande comment il sera lui-même perçu après sa mort, et s’il restera un nom ou simplement une ombre dans la mémoire collective. Akutagawa s’interroge sur la futilité des accomplissements humains, affirmant que même les grands noms de l’histoire sont voués à l’oubli. Il critique la prétention des artistes et des intellectuels, qui croient laisser une marque indélébile, alors que tout finit par disparaître dans l’indifférence du temps. Il évoque le Japon en pleine modernisation, où les valeurs anciennes se dissolvent, et où l’individu devient de plus en plus insignifiant.

Il en vient à évoquer sa propre peur de disparaître, non seulement physiquement, mais aussi mentalement et spirituellement. Il se demande si son identité survivra après sa mort ou si elle sera réduite à un simple nom dans les archives littéraires. Il exprime un profond sentiment d’isolement, incapable de se raccrocher à une quelconque croyance religieuse ou à une idée de l’au-delà. Vers la fin du texte, Akutagawa admettra qu’il n’a plus d’espoir ni de foi en quoi que ce soit. Il se décrira comme un fantôme vivant, déjà détaché du monde, errant entre des souvenirs qu’il ne peut pas saisir et un avenir qu’il ne désire pas. Le texte s’achève sur une sensation d’effacement progressif, comme si l’auteur lui-même devenait une ombre prête à disparaître...


"Haguruma" (1927, Spinning Gears, Les Engrenages)

L'un des textes les plus sombres et personnels d’Akutagawa, et souvent lu comme un ultime cri de détresse avant son suicide, une lettre d’adieu codée dans laquelle Akutagawa, exprime sa souffrance mentale et son incapacité à trouver un sens à la vie. L’histoire n’a pas de véritable intrigue, car son but n’est pas de raconter une aventure, mais de plonger le lecteur dans un état de malaise et d’angoisse similaire à celui du narrateur.

Le narrateur, un écrivain dont l’identité ressemble fortement à Akutagawa lui-même, se rend à Kyoto, dans l’espoir de trouver un apaisement intérieur. Il se sent poursuivi par une angoisse diffuse, une impression qu’il ne contrôle plus rien, comme si une force invisible dictait son destin. Dès son arrivée, il commence à percevoir des signes étranges : des engrenages qui apparaissent et disparaissent dans son champ de vision, sans explication rationnelle.

Peu à peu, ces visions d’engrenages deviennent de plus en plus fréquentes, l’obsédant jour et nuit. Il essaie de lutter contre ces images, mais elles semblent prendre possession de son esprit, comme un mécanisme qui tourne indépendamment de sa volonté. Il commence alors à douter de la réalité, les bruits de la ville lui semblent mécaniques, comme des engrenages invisibles qui broient tout sur leur passage, et les passants deviennent des figures irréelles, comme s’ils faisaient partie d’une machine absurde. 

Le narrateur tente de se raccrocher à la vie quotidienne, mais chaque interaction avec les autres renforce son sentiment d’isolement. Il se sent étranger à lui-même, incapable de ressentir de la joie ou de l’émotion réelle. Son corps lui semble fonctionner de manière autonome, comme une machine qu’il ne contrôle plus. L’idée du suicide commence à le hanter, mais il n’ose pas encore l’envisager totalement. 

Il décide de quitter Kyoto et de retourner à Tokyo, mais son état ne s’améliore pas.

Les engrenages deviennent omniprésents, apparaissant même dans ses rêves et ses pensées les plus intimes. Il comprend qu’il est piégé dans un cycle infernal, un engrenage mental qui ne cessera jamais de tourner. Le texte se termine sur une note de désespoir, où le narrateur semble accepter l’inévitabilité de sa chute. Il est épuisé, vidé, incapable de résister davantage aux forces qui l’oppressent. Peu après avoir écrit ce texte, Akutagawa se suicide à l’âge de 35 ans, confirmant que Haguruma était une confession déguisée de son état psychologique avant sa mort.


"Bungeiteki na, Amarini Bungeiteki na" (1927, A Literary, Too Literary, Une vague inquiétude)

Le titre fait écho à "Humain, trop humain" (1878) de Nietzsche, suggérant une réflexion sur la nature même de la littérature et son lien avec l’existence. Akutagawa, après une vie entière dédiée à l’écriture, confesse son incapacité à trouver un sens dans la littérature. Il exprime son doute profond sur le rôle de l’écrivain, et s'il évoque ses influences occidentales et japonaises, il se demande si tout n’est pas une construction artificielle, incapable de capturer la complexité de l’existence. Cette "vague inquiétude" est un malaise existentiel, une incapacité à trouver un ancrage dans le monde. Contrairement à des écrivains comme Mori Ōgai ou Natsume Sōseki, qui cherchaient à laisser une œuvre durable, Akutagawa rejette cette illusion...


"Kappa" (1927)

Une fable satirique et surréaliste, dans laquelle un homme interné dans un asile raconte son voyage dans un pays peuplé de kappas, des créatures mythologiques japonaises.

À travers ce récit, Akutagawa critique violemment la société japonaise de son époque, dénonçant l’industrialisation, l’hypocrisie sociale, la guerre et la décadence morale. L'un des textes les plus originaux et provocateurs d’Akutagawa, anticipant les dystopies modernes et la critique du totalitarisme. Son humour noir et sa vision nihiliste de la société influenceront les auteurs de fiction et de science-fiction japonaise, notamment Osamu Dazai et Haruki Murakami.

Akutagawa écrit "Kappa" en 1927, alors qu’il est en proie à une grave dépression et à des hallucinations. Le livre est fortement inspiré de "Gulliver’s Travels" (1726) de Jonathan Swift, où un voyageur découvre une société absurde et corrompue, reflétant le monde réel sous une forme exagérée et grotesque.  

Le narrateur est un homme interné dans un asile psychiatrique, connu sous le nom de Patient No. 23. Il raconte une histoire fantastique : comment il a accidentellement découvert le pays des kappas, des créatures aquatiques issues du folklore japonais. Personne ne croit son récit, mais lui affirme avoir réellement vécu cette aventure.

Le narrateur arrive dans un monde où les kappas ont une civilisation avancée, mais dont les mœurs et les valeurs sont totalement différentes des humains. Ce monde miroir sert de critique au Japon moderne, chaque aspect de la société kappa représentant une exagération grotesque des travers humains. Chez les kappas, les bébés ne sont pas imposés à la naissance : avant de naître, chaque fœtus est interrogé pour savoir s’il veut vraiment venir au monde, et si un fœtus refuse de naître, il est simplement éliminé (l’injustice de la naissance imposée et l’absurdité de la souffrance humaine, suggérant que les êtres humains n’ont pas eu le choix d’exister).

Le monde des kappas est dominé par un capitalisme sauvage, où les travailleurs sont traités comme des esclaves. L’un des kappas, Bag, est un ouvrier exploité, qui travaille sans répit pour des salaires misérables. Lorsque Bag se suicide à cause des conditions de travail, son employeur se réjouit car il n’aura plus à lui payer de salaire (la brutalité du capitalisme moderne, où les travailleurs ne sont que des rouages d’une machine impitoyable). 

Enfin, le narrateur rencontre Tok, un poète kappa célèbre, qui est désespéré par la société.

Malgré son talent, Tok est moqué et ignoré, car la société kappa n’a aucun respect pour la vraie culture. Il finit par se suicider, disant que la vie dans un monde aussi absurde n’a aucun sens (Akutagawa projette ses propres angoisses d’écrivain méprisé dans ce personnage, révélant son désespoir face à l’état de la culture japonaise). Chez les kappas, les relations sexuelles sont déshumanisées. Ainsi lorsqu’un mâle veut une femelle, il la poursuit et la viole directement.

Ensuite, il lui envoie un poème d’excuses pour se faire pardonner (l’hypocrisie de la société japonaise patriarcale, où les rapports hommes-femmes sont déséquilibrés et répressifs). Un kappa criminel est jugé avant même d’avoir commis un crime, parce que son profil psychologique indique qu’il pourrait en commettre un à l’avenir. Les riches kappas échappent toujours à la justice, tandis que les pauvres sont condamnés sans raison valable (un système judiciaire inégal et arbitraire, où les classes dominantes écrasent toujours les plus faibles). Après plusieurs aventures absurdes, le narrateur sera expulsé du pays des kappas. Il retournera dans le monde des humains, mais ne pourra plus voir la réalité de la même façon. Enfermé dans un asile, il continuera de clamer l’existence des kappas, tandis que les médecins le prendront pour un fou. Et se demandera s’il vaut mieux vivre dans un monde absurde ou dans la folie ...


"Aru Aho no Isshi" (1927, The Life of a Stupid Man, La Vie d’un idiot)

Achevée comme "Engrenages" (Haguruma) peu avant son suicide, en juillet 1927, "La Vie d'un idiot" s`inscrit dans la lignée d`un certain nombre de récits où, à partir de 1925 et déjà dans le pressentiment de la mort, Akutagawa tente de retrouver la trace de ses propres pas : "La Moitié de la vie de Daidôji Shinsuke" (Daudôji Shinsuke no hansei, 1925), "Souvenirs" (Tsuioku, 1926), "Le Livre des morts" (Tenkibo, 1926).

Contrairement à "Kappa", qui exprime le désespoir à travers la satire et la critique sociale, "La Vie d’un idiot" est dénuée de toute ironie. Le monde y apparaît comme un labyrinthe absurde, où chaque illusion finit par s’effondrer. Le récit se présente comme une suite de brefs tableaux s`égrenant à un rythme régulier, dune envoûtante monotonie. S`inscrivant les uns dans les autres dans une ample perspective, ils dessinent les multiples facettes d'un même visage : la supériorité et la solitude du poète, la griserie de la création, le scepticisme désabusé de l'intellectuel, le rire sarcastique d'une sensibilité à vif, la pusillanímité de l`être social, le silencieux désespoir d`une conscience trop aiguë du caractére dérisoire de la destinée humaine. Des bribes de souvenirs - des incidents anodins, des images détachées de tout contexte - forment une mosaïque de moments et d`impressions, de silences et de couleurs d`une intensité presque douloureuse...

Le narrateur a grandi dans une famille instable, marquée par la maladie mentale de sa mère. Il se sent différent des autres enfants, déjà habité par une forme d’angoisse existentielle.

Un souvenir marquant : il se rend compte que les adultes mentent et que le monde est rempli d’hypocrisie, ce qui brise définitivement son innocence. Sa jeunesse? Illusions et désillusions. Il se passionne pour la littérature, espérant trouver un sens à sa vie à travers l’écriture. Il admire les écrivains occidentaux (Flaubert, Poe, Dostoïevski) et tente de modeler son propre style littéraire. Son premier amour est une déception, il se rend compte que l’amour est souvent fade et rempli de malentendus. Il commence à se méfier de tout, à se sentir isolé et incompris, ce qui creuse en lui un sentiment de solitude chronique. Le narrateur se marie et devient père, mais il ne ressent aucune joie dans ces événements censés être heureux. Il décrit son angoisse face à la paternité, le fait de donner la vie dans un monde qu’il perçoit comme absurde et sans issue.

Il est hanté par des crises d’anxiété, des hallucinations (notamment des visions d’engrenages comme dans "Haguruma") et une sensation d’irréalité croissante. Il commence à perdre le goût de la vie et à envisager sérieusement le suicide.

Dans les derniers fragments, le narrateur se détache du monde, ne ressentant plus aucune attache à la réalité. Il décrit des sensations de vide intérieur, une fatigue existentielle extrême.

L’avant-dernier fragment évoque la sensation d’un saut dans l’inconnu, comme s’il avait déjà accepté la mort. Le dernier fragment est une simple phrase : "C'est ainsi que sa vie prit fin.", laissant une conclusion sèche et brutale, qui annonce directement le suicide imminent d’Akutagawa...