Surréalisme - Tristan Tzara (1896-1963), "le Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer" (1920) - André Breton (1896-1966), "Manifeste du surréalisme" (1924) - Louis Aragon (1897-1982), "Le Paysan de Paris (1926) - Gala (1894-1982)  - Nusch (1906-1946) - ....

Last Update: 11/11/2016

Le surréalisme (1924-1929 )

Pendant la Grande Guerre, un jeune étudiant en médecine mobilisé en 1915 à dix-neuf ans, ANDRÉ BRETON, est affecté à divers centres neuro-psychiatriques et s'initie ainsi aux travaux de Sigmund Freud. lmprégné d'autre part de l'influence de Baudelaire et de Mallarmé, il découvre les possibilités offertes à l'art par une exploration systématique de l'inconscient. En 1919, le futur groupe surréaliste commence à se constituer lorsque BRETON fonde, avec LOUIS ARAGON (lui aussi médecin) et PHILIPPE SOUPAULT, la revue "Littérature", où paraît le premier texte proprement surréaliste, "Les Champs magnétiques" (écrit en collaboration par BRETON et SOUPAULT). Entendant dépasser la négation dadaïste par une "exploration du domaine de l'automatisme psychique", le groupe surréaliste où se rencontrent poètes et artistes peintres (Breton, Soupault, Crevel, Desnos, Eluard, Aragon, Péret, Ernst, Picabia) affirme son unité d'orientation, qui s'exprime dans le "Manifeste du Surréalisme" (1924), suivi de "Poisson soluble".

On y lit cette définition: « SURRÉALISME, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d 'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. Encycl.Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se subsituer à eux dans la résolution  des principaux problèmes de la vie.

Ont fait acte de SURREALISME ABSOLU: MM Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Eluard, Gérad, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac." Le procédé de l'écriture automatique, avec le compte-rendu du rêve , inaugurent l'expérimentation dite surréaliste. Rue de Grenelle, à Paris, s'ouvre un "bureau de recherches surréalistes" tandis que voit le jour la revue du mouvement, "La Révolution surréaliste", alors que cesse la publication de "Littérature" (1924), "faute de raisons suffisantes d'existence"...

 

Le surréalisme apparaît après la Première Guerre mondiale, en réaction à l’horreur suscitée par la violence des combats. Il appelle les artistes à se libérer des exigences de la morale et de la raison. Et cette volonté de libérer la puissance créatrice supposée inhérente à la pensée humaine va s'exercer d'abord sur le langage et l'écriture (écriture automatique, associations libres des images), puis diffuser les thèmes du rêve, de l'amour fou, du hasard, de la folie, de l'inconscient à l'ensemble de tous les arts, peinture, cinéma, photographie ... La production artistique qui en résulte est particulièrement riche, plus centrée sur la peinture, la poésie, le théâtre que sur le roman, mais elle ne parvient pas à entraîner dans son mouvement le réel de l'existence. Cette nouvelle réalité", un sorte de "réalité absolue", produit de la libération de la pensée sur la raison, de l'inconscient sur la morale sociale, ne parvient pas à se formaliser suffisamment pour donner orientation à notre existence. D'autant que le surréalisme en vient à flirter avec le communisme naissant. Breton confirmera plus tard : « L'étreinte poétique comme l'étreinte de chair, Tant qu'elle dure, Défend toute échappée sur la misère du monde.» (Sur la route de San Romano, 1948).

 

Le Groupe dada vers 1922 - Derrière, Paul Chadourne, Tristan Tzara, Philippe Soupault, Serge Charchoune. Devant, Man Ray, Paul Éluard, Jacques Rigaut, Mme Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes (Photo Man Ray). Le 1er mars 1922, premier numéro de la nouvelle série de "Littérature" dirigée par André Breton, De Chirico y publie une reproduction du "Cerveau de l'enfant". En avril, dans cette même revue, Breton écrira, "le dadaïsme, comme tant d'autres choses, n'a été pour certains qu'une manière de s'asseoir."..

 

Max Morise, Roger Vitrac, Jacques- Andre Boiffard, Andre Breton, Paul Eluard, Pierre Naville, Giorgio de Chirico, Philippe Soupault, Simone Collinet- Breton, Robert Desnos, Jacques Baron, Photograph by Man Ray, La Révolution surréaliste, no. 1, 1924 - Photomontage  Germaine Berton (photographies de police), portraits de surréaliste et de Sigmund Freud,  La Révolution surréaliste, Décembre 1924. - Man Ray, Centrale Surréaliste (1924), Max Morise, Roger Vitrac, Jacques-Andre Boiffard, André Breton, Paul Eluard, Pierre Naville, Giorgio de Chirico, Philippe Soupault, Simone Colinet-Breton, Robert Desnos, Jacques Baron, Raymond Queneau, Louis Aragon and Marie-Louise Soupault - ...

 

L'AVENTURE SURRÉALISTE, une synthèse magistrale de G.Picon (Gallimard, 1960) ...

1919 - "En mars 1919, André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault fondent une revue, "Littérature", qui devient l'organe du mouvement "Dada", dont Tristan Tzara est le créateur. Mais du Dadaisme, bientôt, le Surréalisme va naitre. En 1919 paraissent "Les Champs magnétiques", écrits en collaboration par André Breton et Philippe Soupault : c'est le premier ouvrage authentiquement surréaliste. Et la revue Littérature, désormais, va opérer la liquidation de "Dada" au profit du Surréalisme.

En 1924, André Breton publie "le Manifeste du Surréalisme", puis prend la direction de "La Révolution surréaliste", revue de l' "automatisme psychique pur" et du non-conformisme sous toutes ses formes : la revue "la plus scandaleuse du monde". Le Surréalisme a désormais sa charte philosophique, sa tribune,  son groupe-clan jalousement fermé autour du Maitre, Breton (aux écrivains Aragon, Éluard, Soupault, Péret, Artaud, Crevel, Desnos, Limbour se joignent les peintres Max Ernst, Arp, Chirico, Dali, Masson, Man Ray, Miro, Tanguy), ses mœurs et son cérémonial - lettres d'insultes, de rupture, manifestations tapageuses, scandales -, ses lieux de rencontre, déjà légendaires : le Certa, le Grillon du passage de l'Opéra, le Cyrano..."

1924-1928 - "De 1924 à 1928, c'est la grande flambée surréaliste. A partir du "Second Manifeste" de Breton (1930), ce beau feu va faiblir. L'unité du groupe se brise sur l'écueil politique.

Tous ont en commun la volonté de lier l'émancipation spirituelle à l'action révolutionnaire. Mais Breton maintient vis-à-vis du matérialisme marxiste et des consignes de parti l'autonomie du mouvement, alors qu'Aragon opte pour une soumission inconditionnée au parti communiste. En même temps, font leur apparition d'autres valeurs littéraires et des hommes pour qui le surréalisme est déjà un héritage. Le Surréalisme en tant que mouvement organisé va cesser d'exister. 

Depuis bien des années, ceux-là mêmes qui lui doivent le plus écrivent et agissent sans se préoccuper de conformer leurs œuvres et leurs gestes à la discipline du groupe ou à l'orthodoxie de la doctrine. D'Aragon, d'Éluard, de Tzara, - et aussi de Jacques Prévert, de Raymond Queneau, de René Char, - on doit dire qu'ils furent des Surréalistes. Et en restant fidèle au mouvement, Breton, maintenant, n'est plus fidèle qu'à lui-même. Déjà, donc, le Surréalisme appartient à l'histoire : pour le voir, nous devons nous retourner. Mais il faut dire qu'il fut l'évènement littéraire le plus important de son époque et que rien ne nous a plus profondément marqués..."

"Paul Nouge, La Naissance de l'objet, 1929-30, Subversion of Images"

LA VALEUR D'UNE IMAGE EST FONCTION DE SON ABSURDITE, DE SA SINGULARITE...

"Ce ne fut pas un aérolithe soudainement tombé dans notre paysage littéraire. Il y a en lui une notable part de continuité et d'héritage. En un sens, il est l'aboutissement de toute la poésie du XIXe siècle - l'ultime expression du Romantisme européen. Depuis Hugo, depuis Baudelaire, et les romantiques d'Angleterre et d'Allemagne, la poésies s'affirme en prenant conscience d'un pouvoir irréductible à la logique. La poésie est le sommeil de la raison : elle est à la raison ce que l'état de rêve est à l'état de veille. D'autre part, la relation du Surréalisme à cette poésie du monde moderne que nous venons de définir est évidente. Le dédain de l'écriture, l'irruption du monde moderne le plus quotidien dans le domaine poétique ne datent pas de lui. Mais le propre du Surréalisme, en chaque cas, est de passer à la limite. Avant lui, la poésie la plus pénétrée d'irrationnel vit sur un compromis avec la raison : il expulse de la poésie tout ce qui n'est pas son essence irrationnelle. La valeur d'une image, dit Breton, est fonction de son "absurdité " : ce qui revient à dire que seules sont poétiques les images absurdes. D'où le recours à l'automatisme, qui n'est rien d'autre que la voix de l'imagination profonde, libérée de toutes les entraves rationnelles, Un abîme, d'autre part, sépare le Surréalisme de la poésie d'un Cocteau, d'un Cendrars, de la prose d'un Giraudoux. Pour ceux-ci, la T. S. F., l'auto, les trains de luxe apparaissent comme les symboles de la joie de vivre, ceux d'un certain pouvoir de l'homme moderne. Ce sont des objets pittoresques, nouveaux, séduisants. Pour le Breton de "Nadja", pour l'Aragon du "Paysan de Paris", le passage des Panoramas, le café Certa, le Mannequin, le Téléphone interviennent comme condensateurs des rêves profonds. Ce ne sont pas des objets : ce sont des mythes. Le Surréalisme, s'il est un réalisme, c'est afin de dégager le halo magique du réel - d'être un sur-réalisme.

Rien ne serait plus injuste, d'ailleurs, que de voir en lui un mouvement purement - ou essentiellement - littéraire. ll dédaigne la beauté, les musées, les bibliothèques, les grandes œuvres. Breton n'accepte que les produits purs d'une liberté profonde, d'un jaillissement incontrôlé: il répudie tout ce qui tend à "l'arrangement en poème". Dédaignant cette faculté fabricatrice, "poétique" que Valéry élève au-dessus de tout, il veut libérer dans l'homme une force que tout conspire à enchainer : l'IMAGINATION. Mais ce qui donne son sens à l'entreprise, c'est une exigence vraiment totale où l'impératif de la connaissance et la volonté de "changer la vie" rejoignent le parti pris d'une beauté nouvelle. Le Surréalisme n'a pas mutilé l'homme, il a voulu répondre à l'homme tout entier :  rien d'autre n'a empêché un Breton d'adhérer au matérialisme marxiste, sensible à la seule urgence sociale.

Le Surréalisme, écrit Breton dans le Premier Manifeste, "se propose d'exprimer par l'automatisme psychique le fonctionnement réel de la pensée". ll est "une dictée de la pensée en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale". Et il est bien vrai que le Surréalisme est une entreprise de connaissance, le projet d'une science de I'homme infiniment élargie : d'où sa vénération à l'égard d'un Sade, d'un Freud - détecteurs géniaux de I'homme. Et il est vrai aussi que Breton désavoue, dans sa définition, les préoccupations esthétiques ou morales.

Cependant, en même temps qu'une nouvelle science de l'homme, le Surréalisme apporte une nouvelle morale et une nouvelle beauté. Car il y a une beauté surréaliste, une beauté "convulsive", fondée sur la merveille, I'insolite, l'absurde. ll y a enfin une éthique surréaliste - et sans doute est-il possible de dire que le Surréalisme a été avant tout une entreprise passionnée de LIBERATION."

"LE SEUL MOT DE LIBERTE EST TOUT CE QUI M'EXALTE ENCORE" : le Surréalisme est entier dans cette phrase du "Premier Manifeste". S'il veut ouvrir à l'imagination et à l'irrationnel les plus vastes espaces, c'est qu'il pense que cette expression libre et totale est la condition même de notre salut. Ce qui implique un désespoir et un espoir d'une égale profondeur. Refus de la condition humaine et de la condition sociale, le Surréalisme se forme dans la révolte : il dénonce une société faite de contraintes, d'interdictions et aussi d'injustices ; une conception de I'homme et une vision du monde qui ne retiennent de I'homme que la raison, faculté d'adaptation, et donc d'asservissement au monde - et du monde que les aspects qui correspondent à cette rationalité. Mais la dénonciation, à chaque instant, se réclame de puissances supérieures aux puissances dénoncées : en même temps qu'il est révolte, le Surréalisme est espoir. La révolte n'a tant de force et d'excès que pour être dictée par une passion elle-même forcenée, excessive. L'homme est génie de la légèreté et de |'envol, essor, coup d'aile : c'est pourquoi il ne peut tolérer d'être asservi. 

Et le Surréalisme a cru qu'il suffisait de la destruction et de la révolte pour retrouver parmi les ruines le chemin de notre liberté native. Il croit à la possibilité du salut, à LA REDEMPTION DE L'HOMME PAR LA LIBERTE DU RÊVE ET DU DESIR."

"Qu'avons-nous conservé, qu'avons-nous rejeté du Surréalisme? Dans une large mesure, il est encore et toujours notre poésie: la poésie moderne tout entière prenant conscience d'elle-même, et allant jusqu'au bout. Toute poésie, à l'heure actuelle, veut être autre chose que poème, fabrication rythmique, jeu inoffensif d'images et de mots : confusion ardente avec la vie. Et, du même coup, le Surréalisme a exprimé l'ambition commune de la littérature actuelle - (et non pas de la seule poésie) d'ÊTRE PLUS QUE LITTERATURE : expression d'une attitude de vie, transformation de la vie. Ce caractère est celui que Jean Paulhan désigne, dans ses "Fleurs de Tarbes", sous le nom de "terrorisme" : il donne au langage, en effet, la situation de suspect pour le destiner à une fonction qui le dépasse. Mais Paulhan englobe dans le "terrorisme" des oeuvres qui nous ont paru classiques (celles de Gide, de Claudel même) parce qu'elles acceptent les lois de leur langage. Le véritable terrorisme, c'est dans le Surréalisme que nous le voyons éclater pour la première fois. Or presque toutes les œuvres dominantes, aujourd'hui, sont gouvernées par une sorte d'impatience à l'égard du langage : messagères, plus que "langagières ", elles renonceraient à elles-mêmes si elles n'avaient la conviction de transmettre une décisive révélation. 

Du Surréalisme, nous gardons encore autre chose : l'ATTITUDE ACCUSATRICE VIS-A-VIS DU MONDE ET DE L'EXISTENCE MÊME. Pour la plupart d'entre nous, la réalité relève avant tout de cette interrogation essentielle : PUIS-JE L'ACCEPTER? Toute la littérature de l'angoisse, du trouble existentiel prolonge, au fond, la révolte surréaliste. Et l'on peut dire que, de Breton

à Sartre, la littérature contemporaine demeure fidèle à une sorte de critique métaphysique.    

Mais la révolte surréaliste n'est pas l'angoisse existentielle.

La révolte est une passion, et l'on ne se révolterait pas si l'on ne savait au nom de quoi l'on se révolte : contrairement à l'angoisse, la révolte n'a pas les mains vides. Pour le Surréalisme, la liberté est une énergie passionnée qui brûle en nous et transfigure le monde : elle est ce que nous avons, et qui commande notre révolte. Pour l'existentialisme, elle est ce qui nous reste, ce que nous arrivons à soustraire à l'angoisse - et non pas ce que nous ajoutons au monde. 

Le Surréalisme est un ENTHOUSIASME, et c'est pour cela qu'il ne s'accorde plus aux couleurs dominantes de nos années. Car nous reconnaissons dans l'existentialisme l'expression naturelle d'une génération qui a vu trop d'échecs et de ruines pour croire à autre chose qu'à une lucidité sans illusions. Le courant central de notre littérature est un pessimisme qui lutte contre lui-même, cherche une issue. L'issue, au contraire, le Surréalisme n'avait pas à la chercher : elle était à son origine. L'un détruit parce qu'il est pressé d'affirmer une vérité exaltante; l'autre affirme parce qu'il sait bien que l'on ne peut vivre toujours parmi les ruines. Le Surréalisme est un optimisme romantique, ce qui le situe déjà assez loin de nous. Et qu'il soit aussi un idéalisme, du "Premier Manifeste" à "Arcane 17", c'est trop évident - en dépit de la tentative matérialiste du "Second Manifeste" et du souci de l'efficacité sociale (et pas seulement métaphysique) qui n'a jamais quitté Breton. Croyant à la toute-puissance de la parole, tenant la réalité à distance, et ne voulant agir sur elle que par l'intermédiaire de l'Idée, le Surréalisme est, au fond, "une tentation angélique" qui exalte en l'homme tout ce qui lui permet de s'arracher à la terre et dénonce ce qui l'y rattache - que ce lien avec le réel s'appelle fabrication artistique, langage, convention sociale ou action dans la Cité. Or, à la tentation idéaliste, succède aujourd'hui la tentation du réalisme, celle de l'opportunité, du compromis. De même qu'à l'enthousiasme, un pessimiste réducteur.

On peut penser que le Surréalisme a épuisé pour longtemps les audaces et les illusions de l'esprit"... (G.Picon, 1960, Gallimard)


L'Europe a sombré dans la Grande Guerre, sacrifiant une génération entière. À Zurich, le 8 février 1916, au cabaret Voltaire, qui se propose alors "de rappeler qu'il y a, au-delà de la guerre et des patries, des hommes indépendants qui vivent d'autres idéals", Hugo Ball, Tristan Tzara, Marcel Janco, Richard Huelsenbeck, Hans Arp, Emmy Hennings, Hans Richter président au baptême de Dada, un nom, dit la légende, cueilli au hasard dans le Petit Larousse ou dans les pages d'un dictionnaire franco-allemand. Il s'agit alors de résister au dépérissement de l'esprit en mettant en relation tous les ferments de la créativité, mais à partir de 1918, Tzara lance son Manifeste : "Il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. Balayer, nettoyer". Ces propos rencontrent un écho, à New-York, où s'est tenue, du 17 février au 15 mars 1913, la célèbre et controversée International Exhibition of Modern Art ("Armory Show") qui marque l'arrivée de l'art moderne sur le devant de la scène américaine : Marcel Duchamp (qui y a exposé son fameux "Nude Descending a Staircase #2"), Francis Picabia, Man Ray rejoignent alors le mouvement Dada. A l'invitation de Picabia, Tzara s'installe à Paris, de 1920 à 1923, attendu avec impatience par Aragon, Breton, Soupault : mais alors que Dada déploie sa dramaturgie agressive et scandaleuse, répand une multitude de revues aussi inventives qu'éphémères, Breton ne tarde pas à lui reprocher la totale gratuité de cet esprit de révolte permanente qui l'habite.

Au-delà de cette séparation, d'un sentiment d'échec pour n'avoir été qu'attitude ou posture, le mouvement Dada n'a pas révélé uniquement qu'un Marcel Duchamp ou un Francis Picabia, mais a donné une extraordinaire impulsion à ce monde artistique et littéraire de l'après-guerre : décloisonnement des formes d'expression, esprit de rupture, créativité, inventivité, quête d'un langage total, collages, machineries, objets bruts, provocation, nihilisme, autant de thématiques qui vont nourrir, directement ou indirectement,  le surréalisme, l'art moderne américain, le Bauhaus en Allemagne, l'expressionnisme...

Tristan Tzara (1896-1963)

Né en Roumanie, Samuel Rosenstock quitte en 1915 Bucarest pour Zurich,  carrefour des contestataires et des antimilitaristes, dans une Europe dévastée. Il se baptise Tristan Tzara, partage avec ses amis  cofondateurs du groupe Dada (1916), le désir de recréer ce monde détruit de l'après-guerre, mais ni Hugo Ball (1886-1927), écrivain allemand, pacifiste, anarchiste, un peu mystique, ni la compagne de ce dernier, Emmy Hennings (1885 -1948), ni le peintre roumain Marcel Janco (1895-1984), son grand ami, ni Richard Huelsenbeck (1892-1974), écrivain et grand diffuseur d'un dadaïsme engagé en Allemagne, ni le peintre Jean Arp (1886-1986) et sa compagne Sophie Taeuber (1889-1943), ne partagent le goût pour la destruction et le scandale de Tzara. Dans ce Cabaret Voltaire, fondé par Hugo Ball, où dansent Emmy Hennings et Sophie Taeuber, chaque soir, écrira Tzara, se succèdent un mélange cosmopolite où l'on va et vient, chante, récite, gesticule. En 1920, Tzara rejoint Picabia et Paris, puis rencontre André Breton, Philippe Soupault et Louis Aragon. Avec la caution d'Apollinaire, il va multiplie les coups d'éclat, les scandales, les provocations en tous genres, poursuivant le dynamitage systématique du langage poétique ("Par le feu le vent la mitraille sans flamme sans souffle sans fusil comme paroles de justice éclairé au centre de lui-même la peur partout présente définitive telle fuit la nuit immense de la solitude et à son flanc grand ouvert l'homme aux aguets")mais Breton décide de rompre avec lui en 1922. La représentation chahutée du "Coeur à gaz" de Tzara, le 6 juillet 1923, consomme la rupture entre dadaïstes et surréalistes et marque la fin du groupe Dada parisien. Tzara va continuer son chemin dans le Paris des Années folles, épouse une riche artiste suédoise, Greta Knutson. Plus tard, il se réconciliera avec Breton, rejoindra un temps le surréalisme qui fait le choix de la Révolution (1931), devient un militant antifasciste et soutient activement le combat des républicains espagnols, et participera à la Résistance.

 

"LA SPONTANÉITÉ DADAISTE

Je nomme je m'enfoutisme l'état d'une vie où chacun garde ses propres conditions, en sachant toutefois respecter les autres individualités, sinon se défendre, le two-step devenant hymne national, magasin de bric-à-brac, T.S.F. téléphone sans fil transmettant les fugues de Bach, réclames lumineuses et affichage pour les bordels, l'orgue diffusant des œillets pour Dieu, tout cela ensemble, et réellement, remplaçant la photographie et le catéchisme unilatéral.

La simplicité active.

L'impuissance de discerner entre les degrés de clarté : lécher la pénombre et flotter dans la grande bouche emplie de miel et d'excrément. Mesurée à l'échelle Éternité, toute action est vaine — (si nous laissons la pensée courir une aventure dont le résultat serait infiniment grotesque — donnée importante pour la connaissance de l'impuissance humaine). Mais si la vie est une mauvaise farce, sans but ni accouchement initial, et parce que nous croyons devoir nous tirer proprement, en chrysanthèmes lavés, de l'affaire, nous avons proclamé seule base d'entendement : l'art. Il n'y a pas l'importance que nous, reîtres de l'esprit, lui prodiguons depuis des siècles. L'art n'afflige personne et ceux qui savent s'y intéresser, recevront de caresses et belle occasion de peupler le pays de leur conversation. L'art est une chose privée, l'artiste le fait pour lui; une œuvre compréhensible est produit de journaliste, et parce qu'il me plaît en ce moment de mélanger ce monstre aux couleurs à l'huile : tube en papier imitant le métal qu'on presse et verse automatiquement, haine lâcheté, vilenie. L'artiste, le poète se réjouit du venin de la masse condensée en un chef de rayon de cette industrie, il est heureux en étant injurié : preuve de son immuabilité. L'auteur, l'artiste loué par les journaux, constante la compréhension de son œuvre : misérable doublure d'un manteau à utilité publique; haillons qui couvrent la brutalité, pissat collaborant à la chaleur d'un animal qui couve les bas instincts. Flasque et insipide chair se multipliant à l'aide des microbes typographiques.

Nous avons bousculé le penchant pleurnichard en nous. Toute filtration de cette nature est diarrhée confite. Encourager cet art veut dire la digérer. Il nous faut des œuvres fortes, droites, précises et à jamais incomprises. La logique est une complication. La logique est toujours fausse. Elle tire les fils des notions, paroles, dans leur extérieur formel, vers des bouts, des centres illusoires. Ses chaînes tuent, myriapode énorme asphyxiant l'indépendance. Marié à la logique, l'art vivrait dans l'inceste, engloutissant, avalant sa propre queue toujours son corps, se forniquant en lui-même et le tempérament deviendrait un cauchemar goudronné de protestantisme, un monument, un tas d'intestins grisâtres et lourds.

Mais la souplesse, l'enthousiasme et même la joue de l'injustice, cette petite vérité que nous pratiquons innocents et qui nous rend beaux : nous sommes fins et nos doigts sont malléables et glissent comme les branches de cette plante insinuante et presque liquide; elle précise notre âme, disent les cyniques. C'est aussi un point de vue; mais toutes les fleurs ne sont pas saintes, heureusement, et ce qu'il y a de divin en nous est l'éveil de l'action anti-humaine. Il s'agit ici d'une fleur de papier pour la boutonnière des messieurs qui fréquentent le bal de la vie masquée, cuisine de la grâce, blanches cousines souples ou grasses. Ils trafiquent avec ce que nous avons sélectionné. Contradiction et unité des polaires dans un seul jet, peuvent être vérité. Si l'on tient en tout cas à prononcer cette banalité, appendice d'une moralité libidineuse, mal odorante. La morale atrophie comme tout fléau produit de l'intelligence. Le contrôle de la morale et de la logique nous ont infligé l'impassibilité devant les agents de police — cause de l'esclavage, — rats putrides dont les bourgeois ont plein le ventre, et qui ont infecté les seuls corridors de verre clairs et propres qui restèrent ouverts aux artistes.

Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. Balayer, nettoyer. La propreté de l'individu s'affirme après l'état de folie, de folie agressive, complète, d;un monde laissé entre les mains des bandits qui déchirent et détruisent les siècles. Sans but ni dessein, sans organisation : la folie indomptable, la décomposition. Les forts par la parole ou par la force survivront, car ils sont vifs dans la défense, l'agilité des membres et des sentiments flambe sur leurs flancs facettés.

La morale a déterminé la charité et la pitié, deux boules de suif qui ont poussé comme des éléphants, des planètes et qu'on nomme bonnes. Elles n'ont rien de la bonté. La bonté est lucide, claire et décidée, impitoyable envers la compromission et la politique. La moralité est l'infusion du chocolat dans les veines de tous les hommes. Cette tâche n'est pas ordonnée par une force surnaturelle, mais par le trust des marchands d'idées et des accapareurs universitaires. Sentimentalité : en voyant un groupe d'hommes qui se querellent et s'ennuient ils ont inventé le calendrier et le médicament sagesse. En collant des étiquettes, la bataille des philosophes se déchaîna (mercantilisme, balance, mesures méticuleuses et mesquins) et l'on comprit une fois de plus que la pitié est un sentiment, comme la diarrhée en rapport avec le dégoût qui gâte la santé, l'immonde tâche des charognes de compromettre le soleil.

Je proclame l'opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blennhorragie d'un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique, la lutte acharnée, avec tous les moyens du 

DÉGOÛT DADAISTE

Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille, est dada ; protestation aux poings de tout son être en action destructive : DADA ; connaissance de tous les moyens rejetés jusqu'à présent par le sexe publique du compromis commode et de la politesse : DADA ; abolition de la logique, danse des impuissants de la création : DADA ; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets : DADA; chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat : DADA; abolition de la mémoire : DADA; abolition de l'archéologie : DADA; abolition des prophètes : DADA; abolition du futur : DADA; croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immédiat de la spontanéité : DADA; saut élégant et sans préjudice d'une harmonie à l'autre sphère; trajectoire d'une parole jetée comme un disque sonore cri; respecter toutes les individualités dans leur folie du moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthousiaste; peler son église du tout accessoire inutile et lourd; cracher comme une cascade lumineuse la pensé désobligeante ou amoureuse, ou la choyer — avec la vive satisfaction que c'est tout à fait égal — avec la même intensité dans le buisson, pur d'insectes pour le sang bien né, et doré de corps d'archanges, de son âme. Liberté : DADA DADA DADA, hurlement des douleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE.”

 

 

Dans "le Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer",  lu à la galerie Povolozky, à Paris, le 9 décembre 1920,  par Tristan Tzara (et  paru dans La Vie des lettres, n°4, 1921), on trouve les premiers éléments de la fameuse "écriture surréaliste", c'est-à-dire "automatique", où les images se suivent selon leur logique propre, qui n'est pas celle de la conscience. Ici nous retrouvons dans les conseils pour composer une poésie dadaïste la "préconisation" de s'en remettre totalement au hasard en prenant des phrases dans des journaux.

"... Ainsi DADA se charge de la police à pédales et de la morale en sourdine.

Tout le monde (à un certain moment) était complet dans sa tête et dans son corps.

Répéter cela 30 fois.

Je me trouve très sympathique.

Tristan Tzara

II

Un manifeste est une communication faite au monde entier, où il n'y a comme prétention que la découverte du moyen de guérir instantanément la syphilis politique, astronomique, artistique, parlementaire, agronomique et littéraire. Il peut être doux,

bonhomme, il a toujours raison, il est fort, vigoureux et logique.

À propos de logique, je me trouve très sympathique.

Tristan Tzara

L'orgueil est l'étoile qui bâille et pénètre par les yeux et par la bouche, elle appuie, s'enfonce sur son sein est écrit: tu crèveras. C'est son seul remède. Qui croit encore aux médecins? Je préfère le poète qui est un pet dans une machine à vapeur - il est doux mais ne pleure pas - poli et semi-pédéraste, nage. Je m'en fous complètement de tous les deux. C'est un hasard (qui n'est pas nécessaire) que le premier soit allemand, le second espagnol. Loin de nous, réellement, l'idée de découvrir la théorie de la probabilité des races et l'épistolaire perfectionné de l'amertume.

III

On a toujours fait des erreurs, mais les plus grandes erreurs, sont les poèmes qu'on a écrits. Le bavardage a une seule raison d'être: le rajeunissement et le maintien des traditions de la bible. Le bavardage est encouragé par l'administration des postes qui, hélas! se perfectionne, encouragé par la régie des tabacs, les compagnies de chemins de fer, les hôpitaux, les entreprises de pompes funèbres, les fabriques d'étoffe. Le bavardage est encouragé par la culture des familles. Le bavardage est encouragé par les derniers du pape. Chaque goutte de salive qui s'évade de la conversation se convertit en or. Les peuples ayant toujours besoin de divinités pour garder les 3 lois

essentielles, qui sont celles de Dieu: manger, faire l'amour et chier, les rois étant en voyage et les lois étant trop dures, il n'y a que le bavardage qui compte actuellement.

La forme sous laquelle il se présente le plus souvent est DADA.

Il y a des gens (journalistes, avocats, amateurs, philosophes) qui tiennent même les autres formes : affaires, mariages, visites, guerres, congrès divers, sociétés anonymes, 

3

politique, accidents, dancings, crises économiques, crises de nerfs, pour des variations de dada.

N'étant pas impérialiste, je ne partage pas leur opinion -je crois plutôt que dada n'est qu'une divinité de second ordre, qu'il faut placer tout simplement à côté des autres formes du nouveau mécanisme à religions d'interrègne.

La simplicité est-elle simple ou dada?

Je me trouve assez sympathique.

Tristan Tzara

IV

La poésie est-elle nécessaire? Je sais que ceux qui crient le plus fort contre elle, lui destinent sans le savoir et lui préparent une perfection confortable ; -ils nomment cela futur hygiénique.29

On envisage l'anéantissement (toujours prochain) de l'art. Ici l'on désire un art plus art.

Hygiène devient pureté mondieu mondieu.

Faut-il ne plus croire aux mots? Depuis quand expriment-ils le contraire de ce que l'organe qui les émet, pense et veut?*

Le grand secret est là :

La pensée se fait dans la bouche.

Je me trouve toujours très sympathique.

Tristan Tzara

Un grand philosophe canadien a dit: Le pensée et le passé sont aussi très sympathiques.

*Pense, veut et désire penser.

V

Un ami, qui m'est trop bon ami pour ne pas être très intelligent, me disait l'autre jour:

le tressaillement le chiromancien N'EST QUE LA FAÇON DONT ON DIT bonjour

bonsoir ET QUI DÉPEND DE LA FORME QU'ON A DONNÉE

À son myosotis ses cheveux

Je lui répondis :

4

TU AS RAISON idiot prince PARCE QUE JE SUIS PERSUADÉ DU contraire tartare naturellement nous hésitons Nous N'AVONS PAS raison. Je m'appelle envie de comprendre L'AUTRE

La diversité étant divertissante, cette partie de golf donne l'illusion d'une « certaine » profondeur. Je maintiens toutes les conventions - les supprimer serait en faire·de nouvelles, ce qui nous compliquerait la vie d'une manière vraiment répugnante. On ne saurait plus ce qui est chic: aimer les enfants du premier ou du second mariage. Le « pistil du pistolet » nous a mis souvent dans des situations bizarres et agitées.

Désordonner le sens - désordonner les notions et toutes les petites pluies tropicales de la démoralisation, désorganisation, destruction, carambolage, sont des actions assurées contre la foudre et reconnues d'utilité publique. Il y a un fait connu : on ne trouve plus des dadaïstes qu'à l'Académie française. Je me trouve pourtant très sympathique. .... "

 

"..Le sommeil tournera vide et sec, car les rêves ne viendront plus concasser les pierres de l'existence avec leur vis d'Archimède, les désirs étant comblés pendant le temps de veille. On dormira à tour de rôle dans des bahuts rangés le long des trottoirs et la ville ne désemplira pas des vivantes fornications des ombres, de l'esprit inventif de ses habitants. Les souffrances physiques seront un plaisir recherché, des institutions luxueusement aménagées répondront aux besoins de la foule. Nombreux s'y presseront les adeptes de la douleur corporelle, la morale ayant depuis longtemps disparu sans laisser d'autres traces que les dérisoires accessoires sentimentaux passés dans le domaine des mythes. Les métros seront désaffectés personne ne sera pressé. Le temps aura recouvré, sauf pour certains intervalles, une fluidité aérienne de passage à niveau de pensées mates et statiques, ponctuée par les besoins organiques. Le temps ne sera plus emprisonné dans le système de marteaux trop bien connu, hélas! à notre époque où il s'allie à l'excrémentielle odeur de l'idée de mort et de regret. Le temps libéré de l'étreinte osseuse de la religion  étant effacé du cercle des représentations humaines, les métros seront mis à la disposition du laboratoire de souffrance et de cruauté. L'honneur se gravera sous les formes inverses, de toutes façons négatives, de l'héroïsme, celle de la destruction. Les soupapes dérivatives que ces nouvelles pratiques créeront de toutes pièces ne manqueront pas de faire apprécier aux foules les effets bienfaisants d'un nouveau système... (Tzara, "grains et issues")

En 1922, André Breton rompt avec le mouvement Dada et Tristan Tzara, mais si les manifestations dada se poursuivent malgré tout, elles perdent en signification et puissance subversive, face au mouvement littéraire et artistique que lance André Breton en 1924 avec le "Manifeste du surréalisme", suivi 1928 du "Surréalisme et la peinture".

 

Le mot « surréalisme » a été choisi en hommage à Apollinaire. Celui-ci venait en effet de mourir (1918) et avait signé peu auparavant avec "Les Mamelles de Tirésias" un « drame surréaliste ». Auparavant, on peut prêter à Arthur Rimbaud et à sa fameuse "Lettre du voyant", les intuitions de ce mouvement : "Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement des sens".  C'est dans son premier Manifeste que Breton en propose la définition : Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.

En fait, le surréalisme dépasse très largement cette définition de l'écriture automatique, Breton ayant pris grand soin de le distinguer d'une école littéraire. C'est dans la vie que le surréalisme devait trouver son territoire en promouvant un nouveau regard sur les objets et sur les mots, qu'il a débarrassés de leur utilitarisme.

 

Autour de Breton se retrouvent des écrivains comme Aragon, Soupault, Bataille, Desnos, Eluard, Artaud, mais aussi un fort contingent de peintres, ceux qui sont issus de Dada, comme Francis Picabia (1879-1953), Marcel Duchamp (1887-1968), Man Ray (1890-1976), Max Ernst (1891-1976), Kurt Schwitters (1887-1948), et de nouveaux artistes tels que Giorgio De Chirico (1888-1978), Hans Arp (1886-1966),   Joan Miro (1893-1983), des adeptes comme Yves Tanguy (1900-1955), Salvador Dalí (1904-1989), René Magritte (1898-1967), Victor Brauner (1903-1966), Paul Delvaux (1897-1994), André Masson (1896-1987).

Dans les années 1930, si les avant-gardes picturales se maintiennent, c'est en peinture le grand retour du réalisme....


André Breton (1896-1966) - Manifeste du surréalisme (1924) 

« Un soir donc, avant de m'endormir, je perçus, nettement articulée au point qu'il était impossible d'y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l'aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre. J'en pris rapidement notion et me disposais à passer outre quand son caractère organique me retint. En vérité cette phrase m'étonnait; je ne l'ai malheureusement pas retenue jusqu'à ce jour, c'était quelque chose comme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », mais elle ne pouvait souffrir d'équivoque, accompagnée qu'elle était de la faible représentation visuelle d'un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l'axe de son corps. A n'en pas douter il s'agissait du simple redressement dans l'espace d'un homme qui se tient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant suivi le déplacement de l'homme, je me rendis compte que j'avais affaire à une image d'un type assez rare et je n'eus vite d'autre idée que de l'incorporer à mon matériel de construction poétique. Je ne lui eus pas plus tôt accordé ce crédit que d'ailleurs elle fit place à une succession à peine intermittente de phrases qui ne me surprirent guère moins et me laissèrent sous l'impression d'une gratuité, telle que l'empire que j'avais pris jusque-là sur moi-même me parut illusoire et que je ne songeai plus qu'à mettre fin à l'interminable querelle qui a lieu en moi.

Tout occupé que j'étais encore de Freud à cette époque et familiarisé avec ses méthodes d'examen que j'avais eu quelque peu l'occasion de pratiquer sur des malades pendant la guerre, je résolus d'obtenir de moi ce qu'on cherche à obtenir d'eux, soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l'esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s'embarrasse, par suite, d'aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée. Il m'avait paru, et il me paraît encore - la manière dont m'était parvenue la phrase de l'homme coupé en deux en témoignait - que la vitesse de la pensée n'est pas supérieure à celle de la parole, et qu'elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui court. »

 


"L'homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage" - La faculté suprême privilégiée par le Surréalisme, qui va pousser à la limite un certain nombre d'attitudes poétiques déjà esquissées dans le Romantisme et le Symbolisme, est l'imagination, seule capable d'explorer le subconscient sans limiter le champ de l'expérience comme le fait l'observation des réalistes.

"Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s'entend, qu'à la fin cette croyance se perd. L'homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage, et que lui a livrés sa nonchalance ou son effort, son effort presque toujours, car il a consenti à travailler, tout au moins il n'a pas répugné à jouer sa chance (ce qu'il appelle sa chance!) Une grande modestie est à présent son partage : il sait quelles femmes il a eues, dans quelles aventures risibles il a trempé; sa richesse ou sa pauvreté ne lui est de rien, il reste à cet égard l'enfant qui vient de naître et, quant à l'approbation de sa conscience morale, j'admets qu'il s'en passe aisément. S'il garde quelque lucidité, il ne peut que se retourner alors vers son enfance qui, pour massacrée qu'elle ait été par le soin des dresseurs, ne lui en semble pas moins pleine de charmes. Là, l'absence de toute rigueur connue lui laisse la perspective de plusieurs vies menées à la fois; il s'enracine dans cette illusion; il ne veut plus connaître que la facilité momentanée, extrême, de toutes choses. Chaque matin, des enfants partent sans inquiétude. Tout est près, les pires conditions matérielles sont excellentes. Les bois sont blancs ou noirs, on ne dormira jamais. Mais il est vrai qu'on ne saurait aller si loin, il ne s'agit pas seulement de la distance. Les menaces s'accumulent, on cède, on abandonne une part du terrain à conquérir. Cette imagination qui n'admettait pas de homes, on ne lui permet plus de s'exercer que selon les lois d'une utilité arbitraire; elle est incapable d'assumer longtemps ce rôle inférieur et, aux environs de la vingtième année, préfère, en général, abandonner l'homme à son destin sans lumière. Qu'il essaie plus tard, de-ci de-là, de se reprendre, ayant senti lui manquer peu à peu toutes raisons de vivre, incapable qu'il est devenu de se trouver à la hauteur d'une situation exceptionnelle telle que l'amour, il n'y parviendra guère. C'est qu'il appartient désormais corps et âme à une impérieuse nécessité pratique, qui ne souffre pas qu'on la perde de vue. Tous ses gestes manqueront d'ampleur; toutes ses idées, d'envergure. Il ne se représentera, de ce qui lui arrive et peut lui arriver, que ce  relie cet événement à une foule d'événements semblables, événements auxquels il n'a pas pris part, événements manqués. Que dis-je, il en jugera par rapport à un de ces événements, plus rassurant dans ses conséquences que les autres. Il n'y verra, sous aucun prétexte, son salut.

Chère imagination, ce que j'aime surtout en toi, c'est que tu ne pardonnes pas. Le seul mot de liberté est tout ce qui m'exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d'esprit nous est laissée. A nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l'imagination à l'esclavage, quand bien même il y irait de ce qu'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit; assez aussi pour que je m'abandonne à elle sans crainte de me tromper (comme si l'on pouvait se tromper davantage). Où commence-t-elle à devenir mauvaise et où s'arrête la sécurité de l'esprit? Pour l'esprit, la possibilité d'errer n'est-elle pas plutôt la contingence du bien?

Reste la folie, "la folie qu'on enferme", a-t-on si bien dit. Celle-là ou l'autre... Chacun sait, en effet, que les fous ne doivent leur internement qu'à un petit nombre d'actes légalement répréhensibles, et que, faute de ces actes, leur liberté (ce qu'on voit de leur liberté) ne saurait être en jeu. Qu'ils soient, dans une mesure quelconque, victimes de leur imagination, je suis prêt à l'accorder, en ce sens qu'elle les pousse à l'inobservance de certaines règles, hors desquelles le genre se sent visé, ce que tout homme est payé pour savoir. Mais le profond détachement dont ils témoignent à l'égard de la critique que nous portons sur eux, voire des corrections! diverses qui leur sont infligées, permet de supposer qu'ils puisent un grand réconfort dans leur imagination, qu'ils goûtent assez leur délire pour supporter qu'il ne soit valable que pour eux. Et, de fait, les hallucinations, les illusions, etc..., ne sont pas une source de jouissance négligeable. La sensualité la mieux ordonnée y trouve sa part et je sais que j'apprivoiserais bien des soirs cette jolie main qui, aux dernières pages de L'Intelligence, de Taine, se livre à de curieux méfaits. Les confidences des fous, je passerais ma vie à les provoquer. Ce sont gens d'une honnêteté scrupuleuse, et dont l'innocence n'a d'égale que la mienne. Il fallut que Colomb partît avec des fous pour découvrir l'Amérique. Et voyez comme cette folie a pris corps, et duré.

Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination...

Nous vivons encore sous le règne de la logique, voilà, bien entendu, à quoi je voulais en venir. Mais les procédés logiques, de nos jours, ne s'appliquent plus qu'à la résolution de problèmes d'intérêt secondaire. Le rationalisme absolu qui reste de mode ne permet de considérer que des faits relevant étroitement de notre expérience. Les fins logiques, par contre, nous échappent. Inutile d'ajouter que l'expérience même s'est vu assigner des limites. Elle tourne dans une cage d'où il est de plus en plus difficile de la faire sortir. Elle s'appuie, elle aussi, sur l'utilité immédiate, et elle est gardée par le bon sens. Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l'esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère; à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n'est pas conforme à l'usage. C'est par le plus grand hasard, en apparence, qu'a été récemment rendue à la lumière une partie du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup la plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. Il faut en rendre grâce aux découvertes de Freud. Sur la foi de ces découvertes, un courant d'opinion se dessine enfin, à la faveur duquel l'explorateur humain pourra pousser plus loin ses investigations, autorisé qu'il sera à ne plus seulement tenir compte des réalités sommaires. L'imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent d'étranges forces capables d'augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d'abord, pour les soumettre ensuite, s'il y a lieu, au contrôle de notre raison. Les analystes eux-mêmes n'ont qu'à y gagner. Mais il importe d'observer qu'aucun moyen n'est désigné a priori pour la conduite de cette entreprise, que jusqu'à nouvel ordre elle peut passer pour être aussi bien du ressort des poètes que des savants et que son succès ne dépend pas des voies plus ou moins capricieuses qui seront suivies..." (Premier Manifeste du Surréalisme, 1924) 

"Poisson soluble" (1924)

C'est l'un des seuls textes à répondre au concept d' "écriture automatique", un texte irrationnel du point de vue de la prose classique, mais sous le désordre apparent de ses associations verbales, se donne une logique cachée, l'inconscient serait-il structuré comme un langage, pour reprendre la formule de Lacan? Breton quant à lui affirmait que les mots doivent désormais "faire l'amour", ajoutez à cela qu'il n'est pas le poète "déchiré" comme Apollinaire ou Eluard, mais le chantre du bonheur et de la femme. "Poisson soluble" complétait la première édition du premier "Manifeste du surréalisme", dont il constituait une sorte d`illustration. C'est cependant dans "Les Vases communicants" que l`on trouve le mieux exposé le secret de l'écriture de Poisson soluble : "Comparer deux objets aussi éloignés que possible l`un de l`autre ou, par toute autre méthode, les mettre en présence d'une manière brusque et saisissante demeure la tâche la plus haute à laquelle la poésie puisse prétendre. En cela doit tendre de plus en plus à s`exercer son pouvoir inégalable, unique, qui est de faire apparaître l'unité concrète de deux termes mis en rapport et de communiquer à chacun d'eux, quels qu'ils soient, une vigueur qui lui manquait tant qu'il était pris isolément. Ce qu'il s`agit de briser, c`est l'opposition toute formelle de ces deux termes ; ce dont il s`agit d`avoir raison, c'est de leur apparente disproportion qui ne tient qu`à l`idée imparfaite, infantile, qu'on se fait de la nature, de l'extériorité du temps et de l`espace. Plus l'élément de dissemblance immédiat paraît fort. plus il doit être surmonté. C'est toute la signification de l'objet qui est en jeu." Mais que gagne-t-on en vérité à ce jeu du hasard préconisé par Breton?

 

Louis Aragon - Le Paysan de Paris (1926) 

Fondateur du surréalisme au même titre que Breton, Aragon signe des textes où s'épanouit le goût du quotidien insolite. Breton se souvient dans ses Entretiens (1952) de son extraordinaire compagnon de promenade : «Les lieux de Paris, même les plus neutres, par où l'on passait avec lui, étaient rehaussés de plusieurs crans par une fabulation magico-romanesque qui ne restait jamais à court et fusait à propos d'un tournant de rue ou d'une vitrine.»

« Pourtant qu'était-ce, ce besoin qui m'animait, ce penchant que j'inclinais à suivre, ce détour de la distraction qui me procurait l'enthousiasme ? Certains lieux, plusieurs galeries, j'éprouvais leur force contre moi bien grande, sans découvrir le principe de cet enchantement. Il y avait des objets usuels qui, à n'en pas douter, participaient pour moi du mystère, me plongeaient dans le mystère. J'aimais cet enivrement dont j'avais la pratique, et non pas la méthode. Je le quêtais à l'empirisme avec l'espoir souvent déçu de le retrouver. Lentement j'en vins à désirer connaître le lien de tous ces plaisirs anonymes. Il me semblait bien que l'essence de ces plaisirs fût toute métaphysique, il me semblait bien qu'elle impliquât à leur occasion une sorte de goût passionné de la révélation. Un objet se transfigurait à mes yeux, il ne prenait point l'allure allégorique ni le caractère du symbole; il manifestait moins une idée qu'il n'était cette idée lui-même. Il se prolongeait ainsi profondément dans la masse du monde. Je ressentais vivement l'espoir de toucher à une serrure de l'univers : si le pêne allait tout à coup glisser. Il m'apparaissait aussi dans cet ensorcellement que le temps ne lui était pas étranger. Le temps croissant dans ce sens suivant lequel je m'avançais chaque jour, chaque jour accroissait l'empire de ces éléments encore disparates sur mon imagination. Je commençais de saisir que leur règne puisait sa nature dans leur nouveauté, et que sur l'avenir de ce règne brillait une étoile mortelle. Ils se montraient donc à moi comme des tyrans transitoires, et en quelque sorte les agents du hasard auprès de ma sensibilité. La clarté me vint enfin que j'avais le vertige du moderne. [...]

Il ne put m'échapper bien longtemps que le propre de ma pensée, le propre de l'évolution de ma pensée était un mécanisme en tout point analogue à la genèse mythique, et que sans doute je ne pensais rien que du coup mon esprit ne se formât un dieu, si éphémère, si peu conscient qu'il fût. Il m'apparut que l'homme est plein de dieux comme une éponge immergée en plein ciel. Ces dieux vivent, atteignent à l'apogée de leur force, puis meurent, laissant à d'autres dieux leurs autels parfumés. Ils sont les principes mêmes de toute transformation de tout. Ils sont la nécessité du mouvement. Je me promenai donc avec ivresse au milieu de mille concrétisations divines. Je me mis à concevoir une mythologie en marche. Elle méritait proprement le nom de mythologie moderne. Je l'imaginai sous ce nom. »

 

"Introduction au discours sur le peu de réalité" (septembre 1924)

.. L'ETRANGE DIVERSION - "La civilisation latine a fait son temps et je demande, pour ma part, qu'on renonce en bloc à la sauver. Elle apparaît à cette heure le dernier rempart de la mauvaise foi, de la vieillesse et de la lâcheté. Le compromis, la ruse, les promesses de tranquillité, les miroirs vacants, l'égoïsme, les dictatures militaires, la réapparition des Incroyables, la défense des congrégations, la journée de huit heures, les enterrements pis qu'en temps de peste, le sport : il ne reste plus, je crois, qu'à tirer l'échelle. Si je montre quelque souci de ma propre détermination, ce n'est pas pour supporter avec fatalisme les conséquences grossières du caprice qui m'a fait naître ici ou là. Que d'autres s'attachent à leur famille, à leur pays et à la terre même, je ne connais pas cette sorte d'émulation. Je n'ai jamais aimé dans mon être que ce qu'il me paraissait y avoir en lui, avec le dehors litigieux, de grandement contrastant et je n'en ai jamais conçu d'inquiétude sur mon équilibre intérieur. C'est même pourquoi je consens à m'intéresser encore à la vie publique et, en écrivant, à y sacrifier une part de la mienne. Pour parler comme tout le monde je le déclarais donc (et provisoirement admettez, je vous prie, qu'il y a un ICI et un AILLEURS; il y va de tous les artifices de la séduction, il y va de toute l'aurore en marche): nous les Occidentaux nous ne nous appartenons déjà plus et c'est en vain que nous tentons de te conjurer, adorable fléau, trop incertaine délivrance! Dans nos villes, les avenues parallèles, dirigées du nord au sud, convergent toutes en un terrain vague, fait de nos regards de détectives blasés. Qui nous a confié cette affaire indébrouillable, nous n'en savons plus rien. La révélation, le droit de ne pas penser et agir en troupeau, la chance unique qui nous reste de retrouver notre raison d'être ne laissent plus subsister, durant tout notre rêve, qu'une main fermée à l'exception de l'index qui désigne impérieusement un point de l'horizon. 

Là, l'air et la lumière commencent à opérer en toute pureté le soulèvement orgueilleux des choses pensées, à peine bâties. L'homme rendu à sa souveraineté, à sa sérénité premières, y prêche, dit-on, pour lui seul, la vérité éternelle de lui seul. Il n'a pas notion de cet arrangement hideux dont nous sommes les dernières victimes, de cette réalité de premier plan qui nous empêche de bouger. Il ne s'agit pas encore une fois de partir, car cet homme ne peut faire moins que se porter à notre rencontre: il vient, il a déjà converti les meilleurs d'entre nous.

Orient, Orient vainqueur, toi qui n'as qu'une valeur de symbole, dispose de moi, Orient de colère et de perles! Aussi bien que dans la coulée d'une phrase, que  dans le vent mystérieux d'un jazz, accorde-moi de reconnaître tes moyens dans les prochaines Révolutions. Toi qui es l'image rayonnante de ma dépossession, Orient, bel oiseau de proie et d'innocence, je t'implore du fond du royaume des ombres! Inspire-moi, que je sois celui qui n'a plus d'ombre."

 

"Les Vases communicants" (1932)

L'activité psychique s’exerce dans le sommeil d’une façon continue, et c'est ainsi que  le rêve doit non seulement être reconnu, mais jugé indispensable à la vie et d’une utilité capitale : «à la très courte échelle du jour de vingt-quatre heures, il aide l’homme à accomplir le saut vital». Pour André Breton le monde réel et le monde du rêve ne font qu'un, le voici examinant les différentes théories qui ont proposé une interprétation du rêve, dont celle de Freud, - dont il reconnaît l'apport dans la reconnaissance du rêve dans la continuité du psychisme, sans plus. Mais pour l'écrivain surréaliste cette unité du rêve et du réel qu'il défend porte avec elle une profonde transformation sociale. "Les Vases communicants" reprennent de manière métaphorique un principe de la physique qui décrit la relation d’équilibre entre deux fluides disposés dans des réceptacles différents, communiquant entre eux, interroger la relation du monde réel au monde psychique ouvre la voie à une conciliation du rêve, la réalité imaginée et le devoir-vivre. Le rêve n’est donc pas qu'un sujet à normaliser dans une quelconque entreprise psychanalytique ni un simple échappatoire aux pesanteurs de la vie matérielle, mais la racine essentielle de l’existence qui permet à la vie de se dérouler. C’est ainsi que bien loin de nuire à l’action, il la permet tout au contraire et devient ainsi constitutif de l’art surréaliste. «Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée.» L’existence est un rêve éveillé dans lequel la poésie, au fond le désir amoureux, transcende toutes choses....

"... l'activité pratique de veille entraîne chez l'homme un affaiblissement constant de la substance vitale qui ne trouve à se compenser partiellement que dans le sommeil, l'acivité de réparation qui est la fonction de celui-ci ne mériterait-elle pas mieux que cette disgrâce faisant de presque tout homme un dormeur honteux? Quelle paresse, quel goût tout animal de l'existence pour l'existence se manifestent en fin de compte dans l'attitude qui consiste à ne pas vouloir prendre conscience de ce fait que toute chose qui objectivement est, est comprise dans un cercle allant toujours s'élargissant de possibilités! Comment se croire a même de voir, d”entendre, de toucher si l'on refuse de tenir compte de ces possibilités innombrables, qui, pour la plupart des hommes, cessent de s'offrir dès le premier roulement de voiture du laitier! L'essence générale de la subjectivité, cet immense terrain et le plus riche de tous est laissé en friche. 

Il faut aller voir de bon matin, du haut de la colline du Sacré-Cœur, à Paris, la ville se dégager lentement de ses voiles splendides, avant d'étendre les bras. Toute une foule enfin dispersée, glacée, déprise et sans fièvre entame comme un navire la grande nuit qui sait ne faire qu'un de l'ordure et de la merveille. Les trophées orgueilleux, que le soleil s'apprête à couronner d'oiseaux ou d'ondes, se relèvent mal de la poussière des capitales enfouies. Vers la périphérie les usines, premières à tressaillir, s'illuminent de la conscience de jour en jour grandissante des travailleurs. Tous dorment, à l'exception des derniers scorpions à face humaine qui commencent à cuire, à bouillir dans leur or. La beauté féminine se fond une fois de plus dans le creuset de toutes les pierres rares. Elle n'est jamais plus émouvante, plus enthousiasmante, plus folle, qu'à cet instant où il est possible de la concevoir unanimement détachée du désir de plaire à l'un ou à l'autre, aux uns ou aux autres. Beauté sans destination immédiate, sans destination connue d'elle-même, fleur inouïe faite de tous ces membres épars dans un lit qui peut prétendre aux dimensions de la terre! La beauté atteint à cette heure à son terme le plus élevé, elle se confond avec l'innocence, elle est le miroir parfait dans lequel tout ce qui a été, tout ce qui est appelé à être, se baigne adorablement en ce qui va être cette fois. 

La puissance absolue de la SUBJECTIVITE UNIVERSELLE, qui est la royauté de la nuit, étouffe les impatientes déterminations au petit bonheur: le chardon non soufflé demeure sur sa construction fumeuse, parfaite. Va-t-il faire beau, pleuvra-t-il? Une adoucissement extrême de ses angles fait tout le soin de la pièce occupée, belle comme si elle était vide. Les chevelures infiniment lentes sur les oreillers ne laissent rien à glaner des fils par les quels la vie vécue tient à la vie à vivre. Le détail impétueux, vite dévorant, tourne dans sa cage à belette, brûlant de brouiller de sa course toute la forêt. Entre la sagesse et la folie, qui d'ordinaire réussissent si bien à se limiter l'une l'autre, c'est la trêve. Les intérêts puissants affligent à peine de leur ombre démesurément grêle le haut mur dégradé dans les anfractuosités duquel s'inscrivent pour chacun les figures, toujours autres, de son plaisir et de sa souffrance. Comme dans un conte de fées cependant, il semble toujours qu'une femme idéale, levée avant l'heure et dans les boucles de qui sera descendue visiblement la dernière étoile, d'une maison obscure va sortir et somnambuliquernent faire chanter les fontaines du jour. Paris, tes réserves monstrueuses de beauté, de jeunesse et de vigueur, - comme je voudrais savoir extraire de ta nuit de quelques heures ce qu'elle contient de plus que la nuit polaire! Comme je voudrais qu'une méditation profonde sur les puissances inconscientes, éternelles que tu recèles soit au pouvoir de tout homme, pour qu'il se garde de reculer et de subir! 

La résignation n'est pas écrite sur la pierre mouvante du sommeil. L'immense toile sombre qui chaque jour est filée porte en son centre les yeux médusants d'une victoire claire. Il est incompréhensible que l'homme retourne sans cesse à cette école sans y rien apprendre. Un jour viendra où il ne pourra cependant plus s'en remettre, pour juger de la propre déterminabilité, au bon plaisir de l'organisme social qui assure aujourd'hui, par le malheur de presque tous, la jouissance de quelques-uns. Je pense qu'il n'est pas trop déraisonnable de lui prédire pour un jour prochain le gain de cette plus grande liberté. 

Encore ce jour-là, qu'on y songe, faudra-t-il qu'il en ait l'usage, et cet usage est précisément ce que je voudrais lui donner. Il nourrit dans son coeur une énigme et de temps a autre partage malgré lui l'inquiétante arrière-pensée de Lautréamont: "Ma subjectivité et le Créateur, c'est trop pour un cerveau". Créateur à part, hors compte, la subjectivité demeure en effet le point noir..." (Les Vases communicants, III)

 

Une première partie de l'ouvrage est consacrée au récit, puis à une tentative d`explication d`un rêve que l'auteur fit dans la nuit du 26 août 1931... "Une vieille femme, en proie à une vive agitation, se tient aux aguets non loin de la station de métro Villiers (qui ressemble plutôt à la station de Rome). Elle a voué une haine violente à X qu'elle cherche à joindre à tout prix et dont la vie me paraît, de ce fait, en péril. X ne m'a jamais parlé de cette femme, mais je suppose qu'elle n'a pas la conscience très claire à son sujet et que c'est pour l'éviter qu'elle prenait soin d'arriver toujours  en taxi à la porte de la maison du quartier où, jusqu'à ces derniers jours, nous occupions une chambre..."

Son analyse, qui suit pas à pas le contenu manifeste du rêve, ne laisse de côté aucun des éléments plus ou moins récents qui avaient pu contribuer à sa formation. Les carrefours qu`il présente sont explorés en tous sens. Breton conclut qu`il ne voit rien dans tout l'accomplissement de la fonction onirique, qui n`emprunte clairement aux seules données de la "vie vécue" : "Nul mystère en fin de compte, rien qui soit susceptible de faire croire, dans la pensée de l'homme, à une intervention transcendante qui se produirait au cours de la nuit." Son analyse montre également que, contrairement à ce que le contenu manifeste du rêve tend à faire apparaitre comme préoccupation essentielle, l`accent est en réalité posé ailleurs et tout particulièrement sur les nécessités de rompre avec un certain nombre de représentations affectives.  C'est l’image principale du rêve comme «tissu capillaire» entre le monde extérieur des faits et le monde intérieur des émotions, entre la réalité et, disons, l’imagination.  Ce va-et-vient entre deux modes se révèle être la base de la pensée surréaliste, de la réalité elle-même. Personnifiant ces modes, les deux figures imaginaires du sommeil et de l’éveil, le sommeil immobile au centre du tourbillon vivant — « soustrait aux aléas du temps et du lieu, il apparaît vraiment comme le pivot de ce tourbillon, comme le médiateur par excellence » — et l'être éveillé plongé dans ce brouillard qui est «l’épaisseur des choses immédiatement évidente quand j’ouvre les yeux».  L’univers du livre est rempli de nomenclature, de détails, de temps et de marqueurs de référence, Di Chirico, Nosferatu le vampire, Huysmans, Hervey, Marx, Feuerbach, Freud, et de commentaires courant sur le "merveilleux" de la vie quotidienne, y compris la relation entre le rêvé et le trouvé dans des endroits comme les jeux de hasard, comme l’Eden Casino, et les rues parisiennes, comme le boulevard Magenta. Et comme la relation entre la vie intérieure et extérieure, cette oeuvre reste étroitement liée à "L’Amour fou" et à "L’Arcane 17", qui sont, pour l’essentiel, des livres concernant l’amour et le problème de sa relation avec le monde extérieur, trois livres qui communient entre eux, avec les Manifestes, et avec Nadja..

(Les Vases communiquants, II) "Le 5 avril 1932, vers midi, dans un café de la place Blanche ù mes amis et moi avons coutume de nous réunir, je venais de conter à Paul Eluard mon rêve de la nuit (le rêve du haschisch) et nous finissions, lui m'aidant, car il m'avait vu vivre le plus grand nombre des heures du jour précédent, de l'interpréter, lorsque mon regard rencontra celui d'une jeune femme, ou d'une jeune fille, assise en compagnie d'un homme, à quelques pas de nous. Comme elle ne paraissait pas autrement gênée de l'attention que je lui marquais, je la détaillai, de la tête aux pieds, très complaisamment, ou peut-être est-ce que d'emblée je ne parvins plus à détacher d'elle mon regard. Elle me souriait maintenant, sans baisser les yeux, ne semblant pas craindre que son compagnon lui en fit grief. Celui-ci, très immobile, très silencieux et dans sa pensée visiblement très éloigné d'elle - il pouvait avoir une quarantaine d'années - me faisait l'impression d'un homme éteint, plus que découragé, vraiment émouvant d'ailleurs. Je le vois encore assez bien: hâve, chauve, voûté, d'aspect très pauvre, l'image même de la négligence. Près de lui, cet être paraissait si éveillé, si gai, si sûr de soi et dans toutes ses manières si provocant que l'idée qu'ils vécussent ensemble donnait presque envie de rire. La jambe parfaite, très volontairement découverte par le croisement bien au-dessus du genou, se balançait vive, lente, plus vive dans le premier pâle rayon de soleil - le plus beau - qui se montrait de l'année. Ses yeux (je n'ai jamais su dire la couleur des yeux; ceux-ci pour moi sont seulement restés des yeux clairs), comment me faire comprendre, étaient de ceux qu'ON NE REVOIT JAMAIS. Ils étaient jeunes, directs, avides, sans langueur, sans enfantillage, sans prudence, sans «âme» au sens poétique (religieux) du mot. Des yeux sur lesquels la nuit devait tomber d'un seul coup. Comme par un effet de ce tact suprême dont savent seulement faire preuve les femmes qui en manquent le plus, et cela en des occasions d'autant plus rares qu'elles se savent plus belles, pour atténuer ce qu'il pouvait y avoir de désolant dans la tenue de l'homme, elle était, comme on dit, mise elle-même avec la dernière simplicité. Après tout ce dénuement, si paradoxal fût-il, pouvait être réel. J'entrevis sans profondeur un abîme de misère et d'injustice sociales qui est, en effet, celui qu'on côtoie chaque jour dans les pays capitalistes. Puis je songeai qu'il pouvait s'agir d'artistes de cirque, d'acrobates, comme il n'est pas rare d'en voir circuler dans ce quartier. Je suis toujours surpris par ces couples qui, dans leur assemblage, paraissent échapper aux modes actuels de sélection: la femme trop belle manifestement pour l'homme, celui-ci, pour qui ce fut une nécessité professionnelle de se l'adjoindre, eu égard à cette beauté seule, épuisé par son travail propre plus dur, plus difficile. Cette idée, du reste, passagère, impossible à retenir, parce qu'on était le jour de Pâques et que le boulevard retentissait tout entier du bruit des cars promenant dans Paris les étrangers en visite. Il ne pouvait, en fin de compte, s'agir que de gens de passage, plus précisément d'Allemands, comme je le vérifiai par la suite...."

 

Dans une seconde partie, André Breton évoque une période de son existence, quelques jours du printemps 1931, au cours desquels il s`est senti comme "en état de rêve" : "La différence fondamentale qui tient au fait qu'ici je suis couché, je dors, et que là je me déplace réellement dans Paris ne réussit pas à entraîner pour moi des représentations bien distinctes." Certes, il se prête à l'accomplissement d`un petit nombre d`actes plus ou moins réfléchis, comme ceux de se laver, de se vêtir, de se comporter à peu près comme d'habitude avec ses amis; mais ceci n`est guère plus qu`exercice d`une fonction coutumière. Breton note qu`alors il lui semblait que les choses de la vie, dont il ne retenait que ce qu'il voulait, ne s`organisaient ainsi que pour lui. Ce qui se produisait, non sans lenteurs et sans avatars, lui paraissait être un dû. De ce rêve éveillé, le contenu manifeste est à peine plus explicite que celui d`un rêve endormi. ..

 

"L'Amour fou", récit d'André Breton, écrit entre 1934 et 1936, et publié en 1937, dernier chapitre de la trilogie débutée par "Nadja" puis poursuivie par "Les Vases communicants" .... L'amour qui naît ici, c`est l'amour des rencontres INSOLITES. Peut-on parler de "coïncidences" ? Il faudrait alors entendre ces instants, parfois prolongés par une sorte de miracle extérieur à leur nature et à la nôtre, où les choses prennent un sens, ou voulaient le prendre, mais la chaîne cause-effet perd des maillons, "C'est comme si tout à coup la nuit profonde de l'existence humaine était percée, comme si la nécessité naturelle consentait à n'en faire qu'une avec la nécessité logique, toutes choses livrées à la transparence totale." On ne peut résumer "L'Amour fou", à peine isoler çà et là des phrases jugées "clés". Un Discours sur les hasards étrangers, diront certains. "Aujourd`hui encore je n`attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d'errer à la rencontre de tout, dont je m'assure qu`elle me maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles... Indépendamment de ce qui arrive, n`arrive pas, c`est l'attente qui est magnifique." Mais s'enchaînent d'autres épisodes, ainsi Breton et le sculpteur Giacometti s'en vont ensemble rôder au marché aux puces et y découvrent des objets singuliers, que peut-on tirer d`objets aussi apparemment dénués d'intérêt, dans la recherche de leurs significations profondes. C'est alors que les dernières pages lui permettront, nous dit-il, de se mettre à parler sérieusement d`amour et de bonheur, c'est à Ecusette de Noireuil qu'il s'adresse, sa fille, tout enfant, à qui il a donné ce surnom, des pages qui sont peut-être parmi les plus belles que Breton n'ait jamais écrites : "Ma toute petite enfant, qui n'avez que huit mois, qui souriez toujours, qui êtes faite à la fois comme le corail et la perle, vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue", si singulier que soit l'amour fou, il ne tire peut-être son mystère insolite de ce que nous avons perdu le sens et le secret des mots et des gestes qui l'attestent ...

 

L'AMOUR UNIQUE - "Boys du sévère, interprètes anonymes, enchaînés et brillants, de la revue à grand spectacle qui toute une vie, sans espoir de changement, possédera le théâtre mental, ont toujours évolué mystérieusement pour moi des êtres théoriques, que l'interprète comme des porteurs de clés : ils portent les clés des situations, j'entends par là qu'ils détiennent le secret des attitudes les plus significatives que j'aurai à prendre en présence de tels rares événements qui m'auront poursuivi de leur marque. Le propre de ces personnages est de m'apparaître vêtus de noir - sans doute sont-ils en habit, leurs visages m'échappent; je les crois sept ou neuf - et, assis l'un près de l'autre sur un banc, de dialoguer entre eux la tête parfaitement droite. C'est toujours ainsi que j'aurais voulu les porter à la scène, au début d'une pièce, leur rôle étant de dévoiler cyniquement les mobiles de l'action. A la tombée du jour et souvent beaucoup plus tard (je ne me cache pas qu'ici la psychanalyse aurait son mot à dire), comme ils se soumettraient à un rite, je les retrouve errant sans mot dire au bord de la mer, à la file indienne, contournant légèrement les vagues. De leur part, ce silence ne me prive guère, leurs propos de banc m'ayant, à vrai dire, paru toujours singulièrement décousus.. Si je leur cherchais dans la littérature un antécédent, je m'arrêterais à coup sûr à l'Haldernablou de Jarry où coule de source un langage litigieux comme le leur, sans valeur d'échange immédiat, Haldernablou qui, en outre, se dénoue sur une évocation très semblable à la mienne : "dans la forêt triangulaire, après le crépuscule".

Pourquoi faut-iI qu'à ce fantasme succède irrésistiblement un autre, qui de toute évidence se situe aux antipodes du premier ? ll tend, en effet, dans la construction de la pièce idéale dont je parlais, à faire tomber le rideau du dernier acte sur un épisode qui se perd derrière la scène, tout au moins se joue sur cette scène à une profondeur inusitée. Un souci impérieux d'équilibre le détermine et, d'un jour à l'autre, s'oppose en ce qui le concerne à toute variation. Le reste de la pièce est affaire de caprice, c'est-à-dire, comme je me le donne aussitôt à entendre, que cela ne vaut presque pas la peine d'être conçu. Je me plais à me figurer toutes les lumières dont a joui le spectateur convergeant en ce point d'ombre. Louable intelligence du problème, bonne volonté du rire et des larmes, goût humain de donner raison ou tort : climats tempérés ! Mais tout à coup, serait-ce encore le banc de tout à l'heure, n'importe, ou quelque banquette de café, la scène est à nouveau barrée. Elle est barrée, cette fois, d'un rang de femmes assises, en toilettes claires, les plus touchantes qu'elles aient portées jamais. La symétrie exige qu'elIes soient sept ou neuf. Entre un homme... Il les reconnaît : I'une après l'autre, toutes à la fois ? Ce sont les femmes qu'iI a aimées, qui l'ont aimé, celles-ci des années, celles-là un jour. Comme il fait noir !

Si je ne sais rien de plus pathétique au monde, c'est qu'il m'est formellement interdit de supputer, en pareille occurrence, le comportement d'un homme quel qu'il soit - pourvu qu'il ne soit pas lâche - de cet homme à la place duquel je me suis si souvent mis. ll est à peine, cet homme vivant qui tenterait, qui tente ce rétablissement au trapèze traître du temps. ll serait incapable de compter sans I'oubli, sans la bête féroce à tête de larve. Le merveilleux petit soulier à facettes s'en allait dans plusieurs directions.  

Reste à glisser sans trop de hâte entre les deux impossibles tribunaux qui se font face : celui des hommes que j'aurai été, par exemple en aimant, celui des femmes que toutes je revois en toilettes claires. La même rivière aussi tourbillonne, griffe, se dévoile et passe, charmée par les pierres douces, les ombres et les herbes. L'eau, folle de ses volutes comme une vraie chevelure de feu. Glisser comme l'eau dans l'étincellement pur, pour cela il faut avoir perdu la notion du temps. Mais quel abri contre lui; qui nous apprendra à décanter la joie du souvenir?

L'histoire ne dit pas que les poètes romantiques, qui semblent pourtant de l'amour s'être fait une conception moins dramatique que la nôtre, ont réussi à tenir tête à l'orage. Les exemples de Shelley, de Nerval, d'Arnim illustrent au contraire d'une manière saisissante le conflit qui va s'aggraver jusqu'à nous, l'esprit s'ingéniant à donner l'objet de l'amour pour un être unique alors que dans bien des cas les conditions sociales de la vie font implacablement justice d'une telle illusion. De là, je crois, en grande partie, le sentiment de la malédiction qui pèse aujourd'hui sur l'homme et qui s'exprime avec une acuité extrême à travers les œuvres les plus caractéristiques de ces cent dernières années. 

Sans préjudice de l'emploi des moyens que nécessite la transformation du monde et, par-là, notamment, la suppression de ces obstacles sociaux, il n'est peut-être pas inutile de se convaincre que cette idée de l'amour unique procède d'une attitude mystique - ce qui n'exclut pas qu'elle soit entretenue par la société actuelle à des fins équivoques. Pourtant je crois entrevoir une synthèse possible de cette idée et de sa négation.

Ce n'est pas, en effet, le seul parallélisme de ces deux rangées d'hommes et de femmes que tout à l'heure j'ai feint de rendre égales arbitrairement, qui m'incite à admettre que l'intéressé - dans tous ces visages d'hommes appelé pour finir à ne reconnaître que lui-même - ne découvrira pareillement dans tous ces visages de femmes qu'un visage : le dernier visage aimé.

Que de fois, par ailleurs, j'ai pu constater que sous des apparences extrêmement dissemblables cherchait de l'un à l'autre de ces visages à se définir un trait commun des plus exceptionnels, à se préciser une attitude que j'eusse pu croire m'être soustraite à tout jamais! Si bouleversante que demeure pour moi une telle hypothèse, il se pourrait que, dans ce domaine, le jeu de substitution d'une personne à une autre, voire à plusieurs autres, tende à une légitimation de plus en plus forte de l'aspect physique de l'être aimé, et cela en raison même de la subjectivation toujours croissante du désir. L'être aimé serait alors celui en qui viendraient se composer un certain nombre de qualités particulières tenues pour plus attachantes que les autres et appréciées séparément, successivement, chez les êtres à quelque degré antérieurement aimés. ll est à remarquer que cette proposition corrobore, sous une forme dogmatique, la notion populaire du "type" de femme ou d'homme de tel individu, homme ou femme, pris isolément. Je dis qu'ici comme ailleurs cette notion, fruit qu'elle est d'un jugement collectif éprouvé, vient heureusement en corriger une autre, issue d'une de ces innombrables prétentions idéalistes qui se sont avérées, à la longue, intolérables.

C'est là, tout au fond du creuset humain, en cette région paradoxale où la fusion de deux êtres qui se sont réellement choisis restitue à toutes choses les couleurs perdues du temps des anciens soleils, où pourtant aussi la solitude fait rage par une de ces fantaisies de la nature qui, autour des cratères de l'Alaska, veut que la neige demeure sous la cendre, c'est là qu'il y a bien des années j'ai demandé qu'on allât chercher la beauté nouvelle, la beauté "envisagée exclusivement à des fins passionnelles".  (L'Amour fou)

 


« La femme est l'être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves » écrivait Baudelaire. A la lueur de cette étoile, les surréalistes ont magnifié la relation amoureuse, méritant ce qu' Albert Camus écrivait de Breton : « Dans la chiennerie de son temps, et ceci ne peut s'oublier, il est le seul à avoir parlé profondément de l'amour. L'amour est la morale en transes qui a servi de patrie à cet exilé. » (L'Homme révolté). Opposé certes à la chiennerie du temps, l'amour est aussi pour les surréalistes cette révolution privée où s'autorisent toutes les transgressions. 

Suzanne Muzard (1900-1992) 

Sept ans après le Manifeste du Surréalisme, André Breton publie en 1931 une célébration de la femme, "L'Union libre", qui renoue avec la tradition poétique du blason, cet éloge de la femme aimée qui au 16e siècle célébrait une ou plusieurs parties de son corps : ici ce sont bien toutes les parties du corps qui seront parcourues et mises en langage, de la chevelure aux épaules, des poignets aux jambes, des seins à la nuque, du sexe aux yeux. Et bien que Breton ait par la suite dédicacé le poème à Marcelle Ferry (1904-1985) en 1933, puis à Elisa Bindhoff (1906-2000) en 1948, sa troisième épouse, c'est semble-t-il bien le corps de Suzanne Muzard, amante et muse, qui en inspire toute la trame....

 

Ma femme à la chevelure de feu de bois

Aux pensées d'éclairs de chaleur

A la taille de sablier

Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre

Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de

dernière grandeur

Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche

A la langue d'ambre et de verre frottés

Ma femme à la langue d'hostie poignardée

A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux

A la langue de pierre incroyable

Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant

Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle

Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre

Et de buée aux vitres

Ma femme aux épaules de

Champagne

Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace

Ma femme aux poignets d'allumettes

Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur

Aux doigts de foin coupé

Ma femme aux aisselles de martre et de fênes

De nuit de la

Saint-Jean

De troène et de nid de scalares

Aux bras d'écume de mer et d'écluse

 

Et de mélange du blé et du moulin

Ma femme aux jambes de fusée

Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir

 

Ma femme aux mollets de moelle de sureau

Ma femme aux pieds d'initiales

Aux pieds de trousseaux de clefs aux pieds de calfats qui

boivent

Ma femme au cou d'orge imperlé

Ma femme à la gorge de

Val d'or

De rendez-vous dans le lit même du torrent

Aux seins de nuit

Ma femme aux seins de taupinière marine

Ma femme aux seins de creuset du rubis

Aux seins de spectre de la rose sous la rosée

Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours

Au ventre de griffe géante

Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical

Au dos de vif-argent

Au dos de lumière

A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée

Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire


Ma femme aux hanches de nacelle

Aux hanches de lustre et de pennes de flèche

Et de tiges de plumes de paon blanc

De balance insensible

Ma femme aux fesses de grès et d'amiante

Ma femme aux fesses de dos de cygne

Ma femme aux fesses de printemps

Au sexe de glaïeul

Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque

Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens

Ma femme au sexe de miroir

Ma femme aux yeux pleins de larmes

Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée

Ma femme aux yeux de savane

Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison

Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache

Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre

 


Jacqueline Lamba (1910-1993) devint en août 1934 la deuxième femme d'André Breton. Elle était entrée en 1926 à l'école de l'Union Centrale des Arts Décoratifs où elle avait rencontré Dora Maar. Décoratrice au grand magasin des Trois Quartiers, danseuse dans un ballet aquatique au Coliseum, elle découvre le surréalisme, Nadja, de Breton. La suite est connue : le 29 mai 1934, au café Cyrano de la place Blanche, Breton est ébloui par une femme qu'il trouve "scandaleusement belle". lls se marient moins de trois mois après, Alberto Giacometti est le témoin de Jacqueline Lamba, Paul Éluard, celui de Breton, et Man Ray immortalise la journée par une photographie de Jacqueline posant nue au milieu des trois hommes, référence tableau d'Édouard Manet, "Le Déjeuner sur l'herbe". En 1935, Jacqueline donne naissance à une fille, Aube, le couple se sépare pour se retrouver un temps en 1937 lorsque paraît "L'Amour fou" de Breton dont Jacqueline est le personnage central, une oeuvre qui s'insère dans une trilogie composée de "Nadja" (1928) et des "Vases communicants" (1932). En 1938, Jacqueline et Breton embarqueront pour un séjour de quatre mois au Mexique, rencontreront les peintres Frida Kahlo et Diego Rivera, et  Leon Trotski, et se sépareront en 1942....


 

 

René Magritte, photomontage des surréalistes, Brussels, 1929,

"Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt",

La Révolution surréaliste, no 12, 1929.

Et les quelques pages d'Arcane 17 consacrées aux femmes par André Breton comptent parmi les plus belles qui aient été consacrées par un homme à l'éloge de la "féminité". Et c'est dans "La Clef des champs" que le même Breton comparera singulièrement la place Dauphine à un sexe féminin....

 


Qui cherche LA FEMME dans le surréalisme, rencontre Emmanuel Rudnitsky (1890-1976), dit Man Ray : né à Philadelphie, il vit sa jeunesse à Broklyn, rencontre sa première grande muse, Donna Lecoeur, dite Adon Lacroix, poétesse singulière qui lui fait découvrir Rimbaud, Lautréamont et Apollinaire. Man Ray débarque à Paris en 1921, après avoir découvert Cézanne et Brancusi à la galerie d'Alfred Stieglitz à New York (1911), Duchamp et de Picabia à l'Armory Show de 1913, rencontrer Duchamp en personne en 1915, puis Picabia. Avec Jean Arp, Max Ernst, André Masson, Joan Miró et Pablo Picasso, il présente ses œuvres à la première exposition surréaliste de la galerie Pierre à Paris en 1925. Il est celui qui supprime toute hiérarchie entre la peinture et la photographie, entre la caméra, le pinceau et la machine à écrire, il est l'agent par excellence de l'impression photographique du surréalisme, assembleur d'objets, expérimentateur de l'étrange, révélateur des extravagances d'un monde littéraire et de l'érotisme ambiant de toute une société parisienne des annnées 20 et 30. Ces nus de femmes sont célèbres :   Kiki de Montparnasse, Hélène Hessel, Meret Oppenheim. En 1940, après la défaite de la France, Man Ray quitte la France pour les États-Unis en compagnie de Salvador et Gala Dalí et du cinéaste René Clair. 

Man Ray ouvre, - ou relaie des ouvertures -, de nouveaux territoires dans le domaine de l'art, territoires que tout le XXe siècle s'efforcera d'explorer, non sans quelques difficultés tant le chemin de l'intuition à la réalisation semble terriblement incertain, d'une part en refusant toute hiérarchie entre la peinture et la photographie (la caméra et le pinceau sont des instruments équivalents à ce qu'est la machine à écrire pour un écrivain) et, d'autre part, en concevant l'idée des premières images sans appareil photo, fondées sur la réalité de la projection lumineuse (les fameuses rayographies de 1922, proches des schadographies de Christian Schad crées dès 1919, ou plus encore des photogrammes botanistes de William Henry Fox Talbot ) qui accentuaient le mystère du monde en le montrant dans ce qu'il appelait "les champs delicieux".

Man Ray, "Autoportrait"

"Le 14 juillet 1921 débarquait à Paris un jeune Américain passionné de peinture et de photographie. Il s’appelait Man Ray et, tout de suite, il allait être adopté par des amis aux noms prestigieux : Breton, Aragon, Eluard, Soupault, Picabia, Cocteau…

Peintre, mais aussi photographe, Man Ray, attiré par ce Paris que lui a décrit aux Etats-Unis son ami Marcel Duchamp, va participer à la grande aventure du dadaïsme et du surréalisme. A Montparnasse, il rencontre tous ceux qui ont marqué l’art d’aujourd’hui ; il est des fameux bals chez les Beaumont, il hante le "Bœuf sur le toit" et le "Jockey"… Ses plus célèbres modèles s’appellent aussi bien Kiki de Montparnasse que Hemingway, James Joyce, Sinclair Lewis, Gertrud Stein ou Ezra Pound.

Mais c’est son propre portrait qu’il livre ici. Il le dit lui-même, tranquillement, en photographe : "Dans ce livre tous les personnages sont flous, il n’y a que moi qui sois net." Et Man Ray apparaît peu à peu au long des pages : un créateur à la verve inépuisable, utilisant la toile ou la pellicule photographique, mais qui sait aussi faire œuvre d’art à partir d’une sonnette, d’un fer à repasser ou d’un volant automobile." (Editions Acte Sud)

"...Kiki hésitait toujours, elle ne voulait pas voir sa photographie dans tous les coins. Mais elle posait bien toute nue, insistai-je, et on exposait bien les tableaux. Eh bien, répondit-elle, un peintre pouvait toujours modifier les apparences alors qu'un photographe n'enregistrait que la réalité. Pas moi, répondis-je, je photographiais comme je peignais, transformant le sujet comme le ferait un peintre. Comme lui j'idéalisais ou déformais mon sujet. Je le déformais? Elle déclara alors qu'elle avait une tare physique qu'elle n'avait pas envie de montrer. Je la regardai : l'ovale parfait de son visage, ses yeux très écartés, son long cou, sa poitrine haute et ferme, sa taille fine, ses petites hanches et les jolies jambes qu'on apercevait sous la jupe courte - je ne pouvais discerner le moindre défaut. Je me posais des questions. Je n'imaginais rien qui nécessitât une intervention chirurgicale, rien qu'un artiste habile ne pût corriger. Je l'assurai que mon appareil et moi nous ignorerions tout défaut, que sa beauté seule serait enregistrée, que je pouvais faire obéir mon instrument. S'il le fallait, je fermerais les yeux pendant toute la séance. Oui, dit Marie, Man Ray est un sorcier. Kiki se décida à poser pour moi : nous prîmes rendez-vous et elle vint dans ma chambre d'hôtel. Je n'avais pas regardé un nu avec l'oeil désintéressé d'un peintre depuis le temps où j'étais étudiant. Et même alors en avais-je été capable? J'étais nerveux et excité, me demandant si je pourrais rester calme. Kiki se déshabilla derrière l'écran qui dissimulait le coin du lavabo, et apparut se couvrant modestement de ses mains, tout comme La Source d'Ingres. Son corps aurait inspiré n'importe quel peintre académique..."

 

Lee Miller (1907-1977)

Femme aux multiples vies et beauté tourmentée, jeune fille de bonne famille marquée par un viol et des séances photos dénudée sous l’objectif de son père, qui croise le chemin de Condé Montrose Nast, et devient mannequin à New York, modèle pour des photographes comme Edward Steichen et Arnold Genthe, et déjà à 22 ans la Une de « Vogue » et des grands Magazines de mode de l’époque, photographe après avoir débarqué à Paris en 1929 et rencontré Man Ray, figure incontournable du mouvement surréaliste de l'époque, - Ils vont tous deux, tour à tour professeur et élève, amants puis collaborateurs, vivent ensemble à Paris de 1929 à 1932 -, modèle de Picasso, correspondante de guerre pour Vogue pendant la Seconde Guerre mondiale,  photographiant une Europe dévastée, entrant à Dachau avec les troupes alliées, posant dans la baignoire d'Hitler, en passant par ses mariages peu conventionnels, Aziz Eloui Bey, un riche homme d'affaires égyptien, en 1934, Roland Penrose, l'un des introducteurs du surréalisme en Angleterre....

Gala (1894-1982) 

C’est au sanatorium de Clavadel qu’Éluard, atteint de tuberculose, fait la connaissance de cette jeune femme, Elena Ivanovna Diakonova, née en Russie qui allie à la sombre et inquiétante beauté l’intelligence et la culture. Très vite du reste elle deviendra l’égérie du groupe surréaliste. Il l'épousera en 1917 et lui vouera toute sa vie un attachement qui survivra aux conflits et aux ruptures. Puis Gala va rencontrer Max Ernst qui va devenir son amant. Éluard le sait. Le couple ne se prive pas des plaisirs de la vie. En 1929, Éluard et Gala rendent visite à un jeune peintre catalan, Salvador Dalí. Toujours prête à façonner ses hommes, Gala sait qu'avec Dalí elle tient une véritable pépite. Elle divorce d'Éluard et épouse Dalí civilement en 1932...



Nusch (1906-1946)

La seconde femme d’Éluard, Nusch, de son vrai nom Maria Benz, est aux antipodes de Gala. Man Ray, Picasso ou encore Dora Maar l’immortaliseront dans sa beauté lumineuse et fragile. Apparition bouleversante, comme l’avait été le 4 octobre 1926 la rencontre de Nadja pour André Breton. Nusch apparaît boulevard Haussmann, près du grand magasin Les Galeries Lafayette, vêtue d’une robe qui tombe jusqu’aux chevilles, chaussée de hauts talons et coiffée d’un chapeau surmonté d’un corbeau noir. Comme une actrice de théâtre. Éluard est alors avec René Char : « les deux amis poètes ont cette habitude d’arpenter les trottoirs des Grands boulevards : ils « accostent » les filles ». Nusch, chantée dans le recueil "La Vie immédiate" en 1932, épouse Eluard a lieu le 21 août 1934, les témoins sont René Char, amant occasionnel, et André Breton : débutent bien des années d'amours libres et partagés. C’est notamment avec Man Ray qu’Eluard et Nusch vont former un ménage à trois, aventure érotique et amoureuse retranscrite dans un ouvrage unique, "Facile" (1935), poèmes d’Eluard cohabitant avec les nus de Nusch réalisés par Man Ray... 


Tu te lèves l'eau se déplie

Tu te couches l'eau s'épanouit

Tu es l'eau détournée de ses abîmes

Tu es la terre qui prend racine

Et sur laquelle tout s'établit

Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits

Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l'arc-en-ciel

Tu es partout tu abolis toutes les routes

Tu sacrifies le temps

A l'éternelle jeunesse de la flamme exacte

Que voile la nature en la reproduisant

Femme tu mets au monde un corps toujours pareil

Le tien

Tu es la ressemblance.

 Écoute-toi parler tu parles pour les autres

Et si tu te réponds ce sont les autres qui t'entendent

Sous le soleil au haut du ciel qui te délivre de ton ombre

Tu prends la place de chacun et ta réalité est infinie

Multiple tes yeux divers et confondus

Fout fleurir les miroirs

Les couvrent de rosée de givre de pollen

Les miroirs spontanés où les aubes voyagent

Où les horizons s'associent

Le creux de ton corps cueille des avalanches

Car tu bois au soleil

Tu dissous le rythme majeur

 

Tu le redonnes au monde

Tu enveloppes l'homme

Toujours en train de rire

Mon petit feu charnel

Toujours prête à chanter

Ma double lèvre en flammes

Les chemins tendres que trace ton sang clair

Joignent les créatures

C'est de la mousse qui recouvre le désert

Sans que la nuit jamais puisse y laisser d'empreintes ni

d'ornières

Belle à dormir partout à rêver rencontrée à chaque

instant d'air pur

Aussi bien sur la terre que parmi les fruits des bras des

jambes de la tête

Belle à désirs renouvelés tout est nouveau tout est futur

Mains qui s'étreignent ne pèsent rien

Entre des yeux qui se regardent la lumière déborde

L'écho le plus lointain rebondit entre nous

Tranquille sève nue

Nous passons à travers nos semblables

Sans nous perdre

Sur cette place absurde tu n'es pas plus seule

Qu'une feuille dans un arbre qu'un oiseau dans les airs

Qu'un trésor délivré

......

 


A la même époque, Nusch, "compagne d'écrivain", posera pour Dora Maar et Picasso. Pour Dora Maar ("Les années vous guettent") qui, avant d’être la célèbre muse de Picasso, s'émancipe par la photographie et le photomontage («Silence», «Le Simulateur», 1935/36); pour Picasso, qui réalisera pas moins de 17 portraits de la jeune femme à partir de 1936.

Mais en 1946, Nusch meurt d’une attaque cérébrale. Eluard reviendra sur les dix-sept années de cette vie commune passée avec Nusch et si brutalement interrompue dans un recueil de 1947, "Le temps déborde", et dans le poème le plus connu, "Notre Vie", fait sienne la mort de sa compagne ...

Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie

Aurore d'une ville un beau matin de mai

Sur laquelle la terre a refermé son poing

Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires

Et la mort entre en moi comme dans un moulin

Notre vie disais-tu si contente de vivre

Et de donner la vie à ce que nous aimions

Mais la mort a rompu l'équilibre du temps

 

 

La mort qui vient la mort qui va la mort vécue

La mort visible boit et mange à mes dépens

Morte visible Nusch invisible et plus dure

Que la faim et la soif à mon corps épuisé

Masque de neige sur la terre et sous la terre

Source des larmes dans la nuit masque d'aveugle

Mon passé se dissout je fais place au silence