Ernst Cassirer (1874-1945), "Philosophie des formes symboliques" (Philosophie der symbolischen Formen, 1923-1929) - .....

Last Update: 11/11/2016 


L'école de Marburg - Ernst Cassirer (1874-1945), Hermann Cohen (1842-1918), Paul Natorp (1854-1924), l'œuvre de Cassirer n'est pas dissociable du creuset intellectuel où elle a pris sa source, l'École néo-kantienne dite de Marbourg, Hermann Cohen et Paul Natorp furent ses maîtres. Qu'énoncent-ils, notamment que s'est élaboré dans la conscience moderne un nouveau concept de "connaissance", un nouveau concept qui considère désormais la connaissance  comme une activité qui est à elle-même son propre contenu. Et derrière cela, étudier la Connaissance, c'est au fond étudier l'histoire de la naissance, du développement et de la maturité du rationalisme moderne...

Le philosophe Ernst Cassirer poursuit donc l'investigation néo-kantienne de mécanisme conceptuel et symbolique grâce auquel l'esprit humain s'efforce de comprendre le monde : selon lui, la conscience moderne jaillit de la matrice du mythe préhistorique et de la métaphysique médiévale, ses formes symboliques sont issues du donné brut des rites et des gestes.

C'est ainsi que les fonctions logiques se dégageraient du matériel naturel et se libèreraient peu à peu de l`invasion sensorielle, permettant ainsi l'auto-libération de la conscience. Les "formes symboliques" sont donc les états progressifs de l`apparition de la conscience. Cette apparition, cette émergence graduelle, on peut en suivre les progrès dans l'évolution qui, de la pensée métaphysique, conduit à la science moderne. Et c'est cette étude que le philosophe va entreprendre dans les trois volumes de son Problème de la connaissance. Mais cette même émergence peut être mise en évidence tout autant par le développement progressif de la matière brute et de la production de la conscience en activité : tel est alors le but d'une autre somme, "La Philosophie des formes symboliques", qui met l'accent non tellement sur l`esprit créateur que sur la forme créée par l'esprit et qui,  comme un miroir, reflète celui-ci.

La "Philosophie des formes symboliques" est donc une philosophie de la création. La forme symbolique ne doit pas être en effet confondue avec la matière première de la création, ni avec la source de l`acte créateur, mais elle représente le processus même de la création. Cassirer souligne que sa philosophie n'est pas une métaphysique (tournée vers l`Être), ni une psychologie (intéressée par la conscience elle-même), ni la pure conscience ni l`Être pur n'intéressent sa philosophie. Toute donnée immédiate est déjà un complexe "matériel - spirituel",  c'est un "creatum", le germe d'une forme symbolique. 

Et si Cassirer ne se penche ni sur l'Etre pur ni sur la conscience pure, c`est que pour lui, il n'y a en fait ni Être pur, ni conscience pure, ni donnée pure. Le monde des formes symboliques est le monde de la vie, et la philosophie des formes symboliques, qui culmine dans le langage mathématique, est une philosophie essentiellement optimiste qui poursuit la libération de l`homme par lui-même, à travers le symbolisme. Elle poursuit dans le même temps une finalité ultime, l`union de tous les êtres humains. Le retour au monde des signes constitue l`étape préparatoire de ce départ décisif qui lancera l`esprit à la conquête du monde qui lui est propre : le monde de l`idée. ll nous faut vivre par les symboles ou mourir dans la chair....

 

Ernst Cassirer (1874-1945) 

Né à Breslau, contraint à l'exil après la prise du pouvoir en Allemagne par Hitler en 1933 (Oxford, Göteborg, New-York), le philosophe Ernst Cassirer ne semble aujourd'hui subsister que par ses grands ouvrages d'histoire de la philosophie ("Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance", 1927, "Die Philosophie der Aufklärung", 1932, Kants Leben und Lehre, ). Et s'il reste d'usage de l'associer aux néo-kantismes des années 1870-1920 ou à l'école de Marburg, fondée par Hermann Cohen, - et dont Cassirer suit l'enseignement en 1896 -, et Paul Natorp, son oeuvre, considérable,  tente de formaliser une nouvelle approche de notre prise de conscience de notre humanité, une philosophie de la culture et des formes symboliques. Ernst Cassirer apparaît à l'origine comme un commentateur de l'œuvre de Kant, un commentateur d'une érudition incomparable et d'une curiosité insatiable dans un contexte culturel qui n'est plus celui de Kant et du XVIIIe siècle ou du XIXe pensé par Hegel. Les sciences sociales, les mathématiques, la physique ont envahi le champ de la connaissance (Zur Einsteinschen Relativitätstheorie. Erkenntnistheoretische Betrachtungen, 1921). 

Cassirer publie à Berlin, en 1905 les deux premiers volumes du "Problème de la connaissance dans la philosophie et la science du temps présent" (Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, 1906-1907). En historiographe de la philosophie et adepte du criticisme kantien, Cassirer pense que nos concepts de la nature et de la réalité ne sont rien de plus que le résultat d’un idéal de connaissance : après avoir déterminé qui de Descartes ou de Nicolas de Cues est à la source de notre philosophie moderne, Cassirer explore une époque culturelle, celle de la Renaissance italienne, - époque privilégiée du développement de la philosophie conjointement à celui des sciences de la nature -, pour tenter de reconstruire "l’idéal, moteur de connaissance dominant à partir du mouvement de l’ensemble d’une époque donnée". Cassirer peut en conclure que ce qui semble «donné» est en réalité le résultat d’une activité spirituelle, mais cette conclusion reste confinée à la connaissance théorique. En continuateur de Kant et de sa théorie de la connaissance , Cassirer pose qu'aucune signification ne peut être trouvée dans un objet sans faire référence aux relations symboliques de base  que sont l'espace, le temps, le nombre, la causalité, autant de notions  qui structurent notre connaissance objective. Si Nicolas de Cues apparaît ainsi comme le premier théoricien de la connaissance, il n'est pas encore le fondateur d’une nouvelle culture au sens de la Philosophie des formes symboliques à venir...

 

LE PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE DANS LA PHILQSOPHIE ET LES SCIENCES DE L'EPOQUE MODERNE (Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, 1906-1940).

Les deux premiers tomes furent réédités d'une manière définitive en 1911, le troisième en 1920, et le quatrième tome en traduction anglaise en 1950, sous le titre, "The Problem of Knowledge, Philosophy, Science and History since Hegel" (New Haven, Yale University Press). La première partie, qui va de Nicolas de Cuse à Bayle, nous conduit de la naissance à une crise de développement. L'analyse patiente grâce à laquelle Cassirer décèle, dans la pensée de la Renaissance, les premiers symptômes de l`éveil du nouveau rationalisme,  nous montre l'originalité des idées de Nicolas de Cuse sur la fonction de la pensée, sur la pensée mathématique, sur la docte ignorance et la conjecture. Marsile Ficin, Pomponnazzi, Pic de La Mirandole et beaucoup d'autres sont étudiés avec la même finesse. L'éveil de la conscience critique se révèle également dans la découverte du concept de nature (Agrippa de Nettesheim, Paracelse), dans la rencontre de la métaphysique avec le système copernicien (Giordano Bruno), enfin dans la naissance des sciences exactes (Léonard de Vinci, Kepler, Galilée). Descartes fonde la philosophie moderne en posant avec clarté le problème de la valeur et des limites de notre connaissance, bien qu`il échoue finalement en se heurtant au problème de la substance absolue. Toute la tendance de

la science moderne ne sera-t-elle pas de substituer, au concept de la substance, le concept de fonction. La fin de la philosophie cartésienne est représentée pour Cassirer par le scepticisme de Bayle. 

Le deuxième tome est consacré à Kant et à la préparation du kantisme, d`abord l'empirisme (Bacon, Gassendi, Hobbes) en face du rationalisme de Spinoza et Leíbniz : puis l`apparition de la problématique du kantisme : les difficultés de l`empirisme de Locke, Berkeley, Hume d'une part, d`autre part l'élaboration des concepts de temps et d'espace dans la physique de Newton, dans la théologie de More, de Clarke, enfin les antinomies de l'infini chez Maupertuis et Ploucquet. Cassirer étudie d'une manière extrêmement approfondie toute l`évolution de la pensée kantienne. 

Le troisième tome étudie la pensée post-kantienne : Jacobi, Reinhold, Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer, Fries, une suite d`études individuelles au cours de laquelle Cassirer ne peut, comme dans les deux premiers tomes, montrer la marche de la pensée moderne vers la conscience critique à travers les progrès des sciences et les tâtonnements du rationalisme.

Le quatrième tome vient affronter la transformation du rationalisme au contact de la science moderne. L`introduction du livre est extrêmement importante : que devient le concept de connaissance en face de la science moderne, en face de la spécialisation et de la diversité des méthodes? La réponse de Cassirer est de reconnaître la complexité croissante de la notion de connaissance. Une première partie est consacrée aux sciences exactes (les géométries non euclidiennes, les rapports de l`expérience et de la pensée en géométrie, le concept de nombre; les buts et les méthodes de la physique théorique) : Cassirer montre le caractère abstrait et symbolique de la physique moderne. Une deuxième partie se penche sur la transformation de l'idéal de la connaissance en biologie : on assiste alors à une histoire de la biologie de Goethe à Loeb et Driesch, en passant par Darwin, et un examen de conscience de la biologie sur sa propre nature comme science. Enfin, la troisième partie s'attache aux tendances et formes fondamentales de la connaissance historique. Cassirer passe en revue les principaux historiens du XIXe siècle jusqu'à Fustel de Coulanges. ...

 

Cassirer va prolonger la méthode kantienne à travers, d'une part,  l'analyse des concepts et des principes mis en œuvre dans les sciences exactes (Substance et fonction, Substanzbegriff und Funktionsbegriff: Untersuchungen über die Grundfragen der Erkenntniskritik, 1910), et d'autre part en explorant la conception de l'individualité qui semble organiser les débuts de la science en Allemagne,la quête d'un accomplissement spirituel qui s'empare de l'esthétique et de l'historique  (Freiheit und Form, 1916). La notion de "culture" prend corps, elle n'est pas substance mais fonction, elle n'est pas dans les objets mais dans des "formes" qui donnent sens, et que l'on atteint en s'interrogeant sur les conditions de leur possibilité.

On retrouve ainsi la fameuse méthode transcendantale de la connaissance qui ne s'enracine pas dans une analyse des objets mais dans le processus d'objectivation, le processus remonte vers l’origine de cette singulière activité synthétique que rend possible la mise en forme...

Progressivement Cassirer va rechercher les conditions de possibilité de la culture et du savoir porté par la culture, en intégrant dans sa démarche le langage dans son ensemble, les images primitives du monde, les mythes, les symboles et les religions, l'art.  Et c'est à Wilhelm von Humboldt (1767-1835), l'auteur de l'extraordinaire "Sur la différence de construction du langage dans l'humanité et l'influence qu'elle exerce sur le développement de l'espèce humaine" (Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, 1836), que Cassirer va emprunter l’importance paradigmatique du langage, qui donnera sa structure aux formes symboliques :  "L’homme ne se borne pas à penser et à concevoir le monde par l’intermédiaire de la langue ; mais c’est déjà la façon dont il voit intuitivement et dont il vit dans cette intuition que cet élément médiateur conditionne son appréhension d’une réalité objective..". 

C'est alors qu'il est titulaire de la chaire de philosophie à l’université de Hambourg, que Cassirer publie son oeuvre majeure, élargir la philosophie transcendantale de Kant à la vie de l'esprit. La "Philosophie des formes symboliques" (Philosophie der symbolischen Formen, 1923-1929) entend montrer  qu'aucune signification du monde ne peut être déchiffrée en un objet hors d'un contexte culturel où il est appréhendé, que la notion de symbole recouvre la totalité des phénomènes qui, sous quelque forme que ce soit, manifestent un sens au sein du sensible. Kant considérait les mathématiques et la physique newtonienne comme immuables, et si Cassirer intègre dans sa réflexion tant la possibilité d’une géométrie non-euclidienne et d’une physique post-newtonienne, que celle d'une pluralité historique et de la diversité des langues, il en reste à l'idée d'une force originairement formatrice, structurée en "catégories", un "esprit" qui institue et organise dynamiquement la culture...

C'est aux Etats-Unis qu'il publiera "An Essay on Man" (1944), portant sur la signification d'une anthropologie philosophique, puis "The Myth of the State" (1946), soulevant le problème de l'émergence du totalitarisme en Europe.... 

 

"La Philosophie des formes symboliques" (Philosophie der symbolischen Formen, 1923-1929)

L'homme est fondamentalement engagé dans la construction d'un univers humain, de part en part, notre conscience est constitutive d'univers ou "formes culturelles", de modes d'expériences symboliques telles qu'intuitions mythiques ou religieuses, expression linguistique, conceptualisation scientifique, le "réel" est intégralement redistribué en formes symboliques circonstanciées.