Paul Eluard (1895-1952), "Capitale de la douleur" (1926), "La Vie immédiate" (1932) - André Breton (1896-1966), "Clair de terre" (1923), "Nadja" (1928), "L'Amour fou" (1937), "Les Champs magnétiques" (1920) avec Philippe Soupault (1897-1990), "Westwego", 1922) - Louis Aragon (1897-1982), "Le Mouvement perpétuel" (1920-1924), "Le Paysan de Paris" (1926), "La Grande Gaîté" (1929), "Les Yeux d'Elsa" (1942) - Elsa Triolet (1896-1970) - Robert Desnos (1900-1945), "C'est les bottes de sept lieux cette phrase: je me vois" (1926) - René Crevel (1900-1935), "Mon corps et moi" (1925) - ...
Last Update: 11/11/2016
Paul Eluard (1895-1952)
"Là où il n'y a pas de toi, il n'y a pas de moi". Eugène Grindel, dit Paul Eluard, n'a d'existence que par les muses qui l'inspirent. La femme
aimée rompt son extrême sentiment de solitude, la banalité de sa vie et des mots qui l'expriment. C'est de femme en femme qu'il parvient à renaître à la vie, à regagner l'humanité, à se
réapproprier un corps, une existence, la chair des mots. La première fut Gala, qui le quitte pour Dali, la seconde, Maria Benz (Nusch), qui meurt prématurément, puis Dominique, de 19 ans sa
cadette, trois ans après la mort de Nusch.
Sa santé fragile l'obligera à arrêter ses études à l'âge de dix-sept ans, et le tiendra à l'écart du front durant la guerre. Il rencontre Helena Diakonova,
surnommée Gala, au cours d'un séjour dans un sanatorium, et l'épouse en 1917. Après la guerre, il fait la connaissance d'André Breton, de Louis Aragon, et de Tristan Tzara, et participe bientôt
au mouvement dada, puis au surréalisme. Il adhère au parti communiste de 1924 à 1933. Durant cette période, il compose plusieurs recueils, dont "Capitale de la douleur" en 1926, et "L'Amour, la
poésie" en 1929. Il vouera à Gala un attachement qui survivra aux conflits et aux ruptures.
En 1930, il se sépare de Gala, et épouse quatre ans plus tard Maria Benz, surnommée Nusch. Il écrit "La Vie immédiate" en 1932, et rompt bientôt avec le
surréalisme. Il compose désormais des poèmes dégagés de l'influence surréaliste : "Les Yeux fertiles" (1936), ou "Donner à voir" (1939). Ses convictions politiques lui font prendre vigoureusement
parti en faveur des Républicains dès le début de la guerre civile espagnole. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il entre dans la Résistance, se réinscrit au parti communiste, publie "Poésie et
Vérité 42" (1942), "Au rendez-vous allemand" (1944), contenant le poème "Liberté" (qui sera parachuté en 1942 à des milliers d’exemplaires par des avions britanniques de la Royal Air Force au
dessus du sol français), et, après la Libération, continue à militer. Mais Nusch meurt, et Éluard, profondément bouleversé, lui consacre un recueil, "Le temps déborde", qu'il publie sous le
pseudonyme de Didier Desroches en 1947.
Dominique Eluard, journaliste, sera la dernière compagne d'Eluard, de son vrai nom Odette Lemort, (1914-12 juin 2000. ) avait 19 ans de moins qu'Eluard et
35 ans lors de sa rencontre au Mexique. C'est une renaissance qu'il salue dans son recueil le Phénix (1951).
Pour le poète Paul Eluard, le surréalisme est bien une activité de la pensée qui nous mène sur le chemin de la création en étendant l'expérience humaine :
"L'hallucination, la candeur, la fureur, la mémoire, ce Protée lunatique, les vieilles histoires, la table et l'encrier, les paysages inconnus, la nuit tournée, les souvenirs inopinés, les prophéties de la passion, les conflagrations d'idées, de sentiments, d'objets, la nudité aveugle, les entreprises systématiques à des fins inutiles devenant de première utilité, le dérèglement de la logique jusqu'à l'absurde, l'usage de l'absurde jusqu'à l'indomptable raison, c'est cela - et non l'assemblage plus ou moins savant, plus ou moins heureux des voyelles, des consonnes, des syllabes, des mots - qui contribue à l'harmonie d'un poème. Il faut parler une pensée musicale qui n'ait que faire des tambours, des violons, des rythmes et des rimes du terrible concert pour oreilles d'âne.
J'ai connu une chanteuse qui louchait et une muette dont les yeux disaient "je t'aime" dans toutes les langues connues, et dans quelques autres qu'elle avait inventées.
Je n'invente pas les mots. Mais j'invente des objets, des êtres, des événements et mes sens sont capables de les percevoir. Je me crée des sentiments. J'en souffre ou j'en suis heureux. L'indifférence peut les suivre. J'en ai le souvenir. Il m'arrive de les prévoir. S'il me fallait douter de cette réalité, plus rien ne me serait sûr, ni la vie, ni l'amour, ni la mort. Tout me deviendrait étranger. Ma raison se refuse à nier le témoignage de mes sens. L'objet de mes désirs est toujours réel, sensible. On ne prend pas le récit d'un rêve pour un poème. Tous deux réalité vivante, mais le premier est souvenir, tout de suite usé, transformé, une aventure, et du deuxième rien ne se perd, ni ne change. Le poème désensibilise l'univers au seul profit des facultés humaines, permet à l'homme de voir autrement, d'autres choses. Son ancienne vision est morte, ou fausse. Il découvre un nouveau monde, il devient un nouvel homme.
On a pu penser que l'écriture automatique rendait les poèmes inutiles. Non : elle augmente, développe seulement le champ de l'examen de conscience poétique, en l'enrichissant. Si la conscience est parfaite, les éléments que l'écriture automatique extrait du monde intérieur et les éléments du monde extérieur s'équilibrent. Réduits alors à égalité, ils s'entremêlent, se confondent pour former l'unité poétique..." (P.Eluard, Donner à voir, 1939)
LA COURBE DE TES YEUX
Capitale de la douleur, 1926
La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,
Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.
L'amoureuse
Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire
LA MORT, L'AMOUR, LA VIE
J’ai cru pouvoir briser la profondeur de l’immensité
Par mon chagrin tout nu sans contact sans écho
Je me suis étendu dans ma prison aux portes vierges
Comme un mort raisonnable qui a su mourir
Un mort non couronné sinon de son néant
Je me suis étendu sur les vagues absurdes
Du poison absorbé par amour de la cendre
La solitude m’a semblé plus vive que le sang
Je voulais désunir la vie
Je voulais partager la mort avec la mort
Rendre mon cœur au vide et le vide à la vie
Tout effacer qu’il n’y ait rien ni vire ni buée
Ni rien devant ni rien derrière rien entier
J’avais éliminé le glaçon des mains jointes
J’avais éliminé l’hivernale ossature
Du voeu de vivre qui s’annule
Tu es venue le feu s'est alors ranimé
L'ombre a cédé le froid d'en bas s'est étoilé
Et la terre s'est recouverte
De ta chair claire et je me suis senti léger
Tu es venue la solitude était vaincue
J'avais un guide sur la terre je savais
Me diriger je me savais démesuré
J'avançais je gagnais de l'espace et du temps
J'allais vers toi j'allais sans fin vers la lumière
La vie avait un corps l'espoir tendait sa voile
Le sommeil ruisselait de rêves et la nuit
Promettait à l'aurore des regards confiants
Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard
Ta bouche était mouillée des premières rosées
Le repos ébloui remplaçait la fatigue
Et j'adorais l'amour comme à mes premiers jours.
Les champs sont labourés les usines rayonnent
Et le blé fait son nid dans une houle énorme
La moisson la vendange ont des témoins sans nombre
Rien n’est simple ni singulier
La mer est dans les yeux du ciel ou de la nuit
La forêt donne aux arbres la sécurité
Et les murs des maisons ont une peau commune
Et les routes toujours se croisent.
Les hommes sont faits pour s’entendre
Pour se comprendre pour s’aimer
Ont des enfants qui deviendront pères des hommes
Ont des enfants sans feu ni lieu
Qui réinventeront les hommes
Et la nature et leur patrie
Celle de tous les hommes
Celle de tous les temps.
JE T'AIME
Derniers poèmes d'amour
Je t'aime pour toutes les femmes
Que je n'ai pas connues
Je t'aime pour tout le temps
Où je n'ai pas vécu
Pour l'odeur du grand large
Et l'odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond
Pour les premières fleurs
Pour les animaux purs
Que l'homme n'effraie pas
Je t'aime pour aimer
Je t'aime pour toutes les femmes
Que je n'aime pas
Qui me reflète sinon toi-même
Je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien
Qu'une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd'hui
Il y a eu toutes ces morts
Que j'ai franchies
Sur de la paille
Je n'ai pas pu percer
Le mur de mon miroir
Il m'a fallu apprendre
Mot par mot la vie
Comme on oublie
Je t'aime pour ta sagesse
Qui n'est pas la mienne
Pour la santé je t'aime
Contre tout ce qui n'est qu'illusion
Pour ce cœur immortel
Que je ne détiens pas
Que tu crois être le doute
Et tu n'es que raison
Tu es le grand soleil
Qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi
Quand je suis sûr de moi
Tu es le grand soleil
Qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi
Quand je suis sûr de moi
Toutes les choses au hasard
Tous les mots dits sans y penser
Et qui sont pris comme ils sont dits
Et nul n'y perd et nul n'y gagne
Les sentiments à la dérive
Et l'effort le plus quotidien
Le vague souvenir des songes
L'avenir en butte à demain
Les mots coincés dans un enfer
De roues usées de lignes mortes
Les choses grises et semblables
Les hommes tournant dans le vent
Muscles voyants squelette intime
Et la vapeur des sentiments
Le cœur réglé comme un cercueil
Les espoirs réduits à néant
Tu es venue l'après-midi crevait la terre
Et la terre et les hommes ont changé de sens
Et je me suis trouvé réglé comme un aimant
Réglé comme une vigne
A l'infini notre chemin le but des autres
Des abeilles volaient futures de leur miel
Et j'ai multiplié mes désirs de lumière
Pour en comprendre la raison
Tu es venue j'étais très triste j'ai dit oui
C'est à partir de toi que j'ai dit oui au monde
Petite fille je t'aimais comme un garçon
Ne peut aimer que son enfance
Avec la force d'un passé très loin très pur
Avec le feu d'une chanson sans fausse note
La pierre intacte et le courant furtif du sang
Dans la gorge et les lèvres
Tu es venue le vœu de vivre avait un corps
Il creusait la nuit lourde il caressait les ombres
Pour dissoudre leur boue et fondre leurs glaçons
Comme un œil qui voit clair
L'herbe fine figeait le vol des hirondelles
Et l'automne pesait dans le sac des ténèbres
Tu es venue les rives libéraient le fleuve
Pour le mener jusqu'à la mer
Tu es venue plus haute au fond de ma douleur
Que l'arbre séparé de la forêt sans air
Et le cri du chagrin du doute s'est brisé
Devant le jour de notre amour
Gloire l'ombre et la honte ont cédé au soleil
Le poids s'est allégé le fardeau s'est fait rire
Gloire le souterrain est devenu sommet
La misère s'est effacée
La place d'habitude où je m'abêtissais
Le couloir sans réveil l'impasse et la fatigue
Se sont mis à briller d'un feu battant des mains
L'éternité s'est dépliée
LA TERRE EST BLEUE
Capitale de la douleur, 1926
La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s'entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d'alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d'indulgence
À la croire toute nue.
Les guêpes fleurissent vert
L'aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.
Oeil de sourd
Faites mon portait.
Il se modifiera pour remplir tous les vides.
Faites mon portrait sans bruit, seul le silence,
A moins que - s'il - sauf - excepté -
Je ne vous entends pas.
Il s'agit, il ne s'agit plus.
Je voudrais ressembler -
Fâcheuse coïncidence, entre autres grandes affaires.
Sans fatigue, têtes nouées
Aux mains de mon activité.
AMOUREUSES
La Vie immédiate (1932)
Elles ont les épaules hautes
Et l'air malin
Ou bien des mines qui déroutent
La confiance est dans la poitrine
À la hauteur où l'aube de leurs seins se lève
Pour dévêtir la nuit
Des yeux à casser des cailloux
Des sourires sans y penser
Pour chaque rêve
Des rafales de cris de neige
Et des ombres déracinées.
Il faut les croire sur baiser
Et sur parole et sur regard
Et ne baiser que leurs baisers
Je ne montre que ton visage
Les grands orages de ta gorge
Tout ce que je connais et tout ce que j'ignore
Mon amour ton amour ton amour ton amour.
Les Champs magnétiques
André Breton (1896-1966) & Philippe Soupault (1897-1990)
André Breton et Philippe Soupault publient en mai 1920 "Les Champs magnétiques", recueil de textes en prose considéré par les auteurs eux-mêmes comme
premier ouvrage surréaliste et première application systématique de l'écriture automatique. "On revenait de guerre, explique Breton, mais ce dont on ne revenait pas, c'est de ce qu'on
appelait alors le bourrage de crânes qui, d'êtres ne demandant qu'à vivre et à s'entendre avec leurs semblables, avait fait durant quatre années, des êtres hagards et forcenés, non seulement
corvéables mais pouvant être décimés à merci." Breton avait été brancardier au front Breton et affecté au Centre de neurologie à Saint-Dizier. En contact direct avec la folie, il
découvre la "psyschoanalyse" de Freud, puis, de retour à Paris, en 1917, rencontre Philippe Soupault qui lui fait découvrir Les Chants de Maldoror de Lautréamont. Folie, demi-sommeil, crise
intérieure, émotions semblent produire un langage comportant des éléments des éléments d'emblée poétique. "Tout occupé que j'étais encore de Freud à cette époque et familiarisé avec ses méthodes
d'examen que j'avais eu quelque peu l'occasion de pratiquer sur des malades pendant la guerre, je résolus d'obtenir de moi ce qu'on cherche à obtenir d'eux, soit un monologue de débit aussi
rapide que possible, sur lequel l'esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s'embarrasse, par suite, d'aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible, la
pensée parlée [...] C'est dans ces dispositions que Philippe Soupault, à qui j'avais fait part de ces premières conclusions, et moi, nous entreprîmes de noircir du papier avec un louable
mépris de ce qui pourrait s'ensuivre littérairement..." (Breton, Manifeste du surréalisme) L’écriture automatique qu’ils expérimentent donne naissance à des images plutôt qu’à des énoncés
logiques. C’est une parole poétique et libre qui met en lumière la part inconsciente, sans contrôle exercé par la raison, et sans préoccupation de valeurs esthétiques et
morales.
« Un soir donc, avant de m'endormir, je perçus, nettement articulée au point qu'il était impossible d'y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l'aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre. J'en pris rapidement notion et me disposais à passer outre quand son caractère organique me retint. En vérité cette phrase m'étonnait; je ne l'ai malheureusement pas retenue jusqu'à ce jour, c'était quelque chose comme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », mais elle ne pouvait souffrir d'équivoque, accompagnée qu'elle était de la faible représentation visuelle d'un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l'axe de son corps. A n'en pas douter il s'agissait du simple redressement dans l'espace d'un homme qui se tient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant suivi le déplacement de l'homme, je me rendis compte que j'avais affaire à une image d'un type assez rare et je n'eus vite d'autre idée que de l'incorporer à mon matériel de construction poétique. Je ne lui eus pas plus tôt accordé ce crédit que d'ailleurs elle fit place à une succession à peine intermittente de phrases qui ne me surprirent guère moins et me laissèrent sous l'impression d'une gratuité, telle que l'empire que j'avais pris jusque-là sur moi-même me parut illusoire et que je ne songeai plus qu'à mettre fin à l'interminable querelle qui a lieu en moi. »
Philippe Soupault (1897-1990)
Un bourgeois rêveur et mélancolique - Fils de famille en révolte contre sa classe, il connaît la guerre. De l'hôpital, il adresse un poème à
Apollinaire, qui le publie et lui fait rencontrer Breton. Avec ce dernier et Aragon, « Philippe Dada », vu aussi comme un dilettante, participe à la création de la revue Littérature (1919), à
l'origine directe du surréalisme. En collaboration avec Breton, il y fait paraître les Champs magnétiques. Il publie des recueils poétiques (Aquarium, 1917 ; Rose des vents, 1920 ; Westwego,
1922, le plus célèbre de ses recueils) et des romans ("les Dernières Nuits de Paris" (1928). Il quitte le mouvement surréaliste vers 1928. Il voyage alors et entreprend une série de grands
reportages pour des journaux en Europe (1925-1928), aux États-Unis (1929), en Russie (1930), en Allemagne et en Italie (1931-1935). En 1938, il fonde Radio-Tunis. Pendant la guerre, il renouvelle
le genre de l'ode, dédié aux capitales de l'Europe (Odes, 1945). À son retour en France, il rédige le Journal d'un fantôme (1946), relatant ses impressions à la Libération, collabore à la radio
et reprend son activité de journaliste.
"Les nuits de Paris ont ces odeurs fortes
que laissent les regrets et les maux de tête
et je savais qu'il était tard
et que la nuit
La nuit de Paris allait finir
comme les jours de fêtes
tout était bien rangé
et personne ne disait mot
j'attendais les trois coups
le soleil se lève comme une fleur
qu'on appelle je crois pissenlit
les grandes végétations mécaniques
qui n'attendaient que les encouragements
grimpent et cheminent
fidèlement
on ne sait plus s'il faut les comparer
au lierre
ou aux sauterelles
la fatigue s'est-elle envolée..."
(Westwego)
"Toutes les villes du monde
oasis de nos ennuis morts de faim
offrent des boissons fraîches
aux mémoires des solitaires et des maniaques
et des sédentaires
Villes des continents
vous êtes des drapeaux
des étoiles tombées sur la terre
sans très bien savoir pourquoi
et les maîtresses des poètes de maintenant
Il fait chaud et c'est aujourd'hui dimanche
il fait triste
le fleuve est très malheureux
et les habitants sont restés chez eux
Je me promène près de la Tamise
une seule barque glisse pour atteindre le ciel
le ciel immobile
parce que c'est dimanche..."
André Breton (1896-1966)
La découverte de la poésie, vers sa quinzième année, vient l'arracher à la monotonie de ses années de jeunesse. Il fait des études de médecine et, à l'occasion d'un travail dans un service neuropsychiatrique, découvre la psychanalyse. Il rencontre, à la même époque, Jacques Vaché, qui le marque par sa liberté de pensée, mais également Apollinaire, Philippe Soupault, Louis Aragon, Pierre Reverdy et Paul Éluard. Il suit tout d'abord le mouvement dada animé par Tristan Tzara, mais récuse bientôt ses vues nihilistes et fonde un mouvement radicalement révolutionnaire et novateur : le surréalisme. Il publie les premiers textes qui illustrent sa conception de la poésie : "Le Mont de Piété" en 1919 puis, en collaboration avec Soupault, "Les Champs magnétiques" l'année suivante. Après la parution d'un nouveau recueil, "Clair de Terre" en 1923, Breton établit le programme du mouvement en publiant le "Premier Manifeste du surréalisme" en 1924, qui sera suivi d'un second en 1930. De nouveaux artistes, dont Francis Picabia, Marx Ernst, Benjamin Péret et René Crevel, se rallient autour de Breton. Il multiplie alors les publications, parmi lesquelles "Nadja" (1928) est sans doute la plus marquante. Breton adhère au parti communiste et participe activement à l'Association des écrivains et des artistes révolutionnaires. Mais, refusant de voir la doctrine marxiste prendre le pas sur ses recherches, il quitte le parti en 1935. C'est également durant cette période que le mouvement implose : Breton rompt avec Aragon, puis Éluard. Durant ces années, il publie plusieurs écrits, dont "Position politique du surréalisme" en 1935, et "L'Amour fou" en 1937. En 1941, il quitte la France pour les États-Unis, et ne revient qu'après la guerre.
L'action de Breton s'exerce avant tout dans le sens d'une révolution totale qui ne veut épargner ni la famille, ni la patrie, ni la religion. Cette volonté de destruction met en cause l'image même que l'homme se fait de l'univers. Breton prétend conquérir l'irrationnel mais non pas s'y abandonner. Il veut découvrir "la vie passive de l'intelligence". Il entend exprimer cette discontinuité mentale que la composition rhétorique ne peut encadrer, en recourant à des images neuves, à des associations inédites. Il a reconnu "l'absence de frontière entre la folie et la non-folie" et affirmé que "rien n'est impossible". Le rêve, l'écriture automatique, le délire, l'humour noir, "révolte supérieure de l'esprit" sont à la fois explorations, et expériences. Quel moyen pour reconstruire ce monde? l'étreinte poétique, comme l'étreinte de la chair, empêche toute échappée sur la misère du monde. "Un soir que je parlais plus que de coutume, un grand papillon entra : pris d'une terreur indicible à pointe d'émerveillement, comme je lui opposais les grands gestes désordonnés que je croyais appelés à le faire fuir, il se posa sur mes lèvres.." (Au lavoir noir, 1926).
1923 – "Clair de terre"
Clair de terre se compose de récits de rêves (« Cinq Rêves »), de jeux de collages dadaïstes (« Pièce fausse », « PSTT »), de textes en
prose relevant de l’écriture automatique (« Les Reptiles cambrioleurs », « Amour parcheminé », « Cartes sur les dunes », « Épervier incassable », « Rendez-Vous », « Privé » – ces deux derniers
étant absents de l’anthologie de 1966), et de poèmes en vers libres.
L'aigrette
"Si seulement il faisait du soleil cette nuit
Si dans le fond de l’Opéra deux seins miroitants et clairs
Composaient pour le mot amour la plus merveilleuse lettrine vivante
Si le pavé de bois s’entrouvrait sur la cime des montagnes
Si l’hermine regardait d’un air suppliant
Le prêtre à bandeaux rouges
Qui revient du bagne en comptant les voitures fermées
Si l'écho luxueux des rivières que je tourmente
Ne jetait que mon corps aux herbes de Paris
Que ne grêle-t-il à l'intérieur des magasins de bijouterie
Au moins le printemps ne me ferait plus peur
Si seulement j'étais une racine de l'arbre du ciel
Enfin le bien dans la canne à sucre de l'air
Si l'on faisait la courte échelle aux femmes
Que vois-tu belle silencieuse
Sous l'arc de triomphe du Carrousel
Si le plaisir dirigeait sous l'aspect d'une passante éternelle
Les Chambres n'étant plus sillonnées que l'oeillade violette des promenoirs
Que ne donnerais-je pour qu'un bras de la Seine se glissât sous le Matin
Qui est de toute façon perdu
Je ne suis pas résigné non plus aux salles caressantes
Où sonne le téléphone des amendes du soir.."
1928 – "Nadja"
Une après-midi d'octobre 1926, André Breton rencontre du côté de Notre-Dame-de-Lorette une jeune femme mystérieuse et va nouer une relation d'une
dizaine de jours avec elle. Le personnage de Nadja est en fait celui de Léona Delcourt, née en 1902 et morte dans un asile psychiatrique en 1941, qui
vivote misérablement et fait à l'occasion commerce de ses charmes. Pendant ces quelques jours, Breton l'écoute, la contemple, fasciné par celle qui se voit comme «l'âme errante», note ses
faits et mots, ses prémonitions. Il découvre en elle cette sensibilité et cette étrangeté que le
surréalisme cherche à restituer. Le merveilleux, les hasards et les coïncidences extraordinaires, sont autant de manifestations qui, à la surface du monde réel et rationnel, nous font entrevoir
l'existence d'une autre réalité, plus profonde et plus vraie...
"Nous tournons par la rue de Seine, Nadja résistant à aller plus loin en ligne droite. Elle est à nouveau très distraite et me dit de suivre sur le ciel un éclair que trace lentement une main. "Toujours cette main." Elle me la montre réellement sur une affiche, un peu au-delà de la librairie Dorbon. Il y a bien là, très au-dessus de nous, une main rouge à l'index pointé, vantant je ne sais quoi. Il faut absolument qu'elle touche cette main, qu'elle cherche à atteindre en sautant et contre laquelle elle parvient à plaquer la sienne. "La main de feu, c'est à ton sujet, tu sais, c'est toi." Elle reste quelque temps silencieuse, je crois qu'elle a les larmes aux yeux. Puis, soudain, se plaçant devant moi, m'arrêtant presque, avec cette manière extraordinaire de m'appeler, comme on appelerait quelqu'un, de salle en salle, dans un château vide : "André ? André ? ... Tu écriras un roman sur moi. Je t'assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s'affaiblit, tout disparaît. De nous, il faut que quelque chose reste... Mais cela ne fait rien : tu prendras un autre nom : quel nom veux-tu que je te dise, c'est très important. Il faut que ce soit un peu le nom du feu, puisque c'est toujours le feu qui revient quand il s'agit de toi. La main aussi, mais c'est moins essentiel que le feu. Ce que je vois, c'est une flamme qui part du poignet, comme ceci (avec le geste de faire disparaître une carte) et qui fait qu'aussitôt la main brûle, et qu'elle disparaît en un clin d'oeil. Tu trouveras un pseudonyme, latin ou arabe. Promets. Il le faut." Elle se sert d'une nouvelle image pour me faire comprendre comment elle vit : c'est comme le matin quand elle se baigne et que son corps s'éloigne tandis qu'elle fixe la surface de l'eau. "Je suis la pensée sur le bain dans la pièce sans glaces."
1937 – "L’Amour fou"
L’Amour fou est un ouvrage inclassable, qui mêle réflexions théoriques, récit autobiographique et poésie pure, le tout accompagné
d’illustrations photographiques. Véritable « livre culte », il compte parmi les œuvres réputées « à vivre » plus encore qu’à lire, et qui, au-delà même de leur impact littéraire, auraient le
pouvoir de déterminer des comportements, d’influencer des existences. Très proche de la poésie, la prose de cet ouvrage contient les imprécations les plus terribles contre le "vieil ordre" et la
"trinité abjecte" (famille, patrie, religion), mais aussi l'espoir d'une humanité heureuse.
".. Qu'avant tout l'idée de famille rentre sous terre ! Si j'ai aimé en vous l'accomplissement de la nécessité naturelle, c'est dans la mesure exacte où en votre personne elle n'a fait qu'un avec ce qu'était pour moi la nécessité humaine, la nécessité logique, et que la conciliation de ces deux nécessités m'est toujours apparue comme la seule merveille à portée de l'homme, comme la seule chance qu'il ait d'échapper, de loin en loin, à la méchanceté de sa condition. Vous êtes passée du non-être à l'être en vertu d'un de ces accords réalisés qui sont les seuls pour lesquels il m'a plu d'avoir une oreille. Vous étiez donnée comme possible, comme certaine au moment même où, dans l'amour le plus sûr de lui, un homme et une femme vous voulaient.
M'éloigner de vous! Il m'importait trop, par exemple, de vous entendre un jour répondre en toute innocence à ces questions insidieuses que les grandes personnes posent aux enfants: "avec quoi on pense, on souffre? Comment on a su son nom, au soleil? D'où ça vient la nuit?" Comme si elles pouvaient le dire, elles-mêmes! Etant pour moi la créature humaine, dans son authenticité parfaite, vous deviez contre toute vraisemblance me l'apprendre .. Je vous souhaite d'être follement aimée."
".. La vie quotidienne abonde, du reste, en menues découvertes de cette sorte, où prédomine fréquemment un élément d'apparente gratuité, fonction très probablement de notre incompréhension provisoire, et qui me paraissent par suite des moins dédaignables. Je suis intimement persuadé que toute perception enregistrée de la manière la plus involontaire comme, par exemple, celle de paroles prononcées à la cantonade, porte en elle la solution, symbolique ou autre, d'une difficulté où l'on est avec soi-même. Il n'est encore que de savoir s'orienter dans le dédale. Le délire d'interprétation ne commence qu'où l'homme mal préparé prend peur dans cette forêt d'indices..."
(Robert Delaunay)
Louis Aragon (1897-1982)
Fils illégitime d'un haut fonctionnaire de la IIIe république, élevé dans la gêne financière d'une bourgeoisie déclassée, il fut reçu bachelier en 1915,
puis entreprit des études de médecine et fit la connaissance d'André Breton, avec qui il se lia d'amitié. Mobilisé en 1917, il retrouva son ami après la guerre et participa, avec lui et Philippe
Soupault, à la création de la revue Littérature (1919). L'année suivante, il publia un premier recueil de poèmes (Feu de joie), puis, après avoir pris part à quelques manifestations de Dada
s'engagea dans des recherches littéraires qui devaient aboutir au surréalisme, rédigeant successivement un texte ironique présenté sous la forme d'un roman d'apprentissage (Anicet ou le panorama,
1921), un pastiche du roman didactique de Fénelon (les Aventures de Télémaque, 1922), composé en partie selon le principe de l'écriture automatique, et un recueil de nouvelles (le Libertinage,
1924). L'année même où paraissait le premier Manifeste de Breton, Aragon exposa sa propre conception du surréalisme dans un texte théorique (Une vague de rêve, 1924), prônant le «merveilleux
quotidien», issu de la rencontre de l'imaginaire avec le réel, et se révélant spécialement attentif au problème de la description littéraire, développé peu de temps après dans un roman (le Paysan
de Paris, 1926). L'année 1927 peut être considérée comme une année charnière, dans la mesure où l'adhésion d'Aragon au Parti communiste marqua le premier pas en direction d'un engagement
profond, qui le conduisit à rompre avec le surréalisme en 1932. Le Traité du style (1927) porte déjà les indices d'un doute qui ira croissant sur la capacité du mouvement à se renouveler. La
rencontre du poète avec Elsa Triolet, en 1928, fut à cet égard déterminante; d'origine russe, elle l'amena à se placer au service de la révolution et contribua à l'éloigner de
Breton...
"Le Libertinage " (1924)
Recueil de textes où l'on trouve aussi bien des pièces de théâtre (L'Armoire à glace un beau soir, Au pied du mur), des "contes" ("Lorsque tout est fini", un récit en forme de monologue exaltant l`anarchisme et où paraît un certain B., autrement dit le Bonnot de la bande à Bonnot de 1912, "Les Paramètres", "La Femme française", etc.), des "poèmes en prose" (Madame à sa tour monte), un bref récit écrit quand l'auteur avait six à sept ans (« Quelle âme divine ››), et enfin une "Préface", un document important, tant pour la connaissance de l`auteur à cette époque (il allait bientôt amorcer une évolution bien connue) que pour celle du climat intellectuel du surréalisme dont Aragon était en 1924 le représentant le plus conscient avec André Breton. Entre idées volontairement provocatrices (A bas le clair génie français, Le Scandale pour le scandale, "Dans les écoles de l`Etat comme dans celles de diverses sectes... on enseigne le respect et le culte de tout ce qui s`est fabriqué de plus bas et de plus inhumain : Homère, Virgile, Montaigne, Corneille, etc. ") et "obsession de l'amour" ("Je ne pense à rien, si ce n'est à l`amour... Il n'y a pour moi pas une idée que l`amour n'éclipse. Tout ce qui s`oppose à l`amour sera anéanti s`il ne tient qu`à moi. C`est ce que j'exprime grossièrement quand je me prétends anarchiste. C`est ce qui me portera aux pires exaltations, chaque fois que je sentirai l'idée de liberté un seul instant en jeu"). Et pour les personnages, plus ou moins fantasques, qui s`ébauchent à travers ces textes, l`amour, c`est faire l`amour, ils le font sur scène (ou peu s`en faut), comme Jules et Léonore dans "L`Armoire à glace un beau soir", ils le racontent avec précision comme cette femme au centre de "La Femme française". Ils le compliquent aussi comme Denis dans "La Demoiselle aux principes"....
1926 – "Le Paysan de Paris"
Œuvre majeure de la période surréaliste, où s'épanouit le goût du quotidien insolite. Breton se souvient dans ses Entretiens (1952) de son extraordinaire
compagnon de promenade : «Les lieux de Paris, même les plus neutres, par où l'on passait avec lui, étaient rehaussés de plusieurs crans par une fabulation magico-romanesque qui ne restait jamais
à court et fusait à propos d'un tournant de rue ou d'une vitrine.»
« Pourtant qu'était-ce, ce besoin qui m'animait, ce penchant que j'inclinais à suivre, ce détour de la distraction qui me procurait l'enthousiasme ? Certains lieux, plusieurs galeries, j'éprouvais leur force contre moi bien grande, sans découvrir le principe de cet enchantement. Il y avait des objets usuels qui, à n'en pas douter, participaient pour moi du mystère, me plongeaient dans le mystère. J'aimais cet enivrement dont j'avais la pratique, et non pas la méthode. Je le quêtais à l'empirisme avec l'espoir souvent déçu de le retrouver. Lentement j'en vins à désirer connaître le lien de tous ces plaisirs anonymes. Il me semblait bien que l'essence de ces plaisirs fût toute métaphysique, il me semblait bien qu'elle impliquât à leur occasion une sorte de goût passionné de la révélation. Un objet se transfigurait à mes yeux, il ne prenait point l'allure allégorique ni le caractère du symbole; il manifestait moins une idée qu'il n'était cette idée lui-même. Il se prolongeait ainsi profondément dans la masse du monde. Je ressentais vivement l'espoir de toucher à une serrure de l'univers : si le pêne allait tout à coup glisser. Il m'apparaissait aussi dans cet ensorcellement que le temps ne lui était pas étranger. Le temps croissant dans ce sens suivant lequel je m'avançais chaque jour, chaque jour accroissait l'empire de ces éléments encore disparates sur mon imagination. Je commençais de saisir que leur règne puisait sa nature dans leur nouveauté, et que sur l'avenir de ce règne brillait une étoile mortelle. Ils se montraient donc à moi comme des tyrans transitoires, et en quelque sorte les agents du hasard auprès de ma sensibilité. La clarté me vint enfin que j'avais le vertige du moderne. [...] Il ne put m'échapper bien longtemps que le propre de ma pensée, le propre de l'évolution de ma pensée était un mécanisme en tout point analogue à la genèse mythique, et que sans doute je ne pensais rien que du coup mon esprit ne se formât un dieu, si éphémère, si peu conscient qu'il fût. Il m'apparut que l'homme est plein de dieux comme une éponge immergée en plein ciel. Ces dieux vivent, atteignent à l'apogée de leur force, puis meurent, laissant à d'autres dieux leurs autels parfumés. Ils sont les principes mêmes de toute transformation de tout. Ils sont la nécessité du mouvement. Je me promenai donc avec ivresse au milieu de mille concrétisations divines. Je me mis à concevoir une mythologie en marche. Elle méritait proprement le nom de mythologie moderne. Je l'imaginai sous ce nom. »
"Traité du style" (1928)
Publiée à Paris alors que son auteur venait d`adhérer au parti communiste français (janvier 1927), une oeuvre qu'ouvrent et ferme des phrases provocantes, dont le fameux, "Je conchie l'armée française dans sa totalité", phrase écrite alors que cette armée était engagée dans les guerres coloniales au Maroc, en Syrie. C'est en fait une vigoureuse dénonciation du processus par lequel le surréalisme tendait à se réduire à une mode, un "truc" poétique, et à perdre sa signification novatrice pour être assimilé par la société bourgeoise. Aragon s`en prend, avec violence, à ceux pour qui l`écriture automatique serait le commencement et la fin de tout le mouvement surréaliste, une recette à la portée du premier venu ("Si vous écrivez suivant une méthode surréaliste de tristes imbécillités, ce sont de tristes imbécillités. Sans excuses"); il s`en prend à ceux qui utilisent Freud ou Einstein, qu`ils connaissent mal d'ailleurs. pour donner une allure moderne à leurs romans bourgeois. Il s`en prend enfin à ceux qui voudraient séparer ce qu`il croyait être la littérature surréaliste de la protestation fondamentale contre la condition inacceptable faite à l`homme dans la société contemporaine ; et l`on trouvera ici de virulentes références à la campagne mondiale pour tenter de sauver Sacco et Vanzetti - qu'évoquera quelque trente ans plus tard "Le Roman inachevé (1956), à la guerre du Rif, à un "décret monstrueux" d'un Paul Painlevé. C'est l'illustration concrète de l'attitude surréaliste face à la politique qui se déploie ici, et l'on y découvre l'affirmation que toute œuvre poétique, bien que n`étant pas nécessairement le résultat d'une pensée conscientes, est significative, idée qu`Aragon reprendra en 1954 dans un texte sur Eluard de "L'homme communiste II" : "J'appelle style l`accent que prend à l`occasion d`un homme donné le flot par lui répercuté de l`océan symbolique qui mine universellement la terre par métaphore". La quête surréalistes ne saurait se laisser enfermer une formule, le mouvement était en son fond poursuite de l`inconnu, exploration ...
La Grande Gaîté (1929)
Recueil de poèmes, illustré par Yves Tanguy, qui, par antiphrase, associe la dérision, le désespoir, la colère. Ecrits entre le printemps 1926 et l’automne 1928, deux ans et demi de contradictions et de remises en question, parfois douloureuses, la question de la pratique politique et de l'adhésion au Parti communiste qui exacerbe les conflits au sein des surréalistes, la condamnation par Breton de "La Défense de l’infini", un roman impossible qu’Aragon brûlera l’année suivante, la relation conflictuelle d'Aragon avec Nancy Cunard et sa tentative de suicide en 1928, avant de rencontrer Elsa. C'est dans ce contexte que jaillissent des poèmes courts et violents, destructeurs et libérateurs. La Dérision, grinçante, pour signifier au lecteur que la poésie est toujours à conquérir mais n'est jamais atteinte, les images et évocations sont délibérément bêtifiantes, "Merde aux maîtresses qui retiennent dans leurs cheveux / Les mots que je sème quand j'aime" (Rien ne va plus). La Révolte, le poète n'a pas sa place dans ce monde, "Crachons sur l'amour / Sur nos lits défaits / Sur notre silence et sur les mots balbutiés / Sur les étoiles fussent-elles / Tes yeux" (Poème à crier dans les ruines). La Colère contre un monde où l'ordre ne profite qu'à quelques-uns, "Moi les casse-noisettes au milieu des tremblements de terre / Les bris d'essieu à toute allure / Les ruptures d'anévrismes au sein de l'imagination / Faire sauter la banque / Crac l'allumette des pétroleuses de l'amour" (Lettre au commissaire). Aragon, l'un des grands créateurs de la littérature de langue française, le langage coule toujours de source et sait parfaitement jusqu'où il peut aller trop loin...
C'est surtout son oeuvre poétique qui a rendu célèbre Louis Aragon. L'évolution de cette oeuvre retrace toute l'histoire de la poésie française depuis 1914. Elle est surréaliste dans "Mouvement perpétuel" (1920-1924), poésie de combat dans "Brocéliande" (1943), - La Nuit d'août est l'un des poèmes les plus vigoureux de ce recueil -, dans "La Diane française" (1942 à 1944), enfin poésie lyrique chantant l'amour dans "Le Crève-coeur" (1941), "Cantique d'Elsa" (1942), "Les Yeux d'Elsa" (1942) : "à l'heure de la plus grande haine, j'ai un instant montré à ce pays déchiré le visage resplendissant de l'amour."
1942 – "Les Yeux d’Elsa"
Ce recueil de poèmes fait de la célébration lyrique de la femme aimée une arme de la résistance à l'occupant. La voix personnelle du
poète puise sa force aux sources médiévales de la poésie nationale.
LES MAINS D'ELSA
Donne-moi tes mains pour l'inquiétude
Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé
Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude
Donne-moi te mains que je sois sauvé
Lorsque je les prends à mon pauvre piège
De paume et de peur de hâte et d'émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fond de partout dans mes main à moi
Sauras-tu jamais ce qui me traverse
Ce qui me bouleverse et qui m'envahit
Sauras-tu jamais ce qui me transperce
Ce que j'ai trahi quand j'ai tressailli
Ce que dit ainsi le profond langage
Ce parler muet de sens animaux
Sans bouche et sans yeux miroir sans image
Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots
Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent
D'une proie entre eux un instant tenue
Sauras-tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura connu d'inconnu
Donne-moi tes mains que mon coeur s'y forme
S'y taise le monde au moins un moment
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éternellement.
(Extrait du "Fou d'Elsa")
ELSA AU MIROIR
C'était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or Je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
C'était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
C'était au beau milieu de notre tragédie
Qu'elle jouait un air de harpe sans y croire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
Qu'elle martyrisait à plaisir sa mémoire
Pendant tout ce long jour assise à son miroir
À ranimer les fleurs sans fin de l'incendie
Sans dire ce qu'une autre à sa place aurait dit
Elle martyrisait à plaisir sa mémoire
C'était au beau milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire
C'était un beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi
Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir
Un à un les acteurs de notre tragédie
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit
Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits
Et ce que signifient les flammes des longs soirs
Et ses cheveux dorés quand elle vient s'asseoir
Et peigner sans rien dire un reflet d'incendie
(La Diane française, 1945)
LES YEUX D'ELSA
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire
À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur Tes yeux
plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche
Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août
J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
Nous dormirons ensemble
Que ce soit dimanche ou lundi
Soir ou matin minuit midi
Dans l'enfer ou le paradis
Les amours aux amours ressemblent
C'était hier que je t'ai dit
Nous dormirons ensembles
C'était hier et c'est demain
Je n'ai plus que toi de chemin
J'ai mis mon cœur entre tes mains
Avec le tien comme il va l'amble
Tout ce qu'il a de temps humain
Nous dormirons ensemble
(1942)
Mon amour ce qui fut sera
Le ciel est sur nous comme un drap
J'ai refermé sur toi mes bras
Et tant je t'aime que j'en tremble
Aussi longtemps que tu voudras
Nous dormirons ensemble
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c'est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m'éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j'ai cru trouver un pays.
Cœur léger cœur changeant cœur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes nuits
Que faut-il faire de mes jours
Je n'avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m'endormais comme le bruit.
C'était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenais mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Dans le quartier Hohenzollern
Entre La Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un cœur d'hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m'allonger près d'elle
Dans les hoquets du pianola.
Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke.
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.
Elle était brune elle était blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faÏence
Elle travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui n'en est jamais revenu.
Il est d'autres soldats en ville
Et la nuit montent les civils
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t'en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heures
Au petit jour que dans ton cœur
Un dragon plongea son couteau
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
IL N'Y A PAS D'AMOUR HEUREUX
Rien n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n'y a pas d'amour heureux
Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n'y a pas d'amour heureux
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n'y a pas d'amour heureux
Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux
Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour à tous les deux
La Diane Française,1946
QUE SERAIS-JE SANS TOI
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
J'ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j'ai vu désormais le monde à ta façon
J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson.
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu'il fait jour à midi, qu'un ciel peut être bleu
Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne
Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux
Tu m'as pris par la main comme un amant heureux.
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N'est-ce pas un sanglot que la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues.
Terre, terre, voici ses rades inconnues.
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
Elsa Triolet (1896-1970)
Belle-sœur du poète russe Maïakovski, elle rencontra Aragon en 1928 et devint sa femme. Après avoir écrit en russe (Fraise des bois, 1926, roman
autobiographique), elle publia en français des romans (Bonsoir Thérèse, 1938 ; le Cheval blanc, 1943 ; le Cheval roux, 1953 ; l'Âme, 1963 ; Écoutez voir, 1968 ; la Mise en mots, 1969), des
traductions (Gogol, Tchekhov) et des nouvelles (Mille Regrets, 1942 ; Le premier accroc coûte deux cents francs, prix Goncourt en 1944), où l'esthétique du réalisme socialiste se mêle à un goût
du merveilleux hérité du conte slave et de la pratique surréaliste. La passion du bonheur et celle de la révolution se mêlent dans son œuvre, qu'Aragon voulut voir « croiser » avec la sienne
(Œuvres romanesques croisées, 1964).
René Crevel (1900-1935)
René Crevel est un inquiet et un désespéré. Après des études de droit et de lettres, une thèse abandonnée sur Denis Diderot, il se lance à corps perdu dans l'aventure surréaliste, suit avec assiduité les séances d'hypnotisme, se perd dans le dédale des toiles de De Chirico, essayiste (Êtes-vous fou ?, 1929 ; Paul Klee, 1930), souffre de sa tuberculose .. mais surtout poète qui écrit au fur et à mesure que se déroule son existence - "Détours" (1924), "Mon corps et moi" (1925), "la Mort difficile" (1926) - , et va vivre comme un déchirement les querelles du mouvement : il se suicide le 18 juin 1935 à Paris. La vie qui lui était proposée ne correspondait en rien à "certaine sensation d'âme" qu'il recherchait et appelait de ses mots....
"On dîne tôt et vite dans les petits hôtels de montagne.
J’étais seul à table.
Me voici seul dans ma chambre.
Seul.
Cette aventure, je l’ai si fort et si longtemps désirée que j’ai souvent douté qu’elle pût être jamais. Or ce soir, mon souhait enfin réalisé, je me trouve disponible à moi-même. Aucun pont ne me conduit aux autres. Des plus et des mieux aimés je n’ai pour tout souvenir qu’une fleur, une photo.
La fleur, une rose, achève de se faner dans le verre à dents.
Hier, à la même heure, elle s’épanouissait à mon manteau. La boutonnière était assez haute pour qu’elle surprît mon visage dès qu’à peine il se penchait. Mais chaque fois, ma peau de fin d’après-midi, avant de s’étonner d’une douceur végétale, avait des réminiscences d’œillet. Tout un hiver, tout un printemps, n’avais-je pas voulu confondre avec le bonheur ces pétales aux bords déchiquetés, sur la sagesse nocturne d’une soie figée en revers ?
Tout un hiver, tout un printemps. Hier.
Dans une gare, les yeux fermés, une fleur condamne à croire encore aux tapis, aux épaules nues, aux perles.
Alors je n’ose plus espérer que soit possible la solitude.
C’est elle, pourtant, qui fut tout mon désir dans les théâtres où le rouge du velours, sur les fauteuils, depuis des mois, me semblait la couleur même de l’ennui. Elle seule, dont
j’allais en quête par les rues, lorsque les maisons, à la fin du jour, illuminaient, pour de nouvelles tentations, leurs chemises de pierre d’une tunique compliquée jusqu’à l’irréel.
J’entrais encore dans les endroits où l’on danse, où l’on boit, goulu d’alcool, de jazz, de tout ce qui soûle, et me soûlais indifférent à ce que j’entendais, dansais, buvais, mais heureux d’entendre, de danser, de boire, pour oublier les autres qui m’avaient limité mais ne m’avaient pas secouru.
Oui, je me rappelle. Deux heures, le matin. Le bar est minuscule. Il y fait bien chaud. La porte s’ouvre. Vive la fraîcheur. On me dit bonjour. Une main flatte mon épaule. Je
suis heureux, non de la voix, non de la main, mais l’air est si doux qui vient me surprendre.
Je dis bonjour à la fraîcheur, sans avoir nul besoin des mots dont les créatures humaines se servent pour leurs salutations. Hélas ! il n’y a pas que la fraîcheur qui ait profité de la porte. J’avais oublié mes semblables. Une créature humaine s’efforce de me les rappeler. On insiste, on m’embrasse. Il faut rendre politesse par politesse : voici que recommencent les simulacres ; « Bonjour, esprit habillé d’un corps », j’aime cette formule, la répète. L’esprit c’est bien cela, je voudrais me recomposer une pureté de joueur d’échecs, ne pas renoncer au bonheur mais vivre, agir, jouir avec des pensées. Il n’y a pas de contact humain qui m’ait jamais empêché de me sentir seul. Alors à quoi bon me salir ? Finies les joies ( ?) de la chair.
Une troisième fois je répète : « Bonjour, esprit habillé d’un corps », et donne ainsi la mesure d’une nouvelle confiance à qui vient d’entrer.
Hélas ! le malheur veut que je sois tout juste en présence d’un corps qui se croit habillé avec esprit.
On rit, je me fâche, marque quelle opposition existe entre l’autre et moi : « Mon esprit s’habille avec un corps, et toi ton corps prétend s’habiller avec esprit. » Je prévois la gifle, la pare, la reçois tout de même. Bonjour. Bonsoir. Je vais regarder comment se lève le soleil au bois de Boulogne.
J’ai marché. L’aube accrochait aux arbres des lambeaux d’innocence. Un petit bateau achevait de se rouiller, abandonné des hommes. Heureux de l’être. Seul comme moi. Seul. Illusion encore. Il paraît que l’autre m’avait suivi. J’entends sa voix : « Tu vois, ce yacht, c’est celui de l’actrice qui se noya dans le Rhin. » Oui, je me rappelle. Se rappeler. Encore, toujours. Mon professeur de philosophie avait donc raison qui prétendait que le présent n’existe pas. Mais là n’est pas la question. Un yacht est abandonné sur la Seine. Qui oserait l’habiter depuis qu’une actrice s’en précipita pour se noyer dans le Rhin, une nuit d’orgie ?
C’était, je crois, durant l’été 1911...."
(Mon Corps et moi)
Robert Desnos (1900-1945)
Un solitaire - Desnos est resté très attaché à Paris où il a passé toute son enfance.
Secrétaire de Jean de Bonnefon, catholique anticlérical, il apprend à connaître le monde des lettres. Le service militaire qu'il accomplit au Maroc (1920-1922) le tient éloigné de Dada, mais son
tempérament rebelle, ses attaches libertaires le conduisent vers le surréalisme. Il participe à une séance de sommeil hypnotique en 1922, où il se montre très doué, et dès lors alimente le groupe
en poèmes et en dessins automatiques, prétendant être en correspondance mentale avec Rrose Sélavy (pseudonyme de Marcel Duchamp). Son premier recueil, "Deuil pour deuil" (1924) montre qu'il
suffit de laisser tomber une image dans son esprit pour que mille autres se pressent aussitôt, élargissant son onde ; il faut réapprendre à lire, non pas tant les mots que ce moutonnement
d'images. L'un de ses recueils révèle comment à partir d'un très léger décalage de la réalité il parvient à faire craquer la peau des choses et des mots, "C'est les bottes de sept lieux cette
phrase: je me vois" (1926). Son aptitude aux jeux verbaux (Corps et Biens, 1930), son refus de toute entrave (La Liberté ou l'Amour, 1927), son amour romantique et douloureux pour une vedette de
music-hall, Yvonne George (La Place de l'Étoile, antipoème, 1927-1945), en font un surréaliste exemplaire. Mais son individualisme, son refus d'adhérer au parti communiste le conduisent à quitter
le mouvement avec éclat, après la publication du Second Manifeste. Il cherche à faire surgir la poésie du monde moderne à travers ses nouvelles activités (journalisme, radio, publicité,
cinéma).
Avec Desnos, s'imbriquent images du rêve et images de la réalité, non sans rigueur, non sans humour ...
"Un jour d'octobre, comme le ciel verdissait, les monts dressés sur l'horizon virent le léopard, dédaigneux pour une fois des antilopes, des mustangs et des belles, hautaines et rapides girafes, ramper jusqu'à un buisson d'épines. Toute la nuit et tout le jour suivant il se roula en rugissant. Au lever de la lune il s'était complètement écorché et sa peau, intacte, gisait à terre. Le léopard n'avait pas cessé de grandir durant ce temps. Au lever de la lune il atteignait le sommet des arbres les plus élevés, à minuit il décrochait de son ombre les étoiles. Ce fut un extraordinaire spectacle que la marche du léopard écorché sur la campagne dont les ténèbres s'épaississaient de son ombre gigantesque. Il traînait sa peau telle que les Empereurs romains n'en portèrent jamais de plus belle, eux ni le légionnaire choisi parmi les plus beaux et qu'ils aimaient. Processions d'enseignes et de licteurs, processions de lucioles, ascensions míraculeuses ! rien n'égala jamais en surprise la marche du fauve sanglant sur le corps duquel les veines saillaient en bleu.
Quand il atteignit la maison de Louise Lame la porte s'ouvrit d'elle-même et, avant de crever, il n'eut que la force de déposer sur le perron, aux pieds de la fatale et adorable fille, le suprême hommage de sa fourrure (...)
Du haut d'un immeuble, Bébé Cadum magnifiquement éclairé, annonce des temps nouveaux. Un homme guette à sa fenêtre. Il attend. Qu'attend-il?
Une sonnerie éveille un couloir. Une porte cochère se ferme.
Une auto passe.
Bébé Cadum magnifiquement éclairé reste seul, témoin attentif des évènements dont la rue, espérons-le, sera le théâtre." (La Liberté ou l'amour, 1927).
"La Liberté ou l'amour" de Robert Desnos, publié en 1927 et mutilé par un jugement du tribunal de la Seine, est considéré comme l'un des plus beaux textes de la littérature, il s'agit tout simplement de chasser les interdits, car tout est licite en amour. Un soir j'ai suivi une femme vêtue de léopard, un à un, elle semait ses habits dans la rue, quand nous atteignîmes le bois, elle était nue sous son manteau...
La poésie et l'action se trouvent conciliés dans ses poèmes de la clandestinité (Le Veilleur du Pont-au-Change, diffusé sous le nom de Valentin Guillois) qui affirment l'amour, l'espérance et la révolte contre l'envahisseur. Cette activité au service de la Résistance relance sa création littéraire (Fortunes, 1942 ; État de veille, 1943, Le vin est tiré, 1943, Trente Chantefables pour les enfants sages, 1944).
DEMAIN
Agé de cent mille ans, j'aurais encor la force
De t'attendre, ô demain pressenti par l'espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir : Le matin est neuf, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l'oreille
A maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore
Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent.
(État de veille, 1943, Gallimard)
Traqué, il est arrêté le 22 février 1944, il meurt le 8 juin 1945, au camp de Terezin, en Tchécoslovaquie...
Les Gorges froides ("C'est les bottes de sept lieux cette phrase: je me vois", 1926).
Dans ce document surréaliste, c'est le langage lui-même qui rêve, ce sont les associations insolites de mots et d'images qui surgissent de l'inconscient du poète et de sa parole pour transgresser les lois du temps et de l'espace. Le texte porte à dessein, comme pour mystifier le lecteur inattentif, le masque du sonnet et de la rime ; et le titre lui-même, inverse de "faire des gorges chaudes" (railler ouvertement), sert à caractériser cet humour à froid...
A la poste d`hier tu télégraphieras
que nous sommes bien morts avec les hirondelles.
Facteur triste facteur un cercueil sous ton bras
va-t-en porter ma lettre aux fleurs à tire d'elle.
La boussole est en os mon cœur tu t'y fieras
quelque tibia marque le pôle et les marelles
pour amputés ont un sinistre aspect d'opéras.
Que pour mon épitaphe un dieu taille ses grêles!
C'est ce soir que je meurs ma chère Tombe-Issoire,
Ton regard le plus beau ne fut qu'un accessoire
de la machinerie étrange du bonjour:
Adieu! je vous aimai sans scrupule et sans ruse,
ma Folie-Méricourt ma silencieuse intruse.
Boussole à flèche torse annonce le retour.
"A la mystérieuse" de Robert Desnos, est un recueil de poèmes consacrés à l'amour, non partagé, qu'il portait depuis 1924 à Yvonne George, chanteuse de music-hall...
" J'ai tant rêvé de toi
que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant et de baiser
sur cette bouche la naissance de la voix qui m'est chère?
J'ai tant rêvé de toi
que mes bras habitués en étreignant ton ombre
à se croiser sur ma poitrine
ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années,
je deviendrais une ombre sans doute.
O balances sentimentales.
J'ai tant rêvé de toi
qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l'amour et toi,
la seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu.
J'ai tant rêvé de toi,
tant marché, parlé, couché avec ton fantôme
qu'il ne me reste plus peut-être,
et pourtant, qu'à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allégrement sur le cadran solaire de ta vie."
"Comme une main à l'instant de la mort et du naufrage se dresse, comme les rayons du soleil couchant, ainsi de toutes parts jaillissent tes regards.
ll n'est plus temps, il n'est plus temps peut-être de me voir,
Mais la feuille qui tombe et la roue qui tourne te diront que rien n'est perpétuel sur terre,
Sauf l'amour,
Et je veux m'en persuader.
Des bateaux de sauvetage peints de rougeâtres couleurs,
Des orages qui s'enfuient,
Une valse surannée qu'emportent le temps et le vent durant les longs espaces du ciel.
Paysages.
Moi je n'en veux pas d'autres que l'étreinte à laquelle j'aspire,
Et meure le chant du coq.
Comme une main à l'instant de la mort se crispe, mon cœur se serre.
Je n'ai jamais pleuré depuis que je te connais.
J'aime trop mon amour pour pleurer.
Tu pleureras sur mon tombeau,
Ou moi sur le tien.
Il ne sera pas trop tard.
Je mentirai. Je dirai que tu fus ma maîtresse
Et puis vraiment c'est tellement inutile,
Toi et moi nous mourrons bientôt."
Après sa mort, fut publié un recueil regroupant ses œuvres quasi complètes, "Domaine public"....