György Lukács (1885-1971), "Histoire et Conscience de classe" (1923, Geschichte und Klassenbewußtsein), "Détrônement de la raison" (1954) -
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Last update : 11/11/2016
Principalement en Europe, les mouvements sociaux de 1917 à 1923 formèrent un vague révolutionnaire déclenchée, généralement, par la fin de la Première Guerre mondiale, et les révolutions russes de 1917 en particulier....
Dans la littérature révolutionnaire, socialiste ou communiste, l'une des thématiques majeures consiste à opposer le sort des classes opulentes et privilégiées, aux classes démunies vivant de misérables conditions d'existence : la lutte des classes est le moteur de l'histoire. Marx s'est efforcé de définir ce concept de classe "scientifiquement", en l'occurrence par rapport à un mode de production déterminé. Chaque mode de production engendre ses exploiteurs et ses exploités, mais avec la société industrielle, une bipolarisation évidente apparaît autour de deux grandes classes antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat. Les autres classes éventuelles, "le petit industriel, le petit marchand, l'artisan, le paysan" ne peuvent que décliner avec le développement de la grande industrie ou se fondre irrémédiablement dans le prolétariat. Reste la définition précise de la notion de "classes" et de leur identification, question posée dans le livre II du Capital - "qu'est-ce qui fait que les ouvriers salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers constituent les trois grandes classes de la société? A première vue, c'est l'identité des revenus et des sources de revenus.." - mais le critère de revenu ne s'avère pas décisif, et c'est la place occupée dans le processus de production qui semble s'imposer. Pourtant, la question n'est pas épuisée, ainsi une autre problématique se fait jour lorsque Marx se pose la question de la masse considérable des paysans parcellaires de l'époque : ces paysans ne constituent pas une classe parce que la "similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté.." (1852). Apparaît ainsi la notion de "conscience de classe", dont György Lukács et Antonio Gramsci vont débattre comme l'enjeu principal des luttes idéologiques qui traversent l'espérance d'un grand soir..
Pour Georg Lukács, philosophe marxiste hongrois, la lutte des classes est une lutte dialectique qui occupe une place centrale dans sa pensée, mais il en propose une interprétation qui dépasse l'approche strictement économique ou structurelle du marxisme orthodoxe. Elle devient une lutte idéologique et politique, dans laquelle la conscience et la totalité des rapports sociaux sont au centre du processus dit révolutionnaire.
"La classe ouvrière n'est pas simplement une catégorie économique, elle est aussi un facteur de changement historique, une force qui peut transformer la société. Ce potentiel révolutionnaire ne peut se réaliser que si les travailleurs développent une conscience claire de leur rôle dans l’histoire." - Lukács adhère à l’idée marxiste que la lutte des classes est le moteur de l’histoire, c’est-à-dire que l’histoire humaine est marquée par des conflits entre les classes sociales en raison des rapports de production. Cependant, il insiste particulièrement sur le rôle de la conscience de classe dans ce processus historique. Pour lui, ce n'est pas seulement la position objective dans les rapports de production (être prolétaire ou bourgeois) qui détermine la lutte des classes, mais surtout la conscience que les individus ont de leur propre position et de leur rôle dans le changement social. Dans son œuvre majeure, "Histoire et conscience de classe" (1923), il développera cette idée en affirmant que la prise de conscience du prolétariat est essentielle pour renverser le capitalisme. Ce n'est qu'en prenant conscience de leur exploitation et de leur rôle historique que les travailleurs pourront s'organiser pour une révolution.
"La réification est l'obstacle fondamental à la conscience de classe. Dans un monde réifié, les travailleurs sont incapables de reconnaître leur propre pouvoir collectif parce que leurs rapports sociaux sont obscurcis par des rapports marchands qui paraissent 'naturels'. La tâche du prolétariat est de percer cette illusion et de comprendre la nature dialectique de sa condition." - S'il est un concept central bien identifié chez Lukács, c'est celui de "réification" (Verdinglichung). Il désigne la manière dont, sous le capitalisme, les rapports humains sont transformés en rapports entre choses, et les individus sont aliénés, devenant eux-mêmes des marchandises. La réification masque la nature réelle des rapports de domination, et empêche les travailleurs de prendre pleinement conscience de leur exploitation. Ainsi, pour Lukács, la lutte des classes ne peut être effective que lorsque la conscience de classe s'éveille et dépasse cette réification. Le prolétariat doit prendre conscience de sa condition non seulement comme une exploitation économique, mais comme un rapport social plus global, dans lequel tout l'ordre capitaliste est en jeu.
"Le prolétariat, en se libérant, libère l’humanité tout entière. Sa lutte est l’aboutissement de l’histoire parce qu’elle incarne la négation de la société de classe elle-même. Le dépassement de la société capitaliste est à la fois la fin de l’histoire de l’exploitation et l’avènement d’une société véritablement humaine." - Et si Lukács, dans la lignée de Marx, accorde une importance centrale au prolétariat en tant que sujet révolutionnaire, il va plus loin en insistant sur le fait que le prolétariat n'est pas simplement une classe parmi d'autres : mais la seule classe capable de porter un projet universel de libération pour l'ensemble de l'humanité, car sa libération implique la fin de toutes les formes de domination et d'aliénation. Dans cette optique, la lutte des classes est aussi une lutte pour l’universel : la révolution prolétarienne ne vise pas seulement à renverser la bourgeoisie, mais à abolir le système capitaliste et l'État bourgeois, ainsi qu'à libérer toutes les classes de l'exploitation et de l'aliénation. L'Histoire n'a guère, en ce sens, donné raison au philosophe hongrois ...
Un autre concept fondamental pour Lukács est celui de "totalité". La lutte des classes doit être comprise dans le cadre d'une vision dialectique de la totalité sociale. Cela signifie que les différentes dimensions de la société (économiques, politiques, idéologiques) ne peuvent être séparées ou analysées indépendamment les unes des autres. Elles font partie d’un tout en perpétuel mouvement. - "La conscience de classe prolétarienne n’est pas simplement une conscience économique ou corporatiste. Elle doit devenir une conscience de la totalité des rapports sociaux et de la place du prolétariat dans ce tout. C’est seulement ainsi que la lutte des classes peut véritablement aboutir à une révolution." - La totalisation désigne ainsi le processus par lequel le prolétariat, en prenant conscience de lui-même, comprend aussi la totalité des rapports sociaux dans lesquels il est pris. Cette compréhension permet au prolétariat de mener une action révolutionnaire véritablement globale, qui ne se limite pas à des revendications économiques, mais qui touche à la structure même du pouvoir et de la société. Là aussi, un argumentaire du philosophe hongrois inaudible aujourd'hui, ou du moins à reformuler ...
"La conscience de classe ne naît pas spontanément dans les masses opprimées. Elle doit être éveillée et organisée par une avant-garde consciente qui est capable de comprendre la totalité des contradictions sociales. C’est à travers l’action du Parti que la classe ouvrière pourra se libérer des illusions réifiantes et accéder à son rôle révolutionnaire." - Lutte des classes et rôle du Parti, un étrange discours qui ne dit plus rien à nos générations. Lukács était alors influencé par la pensée de Lénine sur l'organisation de la lutte des classes et considérait que la prise de conscience par le prolétariat de son rôle historique ne peut être pas spontanée, mais nécessite l’intervention d’une avant-garde révolutionnaire, incarnée par le Parti communiste. Le parti doit être l'agent qui éveille la conscience de classe chez les travailleurs et qui les organise pour mener à bien la révolution!
Revenu en Hongrie à la fin de 1918, Béla Kun fonde le parti communiste hongrois et profitant de colère populaire face à l'invasion par les Roumains de la Transylvanie, par les Tchèques de la Slovaquie, proclame la dictature du prolétariat et une république des Conseils qui durera 133 jours ...
György Lukács (1885-1971)
György Lukács s'enthousiasme très rapidement pour la République des Conseils instaurée en Hongrie par Béla Kun. Dans "Histoire et conscience de classe" (1923), Lukács tente de réhabiliter l'importance des facteurs subjectifs dans la maturation des processus historique, il propose une conciliation entre la thèse matérialiste de la conscience, qui est le reflet de la réalité, et la thèse hégélienne de l'identité sujet-objet, où la dialectique joue un rôle déterminant : mais sa thèse est comprise comme un retour à l'idéalisme et le 25 juillet 1925, Boukharine et Zinoviev font paraître dans la Pravda un réquisitoire contre les thèses de Lukács, taxées de « révisionnistes et idéalistes ». Dans ce texte, on trouve aussi une condamnation des thèses de Karl Korsch. Lukács renonce à tout écrit politique. Poursuivant une réflexion sur l'art et la littérature, il s'attachera à fonder une esthétique marxiste (l'Évolution du drame moderne, 1908 ; le Roman historique, 1936 ; Balzac et le réalisme français, 1936).
Enfin, "DÉTRÔNEMENT DE LA RAISON" publié en 1954, est essentiellement consacrée à la critique de la philosophie idéaliste allemande. Lukács entend démontrer que toutes les philosophies qui considèrent la vie comme dépourvue de sens, irraisonnée et déshumanisée, reflètent la réalité sociale de l'impérialisme. L'ouvrage expose l'histoire des idées qui, par leur irrationalisme, sont à l'origine de l'idéologie fasciste. Lukács adresse une critique particulièrement véhémente aux tendances existentialistes d'avant-guerre et notamment aux œuvres de Heidegger et de Jaspers, ainsi qu'à la nouvelle forme de l'existentialisme que nous avons connue après la Seconde Guerre mondiale. Lukács s'affirme comme un partisan du rationalisme, de la dialectique et de la théorie de la connaissance marxistes.
"Détrônement de la raison" (1954)
Une oeuvre essentiellement consacrée à la critique de la philosophie idéaliste allemande et qui démontre que toutes les philosophies qui considèrent la vie comme dépourvue de sens, irraisonnée et déshumanisée, reflètent la réalité sociale de l'impérialisme. L'ouvrage expose l'histoire des idées qui, par leur irrationalisme, sont à l'origine de l'idéologie fasciste. Lukács adresse une critique particulièrement véhémente aux tendances existentialistes d'avant-guerre et notamment aux œuvres de Heidegger et de Jaspers, ainsi qu'à la nouvelle forme de l'existentialisme qui s'est exprimée après la Seconde Guerre mondiale. Ici Lukács s'affirme comme un partisan du rationalisme, de la dialectique et de la théorie de la connaissance marxistes...
Histoire et Conscience de classe
(Geschichte und Klassenbewußtsein, 1923)
Lukács reprend le débat entre spontanétité des masses et parti d'avant-garde dans la stratégie de l'action révolutionnaire : la conscience révolutionnaire est-elle intrinsèquement liée à la position d'exploité dans la lutte des classes, ou doit-elle être insufflée de l'extérieur, à partir d'une analyse globale ? Il tente alors de donner une base théorique solide à la conception léniniste qui soutient cette dernière position. Lukacs distingue chez le prolétaire la conscience psychologique de l'exploitation, qui est spontanée, mais qui n'est pas un élément moteur portant le prolétaire à la révolution. Il n'en est pas de même de la conscience de classe, qui est extérieure et permet à la classe ouvrière de saisir sa situation réelle par rapport à la totalité de la société. L'homme, présent dans l'histoire comme sujet, est en fait un sujet aliéné. C'est dans ce cadre que Lukács analyse l'aliénation comme une "réification", un processus dont est victime le prolétariat dans la société bourgeoise, où toutes les choses produites sont transformées en marchandises. La révolution socialiste est le moyen pour l’homme de retrouver son statut de sujet comme producteur et créateur de sa propre existence, de se réaliser dans son humanité. Ce sont les œuvres de jeunesse de Marx qui servent de référence à l’analyse de Lukács. La proposition ne répond pas entièrement au problème soulevé par Rosa Luxemburg : la question de l'élitisme et de l'autoritarisme est renforcée par la manière avec laquelle les bolchevistes vont conduire le processus révolutionnaire en 1918...
"L'essence de la structure marchande a déjà été souvent soulignée; elle repose sur le fait qu'un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d'une chose et, de cette façon, d'une "objectivité illusoire" qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre hommes. Combien cette problématique est devenue centrale pour la théorie économique elle-même, quelles conséquences l'abandon de ce point de départ méthodologique a entraînées pour les conceptions économiques du marxisme vulgaire, c'est ce qui ne sera pas étudié ici. L'attention sera seulement attirée - en présupposant les analyses économiques de Marx - sur les problèmes fondamentaux qui résultent du caractère fétichiste de la marchandise comme forme d'objectivité, d'une part, et du comportement du sujet qui lui est coordonné, d'autre part, problèmes dont seule la compréhension nous permet une vue claire des problèmes idéologiques du capitalisme et de son déclin... (...) ... La bureaucratie implique une adaptation du mode de vie et de travail et, parallèlement aussi, de la conscience, aux présuppositions économiques et sociales générales de l'économie capitaliste, tout comme nous l'avons constaté pour l'ouvrier dans l'entreprise particulière. La rationalisation formelle du Droit, de l'Etat, de l'Administration, etc., implique, objectivement et réellement, une semblable décomposition de toutes les fonctions sociales en leurs éléments, une semblable recherche des lois rationnelles et formelles régissant ces systèmes partiels séparés avec exactitude les uns des autres, et implique, par suite, subjectivement, dans la conscience, des répercussions semblables dues à la séparation du travail et des capacités et besoins individuels de celui qui l'accomplit, implique donc une semblable division du travail, rationnelle et inhumaine, tout comme nous l'avons trouvée dans l'entreprise, quant à la technique et au machinisme. Il ne s'agit pas seulement du mode de travail entièrement mécanisé et «vide d'esprit» de la bureaucratie subalterne, qui est extraordinairement proche du simple service de la machine, qui le dépasse même souvent en vacuité et en monotonie. D'une part, il s'agit d'une façon de traiter les questions, du point de vue objectif, qui devient, de plus en plus fortement, formellement rationnelle, d'un mépris sans cesse croissant de l'essence qualitative matérielle des "choses" auxquelles se rapporte la façon bureaucratique de les traiter. Il s'agit, d'autre part, d'une intensification encore plus monstrueuse de la spécialisation unilatérale, et violant l'essence humaine de l'homme, dans la division du travail. La constatation de Marx sur le travail en usine, selon laquelle "l'individu lui-même est divisé, transformé en rouage automatique d'un travail parcellaire" et ainsi "atrophié jusqu'à n'être qu'une anomalie", se vérifie ici d'autant plus crûment que cette division du travail exige des exploits plus élevés, plus évolués et plus "spirituels". La séparation de la force de travail et de la personnalité de l'ouvrier, sa métamorphose en une chose, en un objet que l'ouvrier vend sur le marché, se répète également ici, à cette différence près, que ce n'est pas l'ensemble des facultés intellectuelles qui est opprimé par la mécanisation due aux machines, mais une faculté (ou un complexe de facultés) qui est détachée de l'ensemble de la personnalité, objectivée par rapport à elle, et qui devient chose, marchandise. Même si les moyens de la sélection sociale de telles facultés et leur valeur d'échange matérielle et "morale" sont fondamentalement différents de ceux de la force de travail (l'on ne doit d'ailleurs pas oublier la grande série de chaînons intermédiaires, de transitions insensibles), le phénomène fondamental reste cependant le même. Le genre spécifique de «probité» et d'objectivité bureaucratiques, la soumission nécessaire et totale du bureaucrate individuel à un système de relations entre choses, son idée que précisément l' "honneur" et le "sens de la responsabilité" exigent de lui une semblable soumission totale, tout cela montre que la division du travail s'est enfoncée dans l' "éthique" - comme elle s'est, avec le taylorisme, enfoncée dans le "psychique". Cela n'est pourtant pas un affaiblissement, c'est au contraire un renforcement de la structure réifiée de la conscience comme catégorie fondamentale pour toute la société. Car, aussi longtemps que le destin de celui qui travaille apparaît comme un destin isolé (destin de l'esclave dans l'antiquité), la vie des classes dominantes peut se dérouler sous de tout autres formes. Le capitalisme a, le premier, produit, avec une structure économique unifiée pour toute la société, une structure de conscience - formellement - unitaire pour l'ensemble de cette société. Et cette structure unitaire s'exprime justement en ce que les problèmes de conscience relatifs au travail salarié se répètent dans la classe dominante, affinés, spiritualisés, mais à cause de cela, aussi, intensifiés. Et le "virtuose" spécialiste, le vendeur de ses facultés spirituelles objectivées et chosifiées, ne devient pas seulement un spectateur à l'égard du devenir social (on ne peut ici noter, même allusivement, combien l'administration et la jurisprudence modernes revêtent, par opposition à l'artisanat, les caractères déjà évoqués, de l'usine), il prend aussi une attitude contemplative à l'égard du fonctionnement de ses propres facultés objectivées et chosifiées. Cette structure se montre sous les traits les plus grotesques dans le journalisme, où la subjectivité elle-même, le savoir, le tempérament, la faculté d'expression, deviennent un mécanisme abstrait, indépendant tant de la personnalité du "propriétaire" que de l'essence matérielle et concrète des sujets traités, mis en mouvement selon des lois propres. L' "absence de conviction" des journalistes, la prostitution de leurs expériences et de leurs convictions personnelles ne peut se comprendre que comme le point culminant de la réification capitaliste.
La métamorphose de la relation marchande en chose dotée d'une "objectivité fantomatique" ne peut donc pas en rester à la transformation en marchandise de tous les objets destinés à la satisfaction des besoins. Elle imprime sa structure à toute la conscience de l'homme; les propriétés et les facultés de cette conscience ne se relient plus seulement à l'unité organique de la personne, elles apparaissent comme des "choses" que l'homme «possède» et «extériorise», tout comme les divers objets du monde extérieur. Et il n'y a, conformément à la nature, aucune forme de relation des hommes entre eux, aucune possibilité pour l'homme de faire valoir ses «propriétés» physiques et psychologiques, qui ne se soumettent, dans une proportion croissante, à cette forme d'objectivité..." (traduction K.Axelos et J.Bois, Editions de Minuit)
Considéré comme l'ouvrage le plus important de Lukács, "Histoire et conscience de classe" est cependant une œuvre de jeunesse qui se rapporte, dans la vie de I`auteur, à une époque de transition entre l`idéalisme objectif de Hegel et le matérialisme dialectique. Lorsqu'il le composa, Lukács était déjà un militant communiste connu, mais il inclinait, comme il se le reprochera plus tard, à minimiser le rôle que le parti révolutionnaire se devait de conserver au sein même du futur Etat socialiste. C`est l'essai sur le "changement de fonction du matérialisme historique" qui devait valoir à l”auteur les plus vives critiques...
S`appuyant sur le déterminisme , historique, Lukács y annonçait la victoire du matérialisme historique. dans laquelle les "lois aveugles de la matière" feront place à la "volonté consciente et planificatrice de l`ordre socialiste futur". De cette affirmation banale, Lukács tirait cependant des conséquences assez aventureuses et il posait nettement le grave problème de la validité universelle du matérialisme historique.
Dans l`ordre socialiste futur, la détermination de la conscience par l'être social conservera-t-elle un sens? En répondant à cette question, Lukács rappelle que du point de vue marxiste les lois sociales ne sont que des "lois naturelles basées sur la non-conscience des participants". N`en faut-il pas déduire que cette non-conscience se trouvant abolie dans l'ordre socialiste, le matérialisme historique perdant ainsi sa validité pour ne plus servir que comme méthode d'investigation du passé.
Cette interprétation du schéma marxiste prévoyant le "saut de la nécessité dans la liberté" fut dénoncée par les milieux dirigeants communistes pour ses tendances révisionnistes et réformistes. Lukács se soumit à ces critiques et il devait proclamer par la suite que "Histoire et conscience de classe" était un livre périmé et erroné. Même après 1945, l'ouvrage ne fut jamais publié en hongrois et la traduction française paraîtra sans le consentement de l'auteur. (Trad. Editions de Minuit, 1960).
"LA CONSCIENCE DE CLASSE"
"Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat entier se représente à un moment comme le but. Il s'agit de ce qu'est le prolétariat et de ce que, conformément à son être, il sera historiquement contraint de faire".
Marx, La Sainte Famille.
"C'est un malheur, pour la théorie comme pour la praxis du prolétariat, que l'œuvre principale de Marx s'arrête juste au moment où elle aborde la détermination des classes. Le mouvement ultérieur en a donc été réduit, sur ce point décisif, à interpréter et à confronter les déclarations occasionnelles de Marx et de Engels, à élaborer et à appliquer lui-même la méthode. Dans l'esprit du marxisme, la division de la société en classes doit être définie par leur place dans le processus de production. Que signifie alors la conscience de classe?
La question se subdivise aussitôt en une série de questions partielles, étroitement liées entre elles : 1° Que faut-il entendre (théoriquement) par conscience de classe ? 2° Quelle est la fonction de la conscience de classe ainsi comprise (pratiquement) dans la lutte de classes elle-même ? Cela se relie à la question suivante : s'agit-il, avec la question de la conscience de classe, d'une question sociologique "générale" ou bien cette question a-t-elle pour le prolétariat une tout autre signification que pour toutes les autres classes apparues jusqu'ici dans l'histoire ? Et finalement : l'essence et la fonction de la conscience de classe forment-elles une unité, ou bien peut-on aussi y distinguer des gradations et des couches ? Si oui, quelle est leur signification pratique dans la lutte de classe du prolétariat?
I
Dans son célèbre exposé du matérialisme historique (Ludwig Feuerbach., in K. Marx-Fr. Engels, Etudes philosophiques, éd. sociales), Engels part du point suivant : bien que l'essence de l'histoire consiste en ceci que "rien ne se produit sans dessein conscient, sans fin voulue", la compréhension de l'histoire exige qu'on aille plus loin. D'une part parce que "les nombreuses volontés individuelles à l'œuvre dans l'histoire produisent la plupart du temps des résultats tout différents des résultats voulus, et même souvent opposés à ces résultats voulus, et que par conséquent leurs mobiles n'ont également qu'une importance secondaire pour le résultat d'ensemble. D'autre part, il resterait à savoir quelles forces motrices se cachent à leur tour derrière ces mobiles, quelles sont les causes historiques qui, dans la tête des hommes agissants, se transforment en de tels mobiles". La suite de l'exposé de Engels précise le problème : ce sont ces forces motrices elles-mêmes qui doivent être définies, à savoir les forces qui "mettent en mouvement des peuples entiers et, dans chaque peuple à son tour, des classes entières; et ce... pour une action durable et aboutissant à une grande transformation historique". L'essence du marxisme scientifique consiste à reconnaître l'indépendance des forces motrices réelles de l'histoire par rapport à la conscience (psychologique) que les hommes en ont.
Au niveau le plus primitif de la connaissance, cette indépendance s'exprime d'abord dans le fait que les hommes voient dans ces puissances une sorte de nature, qu'ils aperçoivent en elles et dans les lois qui les lient des lois naturelles "éternelles". "La réflexion sur les formes de la vie humaine, dit Marx à propos de la pensée bourgeoise, et donc aussi leur analyse scientifique, empruntent en général un chemin opposé à celui de l'évolution réelle. Cette réflexion commence après coup et, par suite, elle commence par les résultats achevés du processus d'évolution. Les formes... possèdent déjà la stabilité des formes naturelles de la vie sociale, avant que les hommes cherchent à rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur semblent bien plutôt déjà immuables, mais de leur contenu". (Kapital, I)
A ce dogmatisme dont les principales expressions ont été d'une part la théorie de l'Etat de la philosophie classique allemande, d'autre part l'économie de Smith et de Ricardo, Marx oppose un criticisme, une théorie de la théorie, une conscience de la conscience. Ce criticisme est, à bien des égards, une critique historique, Elle dissout avant tout, dans les configurations sociales, le caractère figé, naturel, soustrait au devenir; elle dévoile que ces configurations ont une origine historique, qu'elles sont par conséquent, à tout point de vue, soumises au devenir historique et prédestinées aussi au déclin historique. L'histoire, par suite, ne se joue pas uniquement à l'intérieur du domaine de validité de ces formes (ce qui impliquerait que l'histoire soit seulement le changement des contenus, des hommes, des situations, etc., selon des principes sociaux éternellement valables); ces formes ne sont pas non plus le but auquel vise toute l'histoire et dont la réalisation abolirait toute histoire, celle-ci ayant rempli sa mission.
Au contraire, l'histoire est bien plutôt l'histoire de ces formes, de leur transformation en tant que formes de la réunion des hommes en société, formes qui, à partir des relations économiques objectives, dominent toutes les relations des hommes entre eux (et par suite aussi les relations des hommes avec eux-mêmes, avec la nature, etc.).
Ici la pensée bourgeoise doit cependant se heurter à une barrière infranchissable, puisque son point de départ et son but sont toujours, même inconsciemment, l'apologie de l'ordre de choses existant ou, au moins, la démonstration de son immuabilité (Cela vaut pour le « pessimisme » qui éternise l'état présent, le représentant comme une limite infranchissable de révolution humaine, tout aussi bien que pour l' « optimisme ». De ce point de vue (et à. vrai dire, de ce point de vue seulement) Hegel et Schopenhauer se situent sur le même plan.).
"Ainsi, il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus", dit Marx (Misère de la philosophie, éd. Costes), en parlant de l'économie bourgeoise; et cette affirmation vaut pour toutes les tentatives de la pensée bourgeoise pour maîtriser le processus historique par la pensée.
(Ici se trouve aussi une des limites, très souvent signalée, de la philosophie hégelienne de l'histoire.) Il est ainsi donné à la pensée bourgeoise de voir l'histoire comme tâche, mais comme tâche insoluble. Car, ou bien elle doit supprimer complètement le processus historique et saisir, dans les formes d'organisation présentes, des lois éternelles de la nature qui, dans le passé - pour des raisons "mystérieuses" et d'une façon justement incompatible avec les principes de la science rationnelle à la recherche de lois -, ne se sont réalisées qu'imparfaitement ou pas du tout (sociologie bourgeoise) ; ou bien, elle doit éliminer du processus de l'histoire tout ce qui a un sens, qui vise un but; elle doit s'en tenir à la pure "individualité" des époques historiques et de leurs agents humains ou sociaux; la science historique doit prétendre, avec Ranke, que chaque époque historique "est également proche de Dieu", c'est-à-dire a atteint le même degré de perfection, qu'à nouveau donc, et pour des raisons opposées, il n'y a pas d'évolution historique.
Dans le premier cas, disparait toute possibilité de comprendre l'origine des configurations sociales. Les objets de l'histoire apparaissent comme objets de lois naturelles immuables, éternelles. L'histoire se fige en un formalisme qui est hors d'état d'expliquer les configurations historico-sociales dans leur véritable essence comme relations interhumaines; ces configurations sont rejetées bien loin de cette source la plus authentique de compréhension de l'histoire que sont les relations interhumaines, elles en sont séparées par une distance infranchissable. On n'a pas compris, dit Marx, "que ces rapports sociaux déterminés sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc.". Dans le second cas, l'histoire devient, en dernière analyse, le règne irrationnel de puissances aveugles qui s'incarnent tout au plus dans les "esprits des peuples" on dans les "grands hommes", qui ne peuvent donc être décrites que pragmatiquement et non conçues rationnellement. On peut seulement les soumettre, comme une sorte d'œuvre d'art, a une organisation esthétique. Ou bien il faut les saisir, comme c'est le cas dans la philosophie de l'histoire des kantiens, comme le matériau, en soi dénué de sens, de la réalisation de principes intemporels, supra-historiques et éthiques.
Marx résout ce dilemme en démontrant qu'il n'y a pas de vrai dilemme. Le dilemme révèle simplement que l'antagonisme propre å l'ordre de production capitaliste se reflète dans ces conceptions opposées et exclusives à propos d'un même objet. Car dans la recherche de lois « sociologiques» de l'histoire, dans la considération formaliste et rationnelle de l'histoire, s'exprime justement l'abandon des hommes aux forces productives, dans la société bourgeoise. "Le mouvement de la société qui est leur propre mouvement, dit Marx, prend pour eux la forme d'un mouvement des choses, au contrôle desquelles ils se soumettent au lieu de les contrôler".
A cette conception, qui a trouvé son expression la plus claire et la plus conséquente dans les lois purement naturelles et rationnelles de l'économie politique classique, Marx oppose la critique historique de l'économie politique, la dissolution de toutes les objectivités réifiées de la vie économique et sociale en des relations inter-humaines. Le capital (et, avec lui, toute forme objectivée de l'économie politique) "n'est pas, pour Marx, une chose, mais un rapport social entre personnes, médiatisé par des choses". Cependant, en ramenant cette choséité des configurations sociales, ennemie de l'homme, à des relations d'homme à homme, on abolit en même temps la fausse importance attribuée au principe d'explication irrationnelle et individualiste, autrement dit l'antre aspect du dilemme. Car, en abolissant cette choséité, ennemie de l'homme, que revêtent les configurations sociales et leur mouvement historique, on ne fait que la ramener, comme à son fondement, au rapport d'homme à homme, sans pour cela abolir le moins du monde sa conformité å des lois et son objectivité, indépendantes de la volonté humaine et, en particulier, de la volonté et de la pensée des hommes individuels.
Simplement, cette objectivité est l'objectivation de soi de la société humaine à une étape déterminée de son évolution, et cette conformité à des lois ne vaut que dans le cadre du milieu historique qu'elle produit et qu'elle détermine à son tour.
Il semble qu'en supprimant ce dilemme on ait enlevé à la conscience tout rôle décisif dans le processus historique. Certes, les reflets conscients des diverses étapes du développement économique restent un fait historique de grande importance; certes, le matérialisme dialectique, qui s'est ainsi formé, ne conteste pas le moins du monde que les hommes accomplissent eux-mêmes et exécutent consciemment leurs actes historiques. Mais c'est, comme Engels le souligne dans une lettre à Mehring, une fausse conscience. Ici aussi, pourtant, la méthode dialectique ne nous permet pas de nous en tenir à une simple constatation de la "fausseté" de cette conscience, à l'opposition figée du vrai et du faux. Elle exige bien plutôt que cette "fausse conscience" soit étudiée concrètement comme moment de la totalité historique à laquelle elle appartient, comme étape du processus historique où elle joue son rôle.
La science historique bourgeoise, elle aussi, vise, il est vrai, à des études concrètes; elle reproche même au matérialisme historique de violer l'unicité concrète des événements historiques. Son erreur réside en ceci qu'elle croit trouver le concret en question dans l'individu historique empirique (qu'il s'agisse d'un homme, d'une classe ou d'un peuple) et dans sa conscience donnée empiriquement (c'est-à-dire donnée par la psychologie individuelle ou par la psychologie des masses). Mais c'est justement quand elle croit avoir trouvé ce qu'il y a de plus concret qu'elle est le plus loin de ce concret ; la société comme totalité concrète, l'organisation de la production à un niveau déterminé du développement social et la division en classes qu'elle opère dans la société. En passant à côté de cela, elle saisit comme concret quelque chose de complètement abstrait. "Ces rapports, dit Marx, sont, non pas des rapports d'individu à individu, mais des rapports d'ouvrier à capitaliste, de fermier à propriétaire foncier, etc. Effacez ces rapports, et vous aurez anéanti toute la société, et votre Prométhée n'est plus qu'un fantôme sans bras ni jambes" (Misère de la philosophie).
Etude concrète, cela signifie donc : rapport à la société comme totalité. Car c'est seulement dans ce rapport que la conscience, que les hommes peuvent à chaque moment avoir de leur existence, apparait dans ses déterminations essentielles.
Elle apparaît d'une part comme quelque chose qui, subjectivement, se justifie, se comprend et doit se comprendre à partir de la situation sociale et historique, donc comme quelque chose de "juste", et, en même temps, elle apparaît comme quelque chose qui, objectivement, est passager par rapport à l'essence du développement social, ne se connaît et ne s'exprime pas adéquatement, donc comme "fausse conscience".
D'autre part, cette même conscience apparaît sous ce même rapport comme manquant subjectivement les but qu'elle s'assigne elle-même et en même temps comme visant et atteignant des buts objectifs du développement social, inconnus d'elle et qu'elle n'a pas voulus. Cette détermination, doublement dialectique, de la "fausse conscience" permet de ne plus la traiter en se bornant à décrire ce que les hommes ont pensé, ressenti et voulu effectivement sous des conditions historiques déterminées, dans des situations de classe déterminées, etc, Ce n'est là que le matériau, très important à vrai dire, des études historiques proprement dites. En établissant le rapport à la totalité concrète, d'où sortent les déterminations dialectiques, on dépasse la simple description et on parvient à la catégorie de la possibilité objective. En rapportant la conscience à la totalité de la société, on découvre les pensées et les sentiments que les hommes auraient eu, dans une situation vitale déterminée, s'ils avaient été capables de saisir parfaitement cette situation et les intérêts qui en découlaient tant par rapport à l'action immédiate que par rapport à la structure, conforme à ces intérêts, de toute la société; on découvre donc les pensées, etc., qui sont conformes à leur situation objective.
Dans aucune société, le nombre de telles situations n'est illimité. Même si leur typologie est élaborée grâce à des recherches de détail approfondies, on aboutit à quelques types fondamentaux clairement distincts les uns des autres et dont le caractère essentiel est déterminé par la typologie de la position des hommes dans le processus de production, Or, la réaction rationnelle adéquate qui doit, de cette façon, être adjugée à une situation typique déterminée dans le processus de production, c'est la conscience de classe (Il est malheureusement impossible de s'étendre ici plus longuement sur certaines formes prises par ces idées, dans le marxisme, par exemple, sur la catégorie très importante du « masque économique caractériel », ou d'indiquer même les rapports du matérialisme historique avec des tendances semblables de la science bourgeoise (comme les types idéaux de Max Weber).
Cette conscience n'est donc ni la somme ni la moyenne de ce que les individus qui forment la classe, pris un par un, pensent, ressentent, etc. Et cependant l'action historiquement décisive de la classe comme totalité est déterminée, en dernière analyse, par cette conscience et non par la pensée, etc., de l'individu, cette action ne peut être connue qu'à partir de cette conscience.
Cette détermination fixe d'emblée la distance qui sépare la CONSCIENCE DE CLASSE et les pensées empiriques effectives, les pensées psychologiquement descriptibles et explicables que les hommes se font de leur situation vitale. On ne doit cependant pas en rester à la simple constatation de cette distance, ou même se borner à fixer d'une manière générale et formelle les connexions qui en découlent.
Il faut bien plutôt rechercher ; 1°) si cette distance est différente selon les différentes classes, selon les rapports différents qu'elles entretiennent avec la totalité économique et sociale dont elles sont membres, et dans quelle mesure cette différenciation est assez grande pour qu'il en découle des différences qualificatives; 2°) ce que signifient pratiquement, pour le développement de la société, ces rapports différents entre totalité économique objective, conscience de classe adjugée et pensées psychologiques réelles des hommes sur leur situation vitale, et donc quelle est la fonction historique pratique de la conscience de classe.
Seules de telles constatations rendent possible l'utilisation méthodique de la catégorie de la possibilité objective. Car il faut se demander avant tout dans quelle mesure la totalité de l'économie d'une société peut, en tout état de cause, être perçue de l'intérieur d'une société déterminée, à partir d'une position déterminée dans le processus de production. Car, autant l'on doit s'élever au-dessus des limitations de fait que font subir aux individus, pris un par un, l'étroitesse et les préjugés liés à leur situation vitale, autant l'on ne doit pas dépasser la limite que leur imposent la structure économique de la société de leur époque et leur position dans celle-ci (C'est ici le point à, partir duquel on peut acquérir une compréhension historiquement correcte des grands utopistes).
La conscience de classe est donc en même temps, considérée abstraitement et formellement, une inconscience, déterminée conformément a la classe, de sa propre situation économique historique et sociale ("Ce qu'il ne sait pas, il le dit quand même", écrit Marx à propos de Franklin. Kapital, I). Cette situation est donnée comme un rapport structurel déterminé, comme une relation de forme déterminée, qui parait dominer tous les objets de la vie. Par suite, la "fausseté", l' "illusion", contenues dans une telle situation de fait, ne sont pas quelque chose d'arbitraire, mais, au contraire, l'expression mentale de la structure économique objective.
Ainsi, par exemple, "la valeur ou le prix de la force de travail prend l'apparence du prix ou de la valeur du travail lui-même" et "l'illusion se crée que la totalité serait du travail payé... A l'inverse, dans l'esclavage, même la partie du travail qui est payée apparaît comme ne l'étant pas". Or, c'est la tâche d'une analyse historique très méticuleuse que de montrer clairement, grâce à la catégorie de la possibilité objective, dans quelle situation effective il devient possible de démasquer réellement l'illusion, de pénétrer jusqu'à la connexion réelle avec la totalité. Car, dans le cas où la société actuelle ne peut, en tout état de cause, être perçue dans sa totalité à partir d'une situation de classe déterminée, dans le cas où même la réflexion conséquente, allant jusqu'au bout et portant sur les intérêts de la classe, réflexion qu'on peut adjuger à une classe, ne concerne pas la totalité de la société, alors une telle classe ne peut jouer qu'un rôle subalterne et ne peut jamais intervenir dans la marche de l'histoire comme facteur de conservation ou de progrès.
De telles classes sont en général prédestinées à la passivité, à une oscillation inconséquente entre les classes dominantes et les classes porteuses des révolutions, et leurs explosions éventuelles revêtent nécessairement un caractère élémentaire, vide et sans but, et sont, même en cas de victoire accidentelle, condamnées à une défaite finale.
La vocation d'une classe à la domination signifie qu'il est possible, à partir de ses intérêts de classe, à partir de sa conscience de classe, d'organiser l'ensemble de la société conformément à ces intérêts.
Et la question qui décide, en dernière analyse, de toute lutte de classe est celle-ci : quelle classe dispose, au moment voulu, de cette capacité et de cette conscience de classe?
Cela ne peut pas éliminer le rôle de la violence dans l'histoire, ni garantir une victoire automatique aux intérêts de classe appelés à la domination et qui, alors, sont porteurs des intérêts du développement social. Au contraire: premièrement, les conditions elles-mêmes, pour que les intérêts d'une classe puissent s'affirmer, sont très souvent créées par l'intermédiaire de la violence la plus brutale (par exemple l'accumulation primitive du capital); deuxièmement, c'est justement dans les questions de la violence, dans les situations où les classes s'affrontent dans la lutte pour l'existence, que les problèmes de la conscience de classe constituent les moments finalement décisifs ..."
"La Théorie du roman" (Theorie des Romans, 1920)
Oeuvre critique écrite et publiée en allemand en 1920, à une époque où l'auteur n`avait pas encore adhéré au marxisme. Dans ce livre, Lukács étudie les grandes formes épiques. L'épopée, selon lui, exprime la totalité de la vie : le roman (né de l'opposition du monde intérieur et du monde extérieur) n`en donne qu'une vue fragmentaire. L'aspiration à la totalité qui caractérise le roman ne se révèle que dans la tragédie. Le roman est une forme dialectique du genre épique : son héros est l'individu problématique dont les idées, ne s`appliquant plus à la réalité extérieure, se transforment en idéaux. Il en résulte que l`individu devient sa propre fin et découvre en lui-même l'objet de son investigation. Celle-ci, puisqu`elle admet une certaine distance entre l`être et le devoir-être, constitue la forme même du roman : un équilibre mouvant entre être et devenir, forme d'un contenu inachevé. car le dépassement de la rupture entre le héros et le monde est impossible. Tel est l`élément essentiel qui caractérise les trois types fondamentaux du roman que distingue Lukács : le roman de l'idéalisme abstrait, qui est le roman du héros dont la conscience n`est pas à la mesure de la complexité du monde, le roman psychologique, dont le héros. du fait de sa grandeur d`âme, ne peut s'accommoder des exigences de la vie, et le roman du renoncement conscient.