The World Of Science Fiction -Evgueni Zamiatine (1884-1937), "My" (1920, WE, Nous autres), "La Caverne" (1922), "Le Récit du plus important" (1924) - Karel Čapek (1890-1938), "R.U.R." (1920), "La Fabrique de l'Absolu" (1922) - Boris Pilniak (1894-1938), "L'Année nue" (1921) - Yakov Protazanov, "Aelita" (1924)  - ...

Last update: 12/12/2020


Ecrit en 1920, traduit en anglais sous le titre "We" en 1924, mais interdit par la censure soviétique, "My" (Nous Autres), de Yevgeny Zamyatin, est une œuvre de la science fiction soviétique qui a gagné un large public à l'étranger. De formation scientifique et d'esprit cosmopolite, Yevgeny Zamyatin (1884-1937) est le  créateur d'un genre unique, expérimental, le roman anti-Utopique.

Il y fustige la mécanisation, l`uniformisation que l'on observe dans les sociétés techniciennes du XXe siècle. Il y condamne les aspirations collectivistes des poètes du Proletkult ainsi que leur culte simpliste de la machine. Plus largement, il s'y insurge contre les totalitarismes de tous bords, la dépersonnalisation de l`individu, le nivellement au nom de l'égalitarisme.

L'audace satirique de l'auteur s'est exprimée dans de nombreux romans, avant et après la révolution russe de 1917, et l'a conduit à de nombreuses condamnations. Reste que sa description de la vie sous un État totalitaire a influencé les deux autres grands romans dystopiques du XXe siècle que sont "Brave New World", d'Aldous Huxley (1932), et "Nineteen Eighty-four", de George Orwell (1949)  ...

Au vingt-sixième siècle, les habitants de l'Utopie ont perdu toute individualité, ils vivent dans des maisons de verre, ce qui permet à la police politique de les surveiller, ils portent tous un uniforme identique , un être humain n'est plus qu'un "numéro". Ils vivent de nourriture synthétique, leur récréation habituelle est de marcher à quatre pendant que l'hymne de l'État unique est joué par des haut-parleurs. Toutefois, à intervalles réguliers, ils sont autorisés à baisser les rideaux de leur appartement de verre pendant une heure (appelée "sex hour"). Pour faire l'amour, chacun a une sorte de carnet de rationnement de tickets roses, et le partenaire avec lequel il passe une des heures de sexe qui lui sont allouées signe le talon. L'État unique est dirigé par un personnage appelé le Bienfaiteur, qui est réélu chaque année par l'ensemble de la population, le vote étant toujours unanime. Le principe directeur de l'État est que le bonheur et la liberté sont incompatibles...

(Portrait de Ievgueni Zamiatine, par Boris Koustodiev, 1923)



Evgueni Zamiatine (1884-1937)

"Il n'est de vraie littérature que produite non par des fonctionnaires bien pensants et zélés mais par des fous, des ermites, des hérétiques, des rêveurs, des rebelles et des sceptiques" - Ecrivain russe né en janvier 1884 à Lebedian et qui mourra à Paris en 1937. Originaire de la Russie profonde, Zamiatine était de profession ingénieur naval, et dresse dans ses "Récits de la vie de province" (Uezdnoe, 1911, et "Au diable vauvert" (Na kulickah, 1913) un tableau incisif de la vie cruelle et somnolente de sa province russe. Hérétique né, esprit d'emblée non conformiste, Zamiatíne sera arrête en 1905 en tant que membre du parti bolchevik.  Octobre 1917 le trouvera en Angleterre, d'où il rapportera le roman "Les Insulaires" (Ostrovitiane, 1918), satire mordante des petits bourgeois bien pensants. Il en tirera un drame "La Société des honorables sonneurs". Il vécut la Révolution comme une fête, mais rejeta d'emblée les prétentions du nouveau pouvoir à régenter l'art et la pensée. Zamiatíne va incarner l'une des grandes Figures de la vie culturelle russe. Son nom est lié à l'activité d'un groupe de jeunes écrivains, "Les Frères de Sérapion", défenseurs de l'indépendance de l'art par rapport à la politique, et jouera le rôle de pont entre l'ancienne et la nouvelle culture. L'anti-utopie "Nous autres" (1920) oppose un monde mécanise aux aspirations libertaires et irrationnelles de l'homme, mais on ne voulut y voir qu'un libelle antisoviétique et le temps était à purger le champ littéraire de tous les esprits indépendants. 

Dans une célèbre lettre à Staline, Zamiatine demandera à quitter le pays et émigrera en 1931. Il mourra prématurément en 1937 sans avoir pu achever son grand roman "Attila" dans lequel il entendait confronter l'époque contemporaine à celle des grandes invasions et se proposait d`y représenter les peuples neufs montant à l`assaut d`une culture occidentale déjà fatiguée.

Outre de nombreux récits, - "La Caverne" (1922), "Le Récit du plus important" (1924), "L'inondation" (1929) - et articles critiques, Zamiatine est l`auteur de deux pièces. "La Puce" (1925) et "Les Bûchers de saint Dominique" (1923), publiée mais non jouée. mettant en scène hérétiques et inquisiteurs ...


Yevgeny Zamyatin, "My" (1920, "NOUS AUTRES"

Ecrit en 1920, ce texte parut tout d`abord dans une traduction anglaise (1924), puis en russe

(version abrégée) à Prague dans la revue d'émigrés Volia Rosii (1927). ll ne devait être publié en Union soviétique qu'à la fin des années 80. La publication à l'étranger d`un ouvrage qui n'avait pas en l'imprimatur en Union soviétique fut considérée par la critique de gauche comme un manque de loyauté politique et donna le signal d'une véritable chasse à l`homme. Zamiatine et Boris Pilniak (qui venait de publier "L'Acajou", 1929) furent mis au ban de la littérature soviétique.  

 

"Moi, D-503, le constructeur de l’Intégral, je ne suis qu’un des mathématiciens de l’État Unique. Ma plume, habituée aux chiffres, ne peut fixer la musique des assonances et des rythmes. Je m’efforcerai d’écrire ce que je vois, ce que je pense, ou, plus exactement, ce que nous autres nous pensons (précisément : nous autres, et nous autres sera le titre de mes notes.). Ces notes seront un produit de notre vie, de la vie mathématiquement parfaite de l’État Unique. S’il en est ainsi, ne seront-elles pas un poème par elles-mêmes, et ce malgré moi ? 

Je n’en doute pas, j’en suis sûr. J’écris ceci les joues en feu. Ce que j’éprouve est sans doute comparable à ce qu’éprouve une femme lorsque, pour la première fois, elle perçoit en elle les pulsations d’une être nouveau, encore chétif et aveugle. Il faudra encore nourrir cette œuvre de ma sève et de mon sang pendant de longues semaines pour, ensuite, m’en séparer avec douceur et la déposer aux pieds de l’État Unique.

Mais je suis prêt, comme chacun, ou plutôt comme presque chacun d’entre nous. Je suis prêt..."

 

"Nous autres" est une anti-utopie, un Etat que nous appellerions "totalitaire", a organisé scientifiquement le "bonheur arithmétique" de ses citoyens. Ceux-ci, dont les noms ont été remplacés par des numéros vivent dans des maisons de verre où, en dehors des heures de travailler, se livrent aux joies de la sexualité sur présentation d'un coupon rose. Cependant, la procréation a cessé d`être une affaire privée et est réservée à quelques-uns ...

 

"Je serai franc : nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise. Deux fois par jour, aux heures fixées par le Tables, de seize à dix-sept heures et de vingt et une à vingt-deux heures, notre puissant et unique organisme se divise en cellules séparées. Ce sont les Heures Personnelles. À ces heures, certains ont baissé les rideaux de leurs chambres, d’autres parcourent posément le boulevard en marchant au rythme des cuivres, d’autres encore sont assis à leur table, comme moi actuellement. 

On me traitera peut-être d’idéaliste et de fantaisiste ; mais j’ai la conviction profonde que, tôt ou tard, nous trouverons place aussi pour ces heures dans le tableau général, et qu’un jour, les 86 400 secondes entreront dans les tables de Heures.

J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre beaucoup d’histoires incroyables sur les temps où les hommes vivaient encore en liberté, c’est-à-dire dans un état inorganisé et sauvage. Ce qui m’a toujours paru le plus invraisemblable est ceci : comment le gouvernement d’alors, tout primitif qu’il ait été, a-t-il pu permettre aux gens de vivre sans une règle analogue à nos Tables, sans promenades obligatoires, sans avoir fixé d’heures exactes pour les repos ! On se levait et on se couchait quand l’envie vous en prenait et quelques historiens prétendent même que les rues étaient éclairées toute le nuit et que toute la nuit on y circulait.

C’est une chose que je ne puis comprendre. Quelque trouble qu’ait été leur raison, les gens ne devaient pourtant pas être sans s’apercevoir qu’une vie semblable était un véritable assassinat de toute la population, un assassinat lent qui se prolongeait de jour en jour. L’État (par un sentiment d’humanité) avait interdit le meurtre d’un seul individu, mais n’avait pas interdit le meurtre progressif de millions d’individus.

Il était criminel de tuer une personne, c’est-à-dire de diminuer de cinquante ans la somme des vies humaines, mais il n’était pas criminel de diminuer la somme des vies humaines de cinquante millions d’années. Cela prêtre au rire. N’importe lequel de nos numéros de dix ans est capable en trente secondes de comprendre ce problème de morale mathématique, alors que tous leurs Kant réunis ne le pouvaient pas : aucun d’eux n’avait jamais pensé à établir un système d’éthique scientifique, basé sur les opérations d’arithmétique. N’est-il pas absurde que le gouvernement d’alors, puisqu’il avait le toupet de s’appeler ainsi, ait pu laisser la vie sexuelle sans contrôle ?

N’importe qui, quand ça lui prenait… C’était une vie absolument ascientifique et bestiale. Les gens produisaient des enfants à l’aveuglette, comme des animaux. N’est-il pas extraordinaire que, pratiquant le jardinage, l’élevage de volailles, la pisciculture (nous savons de source sûre qu’ils connaissaient ces sciences), ils n’aient pas su s’élever logiquement jusqu’à la dernière marche de cet escalier : la puériculture. Ils n’ont jamais pensé à ce que nous appelons les Normes Maternelle et Paternelle.

Ce que je viens d’écrire est tellement invraisemblable et tellement ridicule, que je crains, lecteurs inconnus, que vous ne me preniez pour un mauvais plaisant. Vous allez croire que je veux simplement me payer votre tête en vous racontant des balivernes sur un ton sérieux ?

Pourtant je ne sais pas blaguer, car dans toute blague le mensonge joue un rôle caché et, d’autre part la Science de l’État Unique ne peut se tromper. Comment pouvait-on parler de logique gouvernementale lorsque les gens vivaient dans l’état de liberté où sont plongés les animaux, les singes, le bétail ? Que pouvait-on obtenir d’eux lorsque, même de nos jours, un écho simiesque se fait encore entendre de temps en temps ?

Mais, fort heureusement, cela n’arrive que rarement et c’est une petite question de mise au point ; il est facile d’y remédier sans arrêter la marche éternelle de toute la Machine. Pour remplacer la clavette tordue, nous avons la main habile et puissante du Bienfaiteur, nous avons l’œil exercé des gardiens…

À propos, je me souviens d’avoir vu le type courbé en S, rencontré hier, sortir plusieurs fois du Bureau des Gardiens. Cela m’explique le respect instinctif que j’ai eu pour lui et ma gêne lorsque cette étrange I, en sa présence… Il faut reconnaître que cette I…

On sonne pour le coucher, il est vingt-deux heures er demie. À demain ..."

 

Sur ce monde géométrique, rationnel et programmé règne le Maître, personnage terrifiant qui, les jours de fête, actionne la machine destinée à désintégrer les rebelles. Car il existe des  "hérétiques" ...

 

"C’est le matin. À travers le plafond, le ciel aux joues rouges est solide et rond comme d’habitude. Je pense que j’aurais été moins étonné si j’avais vu un soleil carré, des gens habillés de peaux de bêtes de différentes couleurs et des murs de pierre opaque. Le monde, notre monde, existe donc toujours ? Ou bien n’est-ce que par inertie que les rouages tournent encore ? Le générateur est arrêté, la roue va faire deux ou trois tours et mourra au quatrième…

Vous connaissez sans doute l’impression que l’on éprouve quand on se réveille brusquement la nuit et qu’on ne sait plus où l’on est. On tâte alors autour de soi pour chercher quelque chose de connu et de solide, le mur, la lampe, la chaise. C’est sous cette impression que je

tâte et cherche dans le journal de l’État Unique, vite, vite. Voilà ce que j’y trouve :

"Ce fut hier le Jour de l’Unanimité, longtemps attendu avec impatience par tous. Pour la quatrième fois, le même Bienfaiteur a été élu pour son immense expérience qui, si souvent déjà, a fait ses preuves. La cérémonie a été troublée par un pénible incident provoqué par les ennemis du bonheur qui, de ce fait même se sont naturellement privés du droit d’être les pierres angulaires de l’État Unique hier renouvelé.

Il est évident qu’il eût été aussi absurde de tenir compte de leurs voix que de considérer comme faisant partie d’une magnifique et héroïque symphonie la toux de quelques malades se trouvant par hasard dans la salle de concerts…"

… Oh très sage ! Est-ce que malgré tout nous serions sauvés ?

Quelle objection peut-on effectivement opposer à ce syllogisme de cristal ?

Deux lignes encore :

"Aujourd’hui à douze heures aura lieu la réunion générale du Bureau Administratif, du Bureau médical et du Bureau des Gardiens. Un important décret sera publié ces jours-ci."

Non, les murs sont encore debout ! les voici, je puis les palper ! Je n’ai plus cette impression terrible d’être perdu, d’être je ne sais où.

Tout est comme à l’ordinaire, perdu, d’être je ne sais où. Tout est comme à l’ordinaire, le ciel est bleu, le soleil rond, rien n’est changé et tout le monde, comme d’habitude, se rend à son travail.

… J’allai le long du boulevard d’un pas ferme et sonore et il me parut que chacun marchait de la même façon. Mais à un carrefour, après avoir changé de rue, je vis les gens se détourner du coin d’un édifice, comme si de l’eau, jaillissant d’un tuyau crevé, empêchait les piétons de suivre le trottoir.

Je fis encore cinq, dix pas, et l’eau froide m’inonda aussi, me secoua et me repoussa du trottoir… À une hauteur d’environ deux mètres était collée une affiche carrée portant ce mot incompréhensible et verdâtre comme un poisson :  "MEPHI"

Au bas s’agitait le bonhomme au dos tordu en S dont les oreilles en éventail remuaient de colère ou d’émotion. Le bras levé et le gauche étendu en arrière comme une aile blessée, il faisait des bonds pour arracher l’affiche, sans y réussir. Il s’en fallait de ça. Il est probable que tous les passants avaient la même idée : Si j’y vais, seul parmi tous, il croira que je suis coupable et que c’est justement pour cela que je veux…

Je conviens que j’eus cette idée, mais je me rappelai le nombre de fois qu’il m’avait sauvé et qu’il avait été mon ange gardien ; aussi je m’approchai hardiment, étendis la main, et arrachai la feuille.

S se retourna et enfonça rapidement ses vrilles en moi. Il leva ensuite un sourcil gauche et désigna le mur où « Méphi » avait été placardé. J’aperçu la queue de son sourire qui, à mon étonnement, était joyeux. Y avait-il de quoi être étonné ? Le médecin préfère toujours le typhus et quarante degrés de fièvre à l’élévation progressive du pouls et à la période d’incubation. Il sait au moins à quelle maladie il a affaire. Ce « Méphi » qui bourgeonnait ce matin sur les murs était un exanthème et je compris le sourire de S…  Je descendis dans la station souterraine ; sous mes pieds, sur le verre pur des marches, dormait la feuille blanche : « Méphi ». De même, sur les murs, sur les bancs, sur le miroir du compartiment, partout s’étendait le même exanthème blanc et affreux. J’entendis dans le silence le bourdonnement vénéneux des roues, semblable à celui d’un sang échauffé. On toucha un voyageur à l’épaule, celui-ci tressaillit et fit tomber un rouleau de papiers. À ma gauche, un autre lisait toujours la même ligne dans un journal qui tremblait imperceptiblement. Je sentais que partout, dans les rues, dans les mains, dans les journaux, dans les cils, le pouls battait toujours plus vite et que peut-être aujourd’hui même, lorsque I et moi nous arriverions là-bas, un trait noir sur le thermomètre marquerait 39, 40, 41 degrés...."

 

Cachés sous l'uniforme, ces "rebelles" sont en collusion avec les "méphi",  des êtres humains qui vivent selon les lois de la nature à l'extérieur du mur de verre qui protège la cité. Leur représentante, une certaine "I", femme fantasque et séduisante ("I était à côté de moi. Son sourire formait deux traits sombres partant des coins de la bouche. Je sentais un charbon en moi et j’éprouvai un instant une sensation douloureuse de légèreté, c’était délicieux… Puis, de tout cela il ne resta plus que de fragments épars. Un oiseau volait lentement et bas. Je vis qu’il était vivant comme moi. Il tournait la tête comme nous à droite et à gauche ; ses yeux noirs et ronds s’enfoncèrent dans les miens…"), se conciliera les faveurs de l'ingénieur chargé de la construction de l'lntégrale, un engin destiné à porter les bienfaits de la "civilisation" de l`Etat uni dans les lointaines contrées du cosmos. 

 

"... Comment pouvais-je discuter mes propres idées (d’autrefois) ? Je n’avais jamais su les exprimer de cette façon ni les revêtir d’une armure si étincelante. Je me tus…

— Si votre silence signifie que nous sommes d’accord, parlons comme des hommes, quand les enfants sont allés se coucher. De quoi les gens se soucient-ils depuis leurs langes ? de trouver quelqu’un qui leur définisse le bonheur et les y enchaîne. Que faisons-nous d’autre

actuellement ? Nous réalisons le vieux rêve du paradis. Rappelezvous : au paradis on ne connaît ni le désir, ni a pitié, ni l’amour, les saints sont opérés : on leur a enlevé l’imagination — et c’est uniquement pour cette raison qu’ils connaissent la béatitude. Les anges sont les esclaves de Dieu… Et voilà qu’au moment où nous avions atteint cet idéal, quand nous l’avions saisi comme cela (sa main se ferma, et s’il avait tenu une pierre, Il l’aurait fait couler), quand il ne restait plus qu’à débiter le bonheur en morceaux, vous… vous…

Le bourdonnement s’arrêta brusquement. J’étais aussi rouge qu’une pièce de fer sur l’enclume. Le marteau était au-dessus de ma tête, j’attendais…

— Quel âge avez-vous ?

— Trente-deux ans.

— Vous êtes deux fois aussi naïf qu’un gamin de seize ans. Il ne vous est jamais venu à l’esprit que vous ne leur étiez utile, aux autres, que comme le Constructeur de l’Intégral ? Et tous ces gens, dont vous ne savons pas encore les numéros, mais que nous saurons par vous, se servaient de vous pour…

— Assez, assez, criai-je.

… C’était comme si vous vouliez étendre les mains et crier : « assez » à une balle qui vous arrive. Vous entendez encore votre ridicule « assez » que la balle vous traverse et vous vous tordez sur le sol.

Certes, c’était bien comme Constructeur de l’Intégral. Je revis le visage de U aux ouïes tremblantes et rouge brique le matin où toutes deux s’étaient affrontées…

J’éclatai de rire et levai les yeux. Un homme chauve comme Socrate était assis devant moi. Des gouttes de sueur perlaient sur son crâne. Tout me parut simple et banal. Le rire m’étouffait et partait par fusées. Je mis la main devant ma bouche et sortis en courant. Une seule idée me hantait : la revoir, la revoir une dernière fois.

Encore une page blanche et vide. Je me souviens que je vis des pieds, nos pas des gens, mais des pieds qui tombaient d’en haut sur la chaussée et marchaient. Il y en avait toute une pluie. J’entendis je ne sais quelle chanson joyeuse et un appel qui était sans doute pour moi : « Hé, hé, viens avec nous ! »

J’arrivai à une place déserte remplie d’un vent violent. Une masse sinistre se dressait en son milieu : la Machine du Bienfaiteur. Elle me fit penser à un oreiller blanc sur lequel était renversée une tête aux yeux à demi fermés et dont le sourire dévoilait des dents pointues…

Cela rappelait tellement la Machine que je chassai ce souvenir de toutes mes forces ..."

 

Prévenu à temps, le Maître saura étouffer l'insurrection dans l`œuf. "I" et ses complices seront exécutés. Les  "numéros" malades qui se sont vus pousser une âme seront normalisés par une petite opération : en leur enlevant une infime partie de cerveau, on les libérera de toute velléité d'autonomie. de toute aspiration d'ordre irrationnel. Le texte est parcouru par la dialectique du Grand lnquisiteur : l'humanité ne préfère-t-elle pas se dessaisir de la responsabilité et de la liberté en échange d'un bonheur (médiocre) et du confort? C'est une question toujours d'actualité en ce début du XXIe siècle ... (Trad. Gallimard, 1971).


"La Caverne et autres récits" (1913-1929)

 Zamiatine excelle dans le genre de la nouvelle. "La Caverne" (Pešcera, 1922) figure au nombre de ses textes les plus célèbres. La métaphore de la caverne est extrêmement fréquente chez le Zamiatine du début des années 20. Elle désigne le retour à des formes de vie et d'organisation sociale primitives. Et de fait, le Petrograd de 1918 ou 1919 de ce texte évoque plus la période des grandes glaciations que la Palmyre du Nord. C`est une étendue glacée où évoluent des êtres étrangement accoutrés, pressés de regagner les cavernes dans lesquelles trône, nouvelle idole, le poêle de fonte auquel on sacrifie sans relâche livres, papiers et meubles. Le vent souffle, impitoyable, tel un gigantesque mammouth. Les héros de la nouvelle, Martin Martinytch et sa femme Macha, ont été autrefois des représentants de l'intelligentsia ... 

 

".. — Attends, Macha, je crois qu’on a frappé. 

Non, il n’y a personne. Pour le moment. On peut encore respirer, on peut encore rejeter la tête en arrière et écouter la voix — si semblable à celle d’avant. C’est le crépuscule. Le vingt-neuf octobre est déjà vieux. Des yeux de vieillard, fixes, troubles — sous ce regard fixe, tout se contracte, se recourbe, se recroqueville. La voûte du plafond s’affaisse, les fauteuils s’aplatissent, ainsi que le bureau, Martin Martinytch, le lit et, sur le lit — une Macha de papier, sans épaisseur...."

 

Macha ne se lève plus depuis longtemps. Le jour de sa fête approche et, à cette occasion, elle aimerait que l'on fasse du feu dès le matin ; elle ignore qu'il ne reste plus rien à brûler. Martin implore en vain les voisins de lui céder quelques bûches, puis il se décide à les voler. Le jour de fête se termine, et arrive le président du comité d'immeuble qui déclare que le vol est déjà connu et que si les bûches ne sont pas remplacées le voisin portera plainte. La honte du vol venant s'ajouter aux souffrances de l'époque. Macha va se suicider avec la seule dose de poison que le couple possède...


Un certain nombre de récits ont pour sujet la Russie immémoriale, lointaine, sauvage. Dès avant la Révolution, la représentation de la province figée dans une barbarie et un immobilisme séculaires avaient retenu l'attention de l`écrivain, "Province" (1912),  "Au diable vauvert" (1913). Le récit "Vieille Russie" (Rus, 1923) est comme la traduction en mots savoureux des tableaux du peintre Boris Koustodiev (1878-1927) qu`une longue amitié lia à Zamiatine. Dans "Nord" (Sever, 1918), c'est le heurt entre société civilisée et nature vierge qui est évoqué avec la vie des pêcheurs du Grand Nord. Même thème dans "Afrique" (Afrika, 1916). Ce conflit entre nature et culture, instinct et civilisation est traité avec beaucoup de force dans "Les Entrailles" (1913), - enceinte de son amant, Anfissa tue d'un coup de hache le vieux mari qui a causé la mort de son enfant, le débite en morceaux avant de le saler comme de la viande de porc, puis avouera son crime et expiera, "L'lnondation"(1929, Navodnenie), - Sophia est stérile, et tue à coups de hache sa rivale, la jeune Ganna, que son mari lui a préférée, enterre le corps, et découvre qu'elle peut alors concevoir : mais, atteinte de fièvre puerpérale, révèle son crime. Comme dans "Le Récit du plus important", c`est la femme qui introduit le désordre,  le mouvement, le changement au sein d'un ordre mortifère ...

Le récit "Trois jours" (1913) relate l'insurrection du cuirassé "Potemkine" et surtout la fait revivre pour le lecteur l`Odessa de 1905 dans une narration particulièrement bien construite ..


" TOUT autour de l’île Vassilievski, en une vaste mer, s’étendait le monde : là-bas il y avait eu la guerre, puis la révolution. Mais dans la chaufferie, chez Trofim Ivanytch, la chaudière faisait toujours entendre le même grondement, le manomètre indiquait toujours neuf atmosphères. Seul le charbon avait changé : avant il y avait du Cardiff, à présent c’était du Donetsk. Le Donetsk s’effritait, la poussière noire envahissait tout, impossible de s’en défaire. Et l’on eût dit que cette même poussière noire avait imperceptiblement tout recouvert dans la maison aussi. Apparemment rien n’avait changé. Ils continuaient à vivre tous les deux, sans enfants.

Sophia, bien qu’elle approchât de la quarantaine, avait le même corps d’oiseau, léger et austère. Ses lèvres qui semblaient closes à jamais pour tout le monde s’entrouvraient toujours, la nuit, pour Trofim Ivanytch – et, pourtant, il y avait quelque chose qui clochait. Quoi au juste, ce n’était pas encore bien clair, cela n’avait pas encore pris la consistance des mots. C’est plus tard, en automne, que ce fut dit pour la première fois, et Sophia le marqua dans sa mémoire : c’était dans la nuit de samedi, il y avait du vent, les eaux de la Néva montaient.

Ce jour-là le tube du niveau d’eau sur la chaudière s’était cassé, il avait fallu aller chercher un tube de rechange à la réserve de l’atelier de mécanique. Il y avait longtemps que Trofim Ivanytch n’était pas venu à l’atelier. Lorsqu’il y pénétra, il eut l’impression qu’il s’était trompé d’endroit. Avant, l’atelier était plein de mouvement, ça bourdonnait, ça tintait, ça chantait, comme le vent jouant sur des feuilles d’acier dans une forêt d’acier. A présent c’était l’automne dans la forêt, les courroies de  transmission tournaient à vide, seules trois ou quatre machines marchaient paresseusement, on entendait le couinement monotone d’une rondelle. Trofim Ivanytch se sentit brusquement mal à l’aise, comme s’il se trouvait au-dessus d’une fosse vide, creusée on ne sait pourquoi. Il se dépêcha de retourner chez lui, dans la chaufferie.

Le soir, lorsqu’il revint à la maison, il se sentait toujours aussi mal à l’aise. Il dîna, puis s’allongea un moment. Quand il se releva, c’était passé, oublié ; restait seulement cette espèce de rêve qu’il avait fait, ou cette clé qu’il avait perdue. Mais quel rêve exactement, et la clé de quoi, impossible de se le rappeler. Et puis la nuit cela lui revint en mémoire. Toute la nuit le vent de la côte avait battu la fenêtre, faisant tinter les vitres. Les eaux de la Néva montaient. Et le sang, comme relié à elles par des veines souterraines, lui aussi montait. Sophia ne dormait pas. Trofim Ivanytch, dans la pénombre, trouva à tâtons ses genoux et resta longtemps en elle. Mais il y avait de nouveau quelque chose qui clochait, il y avait de nouveau comme une fosse.

Il restait allongé, les vitres tintaient, monotones, dans le vent. Tout à coup il se souvint : la rondelle, l’atelier, la courroie tournant à vide… « Oui, c’est bien ça », prononça à voix haute Trofim Ivanytch. « Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Sophia. « Tu ne fais pas d’enfants, voilà ce qu’il y a. » Sophia comprit aussi : oui, c’était bien cela. Elle comprit que si elle ne faisait pas un enfant, Trofim Ivanytch la quitterait, il se viderait d’elle imperceptiblement, goutte à goutte, comme l’eau s’échappant du tonneau desséché. Celui qui depuis longtemps se trouvait chez eux dans l’entrée et dont Trofim Ivanytch, depuis longtemps, devait refaire le cerclage, mais il ne trouvait jamais le temps.

Cette nuit-là – ou, plutôt, vers le petit matin –, la porte s’ouvrit toute grande, heurtant avec fracas le tonneau. Sophia sortit en courant de la maison. Elle savait que c’était la fin, qu’on ne pouvait pas revenir en arrière. Sanglotant à grand bruit, elle courut vers le Champ de Smolensk, où quelqu’un faisait craquer des allumettes dans le noir. Elle trébucha, tomba, ses mains s’aplatirent dans quelque chose d’humide. Il fit jour : elle vit que ses mains étaient pleines de sang. « Qu’est-ce que tu as à crier ? » demanda Trofim Ivanytch. Sophia se réveilla. Mais le sang était bien là : c’était, comme à l’habitude, son sang de femme...." (Trad. Actes Sud, L'Inondation)


"Le Récit du plus important" (1924)

Ce récit est tenu pour l'œuvre la plus représentative des conceptions de Zamiatine écrivain et penseur. Il se développe sur trois plans différents. qui s`entremêlent dans la narration tout en se projetant thématiquement dans chacun d'entre eux. C`est d'abord la chenille rhopalocère, qui va mourir pour que de la chrysalide éclose un papillon. Non loin de là, socialistes révolutionnaires et bolcheviks s'affrontent en combats qui évoquent ceux qui opposèrent, au même endroit. des centaines d'années auparavant, les tribus drevlianes ennemies de l`ordre centralisateur incarné par les Varègues (Rous'). Enfin. dans les profondeurs du cosmos. sur une planète éloignée, un petit groupe d'êtres vivent dans l`amour, la violence, la terreur et le meurtre leurs dernières heures avant la disparition totale de l'oxygène. Cette planète va percuter la terre et du choc naîtront des "fleurs d`hommes"...

L'histoire contemporaine se retrouve intégrée au fantastique et à la science-fiction, Ce qui unit ces trois histoires. c`est l`idée que mort et vie sont étroitement liées, que la mort est nécessaire pour que la vie soit. Le montage des différents plans de la narration renvoie également à l`idée de l'unicité du cosmos, de la nécessaire solidarité entre tous ses éléments. Cette idée fort répandue à l'époque fait écho aux conceptions du philosophe chrétien Nikolaï Fiodorov (1829-1903), précurseur du "cosmisme russe", un courant de pensée qui, dès la fin du XIXe siècle, envisageait que l’univers puisse s’étendre bien au-delà des limites terrestres, avec l’être humain en son centre ...

Koukoverov. le social-démocrate, et Dorda. le communiste qui le fera fusiller lc lendemain, sont amis; ils ont vécu une année entière dans la même cellule. Au nom de l`amour qui a existé entre eux, Dorda permet à Taliat, la bien-aimée de Koukoverov, de passer avec lui sa dernière nuit, imprimant à tout jamais son corps dans le sien et niant ainsi la mort par la naissance de l`enfant à venir. C'est cela la "révolution" : le choc, la destruction, la mort, l'explosion qui rendent possible l`apparition d`une vie nouvelle. Et les révolutions sont infinies ; il n`en est pas d'ultime ni de définitive. Aussi le texte peut-il se "terminer" sur des points de suspension.,. La femme, être hérétique par excellence (pour Zamiatine les hérétiques de tous bords sont le sel de la terre), est ici celle par qui advient la révolution, dans un style de fulgurantes métaphores qui font de cette oeuvre l'une des oeuvres majeures de la prose russe expérimentale des années 1920 ...

 


Boris Pilniak (1894-1938), "L'Année nue" (Golyj god, 1922), "L'acajou" (Krasnoe derevo, 1929)

La littérature soviétique, dans la foulée du choc de la Révolution bolchévique, sème à tout vent des romans à la structure aussi inventive que leur contenu, pour Pilniak, c'est le roman en vrac, le chaos d'un quotidien de la vie basculant dans un irrationnel totalement apsychologique. Boris Pilniak, écrivain russe, fils d'un Allemand de la Volga exerçant la profession de vétérinaire et d'une mère russe-tartare, et qui fit ses études à l'institut de commerce de Moscou jusqu'en 1920, commença à publier des œuvres régulièrement à partir de 1915, deux recueils de récits sur la vie provinciale de la Russie révolutionnaire (1918-1920), puis un roman, à la gloire fulgurante, "L'Année nue" (1921), qui voyait apparaître en littérature la "nouvelle Russie" avec ses tensions, la horde populaire déferle sur l'ancienne Russie légendaire. Après un voyage en Allemagne et en Angleterre, il donnait des "Récits angalis" (1924), "Le Roman de la Lune non éteinte" (1926, Povest' nepogašennoj luny), - un récit à peine voilé de la mort discutable de Mikhaïl Vassilievitch Frunze, le célèbre commandant militaire bolchévique qui prit quelques mois le commandement de l'Armée rouge -, déclenchant les premières attaques officielles qui se multiplient avec la publication en Allemagne de "L'Acajou" en 1929, interdit par la censure soviétique.

C'est que, pour Pilniak, la Révolution, c`était le retour à la Russie splendide et sauvage d'avant Pierre le Grand, le déferlement biologique des passions et des rêves, le retour à l'âge scythe. Son roman brasse les thèmes les plus divers avec un art consommé du montage, la Moscovíe du Moyen Âge. ses mendiants, la bureaucratie à l'œuvre dans une petite ville de province, la famille Skoudrine et ses mœurs ancestrales chez qui le temps s'est arrêté au XVIIe siècle, la Commune des "emburelucoqués", rêveurs demeurés en esprit dans le communisme de guerre et qui développent leurs utopies tout en buvant de la vodka dans un four de briqueterie, des conversations sur le sens de la vie entre Akim Skoudrine, le trotskiste, et sa cousine Claudie, qui attend un enfant dont elle ignore qui est le père, les motifs du livre, si divers, se répondent et s`expliquent mutuellement grâce à une savante composition : au moment où le pays s'engageait sur la voie d`une révolution industrielle qui prétendait être fondée sur la rationalité, Pilniak montrait les déçus. les ratés, les vaincus, les partisans de la commune primitive fondée sur l'égalitarisme, le dénuement et l'amour mutuel, alors que disparaissait la sainte Russie avec ses délires et ses folies au bénéfice d'une nouvelle bureaucratie, d'une classe dirigeante occupée à gérer la lente mise à sac des richesses d'avant la Révolution. Pour se racheter, Pilniak publiera un roman sur l'industrialisation en URSS et sur le plan quinquennal, "La Volga se jette dans la mer Caspienne", mais il fut arrêté et fusillée n 1937, et ... réhabilité en 1957 ...


Karel Čapek (1890-1938) 

Parmi les romans modernes s'appuyant sur une utopie, ceux de Čapek occupent une place plus qu'honorable à côté de ceux de Welles, du "Meilleur des mondes" de Huxley, de "Nous autres", du russe Zamiatine, des "Aventures extraordinaires de Julio Jurenito" et du "Trust .D.E." de l'écrivain russe Ilya Ehrenbourg...

C'est dans "R.U.R." (Rossum’s Universal Robots), un drame en trois actes publié en 1920 et joué en 1921, que Karel Čapek a inventé le mot robot (dérivé du mot tchèque pour travail forcé), des êtres au demeurant plus androïdes que robot. Il met en scène un scientifique nommé Rossum qui découvre le secret de la création de machines ressemblant à des humains, se lance dans la production de ces mécanismes dans le monde entier. Mais un autre scientifique décide de rendre les robots plus humains, en ajoutant progressivement des caractéristiques telles que la capacité à ressentir la douleur. Des années plus tard, les robots, créés pour servir les humains, en sont venus à les dominer complètement. Les robots, tout comme les extraterrestres, entrent donc dans la science-fiction. 

Fils d'un médecin de campagne, Čapek (1890-1938) a étudié la philosophie à Prague, Berlin et Paris et s'est installé à Prague en 1917 en tant qu'écrivain et journaliste. De 1907 à la fin des années 1920, il a écrit une grande partie de son œuvre avec son frère Josef, un peintre, qui a illustré plusieurs des livres de Karel. Presque toutes ses œuvres littéraires sont des enquêtes philosophiques portant sur la destinée humaine (Zářivé hlubiny, 1916, "Les profondeurs lumineuses", Krakonošova zahrada, 1918,  "Le jardin de Krakonoš"), les impacts négatifs du progrès technologique, les problèmes d'identité de l'être humain (Hordubal (1933), Povětroň (1934, Météor), Obyčejný život (1934, Une vie ordinaire). Mais avec la menace croissante que représente l'Allemagne nazie pour l'indépendance de la Tchécoslovaquie au milieu des années 1930, incite Čapek à écrire plusieurs ouvrages destinés à mettre en garde et à mobiliser ses compatriotes Prvni parta, 1937, Bílá nemoc (1937 ), Matka (1938)...

 

"R.U.R." (Rossum’s Universal Robots, 1921)

L'action, qui se situe dans le futur, se déroule sur une île appartenant à un certain Réson ("rozum", raison). Le prologue nous montre Hélène Glory arrivant d`Europe et débarquant dans l`île où se trouve une fabrique d' "ouvriers artificiels", les "Robots" (néologisme du tchèque "robota", travail). Elle est accueillie par le directeur général, Harry Domin, qui l'entretient du vieux Rossum (lequel découvrit en 1932 le secret de la matière vivante et tenta de "fabriquer" l'homme) et du neveu de Rossum qui simplifia l`anatomie humaine et mit au point la fabrication des Robots. Hélène et Harry finissent par se marier. Dix ans plus tard, la révolution des Robots éclate en Europe, et Harry essaie en vain de cacher l'événement à sa femme. Un ami de Harry, l'architecte Alquist, est devenu entre-temps un farouche ennemi du progrès, convaincu que la fabrication artificielle des Robots empêche désormais les naissances. Hélène, qui n`a pas d'enfants, influencée par sa gouvernante, Nounou, se décide à brûler les documents de Rossum concernant la fabrication des hommes-machines, ce qui empêche Harry de fabriquer des Robots "nationalistes" destinés à combattre les rebelles. Sur ces entrefaites, ces derniers prennent d'assaut la demeure du directeur et de ses collègues. 

En réalité, le responsable du soulèvement est le docteur Gall, lequel, à la demande d`Hélène, a doté quelques centaines de Robots de la faculté d`excitation nerveuse. Les négociations avec les rebelles se révèlent inutiles : ils massacrent tout le monde à l'exception de l`architecte Alquist, le seul qui ait travaillé de ses mains. Aucun homme n'ayant survécu à la révolte, le comité des Robots demande à Alquist de trouver le moyen de fabriquer des hommes artificiels : mais Alquist n'y parvient pas. 

En fin de compte, l`humanité sera sauvée par un jeune couple, les "Robots" Primu et Hélène, lesquels, en fait. sont humains puisqu'ils s`aiment ; Helène rit (alors que les Robots ne rient jamais) et chacun de ces amoureux est prêt à donner sa vie pour l'autre. Alquist salue en eux le nouvel Adam et le nouvelle Ève. La croyance aveugle dans le progrès scientifique et mécanique est bien I'objet de cette satire ...

 

"... Hélène. — On dit que l’homme est le produit de Dieu. 

Domin. — Le vieux bon Dieu n’avait pas la moindre idée de la technique moderne. Mais le jeune Rossum a essayé de jouer le rôle d’un Dieu nouveau. 

Hélène. — Comment cela, je vous prie ? 

Domin. — Il s’est mis à fabriquer des super-Robots. Des géants de travail. Il a essayé d’en faire de quatre mètres de hauteur, mais vous ne croiriez pas, combien ces mammouths se cassaient facilement. 

Hélène. — Ils se cassaient ! 

Domin. — Oui. A chaque instant, ça craquait : une jambe ou autre chose. Il paraît que notre planète est petite pour les géants. Maintenant, nous ne fabriquons que des Robots de grandeur naturelle et d’un extérieur humain très potable. 

Hélène. — J’ai vu des Robots pour la première fois chez nous. La commune les a achetés, je veux dire engagés. 

Domin. — Achetés, chère mademoiselle. On achète les Robots. 

Hélène. — Engagés comme balayeurs des rues. Je les ai vus balayer. Ils sont tellement bizarres, tellement silencieux. 

Domin. — Avez-vous remarqué ma dactylo ? 

Hélène. — Je n’ai pas fait attention. 

Domin (sonnant). — La société anonyme des Rossum’s Universal Robots ne fabrique pas encore un article uniforme. Nous avons des Robots fins et des Robots ordinaires. Les meilleurs vivent vingt ans. 

Hélène. — Ils meurent ensuite ? 

Domin. — Ils finissent par s’user. 

(Sylla entre.) 

Domin. — Sylla, montrez-vous à mademoiselle Glory. 

Hélène (se levant et lui tendant la main). — Charmée de faire votre connaissance. Vous devez être très triste si loin du monde, n’estce pas ? 

Sylla. — Connais pas, mademoiselle Glory. Asseyez-vous, s’il vous plaît. 

Hélène (s’asseyant). — D’où êtes-vous, mademoiselle ? 

Sylla. — D’ici, de l’usine. 

Hélène. — Ah ! Vous êtes née ici ! 

Sylla. — Oui. C’est ici qu’on m’a fabriquée. 

Hélène (sursautant). — Comment?

Domin (riant). — Sylla n’est pas une femme, mademoiselle. Sylla est une Robote. 

Hélène. — Je vous demande pardon. 

Domin (posant la main sur l’épaule de Sylla). — Sylla ne vous en veut pas. Regardez, mademoiselle, le teint que nous faisons. Tâtez sa joue. 

Hélène. — Oh non ! non ! 

Domin. — Vous ne reconnaîtriez pas qu’elle est faite d’une autre substance que nous. Regardez, elle a jusqu’au duvet caractéristique des blondes. Il n’y a que les yeux qui sont un tout petit peu… Mais en revanche, quels cheveux ! Tournez un peu, Sylla ! 

Hélène. — Mais assez, assez ! 

Domin. — Causez avec mademoiselle, Sylla. C’est une visiteuse de marque. 

Sylla. — Asseyez-vous, mademoiselle, s’il vous plaît. (Elles s’assoient toutes les deux.) Vous avez fait une bonne traversée ? 

Hélène. — Mais oui, certainement. 

Sylla. — Ne retournez pas sur l’Amélie, mademoiselle Glory. Le baromètre baisse fortement, il est à 705. Attendez plutôt le départ de la Pennsylvania. C’est un bâtiment excellent. 

Domin. — Combien ? 

Sylla. — Quarante nœuds à l’heure. Tonnage de 95 mille. Un des derniers paquebots, mademoiselle. 

Hélène. — Merci. 

Sylla. — Quatre-vingts hommes d’équipage, capitaine Harpy, huit chaudrons. 

Domin (riant). — Cela suffit, Sylla, cela suffit. Montrez-nous, comme vous parlez anglais. 

Hélène. — Vous parlez anglais ? 

Sylla. — Je parle quatre langues. J’écris : Dear Sir ! Monsieur ! Geehrter Herr ! Cteny pane ! 

Hélène (sursautant). — C’est de la blague ! Vous n’êtes qu’un charlatan ! Sylla n’est pas une Robote. Sylla est une jeune fille comme moi. Sylla, c’est honteux. Pourquoi jouer cette comédie ? 

Sylla. — Je suis une Robote. 

Hélène. — Non ! non ! Vous mentez ! Oh ! Sylla, pardonnez-moi ! Je sais, ils vous ont forcée de leur faire de la réclame ! Sylla, vous êtes une jeune fille comme moi, n’est-ce pas ? Dites ! 

Domin. — Je regrette, mademoiselle Glory. Sylla est une Robote. 

Hélène. — Menteur ! 

Domin (se cabrant). — Comment ! (Il sonne.) Pardon, mademoiselle, mais en ce cas, il faut que je vous donne des preuves. 

(Marius entre.) 

Domin. — Marius, vous allez conduire Sylla dans la salle d’autopsie pour qu’on l’ouvre. Dépêchez-vous ! 

Hélène. — Où ça ? 

Domin. — Dans la salle d’autopsie. Quand on l’aura ouverte, vous irez la voir. 

Hélène. — Je n’irai pas. 

Domin. — Pardon, vous avez parlé de mensonge. 

Hélène. — Vous voulez la faire tuer ! 

Domin. — On ne tue pas une machine. 

Hélène (prenant Sylla dans ses bras). — N’ayez pas peur, Sylla, je vous protégerai. Dites, ma chère petite, est-ce qu’ils sont tous aussi  brutaux avec vous ? Il ne faut pas se laisser faire, entendez-vous.  Il ne faut pas, Sylla ! 

Sylla. — Je suis une Robote. 

(...)


"La Fabrique de l'Absolu" (1922)

Très proche de l'intrigue des romans utopiques de H. G. Wells, l'action se déroule dans le futur, à partir de 1943. Le directeur de la fabrique Meas Bondy apprend qu'une importante découverte a été faite par une de ses relations, l'ingénieur Marko. Il va aussitôt le trouver : il s'agit d'une machine appelée "Karburator", ayant la capacité de briser les atomes du charbon et de développer ainsi une énorme énergie qui pourra être exploitée par l'industrie. Mais cette complète combustion de la matière fait sortir de la matière même, l`essence divine, l'Absolu, partout présent dans la matière. Et dans le voisinage des carburateurs se produisent d'étranges phénomènes : événements religieux tels que conversions, prédications, miracles (tout particulièrement des exemples de lévitation) et jusqu'à des manifestations de fanatisme religieux. La fabrique Meas inonde le monde de carburateurs. Une de ces machines fait marcher un dragueur de Štěchovice, et un des marins du bord, Kuzenda, qui a comme aide l'ouvrier Brych, devient prophète de l'Absolu. Binder, propriétaire d`un manège, possède une autre machine. Les partisans de Dieu travaillant sur le dragueur entrent en conflit avec ceux qui reconnaissent comme Dieu l'Absolu du manège. L'extraordinaire puissance des carburateurs a pour conséquence non pas le bien-être mais la misère, car la surproduction amène la baisse des prix de vente des produits, qui entraine elle-même de lourdes pertes, étant donné l'élévation du coût de la production. L'écrivain soutient ainsi, non sans ironie, que le paysan tchèque sauve la situation en vendant très cher ses produits. L'Église romaine, qui, dès l'origine, s'est opposée à l`Absolu, finit par le  reconnaitre: une terrible guerre mondiale éclate alors entre catholiques et protestants. C'est un Savoyard, le lieutenant d`artillerie Robinet, qui sauve le monde en donnant la chasse aux carburateurs pour les détruire sans pitié. Le roman se termine par une aimable rencontre matinale dans une auberge de Prague : Brych et Binder, jadis ennemis, s`y retrouvent en plein accord et remplis d'amour l'un pour l'autre. Un garde apporte la nouvelle que même le dernier nid des carburateurs, dans le quartier de Žižkov, à Prague. où l`Absolu produit par des moteurs, était adoré par des vagabonds et des prostituées, a finalement été découvert et détruit. Diffusion du fanatisme religieux et du fanatisme technico-scientifique se rejoignent dans une même intention satirique ... (Trad. Nagel, 1945).


"La Guerre des salamandres", Karel Capek, 1936

Un récit de science fiction qui  débute par la découverte de salamandres singulières par un capitaine de navire. Ces amphibiens sont très intelligents, peuvent se tenir debout et sont capables d'apprendre à parler. Le capitaine, qui a pu les dresser, parcourt le Pacifique en leur compagnie pour y pêcher des perles. Ces animaux se multiplient vite et l'entreprise du capitaine fait bientôt l'objet de préoccupations internationales. En quelques années, le nombre de salamandres dépasse celui de la population humaine, certaines d'entre elles ont obtenu leur diplôme universitaire et les eaux peu profondes où elles habitent commencent à manquer. Ce sont des esclaves, des citoyens de deuxième classe, jusqu'à ce qu'un jour elles présentent au monde leurs revendications.

À une époque où l'Europe assistait avec consternation à l'essor du nazisme, Capek était un antifasciste convaincu qui éprouvait aussi une grande antipathie envers le parti communiste. Le roman parodie ces deux mouvements politiques tout en critiquant aussi l'égoïsme des États-nations et les relations qui existent entre eu×. L'auteur traite les interactions humaines et les machinations politiques avec un mélange d'intérêt compatissant et d'ironie comique...

 


"Aelita", Yakov Protazanov (1924)  

Le cinéma soviétique naît officiellement lorsque Lénine signe le 27 août 1919 un décret de nationalisation qui va, pendant soixante-dix ans, faire de celui-ci une affaire d'Etat, et se doit donc de concurrencer les productions étrangères.  Yakov Protazanov  (1881-1945) va réaliser un film muet constructiviste, "Aelita", avec des décors de style art nouveau (Metropolis (1927) de Fritz Lang s'en inspirera), et avec une certaine liberté : la propagande bolchevique, qui vise à comparer la Russie de 1921 et la planète Mars, une planète capitaliste, n'élude pas les difficultés de la vie soviétique de l'époque. L'ingénieur Loss (Nikolai Tsereteli), qui dirige la station radio de Moscou, capte, comme toutes les radios du monde, le 4 décembre 1921, un singulier message, "Anta… Odeli… Uta", qui vient sans doute de Mars : l'ingénieur se met en tête de construire un vaisseau et ne pense plus qu'à rejoindre la planète et la belle Aelita (Yuliya Solntseva), rencontrée dans ses rêves, tandis que sa femme, Natacha, dans la vie bien réelle, Natacha travaille dans un centre d'évacuation où elle vient en aide aux soldats qui reviennent du front et aux milliers d'émigrants en provenance des campagnes. Mais la belle Aelita est la fille de Tuskub, le dirigeant de l'état totalitaire qui règne sur la planète rouge, Los parvient à la rejoindre, fomente avec elle une révolution, l'histoire tourne à la tragédie, mais il ne s'agissait que d'un rêve...