Erskine Caldwell (1903-1987), "Tobacco Road" (1932), "God's Little Acre" (1933), "Journeyman" (1935) - Harry Crews (1935-2012), "The Gospel Singer" (1968), "A Feast of Snakes" (1976), "A Childhood : The Biography of a Place" (1978) - ...
Last update : 11/11/2016
"Il y a une géographie mythique et littéraire des Etats-Unis. L'Est, de Hawthorne, où s'enracine la malédiction puritaine et la tragédie du remords. Le Nord, de Curwood, où la nature sauvage est le terrain de combat pour la survie. L'Ouest, de Mark Twain, promesse d'espace et de prospérité, jusqu'à la Californie des Steinbeck. Le Midwest, de Sherwood Anderson, englué dans ses conventions provinciales. Enfin, le Sud, de Faulkner, de Thomas Wolfe, de Caldwell et de Styron". Il y a plusieurs sud, le Sud des vieilles plantations côtières de Virginie, celui des grands domaines du "Delta" (de la Yazoo), et du Sud le plus pauvre, celui des collines de terre rouge qui s'étendent de part et d'autre des contreforts des Appalaches, un Sud prolétaire, sans les prétentions aristocratiques. Un Sud qui prend corps n'est plus celui des vieilles demeures coloniales, c'est celui "de la terre des iniquités et des tares". Viols, incestes, meurtres traduisent la déchéance morale d'une société à l'image d'une terre jadis nourricière aujourd'hui épuisée....
Erskine Caldwell (1903-1987)
Erskine Caldwell, auteur d'une cinquantaine de romans et de quelques centaines de nouvelles, a fait entrer dans la littérature un nouveau personnage : le « pauvre blanc » des États du Sud. Il le découvrit dès l'enfance, non seulement pour être né à White Oak, en Géorgie, mais parce qu'à la suite de son père, pasteur presbytérien et inspecteur des églises, il ne cessa de parcourir le Sud tout entier. Il lui arriva ainsi de tomber, avec sa famille, prisonnier des moonshiners, les distillateurs clandestins de whisky. Il continua d'observer les « pauvres blancs » en faisant tous les métiers, comme il l'a raconté dans "Call it Experience; the Years of Learning How to Write" (1951) : scieur de long, footballeur professionnel, cuisinier, contrebandier d'armes, marchand de biens, ouvrier agricole. Entre-temps, il fréquenta l'université de Virginie, à Charlottesville, pour apprendre à être écrivain, mais un écrivain différents de ceux qui jusqu'alors ne restituait en en rien ce Sud qu'il connaissait. C'est là qu'il rencontra D.H.Lawrence, Sherwood Anderson. Et c'est bien cette grande expérience de la misère qui éveilla sa conscience sociale et le poussa à écrire contre l'injustice. Pour survivre, il devient journaliste à Atlanta, puis quitte son Sud natal pour s'installer avec sa jeune famille dans le Maine. En 1929, il publie "The Bastard". Le plus souvent, il peint simplement, sans prendre parti et sans s'apitoyer, des personnages primitifs, aussi dépourvus de préoccupations morales que de ressources matérielles. Leur innocence s'accommode de la violence, de la fornication et de la mort. Cet amoralisme à peu près total, cet humour féroce qui peut tout au plus passer pour une dénonciation de l'absurde ont scandalisé ses premiers lecteurs et ont fait en même temps le succès des romans qui appartiennent à son ''Southern cyclorama'' , tel que" Tobacco Road'" (1932) ou "God's Little Acre" (1933). En 1941, il est grand reporter en Union Soviétique pour le compte de Life Magazine. Pour William Faulkner, Caldwell est un des cinq plus importants écrivains américains contemporains, avec lui-même, Thomas Wolfe, Ernest Hemingway et John Dos Passos.
"Ce n'a jamais été pour mon plaisir que j'ai pu voir des hommes, des femmes et des enfants naître, vivre et mourir dans la misère, l'ignorance et la dégradation. J'ai récolté le coton avec eux; j'ai partagé leur pain, j'ai creusé avec eux la tombe de leurs morts. Personne ne peut se considérer comme l'un d'eux à plus juste titre que moi. Mais je n'ai pas aimé du tout voir l'un de ces hommes attaché à un arbre, fouetté par son propriétaire jusqu'à en perdre connaissance. Je n'ai pas aimé voir un politicard minable qui se faisait passer pour un homme d'affaires dépouiller l'un de ces hommes de son année de travail. Il ne m'a pas plu de voir un contremaître abattre de sang-froid un père de famille qui avait eu le tort de protester contre le viol de sa fille, commis sous ses propres yeux. C'est parce que je n'ai pas aimé toutes ces choses que j'ai voulu montrer que le Sud, non content d'avoir engendré une race d'esclaves, a soudain, ce qui est pire, fait volte-face pour lui lancer une ruade en plein visage." (Erskine Caldwell, mai 1936)
Le Bâtard (The Bastard, 1929)
Premier roman d'Erskine Caldwell, le roman mêle le burlesque à l'atroce, sans trace d'aucune sorte d'indignation ou de commentaire social. C'est le parler local que Caldwell emploie, l'exagération, la caricature, qui vont avancer le récit et lui donne ce pathétique dénué de tout sentiment. L'histoire de Gene Morgan, né de père inconnu et de mère prostituée, dans une petite ville du Sud où les seuls soucis des hommes sont de boire, de manger, de forniquer, et de travailler le moins possible, préfigure toutes les oeuvres à venir du romancier. Le lecteur pourrait proposer un jugement moral, mais le narrateur, dans une indifférence totale, semble rétorquer : au nom de quoi blâmerait-on ces hommes et ces femmes?
"La dernière fois que Gene Morgan avait eu des nouvelles de la femme qui était sa mère, elle vivait de l'autre côté de la frontière, au Mexique, paradis prospère à quelques centaines de mètres de la Californie et de la prohibition. Elle n'était plus jeune, ni belle comme avant, mais elle s'y connaissait en hommes et en argent, et elle avait la technique pour augmenter ses tarifs; les clients payaient toujours sans rechigner le prix de son expérience.
Gene savait que sa mère était une putain; depuis vingt-cinq ans, elle faisait la tournée des champs de courses, toujours à l'affût du gain des parieurs; aussi, quand l'étranger lui montra la photo de sa mère au dos d'une carte postale, cela ne l'étonna pas. Tendu, il examina le cliché à la faible lueur du réverbère qui éclairait le parc; le sang gonflait les veines de son cou et de son front. L'étranger se pourléchait en racontant certaines choses qui leur étaient arrivées quand ils étaient ensemble, la femme et lui, à La Nouvelle-Orléans, à La Havane et à Tijuana. Mais Gene ne l'écoutait pas. Les yeux injectés de sang, il regardait l'image obscène de sa mère, ses hanches entaillées de profondes cicatrices rouge et bleu, son ventre barré d'une longue estafilade, comme un marais de Louisiane sillonné d'un canal de drainage; et aussi son sein gauche, mutilé là où un cow-boy ivre avait coupé le mamelon avec les dents ..."
"Un Pauvre Type" (Poor Fool, 1930)
Le premier roman de Caldwell, "The Bastard" (1929) était souvent considéré comme un recueil de violences quelque peu gratuites. Son second roman, "Un Pauvre Type", également placée sous le signe de l`horreur, est beaucoup plus original. Le "pauvre type" en question est un boxeur, Blondy Niles, qui, après avoir été trahi et drogué avant un match par son manager, a vu sa carrière brisée. Un soir où il a été assomme par le tenancier d'un établissement de nuit, Blondy est recueilli par une prostituée, Louise. Peu après, un manager marron, Salty, l'embauche pour participer à des matchs truqués. Mais, tandis qu`il participe à une orgie avec Salty et son futur adversaire, "Knockout Harris", Louise est sauvagement assassinée. Quelque temps après, Blondy est entraîné par une fille dans la sinistre maison de Mrs. Boxx. Cette terrible matrone dirige, dans des conditions hallucinantes, une véritable usine clandestine d`avortement, où les patientes meurent comme des mouches, et a, entre autres, l`étrange coutume d'émasculer ses amants à coups de ciseaux. Fasciné par le monstre, Blondy en devient l`esclave. Sur le point d`être mutilé, il est sauvé par l`intervention d`une fille de Mrs. Boxx, Dorothy, qui parvient à le faire fuir.
Cependant, Blondy apprend que ce sont les hommes de Salty qui ont assassiné Louise et il décide d'exécuter l`escroc. Mais. avant qu`il n`ait pu réaliser son projet, il est abattu à la mitraillette par les tueurs du manager. Son corps est jeté dans une rivière et Dorothy se suicide en se précipitant à sa suite dans l'eau...
Traité de façon réaliste, le roman n'est en fait qu'un long cauchemar dans lequel s'expriment toutes les obsessions de l`auteur. (Trad, et préface de M.-E. Coindreau, Gallimard. 1945).
"Nous les vivants" (1933)
Sous ce titre de "Nous les vivants", ont été traduites en français des nouvelles appartenant à deux recueils de l`écrivain américain Erskine Caldwell, "Nous les vivants" (We are the Living, 1933) et "Prière au soleil levant" (Kneel to the Rising Sun, 1935). Caldwell peint ici la dégénérescence des "petits Blancs" du Sud ("Août"), dresse de savoureux portraits de paysans ("Feu d`herbes sèches", "Une femme dans la maison"), dénonce le racisme ("Candy-Man", "Prière au soleil levant") et la misère ("Mort lente", "Les Hommes"). L'érotisme, partout sous-jacent, inspire directement quelques brûlants récits ("La Baignade", "Dans un champ de coton") et nombre de nouvelles ("La Rivière chaude", "Rachel", "Feu de cimes") traite de l`éveil de l'amour chez de très jeunes gens...
"Les Voies du Seigneur" (1935, Journeyman)
Clay Horey est un "pauvre Blanc" de Géorgie abruti par le climat et l`oisiveté (tous les travaux de la ferme reposant sur les Noirs). Les appâts des jeunes femmes de couleur ne parviennent même plus à le tirer de chez lui. "Comme qui dirait, avoue-t-il, qu'ça me dit plus rien du tout d`pécher. J`préfère rester assis sur ma véranda tout l`printemps et tout l`été, plutôt que d`aller courir et d`pécher". D`autant que Dene, sa troisième femme, qui n`a que quinze ans, lui donne bien des satisfactions ("C'qu`y a chez Dene, c`est qu`elle sait toujours rester un peu en avance sur moi. J`sais pas comment elle s`y prend, elle sait toujours c`que j`veux qu`elle m`fasse avant qu`j'le sache moi-même). "Les Voies du Seigneur" nous conte le trouble qu`un singulier prédicateur ambulant, Semon Dye, va apporter durant quelques
jours dans cette torpide existence. Semon est fort comme un lutteur de foire, paillard, astucieux, cynique et dénué du plus léger scrupule. "Le Seigneur. proclame-t-il, il n`a point à se faire d`la bile pour moi. Comme qui dirait qu`il m'donne mes coudées franches".
Un après-midi, il débarque chez Horey dans un vieux tacot branlant et, d`autorité, s`installe dans la maison jusqu`au dimanche suivant, jour du prêche. Le soir même, il entraîne la cuisinière métisse dans sa chambre et, surpris par le mari, blesse celui-ci d'un coup de revolver. Lorene, la seconde femme de Horey, qui est devenue prostituée à Jacksonville, arrive à la ferme pour voir son petit garçon, Séduit par la jeune femme, Semon lui propose de la raccompagner en Floride et, durant le voyage, de lui servir de rabatteur. En attendant, l`habile homme réussit le tour de force consistant à vider les poches de Horey pour procurer au naïf fermier une entrevue galante avec une "femme" qui se révélera être son ancienne épouse. Mais c`est au cours d`une fantastique partie de dés avec Clay et Tom que le prédicateur va montrer tout ce dont il est capable. Ayant fait perdre à son hôte une montre en or et sa voiture, il le contraint. sous la menace de son revolver, à jouer Dene et, bien entendu, gagne l`adolescente. Affolé, Horey court alors à la ville pour essayer de se faire avancer sur la prochaine récolte les cent dollars qui lui permettront de racheter sa femme. Ayant réussi à se procurer l'argent, il le remet à son créancier, en ignorant d`ailleurs que celui-ci, contrairement à sa promesse. a profité de son absence pour abuser de la candeur de Dene.
Arrive enfin le fameux dimanche au cours duquel Semon doit prêcher. Toute la population blanche de Rocky Comfort est entassée dans une étouffante salle de classe. Durant des heures l`athlétique prédicateur tonne contre le péché, obtenant finalement les hurlements et les contorsions hystériques qui annoncent la "délivrance" de ses auditeurs. Mais, à la fin de la séance, Semon n`est toujours pas parvenu à ébranler Lorene, qu`il considère comme la plus grande pécheresse de l'assistance. Cet échec le bouleverse et nous nous apercevons que l'évangéliste, loin d`être un simple imposteur, croit très naïvement a sa "mission".
Le lundi, à leur réveil, Horey et ses deux femmes découvrent que Semon, à l`aube, a repris la route dans la voiture gagnée aux dés. Horey, qui n`a pourtant cessé d'être la victime du prédicateur, conclut : "J`me sens drôlement seul, maintenant qu`il est plus assis sur la véranda à m`causer et à attendre dimanche". (Trad. et préface de Robert Merle, Gallimard, 1950).
La route au tabac (Tobacco Road, 1937)
"Quelque part en Georgie, le métayer Jeeter Lester vit avec sa famille affamée : Ada, sa femme malade, le fils Dude, Ella May, la fille au bec-de-lièvre et nymphomane, Pearl, adolescente de douze ans déjà mariée à un voisin, Lov Benson. L'histoire se déroule en une série d'épisodes burlesques, Jeeter tentant de voler les navets de Lov, l'arrivée de la femme pasteur Bessie Rice qui réussit à se faire épouser par l'adolescent Dude, Pearl qui quitte son mari pour travailler en ville pendant qu'Ella May prend la place de sa soeur dans le lit conjugal. Aucun tragique ne se dégage de ces situations les plus scabreuses, la réalité y apparaît caricaturale, voire fantastique." (Gallimard) Pour beaucoup, une épopée de la faim et du désir sexuel...
"- Qu'est-ce qui se passe, Lov? demande Jeeter. Qu'est-ce qui est arrivé au dépôt pour te faire courrir si vite?
- Pearl! .. Pearl! .. elle est partie!
- Partie, où ça? demande Jeeter avec calme, déçu de ne pas apprendre quelque chose de plus intéressant. Où est-elle partie, Lov?
- Elle s'est enfuie à Augusta!
- A Augusta? dit Jeeter en se redressant. J'pensais que, des fois, elle était peut-être partie dans les bois pour quelque temps, comme ça lui est déjà arrivé. As-tu idée pourquoi elle s'est sauvée à Augusta?
- J'sais pas, dit Lov, m'est avis qu'elle s'est sauvée tout simplement. Je vois pas d'autres raisons. J'lui avais pas fait mal, ce matin. J'l'avais seulement jetée sur le lit. Elle m'a échappé et j'l'ai plus revue.
- Qu'est-ce que tu voulais lui faire?
- Rien. J'voulais seulement l'attacher avec des cordes à labour pour voir si je pourrais arriver à quelque chose. J'pensais que, si je l'attachais, faudrait bien qu'elle reste sur le lit. J'aurais pas tarder à la détacher.
- Comment sais-tu qu'elle s'est sauvée à Augusta? Elle est peut-être allée simplement dans les bois. Est-ce qu'elle te l'a dit qu'elle s'en allait à Augusta?
- Elle n'm'a rien dit.
- Alors, qu'est-ce qui te fait supposer qu'elle y est allée plutôt que dans les bois?
- J'le savais même point jusqu'à ce que j'aie vu Jones Peabody, au dépôt, qui m'a dit, comme ça, qu'en revenant de Fuller avec un camion vide il l'avait rencontrée tout près d'Augusta. Il m'a dit qu'il s'était arrêté pour lui demander où qu'elle allait et si je savais qu'elle avait quitté la maison, mais elle a refusé de répondre. Il m'a dit qu'elle avait l'air de mourir de peur. Alors, il est venu tout de suite me prévenir. Il savait bien que je devais point le savoir.
- Pearl était tout comme Lizzie Belle. Lizzie Belle est partie pour Augusta comme ça. - Il fit claquer ses doigts et branla la tête d'un côté.
- J'en savais rien jusqu'au jour où je l'ai rencontrée là-bas, dans la rue. J'lui ai demandé pourquoi qu'elle s'était sauvée comme ça, sans rien dire à sa maman ni à moi, mais elle n'a point voulu me répondre. Moi, je m'étais toujours figuré qu'elle était quelque part dans les bois, mais au premier coup d'oeil, j'ai tout de suite vu que c'était Lizzie Belle. Je l'ai regardée. Elle avait une belle robe et un chapeau, mais je n'm'y suis pas laissé prendre. J'savais bien que c'était Lizzie Belle quand même qu'elle a refusé de me répondre. Elle avait travaillé tout ce temps-là dans une filature, de l'autre côté de la rivière. C'est alors que j'ai appris pourquoi elle s'était sauvée, parce qu'Ada me l'a dit. Ada m'a dit que Lizzie Belle avait envie de porter une belle robe et un chapeau, et qu'elle était allée travailler aux usines pour pouvoir se payer toutes ces choses qu'elle voulait.."
"Tobacco Road" a pour cadre géographique la partie ouest de la vallée de la Savannah, dans l`Etat de Géorgie. Epuisées par la monoculture du tabac puis du coton, les terres de cette région ont été peu à peu abandonnées par les riches propriétaires. Livrés à eux-mêmes, les anciens métayers et les petits fermiers ne peuvent faire face aux frais d`exploitation et, pressés par les dettes et la faim, doivent bientôt aller chercher du travail dans les villes. Certains, pourtant, victimes de leur amour de la terre, s`obstinent à rester et connaissent la plus abjecte déchéance. Tel est le cas du héros de "La Route au tabac", Jeeter Lester. A la terre, il a tout sacrifié, même ses enfants...
Ada, son épouse, lui en avait donné dix-sept. Cinq sont morts. presque tous les autres ont fui leurs parents et la misère. Les Lester n`ont donc plus auprès d`eux qu'une fille de dix-huit ans, Ellie May, que défigure un monstrueux bec-de-lièvre, et un garçon de seize ans, Dude. L`an passé, une autre fille, Pearl, qui n'avait que douze ans, a été mariée à un voisin, Lov. Pour obtenir Pearl, Lov a donné à Jeeter "des couvertures et près d`un gallon d'huile de machine, sans compter sa propre paye d'une semaine, c`est-à-dire sept dollars". Dans la cabane vit aussi la vieille grand-mère Lester, dont personne ne se préoccupe et que la faim rend à demi folle.
Aucun des Lester ne sait lire. Comme tous les "pauvres Blancs" des romans de Caldwell, ils sont non seulement terriblement démunis, mais abrutis, dépravés, dégénérés. Le père est frappé d'aboulie. 'Pour tout ce qu'il voulait faire, Jeeter faisait toujours dans sa tête des plans très détaillés, mais, pour une raison ou une autre, il n`accomplissait jamais rien".
A sa fille, dont il doit depuis des années faire recoudre le bec-de-lièvre, il finit par conclure : "C'est Dieu qui t'a créée comme ca, et c`est comme ça qu`ll voulait que tu sois. Des fois, je me demande si ça ne serait pas un péché de prétendre y changer quelque chose, parce que ça serait refaire ce qu`ll a déjà fait lui-même". Son épouse. Ada, que dévore la pellagre, ne songe qu'à se procurer du tabac pour apaiser sa faim et une robe neuve pour le jour de sa mort. Ellie May, qui a été traumatisée par sa disgrâce physique et mène auprès des siens une vie quasi animale, est enfiévrée par des désirs lubriques ; Dude enfin, son frère, a l`âge mental d'un enfant de douze ans.
Au début du roman. Lov, le mari de Pearl, rentre chez lui avec un gros sac de navets. Pour atteindre sa maison, il doit passer devant,la cabane de sa belle-famille qui, au grand complet, surveille sa progression sur la "route au tabac". Lov sait que les Lester, affamés, vont essayer de s`emparer des navets, mais il a renoncé à faire un détour à travers champs car il veut se plaindre de la conduite de sa femme : Pearl, après plusieurs mois de mariage, refuse d`adresser la parole à son époux et de partager son lit. Cependant, Ellie May parvient à aguicher Lov et, profitant de la distraction de son gendre, Jeeter s'enfuit dans les bois avec le sac de navets. Peu après, les Lester reçoivent la visite d'une voisine, Bessie Rice. Après avoir mené une "vie de péché", celle-ci a été tirée des griffes du démon et épousée par un prédicateur ambulant. Veuve, "sœur " Bessie poursuit l'œuvre de son mari. L'évangéliste. qui est analphabète. n`appartient à aucune secte connue mais a sa propre religion : "Elle n`a pas de nom officiel. Le plus souvent je l`appelle simplement "Sainte". Je suis la seule à en faire partie pour le moment." Sœur Bessie a décidé d`épouser le jeune Dude, qui a près de vingt-cinq ans de moins qu'elle. Bien qu'il soit quelque peu effrayé par l`absence de nez qui singularise le visage de l`évangéliste ("lorsqu'il lui regardait le nez, il avait l'impression de regarder dans l'ouverture d`un fusil à deux coups"), l'adolescent l`accepte cependant pour épouse : Bessie lui a en effet promis de consacrer ses économies à l`achat d'une automobile. Sœur Bessie veut faire de son jeune mari un évangéliste et parcourir avec lui le pays. Tous deux se rendent donc à la ville. où ils se marient et achètent une Ford neuve, véhicule qui. entre les mains inexpérimentées de Dude, deviendra en moins d'une semaine une lamentable épave, bosselée et asthmatique. Pour sa première promenade, le ménage renverse une charrette conduite par un Noir, mais ne s`arrête même pas auprès de la victime.
Jeeter, Dude et Bessie se rendent ensuite à Augusta pour vendre une charge de bois. Ils ne parviennent pas à écouler leur marchandise et, surpris par la nuit, vont coucher dans un hôtel borgne, où sœur Bessie avouera le lendemain n'avoir guère pris de repos. Peu après, une querelle éclate entre Bessie et ses beaux-parents, et le ménage doit quitter la cabane des Lester. Dans sa précipitation, Dude écrase sa grand-mère avec la Ford, événement qui ne trouble d`ailleurs guère la famille. Quelques instants plus tard, Lov vient annoncer à Jeeter que Pearl, qu`il avait tenté d`attacher à son lit, s`est enfuie à la ville. Le soir, Jeeter, en remplacement, envoie Ellie May à la maison de Lov. Cependant, le vieil homme, par un ultime espoir de semailles, s`est décidé à brûler les broussailles qui couvrent ses champs. Mais, dans la nuit, le feu prend une ampleur imprévue et dévore la cabane et ses occupants. Au matin, après avoir enseveli les restes de ses parents, Dude déclare : "M`est avis que je vais emprunter une mule quelque part et de la graine et du guano, et que je vais me faire pousser une récolte de coton... J'ai comme une idée que l`année sera bonne pour le coton. Des fois, j`pourrai peut-être faire une balle par arpent, comme papa parlait toujours de le faire".
C`est avec "La Route au tabac", son troisième roman. que Caldwell fut révélé au grand public américain. Le livre eut des millions de lecteurs et la pièce qui en fut tirée tint l'affiche à Broadway durant plusieurs années. Indépendamment de ce succès, on considère souvent cet ouvrage comme l`un des deux ou trois meilleurs romans de l'auteur, avec "Les Voies du Seigneur" et le célèbre "Petit Arpent du Bon Dieu". C`est ici que, pour la première fois, les héros caldwelliens apparaissent dans ce complet dénuement qui les place aux frontières de l'animal et de l'humain, comme "libérés par leur pauvreté et leur souffrance de toutes les conventions, de toute arrière-pensée morale ou philosophique ..." (traduction Gallimard, 1938)
John Ford réalise, en 1941, une adaptation de "Tobacco Road",
avec Charley Grapewin, Marjorie Rambeau, Gene Tierney, William Tracy, Elizabeth Patterson, Dana Andrews, et joue dans le registre de la farce débridée et grinçante.
Le petit arpent du bon Dieu (God's Little Acre, 1936)
"Le Petit Arpent du Bon Dieu est la parcelle de terre que Ty Ty Walden, fermier pauvre du Sud des Etats-Unis a consacré au Seigneur. Au lieu de cultiver sa terre, il creuse depuis quinze ans les champs qui entourent la maison familiale à la recherche de l'or que le grand-père y aurait enfoui. Tout en s'appauvrissant, le fermier tente de maintenir la cohérence de sa famille et contemple avec sérénité les multiples fornications dont sa maison est le théâtre. Le Dieu auquel le petit arpent est consacré est le "dieu qu'on a dans le corps. J'ai la plus grande considération pour lui parce qu'il m'aide à vivre." Sa fille et sa bru jettent le trouble parmi les mâles. et le roman s'achève par des morts violentes." (Gallimard)
«Sur la première marche de la véranda, Buck était assis, la tête penchée sur la poitrine. Le fusil était toujours par terre, là où il l'avait laissé tomber. Ty Ty fit un tour complet pour éviter de le voir.
- Du sang sur ma terre ! murmurait-il.
Devant lui, la ferme s'étendait, désolée. Les tas de sable jaune et d'argile rouge, séparés par les grands cratères rouges, le sol rouge, inculte - la terre semblait désolée. Ty Ty, à l'ombre du chêne, se sentait complètement exténué. Il n'avait plus de force dans les muscles quand il pensait à l'or enfoui dans la terre, sous sa ferme. Il ne savait pas où se trouvait l'or et comment il le pourrait extraire, maintenant que ses forces l'avaient abandonné.»
"...tout étonné de les voir ici. Il se frotta les yeux et se demanda s'il avait dormi. Il savait bien que non, cependant, car son assiette était vide. Elle était là, dans ses mains, lourde et dure.
- Nom de Dieu! murmura-t-il.
Il se rappelait le temps où l'usine, en bas, marchait jour et nuit. Les hommes qui travaillaient dans l'usine avaient l'air fatigués, épuisés, mais les femmes étaient amoureuses des métiers, des broches, de la bourre volante. Les femmes aux yeux fous, dans l'enceinte des murs habillés de lierre, ressemblaient à des plantes en pots toutes fleuries.
Les cités ouvrières s'étendaient d'un bout à l'autre de la vallée, et les filatures aux murs habillés de lierre et les filles aux chairs fermes et aux yeux de volubilis; et les hommes, dans les rues chaudes, se regardaient les uns les autres, crachant leurs poumons dans
l'épaisse poussière jaune de la Caroline. Il savait qu'il ne pourrait jamais se détacher des usines aux lumières bleues, lâ nuit, des hommes aux lèvres sanglantes dans les rues, de l'animation des cités ouvrières. Rien ne pourrait l'en faire partir. Peut-être s'absenterait-il un certain temps, mais il serait malheureux et n'aurait point 'de paix qu'il ne fût revenu. Il lui fallait rester là et aider ses amis à trouver quelque moyen de gagner leur vie. Les rues des usines ne pouvaient exister sans lui. Il lui fallait rester là, y marcher, regarder le soleil se coucher, le soir, sur les murs de l'usine et s'y lever le matin.
Dans les rues des usines, dans les villes de la vallée, les seins des femmes se dressaient, fermes et droits. Les toiles qu'elles tissaient, sous la lumière bleue,
recouvraient leurs corps, mais, sous le vêtement, le mouvement des seins dressés ressemblait au mouvement des mains inquiètes. Dans les villes de la vallée, la beauté mendiait, et la faim des hommes forts ressemblait aux gémissements de femmes battues..."
Lors de sa publication, "[God's Little Acre" fut poursuivi pour obscénité. Il fallut la protestation de nombreux écrivains américains, dont les plus grands, pour que les poursuites soient abandonnées. Le roman se situe dans l'Etat de Géorgie, pays natal de l'auteur. Un vieux fermier, Ty Ty Walden, est persuadé que sa terre recèle une mine d`or. Depuis quinze ans, il néglige donc ses cultures pour creuser, avec l`aide de ses fils, Buck et Shaw, d'énormes trous autour de sa maison. A mesure, il recule le "petit arpent du Bon Dieu", carré de terre dont il a consacré le produit au Seigneur. A la ferme vivent aussi Darling Jill, l'une des filles de Ty Ty, et Griselda, la jeune femme de Buck. Darling Jill ne cherche pas à résister à la violence de ses appétits sensuels et a de nombreuses aventures amoureuses et Griselda, qui a un corps splendide, fait tourner la tête de tous les hommes. L'une et l'autre font vivre les Walden mâles dans un climat d'érotisme exacerbé : Ty Ty se contente de surprendre sa bru lorsqu'elle se déshabille et la fait rougir et pleurer par la verdeur de ses compliments, Buck est follement jaloux et Shaw ne songe qu`à aller rejoindre les filles de la ville voisine.
Au début du roman, Pluto Swint, gros homme naïf dont les deux grandes ambitions sont d'être élu shérif et d`obtenir la main de Darling Jill, convainc Ty Ty que les hommes albinos possèdent le pouvoir de détecter les mines d'or et que l'un de ces êtres étranges vit dans la région. Aussitôt, le vieux fermier décide d'aller capturer "l`albinos" avec ses fils. Ayant besoin de tous les siens en cette circonstance mémorable, il confie à Pluto et à Darling Jill la mission d`aller chercher à Scottsville sa fille Rosamond et son mari, l`ouvrier tisserand Will Thompson.
Ayant découvert Dave, "l'albinos", Ty Ty le fait attacher et l'emmène triomphalement chez lui. Durant ce temps. à Scottsville, Darling Jill s'est donnée à son beau-frère, comme, quelques heures plus tard, elle se donnera à Dave. Elle est surprise par sa sœur, mais, après que la colère de Rosamond a donné lieu à quelques scènes hautes en couleur, c'est en excellents termes que le trio rejoint la ferme paternelle.
Cependant, Ty Ty a tant négligé sa ferme qu'il se trouve sans le sou. Il décide alors d'aller trouver à Augusta son fils aîné, Jim Leslie, qui a réussi dans les affaires et ne veut plus entendre parler de sa famille. Accompagné de sa fille Darling Jill et de sa bru, le vieil homme réussit à pénétrer dans la demeure cossue de son fils et à tirer de celui-ci une somme d'argent. Mais Jim Leslie se prend d'une soudaine et brutale passion pour Griselda, qui ne lui échappe qu`à grand-peine. Peu après, Pluto, Darling Jill et Griselda raccompagnent les Thompson à Scottsville. C`est là que, au cours d`une scène orgiaque, Will, sous les yeux de ses compagnons, arrache et lacère les vêtements de Griselda avant d`entraîner la jeune femme dans sa chambre.
Le lendemain matin, Thompson prend la tête des grévistes qui ont pénétré dans l'usine de tissage et il est tué d`un coup de feu. Quelques jours plus tard, Jim Leslie se rend à la ferme pour enlever Griselda, mais il est abattu par Buck sur "l'arpent du Bon Dieu". Désespéré par la violence qui s'est déchaînée sur sa terre, Ty Ty conclut : "Dieu nous a mis dans le corps d'animaux et Il voudrait que nous agissions comme des hommes. C`est pour cela que ça ne va pas [...] Quand on se met à prendre une femme ou un homme pour soi tout seul, on est sûr de n`avoir plus que des ennuis jusqu'à la fin de ses jours." Toute la première partie du roman, rapide, cocasse. compte parmi les pages les plus savoureuses de l`auteur. La seconde est malheureusement alourdie par l`expression maladroite et bavarde d'une idéologie díonysíaque assez sommaire.... (Trad. Gallimard 1936).
Anthony Mann réalise en en 1958 une adaptation de "God's Little Acre", with Robert Ryan (Ty Walden), Fay Spain (Darling Jill) et Tina Louise (Griselda Walden), dans la nuit chaude et humide du Sud, le torse nu de Ty Walden frôle le corps de son ancienne maîtresse ...
Terre tragique (Tragic Ground, 1948)
"Cette terre tragique, c'est Poor Boy, une sorte de zone sordide, le long d'un canal, à l'entrée d'une grande ville américaine. Dans les maisons délabrées, au milieu des herbes folles où fleurissent les vieilles boîtes de conserve et les bouteilles vides, vivent des familles que le chômage, l'extrême misère, la paresse, l'alcool, la maladie, les vices ont profondément marquées. Les fillettes s'y livrent à la prostitution, à la fois candides et perverses. Malgré leur désespoir, les êtres damnés qui vivent dans ce cloaque s'y attachent car ils y subissent le charme d'une liberté anarchique. C'est cette atmosphère que Caldwell a recréée d'une façon saisissante dans son récit de l'aventure tragico-burlesque de Spence et de Maud, qu'une assistante sociale ingénue s'efforce d'arracher à ce lieu maudit." (Gallimard)
Spence Douthit. un "pauvre Blanc", a quitté la campagne avec sa femme, Maud. et ses deux filles, Libby et Mavis, pour aller travailler dans une poudrerie. Mais, au bout de deux ans, la poudrerie a fermé ses portes et Spence, qui est aussi paresseux que fataliste, s`est vite résigné à vivre sur les quelques dollars que Libby, qui travaille en ville, donne plus ou
moins régulièrement aux siens. Les Douthit vivent a la périphérie de l'agglomération, dans un misérable quartier que l'on a surnommé "Poor Boy Town" (faubourg des pauvres). Beaucoup de leurs voisins sont, comme eux, des paysans qui sont venus en ville pour travailler à la poudrerie et qui se sont maintenant trop endettés pour pouvoir retourner dans leurs villages. Lorsque le roman commence, il y a un an que Douthit est au chômage. Son épouse est immobilisée par des crises de paludisme et sa fille cadette, Mavis, qui a treize ans, s`est enfuie de chez lui pour entrer dans une maison close. Cest à la situation de Mavis que Spence doit la visite d`une jeune et enthousiaste assistante sociale, miss Saunders, qui le convainc de ramener sa fille au bercail. Le vieil homme se met d`autant plus volontiers en campagne qu'une idée, qu'il tient pour remarquable, a jailli dans son pauvre cerveau : il faut marier Mavis à un homme riche, lequel se chargera d`entretenir la famille. Bien entendu, les efforts de Spence pour se trouver un gendre et tirer Mavis de l'établissement où elle est entrée, s`ils donnent lieu à des scènes hautes en couleur, échouent lamentablement. Finalement, c`est la fille aînée, Libby. qui se marie et, en compagnie de son époux, va ramener ses parents dans leur campagne natale. Dans un ton burlesque, "Terre tragique" constitue une excellente peinture de la misère et de l`immoralisme candide des paysans pauvres du sud des Etats-Unis (Trad. Gallimard).