Edward Sapir (1884-1939) - Benjamin Lee Whorf (1897-1941), "Sapir-Whorf Hypothesis Linguistic Theory" (1929) - Jean Piaget (1896-1980), "Le Langage et la pensée chez l'enfant" (1923), "La naissance de l'intelligence chez l'Enfant" (1936), "Introduction à l'épistémologie génétique" (1950) - ......
Last update: 11/11/2016
Pour chacun d'entre nous, les limites de notre langage correspondent à celle de notre propre monde, avec un langage composé d'abord de propositions - dont les affirmations au sujet des choses peuvent être vraies ou fausses -, et d'autre part, un monde est composé de faits, et dont les choses font partie. Toute proposition serait "image" de faits, comme les cartes sont les images du monde, et n'importe quelle proposition qui ne fait pas image serait vide de sens ; c'est ainsi que pour le premier Wittgenstein, notre langage est foncièrement limité aux manifestations de faits du monde.
Mais lorsqu'on entend penser notre pensée, quel cadre conceptuel nous permettrait d'étudier celle-ci? Certes c'est bien la problématique du langage qui semble naturellement s'imposer comme un fil conducteur permettant de formuler dans ce domaine les hypothèses les plus décisives et nous revenons encore et toujours sur la même formulation : nous ne pouvons penser le monde hors du langage, c'est encore du Ludwig Wittgenstein. Pour Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf, tout langage - et il existe une pluralité de langages -, est une vision du monde, une vision relativiste donc, qui ordonne notre pensée. Quand Jean Piaget, psychologue, aborde la pensée par le biais de la construction de l'intelligence, voire du psychisme, Russell et Wittgenstein, philosophes, préfèrent tenter de formaliser un langage capable de dire le réel et produire de la vérité, la pensée se pense ici, non plus comme un phénomène en soi qu'on ne peut aborder sans l'altérer, mais dans l'affrontement qui l'oppose quotidiennement à la réalité...
Il est d'usage, dans la tradition occidentale, de mettre en évidence un moment fondamental de l'histoire de la pensée, lorsque le monde grec est passé du mythe au "logos", c'est-à-dire quand la pensée n'a plus été considérée comme révélatrice de l' "être", mais est devenue discursive : le langage a alors pris la forme articulée d'un enchaînement de jugements, jugements qui ne sont pas nécessairement tous également vrais. La raison est devenue l'activité de la pensée correcte qui s'exprime dans le langage. L'idée qui s'impose alors est qu'il existe des constantes qui nous permettent d'assurer une rectitude de la pensée. La logique que construisit Aristote avait pour objectif de codifier et de systématiser des procédures permettant d'établir la validité de nos connaissances (les fameux principes d'identité, de contradiction et du tiers exclu). Mais cette première logique n'est pas parvenue à détacher complètement la forme du raisonnement de son expression dans le langage naturel.
Compte tenu de cette limitation, une première voie a été explorée pour se dégager des langues naturelles et constituer des langues artificielles, symboliques et axiomatisées, proches des mathématiques. Une seconde voie s'est évertuée à dégager sous la diversité des langues naturelles une "grammaire universelle", propre à l'espèce humaine, et susceptible de rendre compte de l'infinie production des énoncés. Mais ces deux approches ont rencontré un nouvel obstacle, de taille, le problème de la "signification". Penser ou parler se fait toujours à propos de quelque chose. Le langage renvoie toujours à quelque chose d'autre que lui-même. Se pose ainsi la question de la "réalité". Le langage et la pensée ne font-ils que s'emparer d'un sens qui serait déjà et toujours là? ou bien pensée et langage donnent-ils sa forme à la réalité?
Jean Piaget (1896-1980)
Piaget, psychologue, propose un nouveau cadre conceptuel pour étudier la pensée, le constructivisme, l'intelligence se construit par stade - Piaget fonde "l'épistémologie génétique" qui s'appuie sur l'analyse du développement de la connaissance chez l'être humain, et plus précisément va tenter de rendre compte de l'évolution de la connaissance à travers l'étude du développement de l'intelligence chez l'enfant : l'enfant est privilégié parce que lui permettant d'appréhender plus rapidement le développement et le fonctionnement de l'intelligence, et lui offrant la possibilité de mettre en évidence des mécanismes communs à tous les sujets du même niveau.
Si donc la pensée se manifeste bien dans le langage, il n'y a pas de correspondance régulière entre les deux. Piaget conçoit le développement de l'intelligence comme un processus adaptatif, un dispositif réglant les interactions du sujet et de son milieu. Mais cette intelligence, définie comme la pensée représentative, ne prend pas sa source dans le langage, mais dans une fonction symbolique qui lui est antérieure. C'est ainsi que l'enfant de 0 à 2 ans développe une première forme d'intelligence, l'intelligence sensori-motrice, qui lui permettent d'effectuer des opérations de généralisation conduisant à des sortes de "concepts pratiques". C'est à un stade plus tardif que la pensée symbolique met en oeuvre l'imitation différée et l'image mentale.
Cette épistémologie constructiviste imaginée par Jean Piaget combine des aspects de la psychologie du développement et de l'épistémologie dite "constructiviste", terme qu'il utilisa dans "Logique et connaissance scientifique" : la vérité n'est plus fondée sur l'objectivité mais sur l'intersubjectivité, au fond les individus établissent leur savoir pratiquement exclusivement de leurs expériences sensorielles. La connaissance ne reflète pas une réalité ontologique dite objective, mais n'est que le résultat de la mise en ordre et de l'organisation d'un monde constitué par notre expérience. La connaissance ne correspond pas une réalité finalisée, la connaissance organise cette réalité. Piaget reprend ainsi ses schèmes d'acquisition de la connaissance liés aux divers stades du développement de l'enfant, celui-ci apprend de façon active en explorant son environnement. Le transfert de connaissance, du professeur à l'élève, par exemple, s'effectue en fait par un échange de significations, qui peut ne pas être sans perte, l'enfant tentant de faire correspondre cette signification à son expérience personnelle. Il n'y a de communication possible que parce que la signification que nous assignons aux mots est compatible avec celle que nos partenaires humains leur donnent...
"Le Langage et la pensée chez l'enfant" (1923)
C'est le premier ouvrage d'une importante série intitulée "Etude: sur la Iogique de l'enfant", publié en 1923 par le psychologue suisse. Ce premier volume fut suivi par "Le Jugement et et le raisonnement chez l'enfant" (1925), puis par une série d'ouvrages reprenant le problème de la logique de l'enfant à propos du nombre : "La Genèse du nombre chez l'enfant" (1940), "Le Développement des quantités" (1941), "Le Développement de la notion du temps" (1946), "Les notions de mouvement et de vitesse" (1946).
L`importance de "Le Langage et la pensée chez l'enfant" doit être soulignée par sa double nouveauté, et dans les résultats auxquels il aboutit et dans la méthode qui a permis de les acquérir. Les recherches poursuivies jusqu'alors sur l'intelligence et le langage de l`enfant ont pour trait général et commun d'être essentiellement analytiques : on décrit les formes particulières de l'enfant, on relève minutieusement tous les faux pas, toutes les confusions de cette pensée, toutes les déformations du langage qui l'expriment. Mais cette méthode ne répondait en rien aux questions que se posait le psychologue.
Les recherches de Piaget vont offrir, de l`esprit de l'enfant, une vision toute nouvelle. Il montre ainsi que cet esprit se tisse à la fois sur deux métiers différents...
Le travail opéré dans le plan inférieur est, dans les premières années, de beaucoup le plus important. Il est l'œuvre de I'enfant lui-même qui attire à lui, pêle-mêle, et cristallise autour de ses besoins tout ce qui est capable de les satisfaire. C'est le plan de la subjectivité, du désir, du jeu. Le plan supérieur est au contraire édifié peu à peu par le milieu social dont la pression s'impose de plus en plus à l'enfant. C`est le plan de l'objectivité, du langage, des concepts logiques, en un mot ... de la réalité ...
Chacun de ces plans a sa logique propre. Et Piaget, en suggérant, avec preuves à l`appui, que la pensée de l'enfant est intermédiaire entre la pensée artistique et la pensée logique de l`adulte, nous donne une perspective générale de la mentalité enfantine qui va simplifier l'interprétation de son allure.
La méthode qui a conduit l'auteur à des résultats si féconds est, elle aussi, très originale...
Son auteur la baptise "méthode clinique ". C'est en somme la méthode d'observation qui consiste à laisser parler l'enfant, et à noter la façon dont se déroule sa pensée. Cette méthode, qui est aussi un art d'interroger, ne se borne pas à des constatations superficielles, mais vise à noter ce qui se cache derrière les premières apparences. Encore fallait-il que cette méthode fût complétée par une judicieuse élaboration des documents recueillis....
"Logique et connaissance scientifique" (1967, Gallimard, éd.)
La connaissance scientifique - Ce qui caractérise la connaissance scientifique, selon Jean Piaget, c'est qu'elle réalise l'accord de "tous les sujets d'un même niveau de développement" et c'est en cela que consiste son objectivité ...
"Le caractère propre de la connaissance scientifique est de parvenir à une certaine objectivité, en ce sens que moyennant l'emploi de certaines méthodes, soit déductives (logico-mathématiques), soit expérimentales, il y a finalement accord entre tous les sujets sur un secteur donné de connaissances. Disons d'emblée que cette objectivité n'exclut en rien la nécessité d'une activité du sujet dans l'acte de la connaissance. Mais il faut distinguer deux significations ou, plus exactement dit, deux aspects dans ce qu'on appelle le sujet.
Nous parlerons, d'une part, de "sujet épistémique" pour désigner ce qu'il y a de commun à tous les sujets d'un même niveau de développement, indépendamment des différences individuelles : par exemple les activités de classer, d'ordonner et de dénombrer sont communes à tous les adultes normaux, de telle sorte que la série des nombres entiers est la même chez tous ces individus (sans pour autant être nécessairement tirée des objets). Nous parlerons, d'autre part, de "sujet individuel" pour désigner ce qui reste propre à tel ou tel individu : par exemple chacun peut symboliser cette série des nombres par une image mentale particulière (suite de traits verticaux, escalier, disques empilés, etc.) qui diffère d'un individu à l'autre. Le propre de la connaissance scientifique est donc de parvenir à une objectivité de plus en plus poussée par un double mouvement d'adéquation à l'objet et de décentration du sujet individuel dans la direction du sujet épistémique..."
L'épistémologie - L'épistémologie est "l'étude de la constitution des connaissances valables", c'est-à-dire plus précisément "l'étude du passage des états de moindre connaissance aux états de connaissance plus poussée" ...
"Nous pourrions donc définir l'épistémologie, en première approximation, comme l'étude de la constitution des connaissances valables, le terme de "constitution" recouvrant à la fois les conditions d'accession et les conditions proprement constitutives. Pour expliquer cette définition en ses divers aspects, partons de l'énoncé que l'on a le plus souvent choisi historiquement pour formuler le problème épistémologique : comment les sciences sont-elles possibles?
Nous constatons alors que :
(1) Cette définition se réfère, d'une part, à la validité des connaissances, ce qui comporte un aspect normatif, mais aussi, d'autre part, aux conditions d'accession, etc., qui relèvent de diverses questions de fait.
(2) Le pluriel attribué au mot "connaissances" indique que les conditions en jeu ne sont pas nécessairement les mêmes pour les divers types de connaissance : comprendre comment la biologie est possible n'explique pas encore comment les mathématiques sont possibles et réciproquement.
(3) Le terme d' "accession" indique que la connaissance est un processus (dimension diachronique ou historique). Or, ce processus intéresse très directement l'épistémologie. C'est, par exemple, une question épistémologique et non pas seulement psychologique que de se demander si les êtres mathématiques sont l'objet d'une invention (impliquant donc une part de création s'appuyant sur les activités du sujet) ou d'une simple découverte (impliquant donc qu'ils "existaient" déjà bien avant qu'on les découvre).
(4) Quant aux conditions constitutives, nous entendons par là tout à la fois les conditions de validité formelles ou expérimentales et les conditions de fait relatives aux apports de l'objet et à ceux du sujet dans la structuration des connaissances. Le problème central de l'épistémologie est, en effet, d'établir si la connaissance se réduit à un pur enregistrement par le sujet de données déjà tout organisées indépendamment de lui dans un monde extérieur (physique ou idéel), ou si le sujet intervient activement dans la connaissance et dans l'organisation des objets, comme le croyait Kant pour lequel les rapports de causalité étaient dus à la déduction rationnelle et les rapports spatio-temporels à l'organisation interne de nos perceptions sans que nous sachions ce que sont les objets indépendamment de nous (...)
(...) Pour déterminer avec quelque précision les "conditions constitutives" des connaissances et notamment les parts respectives du sujet et de l'objet dans le rapport cognitif, il est indispensable de connaître au préalable les "conditions d'accession" à ces connaissances, car bien souvent le rôle du sujet échappe à l'analyse de la connaissance achevée (comme si le sujet s'était retiré de la scène après l'avoir montée, à la manière d'un auteur, au lieu d'y demeurer présent à la manière d'un acteur), tandis que ce rôle s'impose avec évidence au cours des périodes de formation.
Ce fait nous conduira à insister sur l'importance des méthodes historico-critique et génétique en épistémologie.
En dernière analyse nous en viendrons donc à définir l'épistémologie, en seconde approximation, comme l'étude du passage des états de moindre connaissance aux états de connaissance plus poussée. Mais cette définition génétique de l'épistémologie équivaut identiquement à la précédente sitôt que l'on admet que la "constitution des connaissances valables" n'est jamais achevée, ce qui est, en fait, de toute évidence si l'on se place au point de vue des sciences telles qu'elles se présentent concrètement, car aucune d'entre elles (y compris chacune des disciplines mathématiques ou logiques) n'a la prétention d'être parvenue à un état définitif...
"Psychologie et épistémologie" (Gonthier, éd.)
L'épistémologie génétique - L'épistémologie scientifique devra faire appel non seulement à l'analyse logistique mais aussi à l'analyse génétique - conçue sous un double aspect : histoire des sciences et psychologie génétique -, ce qui fait d'elle une étude interdisciplinaire ...
"L'étude de l'accroissement des connaissances suppose deux méthodes complémentaires, dont la solidarité constitue d'ailleurs un problème et ne saurait s'éprouver qu'au cours même de la recherche : l'analyse logistique et l'analyse historique ou génétique.
Tout accroissement de connaissance scientifique suppose sans doute une démarche de la pensée, c'est-à-dire un raisonnement d'une forme ou d'une autre. On peut donc étudier cet accroissement sous l'angle des jugements et raisonnements qui l'ont rendu possible, et c'est ce que permet l'analyse logistique ou axiomatique. La chose va de soi dans le domaine de la connaissance mathématique où l'on a le pouvoir de suivre l'anatomie d'une construction nouvelle en la reconstituant axiomatiquement. Mais, même en biologie, il est permis de concevoir une dissection des procédés logiques de classement et de dégager la structure des emboîtements de classes et de relations dont use la systématique ou l'anatomie comparée (...)
Mais il est clair que cette première méthode n'épuise pas tous les problèmes, car il subsiste la question du rôle du sujet dans le déroulement du processus cognitif (...)
L'analyse logistique appelle donc, au lieu de la contredire, l'analyse génétique des notions, c'est-à-dire la seconde méthode essentielle de l'épistémologie scientifique. Cette seconde méthode est elle-même double, car le développement d'une notion scientifique, ou, de manière générale, l'accroissement d'une connaissance, constitue un fait simultanément historique, donc sociologique, et mental ou psychologique.
Commençons par le social. Tout accroissement de connaissance scientifique est un fait collectif, caractérisé par une histoire, et dont la compréhension suppose par conséquent la reconstitution aussi exacte que possible de ce déroulement historique. On ne saurait exagérer à cet égard l'importance, pour l'épistémologie, de l'histoire des sciences, conçue non pas comme une histoire anecdotique des découvertes, mais comme une histoire de la pensée scientifique elle-même (...)
Ainsi l'épistémologie scientifique ou étude de l'accroissement des connaissances suppose un appel à la psychologie, en tant que prolongement nécessaire de l'analyse historico-critique et il est dans la logique des choses que chacune des belles études de L. Brunschvicg, par exemple, se termine par une esquisse de la genèse mentale des notions, de même que chaque étude critique de H. Poincaré en vienne à un tel recours.
Une comparaison fera comprendre cette nécessité.
Une épistémologie scientifique, conçue comme une analyse des multiples processus cognitifs dans leur diversité, est comparable à une sorte d'anatomie comparée des structures de connaissance, qui confronterait les constructions intellectuelles les plus éloignées, dans les différents domaines de la science, pour en dégager les invariants et les transformations. Or, l'anatomie comparée des biologistes s'est trouvée renforcée et fécondée du jour où l'embryologie a permis de reconstituer le développement initial des structures que la morphologie ne parvenait pas à comprendre dans leur état adulte : un grand nombre de parentés et "d'homologies" ont ainsi pu être établies grâce au seul examen embryologique. Eh bien, l'étude psychogénétique peut rendre à l'épistémologique scientifique, ou théorie comparée de l'accroissement des connaissances, exactement les mêmes services : elle seule permet de nous éclairer sur la véritable portée et sur les liaisons effectives des intuitions fondamentales, dont l'évolution des notions scientifiques a été, soit la bénéficiaire, soit la victime (...)
L'épistémologie est la théorie de la connaissance valable et, même si cette connaissance n'est jamais un état et constitue toujours un processus, ce processus est essentiellement le passage d'une validité moindre à une validité supérieure. ll en résulte que l'épistémologie est nécessairement de nature interdisciplinaire, puisqu'un tel processus soulève à la fois des questions de fait et de validité. S'il ne s'agissait que de validité seule, l'épistémologie se confondrait avec la logique : or son problème n'est pas purement formel, mais revient à déterminer comment la connaissance atteint le réel, donc quelles sont les relations entre le sujet et l'objet.
S'il ne s'agissait que de faits, l'épistémologie se réduirait à une psychologie des fonctions cognitives, et celle-ci n'est pas compétente pour résoudre les questions de validité. La première règle de l'épistémologie génétique est donc une règle de collaboration : son problème étant d'étudier comment s'accroissent les connaissances, il s'agit alors, en chaque question particulière, de faire coopérer des psychologues étudiant le développement comme tel, des logiciens qui formalisent les étapes ou états d'équilibre momentané de ce développement et des spécialistes de la science se rapportant au domaine considéré; il s'y ajoutera naturellement des mathématiciens assurant la liaison entre la logique et le domaine en question et des cybernéticiens assurant la liaison entre la psychologie et la logique. C'est alors en fonction, mais en fonction seulement, de cette collaboration que les exigences de fait et de validité pourront, les unes comme les autres, être respectées...."
Le "cercle des sciences" - L'intime liaison du sujet et de l'objet a pour conséquence l'interdépendance des différentes sciences ...
"On conçoit d'habitude la classification des sciences sous la forme de la série : mathématique -› physique -› biologie -› psychologie ou psycho-sociologie, et assurément c'est bien selon cet ordre que les sciences se sont développées historiquement. Mais il semble clair, dans l'état actuel des recherches, non pas seulement épistémologiques, mais propres aux disciplines psycho-sociologiques, et mathématiques en elles-mêmes, que les deux extrémités de cette série tendent à se rapprocher en une sorte de cercle (...)
Or, loin d'être surprenante, l'existence d'un tel cercle est, d'une part, fort explicable et comporte, d'autre part, des conséquences acceptables en ce qui concerne les deux directions essentielles de la pensée scientifique.
Pour ce qui est de son explication, elle tient au cercle du sujet et de l'objet, inévitable en toute connaissance et sur lequel Hœffding a profondément insisté : l'objet n'est jamais connu qu'à travers, la pensée d'un sujet, mais le sujet ne se connaît lui-même qu'en s'adaptant à l'objet. Ainsi l'univers n'est connu de l'homme qu'au travers de la logique et des mathématiques, produit de son esprit, mais il ne peut comprendre comment il a construit les mathématiques et la logique qu'en s'étudiant lui-même psychologiquement et biologiquement, c'est-à-dire en fonction de l'univers entier.
Or, c'est bien là le vrai sens du cercle des sciences : il aboutit à la conception d'une unité par interdépendance entre les diverses sciences, telle que les disciplines opposées, dans cet ordre cyclique, soutiennent entre elles des relations de réciprocité. C'est ainsi qu'entre les mathématiques et la biologie il existe les plus curieuses complémentarités (au sens courant du terme). La mathématique, en tant que discipline scientifique,
" .. -> Psychologie -> Mathématiques -> Physique -> Biologie -> Psychologie -> .. "
utilise au maximum l'activité du sujet puisque cette science est essentiellement déductive et recourt de moins en moins (envisagée en son évolution) à l'expérience elle-même. La biologie réduit au contraire au minimum l'activité du sujet, puisqu'elle est essentiellement expérimentale et n'utilise qu'avec une circonspection extrême les procédés déductifs ou constructifs de l'esprit. Mais tout en procédant de l'activité du sujet, la mathématique s'applique essentiellement aux objets extérieurs et les assimile aux cadres de notre pensée jusqu'à devancer parfois l'expérience par des anticipations surprenantes : elle tend donc à réduire l'objet aux schèmes d'activité du sujet, et elle y parvient dans une large mesure.
Inversement, si la biologie est essentiellement, et presque passivement, soumise à son objet, cet objet de ses études, c'est-à-dire l'être vivant, n'est autre chose que le sujet comme tel ou du moins le point de départ organique d'un processus qui, avec le développement de la vie mentale, aboutira à la situation d'un sujet capable de construire les mathématiques elles-mêmes.
Or, ce sujet vivant et agissant n'est conçu par la biologie qu'en relation avec la réalité matérielle et par conséquent en fonction de l'objet : si la mathématique cherche à réduire l'objet au sujet, la biologie effectue donc au contraire ou tend à effectuer la réduction inverse (...)
Ainsi le cercle des sciences aboutit en fin de compte à mettre en évidence ce que l'analyse de chaque connaissance particulière souligne d'emblée, mais à des dosages divers, l'interdépendance étroite du sujet et de l'objet.
Selon qu'elle est située à l'un ou l'autre pôle, la science parle par conséquent un langage plus idéaliste ou plus réaliste. Laquelle de ces deux langues est-elle la vraie?
Le jour où la biologie sera, si elle y parvient, entièrement mathématisée, nous verrons bien si les équations du protoplasme, et lui-même par conséquent, résultent de notre esprit, ou si notre esprit avec ses équations du protoplasme...."
"Sagesse et illusions de la philosophie" (1965-1972, PUF, éd.)
Science et philosophie (Postface de la deuxième édition) - Aux yeux du savant, l'illusion de la philosophie est de se prétendre un savoir. Mais elle conserve toute sa valeur en tant que sagesse...
(...) "La philosophie n'atteint point une connaissance, faute d'instruments de vérification (la découverte et l'utilisation de ceux-ci conférant ipso facto à tout progrès cognitif le caractère d'une spécialisation scientifique) : elle peut conduire par contre à une "sagesse" par coordination des valeurs de connaissance avec les autres valeurs humaines, mais une sagesse suppose un engagement et il peut donc co-exister plusieurs sagesses, non réductibles les unes aux autres, tandis qu'une seule vérité est acceptable sur terrain d'un problème de connaissance au sens strict (...)
La philosophie pose des problèmes, grâce à sa méthode réflexive, mais elle ne les résout pas, parce que la réflexion ne comporte pas à elle seule les instruments de la vérification. Les sciences, par leurs méthodes d'expérimentation et de déduction, résolvent certains problèmes et en soulèvent sans cesse de nouveaux, mais, sans l'impulsion initiale due à la réflexion d'ensemble et sans doute sans les impulsions renouvelées dues à la réflexion continue, les problèmes scientifiques seraient probablement plus limités, ce qui ne signifie d'ailleurs pas qu'ils se conformeraient pour autant à l'idéal étriqué qu'en ont voulu donner le positivisme et l'empirisme.
Qu'on appelle philosophie celle des seuls philosophes ou aussi celle des savants qui "réfléchissent", et qu'on appelle science celle des seuls savants ou aussi celle des grands philosophes qui ont su "expérimenter et déduire", rien de tout cela n'a d'importance : l'essentiel est la trilogie réflexion - déduction - expérimentation, dont le premier terme représente la fonction heuristique et les deux autres la vérification cognitive seule constitutive de "vérité".
Mais il reste les problèmes que la science ne parvient pas à résoudre, provisoirement, ou en certains cas, selon un provisoire tend sans doute au définitif. Or, ces problèmes peuvent avoir une, importance vitale et un "sens" selon la deuxième des deux significations distinguées plus haut. Ces problèmes appellent donc des solutions également "provisoires" (et le mot date de Descartes). Qu'on les veuille considérer comme des modes de connaissance, là est l'illusion sans cesse renouvelée de certaines philosophies. Mais qu'on les interprète comme une sagesse (ou puisque les solutions sont multiples et irréductibles, comme "des" sagesses), et comme des sagesses aussi rationnelles et étayées de "connaissances" qu'on voudra, alors l'accord entre le savoir et la praxis ne risquera plus d'être perturbé par des interférences, nuisibles d'ailleurs à la seconde autant qu'au premier lui-même...."
Edward Sapir (1884-1939) et Benjamin Lee Whorf (1897-1941)
Le langage est une vision du monde - Les anthropologues américains Edward Sapir (1884-1939) et Benjamin Lee Whorf (1897-1941) ont défendu l'idée que le langage n'est pas l'expression d'une pensée déjà structurée : le langage est l'élément premier qui va organiser notre vision du monde. L'infrastructure d'une langue va orienter l'activité mentale du sujet et constituer le cadre dans lequel son expérience du monde va prendre sa signification. Et ainsi, à la diversité des langues va correspondre la diversité des visions du monde. C'est dans cette explication que s'enracinent pour une grande part les différences entre les cultures. Cette hypothèse ouvre bien des perspectives et des projets d'interprétation de notre relation au monde, mais jusqu'à présent n'est restée qu'hypothèse...
Celle-ci est formulée en 1940 par Benjamin Lee Whorf, un ingénieur en assurances qui se passionne pour les langues amérindiennes et les recherches comparatives de l'anthropologue de Yale, Edward Sapir, qui portent sur les langues hopi, maya et inuit. Parler, nous dit-on, c'est exprimer dans une langue particulière une pensée latente non encore traduite linguistiquement. C'est donc le système de langue, constitué globalement d'un lexique et d'une grammaire, qui va prendre en charge l'activité mentale de tout individu, tant pour formuler ses impressions que pour se livrer à quelques analyses, et plus encore, c'est bien la langue qui régit tant les rapports entre individus et que leur perception de l'espace et du temps. Whorf va étayer son hypothèse en montrant comment les Inuits, qui vivent dans les régions arctiques de l'Amérique du Nord, ne pensent pas l'élément naturel dans lequel baigne leur existence, la neige, comme un simple phénomène naturel, mais comme une pluralité d'éléments et de représentations forgées au gré de leurs perceptions. Ce relativisme linguistique et culturel s'oppose ainsi à l'universalité présupposée de la perception et de la pensée humaine telle que le XVIIIe siècle l'affirmait. Comme toujours dans l'histoire des idées, les années 1950 qui voient l'hypothèse Sapir-Whorf largement popularisée, sont contestées dans les années 1960, notamment par Noam Chomsky qui défend l'idée que les hommes disposent des mêmes compétences mentales et qu'elles sont innées...