Ernst Bloch (1885-1977), "Geist der Utopie" (1918, L'esprit de l'utopie), "Prinzip Hoffnung" (Le Principe d'espérance,
1947-1954) - ....
Last update : 11/11/2016
L'intensité du futur dans le présent - Philosophe marxiste, Ernst Bloch s'interroge sur la possibilité d'une société utopique qui permettrait de nous libérer de toute exploitation et oppression. Mais plus encore, il est peut-être le premier penseur pour qui l'avenir véritable est radicalement incertain, pour qui l'avenir, ou utopie, est constitutif de toute formulation de l'être et du présent : au philosophe la tâche majeure d'explorer les possibilités inhérentes à notre monde ...
Durant la Première Guerre mondiale, il s'est réfugié en Suisse et en 1933 il va fuir les nazis aux Etats-Unis : il y écrira son ouvrage majeur, "Principe d'espérance" (1947). Après la Seconde Guerre mondiale, il retourne enseigner à Leipzig, puis émigre en Allemagne fédérale lors de la construction du mur de Berlin en 1961. En quête d'une ontologie et d'une philosophie politique susceptibles de porter un monde incertain et ouvert, le philosophe critique semble être resté convaincu qu'une vision mystique religieuse du ciel sur terre restait atteignable ....
Ernst Bloch (1885-1977)
Les utopies sont nécessaires à l'évolution et à la maîtrise par l'homme de sa propre histoire, soutient Ernst Bloch, philosophe allemand qui s'inscrit dans la lignée des marxistes « non-orthodoxes » tels Georg Lukács, Antonio Gramsci, Karl Korsch ou encore les penseurs de l'École de Francfort. Son premier ouvrage, "L'esprit de l'utopie", paru au début des années 1920, fit de lui l'un des principaux théoriciens du concept d'utopie à la lumière de la tradition hégéliano-marxiste. Cette première publication eut une influence considérable sur plusieurs de ses contemporains, tels Walter Benjamin et Theodor W. Adorno.
Ernst Bloch est né le 8 juillet 1885 à Ludwigshafen am Rhein, dans une famille d’employés de chemin de fer, presque totalement étrangère à la vie académique. Mais cela n’a pas contrarié son intérêt précoce pour la philosophie, soutenu et renforcé par ses expériences dans la bibliothèque et le théâtre de la ville voisine de Mannheim, ainsi que par sa correspondance avec d’importants penseurs de l’époque (Ernst Mach, Theodor Lipps, Eduard von Hartmann et Wilhelm Windelband). Entre 1905 et 1908, Bloch étudie la philosophie (mais aussi la physique et la théorie musicale) à Munich et à Wurtzbourg, pour finalement défendre sa thèse de doctorat : elle sera publiée sous le titre de "Réflexions critiques sur Heinrich Rickert et le problème de la théorie moderne de la connaissance" (1909). Il s’installe ensuite à Berlin, s'intéresse à Georg Simmel (1908-1911), et côtoie à Heidelberg (1912-1914) le cercle qui gravite autour Max Weber. C'est au cours de ces années qu'il rencontre Georg Lukács, celui-ci jouera un rôle important dans son développement intellectuel. Pendant la Première Guerre mondiale, farouche opposant à celle-ci, Bloch a vécu en exil en Suisse et travaille sur son premier livre majeur, "L'Esprit de l'utopie" Une nouvelle édition paraîtra en 1923, une ultime en 1964. Else Bloch-von Stritzki, son épouse, n'est pas étrangère à ce projet, et l'ouvrage contient de plus sa philosophie de la musique. Bloch poursuit son activité publique et critique tout à la fois l’Allemagne militariste et la Russie soviétique bolchevique et autoritaire. En 1919, il retourne à Berlin, où il vit la plupart des années jusqu’en 1933, avec de longs séjours à Munich, Paris et dans différents endroits en Italie et en France. Pendant ces années, Bloch, à la fois juif et penseur peu orthodoxe, n’a véritablement aucune perspective de carrière universitaire en Allemagne et travaille comme essayiste libre. C'est de cette époque que date sa biographie historique et philosophique portant sur Thomas Müntzer, théologien de la révolution (1921). En 1933, Bloch parcourt l'Europe (Vienne, Paris, Prague), sa femme, Karola, est en effet agent secret du parti communiste allemand et autrichien, et lui-même est devenu un marxiste résolu. Mais ce n'est pas en Union soviétique qu'il émigre, comme Lukács, mais aux États-Unis. Après la publication de son ouvrage antinazi "Héritage de ce temps" (1935), c'est à New York qu'il se réfugie, isolé, parlant peu anglais.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il refusa une chaire à l'Université Goethe de Francfort pour une chaire à l'Université Karl Marx de Leipzig (1949), dans la nouvelle République démocratique allemande. C'est alors qu'il commence à faire paraître son ouvrage majeur "Le principe espérance" (3 vol., 1954-1959), écrit principalement aux États-Unis, où il s'interroge à nouveau sur le concept d'utopie en adoptant une méthode « archéologique », traquant dans l'histoire mondiale et dans la culture de masse américaine les ferments de l'utopie en même temps que les sources de l'appauvrissement de l'« espérance ».
La construction du mur de Berlin (août 1961) le surprend alors qu'il séjournait en Allemagne fédérale. Il décida de rester à l'Ouest, sa pensée est depuis déjà quelques temps en contradiction avec la doctrine marxiste officielle. Il parvient à enseigner à l’Université de Tübingen et travaille à l’édition de ses œuvres complètes (publiées en 1959-1978). Au cours de ces années, son travail est devenu largement connu. Bloch resta politiquement actif tout au long de cette dernière période de sa vie et mourut le 4 août 1977 à Tübingen....
Geist der Utopie, 1918 (L'esprit de l'utopie)
Bloch décrit les hommes comme des voyageurs partis à l'aventure et qui au fur et à mesure découvrent non seulement la route, mais le but et la raison de leur voyage. L'homme est orienté vers l'avenir, qui n'a encore aucune consistance.
Encyclopédie de l'espoir humain, "livre de rupture et de passion écrit tout au long des années de guerre, d'avril 1915 à mai 1917, L'esprit de l'utopie, première œuvre provocante plus que démonstrative d'Ernst Bloch, est animé d'un double mouvement de révolte et d'espérance. Sa révolte s'élève contre un univers qui a perdu le sens du Nous, de la communauté, qui a réifié l'être, qui a réduit Dieu à un simple fait, qui est une «question inconstructible». La musique, objet central du livre, est la voix privilégiée de cette révolte, car elle fait exploser la distinction entre le sujet et l'objet, entre l'âme et le monde.
Sans conclure aucune paix avec le monde, Bloch veut nous apprendre à espérer à partir de notre ici-bas. Il déchiffre comme autant de traces de la venue de la «vraie patrie», comme autant d'utopies concrètes et agissantes, l'œuvre la plus humble d'un potier inconnu, l'audace plastique du cubisme et du futurisme, le mystère de la musique - le plus utopique de tous les arts -, enfin la grande voix libératrice d'un marxisme réconcilié avec son essence prophétique. Car ces chemins expriment tous l'effervescence du réel, sa tendance utopique interne. En pleine Apocalypse donc, Bloch découvre l'«esprit de l'utopie», le génie paraclétique de la culture et les racines métaphysiques de toute espérance révolutionnaire." (trad. Gallimard)
Ce qui est en vue (1918-1923)
"Je suis, nous sommes.
Il n`en faut pas davantage. A nous de commencer. C'est entre nos mains qu'est la vie. Il y a beau temps déjà qu'elle s'est vidée de tout contenu. Absurde, elle titube de-ci de-là, mais nous tenons bon et ainsi nous voulons devenir son poing et ses buts. Les récents événements seront bien vite oubliés. Seul flotte dans l'air un souvenir sinistre et vide. Qui fut défendu: les paresseux, les misérables, les profiteurs. La jeunesse dut périr, condamnée à mort pour des buts tellement étrangers, tellement ennemis de l`esprit, mais les misérables sont hors de danger, installés bien au chaud chez eux. Nul d`entre eux n`a disparu, mais ceux qui ont agité d'autres drapeaux, tant de floraisons, tant de rêves, tant d`espérance spirituelle, ceux-là sont morts. Les peintres ont défendu les marchands et gardé bien douillet l`arrière pour les responsables.Jamais objectif de guerre ne fut plus lugubre que celui de l`Allemagne du Kaiser; une oppression étouffante décrétée par les médiocres, subie par les médiocres. le triomphe de la bêtise protégé par le gendarme, exalté par les intellectuels qui n'en finissaient pas de gonfler leur cervelle pour livrer des phrases!
Et comme si l'on n'avait pas assez détruit, tout ceci continue encore aujourdhui. La guerre s'est achevée, la révolution a commencé et avec elle, des portes se sont ouvertes. Mais, il faut bien l'avouer, elles se sont vite refermées. Le profiteur s'est démené, il a réussi à
s'installer et avec lui, tout l'ordre ancien est revenu. Le paysan usurier comme le grand bourgeois puissant ont en fait progressivement éteint le feu et, comme toujours. le petit-bourgeois affolé s'est mis à manger de ce pain-là. Jamais auparavant la jeunesse
privilégiée n'avait été aussi fruste et bornée. Les universités sont devenues les vrais cimetières de l'esprit, infectées de paresse et d'obscurantisme rigide. Ainsi ce qui semble être actuellement une restauration n'est que l'acte final d'une pièce dont le prélude fut
joué par la réaction il y a un siècle: même langage du terroir, même tradition de la culture nationale et de ce romantisme sans instinct qui a oublié la Guerre des Paysans et n'a vu que des châteaux forts se dresser dans la magie nocturne du clair de lune.
Le littérateur de service lui aussi prend le virage, les papes de l'expression, brûlant ce qu`hier encore ils adoraient, se hâtent de soutenir la victoire des incapables; avec les ruines d'un passé raffiné, ils rafistolent des faux, ils barrent la route au sentiment vivant et créateur du futur, de la cité et de la collectivité, ils perfectionnent sur le plan idéologique l`escroquerie de la réaction, rendent plus absolus son romantisme de pacotille, son hygiène navrante. Cependant l'Ouest avec ses millions de prolétaires n'a pas encore dit son dernier mot; cependant en Russie, la république marxiste reste indomptée et tout aussi indomptés, tout aussi entiers dans leur exigence absolue, les problèmes éternels de notre ferveur, de notre conscience religieuse restent brûlants. Bien plus, nous, au moins, nous avons été instruits par ce regard sur le réel qui, lui aussi, apparut il y a un siècle. Marx a distingué de manière fondamentale le pur et simple enthousiasme faux, abstrait, sans médiation, le simple jacobinisme, de la planification socialiste et à plus forte raison, nous n`aurons garde d'oublier l'esprit de Kant et de Baader au-delà de toute politique réaliste. En revanche, ce romantisme de la récétion moderne n`a vraiment rien hérité de valable, il n'est ni concret ni enthousiaste ni animé par un esprit universel, il est tout simplement obtus, momifié, dépourvu de spiritualité et d'esprit chrétien, il ne sait finalement qu'extraire du pathos de son « enracinement ›› l`annonce de la décadence de l'Occident, d`une manière qui se limite totalement à la créature et s'éteint dans l'irréligion; il offre des bourgeons fanés, des floraisons fanées et comme unique objectif pour aujourd'huí, une civilisation pourrie, la marine et le pessimisme des archives historiques, quant à l'Europe, il lui prédit une mort prochaine et éternelle.
Il fallait donc, il se pouvait donc que nous tombions si bas. On chante comme celui dont on mange le pain. Mais cette danse autour du veau d`or et de sa peau, sans rien d'autre derrière a été tout de même surprenante. Il en résulte que nous n'avons pas de pensée socialiste. Nous sommes au contraire devenus plus pauvres que les braves bêtes; quand ce n`est pas le ventre, c'est l'Etat qui est notre dieu, tout le reste n'est que plaisanterie et bavardage. Nous avons des aspirations et notre savoir est court, mais nous agissons peu et, ce qui explique en partie ce manque, nous n`avons pas d'ampleur, de perspective, de fins, de limite intérieure que nous pressentirions avoir dépassée, pas de noyau ni de conscience qui rassemble l'ultime.
Mais ici, dans ce livre, s'instaure précisément un commencement, est ressaisi à neuf l'hérirage intact. L`au-delà est illuminé à nouveau ici comme le fut ce qu'il y a de plus intérieur; il ne s'agit point d`un « comme si ›› timide, d'une superstructure vaine. Ce qui s`élève au-dessus de tous les masques et de toutes les civilisations à bout de course, c'est l'Un, ce qu'on a toujours cherché, l'unique pressentiment, l'unique conscience, l'unique salut........." (trad. Gallimard)
L'ESPRIT DE L'UTOPIE (Geist in Utopíe) fut écrit en 1914-15, il parut en 1918, et une deuxième fois en 1923. C'est la première grande œuvre d'Ernst Bloch, un des penseurs les plus importants de l`Allemagne contemporaine : il était en relation étroite avec B. Brecht, A. Döblin et H. Mann avec lesquels il fonda, en 1938, pendant leur émigration aux Etats-Unis, les éditions Aurora où furent publiés quelques-uns de ses ouvrages inédits. Ce premier livre est, dit-on, expressif, baroque, pieux, fanatique, et s'attaque au rapport sujet-objet. Son romantisme révolutionnaire, ainsi que celui de la monographie qu'il consacre à Thomas Münzer, trouvera sa détermination et son équilibre dans le "Príncipe espérance". Pour Bloch, l`humanité vit en pleine obscurité, sans connaitre le sens de la vie ni le sort de l'être humain après la mort. Mais il reste le refuge de l'espérance. Car l'âme humaine embrasse le tout, le présent aussi bien que l'avenir et même l'au-delà. L`être humain ne veut que l'espoir, il est son seul espace, son objet, son langage. Cet au-delà n'est pas seulement possible, comme il est possible qu`il fasse froid ou que l'être humain soit un jour heureux, que le royaume des Cieux existe, que le contenu rêvé de l'âme humaine se réalise ... cela n`est pas seulement possible mais absolument nécessaire, et ce indépendamment de toute preuve formelle ou réelle ; c'est donc une réalité essentielle née d`une exigence intense et utopique ...
Seule la volonté de l'être humain n`a pas de limites, et l`imposition de la pensée vraie apportera finalement la lumière au monde. Si la première des revendications humaines est relative à l`âme, la puissance de la volonté se manifestera. L`être humain est à la fois l'objet du problème et la machine mise en marche pour la résolution de ce même problème. S`il prétend à la satisfaction de ses désirs. l'homme ne devrait plus se laisser absorber par de fausses objectivations. De même que la machine et l'Etat doivent uniquement décharger l'être humain, les œuvres spirituelles ne doivent servir que comme moyen d'invention. Tout ce qui est étranger à l'humain est sans valeur. Dans ce rapport fonctionnel entre décharge et esprit, marxisme et religion, unis par la volonté, le but final est atteint : l`âme, le Messie, |'apocalypse donnent les dernières impulsions d'action et de connaissance, forment la condition préalable à toute politique et à toute culture.
Mais ce but final de l'humanité ne sera atteint que dans une longue période de temps. La tâche de notre époque est de rassembler les parties détruites et perdues de l'âme, d'obliger l'état à l`action humaine et de découvrir le Moi, chose la plus importante; car l'être humain est puissant, Dieu existe grâce à ceux qui sont justes: les justes doivent ainsi réaliser le nouvel avenir, leur force est la philosophie qui évoque Dieu, et la vérité de la prière. La pensée fondamentale de ce livre est que le monde n'est pas vrai dans son état actuel, mais qu'il va retrouver sa paix et sa vérité grâce à l'être humain. (Trad. Gallimard, 1977).
"La rencontre de soi-même - Production de l'ornement
L'AUBE
Mais nous, nous prenons les choses au commencement.
Nous sommes pauvres, nous ne savons plus jouer. Nous l`avons oublié, la main a désappris à bricoler. C'est à peu près ainsi, pourtant, que fut poli le silex. On dirait qu`autour de nous, jamais quelque chose comme un savoir professionnel n`a été ni su ni transmis. C'est bien pourquoi nous peignons à nouveau comme les sauvages, au meilleur sens du terme, en êtres primitifs, inquiets, insouciants, soucieux. Car c'est à peu près ainsi que furent sculptés aussi les masques de danse et que l`homme primitif se construisit ses fétiches, même si rien d`autre sinon le besoin de s'exprimer ne se retrouvait identique. De sorte qu'une distinction claire et simultanée nous aide et nous force à accentuer la froideur de l'ustensile afin qu`on voie bien ce qui reste ensuite à réchauffer sans ménager notre peine.
LA FROIDEUR TECHNIQUE
D'abord, il est vrai, presque tout nous paraît creux.
Mais comment pourrait-il en être autrement et d`où pourrait venir l'ustensile vivant, racé, quand personne ne connaît plus de demeure durable, ne sait plus rendre sa maison chaude et solide? Cependant, les humbles objets ne sont pas seuls responsables de cet état de choses. Ils ne sont pas tels simplement parce que celui qui les a commandés est devenu inconnu ou anonyme. Prenons parmi d'autres, le cas du cabinet de travail: l`industriel qui n'y vient que le soir pour se reposer, lire ou recevoir des amis, et l'écrivain ou l'intellectuel qui habite, tel un héritier de Faust, ce lieu consacré au travail et aux livres, ont à tout le moins des exigences différentes pour la commande et la maquette. Cependant le mobilier bourgeois qui est mis en vente ou proposé dans les projets d'ensemble, demeure désespérément prisonnier de ce dénominateur commun: le fumoir. On peut donc affirmer sans hésiter qu'il y a bien plus de bonne volonté chez l'acheteur que n'en peut satisfaire l'imagination indigente de ce qui est proposé. Aussi est-ce bien moins sur l'utilisateur que sur le producteur que rejaillit la médiocrité de la marchandise; et pas sur lui seul, la machine qu'il utilise a également sur la conscience la misère et l`assassinat généralisé de l'imagination, qui contraint chaque musée å fermer le département des arts décoratifs en ce qui concerne les quarante dernières années du siècle passé.
Comme elle s'y entend, la machine, pour rendre dans le détail, toute chose aussi morte et indigne de l`homme que nos quartiers neufs sont mornes et indignes dans l'ensemble. Son véritable objectif est la salle de bains et le W.-C., réussites les plus incontestables et originales de cette époque, tout comme pour le rococo, c`est le mobilier, et pour le gothique, les cathédrales qui ont représenté les créations d`art dominant leur époque. Mais aujourd`hui, c`est le règne de ce qui est lessivable: d`une manière ou d'une autre, l'eau ruisselle de partout sur les murs, et le sortilège des installations sanitaires modernes se mêle, sans qu'on y prenne garde, en tant quia priori des produits industriels finis, aux plus précieuses créations issues de notre époque et de son ardeur à fabriquer.
Il nous faut certainement réfléchir longtemps, avec émotion et attention. Et ce, d'autant plus qu'il ne nous reste rien d'autre puisque l'artisan d'autrefois ne reviendra pas. Quant à ceux de maintenant. nous nous en voudrions de les soutenir, leur vue rebute à tel point qu`on ne peut rien en dire de plus. Souvent ce sont justement les plus sales crapules petites-bourgeoises, avec tous les caractères de la classe moyenne décadente : l'avidité, la tromperie, la malhonnêteté, l'impudence, l`absence de conscience professionnelle, qui, en tant que petits patrons, ont repris le noble état de maitre de jurande. Même s'il s`agit d'une cause perdue, on peut dire qu'une production mécanisée pour ainsi dire humaine et chaude n'aurait pas plus de succès. Car l`évolution et le capitalisme n'ont construit jusqu'ici la technique, du moins dans son usage industriel, que dans le seul but d'une production de masse à bon marché, de grande consommation et avec un profit élevé, mais en aucune façon pour alléger le travail humain ou même ennoblir ses résultats, comme on le prétend. Nous voudrions bien savoir quel allègement pourraient procurer le fracas des métiers à tisser, l'équipe de nuit, la contrainte terrible des tours allant à la même vitesse, l'impossibilité de toute joie au travail pour l'homme qui n'a jamais que des parties à élaborer et n`éprouve plus jamais la joie de l`ensemble, de la production achevée; nous voudrions bien savoir quel allégement et surtout quel ennoblissement cela pourrait procurer, face à la paisible fabrication de jadis (ici la maison et tout à côté, l'atelier) qui portait sur une petite quantité, sérieusement finie, d'étoffe tissée à la main, avec art.
Une tout autre technique, non pas mercantile mais humaniste, devrait naître et devrait être inventée pour de tout autres fins, purement fonctionnelles, sans tout ce gâchis dans la production des marchandises et sans ces "ersatz" mécaniques de biens autrefois faits avec art : il faut qu'interviennent un allégement et en même temps une limite, une transformation de la forme utile dans l`esprit machiniste, qu'apparaissent, débarrassées d'apprêts et d'un luxe désuet, une diversité et une abondance libérées, purement expressives. Le grand saut, dans toute sa gloire; mais tout ce qu'il a apporté et qui n'est pas, à son tour, utile et fonctionnel (comme le sont la locomotive ou la production d'acier) : le déchet ignoble des "ersatz" statiques devra, un beau jour, déguerpir; et les coûteux moyens de production de ces "ersatz", ces corrupteurs de la culture, iront rejoindre dans le même musée des horreurs, les canons et autres exemples de sagacité corruptrice.
Nous le répétons, il faut certainement y réfléchir longtemps avec émotion et attention; car ici, dans cette marche essoufflante, dans cette accélération, dans cette agitation et cet élargissement de notre champ d'action, de grandes valeurs spirituelles et intellectuelles nous attendent.
Mais pour ce qui est de la technique, ce que nous disons ne vise que la machine comme soulagement fonctionnel et non la masse de pacotille que déversent les usines ou pire, la terrible désolation d`une automatisation totale du monde.
Alors, il est vrai, dans de telles limites l'ustensile froid n est pas partout contestable; alors, il y a assurément des cas où se produit un revirement dans la haine contre les machines, où Marx a raison contre les socialistes du retour à l'artisanat; où l`on voudrait adresser au moins des remerciements à la froideur sérieuse, commode bien que sans joie, utile, fonctionnelle en tant qu'avenir honnête et seule destination de la machine, et cela, au nom de l`expression libérée du labeur comme du style artistique. Même si la disparition du goût, la mise en oeuvre intentionnelle d`une fonction primitive, purement concrète ne mènent plus dans le vieux et beau pays où l`on a vécu, du moins une technique volontairement fonctionnelle conduit-elle, sous certaines conditions, à l'émancipation significative de l'art à l`égard du style, d'une stylistique dépassée, aussi bien que de la forme fonctionnelle nue. Car, pas plus que le vendeur ou le fabricant, la machine n'est en dernier ressort, avant tout, le levier décisif de la gigantesque transformation qui affecte l`aspect visible de la civilisation. La machine n`est en effet qu'un rouage dans un plus vaste système; la déchéance comme l`espérance sont ici comme ailleurs simplement les manifestations contradictoires d'un esprit qui a déserté, d`un esprit menacé, mais qui s`est peut-être enfui vers de plus vastes domaines; les conditions de possibilité de la machine et de son utilisation pure sont finalement, selon la philosophie de l'histoire, étroitement liées aux conditions de possibilité d'un expressionnisme opposé au luxe...." (trad. Gallimard)
KARL MARX, la mort et l'apocalypse
ou les chemins du monde capables dd rendre extérieur l'intérieur et l'extéruieur semblable à l'intérieur
"LA VIE INPÉRIEURE
C`est ainsi que je suis. C`est ainsi que nous sommes encore.
Mais n`est-ce pas déjà bien trop? Car celui qui veut être utile doit absolument revenir en arrière, tout en étant au monde de manière nouvelle.
Je le répète : il n`en faut pas davantage. À nous de commencer.
La vie est entre nos mains. Il y a bien longtemps déjà qu`elle s`est vidée de tout contenu. Elle avance en titubant de-ci de-là, dépourvue de sens. Mais nous, nous tenons bon et nous voulons être pour elle son poing et ses buts. Neuf et immense, ainsi se lève d'abord ce qui nous est inférieur.
Mais nous, nous en faisons bien partie. C'est ainsi que se fait la croissance et que même nous nous endormons. Même nous, nous étions en germe, nous devînmes plantes, animaux car nous ne savons pas qui nous sommes. Pas au sens où nous nous serions d`abord développés à partir de plantes et d'animaux, sans avoir été d'abord au monde, sans en avoir fait partie. Non, c'est l`inverse : l`ensemble des formes organiques s'est développé d'abord sur le chemin qui mène à la forme humaine, seule forme à laquelle de tout temps nous pensions (gemeint). L`homme est si peu l`être le plus tardif et une apparition due au hasard que tout ce qui a pris forme avant lui constitue de purs masques, des caricatures même et des erreurs qu`un juste pressentiment imposait en premier lieu de séparer du reste et d'éliminer. Chaque créature, une fois formée s'adapte à la façon d`une plante ou bien se meut exactement au rythme que lui imposent sa structure et l'environnement auquel elle
est accordée. Mais certes par une simple adaptation à l'environnement, on ne pourrait pas produire même des lièvres, à plus forte raison des lions, on n`aurait que de simples reproductions du milieu s`y adaptant précisément, sans aucune victoire possible sur lui.
Au contraire, dans l`enchaînement qui va de l`algue à la fougère, du conifère au feuillu, dans la marche de l`eau vers l`air, il y a quelque chose de plus libre, de plus ouvert, UNE VERITABLE QUÊTE DE L'HUMAIN ; ou, a fortiori, quand tombe le masque du ver de terre et qu`il devient reptile, puis oiseau, puis mammifère, dans la lutte pour obtenir squelette et cerveau. A tâtons et guidé par un pressentiment étrange, qui, inemployé, brûle comme une flamme au-dessus de chaque être vivant, on essaie, on conserve, on rejette, on réutilise, on se trompe, on retombe en arrière, on réussit, on se libère en allant vers le réflexe, on peut ainsi sauter vers une nouvelle formation qui nous est tout à fait familière.
Là il y a UNE POUSSEE VERS LA CLARTE mais qui s`exerce encore parmi des larves, dans les limites stables de l`espèce elle-même qui tient les animaux prisonniers; c`est seulement chez l'être humain que les mouvements vers la lumière qui sont le propre de toutes les créatures, peuvent être aussi bien conscients qu'accomplis jusqu'au bout. À côté de cela, au-dessous, la vie animale demeure limitée, avant tout larvaire; silhouette et tête mêmes sont des masques et le genre, l'espèce qui se transforment si lentement, en eux-mêmes presque dépourvus d`histoire, tiennent captif comme un destin presque achevé.
C'est pourquoi, tout au long de ces tentatives, tant de formes devaient être expérimentées jusqu`à ce qu'au moins ce qui est typiquement inachevé: l'homme, soit fondé. Seul donc l`homme est l`être tardif et cependant le premier né, lui seul a pu briser l`espèce animale immobilisée si longtemps, lui seul a pu la dépasser. Il devint, sous peine de disparaître, l`animal qui fabrique des outils, des détours au lieu de s`en tirer par des réflexes innés, des signaux hérités. Et plus le temps passe, plus il est voué à planifier consciemment, dans la construction du nid comme de ce qui s'y rapporte; totalement artificiel et cependant en avant, sur le front. Les frères inférieurs sont dans l'attente et passent auprès de nous. Le sol, les plantes, tout ce qui grouille, les créatures sauvages ..." (L'Esprit de l'utopie, trad. Gallimard)
Ernst Bloch interprète avec verve et prolixité la philosophie de MARX à partir du noyau de son œuvre, l'esprit de l'utopie, un esprit qui est conception. Son ouvrage principal, "Le Príncipe espérance", représente une encyclopédie de l`espoir humain. BLOCH voit dans l'anticipation une des propriétés majeures de la conscience. La privation et sa possible supression s'expriment à tous les degrés de l'existence humaine : comme poussée, puis comme tension et aspiration qui, liées à un but indéterminé, deviennent recherche, et à un but déterminé, pulsion. Si cette demière est insatisfaite, mais que son but est conscient, apparaît le souhait et enfin le vouloir...
L'être humain est orienté vers l`avenir, qui n'a encore aucune consistance : BLOCH décrit les êtres humains comme des voyageurs partis à l'aventure et qui au fur et à mesure découvrent non seulement la route, mais le but et la raison de leur voyage.
Dans l'art, par exemple, et dans la religion la limite du "non-encore-conscient" est franchie, ils sont le "pré-apparaître d`un succès".
Les rêveries et images subjectives ont leur équivalent dans la réalité objective : "l`attente, l'espérance, l'intention dirigée vers une possibilité encore non devenue, constituent [...] une détermination fondamentale au sein de la réalité objective tout entière".
Si la réalité subjective est traversée par le "pas-encore", il en va de même pour la réalité objective. Le monde est pris dans un processus dialectique, pour lequel BLOCH fournit trois catégories :
1) Le "front", c.-à-d. cette section la plus avancée du temps, où l`avenir se décide,
2) Le "novum", le contenu toujours renouvelé de l'avenir à partir de la possibilité réelle,
3) La "matière", que Bloch ne conçoit pas comme statique et quantitative, mais (à partir de la racine "mater = mère") comme dynamique et créatrice. Elle n'est pas la "bûche mécanique", mais plutôt le substrat unique de la possibilité réelle et ainsi le garant du novum : "La possibilité réelle est l`avant-soi catégorial du mouvement matériel en tant que celui d`un processus".
Cette possibilité "objective-réelle" est distincte de la possibilité formelle, c.-à-d. du pur pensable, ou de la possibilité "objective au niveau des faits", fondée sur une connaissance lacunaire des conditions. Une possibilité véritable n'est pas le pur déploiement d'une chose déjà établie. Le temps doit être considéré comme une grandeur flexible. Ce qui (d'après le temps de l'horloge) est apparemment simultané, appartient à différents espaces de différentes époques et on trouve "simultanément" dans la société de l'actuel et de l'atavique. A la fin du Principe espérance, Bloch déterminera, en s'appuyant sur MARX, le développement de la richesse de la nature humaine comme son but ...
"LA PENSEE SOCIALISTE
Ainsi c'est de nous avant tout que nous avons besoin. Mais pour cela, il faut commencer par déblayer le chemin extérieur. Mais alors tout ce qui est intérieur n`est-il pas déjà de trop?
Avec ce degré plus élevé d'intériorité, que parcourt la rencontre de soi-même dans les lacets montant de plus en plus raides, dans des degrés d`intégration de plus en plus élevés, avec cela ne relâche-t-on pas la Simple force de se retourner vers le "social", d`agir et de penser vraiment politiquement?
Aussi reculons-nous d'abord ici sur certains points. Cependant il n`en faut pas moins allumer déjà une lumière à nos pieds. Celui justement qui est en avance de mille pas a plus de facilités pour aider que celui qui s`essouffle à suivre en aveugle ou qui apporte après coup sa contribution à un chemin qu'on est justement en train d'arpenter.
Nous répétons donc : les récents événements seront bien vite oubliés. Seul flotte dans l'air un souvenir sinistre et vide. Qui fut défendu? Les paresseux. les misérables, les profiteurs. La jeunesse dut mourir. condamnée à mort pour des buts tellement étrangers, tellement ennemis de l'esprit, mais les misérables sont hors de danger, installés chez eux bien au chaud. Nul d`entre eux n'a disparu, mais ceux qui ont agité d`autres drapeaux, tant de floraisons, tant de rêves. tant d'espérance spirituelle, ceux-là sont morts. Les peintres ont défendu les marchands et gardé bien douillet l`arrière pour les responsables, mais dans les églises et dans la vie littéraire la prêtraille a trahi son Seigneur pour un uniforme, pour une recommandation, pour moins cher qu'Esaü, moins cher que Judas. Jamais objectif de guerre ne fut plus lugubre que celui de l`Allemagne du Kaiser; violence et barbarie, esclavage de tous et arsenal de la réaction, une oppression étouffante, décrétée par les médiocres, subie par les médiocres; le triomphe de la bêtise protégé par le gendarme, exalté par les intellectuels qui n`en finissaient pas de gonfler leur cervelle pour livrer des phrases!
Nous répétons à nouveau : et comme si l'on n`avait pas assez détruit, TOUT CECI CONTINUE AUJOURD'HUI. La guerre s'est achevée, la révolution a commencé et avec elle des portes se sont ouvertes. Mais, il faut bien l'avouer elles se sont vite refermées.
Le profiteur s'est démené, il a réussi à s`installer et avec lui tout l`ordre ancien est revenu. Le paysan usurier, le grand bourgeois puissant ont en fait, progressivement, éteint le feu et, comme toujours, le petit-bourgeois affolé flanche et se met à manger de ce pain-là. La jeunesse privilégiée elle-même est plus fruste, plus stupide, plus arrogante que ne le fut jamais aucune autre auparavant, les universités sont devenues les vrais cimetières de l'esprit, les foyers d`un "éveil de l`Allemagne" infectés par l`immobilisme, la paresse et l'obscurantisme.
Ainsi ce qui semble être une restauration n'est que l`acte final de la comédie que la réaction commençait il y a un siècle et dont se plaignait déjà ainsi Niethammer, l'ami de Hegel.
"Semblables à des vers de terre, à des grenouilles, à la vermine qui grouille après la pluie, voici que surgissent les Weiller et consorts au moment où s`étend l`obscurité sur l'ensemble du monde civilisé". Ils rejouent la restauration de l`Ancien Régime, lorsque les mêmes phrases creuses venaient à l'esprit et que la mode était à l`État corporatif (Ständestaat) comme tradition de la culture nationale opposée à l`idée d`humanité, elle qui est vraiment chrétienne et même tout à fait typique du Moyen Age; lorsque apparaissait ce romantisme dépourvu d'instinct oubliant Thomas Münzer pour vénérer des défroques héraldiques, laissant de côté la vraie tradition "populaire" allemande, la guerre des Paysans et se contentant de voir des châteaux forts se dresser dans la magie nocturne du clair de lune. Le littérateur de service lui aussi prend le virage, les papes de l`expression - brûlant ce qu'hier encore ils adoraient - se hâtent de soutenir la victoire des incapables; avec les ruines d`un passé raffiné ils rafistolent des faux, ils barrent la route au sentiment vivant et créateur du futur, de la cité et de la collectivité, ils perfectionnent sur le plan de l`idéologie l'escroquerie de la réaction, ils rendent plus absolus son hygiène navrante, son romantisme de pacotille. Au lieu que le petit peuple ait honte de lui-même, lui qui la plupart du temps se dérobe devant un principe qu`il pressent depuis toujours, devant le postulat d`une aurore et même devant son expression créatrice, il blasphème encore ce principe lui-même qui d`après le pressentiment de la philosophie de l`histoire doit se réaliser, et cela, parce que ce dernier pour son malheur n`a trouvé qu`un petit peuple.
Cependant l`Ouest avec ses millions de prolétaires n'a pas encore dit son dernier mot; cependant en Russie la république marxiste reste indomptée et tout aussi indomptés, tout aussi entiers dans leur exigence absolue, les problèmes éternels de notre ferveur, de notre conscience religieuse restent brûlants.
Bien plus, nous au moins, les socialistes, nous avons été instruits par ce regard sur le réel qui, lui aussi, apparut il y a un siècle; Marx a, de manière fondamentale, distingué le pur et simple enthousiasme faux, abstrait, sans médiation, le simple jacobinisme, de la planification socialiste et à plus forte raison nous n`aurons garde d`oublier l'esprit de Kant et de Baader. En revanche, ce romantisme de la réaction moderne n`a vraiment rien hérité de valable, il est tout simplement barbare et tourné vers le passé, il n`est ni concret ni enthousiaste ni animé par un esprit universel, il est tout simplement obtus, buté, momifié, dépourvu de spiritualité et d'esprit chrétien; il ne sait qu`extraire du pathos de son "enracinement" l'annonce de la décadence de l'Occident, d`une manière qui se limite totalement à la créature et s'éteint dans l`irréligion, il offre des floraisons fanées et, comme unique objectif pour aujourd'hui, une civilisation pourrie, la marine et le pessimisme des archives historiques, quant à l'Europe il lui prédit une mort prochaine et éternelle.
Dès lors, le brasier que nous avons allumé ailleurs, a fortiori le brasier intérieur, ne doit pas se contenter de couver sous la surface, mais il doit aussi, neuf et immense, envahir dans toutes ses dimensions la vie intermédiaire.
Dès lors, de ce lieu de la rencontre avec soi-même doit découler nécessairement le lieu d'une action dirigée vers le politique et le social, afin que cette rencontre en devienne une pour tous: en vue d`une véritable liberté personnelle, d`un véritable engagement religieux. Ici donc un second point est atteint par où l' "âme", l' "intuition du Nous", le contenu de sa "lettre de franchise" affluent dans le monde de manière responsable.
Avoir ainsi une pratique, aider ainsi dans l`horizon constructif de la vie quotidienne et indiquer la bonne direction, être ainsi précisément politique et social: voilà qui touche la conscience morale de près et avec force, voilà une mission révolutionnaire tout entière
inscrite dans l`utopie...." (L'esprit de l'utopie, trad. Gallimard)
Erbschaft dieser Zeit, 1935 (Héritage de ce temps)
Ce livre d'exil est une interrogation passionnée sur l'époque de transition des années vingt. Trois grandes parties suivent une introduction "La poussière": "Employés et distractions", "Non-contemporanéité et énivrement", "Grande bourgeoisie, objectivité et montage". C'est ici que Bloch invente le concept de "non-contemporanéité" : "tous ne sont pas présents dans le même temps présent .. Des temps plus anciens que ceux d'aujourd'hui continuent à vivre dans des couches plus anciennes", jeunesse, paysannerie, classe moyenne, employés, autant de foyers périphériques de surgissement du non-contemporain qu'il faut articuler avec cette contradiction fondamentale du monde contemporain qu'est la négativité prolétarienne.
"..Depuis quelques années l'espèce citadine, elle aussi, comme on l'a remarqué, apprend à retarder. Une couche moyenne paupérisée veut retrouver l”avant-guerre, où les choses allaient mieux pour elle. Elle est paupérisée, donc sensible aux germes révolutionnaires, mais son travail se fait loin du front et ses souvenirs la rendent parfaitement étrangère à l'époque. L'incertitude qui engendre simplement la nostalgie du passé comme impulsion révolutionnaire fait surgir en plein dans la grande ville des figures comme on n'en voyait plus depuis des siècles. Pourtant, ici encore, la misère n'invente rien ou n'invente pas tout. Elle trahit seulement, elle trahit la non-contemporanéité qui parut longtemps latente, ou tout au plus d'hier, mais qui maintenant retrouve des forces bien au-delà d'hier, dans une danse de Saint-Guy presque énigmatique. Des manières d'être anciennes resurgissent ainsi en ville même, avec un type de pensée et des boucs émissaires de jadis, comme l'usurier juif, symbole de l'exploitation en général. On croit à la fin de «l'esclavage du prêt à intérêt», comme si l'économie en était vers 1500. De véritables paysages urbains du Moyen Age dorment dans la vie d'aujourd'hui. Des superstructures qui semblaient depuis longtemps repliées se re-déroulent et s'étalent. Ici c'est l'auberge « Au sang nordique », là le château du comte Hitler, là l'Église de Reich allemand, une Église terrestre où le peuple de la ville a lui aussi le sentiment d'être le fruit du sol allemand et adore le sol sacré, la Confession des héros allemands et de l'histoire allemande.
Ce type d”amour de la patrie, l'écume aux lèvres et le regard pâmé avec lesquels en Allemagne on pense à l'Allemagne, ne sont pas simplement le substitut du sentiment évanoui d'appartenir à une caste. «La puissance et la gloire du pays» n'est pas seulement un rêve (un rêve très commode pour l'industrie d'armement) qui dédommage par des sentiments collectifs l'impuissance de fait et l'avilissement du petit-bourgeois individuel. Ici, ce n'est même pas seulement la projection du « peuple élu » sur le peuple germanique totalement idolâtré. L'excès manifeste rappelle au contraire la "participation mystique" primitive et atavique, l'attachement du primitif au sol qui renferme les esprits de ses ancêtres.
Plus que jamais la petite-bourgeoisie est l'humus chaud et humide de l'idéologie; et pourtant il appert que l'idéologie qui sévit aujourd'hui a des racines profondes, et plus profondes que la petite-bourgeoisie. Les paysans croient parfois encore aux sorcières et aux exorciseurs, mais depuis longtemps cette croyance n'est pas aussi fréquente et aussi forte que celle d'une grande couche de citadins qui croient aux Juifs fantomatiques et au nouveau Balder. Les paysans lisent encore parfois les prétendus sixième et septième livres de Moïse, un livre de colportage contre les maladies dans l'étable et aussi sur les forces et les secrets de la nature, mais la moitié des classes moyennes croit aux Sages de Sion, aux lacets des Juifs et aux symboles francs-maçons omniprésents, ils croient aux forces galvaniques du sang et du méridien allemands.
L'employé regimbe, sauvage et belliqueux. Il veut encore obéir, mais seulement en soldat, en se battant, avec une croyance. Le désir de l'employé (qui ne veut pas être prolétaire) s”amplifie au point de devenir aspiration orgiastique à la subordination, à la condition magique de fonctionnaire aux ordres d'un duc. L'ignorance de l'employé qui cherche des états de conscience passés, une transcendance dans le passé, s'amplifie au point de devenir haine orgiastique de la raison, « chthonisme » où se mêlent guerriers fous furieux et drapeaux à croix gammées, et même - avec une non-contemporanéité qui devient par endroits exterritorialité - où grondent des tam-tams et où se lève l'Afrique centrale. En effet les classes moyennes (à la différence du prolétariat) ne prennent pas directement part à la production, elles n'y entrent que par des activités intermédiaires, si loin de la causalité sociale qu'un espace alogique peut toujours se former sans être troublé, dans lequel des souhaits et des nostalgies romantiques, des pulsions archaïques et des résidus mythiques peuvent retrouver une jeunesse.
Même le contenu immédiatement économique du fascisme des classes moyennes est non-contemporain, ou l'est devenu depuis que la liberté du commerce et de l'industrie ne profite plus qu'aux grands entrepreneurs et anéantit les petits. La démocratie parlementaire est ainsi le garant honni de la libre concurrence et la forme politique qui lui correspond. A sa place l'État corporatif veut faire régresser l'économie au stade de la petite entreprise des débuts du capitalisme. Il se recommande au grand capital comme un instrument contre la lutte des classes, et aux couches moyennes comme le salut et l'expression romantique et actuelle de leur non-contemporanéité.
De même les classes moyennes ne supportent plus idéologiquement la « rationalisation » et abandonnent d'autant plus vite la raison que celle-ci leur est toujours apparue hostile, doublement hostile dans leur univers, c'est-à-dire d'abord comme simple rationalisation due au capitalisme tardif et puis comme désagrégation des valeurs traditionnelles, désagrégation qui était également due au capitalisme tardif mais qui était comprise comme corruption « judéo-marxiste ». Le surhomme, la bête blonde, le cri biographique qui réclame le grand homme, l'odeur de cuisine de sorcière, l'odeur d'une époque depuis longtemps passée - tous ces signes de fuite dans le relativisme et le nihilisme, qui avaient fait la discussion cultivée dans le salon de la classe supérieure, devinrent, dans la catastrophe des couches moyennes, une véritable terre politique. C'est une terre, il est vrai, quelque sauvage qu'elle prétende être, qui n'est toujours habitée que par des employés..."
Dans la lutte contre le nouveau conservatisme, des groupes sociaux tels que bourgeoisie urbaine, cols blancs, paysans, jeunes, joueront un rôle spécifique, souvent négligé par les versions classiques du matérialisme historique qui se concentraient uniquement sur le conflit entre les capitalistes et les travailleurs industriels. Bloch critiquait déjà la version économique étroite du matérialisme historique dans le livre sur Müntzer, en recourant à Max Weber. Et les fascistes allemands ne pourraient-ils pas exploiter ces tendances utopiques anticapitalistes dans ces couches sociales et les détourner au profit de leur propagande politique conservatrice? Bloch a donc critiqué tant les tendances trop positivistes dans le marxisme, - qui avait tendance à rejeter toutes sortes d’éléments « irrationnels » précisément au moment où il était crucial de s’engager avec eux -, que cette société capitaliste qui répriment ces éléments par ce qu'il appelle la « contemporanéité » ...
Subjekt - Objekt, 1949 (Sujet-Objet. Éclaircissements sur Hegel)
"À l'inverse de la lecture althussérienne, la lecture blochienne de Hegel souligne la continuité entre un idéalisme toujours ancré dans le «réel» et le véritable matérialisme historique tel que l'entendaient Engels et Marx, héritier à la fois de la ferveur utopiste et de la dialectique hégélienne.
Introduction très détaillée à l'œuvre entière de Hegel, riches de citations et de confrontations, Sujet-Objet est en même temps une méditation personnelle, centrée sur le dépassement de l'antithèse entre l'intérieur et l'extérieur. Chez l'auteur de la Phénoménologie, Bloch distingue ce qui relève du «goût des antiques» et ce qui met en lumière la valeur créatrice du travail humain, sans lequel le «devoir-être» resterait un vain désir ; au-delà des schémas artificiels il discerne en maints endroits cet effort de «percée» qui donne sens aux «utopies concrètes» et justifie le «principe espérance».
D'Aristote à Marx et à Lénine, mais sans exclure Proclus, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Leibniz, Kant, voire Schelling et Kierkegaard, loin de toute tentation éclectique, toute la pensée humaine reprend ici sa vie profonde. Dans cette perspective, le «besoin» et l'«inquiétude» sont les vrais moteurs de l'histoire ; et le plus grand mérite de Hegel est d'être resté fidèle, même au temps de son loyalisme prussien, à l'appel de la Révolution française, d'avoir ainsi reconnu comme pensée directrice de sa dialectique «le progrès dans la conscience de la liberté»."
Das Prinzip Hoffnung, 3 vol., 1954-1959 (Le principe espérance)
"Aboutissement des thèses formulées dès 1918 par L'Esprit de l'Utopie et développées par les œuvres suivantes, Le Principe Espérance, qui parut en R.D.A. entre 1954 et 1959, fut sinon la cause du moins le prétexte idéologique de la rupture entre Bloch et le marxisme officiel.
Le livre mettait en œuvre sur le front philosophique de l'histoire une subjectivité active, la conscience anticipante, où le marxisme officiel vit une véritable agression contre le matérialisme dogmatique de l'orthodoxie. Ce risque d'idéalisme, volontairement encouru, n'est certes pas le seul paradoxe de l'œuvre blochienne. Mais son enjeu livre le sens de tous les autres : lutter contre la pétrification de la dialectique, combattre toute clôture péremptoire en métaphysique. Car la reconquête de soi entreprise par l'homme, le dépassement du règne de l'aliénation et de la marchandise, la réalisation de ce monde nouveau dont toutes les utopies sont l'anticipation abstraite - en un mot : le projet même du marxisme - ne sont pas encore accomplis. En ce sens le système hégélien constitue pour Bloch le carcan à briser pour se libérer de l'envoûtement de l'anamnèse et penser le futur.
Œuvre-système, Le Principe Espérance remet en cause toute idée de système, tout système culminant en une Idée : il s'ouvre sur le futur de l'homme et du monde. Tel est le sens de l'affirmation de ce principe que la sécularisation de la religion permet d'identifier comme celui de l'Espérance - principe d'un combat qui reste le nôtre."
"Un rêveur veut toujours plus - ..Ils sont bien trop nombreux ceux qui attendent leur tour. Qui n'a rien et s'en contente, se voit prendre le peu qu'il a. Mais la quête de ce qui manque n'en finit pas. Rêver de ce que l'on n'a pas n'allège pas la souffrance; mais l'accroît et empêche que l'on s'habitue à la détresse. Ce qui fait mal, sans cesse, accable et affaiblit, il faut s'en débarrasser. Souffler un peu n'a jamais satisfait personne bien longtemps. Mais surtout: le rêve se prolonge toujours au-delà de la brève existence quotidienne de l'individu. Ce qui s'ébauche dans ce rêve vivace, c'est autre chose que le seul plaisir de se parer et de contempler dans le miroir l'image de soi que souhaitent y voir les maîtres.
Ce qui s'y dessine sort du cadre, c'est l'esquisse d'une image de plus grande envergure, fruit du souhait et de la réflexion. Et si la réflexion sur ce rêve a souvent fait fausse route, elle ne se prête plus aussi facilement à la duperie. Pas plus qu'elle ne se laisse payer de belles paroles: sa volonté vise à quelque chose de plus et tout ce qu'elle atteint a le goût de ce Plus. Si bien qu'elle cherche à dépasser non seulement sa condition propre mais aussi les conditions déplorables de l'existence en général. La nostalgie de ce qui fait défaut, lorsqu'elle est trompée surtout, rassemble ses forces et tient bon, même si elle tourne à vide, s'égarant tantôt dans telle direction, tantôt dans telle autre. Quelle ne sera dès lors son énergie lorsque la voie choisie sera la bonne et, attentive, ira de l'avant..."
Seuls quelques fragments des livres du philosophe allemand Ernst Bloch parurent en France à la fin des années 1950, notamment un chapitre du "Principe espérance" intitulé "La Catégorie de la possibilité" dans la Revue de métaphysique et de morale (janvier-mars 1958), puis quelques fragments groupés sous le titre "L'homme est tendu en avant", dans Les Nouvelles Lettres (septembre 1958). Pourtant, Bloch est considéré comme l'un des philosophes les plus vigoureux de ce XXe siècle, un de ceux qui cherchent à restituer à la philosophie tout son sens, c`est-à-dire sa raison d'être et son but.
Depuis ses premières œuvres jusqu'à son grand ouvrage, "Le Principe espérance", il s'efforce de décrire le monde engagé Ions son devenir, un monde qui apparaît "dans le pesant processus de sa montée, nulle part encore comme résultat". D'abord il interroge l'histoire et les grandes créations qui la jalonnent, afin que peu à peu s'éclaire la visée fondamentale de l'être humain : combler son manque, se libérer de tous les asservissements, tenter au prix d'innombrables erreurs, mais toujours a nouveau, de rendre le monde plus conforme à l'humanite de l'être humain. Celui-ci en prend entièrement conscience à travers ces efforts mêmes. D'autre part, Bloch s`arrête aux manifestations de la vie la plus quotidienne, se met à l'écoute de la voix intérieure de l'être humain, afin d'y découvrir ses aspirations profondes, élémentaires, d'autant plus irrépressibles qu`elles sont plus vitales.
"Je bouge dès la naissance, on cherche, n'est que désir. On crie, n`a pas ce qu`on veut".
Ainsi commence ce livre. Parallèlement à l'histoire extérieure, Bloch décrit la lente prise de conscience par l'individu de la force d'abord vague et indéterminée qui le meut et qu'il ne maîtrise pas, la transformation de cette avidité en souhait plus précis d'un objet, d'un être, JUSQU'A L'ESPERANCE D'UN MONDE MEILLEUR.
Meilleur pour lui parce que meilleur pour tous.
S`il s'agit du désir le plus élémentaire, le plus, justifié, la faim, il montre comment, lorsqu'elle grandit sans pouvoir être assouvie, elle peut se retourner en force explosive et, saisie alors par la conscience, menace de faire sauter la "prison privation". La pensée de Bloch, lentement, se fraie un chemin entre ces deux pôles. Tout en s'opposant, ils ne sont pas extérieurs l'un à l`autre. Ils interfèrent, s'imbriquent, à tel point que l'histoire de l`un conditionne celle de l'autre et se pose à la fois en produit de l'autre.
Au cours de ce long cheminement à travers l'histoire, les grands philosophes (Aristote, Pascal, Leibniz, Kant, Hegel), les œuvres des grands écrivains (Dante, Cervantes, Shakespeare, Goethe), celles des grands musiciens (Bach, Beethoven, Mozart), d'autre part à travers la vie quotidienne des hommes, faite de peines, de modestes joies, d'ignorances et d'illusions qui s'expriment dans les traditions populaires, les légendes et les contes, le mobile essentiel de Bloch se précise : éclairer ce qui est devant nous, TRACER DE NOUVELLES VOIES VERS LA MANIFESTATION DE CE QUI DANS LE PASSE ETAIT INSCRIT COMME POSSIBLE, et qui peut tout aussi bien sombrer dans le néant que se réaliser. Philosophie du mouvement qui cherche précision et rigueur dans l'investigation du possible, du nouveau, du progrès, de l'avenir, de l'espérance. Philosophie nouvelle, portée, comme Bloch l'affirme, par le rêve le plus ancien et le plus noble de l'humanité. Rêve nocturne, vague, incontrôlé, qui s`en va à la dérive et entraîne l'être humain dans son brouillard, et aussi rêves du jour, qui, loin de s'évaporer avec la nuit, se précisent, prennent forme à la lumière : rêves nés du manque le plus grand, de l'asservissement le plus total.
Dans le champ de la lucidité, ces rêves-là cherchent à devenir réalité. Bloch ne propose pas un nouveau "système du monde". Ce n`est pas à l'aide de concepts qu'il aborde le réel. Sa démarche est toute différente. C'est la réalité saisie immédiatement, souvent intuitivement, qu'il s'efforce de comprendre et de décrire avec rigueur, en élargissant à partir d'horizons toujours plus vastes qui se découvrent dans la réalité même, à mesure qu'elle se déploie sous nos yeux. De cette façon, le réel peu à peu se structure, sans que cette structure apparaisse comme un but en soi. La formulation conceptuelle a, en effet, pour fin de donner à l`homme des points de repère plus solides et qui lui permettent de s'engager plus résolument dans son propre devenir : "Tout ce qui est nôtre se situe en avant". Aider à tracer des chemins dans ce nôtre "à venir", aider à découvrir de nouvelles ouvertures dans l'opacité du lendemain, c`est la tâche que Bloch assigne au philosophe.
"La liberté et l'ordre, tour d 'horizon des utopies sociales"
- "La terre n'est å personne, ses fruits sont à tout le monde". (John Ball).
- "J'ai peine à croire que la situation actuelle de l'humanité restera toujours semblable à ce qu'elIe est pour l'instant, peine à croire que cette situation constitue son entière et ultime destination. Car alors tout ne serait que rêve et illusion, et il ne vaudrait la peine ni d'avoir vécu, ni d'avoir participer â ce jeu qui repart sans cesse à zéro, qui ne signifie rien et n'aboutit à rien. Ce n'est que dans la mesure où je peux considérer cet état de choses comme un moyen d 'accéder å une situation meilleure, comme point de transition vers un monde supérieur et plus parfait, qu'il acquiert de la valeur à mes yeux; ce n'est pas en raison de ce qu 'il représente en soi, mais pour l 'amour du monde meilleur qu 'il prépare, que je parviens â le supporter." (Fichte, La Destination de l'Homme).
- "La vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes est évincée par une association dans laquelle l'épanouissement libre de chaque individu est la condition de l'épanouissement libre de tous." (Manifeste communiste).
I. INTRODUCTION - UN REPAS SIMPLE.
"Combien de choses seraient moins pénibles si l'on pouvait se nourrir d'herbe. Mais sur ce plan, les pauvres, pourtant traités comme du bétail, sont moins bien lotis que lui. Seul l'air est à la portée de tous, mais les champs doivent d'abord être labourés, encore et toujours, travail pénible qui ne peut se faire que le dos courbé et non dans la position droite de celui qui n'a qu'à cueillir les fruits délicats qui pendent au mur. Elle est depuis bien longtemps révolue l'époque de la cueillette des baies et des fruits, celle de la chasse libre en pleine nature; un petit nombre de riches vit d'un grand nombre de pauvres. La faim constante harcèle la vie, c'est elle d'abord qui contraint l'homme à la corvée, ensuite seulement c'est le fouet. Si la bouchée quotidienne était aussi assurée que l'air, il n'y aurait pas de misère. Mais c'est en rêve seulement que le pain pousse comme fruits aux arbres. Rien de semblable n'existe, la vie est dure, et pourtant les hommes ont toujours eu le sentiment qu'il existait une issue, qu'elle était possible. Mais comme elle n'a pas encore été trouvée, le courage n'a cessé d'essaimer dans toutes les directions que lui indiquait le rêve.
LES ALOUETTES RÔTIES.
Un corps repu n'aurait aucune raison de se plaindre. S'il n'était privé ni de vêtements, ni d'abri, autrement dit de presque tout. S'il n'était privé d'amis et si la vie se déroulait facilement et paisiblement au lieu d'être la tourmente qu'elle est devenue pour la plupart des hommes. Mais voilà, ce n'est que dans la fable, toujours très révélatrice, et le conte politique que l'on rencontre les petites-tables-qui-se-dressent-toutes-seules et le pays de cocagne. Tout comme la Fontaine de Jouvence dans l'image-souhait médicale, le pays de cocagne confine lui aussi à l'utopie sociale, il en est le prélude joyeux. Tous les hommes y sont égaux, c'est-à-dire qu'ils y sont tous bien lotis, et il n'y est question ni d'effort pénible, ni de travail. Les alouettes rôties leur tombent dans la bouche et ce qui y est espéré est déjà
gagné; tout rêve et toute chose s'offrent d'eux-mêmes comme des biens d'usage courant. Les habitants du pays de cocagne ont une vie des plus agréables, ils ne s'en laissent plus accroire par les riches qui déclarent que la fortune n'est pas souhaitable, que le sommeil prolongé est malsain et les loisirs mortels, et que l'indigence est tellement nécessaire pour que le monde continue de tourner. C'est sur le ton joyeux que le peuple a continué d'imaginer, voire de caricaturer sa fabuleuse pléthore alimentaire, le modèle utopique qui pour lui tombait le plus sous le sens: avec des sarments de vigne reliés par des colliers de saucisses, des montagnes transformées en fromages. et des rivières charriant le plus exquis des muscats. Les petites-tables-qui-se-dressent-toutes-seules et les plaines enchantées de l'Inde y sont devenues institutions publiques, tout simplement conditions de vie heureuse.
LA FOLIE ET LE ROMAN POPULAIRE, ICI AUSSI.
Il est indéniable que la chouette ardente s'ébat également sous ce ciel-ci. Elle s'y enfonce même plus profondément que dans les rêves médicaux, et d'ailleurs: mettre un terme à la misère, c'est loin d'être insensé. Pourtant bon nombre de réformateurs du monde étaient des paranoïaques ou menaçaient de l'être, ce qui se comprend dans une certaine mesure. La folie conçue comme relâchement favorable à l'irruption de l'inconscient, à la possession par l'inconscient, se manifeste également dans le non-encore-conscient. Le paranoïaque
est souvent un faiseur de projets et il existe parfois entre les deux personnages une certaine réciprocité d'action. De telle sorte qu'un talent utopique peut glisser dans la paranoïa et va même jusqu'à céder volontairement au délire (cf. T.I., p. 116 sqq.). Un des plus grands utopistes, Fourier, nous en fournit l'exemple; chez cet auteur les visions d'avenir les plus singulières côtoient une analyse pénétrante des tendances existantes; et ces images sont relatives non pas à la société mais à la nature, dans la mesure où elle est impliquée dans notre ordre harmonieux et civil, et pour ainsi dire accordée sur le même ton. Comme avance sur la libération sociale, Fourier imagine une couronne boréale, c'est-à-dire un second soleil qui gratifiera les régions nordiques d'une chaleur andalouse. Cette couronne
exhale un parfum agréable, elle réchauffe et éclaire le monde et il s'en dégage un fluide qui dessale la mer et lui donne un goût savoureux de limonade. Harengs, cabillauds et huîtres se multiplient à n'en plus finir grâce au décalage de l'inclinaison incorrecte de l'axe terrestre, tandis que les monstres marins sont anéantis. A leur place apparaissent l'anti-requin, l'anti-baleine, toute une série d'êtres paradisiaques bienveillants "qui remorquent les navires là où le vent est tombé". Sur terre Fourier prophétise l'apparition de "l'anti-lion, monture souple et élastique grâce à laquelle celui qui la chevauche peut, en quittant Calais le matin, prendre son petit déjeuner à Paris, se trouver le midi à Lyon et le soir à Marseille". On ne peut donc nier que - chez les grands utopistes - la folie possède aussi de la méthode, non seulement la sienne propre, mais également celle d'une ère technique ultérieure : l'anti-baleine, c'est le bateau à vapeur, l'anti-lion, c'est notre train express, ou même notre automobile. Tout aussi folle, tout aussi anticipante est la théorie de Fourier selon laquelle un nouvel organe se développera chez l'homme, bien que ce soit à l'extrémité d'une queue animale qui doit encore lui pousser (Daumier nous a livré un dessin de cette vision fantastique). Grâce à cet organe les hommes pourront capter « les fluides de l'éther » et entrer en contact avec les habitants d'autres planètes, tandis que les astres s'accoupleront. Entre temps les "fluides célestes" ont été captés par la radio, même si d'autre part les contacts avec les planètes ne sont pas encore au point, pour ne pas parler du perfectionnement technique du corps humain et a fortiori de l'accouplement des planètes. En apparence ces contes ne diffèrent donc guère de ceux de Jules Verne ou du moins des utopies planétaires dans les romans de Lasswitz, voire de Scheerbart. Mais Fourier ne badine pas du tout; c'est dans la paranoïa que le sérieux plonge ici son pinceau, et non seulement dans l'univers bariolé du roman populaire, dont les couleurs sont certes encore rehaussées par la paranoïa. Ne reconnaît-on pas la délicate touche de folie qui se mêlait même au libéralisme utopisant des francs-maçons du dix-huitième siècle, de ces bourgeois qui arboraient l'équerre et les pyramides? Est-ce que tout ce cérémonial n'est pas lui aussi coiffé du bonnet d'Arlequin, de même que le sont tout l'attirail et les symboles qui doivent ouvrir les portes "du royaume d'Astrée" au jeune maçon? Dans ses derniers écrits relatifs au pape de l'industrie, le grand utopiste que fut Saint-Simon a lui aussi frôlé le délire qui menace quelquefois les réformateurs du monde; quant à son disciple Auguste Comte, il y a même sombré tout entier dans la dernière partie de son œuvre. Comte renchérit à ce point sur la théorie saint-simonienne de l'Eglise de l'intelligence que non seulement l'humanité, mais aussi l'espace et la terre devaient à leur tour devenir sujets d'adoration. L'humanité en tant que "Grand Etre", l'espace en tant que "Grand Milieu", la terre en tant que « Grand Fétiche »; et Clotilde, la défunte bien-aimée de Comte, devint une nouvelle Marie. Telles sont les bizarreries qui ornent quelques-uns des plus vigoureux châteaux en Espagne.
Pourtant, comme nous l'avons déjà remarqué, ils ne sont pas entièrement étrangers au roman populaire, à celui qui se rapproche du conte politique en s'y mariant parfois de la plus fertile des façons. Presque toutes les utopies anciennes ont recours aux engins spaciaux, presque toutes les utopies plus récentes utilisent des machines à explorer le temps, produits d'une imagination exotique, qui mettent le cap sur les régions utopiques du rêve social. Bon nombre d'entre elles cherchent, tout au moins dans leur titre, à conférer à l'Ile du Bonheur l'éclat vif et cru du roman populaire. C'est ainsi qu'il y a le "Kingdom of Macaria", et la jadis si célèbre "Ile de Felsenburg", ou encore le "Crystal Age", autant de noms qui évoquent les baraques de foires où sont exhibées les sirènes venues de lointains rivages; il n'y manquait pas jusqu'à l'écho secret d'une loge invisible, située bien loin, tout là-bas. Les contes parlant de pays merveilleux, d'ères idéales et d'espaoes idéaux relèvent ici l'éclat de la fable; depuis Alexandre les plus belles utopies sont logées dans les îles des mers du Sud, sur la Ceylan de l'Age d'or, au pays indien des merveilles.
Les contes de marins prêtent même leur enveloppe aux utopies sociales les plus remarquables, comme chez Thomas More; c'est dans un tel cadre qu'apparaît le bonheur, bien avant que les temps ne soient mûrs pour l'accueillir; depuis plus de deux mille ans l'exploitation de l'homme par l'homme est abolie dans les utopies.
Les utopies sociales ont toujours opposé le monde de la clarté à celui de la nuit, offrant de leur terre de lumière une peinture de grande envergure où tout rayonne d'un éclat de bon aloi, où l'opprimé est redressé, où le nécessiteux se sent satisfait. Il n'est pas surprenant que la peinture fantastique de cet état de bonheur n'ait été si souvent représentable que dans le roman populaire, seule forme qui soit restée de l'aventure et de la victoire compréhensible de la bonne cause. Il s'agit de l'Etat tel qu'aujourd'hui encore le soldat de Brecht l'imagine, dans Le roman de quat'sous, comme un rêve enfin réalisé: "L'infamie perdit sa renommée, la réputation de l'utile grandit, la bêtise perdit ses privilèges et la barbarie ne permettait plus de faire des affaires". Si l'on atteint les îles du soleil grâce à la folie, aux histoires de marins, ou ne serait-ce, dans les utopies sociales ultérieures, chez un Bellamy ou un Wells, qu'au travers d'un sommeil magnétique: mise à part la nature luxuriante, les choses n'y sont plus aussi extraordinaires, elles y sont relativement normales.
Car il est, pense-t-on, tout à fait normal, ou ce devrait l'être, que des millions de gens ne se laissent plus dominer, exploiter, déshériter de siècle en siècle par une poignée de représentants de la classe supérieure. Il est normal qu'une majorité aussi impressionnante
n'admette plus d'être celle des damnés de cette terre. Et c'est l'éveil de cette majorité qui est maintenant le fait inhabituel, l'événement exceptionnel dans l'histoire. Sur mille guerres, il n'y a même pas dix révolutions: tant il est difficile de redresser le dos courbé. Et même là où les révolutions ont réussi, il s'est avéré que les oppresseurs étaient bien plus souvent remplacés qu'anéantis. Mettre un terme à la misère: pendant un temps incroyablement long, cela n'a pas été considéré comme une chose normale et en est resté au stade de la fable; ce n'est que sous forme de rêve éveillé que cet objectif apparaissait dans le champ visuel." (trad. Gallimard)
La langue de Bloch s`est formée, comme il le dit lui-même, au contact de La Bible, de la musique de Beethoven et de la philosophie de Hegel. Elle se résout en phrases lapidaires, composées de quelques mots et parfois réduites au seul verbe. On voit ces phrases qui se ramifient peu à peu à mesure que le thème se déploie, qui se gonflent d`un lyrisme à la fois ample et contenu. Il passe de pages philosophiques abstraites à une réincarnation du langage, au contact vivant avec le réel qui redevient arbre, chair, vent, attente...
(Les utopies sociales) BILAN : FAIBLESSE ET VALEUR DES UTOPIES RATIONNELLES.
Il est toujours surprenant de constater qu'une haine, aussi grande soit-elle, peut encore être confiante. C'est dans cette situation que se trouvaient bon nombre des penseurs-rêveurs apparus jusqu'ici; en fin de compte ils étaient conciliants. Les ennemis mortels de cette exploitation qu'ils avaient commencé par dépeindre dans toute son implacable terreur, s'adressent aux exploiteurs et leur proposent de mettre eux-mêmes fin à leur jours. Du fond du cœur les utopistes ont maudit l'iniquité, voulu la justice et, en tant qu'utopistes abstraits, ont élaboré dans leur tête les plans d'un monde meilleur; c'est encore du fond du cœur qu'ils espéraient allumer la volonté de le réaliser.
Les quelques exceptions aimables, snobs aussi, les quelques déserteurs ayant fui les rangs du «commerce des chiens » devinrent la règle; dans tous les cas il était fait appel à l'équité et à la raison. Ce n'est que vers 1848 que commença à se généraliser un point de vue que Herwegh exprima de la façon suivante: "Seul l'éclair qui les foudroie peut illuminer les maîtres". Mais tout comme il fallait persuader les entrepreneurs de se laisser changer en leur contraire, il fallait également transformer tout le reste de la réalité, la société dans son ensemble, de façon immédiate, en société diamétralement opposée, comme s'il s'agissait d'un envoûtement qui pouvait être rompu d'un seul coup. Bien que quelques utopistes comme Fourier et Saint-Simon eussent étudié certaines médiations historiques et eu l'intuition des tendances existantes, ce sont encore, malgré tout, des considérations d'ordre essentiellement privé et abstrait aboutissant à l'élucubration d'un Etat indépendant de l'Histoire et du présent (débarrassé des "impuretés du présent") qui l'emportent. Fourier, le seul dialecticien de la série, est encore celui qui s'est le plus préoccupé de tendances réelles; et pourtant chez lui aussi, il s'agit plus de décret que de connaissance, d'utopie abstraite que d'utopie concrète.
Chez les utopistes abstraits, la lanterne onirique luit dans un espace vide, et c'est le Donné qui doit se plier à l'Idée. C'est donc sans tenir compte de l'Histoire et de la dialectique que les images-souhaits constructives, abstraites et statiques, furent accolées à une réalité qui ne savait rien d'elles ou très peu. Cette faiblesse n'est que très rarement imputable à la personnalité propre des utopistes; il est plus juste de dire que si l'idée ne venait pas à la réalité, c'est parce que la réalité d'alors ne venait pas à l'idée. L'industrie n'était pas encore
développée, le prolétariat n'était pas mûr, la nouvelle société était à peine perceptible dans l'ancienne. A ce propos, Marx fait remarquer dans la "Misère de la Philosophie", (sans doute dirigée uniquement contre Proudhon, mais valant pour tous les utopistes de l'ancienne
génération): "Aussi longtemps que le prolétariat ne sera pas suffisamment développé pour se constituer en classe, et donc aussi longtemps que la lutte du prolétariat n'aura pas un caractère politique, aussi longtemps que les forces productives ne seront pas encore suffisamment développées dans le giron de la bourgeoisie elle-même, au point de laisser transparaître les conditions matérielles qui sont nécessaires à la délivrance du prolétariat et à la formation d'une société nouvelle, ces théoriciens ne seront jamais que des utopistes qui, pour remédier aux besoins de la classe opprimée, élaborent des systèmes et sont en quête d'une science régénératrice. Mais au fur et à mesure que l'Histoire progresse et que, parallèlement, la lutte du prolétariat se dessine plus clairement, ils sont de moins en moins
contraints de chercher la science dans leur tête; ils n'ont qu'à se rendre compte de ce qui se joue sous leurs yeux, et se changer en organe de ce qu'ils voient. Tant qu'ils cherchent la science et ne créent que des systèmes, ils ne voient dans la misère que la misère, sans y découvrir le côté révolutionnaire qui renversera la vieille société. C'est à partir de ce moment que la science deviendra produit conscient du mouvement historique, et qu'elle cessera d'être doctrinaire pour devenir révolutionnaire".
Doctrinaires, les vieilles utopies l'étaient, parce qu'elles avaient lié leur nature, au demeurant si imaginative et pleine de fantaisie, au style de pensée rationaliste de la bourgeoisie. Jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, la science fondamentale de la bourgeoisie était la mathématique et non l'Histoire; or, la méthode propre à cette mathématique était une méthode formelle, consistant à "engendrer" l'objet à partir de la pensée pure. Enfin, elle ne fut rien de moins que le prototype de la méthode déductive du droit naturel, ce rigoureux cousin des utopies.
Bien que les constructions utopiques aient peu de points communs avec les constructions exactes de la mathématique ou même du droit naturel, et bien que "l'utopisme " ne constitue pas une science à proprement parler, il lui arrive néanmoins de se lancer dans des développements (que Proudhon fonde même sur des "axiomes"), comme s'il était lui aussi une science formelle. L'élément constructif a exercé une action si puissante que l'Etat existant et, a fortiori, "l'Etat rationnel" utopique ressemblaient à un véritable mécanisme, et
l'utopiste moderne était ingénieur social (partant de la raison pure). Il n'attendait plus que la Jérusalem descendit du ciel par l'opération de la grâce. A une machine sociale dont le fonctionnement était défectueux, il substituait une machine parfaite. Mais aucun de ces
utopistes n'a vraiment compris pourquoi "le monde" ne s'intéressait pas à leurs plans et pourquoi l'on songeait si peu à se lancer dans le travail d'exécution.
Ce qui n'empêche que tous ces rêveurs ont une classe que personne ne peut leur dénier. incontestable est déjà leur seule volonté de "transformation", et malgré leur vision abstraite, ils ne sont jamais uniquement contemplatifs. C'est ce qui distingue les utopistes de leurs contemporains, les économistes politiques, même des plus critiques d'entre eux (auxquels ils sont si souvent inférieurs sur le plan de la connaissance et de la recherche). Fourier dit à juste titre que les économistes (tels ses contemporains Sismondi et Ricardo) se sont contentés de jeter la lumière sur le chaos, alors que lui veut trouver le moyen d'en sortir. Cette volonté de pratique n'eut cependant presque jamais l'occasion de percer; en raison du manque de contacts avec le prolétariat, et aussi de l'insuffisance de l'analyse des tendances objectives à l'œuvre dans la société existante. Toutefois, il ne faut pas oublier non plus que la prise en considération accrue de ces tendances peut aussi, lorsqu'elle est mécaniquement accrue, lorsqu'elle passe à l'économisme, affaiblir bien plus encore la volonté de pratique. Et elle peut l'affaiblir plus profondément que ne le fait l'utopie abstraite, elle peut faire que le socialiste (ou pour être plus exact: le social-démocrate), personnage entièrement étranger à l'utopie, devienne un esclave des tendances objectives. L'idolâtrie objectiviste du possible objectif attend alors, paisiblement, que les conditions économiques devant conduire au socialisme aient en quelque sorte atteint leur pleine maturité. Mais elles ne sont jamais totalement mûres ou parfaites au point de ne pas avoir besoin de la volonté d'action ni du rêve anticipant dans le facteur subjectif de cette volonté. Lénine, comme on le sait, n'a pas attendu que les conditions eussent délivré partout en Russie l'autorisation de passer au socialisme à l'époque confortablement éloignée des arrière-petits-enfants : Lénine a devancé les conditions, bien plus : il a contribué à leur maturation en fixant des objectifs devançant le Donné et de nature concrètement anticipante, qui eux aussi sont un facteur de maturité. Et si le fait de savoir que le capitalisme, avec la suprématie des monopoles, avait atteint sa dernière phase, celle de la mort et de la putréfaction, que la chaîne devait se briser à son chaînon le plus faible, si cette connaissance même des conditions objectives de la victoire révolutionnaire était certaine, comment aurait-on pu utiliser l'heure propice lorsqu'elle sonna en Octobre, comment la puissance aurait-elle pu être affirmée sans la vision anticipante de l'objectif du socialisme, sans le facteur subjectif se manifestant sous la forme hautement organisée, disciplinée, consciente du Parti? Le marxisme est un ensemble de directives d'action; mais s'il devient aussi privé de sujet qu'étranger au but, ce qui naît alors, c'est un antimarxisme fataliste, qui dégénère en tentative de justifier le fait que l'on n'a pas agi, sous prétexte que le processus suit de lui-même son chemin.
C'est pourquoi ce genre d'automatisme devient un manuel d'occasions ratées, un commentaire des chances manquées, des positions évacuées. Or le marxisme ne peut constituer un ensemble de directives d'action que si son intervention est aussi une anticipation: le but concrètement anticipé détermine la voie concrète à suivre.
Encore plus déterminante que la volonté de transformation sera dès lors le "pathos du but fondamental" qui chez les vieux utopistes est la plupart du temps responsable de la qualité et de l'importance qui leur sont encore reconnues aujourd'hui, et en fait même des alliés contre le démocratisme social pour lequel, depuis Bernstein, le mouvement signifie tout, mais le but rien. Sans préjudice du fait que le pathos bien trop immédiat du but, qui anima les utopistes, est à sa manière tout aussi suspect, car il a pris la place du chemin, l'a survolé par son abstraction. Il est avant tout un pathos statique, celui de la simple mise à nu de cathédrales existantes; il pose l'ordre idéal comme existant déjà. prêt à être opposé au chaos. En ce sens on trouve souvent dans l'objectif des utopistes non pas un avenir
authentique, historiquement nouveau, mais bien un avenir faux, non-nouveau; des utopistes de mauvais aloi comme Proudhon se sont même contentés d'imaginer un petit-bourgeois simplement transfiguré dans l'ldée générale de la révolution. Et même de grands utopistes ont décoré, voire surchargé leur édifice de faux idéaux, c'est-à-dire de cette sorte d'idéaux dont le contenu (l'essence) est connu avec précision et est déjà tout fait, ne demandant plus en quelque sorte qu'à être réalisés.
Mais lorsque Marx, au lieu de tels idéaux (qui procèdent tous de la théorie d'un monde dualiste et statique) enseigne comment effectuer le pas suivant et ne détermine que très peu à l'avance ce que sera le « royaume de la liberté », cela ne signifie pas, on le sait, que les contenus de finalité fassent défaut chez lui. Au contraire, c'est eux qui évoluent dans la tendance dialectique tout entière, y constituant l'objectif final qui l'anime, c'est eux qui constituent le fondement du sens même de tout le travail révolutionnaire. Marx traite également les idéaux comme des points de repère pour la critique et comme des normes directrices, mais ils n`ont justement rien d'une transcendance artificiellement accolée et figée, ils se trouvent en pleine Histoire et sont dès lors non-clos, c'est-à-dire que ce sont les idéaux de l'anticipation concrète. Précédemment déjà (tome I, p. 253 sq.), nous y avons reconnu très clairement le courant chaud du marxisme, la "théorie-praxis d'une “arrivée-chez-soi” ou la libération d'une objectivation inadéquate".
Si le marxisme ne découvrait pas son humanisme dialectique matérialiste dans une anticipation en émergence à l'horizon de l'Histoire et qui recueille également l'héritage du passé, on ne pourrait jamais parler d'« aliénation » capitaliste, de « déshumanisation »; Marx parle même d'une "restauration de l'être humain". Seulement, cet élément humain ou l'expansion du royaume de la liberté dans sa totalité sont non pas des espèces fixes, mais des ensembles de rapports sociaux, et surtout ils ne trônent, pas comme des essences immuables extérieures à l'Histoire, semblables à une Toison d'Or qu'il suffirait d'aller quérir dans une Colchide déjà existante et que l'on connaitrait pour l'avoir vue représentée ou en avoir lu la description.
C'était là le propos des utopies abstraites, mais ce n'était pas le seul : la recherche d'un monde meilleur n'est pas du tout une affaire classée, elle constitue, et elle seule, un des invariants principaux de l'Histoire. Sans une telle anticipation, c'en est fait de la résistance à la déception, c'en est fait de la foi dans le but, de cette foi qui déborde jusqu'à se communiquer aux autres. "C'est à juste titre, que Marx a pris l' "homo œconomicus" et la connaissance approfondie des points d'intérêt économiques comme support déterminant de l'impulsion vers une existence nouvelle, afin que l'ordre paradisiaque du socialisme rationnel, dans le fond chiliastique, imaginé jusqu'ici dans un arrière-monde trop arcadien, soit conquis durement et au prix d'une lutte contre le monde, basée sur une connaissance approfondie des affaires de ce monde. Néanmoins, on ne meurt pas pour un simple budget de production minutieusement organisé, c'est pourquoi dans la mise en pratique bolchevique du marxisme resurgit justement l'ancien type taborite-joachimite bien reconnaissable de l'anabaptiste radical déclarant la guerre à Dieu et animé du mythe encore caché, du mythe secret de la finalité, dont le chiliasme ne cesse cependant d'être le prologue et le correctif" (Ernst Bloch, Thomas Munzer, théologien de la Révolution).
L'abstractíon est la grande faiblesse, la ténacité et l'absolu sont la force des anciens grands livres utopíques. Et la condition de cet absolu y est presque toujours la même : "Omnia sint communia", que tout soit commun à tous. Cela fait honneur aux œuvres politiques
prémarxistes de compter au nombre de leurs multiples vertus idéologiques ces exaltations rebelles et isolées. Même si elles ne semblaient renfermer aucune possibilité et même si à l'œil nu et, a fortiori, du point de vue de l'idéologie, tout semblait en contradiction avec leurs rêveries. En effet, la société qui était projetée s'en sortait sans le profit personnel amassé aux dépens de l'autre et devait se maintenir en train sans l'aiguillon de l'instinct de profit bourgeois.
Durant des millénaires, cette espérance des utopies sociales, elle surtout, passa pour être particulièrement étrangère au monde et ne fut pas prise au sérieux. Jusqu'à ce que tout cela se mît à prendre réellement forme, non plus sur une île de rêve, mais dans un gigantesque pays; et les rires moqueurs se turent. En fin de compte, il y avait donc aussi beaucoup de sagesse dans l'enthousiasme exalté, et malgré tout une bonne part de réalisme: un réalisme qui avait commencé par être immature et qui limitait le monde meilleur à un système abstraitement dépeint, découlant d'une anticipation non médiatisée, née dans le cerveau de son créateur, mais qui ensuite, violemment contre-carrée, n'en finit pas moins par percer, aussi pénible que fût sa naissance.
Depuis Marx, le caractère abstrait des utopies est vaincu; l'amélioration du monde n'est plus conçue que comme travail dans et avec les lois dialectiques du monde objectif, avec la dialectique matérielle d'une Histoire comprise, consciemment produite. Depuis Marx, l'utopie gratuite - mise à part une action partielle encore vivace dans certains mouvements d'émancipation - ne se manifeste plus que sous forme de jeux réactionnaires ou superflus. Ils ne manquent certes pas de séduction et peuvent tout au moins servir à détourner l'attention, mais pour cette raison justement, ils sont devenus de simples idéologies de l'existant, revêtant le masque de la critique et de l'utopie. L'œuvre des rêveurs sociaux authentiques était d'une autre trempe; elle était honnête et grande ; c'est ainsi qu'elIe doit être comprise et appréciée, avec toutes les faiblesses de son abstraction et de son optimisme trop expéditif, mais aussi avec sa volonté pressante et inlassable de paix, de liberté et de pain. Et l'histoire des utopies montre que le socialisme est aussi vieux que l'Occídent, et avec l'archétype qui le sous-tend sans cesse: celui de l'Âge d'Or, encore plus vieux que lui." (trad. Gallimard)
Bloch se situe à l`intéríeur du marxisme. Non par option politique ou idéologique, mais parce qu`il voit dans le marxisme la conséquence logique de sa vaste investigation. Le marxisme représente un bond en avant vers l`humanisation de l'homme. Avec Marx, dit Bloch, la philosophie est enfin devenue "humanité en action". Marx a tracé une voie nouvelle. L'avenir ne peut l'ignorer. Il pense toutefois que cette voie est à peine tracée. L'être humain vient seulement d'émerger de sa préhistoire. Si des horizons nouveaux se sont dessinés, un des rôles de la philosophie consiste à montrer que derrière eux d'autres horizons, plus vastes, se découvrent déjà, et se découvriront à mesure que l'homme ira de l`avant. (Trad. Gallimard, 1976-1982).
(Les utopies sociales) III. LES PROJETS_ET LE PROGRÈS VERS LA SCIENCE
CE QUI EST RESTÉ AUJOURD'HUI : LES UTOPIES DE GROUPES BOURGEOISES
Jusqu'ici les rêves sociables n'étaient pas une invitation à chacun d'entre eux. Ils ne se préoccupaient pas seulement d'un groupe particulier, ni même relativement réduit. Ils voulaient au contraire guérir la société tout entière, la vie de tous, même si cette satisfaction ne devait être procurée que par une seule catégorie de mécontents. Or maintenant, ce sont des groupes isolés qui surgissent, qui se décollent de l'ensemble, poussés par une motivation authentiquement ou prétendument particulière, pour rechercher leur Bien spécifique, l'anticiper dans leurs descriptions. Ils se singularisent et se concentrent en une coupe longitudinale qui est censée traverser toutes les classes, les liens étant constitués par des propriétés organiques et nationales; et certes aussi par l'oppression ou la persécution telles que les ressentent la jeunesse, le sexe féminin et surtout les Juifs.
C'est ainsi que se formèrent assez tardivement toute une série d'utopies sociales, en quelque sorte parallèlement à celle de Marx : celles de l'émancipation de groupes isolés. C'est cette volonté d'émancipation qui œuvre dans les mouvements de jeunesse, les mouvements féministes, le sionisme ; des abîmes les séparent mais un point commun les unit : le sentiment de la répression de telle ou telle particularité par la société existante.
Ce qui est au programme de ces groupes, ce n'est pas la révolution, mais la sécession, la fuite loin d'un ghetto multiple.
On y aspire cependant aussi à influencer la société et l'on y rêve d'accéder à une vertu nouvelle jaillissant de la jeunesse, de la femme, du judaïsme national. Cette vertu veut ou voulait échapper au milieu renfermé, à la pression, mais aussi à l'atmosphère de scepticisme indolent. Ce qui lui fait cependant défaut c'est la volonté de bouleverser la société dans son ensemble, volonté qui animait habituellement les grandes utopies sociales. En dépit de cela, il est à remarquer que les programmes limités à des groupes ont une certaine valeur dans leur spécialisation: ils savent de quoi ils parlent dans les limites du groupe et y pratiquent une sélection utopique. Maints aspects de ces utopies spécialisées ont même été insérés dans le marxisme, ce qui n'a été le cas d'aucune utopie globale bourgeoise après Marx. Les projets d'émancipation ont certes un champ visuel très réduit, ce qui caractérise au demeurant tout mouvement de simple réforme, mais ils sont ou étaient dépourvus de toute imposture. Ils sont dès lors aussi différents des utopies globales bourgeoises actuelles que l'est une pièce cousue à une robe, d'un habit de fête fait de haillons apprêtés. Les restes utopiques, tels que les offraient la démocratie capitaliste et ultérieurement le fascisme, étaient de l'escroquerie pure, soit objective, résultant d'une auto-mystification personnelle, soit parfaitement consciente et préméditée.
Que l'on compare ne serait-ce que l'étroitesse du champ visuel de la spécialisation dans les petites utopies de groupes avec l'inauthenticité qui caractérise sur toute la ligne les utopies globales bourgeoises qui naissent encore maintenant.
L'avenir tel que le dépeignent Moeller van den Bruck dans son "Troisième Reich" et Rosenberg dans "Le Mythe du XXe siècle", c'est du capitalisme additionné de meurtre. Ce que Ernst Jünger s'est représenté comme l'unité des forces ouvrières et des forces militaires, c'est, dispensée sur un ton de commandement, la même démagogie que celle que Rosenberg a présentée dans le sang et les flammes ("Blut und Waberlohe"). Ce que Spengler appelait déjà vers 1920 "Prussianisme et Socialisme" est un rêve d'avenir qui succède logiquement au déclin de l'Occident. Auparavant déjà, Kjellén, un autre utopiste réactionnaire, avait déclaré les «idées de 1914 » supérieures à celles de 1789, et cela parce qu'elles apportaient le salut, venu de la Prusse, "la troisième Rome" sise dans le Brandebourg ; ainsi, l`utopie globale prenait des allures fascistes. Reste l'avenir de la démocratie bourgeoise, dont H.G. Wells se fit le premier champion. Elle ne porte certes pas le masque d'une mort aussi martiale que le fascisme. En revanche, elle affiche un maquillage moral et feínt le respect des Droits de l'Homme comme si la putain capitaliste pouvait redevenir vierge : le sort de Wilson révéla clairement ce qui devait en sortir. La délivrance de la crainte ne peut venir de ceux qui représentent et produisent eux-mêmes les motifs de cette crainte ; la liberté en tant qu'utopie du capitalisme occidental n'est qu'un soporifique. Les utopies plus modestes ou utopies de groupes se détachent donc des autres en raison de leur honnêteté: elles aspiraient réellement à la lumière. C'était encore le rêve d'une vie meilleure qui commençait ici, en dépit des moyens impropres et du terrain devenu parfaitement inadéquat.
Quoi qu'il en soit, le rêve avait des raisons d'être et était tourné vers un objectif de liberté; de plus, il existe ou existait un mouvement réel qui le sous-tendait et que l'on ne trouve plus dans aucune utopie globale bourgeoise après Marx.
Ce à quoi ces mouvements aspiraient, c'était à sortir de la condition de créatures mineures, de la maison de poupée, du peuple de parias; c'est à tout cela qu'aspire l'utopie particulière de leur programme.
Le mouvement féministe renferme même sa propre question utopique: celle de la connaissance des frontières du sexe, et il doute même secrètement que de telles frontières existent. C'est un reste de Thomas More, c'est un regain tardif de libéralisme qui parcourt ces mouvements pour la dernière fois. En eux souffle encore, par moments, ce "courant d'air" d'une pureté revigorante, qu'Ibsen voulait faire passer par la demeure bourgeoise et la communauté.
Mais le mouvement se heurte aux barrières bourgeoises qui lui sont opposées et qui ne tolèrent que la corruption ou l'abstraction. La vie devrait ressembler à l'aristocratie, à un perpétuel dimanche ensoleillé, mais on ne voyait pas l'ensemble des causes pour lesquelles l'existence bourgeoise n'est pas ainsi. Les informations permettant de mettre fin à l'abstraction libérale, ne seront fournies, aux rêves sociaux aussi, que par le socialisme. C'est en lui que se trouvent et la fin de ces mouvements et la fin de la misère qui était à l'origine des mouvements. Dans les utopies partielles d'aujourd'hui on rencontre plus d'une fois des rêves d'émancipation qui ne sont qu'un épilogue ou une excroissance du dix-huitième siècle; et cela bien que ou parce que ce dernier, abstraction faite de quelques points inscrits au programme du Sturm und Drang, n'avait jamais rêvé d'une émancipation à si grande échelle..." (trad. Gallimard)
Atheismus im Christentum, 1968
(L'athéisme dans le christianisme: la religion de l'Exode et du Royaume)
"L'athéisme dans le christianisme pourrait se comprendre, dans le cadre de l'œuvre-système d'Ernst Bloch, comme une philosophie de la religion. Mais pour le marxiste Bloch, qui s'attache à penser les conséquences pratiques du renversement de Hegel par Marx, le système n'est plus qu'une méthode dialectique d'investigation du réel. Il en va de même de sa «philosophie» de la religion. Herméneutique non conformiste de la sphère religieuse, le livre vise à une véritable herméneutique de la subversion, débusquant et réactivant les intentions de révolte qui traversent la Bible et y ont été parfois étouffées par les clercs. Pour Ernst Bloch comme pour Marx «la misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle.
La critique de la religion est donc en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l'auréole.» Mais si Bloch en vient à exposer l’enchevêtrement constant de la domination politique de la classe dirigeante et de la domination intellectuelle des doctrines religieuses, son argument principal demeure que toutes les religions contiennent un noyau hérétique utopique (Exode), qui révèle ainsi le vrai sens de la religion : la volonté émancipatrice de rejeter l’hégémonie politique et intellectuelle de la classe dirigeante. Cette motivation est essentielle pour une philosophie qui met l’accent sur l’anticipation de l’avenir et de l’espoir et pour cela, un mythe religieux non dogmatique reste bien un allié légitime (« la transcendance sans transcendance céleste »).
La figure révolutionnaire de Jésus est traitée en fonction de sa dimension humaine : le Christ est un prophète de ce monde, "royaume messianique de Dieu - sans Dieu". Les Lumières, avec leur critique radicale de la religion, sont allés trop loin et ont rejeté à tort son propre noyau émancipateur. Bloch, inspiré par Feuerbach, mais aussi par le sentiment gnostique de son travail antérieur, se concentre sur le Dieu judéo-chrétien non encore révélé de l’Exode en tant que figure libératrice et sur les héros de l’Écriture (tels que Job), qui découvrent « le Dieu processuel ». Malgré son athéisme de toujours, Bloch a énoncé explicitement le lien entre l’espoir et la religion et certains théologiens verront dans sa philosophie de l’espoir un engagement pour une version libérée du christianisme qui accepterait le Dieu comme une force eschatologique immanente. «Seul un vrai chrétien peut être un bon athée, seul un véritable athée peut être un bon chrétien.» ...