Elias Canetti (1905-1994),  "Masse und Macht" (Masse et puissance, 1959), "Auto-Da-fé - Die Blendung" (1935), "Die Provinz des Menschen" (Le Territoire de l'homme, 1973), "Die Gerettete Zunge" (La Langue sauvée, 1977), "Die Fackel im Ohr" (Le Flambeau dans l'oreille, 1980), "Das Augenspiel" (Jeux de regards, 1985), "Das Gewissen der Worte" (La Conscience des mots, 1986), "Histoire d'une vie" ...

Last update : 11/11/2016


Elias Canetti parle de "Masse", comme Michelet du "Peuple",Tocqueville de la "Démocratie" ou Spengler des "Cultures" : «Dans la foule, l'individu a le sentiment de transcender les limites de sa propre personne" (In the crowd the individual feels that he is transcending the limits of his own person), une transcendance qui n'est cependant qu'un sentiment, une promesse qui, lorsqu'elle n'est pas tenue, provoque une réaction de physiologie primaire, de violence crapuleuse, qui ne s'apaise pas toujours au fur et à mesure que la foule se disperse : « Tant que la foule en fuite ne se désagrège pas en individus préoccupés uniquement par eux-mêmes, par leur propre personne, alors la foule existe toujours, bien qu'elle soit en fuite» (So long as the fleeing crowd does not disintegrate into individuals worried only about themselves, about their own persons, then the crowd still exists, although fleeing). Elias Canetti a connu le parcours tourmenté d'une vie marquée par les blessures de l'histoire du XXe siècle, son oeuvre en apparence disparate recèle en fait une très profonde unité. Il naquit en 1905 en Bulgarie. Descendant de juifs séfarades espagnols et écrivant en allemand, sa troisième langue, - ses deux premières étant le ladino (judéo-espagnol) et l’anglais -, il vécut en 1913 à Vienne et immigra en Angleterre en 1938, pour se consacrer à la recherche sur la psychologie de masse et l’attrait du fascisme : c'est après avoir assisté à des émeutes de rue à Francfort dans les années 1920 et à l’incendie par une foule en colère du palais de justice de Vienne en 1927, que Canetti se consacra à la compréhension des phénomènes de foule qui soudainement entraient dans l'histoire européenne au bord de la Seconde guerre mondiale. 


"Lebensgeschichte 1921–1937" (Histoire d'une vie)

L'autobiographie de l'écrivain autrichien Elias Canetti comporte trois volumes intitulés "Die gerettere Zunge. Geschichte einer Kindheit" (La Langue sauvée. Histoire d`une enfance 1905-1921), publié en 1977, "Die Fackel im Ohr" (Le Flambeau dans l'oreilIe) publié en 1980,  et "Das AugenspieI" (Jeux de regards), publié en 1985, ces deux derniers avec le sous-titre "Histoire d`une vie" (respectivement 192l-1931 et 1931-1937).

Cette trilogie. souvent traitée de "roman", retrace la vie de l'auteur de façon essentiellement chronologique bien que. dans le dernier volume. des portraits, qui dépassent le cadre strictement chronologique soient intégrés. Le premier volume est à l'origine de la gloire tardive du prix Nobel de 1981. L'auteur, il est vrai, connut relativement tardivement une seconde vie littéraire, - autant par son histoire que par son art narratif -, et les faveurs d'un large public après avoir appartenu  au noyau dur de l'avant-garde viennoise. (Trad. Albin Michel, 1980. 1982.1987)...

 


"Die Gerettete Zunge" (La Langue sauvée, 1977)

"La Langue sauvée" conte en cinq étapes, divisées en petits récits, la vie tourmentée de l'enfant Elias. La première étape a pour titre "Roustchouk (1905-1911)" et représente un petit miracle littéraire : l`auteur redevient en effet l'enfant qu'il a été. L'auteur sait nous donner l`impression de revivre cette histoire avec les yeux de l`enfant dont l`horizon s`élargit au fil des années. Au centre du récit, la langue. Canetti est en effet né dans un univers linguistique multiforme : l'espagnol du XVe siècle conservé par les juifs sépharades est sa langue maternelle, le turc, le bulgare, le russe, le grec, sont présents, et ses parents parlent l'allemand entre eux en souvenir de leur première rencontre à Vienne. L`enfant veut pénétrer ce "secret", d`abord en vain. En 1911 commence le deuxième chapitre, l`histoire d'un premier exil, la famille émigre en Angleterre, terre promise de la liberté. Mais le père est poursuivi par la malédiction du grand-père qui parle une bonne douzaine de langues sans en connaître aucune véritablement. Elias fréquente l`école anglaise et reçoit à domicile un enseignement de français. En 1913, le père, tant aimé, meurt. L`explication de cette mort traverse l'ensemble de la trilogie, - ce qui a fait de cette œuvre l`une des protestations les plus vigoureuses à l'encontre du mythe freudien du complexe d`OEdipe. La meurtrière est en effet la mère, parce qu`elle avait trahi la langue qui l`unissait à son amour. Paniquée, elle cherche à réparer sa faute en apprenant par la force la langue interdite, l'allemand, à son fils aîné. C'est avec cette "langue" qu'Elias entre dans son troisième chapitre, "Vienne (1913 -1916)" et la mère ... L'enfant Elias va alors entreprendre une lutte titanesque pour éloigner tout prétendant à la main de sa mère et conquérir son territoire. La mère décide de quitter l'Autriche comme s`il fallait sauver ses trois enfants de la mort imminente symbolisée par la guerre et la mort du vieil empereur. Les chapitres 4 et 5 (1916-1921) se passent à Zurich où l`enfant devient adolescent, et se sent en sécurité tant en Suisse que dans les livres. Mais la mère, qui a sauvé ses enfants de l'apocalypse autrichienne, va imposer à Elias l'émigration du paradis zurichois vers l`enfer allemand de 1921....

 


"Die Fackel im Ohr" (Le Flambeau dans l'oreille, 1980)

"Le Flambeau dans l'oreiIle" débute à Francfort aux pires moments de la République de Weimar. Canetti donne au deuxième comme au troisième volume une structure identique au premier, cinq chapitres qui rappellent le déroulement de la tragédie classique, l`auteur en effet impose une forme à l`histoire contemporaine qu`il subit. Un décalage par rapport aux dates consacrées de l'histoire rythme l'autobiographie : c'est en 1921 (non pas en 1918) qu'a lieu l`expulsion du paradis ; en 1931 (et non pas en 1933) s'accomplit pour Canetti l`expérience de l' "Aveuglement" (Blendung, cf. L'Auto-Da-fé). Et le récit du troisième volume ne s`arrête pas en 1938 (l`Anschluss) mais en 1937, lorsque meurt la mère, le centre véritable de la trilogie.

Au centre du premier chapitre du "Flambeau" (1921-1924). il y a un phénomène de masse, la giga-inflation allemande qui détruit l`ordre économique et social et prélude à la dévalorisation humaine opérée par le Troisième Reich. Puis Canetti rentre à Vienne pour y rencontrer le même jour Karl Kraus et Veza. Il épousera en 1934 Venetia Taubner-Calderon et deviendra un admirateur fervent de Karl Kraus (1874-1936). Il forme à la même époque le projet d'un ouvrage sur les masses contemporaines, "La Psychologie des masses" (1921) de Freud représentant à cet égard pour lui à la fois un stimulant et un repoussoir...

Au centre du livre se trouve le chapitre "L`Ecole de l'oreille" qui forme le pivot de la trilogie, et là , un événement politique. l'incendie du Palais de Justice de Vienne le 15 juillet, seule date ouvertement déclarée par l'auteur. Canetti lui-même appellera Auto-da-fé le "fruit du feu". C'est ce jour-là que l'intellectuel s`est transformé en particule de masse pour réclamer l`égalité devant la justice. A Vienne, à l`époque, il n`y avait qu`un seul juste, Karl Kraus auquel Canetti s`identifie totalement. Deux séjours à Berlin (en 1928 et 1929), reconnu alors comme capitale de la modernité, désillusionnent le jeune penseur. Au triomphe de l' "Opéra de quat sous" (Die Dreigroschenoper) auquel il assiste. il oppose son projet esthétique et éthique. Il retourne à Vienne en ennemi déclaré de Brecht. C`est à Vienne qu`il écrit en l'espace de trois ans l'essentiel de son œuvre de fiction (roman et théâtre)...

 


"Das Augenspiel" (Jeux de regards, 1985)

Le troisième volume, "Jeu de regards", a deux finalités, s'insérer dans sa véritable Vienne représentée par Gustav Mahler (1860), Karl Kraus (1874), Robert Musil (1880), Hermann Broch (1886), Alban Berg (1885), Oskar Kokoschka (1886), Fritz Wotruba (1907). etc.., et prendre distance avec "Le Flambeau", il est devenu homme sous l'égide de Karl Kraus et livre ici une charge satirique à l'encontre d'une époque charnière ..

Poète et critique, Karl Kraus (1874-1936) à la satire étincelante et dont l'influence dépasse Vienne et les frontières de l'Autriche, est celui, avant de rencontrer Elias Canetti, qui fonde en 1899 le célèbre journal Die Fackel (La Torche), pour s'attaquer jusqu'en 1936  à la dépravation de la langue comme au mensonge de la culture bourgeoise, celui qui dénonce dans un drame monumental (Les Derniers Jours de l'humanité, Die Letzen Tage der Menschheit, 1918-1919), la guerre capitaliste, les spéculateurs, généraux et journalistes véreux, stigmatise la corruption de la police et de la presse (Die Unüberwindlichen), de la langue (Sprüche und Widersprüche, 1914, Nachts, 1918), qui ose mettre en doute dans les années vingt, l'esprit pseudo-révolutionnaire d'un certain expressionnisme et s'attaquer à la dégénérescence du langage hitlérien (La Troisième Nuit de Walpurgis, 1933)...

 


Auto-da-fé, Elias Canetti (1935, Die Blendung)

Terminé dès 1931, le livre, le seul et unique roman qu'écrivit Canetti,  porta d'abord le titre "Kant prend feu", mais, compte tenu des  circonstances politiques, il n'eut guère d'écho et sa réédition de 1948 fut tout autant un échec total. C'est à partir de la troisième édition allemande en 1963 que le roman est alors considéré comme une œuvre clé de la littérature du XXe siècle. Les premières traductions en anglais (1945) et en français (1949) étaient intitulées "La Tour de Babel". Aujourd'hui, "Auto-da-fé" s'est imposé comme le titre international du roman. 

Pourtant, ce titre passe sous silence la signification du terme allemand, "Blendung", qui signifie "aveuglement" (The Blinding), et fausse la vision que l'on peut en avoir  puisqu'il fut écrit avant les autodafés nationaux-socialistes de 1933. Il s'agit d'un récit parabolique en trois parties, "Une tête sans monde", "Un monde sans tête", "Le monde dans la tête", qui imite en en inversant l'ordre le cheminement de La Divine Comédie (Enfer, Purgatoire, Paradis). D'autres modèles célèbres de la littérature mondiale s`inscrivent dans la trame du récit : l'Odyssée, Les Âmes mortes, de Gogol et surtout Don Quichotte, sans oublier la présence constante de la philosophie idéaliste (Platon et surtout Kant) ...

 

Dans la première partie, le sinologue misanthrope Peter Kien, propriétaire de la plus grande bibliothèque privée de la ville de Vienne, semble vivre dans un univers intellectuel parfaitement ordonné d'où toute trace de la vie ordinaire des "gens de la masse" est radicalement exclue, notamment les plaisirs de la chair. Les seuls êtres "humains" que Kien reconnaît comme ses semblables sont les auteurs de sa bibliothèque avec lesquels il dialogue. Il a une gouvemante, Thérèse Krumbholz, être à la limite de la débilité, cupide et avide d'amour, bref son contraire absolu. Un jour, il découvre qu'elle entoure un de ses livres de mille soins, comme s'il s'agissait d'un nouveau-né. Séduit, il demande conseil à Confucius et demande la main de Thérèse. Cette dramatique "erreur" va bientôt prendre corps dans une lutte impitoyable entre les époux : Thérèse acquiert et occupe systématiquement l'espace sacré de la bibliothèque en le remplissant de "meubles aveugiants". À Kien, elle laisse son bureau et un couloir menant aux W.C. Des dialogues de sourds autour d'un héritage fictif aboutissent à la violence pure : Kien, après avoir tenté une "pétrification" du présent au nom de sa seule divinité, le "Passé" est éjecté de sa bibliothèque. 

 

Dans le premier chapitre, Kien exprime son amour pour les livres et son mépris pour le monde extérieur. Cette dualité révèle un isolement qui n'ira que croissant...

 

"I. Promenade

«Que fais-tu ici, mon garçon?

-- Rien.

- Alors, pourquoi restes-tu là?

- Comme ça...

- Tu sais lire ?

- Oh oui!

- Quel âge as-tu ?

-- Neuf ans passés.

-- Qu'est-ce que tu préfères: du chocolat ou un livre?

-- Un livre.

- Vraiment? C'est bien, ça. Alors, c'est pour cela que tu restes ici?

- Oui.

- Pourquoi ne l'as-tu pas dit tout de suite?

- Mon père me gronde.

- Ah! Comment s'appelle-t-il, ton père ?

- Franz Metzger.

- Aimerais-tu aller à l'étranger?

- Oh oui! Aux_ Indes. Il y a des tigres.

- Et où donc encore ?

- En Chine. Il y a une muraille géante.

- Je parie que tu voudrais bien l'escalader.

- Elle est bien trop large et bien trop haute. Personne ne peut la franchir. C'est pour ça qu'on l'a construite.

- Tu en sais des choses! Tu as déjà beaucoup lu.

- Oui, je suis toujours en train de lire; mon père m'enlève les livres. Je voudrais aller dans une école chinoise.

On apprend quarante mille lettres. Elles ne tiennent pas toutes dans un livre.

- C'est une idée que tu te fais.

- J'ai compté.

- Mais ce n'est pas exact. Laisse ces livres de l'étalage. Il n'y a là que de mauvaises choses. Dans ma poche, j'ai quelque chose de beau. Attends, je vais te le montrer. Connais-tu cette écriture ?

- Du chinois! Du chinois!

- Tu es un petit bonhomme vraiment éveillé. As-tu déjà vu un livre chinois ?

- Non, j'ai deviné.

- Ces deux caractères signifient Meng-Tse, le philosophe Meng. Ce fut un grand homme de la Chine. Il a vécu il y a deux mille deux cent cinquante ans, et on lit toujours ses œuvres. Tu te rappelleras cela ?

- Oui. Mais maintenant, il faut que j 'aille en classe.

- Ah, ah! Et tu regardes les devantures des librairies en allant à l'école ? Comment t'appelles-tu donc ?

- Franz Metzger. Comme mon père.

- Et où habites-tu ?

_ Au 24, rue Ehrlich.

- C'est là que j'habite aussi. Je ne me rappelle pas t'avoir vu.

- Vous détournez toujours la tête quand on passe dans l'escalier. Je vous connais depuis longtemps. Vous êtes le professeur Kien, mais vous ne faites pas la classe. Maman dit que vous n'êtes pas professeur. Mais moi, je crois bien que si, à cause de votre bibliothèque. Marie dit qu'on ne peut pas s'imaginer une chose pareille. Marie, c'est notre bonne. Quand je serai grand, j'aurai une bibliothèque. Et dedans, il faudra qu'il y ait tous les livres, dans toutes les langues, et un livre chinois aussi. Maintenant, il faut que je me dépêche.

-- Qui a écrit ce livre? Tu le sais encore ?

- Meng-Tse, le philosophe Meng. Il y a juste deux mille deux cent cinquante ans.

- Très bien. Tu pourras venir une fois dans ma bibliothèque. Dis à la gouvernante que je t'ai donné la permission. Je te montrerai des images de l'Inde et de la Chine.

- Chic! Je viendrai! Je viendrai sûrement. Cet après-midi?

- Non, non, mon garçon. J 'ai du travail. Pas avant une semaine."

 

"Professor Peter Kien, a tall, emaciated figure, man of learning and specialist in sinology, replaced the Chinese book in the tightly packed brief case which he carried under his arm, carefully closed it and watched the clever little boy out of sight. By nature morose and sparing of his words, he was already reproaching himself for a conversation into which he had entered for no compelling reason.

It was his custom on his morning walk, between seven and eight o'clock, to look into the windows of every book shop which he passed. He was thus able to assure himself, with a kind of pleasure, that smut and trash were daily gaining ground. He himself was the owner of the most important private library in the whole of this great city. He carried a minute portion of it with him wherever he went. His passion for it, the only one which he had permitted himself during a life of austere and exacting study, moved him to take special precautions. "

 

Le professeur Peter Kien, un homme long et maigre, savant sinologue, remit le livre chinois dans la serviette gonflée qu'il portait sous le bras, la referma avec soin et suivit des yeux ce petit garçon éveillé, jusqu'à ce qu'il eût disparu. Taciturne et de caractère morose, il se reprochait cette conversation qu'il avait entamée sans nécessité.

Au cours de ses promenades de sept à huit, il avait l'habitude de jeter un coup d'œil aux devantures de toutes les librairies devant lesquelles il passait. Il trouvait presque plaisant de constater que la mauvaise graine et l'ivraie gagnaient chaque jour du terrain. Lui-même possédait la plus importante bibliothèque privée de cette grande ville. Et il en emportait toujours une parcelle sur lui. La passion qu'il éprouvait pour elle, la seule qu'il se permit dans sa vie sévère et studieuse, le contraignait à des mesures de prudence. 

Il était facilement tenté d'acheter des livres même mauvais. Par bonheur, la plupart des librairies n'ouvraient qu'après huit heures. Parfois, un jeune commis, pour gagner la confiance de son chef, faisait son apparition avant l'heure et attendait le premier employé, à qui il prenait solennellement les clefs. 

"Je suis là depuis sept heures !" s'exclamait-il, ou bien: "Je n'ai pas pu entrer." Un pareil zèle était contagieux pour Kien. Il lui fallait faire effort sur lui-même pour ne pas emboîter le pas aussitôt. Parmi les propriétaires de petites boutiques, il y en avait souvent qui se levaient tôt et qui, dès sept heures et demie, s'agitaient derrière leur porte ouverte. Bravant ces tentations, Kien frappait sur sa serviette bien bourrée. Il la tenait étroitement serrée contre lui, d'une façon toute particulière qu'il avait imaginée pour que la plus grande partie de son corps fût en contact avec elle. Les côtes la touchaient à travers le mauvais habit de mince étoffe. La partie supérieure du bras reposait dans le creux du soufflet et s'y insérait tout juste. L'avant-bras maintenait la serviette par-dessous. Les doigts largement écartés s'étalaient sur toute la surface, avides de la toucher. Il s'excusait par-devers lui-même de

ces soins exagérés en alléguant la valeur du contenu. Si, par hasard, la serviette tombait à terre, si la fermeture, qu'il vérifiait chaque matin avant de sortir, s'ouvrait néanmoins, juste à ce moment dangereux, alors, c'en était fait d'ouvrages précieux. Il ne détestait rien tant que des livres tachés.

Aujourd'hui, comme il s'arrêtait devant un étalage sur le chemin du retour, un jeune garçon vint se planter soudain entre la vitrine et lui. Ce geste parut à Kien une incorrection. Il y avait assez de place! Pourtant, ce n'était pour lui qu'un jeu de lire tous ces titres qui se trouvaient derrière. Ses yeux étaient aussi bons qu'il pouvait le désirer: pour un homme d'une quarantaine d'années qui passe ses journées assis devant des livres ou des manuscrits, c'est chose d'importance. 

Chaque matin, ses yeux lui prouvaient comme ils allaient bien. Dans la distance qu'il gardait envers tous ces livres exposés là pour la vente, s'exprimait aussi son mépris - qu'ils méritaient du reste amplement, comparés aux œuvres denses et arides de sa bibliothèque. Le jeune garçon était petit, et Kien d'une taille au-dessus de la moyenne. Il pouvait voir facilement par-dessus sa tête.

Mais il aurait voulu plus de respect. Avant de lui reprocher sa conduite, il vint se placer à côté de lui pour l'observer. Le gamin contemplait fixement les titres des livres, et ses lèvres remuaient lentement et légèrement. Avec application, il passait d'un volume à l'autre. De temps à autre, il se retournait. De l'autre côté de la rue, une immense horloge était suspendue au-dessus du magasin d'un horloger. Il était huit heures moins vingt. Visiblement, l'enfant craignait de manquer quelque chose d'important. Il ne prenait pas garde à ce monsieur derrière lui. Peut-être s'exerçait-il à lire? peut-être apprenait-il les titres par cœur? Avec équité, il s'attachait à chacun également. Quand un livre le

retenait plus longtemps, on le remarquait très bien. Il faisait de la peine à Kien. Il était là en train de gâter, avec ce vil fatras, la fraîcheur d'un esprit déjà avide de lecture.

Peut-être lirait-il plus tard un misérable livre parce que le titre lui en était familier depuis l'enfance. Comment limiter la réceptivité des premières années? 

Dès qu'un enfant sait faire ses premiers pas, dès qu'il sait lire ses lettres, il est à la merci, hélas! du pavé d'un mauvais quartier, ou de la marchandise d'un commerçant quelconque, qui, Dieu sait pourquoi, a jeté son dévolu sur les livres. Il faudrait que les petits garçons grandissent dans une importante bibliothèque privée. La fréquentation quotidienne et exclusive de graves esprits, une atmosphère toute de sagesse, d'obscurité, de modération, l'effort opiniâtre pour s'habituer à l'ordre le plus rigoureux - dans l'espace comme dans le temps - est-il milieu plus propice pour aider d'aussi tendres- créatures à passer le cap de la jeunesse? 

Et la seule personne de cette ville qui possédât une bibliothèque digne d'être prise au sérieux, c'était précisément Kien lui-même. Il ne pouvait accepter des enfants auprès de lui.

Son travail ne lui permettait pas de telles fantaisies. Les enfants font du bruit. Il faut s'occuper d'eux. Pour les soigner, une femme est nécessaire. Pour faire la cuisine, il suffit d'une gouvernante ordinaire. Pour les enfants, il faut se procurer une mère. Et si seulement une mère se contentait d'être mère! Mais laquelle se cantonne dans le rôle qui est véritablement le sien ? Toutes ont pour principale spécialité d'être femme, et élèvent des prétentions qu'un honnête savant ne peut songer satisfaire. Kien renonçait à avoir une femme. Jusqu'alors, les femmes lui avaient été indifférentes, et elles continueraient de l'être.- Ainsi, le jeune garçon au regard fixe et à la tête mobile ne saurait trouver là son compte.

Par pitié, il lui adressa la parole, contrairement à son habitude. Il aurait volontiers payé la rançon de ses sentiments éducatifs avec un morceau de chocolat. Il se révéla alors qu'il existe des garçons de neuf ans qui préfèrent un livre à du chocolat. Ce qui suivit le surprit davantage encore. Ce petit garçon s'intéressait à la Chine ..."

(trad. Gallimard, 1968)


Elias Canetti (1905-1994), "Masse und Macht" (Masse et puissance, 1959)

Né en 1905 en Bulgarie, de parents juifs espagnols, étudiant à Zurich, Francfort et Vienne, mais réfugié depuis 1938 en Angleterre où il achève son grand ouvrage en 1959, Elias Canetti appartient à cette génération d'intellectuels européens qui ont vécu dans leur existence propre guerres mondiales et révolutions, fascismes et national-socialisme, et qui ont su déceler, dans le déferlement des masses traversées par une dialectique de l'ordre et du commandement, la permanence d'archaïsmes dont la raison ne suffit pas à rendre compte parce qu'ils ne relèvent d'aucune de nos catégories historiques traditionnelles. Canetti s'empare d'une intuition brutale, profonde, et commence par s'abandonner à la révélation d'une évidence - la conjuration panique de tout ce qui, en l'homme, menace de le détruire, et d'abord l'inconnu - pour élaborer progressivement une théorie des rapports qui unissent les phénomènes de masse à toutes les manifestations de la puissance. Poussée d'irrationnel? Explosion d'un fond primitif mal avoué? Résurgence d'un panique collectif jamais analysé? C'est tout cela à la fois : Masse et puissance (Crowds and Power).. (Editions Gallimard, traduction Robert Rovini)

 

"LA PHOBIE DU CONTACY ET SON RENVERSEMENT

Il n'est rien que l'homme redoute davantage que le contact de l'inconnu. On veut voir ce qui va vous toucher, on veut pouvoir le reconnaître ou, en tout cas, le classer. Partout l'homme esquive le contact insolite. La nuit, et dans l'obscurité en général, l'effroi d'un contact inattendu peut s'intensifier en panique. Même les vêtements ne suffisent pas à garantir la sécurité; ils sont si faciles à déchirer, il est si facile de pénétrer jusqu'à la chair nue, lisse et sans défense de la victime. Toutes les distances que les hommes ont créées autour d'eux sont dictées par cette phobie du contact. On se verrouille dans des maisons où personne ne peut entrer, il n'est qu'en elles que l'on se sente à peu près en sécurité. La peur du cambrioleur ne vient pas seulement de ses intentions de rapine, elle est peur aussi de son surgissement soudain et inattendu dans le noir. La main déformée en griffe est le symbole toujours utilisé de cette angoisse. « Agresser ››, c'est d'abord « s'avancer vers ››, le contact inoffensif s'interprète ici comme attaque dangereuse, et c'est ce dernier sens qui finit par l'emporter. Une « agression » est un contact péjoratif. Cette aversion de tout contact ne nous quitte pas même quand nous nous mêlons aux gens. C'est cette phobie qui nous dicte notre manière d'évoluer dans la rue, parmi les passants, dans les restaurants, les trains et les autobus. Même là où nous nous tenons tout près des autres et pouvons les considérer, les jauger avec précision, nous évitons leur contact autant que faire se peut. Quand nous faisons le contraire, c'est qu'il en résulte pour nous un plaisir, et le rapprochement vient alors de nous-mêmes. La vivacité des excuses que l'on reçoit pour un contact involontaire, l'impatience avec laquelle on les attend, la réaction violente et qui peut aller jusqu'aux voies de fait si elles ne sont pas présentées, l'antipathie et la haine que l'on éprouve pour le « malfaiteur ››, même sans pouvoir être très sûr que c'est bien lui, voilà tout un nœud de réactions psychiques centrées sur le contact de l'inconnu qui, dans leur labilité et excitabilité extrêmes, montrent qu'il s'agit ici de quelque chose de très profond, dont l'insidieuse vigilance ne se relâche jamais, quelque chose qui ne quitte plus l'homme dès qu'il a fixé une bonne fois les limites de sa personne. Même le sommeil, dans lequel on est encore plus exposé, il n'est que trop facile de le troubler par une peur de ce genre. C'est dans la masse seulement que l'homme peut être libéré de cette phobie du contact. C'est la seule situation dans laquelle cette phobie s'inverse en son contraire. C'est la masse compacte qu'il faut pour cela, dans laquelle se pressent corps contre corps, mais compacte aussi dans sa disposition psychique, c'est-à-dire telle que l'on ne fait pas attention à qui vous « presse ». Dès lors que l'on s'est abandonné à la masse, on ne redoute plus son contact. Dans le cas idéal qu'elle représente, tous sont égaux entre eux. Aucune différence ne compte, pas même celle des sexes. Qui que ce soit qui vous presse, c'est comme si c'était soi-même. On l'éprouve comme on s'éprouve soi-même. Soudain, tout se passe comme à l'intérieur d'un même corps. Peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles la masse cherche à se resserrer si étroitement : elle veut éliminer aussi parfaitement que possible la phobie individuelle du contact. Plus les hommes se serrent fortement les uns contre les autres, plus ils sentent sûrement qu'ils n'ont pas peur l'un de l'autre. Ce renversement de la phobie du contact est typique de la masse. Le soulagement qui se répand en elle, et dont il sera encore question dans un autre contexte, atteint un degré d'une frappante intensité là où elle est le plus dense.

 

MASSE OUVERTE ET MASSE FERMÉE

Voici un phénomène aussi énigmatique qu'universel, la masse qui paraît subitement là où il n'y avait rien auparavant. Il se peut que quelques personnes se soient trouvées ensemble, cinq ou dix ou douze, pas plus. Rien n'est annoncé. ni attendu. Soudain tout est noir de monde. De toutes parts d'autres affluent, c'est comme si les rues n'allaient que dans une seule direction. Beaucoup ignorent ce qui s'est passé, les questions les laissent sans réponse; mais ils sont pressés d'être là où est le plus grand nombre. Il y a dans leur mouvement une résolution qui se distingue très bien de l'expression de curiosité banale. Le mouvement des uns, croirait-on, se communique aux autres, mais ce n'est pas seulement ça : ils ont un but. Lequel est donné avant qu'ils n'aient trouvé le moyen de l'exprimer : ce but est le noir le plus intense, l'endroit où sont ressemblés les gens en plus grand nombre. Il y aura beaucoup à dire sur cette forme extrême de masse spontanée. La où elle prend naissance, où est son vrai noyau, elle n'est pas aussi spontanée qu'elle en a l'air. Mais si l'on fait abstraction des cinq, dix ou douze personnes dont elle provient, elle l'est réellement partout ailleurs. Dès qu'elle est constituée, elle tend à augmenter. Cette tendance à s'accroître est la propriété première et dominante de la masse. Elle veut englober quiconque est à sa portée. Quiconque a figure humaine peut se joindre a elle. La masse naturelle est la masse ouverte : son accroissement ne connaît pas de limite, en principe. Elle ignore maisons, portes et serrures; ceux qui s'enferment à son approche lui sont suspects. « Ouvert ›› doit s'entendre ici à tous les sens, elle l'est partout et suivant toute direction. 

La masse ouverte existe aussi longtemps qu'elle s'accroît. Sa désintégration commence dès qu'elle cesse de croître. Car la masse se désintègre aussi soudainement qu'elle a pris naissance. Sous cette forme spontanée, elle est une formation instable. Son ouverture, qui lui permet de s'accroître, est en même temps son danger. Elle est toujours vivement hantée d'un pressentiment de la désintégration qui la menace. Elle cherche justement a lui échapper par un accroissement rapide. Aussi longtemps qu'elle le peut, elle absorbe tout; mais c'est de tout absorber qui l'oblige à se désintégrer. A l'opposé de la masse ouverte, qui peut s'accroître à l'infini, qui est partout présente et provoque par là même un intérêt universel, se situe la masse fermée. Celle-ci renonce à s'accroître et s'attache surtout à durer. Ce qui frappe d'abord en elle est la limite. La masse fermée assure ses assises. Elle se donne son lieu en se limitant; l'espace qu'elle occupera lui est assigné. Il est comparable à un récipient dans lequel on verse un liquide, la quantité de liquide qu'il contient est connue. Les accès de cet espace sont comptés, on ne peut pas y pénétrer n'importe comment. La limite est respectée. Elle peut consister en pierre, en solides murs. Peut-être y faudra-t-il une formalité particulière d'admission; peut-être y aura-t-il un droit déterminé à acquitter à l'entrée. Une fois que l'espace aura son plein, plus personne ne sera admis.

Même s'il déborde, l'essentiel restera la masse compacte dans l'espace clos, dont ceux du dehors ne font pas vraiment partie. La limite empêche un accroissement désordonné, mais elle est aussi un obstacle et un frein à la dispersion. Ce qu'elle sacrifie ainsi de possibilités d'augmentation, la masse le regagne en stabilité. Elle est protégée des interventions extérieures qui pourraient lui être hostiles et dangereuses. Mais ce sur quoi elle compte tout particulièrement, c'est la répétition. La perspective de se retrouver réunie permet à la masse de s'illusionner chaque fois sur sa dissolution. Le local l'attend, il est là pour elle, et tant qu'il sera là tous se retrouveront de la même manière. Cet espace leur appartient, même quand le flot le déserte, et c'est encore au temps de la marée haute que fait penser son vide." (trad. Gallimard)

 

LA DÉCHARGE

"Le processus le plus important qui se déroule à l'intérieur de la masse est la décharge. Avant elle, la masse n'existe pas vraiment, c'est la décharge qui la constitue réellement. C'est l'instant où tous ceux qui en font partie se défont de leurs différences et se sentent égaux. Par ces différences, il faut surtout entendre celles qui sont imposées du dehors. Différences de classe, de condition et de fortune. En tant qu'individus, les hommes gardent toujours la conscience de ces différences. Elles leur pèsent lourdement, les contraignent avec une grande force à se distancer. L'homme occupe une place déterminée, sûre, et affirmant son droit à grands gestes efficaces, il écarte de lui tout ce qui lui vient trop près. Il s'y dresse comme un moulin à vent dans une plaine immense, expressif et animé; il n'y a rien jusqu'au moulin suivant. La vie telle qu'il la connaît est toute fondée sur les distances, la maison dans laquelle il enferme ses biens et lui-même, la situation qu'il occupe, la condition qu'il ambitionne, rien ne sert qu'à créer, consolider et augmenter des distances. La liberté de tout élan profond de l'un à l'autre est interceptée. Les mouvements spontanés dans un sens et dans l'autre se tarissent comme dans un désert. Nul ne peut accéder au voisinage de l'autre, nul à son altitude. Dans tous les domaines de la vie, des hiérarchies solidement établies n'autorisent personne à s'approcher d'un supérieur, ni à s'abaisser jusqu'à un inférieur si ce n'est en apparence. Dans des sociétés différentes, ces distances établissent différemment leur équilibre. Dans certaines l'accent porte sur les différences de naissance, dans d'autres sur les différences de métier ou de fortune. Il n'importe pas ici de caractériser ces hiérarchies dans le détail. L'essentiel, c'est qu'elles existent partout, qu'elles s'insinuent partout dans la conscience des hommes et déterminent définitivement leur comportement mutuel. La satisfaction d'occuper un rang plus élevé dans la hiérarchie ne compense pas la perte de liberté de mouvement. Dans ses distances, l'homme se fige et s'assombrit. Ce sont des fardeaux auxquels il est attelé sans pouvoir bouger de place. Il oublie que c'est lui-même qui s'en est chargé, et il aspire à en être délivré. Mais comment s'en libérerait-il tout seul? Quoi qu'il puisse faire, et si résolument que ce soit, il se trouvera toujours mêlé aux autres qui rendront vains ses efforts. Aussi longtemps qu'ils maintiendront leurs distances, il ne se sera pas rapproché d'eux si peu que ce soit. C'est seulement tous ensemble qu'ils peuvent se libérer de leurs charges de distance. C'est exactement ce qui se produit dans la masse. Dans la décharge, ils rejettent ce qui les sépare et se sentent tous égaux. Dans cette compacité où il ne reste guère de place entre eux, où un corps presse l'autre, chacun est aussi proche de l'autre que de soi-même. Soulagement immense. C'est pour jouir de cet instant heureux où nul n'est plus, n'est meilleur que l'autre, que les hommes deviennent masse. Mais le moment de la décharge, si désiré et si heureux, recèle son propre danger. Il souffre d'une illusion fondamentale : ces hommes qui se sentent soudain égaux ne sont devenus égaux ni réellement ni pour toujours. Ils retournent dans leurs maisons séparées, se couchent dans leurs lits. Ils conservent leurs biens, ne renoncent pas à leur nom. Ils ne rejettent pas les leurs. Ils n'échappent pas à leur famille. Il faut des conversions d'un genre plus sérieux pour que les hommes sortent de leurs liens anciens et entrent dans de nouvelles relations. Ces sortes-là d'associations, qui ne peuvent, de par leur nature, admettre qu'un nombre limité de membres et sont obligées d'assurer leur existence par des règles inflexibles, je les appelle cristaux de masse. Il sera encore largement question de leur fonction. Mais quant à la masse elle-même, elle se désintègre. Elle sent qu'elle va se désintégrer. Elle en a peur. Elle ne peut subsister que si le processus de décharge se prolonge, sur de nouvelles personnes qui se joignent à elle. Seul l'accroissement de la masse empêche ceux qui la constituent de revenir sous le joug de leurs fardeaux privés...." (Trad. Gallimard)

 

Publié en 1960, "MASSE ET PUISSANCE" (Masse und Macht) peut être jugé comme un livre étrange : il est le résultat d'un travail intense de vingt-cinq années, dont une vingtaine au cours de l'exil anglais d'Elias Canetti, furent presque exclusivement consacrés à l'élaboration de cette phénoménologie de la masse et du pouvoir. Aucun sous-titre ne signale le "genre" littéraire de l'œuvre qui dès sa parution a particulièrement dérouté la critique. Il entendait, sans tenir compte des acquis des sciences sociales et humaines telles que le marxisme, la psychanalyse ou le structuralisme, de s`attaquer à deux phénomènes anthropologiques majeurs que l`histoire du XXe siècle a portés à leur paroxysme. Dans le meilleur des cas, on a classé le livre comme "poème sociologique" en lui déniant une quelconque valeur scientifique. Canetti semblait réclamer contre les "autorités" de la pensée dominante, le droit à un regard nouveau et sans préjugés. C'est ainsi que "Masse et Puissance" n`obéit à aucune méthode définie, la forme ouverte, de courts textes souvent sans lien apparent entre eux, l'utilisation de documents les plus divers (la mythologie des peuples dits primitifs, l`histoire des religions, des phénomènes historiques de toutes les époques sans le moindre fil chronologique, des cas de maladies mentales). On y trouve même de grandes pages stylisées sur les symboles de masse comme le champ de blé, le sable, la mer, ici Stendhal va côtoyer le président Schreber ... 

Mais derrière cette apparente diversité se cache la notion clé de l`auteur, à savoir la "métamorphose". Se démarquant des méthodes de Le Bon ou de Freud, Canetti ne cherche pas l`unicité mais la multiplicité des phénomènes. La première partie du livre est ainsi consacrée à la "Masse" pour en dérouler les formes positives et négatives, et les visages les plus diverses du phénomène. ll n`y a pas de jugement définitif à son égard. La phénoménologie de la "masse", dont Canetti dénombre une douzaine de manifestations, est suivie d`un chapitre sur les différentes "meutes", puis d'une analyse de la relation entre "Masse et Religion", et, enfin et pour conclure, de six textes sous le titre "Masse et Histoire" où se côtoient la "République de Weimar" et "L`Autodestruction des Xosas" africains...

 

Le refus de systématisation fait ainsi particuièrement apparaître le visage multiple de la "masse", constante anthropologique à travers la préhistoire et l'histoire. Au lieu de réduire les manifestations de la masse à une expression du complexe d'OEdipe, Canetti y voit à l'œuvre un authentique "INSTINCT DE MASSE", capable du meilleur comme du pire...

 

L'articulation avec la deuxième partie, "LA PUISSANCE" (ou plutôt Le Pouvoir?) est à chercher dans l`histoire récente. "Masse et Puissance" peut être vu comme  est un livre sur le national-socialisme, c`est-à-dire une alliance terrifiante entre la "masse" et le "pouvoir". Comme dans la première partie, Canetti développe une phénoménologie du pouvoir en partant de faits simples du comportement de l'homme-loup. Aux "Entrailles du pouvoir" suit la description du "Survivant", personnage emblématique de l`œuvre. Une galerie de l'horreur s'ouvre avec "Eléments du pouvoir" et "L`Ordre" - "Chaque ordre est un arrêt de mort suspendu" - pour culminer dans "Pouvoir et Paranoïa" avec l`analyse de Schreber-Hitler...

Seul contrepoint à une vision d'horreur, le chapitre sur la "métamorphose" montre le chemin d'un éventuel salut. Devant le "masque" de la mort qui caractérise tout pouvoir rigide, seule la métamorphose permet aux hommes d'échapper à l'emprise de la volonté de survivre à l'autre. Plus tard, dans son discours "La Vocation du poète" (Der Beruf des Dichters) de 1976, Canetti attribuera à la poésie le rôle sublime de "gardienne des métamorphoses", face à toutes les menaces d'étouffement de l'humain.

 

Du deuxième tome qui devait fournir une série d`applications à l'histoire récente, un seul fragment a été publié sous le titre "Hitler, d`après Speer", publié dans le recueil "La Conscience des mots" (Das Gewissen der Worte, 1976) dont certains essais (notamment sur Kafka, "L`Autre Procès", et Karl Kraus, "Ecole de la résistance") ont été considérés comme des études paradigmatiques construites sur les prémisses de "Masse et Puissance".

 

ASPECTS DE LA PUISSANCE - SUR LES SUR LES POSITIONS DE L'HOMME : CE QU'ELLES COMPORTENT DE PUISSANCE

"L'homme, si volontiers debout, peut aussi, sans changer de place, être assis, couché, accroupi ou agenouillé. Toutes ces positions, et surtout le passage de l'une à l'autre, expriment quelque chose de bien précis. Le rang et la puissance s'en sont donné de solides et traditionnelles. De la manière dont les gens se placent côte à côte, il est facile de déduire leurs différences d'autorité. Nous savons ce que signifie occuper un siège élevé, entouré par tous les autres debout. Être debout, entouré par tous les autres assis; paraître brusquement et voir toute l'assemblée se lever; se jeter à genoux devant quelqu'un; ne pas prier un arrivant de s'asseoir. Une énumération faite au hasard comme celle-ci suffit déjà à montrer combien il existe de constellations muettes de la puissance. Il serait nécessaire de les examiner de près et de préciser leur signification.

Toute position nouvelle que l'on occupe se rapporte à la précédente; il faut connaître celle-ci pour interpréter entièrement celle-là. Il se peut qu'un homme debout vienne juste de sauter du lit, qu'il se soit levé de son siège. Dans le premier cas, il aura peut-être flairé un danger, dans le second son intention aura pu être d'honorer quelqu'un. Tous les changements de position ont quelque chose de soudain. Ils peuvent être familiers et attendus, s'adapter aux coutumes d'une certaine communauté. Mais il subsiste toujours aussi une possibilité de changement de position inattendu, lequel est alors d'autant plus surprenant et frappant. On s'agenouille beaucoup pendant un service divin à l'église; on en a l'habitude, et même les fervents n'attribuent pas tellement d'importance à leurs fréquentes génuflexions. Mais qu'un inconnu s'agenouille soudain dans la rue, devant quelqu'un qui s'est lui-même agenouillé à l'église l'instant auparavant, et la sensation est énorme.

Mais, malgré leur côté ambigu, on ne saurait méconnaître une certain tendance à fixer les positions distinctes de l'homme, à les monumentaliser. Même détaché de ses liens temporels ou spatiaux avec les autres, un être assis ou debout produit son effet par lui-même. Les monuments ont tellement vidé et banalisé certaines de ces positions qu'on n'y prête plus guère attention. Elles n'en sont que plus efficaces et importantes dans notre vie quotidienne.

La position debout

La fierté de l'homme debout est d'être libre et de ne s'appuyer à rien. Qu'il s'y mêle un souvenir de la première fois où, enfant, on s'est tenu debout tout seul, ou bien l'idée d'une supériorité sur les animaux, dont à peu près aucun ne se tient librement et naturellement sur deux pattes, toujours est-il que l'être debout se sent indépendant. Qui s'est levé se trouve au terme d'un certain effort et au maximum de sa taille. Mais qui se tient déjà debout depuis longtemps exprime une certaine force de résistance, soit qu'il ne se laisse pas chasser de sa place, comme un arbre, soit qu'il puisse se montrer tout entier sans avoir peur, sans se cacher. Plus il se dresse calmement, moins il se tourne pour guetter dans différentes directions, et plus il donne une impression de sécurité. Il ne redoute pas même une attaque de dos, bien qu'il n'ait pas d'yeux de ce côté.

Une certaine distance des autres autour de lui grandit l'homme debout. Seul, séparé par une sorte d'éloignement des autres auxquels il fait face, il produit une singulière impression de grandeur, comme s'il était debout pour eux tous. Vient-il à se rapprocher d'eux, il cherchera une position surélevée; et s'il arrive au milieu d'eux, ils prolongeront sa position première en le prenant sur leurs épaules pour le porter. Il y perd pour ainsi dire son indépendance, se retrouve alors assis sur tous les autres ensemble.

La position debout donne une impression d'énergie encore inemployée parce qu'on la trouve au départ de tout mouvement : on est ordinairement debout avant de s'apprêter à marcher ou courir. C'est la position centrale, celle d'où l'on peut passer sans transition soit à une autre position, soit à une forme quelconque de mouvement. On est donc enclin à supposer dans l'être debout un plus haut degré de tension, même si c'est le moment où il va se coucher et dormir. On surestime toujours qui est debout.

Il y a toujours une certaine solennité quand deux hommes font connaissance. C'est debout qu'ils échangent leurs noms, qu'ils se tendent la main. Ils se rendent ainsi hommage, mais aussi se mesurent, et quoi qu'il arrive par la suite, leur premier, leur réel contact "d'homme à homme" a lieu debout.

Dans les pays où l'indépendance de la personne paraît si importante qu'on la développe et la souligne de toutes les manières, on reste plus longtemps et plus souvent debout. En Angleterre, par exemple, les établissements où l'on consomme debout jouissent d'une grande vogue. Le client peut partir n'importe quand et sans beaucoup de façons. Un mouvement minime et discret lui permet de se séparer des autres. Il se sent plus libre que s'il lui fallait se lever cérémonieusement d'une table. Se lever serait comme l'annonce de son intention de partir, limiterait sa liberté. Les Anglais aiment rester debout même dans leurs réunions privées. Dès leur arrivée, ils affirment ainsi qu'ils ne resteront pas longtemps. Ils se meuvent librement et peuvent, étant debout, s'écarter de quelqu'un pour se tourner vers quelqu'un d'autre. Il n'y a là rien de choquant, et personne n'est offensé. L'égalité au sein d'un groupe social déterminé, une des fictions les plus importantes et les plus utiles de la vie anglaise, se trouve tout particulièrement mise en valeur du moment que tout le monde jouit des avantages d'être debout. Personne n'est ainsi "mis au-dessus des autres", et ceux qui veulent se parler peuvent aller au-devant l'un de l'autre .." (trad. Gallimard).

 

"Die Provinz des Menschen" (Le Territoire de l'homme, 1973)

Un premier recueil de réflexions de l'écrivain autrichien Elias Canetti, publié en 1973, et qui a été suivi d`un second volume, "Das Geheimherz der Uhr" (Le Cœur secret de l'horloge), publié en 1987. Dans l'œuvre multiforme de cet auteur, ces réflexions ou aphorismes tiennent une place majeure. Après la décision d`abandonner l'écriture de fiction pour "prendre son siècle à la gorge" par l`analyse des phénomènes primordiaux de son temps, les masses et le pouvoir, l'écrivain ressentait la nécessité de s'accorder un espace de respiration à côté de l'œuvre majeure à accomplir. Un espace de respiration qui n`est pas "journal intime" mais dialogue intérieur. Primitivement il n`était pas destiné à la publication, et de toute façon les chances d'être publié en 1942 étaient inexistantes, même pour "Masse

et Puissance" alors en gestation. La gloire internationale de Canetti a commencé uniquement  avec le premier volume de son autobiographie, "La Langue sauvée" (1977).  Dans les réflexions secrètes de l'exilé vécues entre 1942 et 1945, Canetti livre un combat invisible à celui qui s`est déclaré le maître de sa langue, l`allemand Hitler. Canetti évoque souvent les maîtres à penser et à écrire qui traversent ses "réflexions" : Montaigne, les moralistes français, Karl Kraus, les sages de I'Extrême-Orient chinois et japonais, mais aussi l'Ancien Testament, le livre considéré par Canetti comme le seul à la mesure de la tragédie humaine. C'est qu'au-delà d'une écriture "aphoristique", délibérément discontinue et qui sollicite l'intelligence du lecteur, Canetti lui-même, contrairement à son modèle, Kraus, a rejeté les regroupements thématiques si ce n'est privilégier un seul principe, l`ordre chronologique de 1942 à 1985 : c`est donc au temps que Canetti accorde la priorité absolue, et l`expérience fondamentale derrière les sujets abordés est la question de la mort. 

Les formes utilisées par Canetti sont variables, elles vont du petit essai à des phrases énigmatiques d'une demi-ligne dont par exemple "Le Cœur secret de l`horloge". La citation d`autres auteurs tient une place non négligeable dans ce texte. A la réaction aux événements historiques (totalitarisme. la bombe atomique) répondent souvent des mini-fables utopiques, de surprenantes et déroutantes esquisses de métamorphoses de la société donnée, sorte de laboratoire de la pensée qui met en cause tout ce qui est structure rigide de pouvoir. Il faut peut être rappelé (cf. "Le Flambeau dans l'oreille") qu'il avait abandonné sa production poétique tant il se sentait impuissant face au lyrisme d'un Brecht. L`œuvre aphoristique lui permet de pallier cette impuissance, et dans "Le Cœur secret de I'horIoge" s'il se surprend à côtoyer les rivages de la poésie hermétique moderne, pour engager, à son apogée, son combat contre la mort. (Trad. Albin Michel, 1978, 1989).