Kurt Gödel (1906-1978) - Norbert Wiener (1894-1964) -  John Von Neumann (1903-1957) - Alonzo Church (1903-1995) - Alan Turing (1912-1954) - Claude Shannon (1916-2001) - ...

Last update : 11/11/2016


Le théorème de Gödel est décrit comme le résultat le plus abouti de la logique mathématique et semble établir une limite à ce que les mathématiciens peuvent connaître. Il nous dit que, pour tout système axiomatique, l'énoncé de sa cohérence ne peut être démontré par le système lui-même. On peut ainsi en déduire que si notre cerveau fonctionnait réellement comme un programme informatique, nous ne pourrions reconnaître notre propre cohérence. Or, l'être humain en est capable, sans doute.

Nous le savons, et pour faire vite, à partir de Galilée et de Descartes, le monde a été conçu selon un modèle qui a permis le développement considérable des sciences et des techniques, en liaison avec l'avènement progressif de la société industrielle. La pensée mécaniste, de Galilée à Newton, définit un Univers caractérisé par sa régularité, son ordre, sa réversibilité, sa prévisibilité. Mais cet espace et ce temps absolu existent sans référence aux choses extérieures, et surtout l'homme est ainsi repoussé hors de la vie et de l'expérience sensible, il devient une sorte de "contemplateur" extérieur au monde.

Par la suite, les XIXe et XXe siècles connaissent des mutations théoriques fondamentales : l'évolutionnisme de Darwin et la thermodynamique de Sadi Carnot portent un premier coup à la science classique, puis la mécanique quantique, la relativité qui bouleverse les concepts traditionnels du temps et de l'espace. La science moderne se caractérise désormais par l'introduction, au sein même de ses objets, de la discontinuité, de la probabilité, du devenir. Ce que Bachelard appellera le "nouvel esprit scientifique", semble reposer la question de la relation de l'homme à son monde, et celui-ci semble plus complexe, tant dans l'infini grand que dans l'infiniment petit. Le ciel qui depuis des millénaires, avait paru échapper au changement, s'inscrit maintenant dans un Univers qui évolue sans cesse. Si l'imagination scientifique ne se prive désormais plus d'enrichir ses hypothèses et ses concepts, de varier les possibilités de questionnement, si la technologie qu'elle génère et qui la sert accroît la maîtrise de l'activité et de la physiologie humaines, assiste-t-on à un renouvellement de nos interrogations fondamentales, l'homme est-il plus ou mieux pensé qu'il ne le fut, un sens de l'existence vient-il à se formaliser aussi nettement que ce qui semble s'opérer dans le domaine des sciences?

Bertrand Russell avait déjà formalisé en son temps, au temps de la relativité naissante, une "conception du monde" a minima qui semble ne pas avoir évolué depuis lors : "premièrement, les entités de la physique mathématique n'appartiennent pas à la substance du monde, mais sont des constructions composées d'événements et prises pour unités par le mathématicien pour des raisons de commodité. Deuxièmement, tout ce que nous percevons sans recourir à l'inférence, appartient à notre monde particulier. A cet égard, je suis d'accord avec Berkeley. Le ciel étoilé que nous fait connaître la sensation visuelle est à l'intérieur de nous. Le ciel étoilé extérieur auquel nous croyons est inféré. Troisièmement, les lignes causales qui nous permettent d'avoir conscience de multiples objets, bien que l'on trouve partout de telles lignes, sont susceptibles de disparaître comme des rivières dans le sable. C'est pourquoi nous ne percevons pas tout à tout moment..."

(Works : Osnat Tzadok - The Center of the Universe)

Quand Einstein a énoncé sa célébrissime équation, E=mc2, le monde n'a pas changé, les particules observaient toujours le même comportement et l'homme est resté ce qui'il a toujours été. Ce qui a changé, c'est la vision que l'Humanité se faisait de l'Univers, et dans une moindre mesure l'Homme a posé un autre regard sur lui-même, mais ce regard ne change guère la conception de l'homme sur l'homme et de son existence. Fondamentalement, et pour forcer le trait,  le programmeur informatique préfère communiquer avec des machines plutôt qu'avec ses semblables. Ces quelques centaines d'hommes et de femmes qui jalonnent l'histoire de la science, ont le plus souvent travaillés dans un contexte de conflit et d'instabilité politique, certains ont voulu comprendre les rouages de l'Univers et de la vie, les autres ont exploité les processus fondamentaux pour créer des techniques destinées à améliorer nos conditions d'existence, mais tous ont été d'une manière ou d'une autre rejetés dans l'obscurité ou ignorés au profit d'une énorme et froide récupération politique et sociale. Pourtant, quelque part, ces avancées scientifiques n'ont pas seulement modifié nos modes de vie, voire nos comportements, mais subtilement envahie nos possibilités de penser notre existence.

Max Weber, Herbert Marcuse, Jürgen Habermas ont successivement mis en évidence le concept de "rationalité" pour décrire cette "institutionnalisation du progrès scientifique et technique" qui pénètre dans tous les domaines de l'existence, urbanise nos modes de vie, technicise nos échanges et nos communications : Marcuse était par exemple convaincu qu'au nom de cette rationalité c'est une "forme déterminée de domination politique inavouée" qui s'impose. Dans les sociétés capitalistes, écrira-t-il, la domination tend à perdre son caractère d'exploitation et de répression pour devenir "rationnelle", et par ce biais s'instaure une "légitimité" de la domination que nous abandonnons "naturellement" pour "des conditions d'existence toujours plus confortables". L'Univers de la science et de la technique qui se développe et s'accélère considérablement après la Seconde Guerre mondiale et participe à l'effort de reconstruction et de rénovation, quelque part, de nos désirs d'avenir, déplace ainsi subtilement nos interrogations sur le terrain des "conditions de notre existence", et non plus sur "l'existence elle-même". La technologie informatique, calcul, simulation, communication, combinatoire, créée ainsi une "métapensée", qui n'est pas la pensée, mais un substitut de pensée dont la force est de pouvoir se donner au travers d'un mode de vie immédiat, définir nos relations avec le monde et avec nos semblables, et nous donner un rôle social suffisamment acceptable ..

(Works : Elia Fernández - Universe) 


Kurt Gödel (1906-1978)

Toute théorie scientifique se doit d'être présentée en termes mathématiques et l'ordinateur est l'instrument mathématique par excellence. Cette formulation, devenue évidence, s'enracine dans l'approche radicale des mathématiques que sut imposé David Hilbert entre 1888  et 1900 : il réduit certaines branches des mathématiques à une série d'axiomes se justifiant par eux-mêmes, les mathématiques sont ainsi affranchies de toute relation à une réalité physique. La notion de "formalisme" traduit le fait que les mathématiques sont une affaire de systèmes symboliques formels dans lequel tous les arguments ont le pouvoir de se justifier par eux-mêmes. Il semble alors d'évidence qu'il ne peut exister de solution à un problème qui ne puisse être résolu par l'intermédiaire de la "pensée pure" : "wir müssen wissen, wir werden wissen"..

Existe-t-il des objets non mathématisables? Notre existence répond à cette question. Mais l'interrogation sur les limites de la formalisation mathématique en tant que processus interne à ces mathématiques a été posée durant tout le début du XXe siècle. Le théorème de Gödel (1931) met un terme à cet immense optimisme sur la capacité des mathématiques à déboucher sur une théorie du Tout, après, il est vrai, une cinquantaine d'années extraordinairement fécondes: "tout ce autour de quoi nous pouvons dessiner un cercle ne peut s'expliquer sans se référer à quelque chose en dehors du cercle; quelque chose que nous devons supposer, mais que nous ne pouvons pas prouver." Une théorie suffisamment cohérente doit obligatoirement contenir des propositions qui ne sont pas décidables. Gödel reprend le paradoxe du menteur (si vous êtes menteur, alors le fait de dire que vous mentez est en soi un mensonge) pour le transformer une une théorie prouvant qu'il existe des limites à ce qui peut être affirmé par les mathématiques. Et Gödel montre qu'il peut exister des axiomes vrais sur les nombres sans que l'on puisse les prouver en appliquant des séries de règles. 

 

Pour étendre ces fameux théorèmes de l'incomplétude, on ne peut donner un sens à l'univers sans donner de l'existence à quelque chose en dehors de luiAutrement dit,  la vérité est plus importante que la démonstration... 

 

Kurt Gödel naquit à Brno, l'ancienne capitale de la Moravie, publia ses théorèmes dans ses deux ouvrages, la "Complétude des axiomes du calcul fonctionnel" (1930) et  "Sur les énoncés formellement indécidables des « Principa Mathematica » et des systèmes connexes" (1931). et immigra aux Etats-Unis en 1940 : il ne put jamais parvenir à construire le système philosophique qu'il espérait tant et, hypocondriaque, mourut à 73 ans de sous-alimentation. "La vie telle que nous la connaissons pourrait ne pas être l'existence totale de l'individu.

Peut-être se poursuit-elle dans un autre monde...." Il est vrai que pour le commun des mortels, la révélation de contradictions au sein des mathématiques n'aura aucune conséquence..visible ....

 

"Über formal unentscheidbare Sätze der "Principia mathematica" und verwandter Systeme" (Sur les propositions formellement indécidables des "Principia mathematica" et des systèmes apparentés, 1931)

Dans cet article du mathématicien autrichien Kurt Gödel paru en 1931 dans une revue scientifique allemande, rien sans doute de plus abscons que son titre mais rien de plus fondamental que son contenu pour la réflexion mathématique et épistémologique. Si ce texte est rendu inabordable au commun des mortels par son niveau mathématique, plusieurs essais en commenteront les aspects essentiels.

Les Principia mathematica sont l`œuvre majeure d'Alfred North Whitehead et Bertrand Russell traitant de la logique et des fondements des mathématiques. Ces fondements considérés comme acquis depuis la naissance de la mathématique en Grèce, Gödel les remet radicalement en cause. ll s'attaque d`abord à l'axiomatisation de la géométrie, qui permet par des opérations de pure logique de construire une infinité de théorèmes à partir d'axiomes admis comme "vrais". Cette méthode axiomatique est en fait limitée, sujette en quelque sorte à des contradictions internes qui empêchent sa généralisation de la géométrie à d`autres domaines des mathématiques. 

La démonstration de Gödel, par exemple, montre que la consistance logique d`un système aussi "naturel" que l'arithmétique élémentaire est indémontrable (plus précisément. il existe dans ce domaine des propositions vraies qui sont indémontrables), ce qui ruine tout espoir d`axiomatiser des domaines moins élémentaires des mathématiques. L'intérêt de cette démonstration est qu'elle offre une nouvelle approche logique pour les mathématiques, mais aussi pour toutes les théories de la connaissance. Le "théorème de Gödel", un sommet de la pensée dans l'histoire ...

 


Alan Turing (1912-1954)

En 1935, Turing entend parler du problème de la décidabilité (Entscheidungsproblem) posé par le mathématicien allemand David Hilbert, l'initiateur d'une approche radicale des mathématiques, le formalisme, et l'homme qui stupéfia Paris en 1900 en présentant ses vingt-trois problèmes mathématiques, dont certains n'ont pas encore été résolus.

Peut-on trouver une méthode formelle permettant de déterminer si une affirmation mathématique est prouvable, quelle qu'elle soit? Pour répondre à cette interrogation, Turing se porte sur les mécanismes intellectuelles que ses contemporains mettent en oeuvre, exprime cette approche sous l'angle d'une machine théorique, susceptible d'effectuer des opérations élémentaires précisément définies, en déchiffrant et en écrivant des symboles sur un ruban perforé. C'est au fond la naissance de l'algorithme.

Pour Turing, la réponse à la question de Hilbert est négative, mais il a ainsi montré qu'un algorithme peut servir à résoudre un problème, et qu'il est possible de construire une machine obéissant à un algorithme spécifique.  Turing, pour faire bref, vient de créer la structure intellectuelle permettant d'écrire un programme informatique (On Computable Numbers, with an application to the Entscheidungs Problem, 1936). 

Alan Turing, "père de la science informatique moderne", inventeur du test dit de Turing permettant de définir les critères d'une "machine intelligente", concepteur de la machine électromécanique qui contribua à déchiffrer les codes secrets de la machine nazie Enigma (1939), meurt à 42 ans après avoir été incarcéré pour son homosexualité et obligé à recevoir des injections d'hormone d'oestrogène. Andrew Hodges a publié en 1983 "Alan Turing: the enigma of intelligence" : en Turing cohabitent une sensibilité douloureuse, une curiosité sans nom pour la perception extrasensorielle, et une intelligence hors du commun.

Fasciné par l'embryogenèse et la morphogénèse, - comment chaque cellule sait-elle ce qu'elle doit faire pour donner à l'organisme la symétrie attendue -, hanté par le problème de la relation corps-esprit, il n'aura pourtant pas la possibilité, ou les ressources nécessaires, de "penser la pensée", et se focalisera uniquement sur la définition opérationnelle de celle-ci.

 

"Computing Machinery and Intelligence" (Les Machines à calculer et l'intelligence, 1959)

Si la paternité de l'ordinateur revient sans doute au logicien américain John von Neumann, Alan Turing n`en reste pas moins le premier à avoir nettement défini les capacités et les limites des machines à calculer. 

Après avoir découvert l`équivalent du théorème de Gödel dans la théorie du calcul (une machine, si puissante soit-elle, n`est pas capable de tout faire), Turing reprend et développe dans cet article publié dans la revue américaine Mind la problématique de la "machine pensante" (ou "cerveau électronique") qu`avaient posée les précurseurs de l`informatique, Pascal. Leibniz et Charles Babbage. ll montre d'abord que tout ce qui peut être calculé par un être humain peut l`être également par une machine, puis propose une méthode (dite "test de Turing") permettant de faire la différence entre un être humain et une machine universelle (nos ordinateurs actuels), supposée dotée d'un processeur et d`une mémoire. 

Est-il possible, par un jeu de questions et de réponses entre un interlocuteur d`une part, un homme A et une machine B d`autre part, d`identifier sans ambiguïté A et B. L`examen des diverses stratégies possibles montre qu`il n`est pas si simple de conclure et permet à Turing de définir les grandes lignes des travaux sur l'intelligence artificielle, qui ne deviendront réalité qu`une vingtaine d`années plus tard. 

Les notions introduites par Turing - en particulier l`existence d`un seuil de complexité au-delà duquel il devient impossible de distinguer une machine d`un humain - sont toujours considérées aujourd'hui comme les plus pertinentes par la grande majorité des chercheurs en informatique et en intelligence artificielle ... 


Norbert Wiener (1894-1964)

Norber Wiener, intelligence précoce, né à Columbia, part étudier la logique à l'université de Cambridge avec Bertrand Russell, puis David Hilbert qu'il rejoint en Allemagne. C'est à partir de 1919, au Massachusetts Institute of Technology, qu'il trouve sa voie. Pour lui, biologie et mathématiques, qui semblent poursuivre des objectifs différents, peuvent être associées dans une nouvelle approche.

Etudiant les systèmes de contrôle et de communication opérant dans l'animal et dans la machine, Wiener introduit le concept selon lequel les systèmes ont des inputs et des outputs qui sont influencés par des mécanismes de feed-back ou rétroaction.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, mettant au point de nouveaux systèmes de défense aérienne, il étudie le couple homme-machine, les mécanismes de réception et de remontée de l'information et en vient à définir avec précision les éléments d'un autocontrôle précis. Il conforte ainsi l'importance de la notion de feed-back et positionne la "communication" comme le ciment de toute structure à organisation complexe.

En 1948, Wiener publie "Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine" qui marque la naissance de la "Cybernétique". Le monde est centré sur l'information, plus que sur l'énergie, sur les processus digitaux plus que sur les processus analogiques. 

Sous le maccarthysme (1950-1954), Norbert Wiener fut l'objet d'une surveillance constante, abandonna toute recherche et s'enferma dans une réflexion utopique sans lendemain, traumatisé par les effets de la guerre et l'impossibilité de contrôler l'usage qui était fait de la recherche scientifique. Il s'était toujours élevé contre les déclarations excessives de certains inconditionnels de la cybernétique, dont le succès fut alors phénoménal  : " ... en sorcellerie, on doit toujours demander ce qu'on veut vraiment et non quelque chose qu'on semble vouloir. C'est la même chose avec l'automatisme moderne ; il est très facile de demander ce qu'on pense vouloir et qu'on ne veut pas. C'est un danger réel, spécialement de nos jours, quand il y a la possibilité d'employer les machines qui apprennent, qui jouent le jeu de la guerre, pour contrôler quand on doit pousser le bouton déclenchant une guerre mondiale. Le seul moyen de l'éviter est de considérer la machine non comme but en soi-même mais comme un moyen de satisfaire les demandes de l'homme, comme une partie d'un système humano-mécanique."

 


Claude Shannon (1916-2001)

L'ordinateur est un outil de traitement de l'information, pour cela il a fallu se pencher sur la nature même de cette information. La théorie établie par Claude Shannon repose sur la distinction entre ce qui susceptible d'être prédit, et ce qui ne peut pas l'être et qui ainsi constitue la véritable information.  

Né à Gaylord (Michigan), Claude Elwood Shannon obtient en 1940 un master en ingénierie électrique et un doctorat en mathématique du Massachusetts Institute of Technology, et  c'est en 1941 qu'il rejoint les Bell Telephone Laboratories pour développer des méthodes de transmission de l'information et améliorer la disponibilité du téléphone à longue distance. Et la communication commence par l'information. "Le problème fondamental de la communication est la reproduction en un point, de façon fidèle ou approximative, d'un message sélectionné en un autre point."

En 1948, alors que tout le monde pense qu'une transmission sur un câble doit nécessairement utiliser une onde électromagnétique, Shannon propose d'utiliser un système de codage entre la source et le canal de transmission ainsi qu'un décodeur entre le canal et le récepteur, et ceci à l'aide d'un commutateur générant un flux de 0 et de 1.  En associant cette notion de commutateur à l'algèbre de Boole, Shannon montre que l'information peut être traitée automatiquement par les circuits électriques.

Shannon tentera d'étendre cette découverte aux systèmes biologiques (Algèbre pour la génétique théorique, 1939). Puis,  il n'aura de cesse d'appliquer son esprit scientifique à la réalisation de multiples machines en tout genre (Theseus, la souris magnétique capable de se diriger dans un labyrinthe, 1950; des machines à jongler, des programmes d'échecs...), jusqu'à inventer une machine "sans finalité", dont la mise en route provoque son arrêt.  La maladie d’Alzheimer le conduisit au Courtyard Nursing Care Center de Medford, Mass. où il mourra le 24 février 2001.