Malcolm Lowry (1909-1957), "Under the Volcano" (1947) - Paul Bowles (1910–1999), "The Sheltering Sky" (1949, Un Thé au Sahara), "Collected Stories" (1979) - ...

Last update: 12/29/2016 


Cette période d'après-guerre est incontestablement une nouvelle période pour la littérature anglaise, l'école dite moderniste anglaise qui rassemblait les écrivains de Conrad à Woolf, cède à de nouvelles techniques d'écriture, plus proches du cinéma, moins indifférentes à la réalité sociale, plus engagées à tenter de comprendre le désastre moral et existentiel qui s'empara graduellement des esprits les plus éclairés à l'issu de la Seconde Guerre mondiale. Evelyn Waugh, Graham Greene, George Orwell, Anthony Burgess, Malcolm Lowry sont aux antipodes les uns des autres, mais tous posent désormais au centre de leurs interrogations la question du libre-arbitre dans une société qui semble par nature annuler toute possibilité de choix des individus .. "What's it going to be then, eh?"


Le chef-d'oeuvre de Lowry, "Under the Volcano" l'a propulsé sur la scène littéraire internationale après qu'il a tiré le diable parla queue pendant des années. Il a plus tard déclaré que ce roman était le premier volume d'une trilogie inspirée par La Divine Comédie de Dante, "Au-dessous du volcan" représentant sa vision de l'enfer. C'est le récit de la derniere journée de Geoffrey Firmin, consul britannique alcoolique de la ville fictive de Quauhnachuac au Mexique. De façon symbolique, cette journée correspond à la célébration macabre du Jour des morts. Le roman est narré sous forme de retours en arrière par |'ancien voisin de Firmin, Jacques Laruelle, qui a vécu une aventure avec l'e×-femme de celui-ci, Yvonne. Cette dernière retourne à Quauhnachuac pour essayer de renouer avec le consul, et en compagnie de son beau-frère, Hugh, assiste aux festivités hantées par la menace croissante de violences. Lorsque Geoffrey est séparé d'eux par une violente tempête, la journée prend fin avec la mort du couple - Yvonne est tuée par un cheval emballé, et Geoffrey est assassiné par des voyous qui le jettent dans un fossé au-dessous du volcan. Ce sont plus son symbolisme puissant et sa prose poétique que ses personnages qui font l'intérêt de ce livre. Le contexte du jour des morts, fête au-dessous du volcan, annonce le décès inévitable du protagoniste autodestructeur, mais suggère aussi la corruption d'une culture en crise. Le roman, situé en 1938, a été écrit durant la Seconde Guerre mondiale. La mort de Firmin aux mains de fascistes anticipe un ordre mondial violent que l'on ne contiendra que difficilement. Comme toute l'oeuvre de Lowry, "Au-dessous du volcan" est autobiographique et retrace la fin de sa relation avec son e×-femme, Jan Gabrial, provoquée par les obsessions et excès de l'auteur, en particulier l'alcool qui mènerait finalement a sa mort. 

 

Paul Bowles, comme Malcolm Lowry, incarne un nouveau roman américain. Pour paraphraser Gore Vidal, tous les grands auteurs américains "sont censés non seulement vivre dans le plus grand des pays du monde" mais aussi écrire et livrer le plus grandiose des thèmes humains que l'on semble ne pouvoir dépasser, "l’Expérience américaine". Depuis le début de la république, ce triomphalisme à l’état brut a dominé, et l'on n'a pas hésité à déformer l'image de romancier tels que Henry James, qui vivait en Angleterre, Edith Wharton, qui vivait en France, et Vladimir Nabokov, qui résidait en Suisse "et n’était de toute façon pas très américain, en dépit de sa passion contre nature pour nos motels auxquels il rendit hommage avec tant de lyrisme dans "Lolita". Paul Bowles a passé la plus grande partie de sa vie au Maroc. Il écrit rarement sur les États-Unis. Par contre, il a énormément de choses extrêmement judicieuses à dire sur les Américains confrontés à des cultures singulières ..."

 


Malcolm Lowry (1909-1957)

Né dans le port anglais de Birkenhead, Malcolm Lowry s'engage à dix-huit ans comme steward pour aller jusqu'en Chine, puis comme chauffeur sur un cargo, d'où il ramène un roman, "Ultramarine" (1933) et son alcoolisme. C'est au Mexique, en 1939,  qu'il débute son roman "Au-dessous du volcan" (Under the Volcano, 1947), roman qu'il remanie pendant dix ans, et qui décrit sur onze chapitres la dernière journée du consul anglais Geoffrey Firmin et de sa femme, Yvonne, qu'il retrouve après une pénible séparation, et ce jusqu'au terrible ravin de Parián où il meurt. Entretemps, il a fréquenté un hôpital psychiatrique, vu sa première femme, Jan Gabrial, le quitter, et rencontré Margerie Bonner (1939), actrice et écrivain elle-même, qui le stabilise un peu et avec qui il vit dans une cabane, sur un bras de mer non loin de Vancouver. En 1955, ils quittent le Canada pour l'Europe, mais son alcoolisme devient dipsomanie, et le 27 juin 1957, à 46 ans, il est retrouvé mort dans la maison que le couple occupait dans le Sussex.

 

"Au-dessous du volcan" (Under the Volcano, 1947)

C’est la vie d’un homme en perdition, celle d’un alcoolique, d’un Consul britannique démissionnaire, Geoffrey Firmin, exilé au Mexique. C'est un roman maintes fois révisé et qui s'est ainsi enrichi de mille pensées et correspondances symboliques. C'est aussi une histoire d'amour désespérée,  Yvonne, sa femme,  et Geoffrey s’aiment encore, et n’ont jamais cessé de s’aimer mais ne parviennent pas à se rejoindre, ils s'aiment, se trahissent, se détestent, se retrouvent, se perdent : la séparation n’est pas entre eux, elle est en chacun d’eux... Se déroulant entre le lever et le coucher du soleil, le roman est divisé en douze chapitres, comme les douze heures d'un cadran d'horloge, et se déroule simultanément à Quauhnahuac, au Mexique, sur la route menant à Tomalin, sur le chemin de Parian, et dans un bar mal famé. Le premier chapitre est à la fois prologue et épilogue. Le roman débute véritablement au deuxième chapitre, le jour de la fête des morts en 1938. Le consul retrouve sa femme, qui l’avait quitté neuf mois plus tôt et avec qui il est en instance de divorce. Yvonne a trompé Firmin il y a un an avec Jacques Laruelle, un résident de Quauhnahuac. Pendant toute une année, elle n'a cessé de lui écrire, et elle revient au Mexique au moment même sa première lettre arrive à  Quauhnahuac...  

 

" ...  So that when you left, Yvonne, I went to Oaxaca. There is no sadder word. Shall I tell you, Yvonne, of the terrible journey there through the desert over the narrow gauge railway on the rack of a third-class carriage bench, the child whose life its mother and I saved by rubbing its belly with tequila out of my bottle, or of how, when I went to my room in the hotel where we once were happy, the noise of slaughtering below in the kitchen drove me out into the glare of the street, and later, that night, there was a vulture sitting in the washbasin? Horrors portioned to a giant nerve! No, my secrets are of the grave and must be kept. And this is how I sometimes think of myself, as a great explorer who has discovered some extraordinary land from which he can never return to give his knowledge to the world: but the name of this land is hell.

(...)

«Aussi quand tu partis, Yvonne, j'allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d'une banquette de troisième classe, l'enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m'en allant dans ma chambre en l'hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d'égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l'éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ? Horreur à la mesure de nerfs de géant ! Non, mes secrets sont des secrets de tombe et doivent être gardés. Et c'est ainsi que je me vois parfois, comme un grand explorateur qui a découvert une terre extraordinaire d'où il ne pourra jamais revenir pour donner son savoir au monde : mais cette terre s'appelle l'enfer.

 

"Ce roman a pour sujet les forces dont l'homme est le siège, et qui l'amènent à s'épouvanter devant lui-même. Le sujet en est aussi la chute de l'homme, son remords, son incessante lutte pour la lumière sous le poids du passé, son destin". Et l'auteur de précise encore, - "Il se compose de douze chapitres et le corps du récit est contenu dans une seule journée de douze heures. De même, il y a douze mois dans une année et le livre entier est enclos dans les limites d”une année..." -  La symbolique du nombre douze est ainsi soulignée à maintes reprises par des références à la Kabbale juive; celle de l'Eternel retour par la description répétée d'une roue foraine qui n'en finit pas de ramener ses cabines au même point après leur avoir fait parcourir et reparcourir son cercle. Nombre de l'Arbre de vie, retour du temps sur lui-même, autant de suggestions fascinantes, qui concourent à mobiliser l'esprit pour l'accorder au rythme de l'étrange symphonie dont les chapitres déroulent les mouvements. 

Pourtant, dès l'abord, un chapitre énorme, dressé comme un mur; mais qu'on le gravisse et c'est alors un chemin de ronde, à partir duquel on a vue sur tous les carrefours de la vie (du destin). En apparence, un roman situé au Mexique et profitant des pouvoirs de cette terre de mythe et de mort pour amplifier dans le même sens le délire de son héros alcoolique - un roman sur l'alcool et sur l'échec de l'amour et sur l'impossibilité de la communion avec l'Autre et sur l'insatiable désir de la connaissance et... tant d'autres choses ..

 

"... It is not Mexico of course but in the heart. And today I was in Quauhnahuac as usual when I received from my lawyers news of our divorce. This was as I invited it. I received other news too: England is breaking off diplomatic relations with Mexico and all her Consuls--those, that is, who are English--are being called home. These are kindly and good men, for the most part, whose name I suppose I demean. I shall not go home with them. I shall perhaps go home but not to England, not to that home. So, at midnight, I drove in the Plymouth to Tomalín to see my Tlaxcaltecan  friend Cervantes the cockfighter at the Salon Ofelia. And thence I came to the Farolito in Parián where I sit now in a little room off the bar at four-thirty in the morning drinking ochas and then mescal and writing this on some Bella Vista notepaper I filched the other night, perhaps because the writing paper at the Consulate, which is a tomb, hurts me to look at. 

 

 "Ce n'est pas au Mexique, bien sûr, mais dans le cœur. Aujourd'hui, j'étais à Quauhnahuac comme d'habitude lorsque j'ai reçu de mes avocats la nouvelle de notre divorce. C'était comme je l'avais demandé. J'ai reçu d'autres nouvelles : L'Angleterre rompt ses relations diplomatiques avec le Mexique et tous ses consuls - c'est-à-dire ceux qui sont anglais - sont rappelés chez eux. Ce sont des hommes aimables et bons, pour la plupart, dont je suppose que je rabaisse le nom. Je ne rentrerai pas chez moi avec eux. Je rentrerai peut-être chez moi, mais pas en Angleterre, pas dans cette maison. À minuit, j'ai donc pris la Plymouth pour me rendre à Tomalín afin de voir mon ami tlaxcaltèque Cervantes, le chasseur de coqs, au Salon Ofelia. De là, je me suis rendu au Farolito à Parián, où je suis assis dans une petite pièce à côté du bar, à quatre heures et demie du matin, buvant des ochas puis du mescal et écrivant ceci sur du papier Bella Vista que j'ai volé l'autre nuit, peut-être parce que le papier à lettres du consulat, qui est une tombe, me fait mal à regarder. 

 

I think I know a good deal about physical suffering. But this is worst of all, to feel your soul dying. I wonder if it is because tonight my soul has really died that I feel at the moment something like peace.  Or is it because right through hell there is a path, as Blake well knew, and though I may not take it, sometimes lately in dreams I have been able to see it? And here is one strange effect my lawyer's news has had upon me. I seem to see now, between mescals, this path, and beyond it strange vistas, like visions of a new life together we might somewhere lead. I seem to see us living in some northern country, of mountains and hills and blue water; our house is built on an inlet and one evening we are standing, happy in one another, on the balcony of this house, looking over the water. There are sawmills half hidden by trees beyond and under the hills on the other side of the inlet, what looks like an oil refinery, only softened and rendered beautiful by distance.

 

"Je crois connaître assez la souffrance physique. Mais c'est le pire de tout, de sentir son âme mourir. Je me demande si c'est parce que ce soir mon âme est vraiment morte que j'éprouve pour l'instant quelque chose comme la paix. Ou est-ce parce qu'il existe droit à travers l'enfer un sentier, comme Blake savait bien, et que sans le prendre peut-être, ces temps derniers parfois, en rêve, j'ai pu le voir? Et voici un effet bizarre sur moi de ce que l'avoué m'a appris. Il me semble voir maintenant, entre les mescals, ce sentier et, au-delà, d'étranges perspectives telles des visions d'une nouvelle vie commune que nous pourrions mener quelque part. Il me semble nous voir vivre en quelque terre nordique, de collines et de montagnes et d'eau bleue; notre maison s'élève au bord d'une passe, et un soir nous sommes debout là, heureux l'un de l'autre, sur le balcon de cette maison, regardant l'eau. Il y a là-bas des scieries à demi-cachées par les arbres et au pied des collines, sur l'autre rive de la passe, ce qui semble une vieille raffinerie à pétrole, mais que la distance estompe et rend belle.

 

"It is a light blue moonless summer evening, but late, perhaps ten o'clock, with Venus burning hard in daylight, so we are certainly somewhere far north, and standing on this balcony, when from beyond along the coast comes the gathering thunder of a long many-engined freight train, thunder because though we are separated by this wide strip of water from it, the train is rolling eastward and the changing wind veers for the moment from an easterly quarter, and we face east, like Swedenborg's angels, under a sky clear save where far to the north-east over distant mountains whose purple has faded, lies a mass of almost pure white clouds, suddenly, as by light in an alabaster  lamp, illumined from within by gold lightning, yet you can hear no thunder, only the roar of the great train with its engines and its wide shunting echoes as it advances from the hills into the mountains:  and then all at once a fishingboat with tall gear comes running round the point like a white giraffe, very swift and stately, leaving directly behind it a long silver scalloped rim of wake, not visibly moving inshore, but now stealing ponderously beachward towards us, this scrolled silver rim of wash striking the shore first in the distance, then spreading all along the curve of beach, its growing thunder and commotion now joined to the diminishing thunder of the train, and now breaking reboant on our beach, while the floats, for there are timber diving floats, are swayed together, everything jostled and beautifully ruffled and stirred and tormented in this rolling sleeked silver, then little by little calm again, and you see the reflection of the remote white thunderclouds in the water, and now the lightning within the white clouds in deep water, as the fishing-boat itself with a golden scroll of travelling light in its silver wake beside it reflected from the cabin vanishes round the headland, silence, and then again, within the white white distant alabaster thunderclouds beyond the mountains, the thunderless gold lightning in the blue evening, unearthly...

And as we stand looking all at once comes the wash of another unseen ship, like a great wheel, the vast spokes of the wheel whirling across the bay - ..

 

C'est une soirée d'été sans lune d'un bleu léger mais il est tard, dix heures peut-être, et Vénus resplendit en pleine lumière du jour, nous sommes donc à coup sûr loin au nord, debout sur ce balcon, quand, de là-bas, s'en vient et s'enfle au long de la côte le tonnerre d'un long train de marchandises à plusieurs locomotives...

(...)

Puis tout à coup accourt une barque de pêche haut gréée qui double vivement le cap telle une girafe blanche, très rapide et noble, laissant droit derrière elle une longue crête de sillage aux volutes d'argent, à vue d'œil ne s'approchant point de la côte, mais voici que sa masse glisse vers la rive et nous, la crête à festons d'argent du remous frappant d'abord la côte au loin puis se déployant au long de toute la courbe de la plage, et son tumulte et son tonnerre qui montent rejoignant à présent le tonnerre décroissant du train, enfin se brisant en rebonds sur notre rive, tandis que les radeaux, car il y a des radeaux de bois de flottage, ensemble se balancent, que tout s'entrechoque et en toute splendeur, se brasse et se tourmente et se froisse dans cette lisse houle d'argent, puis peu à peu se calme à nouveau, et l'on voit le reflet des lointains et blancs nuages d'orage dans l'eau, et à présent l'éclair au sein des nuages blancs dans les hauts-fonds, tandis que le bateau de pêche lui-même, au flanc duquel file dans le sillage d'argent la volute dorée qu'y mire la lumière d'une cabine, s'évanouit au tournant du cap, silence, puis de nouveau, au fond des blancs, blancs nuages d'albâtre de l'orage loin au-delà des monts, c'est l'éclair d'or sans tonnerre dans la soirée bleue, d'outre-monde...

(...)

Les personnages : Geoffrey Finnin, consul déchu qui traîne dans la petite ville mexicaine de Quauhnahuac son alcoolisme et son savoir désespéré; Yvonne, sa femme, qui l'a quitté autrefois et qui revient, qui l'aime et qu'il aime, mais qui demeurera séparée de lui comme lui d'elle, parce qu'ils ont, un jour mais à jamais, détruit l'Éden de leur amour et consenti à cette destruction; Hugh, le demi-frère du consul et son contraire, car il possède la santé, la force, la générosité et l'amour que Geoffrey a détruits en lui-même; Laruelle, enfin, producteur de films, esthète élégant et galant, ami du consul. 

Pour lier ces êtres, le spectacle et la démarche du consul, le spectacle de son dérèglement de tous les sens, qui se rattache aussi bien à la quête mystique du voyant qu'à la déchéance aboulique de l'ivrogne. Autodestruction et brûlure de la connaissance, délire aussi de l`alcoolique incapable de coordonner ses visions et sa culture, incapable d'échapper à l'effroyable tyrannie de son moi et de son vice - et cependant délire mû par la soif terrible de dépasser l'ivresse (la soif de la soif), de dépasser le tournoiement du temps et du monde pour se fixer dans l'immobilité de l'être ou la transparence du Nous, pour accéder à l'absolu qui, statique, se tient hors de l'espace et du temps. 

Yvonne et Hugh veulent tous deux sauver Geoffrey de sa descente vers la dissolution, et ils le suivent d'heure en heure, de bar en bar, tandis que le Consul tourne dans les cercles de son propre enfer, son existence réduite à rien d'autre que "son rejet de la vie" (his rejection of life). Perpétuellement au bord de l'abîme, le fuyant et le recherchant, le consul finira, avant que le Jour des Morts ne se termine, abattu comme un chien, par erreur, dans cet autre enfer qui borne la ville, la barranca, le ravin aux ordures. Mais pour dernière vision, il aura celle d'un vagabond se penchant sur lui et murmurant , "compañero", et puis ce sera l'écroulement des images, la chute, la mort...

La dernière phrase du roman résonne comme un verdict : "Quelqu'un a jeté un chien mort après lui dans le ravin" (Somebody threw a dead dog after him down the ravine).

 

Un tel livre ne se résume pas, a-t-on parfaitement écrit à son sujet. "Tout est d'abord dans son extraordinaire puissance de suggestion, qui vous oblige à une participation allant au-delà des phrases, l'impuissance à le résumer, comme à le critiquer vient de cette force brutale, et qui ne joue pas sur les cordes éprouvées du sentiment ou de l'imagination, de la sympathie ou de la "reconnaissance", mais sur tout le conscient et l'inconscient du lecteur avec une violence maîtrisée. Le délire alcoolico-mystique du consul exprime un monstrueux égocentrisme et une fuite devant la vie sous le prétexte du savoir : à ce titre, il symbolise les divers modes de séparation dont souffre l'être humain d'aujourd'hui aussi bien vis-à-vis du monde que de l'Autre...."


John Huston réalisa en 1984 une adaptation du roman, "Under the Volcano", avec Albert Finney, Jacqueline Bisset et Anthony Andrews. Relatant les dernières vingt-quatre heures d’un ancien consul britannique au Mexique, désormais retiré dans la petite ville de Cuernavaca, sur les pentes du volcan Popocatepetel, on a pu considérer "Au-dessous du volcan" comme le premier volet d’une trilogie de John Huston dédiée à la réflexion sur la mort. Suivront "L’honneur des Prizzi" (1985) et "Gens de Dublin" (1987) ...


"Ultramarine" (1933) 

Si le titre peut prêter à confusion, l'intrigue peut se résumer en quelques mots : Dana Hilliot, jeune bourgeois de famille aisée, s'engage pour un an comme matelot à bord de l' "Edipus Tyrannus", laissant à terre une fiancée à laquelle il a fait promesse de ne pas succomber à la tentation, et cela pour des raisons qu`il ne peut définir lui-même. Le nœud du roman tient semble-t-il en ce leitmotiv, "Le bateau t'adoptera si tu le mérites". Et c'est la suite des difficultés d'intégration de Dana à la vie de marin qui constitue l`armature du roman. D`emblée, ses maladresses, sa façon d`être et la bonne volonté même dont il fait preuve pour s'adapter le font considérer comme un étranger par l`équipage, et son ingénuité n'arrange rien. Une lutte à outrance l'oppose alors à Andy, le maître coq. mais aussi le "maître à penser" de l'équipage. Sur un autre plan, un conflit intérieur agitera Dana : le serment qu`il a fait à Janet, sa fiancée : a-t-il encore quelque valeur ?

L'auteur n`entend donc pas nous raconter une histoire. La mer, le bateau sont les symboles que Lowry a choisis pour exprimer au mieux le tourment de l'homme en proie au conflit de l'Ordre et du Chaos : la mer, chaos d`où tout est sorti, si apaisante ou si désespérante; et le bateau, microcosme qui recèle en ses flancs les machines, figures supérieures de l`ordre suprême, promesse d`intégration mais aussi fatalité de l'errance. Malgré les sarcasmes, les brimades, Dana Hilliot s`impose et sera choisi pour remplacer un chauffeur malade. Andy, vaincu,  l`adopte. D`autre part, pour savoir si Janet est bien "l'étoile fixe au-dessus du navire errant", il décide de se mettre à l`épreuve, et c`est la bordée de Tsiang-Tsiang qui tiendra lieu de traitement de choc. Face à ces questions, Dana réagit d`une manière assez passive. Il a plusieurs fois l`occasion de faire un coup d'éclat pour briller aux yeux de l'équipage,  mais il n`agira pas. De sa sortie à Tsiang-Tsiang dépendra l'irrévocabilité ou la précarité du serment qui le lie à Janet. Il se comporte en toutes circonstances comme s'il était dépourvu d`autodétermination. Ses actes le prennent à revers, lui échappent. Tout semble lui survenir comme dans un rêve. dont il s`éveillera métamorphosé. adulte enfin. La technique de contrepoint utilisée par Lowry renforce cette "subjectivité irréelle" qui enveloppe le lecteur. Insolite.


"Hear Us O Lord from Heaven thy Dwellíng Place" (Ecoute notre voix Ô Seigneur)

Cycle de sept nouvelles de Malcolm Lowry publié intégralement en volume par sa veuve Margerie Bonnet Lowry en 1961, des nouvelles d'inégales longueurs dans lesquelles l'écrivain semble bien atteindre ici dans l'écriture une certaine perfection. "Le Sentier de la source" (The Forest Path to the Spring) clôt le cycle du "Voyage qui ne finit jamais", inspiré de "La Divine Comédie" de Dante, et ce par un éclat de rire : "En riant, nous nous sommes penchés vers le ruisseau et nous avons bu". 

L'écriture et la vocation artistique, tels sont les thèmes principaux, et le voyage en mer, la Colombie britannique et l'Italie, pour décor. Le "Brave petit bateau" (The Bravest Boat) voyage dans le temps et les âges de la vie ; message dans la bouteille jetée à la mer par un enfant, message pour une union future au gré des vents et des tempêtes, il trouve son destinataire. "La Traversée du Panama" (Through the Panama) tient du journal maritime mais intègre les réflexions de Lowry sur les rapports de l'auteur avec ses personnages, sur la fiction et la vie : sous-titré "Extrait du joumal de Sigbjörn Wilderness", l'écrivain héros de "Sombre comme la tombe où repose mon ami", se présente comme une juxtaposition de fragments ou de morceaux, de citations - la "Ballade du vieux marin", de Coleridge -, de pseudo-citations (l'histoire romancée de la percée du canal de Panama), d'autocitations qui contribuent par une mise en pages simultanée et une typographie différenciée à une spatialisation éclatée de la lecture. 

"Le Métier, cet étrange réconfort" (Strange Confort Afforded by the Profession) met encore en scène Sigbjörn Wilderness, à Rome, visitant la maison où mourut Keats. Les carnets, réversibles, commencés aux deux bouts, aux citations énigmatiques qui finissent par s'entrelacer, engagent une interrogation dérisoire sur le travail qu'effectue l'écrivain sur son autobiographie. "Eléphant et Colisée" (Elephant and Colosseum), biographie grotesque du romancier mannois Kennish Drumgold Cosnahan, en visite chez son éditeur romain, laisse entrevoir une poétique de la vignette réaliste chez Lowry. "Pompéi, aujourd'hui" (Present Estate of Pompeii) propose une forme d'écologie mentale du voyage, dans l'espace et dans le temps, un hymne à l'esprit de construction, destiné aux marginaux d'une civilisation industrielle. "Gin et verges d'or" (Gin and Goldenrod), simple anecdote dipsomane, installe la machine à écrire dans le jardin menacé de la Colombie britannique. 

Enfin, "Le Sentier de la source" célèbre la création naturelle et artistique, les cycles des saisons et des pluies comme les architectures de la composition musicale ou poétique. Lowry envisage ainsi une esthétique du bonheur, de la sagesse et de la transparence aux antipodes de l'apothéose de la confusion à la malédiction de "Au-dessous du volcan". Tout semble maintenant simple joie de la connaissance, lumière de la révélation et de la conscience : chemin unique et non plus tortueux, chemin de l'aller pensif et du retour léger, vers le rire et la bénédiction de l'eau pure. (Trad. Julliard, 1962). 


Paul Bowles (1910–1999) 

L’expatriation, c’est-à-dire le sentiment d’être et d’être "à l’extérieur",  et ainsi "exposé", est un thème central dans la vie et l’œuvre de Paul Bowles. Comme V. S. Naipaul, Paul Bowles est l’un de ces écrivains qui comprennent étrangement ce que c’est que de ne jamais se sentir « chez soi » : avec lui, les nombreux refuges traditionnels – sociaux, familiaux, religieux – semblent avoir perdu toute capacité de protection. Paul Bowles est né le 30 décembre 1910 à New York. Après des études à l’université de Virginie, il étudie la musique avec Aaron Copland puis, à Paris, avec Virgil Thomson. Entre 1929 et 1945, compositeur, il épousa Jane Bowles, écrivain, et à la fin des années trente et quarante, étaient tous deux des personnages en vue du monde des arts outre-Atlantique, bien qu’inconnus du grand public. Ils vécurent à puis à New York où ils partageaient une maison avec W.H. Auden et Benjamin Britten. C’est Gertrude Stein, qu’ils rencontrent au début des années 30, qui pousse Paul Bowles à écrire et à s’installer à Tanger, au Maroc, avec sa femme.

Pour l’universitaire américain, nous explique Gore Vidal, Bowles est de ceux qui a écrit comme si Moby Dick n’avait jamais vu le jour, et chose plus bizarre encore, c’est un compositeur qui a réussi à subvenir à ses besoins pendant de très nombreuses années en écrivant la musique de pièces de Broadway telles que "La Ménagerie de verre". C'est à Tanger qu'il commencé à écrire des nouvelles puis y écrit écrit son premier roman, "The Sheltering Sky"(1949), un récit sur la mort, le viol et l’obsession sexuelle devenu best-seller.

Ses derniers romans comprennent "Let It Come Down" (1952), "The Spiderman’s House" (1955) et "Up Above the World" (1966). Ses recueils subséquents de nouvelles, dont "Midnight Mass" (1981) et "Call at Corazón" (1988), dépeignent également la dépravation humaine dans des décors exotiques. "Without Stopping" (1972) et "Two Years Beside the Strait : Tangier Journal 1987–1989"sont autobiographiques....

 

The Sheltering Sky - Book I - Tea in the Sahara - Chapter I - 

"HE AWOKE, opened his eyes. The room meant very little to him; he was too deeply immersed in the non-being from which he had just come. If he had not the energy to ascertain his position in time and space, he also lacked the desire. He was somewhere, he had come back through vast regions from nowhere; there was the certitude of an infinite sadness at the core of his consciousness, but the sadness was reassuring, because it alone was familiar. He needed no further consolation. In utter comfort, utter relaxation he lay absolutely still for a while, and then sank back into one of the light momentary sleeps that occur after a long, profound one. Suddenly he opened his eyes again and looked at the watch on his wrist. It was purely a reflex action, for when he saw the time he was only confused. He sat up, gazed around the tawdry room, put his hand to his forehead, and sighing deeply, fell back onto the bed. But now he was awake; in another few seconds he knew where he was, he knew that the time was late afternoon, and that he had been sleeping since lunch. In the next room he could hear his wife stepping about in her mules on the smooth tile floor, and this sound now comforted him, since he had reached another level of consciousness where the mere certitude of being alive was not sufficient. But how difficult it was to accept the high, narrow room with its beamed ceiling, the huge apathetic designs stenciled in indifferent colors around the walls, the closed window of red and orange glass. He yawned: there was no air in the room.

Later he would climb down from the high bed and fling the window open, and at that moment he would remember his dream. For although he could not recall a detail of it, he knew he had dreamed. On the other side of the window there would be air, the roofs, the town, the sea. The evening wind would cool his face as he stood looking, and at that moment the dream would be there. Now he only could lie as he was, breathing slowly, almost ready to fall asleep again, paralyzed in the airless room, not waiting for twilight but staying as he was until it should come..."

 

Il se réveille, ouvre les yeux. La chambre ne lui dit pas grand-chose, il est trop profondément immergé dans le non-être dont il vient de sortir. S'il n'a pas l'énergie de se situer dans le temps et l'espace, il n'en a pas non plus le désir. Il était quelque part, il était revenu de nulle part à travers de vastes régions ; il y avait la certitude d'une tristesse infinie au cœur de sa conscience, mais cette tristesse était rassurante, parce qu'elle seule était familière. Il n'avait pas besoin d'autre consolation. Dans un confort et une détente absolus, il resta un moment immobile, puis sombra dans l'un de ces légers sommeils momentanés qui surviennent après un long et profond sommeil. Soudain, il rouvrit les yeux et regarda la montre à son poignet. Ce n'était qu'un réflexe, car lorsqu'il vit l'heure, il ne fit que se troubler. Il se redressa, jeta un coup d'œil sur la chambre miteuse, porta la main à son front et, poussant un profond soupir, retomba sur le lit. Mais maintenant, il était réveillé ; en quelques secondes, il savait où il était, il savait qu'il était tard dans l'après-midi et qu'il avait dormi depuis le déjeuner. Dans la pièce voisine, il entendait sa femme marcher avec ses mules sur le carrelage lisse, et ce bruit le réconfortait maintenant, car il avait atteint un autre niveau de conscience où la simple certitude d'être en vie ne suffisait pas. Mais maintenant, il était réveillé ; en quelques secondes, il savait où il se trouvait, il savait qu'il était en fin d'après-midi et qu'il avait dormi depuis le déjeuner. Dans la pièce voisine, il entendait sa femme marcher avec ses mules sur le carrelage lisse, et ce bruit le réconfortait maintenant, car il avait atteint un autre niveau de conscience où la simple certitude d'être en vie ne suffisait pas. Mais comme il était difficile d'accepter la pièce haute et étroite avec son plafond à poutres apparentes, les immenses dessins apathiques peints au pochoir dans des couleurs indifférentes le long des murs, la fenêtre fermée en verre rouge et orange. Il bâilla : il n'y avait pas d'air dans la pièce.

Plus tard, il descendait du lit haut et ouvrait la fenêtre, et à ce moment-là, il se souvenait de son rêve. Car même s'il ne se souvenait pas d'un détail, il savait qu'il avait rêvé. De l'autre côté de la fenêtre, il y aurait l'air, les toits, la ville, la mer. Le vent du soir lui rafraîchirait le visage tandis qu'il regarderait, et à ce moment-là, le rêve serait là. Maintenant, il ne pouvait que rester allongé, respirant lentement, presque prêt à s'endormir à nouveau, paralysé dans la pièce sans air, n'attendant pas le crépuscule mais restant tel qu'il était jusqu'à ce qu'il vienne.

(...)

 

"The Sheltering Sky" (1949, Un Thé au Sahara)

 Ce premier roman de Paul Bowles, souvent considérée comme son œuvre la plus frappante, retrace, à partir d'Oran. en Algérie, la descente vers le Sahara de trois jeunes Américains, Port et Kit Moresby, accompagnés de leur ami Tunner. C'est véritablement d'une descente aux enfers qu'il s`agit ...

Sans être riches, ces trois oisifs sont des voyageurs "professionnels" tels que les conçoit Paul Bowles : des êtres qui partent sans savoir là quelle date ils reviendront, des individus désenchantés de l'Occident, qui sillonnent le globe à la recherche de terres vierges à explorer. Très vite, les péripéties du voyage révéleront les failles du couple Moresby. Dès le début du livre. Port se laisse séduire par une prostituée, et Kit a une brève aventure avec Tunner. Les trains, les cars et les camions se succèdent, qui les conduisent toujours plus loin de la "civilisation", vers le désert et des conditions de vie de plus en plus précaires, parmi les Arabes et de rares soldats français. Port tombe malade et meurt bientôt dans une chambre misérables. Pour Kit, jeune femme névrosée qui voit des présages dans l'événement le plus insignifiant de la vie quotidienne, la mort de Port entraîne une sorte d`effondrement spirituel : après une baignade nocturne, qui est l`une des plus belles scènes du livre, Kit ne retrouve plus sa montre; abandonnant Tunner et le corps de son mari, elle se joindra bientôt, comme machinalement, à une caravane de chameaux traversant le Sahara vers le Soudan. 

Fascinée par les paysages inhumains du désert et par ces hommes qu'elle ne comprend pas, elle tombe éperdument amoureuse de Belqassim, un Arabe de la caravane qui l`enferme dans son village, lui rend visite de temps à autre et en fait son esclave. A moitié folle. Kit réussira à s'échapper, à contacter des Français et à se faire rapatrier à Oran, où elle se perdra de nouveau, et sans doute définitivement ..

 

Chapter II - ON THE TERRACE of the Café d’Eckmühl-Noiseux a few Arabs sat drinking mineral water; only their fezzes of varying shades of red distinguished them from the rest of the population of the port. Their European clothes were worn and gray; it would have been hard to tell what the cut of any garment had been originally. The nearly naked shoe-shine boys squatted on their boxes looking down at the pavement, without the energy to wave away the flies that crawled over their faces. Inside the café the air was cooler but without movement, and it smelled of stale wine and urine. At the table in the darkest corner sat three Americans: two young men and a girl. They conversed quietly, and in the manner of people who have all the time in the world for everything. One of the men, the thin one with a slightly wry, distraught face, was folding up some large multicolored maps he had spread out on the table a moment ago. His wife watched the meticulous movements he made with amusement and exasperation; maps bored her, and he was always consulting them. 

 

Chapitre II - SUR LA TERRASSE du Café d'Eckmühl-Noiseux, quelques Arabes étaient assis et buvaient de l'eau minérale ; seuls leurs fezzes de différentes nuances de rouge les distinguaient du reste de la population du port. Leurs vêtements européens étaient usés et gris ; il aurait été difficile de dire quelle était la coupe d'origine d'un vêtement. Les cireurs de chaussures, presque nus, étaient accroupis sur leurs boîtes et regardaient le trottoir, sans avoir la force d'éloigner les mouches qui rampaient sur leurs visages. À l'intérieur du café, l'air était plus frais mais sans mouvement, et il sentait le vin éventé et l'urine. À la table du coin le plus sombre sont assis trois Américains : deux jeunes hommes et une jeune fille. Ils discutaient tranquillement, à la manière des gens qui ont tout leur temps pour tout. L'un des hommes, le mince au visage légèrement ironique et désemparé, est en train de replier de grandes cartes multicolores qu'il a étalées sur la table il y a quelques instants. Sa femme observe avec amusement et exaspération les mouvements méticuleux qu'il effectue ; les cartes l'ennuient et il les consulte sans cesse. 

 

Even during the short periods when their lives were stationary, which had been few enough since their marriage twelve years ago, he had only to see a map to begin studying it passionately, and then, often as not, he would begin to plan some new, impossible trip which sometimes eventually became a reality. He did notthink of himself as a tourist; he was a traveler. The difference is partly one of time, he would explain. Whereas the tourist generally hurries back home at the end of a few weeks or months, the traveler, belonging no more to one place than to the next, moves slowly, over periods of years, from one part of the earth to another. Indeed, he would have found it difficult to tell, among the many places he had lived, precisely where it was he had felt most at home. Before the war it had been Europe and the Near East, during the war the West Indies and South America. And she had accompanied him without reiterating her complaints too often or too bitterly.

 

Même pendant les courtes périodes où leur vie était immobile, ce qui était assez rare depuis leur mariage il y a douze ans, il lui suffisait de voir une carte pour commencer à l'étudier avec passion, et alors, souvent, il commençait à planifier un nouveau voyage, impossible, qui finissait parfois par devenir réalité. Il ne se considérait pas comme un touriste, mais comme un voyageur. La différence réside en partie dans le temps, expliquait-il. Alors que le touriste se hâte généralement de rentrer chez lui au bout de quelques semaines ou de quelques mois, le voyageur, qui n'appartient pas plus à un endroit qu'à un autre, se déplace lentement, sur des périodes de plusieurs années, d'une partie de la terre à l'autre. En fait, il aurait eu du mal à dire, parmi les nombreux endroits où il avait vécu, où il s'était senti le plus à l'aise. Avant la guerre, c'était l'Europe et le Proche-Orient, pendant la guerre, les Antilles et l'Amérique du Sud. Et elle l'avait accompagné sans réitérer ses plaintes trop souvent ou trop amèrement.

(...)

Paul Bowles développe ici tous les thèmes qu'il reprendra ensuite dans son œuvre : une profonde méfiance envers la civilisation occidentale, son matérialisme égoïste, son absence de valeurs; l`exaItation du voyage et de l`exil, la découverte d`un ailleurs "positif" qui "rappelle le Michaux d'Un barbare en Asie", mais ici l'exotisme est semé de pièges : la mort de Port et la folie de Kit en témoignent parfaitement. Le ciel protecteur (The Sheltering Sky) ne nous protège contre rien, et surtout pas contre nous-mêmes : les personnages Bowles courent ici à leur perte sans le savoir. Leur malaise intérieur et leur profonde solitude sont admirablement décrits, ainsi qu'une Afrique sensuelle, secrète et bouillonnante de vie (Trad. Gallimard. 1952). 


"Collected Stories"  (1979, L'Echo et autres nouvelles)

L'écrivain américain Paul Bowles doit sa réputation à ses nouvelles : en 1952, l'écrivain américain Gore Vidal déclarait que "Carson McCullers, Paul Bowles et Tennessee Williams sont actuellement les trois meilleurs écrivains des Etats-Unis". Ce sont ses nouvelles qui le firent connaître avant même la publication de "The Sheltering Sky", son roman le plus célèbre. 

Situées d'ordinaire dans un contexte dit "exotique", - le Maroc, l'Amérique du Sud ou l'Asie -, elles mettent très souvent en scène des voyageurs occidentaux confrontés à une culture étrangère. Ainsi, dans la nouvelle qui donne son titre au présent recueil, "L'Echo", une jeune Américaine s`aventure dans la jungle et rencontre un indigène, sans doute fou, qui lui crache de l'eau au visage. Cette confrontation est emblématique des rapports entre Occidentaux et autochtones, tels que les décrit Bowles : l'ambiguïté, le malentendu, l'exclusion, voire la duplicité les minent. Dans la nouvelle intitulée "Tapiama", c'est un photographe qui, par une nuit torride d'Amérique du Sud, se rend en barque dans un bouge à la clientèle difforme, où il absorbera plusieurs "cubiambas", boisson locale qui engendre rêves et hallucinations. Paul Bowles introduit souvent des rêves dans ses nouvelles, non seulement parce qu'il a d'abord pratiqué l' "écriture automatique" chère aux surréalistes, mais aussi parce que le rêve nous révèle notre propre étrangeté, la fragilité de nos idées et de nos comportements. La précarité de notre civilisation est aussi soulignée par des nouvelles "fantastiques" ayant pour thème la magie : "Tu n'es pas moi", où une femme aliénée mentale échange son âme avec sa sœur; "La Vallée circulaire", où un esprit malin occupe le corps des humains et des animaux; "Le Scorpion", où une femme se transforme en scorpion; "L'Initié", où, sous l'influence d'une drogue (le kif), un Marocain vit dans plusieurs univers parallèles; "Allal", où un Marocain (encore sous ínfluence du kif) devient littéralement un serpent... D'autres nouvelles, comme "Un épisode lointain" ou "Une proie délicate", décrivent les mutilations encourues par des voyageurs imprudents. Chez tous ces personnages, le désir d'exotisme, la fascination de l'autre ont pour contrepartie la peur de la différence, mais aussi la peur de soi-même, l'angoisse de perdre sa propre identité...