Curzio Malaparte (1898-1957), "Tecnica del colpo di Stato" (Technique du coup d'État, 1931), "Donna come me" (1940, Une Femme comme moi), "Kaputt" (1944), "La Pelle" (La Peau, 1949) ..

Last update: 11/11/2016


"La pelle” risposi a voce bassa “la nostra pelle, questa maledetta pelle. Voi non immaginate neppure di che cosa sia capace un uomo, di quali eroismi e di quali infamie sia capace, per salvar la pelle" ( "La peau", répondis-je à voix basse, "notre peau, cette foutue peau. Tu n'imagines même pas de quoi un homme est capable, de quels héroïsmes et de quelles infamies il est capable, pour sauver sa peau.) -  Evoquer Malaparte aujourd’hui semble plus facile qu’il y a quelques décennies,  le temps a établi une distance critique qui semble plus objective. Provoquant, contradictoire, égocentrique,  fasciste impénitent, autobiographique sans limite, Malaparte? Certes, c'est de lui dont il parle, mais dans une Europe qui se fracture de toutes parts. Où s'entremêlent horreurs, dégradations et jeux baroques tant littéraires que politiques. Où l'on peut hésiter à chaque pas, - si l'on accepte de porter un regard différent des récits qui font "autorité", mais de quelle "autorité" s'agit-il?  -, entre tragédie et bouffonnerie grotesque. Où penser rationnellement n'est plus d'évidence. Malaparte, en quête d'existence et d'écriture, tente de produire une nouvelle forme littéraire plus en accord avec ce qu'il vit et ce qu'il voit : une sorte de provocation baroque suscitée par la guerre totale, une transfiguration visuelle constante, une véritable immersion imaginative et sensorielle qui tranche avec les pages écrites par la plupart des grands témoins du conflit mondial, qui, eux, par nécessité, restent tributaire du témoignage aussi objectif que possible. Ici, au fond, on ne se bat pas tant pour la liberté, que tout simplement pour sa peau, ou du moins dans un monde sans prise possible parce que livré à une logique de destruction intérieure que rien ne semble pouvoir arrêter. Très jeune combattant lors de la Première Mondiale, correspondant de guerre durant la Seconde, Malaparte, écrivain italien et toscan, doit sa première notoriété à des écrits qui exaltent le fascisme, on cherche alors, un espoir de renouveau, puis une seconde qui ironise sur Mussolini et la réalité sommaire qu'il incarne. Correspondant de guerre tant sur le front français que russe, il acquiert sa renommée en écrivant un pamphlet cynique et cruel contre la guerre (Kaputt, 1944) et une chronique dramatique sur la détresse physique et morale de l'Italie d'après-guerre (La Peau, 1949) : il s'agit alors non pas de lutter pour ne pas mourir, quelque soit l'absurdité du contexte mis en oeuvre, mais de lutter pour vivre, et s'ouvre alors un abîme d'humiliation. Deux œuvres majeures, de pleine maturité, qui font de lui, quoiqu'on en dise, un très grand écrivain du XXe siècle.


Kaputt, «Les villes interdites », 1947, trad. Denoël.

" ...« Etes-vous allé voir le ghetto, mein lieber Malaparte ? »

J'étais allé, quelques jours plus tôt, dans le ghetto de Varsovie. J'avais franchi le seuil de la « ville interdite » ceinte de cette haute muraille de briques rouges, que les Allemands ont construite pour enfermer dans le ghetto, comme dans une cage, de misérables fauves désarmés.

[...] ,

De temps en temps, il me fallait enjamber un mort ; je marchais au milieu de la foule sans voir où je mettais les pieds et, parfois, je trébuchais contre un cadavre étendu sur le trottoir entre les candélabres rituels. Les morts gisaient, abandonnés dans la neige dans l'attente que le char des « monatti »  passât les emporter: mais la mortalité était élevée, les chars peu nombreux, on n'avait pas le temps de les emporter tous, et les cadavres restaient là des jours et des jours, étendus dans la neige entre les candélabres éteints. Beaucoup gisaient à terre dans les vestibules des maisons, dans les corridors, sur les paliers d'escaliers ou sur des lits dans des chambres bondées d'êtres pâles et silencieux. Ils avaient la barbe souillée de neige et de boue. Certains avaient les yeux ouverts et regardaient la foule passer, nous suivant longtemps de leur regard blanc. Ils étaient raides et durs; on eût dit des statues de bois. Des morts juifs de Chagall. Les barbes semblaient bleues dans les maigres visages rendus livides par le gel et par la mort. D'un bleu si pur qu'il rappelait le bleu de certaines algues marines. D'un bleu si mystérieux qu'il rappelait la mer, ce bleu mystérieux de la mer à certaines heures mystérieuses du jour.

Le silence des rues de la ville interdite, ce silence glacial, parcouru, comme par un frisson, de ce léger grincement de dents m'écrasait à tel point qu'à un certain moment, je commençai à parler tout seul, à haute voix. Tout le monde ,se retourna pour me regarder, avec une expression de profond étonnement et un regard apeuré. Alors je me mis à observer les yeux des gens. Presque tous les visages d'hommes étaient barbus. Les quelques figures glabres que j'apercevais étaient épouvantables tant la faim et le désespoir s'y montraient nus. La face des adolescents était couverte d'un duvet frisé rougeâtre ou noirâtre sur une peau de cire. Le visage des femmes et des enfants -semblait en papier mâché. Et sur toutes ces figures, il y avait déjà l'ombre bleue de la mort. Dans ces visages couleur de papier gris ou d'une blancheur crayeuse, les yeux semblaient d'étranges insectes fouillant au fond des orbites avec des pattes poilues

pour sucer le peu de lumière qui brillait au-dedans. A mon approche, ces répugnants insectes se mettaient à remuer avec inquiétude et, quittant un instant leur proie, surgissaient du fond des orbites comme du fond d'une tanière, et me fixaient apeurés.

[...]

- Vous avez bien été voir le ghetto, mein lieber Malaparte, me demanda Frank avec un sourire ironique.

- Oui, lui répondis-je froidement.

- Très intéressant, nicht wahr ?

- Oh oui! Très intéressant, répondis-je. "


Cumio Malaparte (1898-1957)

Kurt Erich Suckert, né à Prato (Toscane), écrivain italien sous le pseudonyme de Malaparte, naquit d'une mère lombarde, Edda Perelli, d'une famille milanaise influente, et d'Erwin Suckert, originaire de Zittau en Saxe, mais fut, dès sa petite enfance, éloigné de sa famille et confié à de pauvres paysans toscans au foyer desquels restait vivace la tradition populaire de républicanisme garibaldien. Il fit de brillantes études au Collège Cicgnini de Prato, où D'Annunzio avait été également élève : mais le 2 août 1914, il prenait la fuite, passait la frontière et s'engageait dans la légion garibaldienne  (de février à mars 1915) : il avait seize ans. La Légion garibaldienne étant dissoute, il revient en Italie et s'engage à nouveau dès la déclaration de guerre de l'Italie à l'Empire austro-hongrois (1917) : combat sur le front italien dans les régiments alpins, devient officier, avant de revenir en France où il est gazé lors de la bataille du Chemin des Dames, et est décoré de la croix de guerre.

Entré ensuite dans la diplomatie, par concours spécial, il assiste d'abord à la Conférence de la paix, qui se tenait à Versailles, puis fit partie de Légation d'Italie en Pologne. Mais en 1921 il rentrait en Italie, et abandonnait toute carrière administrative.

La crise politique était déjà très aigüe dans la péninsule italienne de l'entre-deux-guerres, la révolte gronde contre l'Italie libérale de Giolitti  et l'ancien combattant volontaire ne tarda pas à être attiré par Mussolini, qu'auréolaient alors sa campagne interventionniste de 1915 et sa conduite valeureuse sur le front tyrolien, un Mussolini alors encore très proche de ses origines socialistes. En septembre 1922, le jeune homme, alors tiraillé entre valeurs du sol, exprimé par le peintre Mino Maccari, et modernité défendue par romancier Massimo Bontempelli dans le sillage du futurisme, son adhésion à la section florentine du parti fasciste. Déjà il avait fait ses débuts littéraires avec un un livre de guerre, "La Révolte des saints maudits" (La Rivolta dei santi maledetti) et si fit appeler Malaparte ("mala parte" ou "mauvais côté"). Malaparte ne prit part pour autant à aucune action de combat fasciste, mais après la marche sur Rome (1922), il fut quelques temps délégué pour l'organisation des "faisceaux" à l'étranger. 

Entretemps, l'Italie devient dans sa quasi-intégralité une nation fasciste. Malaparte ne tarda pas à donner sa démission, plus par un besoin instinctif d'indépendance car il restait alors un des plus brillants intellectuels du mouvement. En 1924, il fonde le périodique romain La Conquista dello stato et, en 1926, il se joint à Massimo Bontempelli pour fonder 900, un trimestriel littéraire influent et cosmopolite dont le comité de rédaction étranger comprend James Joyce et Ilya Ehrenburg; Il devint plus tard coéditeur de Fiera Letteraria, alors rédacteur en chef de La Stampa à Turin. Il publie des essais aux titres virulents, "Les Noces des eunuques" (Le Nozze degli eunichi, 1922), "L'Italie contre l'Europe" (L'Europa vivente, 1923), "L'Italie barbare" (L'Italia barbara, 1925), dans lesquels il développe un nietzschéisme politique fondé essentiellement sur l'antithèse entre la plèbe italienne, qui "ne veut pas souffrir", et le surhomme (Mussolini) qui ne peut contraindre son pays à jouer un grand rôle historique qu'en devenant un tyran. Mais ses incartades à l'égard de la "discipline" du parti fasciste et du "Dulce" lui-même allaient se multiplier. De 1927 à 1930 parurent dans les revues La Chiosa et L'Italiano son premier roman, "Monsieur Caméléon" (Don Camaleo, romanzo d'un camaleonte), particulièrement insolent envers Mussolini, un pamphlet écrit au lendemain des accords de Latran, mais passé quasi inaperçu : on ne se rendit compte de sa réelle portée anti mussolinienne qu'en 1946, lorsqu'il fut édité dans son intégralité. Les autorités avaient interdit la publication en volume, Malaparte préféra s'éloigner de Rome et il prit la direction du grand journal turinois, La Stampa ... 


Converti tôt au fascisme, il devient, aux côtés de Gabriele D’Annunzio, l’écrivain le plus puissant associé au parti. Ses opinions politiques ont été exprimées dans sa propre revue littéraire, Prospettive (1937), et dans de nombreux articles écrits pour des périodiques fascistes. 

Ses premiers romans, "Avventure di un capitano di Sventura" (1927), "Sodoma e Gomorra" (1931) et "Sangue" (1937), montraient également une tendance fasciste. ..

 

L'atmosphère politique devenant difficile, Malaparte, après avoir fait une tournée de voyages en Europe, en Afrique et en Asie, abandonne le parti fasciste en janvier 1931.

Sur l'encouragement de Daniel Halévy, alors directeur de collection aux éditions Grasset, et auteur de "La Fin des notables" (1930), de "Décadence de la liberté" (1931), Malaparte se rend à Paris où il publie deux oeuvres capitales, "Technique du coup d'Etat" (1931), une discussion particulièrement controversée et influente sur la violence et les moyens de révolution, et "Le Bonhomme Lénine" (1932), qui lui valent célébrité ... et sont interdits en Italie et en Allemagne...


"Tecnica del colpo di Stato" (Technique du coup d'État, 1931)

Malaparte, en 1930, est encore à Turin où il dirige le quotidien La Stampa. Durant les derniers mois de cette année-là, il écrit son essai Technique du coup d'État (Tecnica del colpo di Stato) dont la traduction française paraît en 1931 aux éditions Grasset. Le livre ne sortira en italien qu'en 1946. Son importance réside sans doute dans l'anticipation qu'il constitue par rapport aux prises de pouvoir de la droite et de la gauche en Europe, considérées comme deux moments révolutionnaires identiques, car s'appuyant sur une technique plus que sur une stratégie et bénéficiant de l'incapacité des démocraties parlementaires à se prémunir contre ces coups de force qui visent à s'emparer des centres névralgiques de l'État. Malaparte met en parallèle la technique de Trotski avec celle de Mussolini dont le talent révolutionnaire trouve, selon lui, son origine dans l'« expérience marxiste » de ce dernier qu'il compare en tout point à celle du révolutionnaire russe. Ce qui lui vaudra la colère de l'un comme de l'autre, Mussolini n'appréciant pas que l'on fasse allusion à son passé socialiste et Trotski n'aimant pas du tout qu'on le compare au dictateur italien. Cet essai est surtout remarquable pour ses positions à la fois réalistes et visionnaires à l'égard d'Hitler, que Malaparte dépeint comme un « autrichien gras et orgueilleux... un homme faible qui se réfugie dans la brutalité pour cacher son manque d'énergie » et dont l'action, dit-il, entraînera l'Allemagne à sa perte. 

On notera non sans curiosité les réflexions qui précède l'épilogue : "Dans la vie de tout dictateur, il y a des moments qui révèlent les profondeurs troubles, malsaines et sexuelles de son pouvoir ; ce sont les crises qui révèlent le côté tout à fait féminin de son caractère. Dans les relations entre un chef et ses partisans, ces crises prennent le plus souvent la forme de révoltes. Lorsqu'il est menacé de domination par ceux qu'il a jadis humiliés et asservis, le dictateur se défend avec une énergie flamboyante contre la rébellion de ses partisans : c'est la femme en lui qui se défend. Cromwell, Lénine et Mussolini ont connu ces moments. Cromwell n'a pas hésité à utiliser le feu et l'épée pour écraser la révolte des "niveleurs", qui défendaient une sorte de communisme du XVIIe siècle en Angleterre. Lénine n'a eu aucune pitié pour les marins mutinés de Cronstadt, Mussolini a été dur avec les Chemises noires florentines dont la révolte a duré un an, jusqu'à la veille du coup d'État.

Il est surprenant qu'Hitler n'ait pas encore eu à faire face à une sédition généralisée parmi ses troupes de choc. Les mutineries partielles qui ont éclaté dans toute l'Allemagne dans les rangs des escadrons de combat d'Hitler ne sont peut-être que les premiers symptômes d'un affrontement inévitable. L'opportunisme au cours d'une révolution est un crime qui entraîne son propre châtiment. Malheureux le dictateur qui, à la tête d'une armée révolutionnaire, recule devant la responsabilité d'un coup d'Etat. Il peut, grâce à des ruses et à des compromis, s'emparer du pouvoir par des moyens légaux, mais les dictatures qui naissent d'un compromis ne sont que des semi-dictatures. Elles ne durent pas. C'est la violence révolutionnaire qui légitime une dictature : le coup d'Etat lui-même en est le fondement le plus solide. C'est peut-être le projet d'Hitler que d'arriver au pouvoir par un compromis parlementaire. Tout ce qu'il peut faire, s'il veut éviter une révolte de ses combattants, c'est de détourner leur attention de la prise de l'Etat et de fixer leur ardeur révolutionnaire non sur la politique intérieure, mais sur les affaires étrangères. Le problème des frontières orientales n'est-il pas, depuis quelque temps, le thème principal de l'éloquence hitlérienne ? Il est significatif que l'avenir de l'Allemagne puisse dépendre d'un compromis parlementaire plutôt que d'un coup d'Etat. Un dictateur qui n'oserait pas prendre le pouvoir par une action révolutionnaire ne pourrait jamais intimider l'Europe occidentale, qui est prête à défendre sa liberté quel qu'en soit le prix."

 

(Préface) "Dans presque tous les pays, il existe d'une part des partis qui défendent l'État parlementaire et appliquent la méthode libérale et démocratique pour préserver l'équilibre interne des pouvoirs. Parmi eux, on trouve tous les types de conservateurs, des libéraux de droite aux socialistes de gauche. D'autre part, il y a les partis dont la vision de l'État est révolutionnaire, les partis d'extrême gauche et d'extrême droite, les fascistes et les communistes, les Catilines modernes. 

Les Catilines de droite se préoccupent du maintien de l'ordre. Ils accusent les gouvernements de faiblesse, d'incapacité et d'irresponsabilité. Ils proclament la nécessité d'un État fortement organisé, avec un contrôle sévère de la vie politique, sociale et économique. Ils sont les adorateurs de l'État, les partisans d'un État absolu. Ils voient la seule garantie de l'ordre et de la liberté contre le péril communiste dans un État qui prendrait le contrôle au centre et serait autoritaire, anti-libéral et anti-démocratique. La doctrine de Mussolini est la suivante : "Tout dans l'État, rien en dehors de l'État, rien contre l'État". 

Les Catilines de la gauche cherchent à s'emparer de l'État pour instaurer la dictature des ouvriers et des paysans. "Là où il y a la liberté, il n'y a pas d'État", telle est la doctrine de Lénine.

Les exemples de Mussolini et de Lénine sont d'une grande importance dans le développement de la lutte entre les Catilines de droite et de gauche et les défenseurs de l'État libéral et démocratique. Bien sûr, les tactiques fascistes sont une chose et les tactiques communistes en sont une autre. Mais jusqu'à présent, ni les Catilines ni les défenseurs de l'Etat ne semblent avoir reconnu ces tactiques, ni les avoir définies de manière à mettre en évidence leurs différences ou leurs similitudes, s'il y en a. La tactique de Bela Kun n'a rien à voir avec celle des bolcheviks. Les tentatives de Kapp, Primo de Rivera et Pilsudski semblent avoir été planifiées selon des règles tout à fait différentes de celles de la tactique fasciste. C'est peut-être Bela Kun qui a utilisé les tactiques les plus modernes et qui, plus expert que les trois autres dans son travail, était le plus dangereux. Mais lui aussi, en voulant s'emparer de l'Etat, a prouvé son ignorance non seulement des tactiques modernes d'insurrection, mais aussi d'une méthode moderne pour s'emparer de l'Etat.

Bela Kun croyait imiter Trotsky. Il ne s'aperçoit pas qu'il n'est pas allé plus loin que les règles édictées par Karl Marx à la suite de la Commune de Paris. Kapp envisage d'achever le Parlement de Weimar sur le modèle du XVIIIe Brumaire. Primo de Rivera et Pilsudski pensaient que pour vaincre l'État moderne, il suffisait de déposer le gouvernement constitutionnel par la violence. Ni les gouvernements ni les Catilines - cela est clair - n'ont jamais étudié sérieusement s'il existe une science moderne du coup d'État ou quelles en sont les règles générales. Pendant que les Catilines poursuivent leur tactique révolutionnaire, les Gouvernements continuent à leur opposer des mesures policières défensives, montrant ainsi leur ignorance absolue des principes élémentaires de la conquête et de la défense de l'Etat moderne. Cette ignorance est dangereuse, comme je me propose de le montrer en rappelant des événements dont j'ai été le témoin, auxquels j'ai d'ailleurs pris une certaine part, les événements de la saison révolutionnaire qui a commencé en février 1917 en Russie et qui ne semble pas encore terminée en Europe..."


Malaparte s'installe à Londres, y commence une carrière de correspondant politique, lorsque Mussolini, en 1933, lui donne l'ordre de regagner l'Italie. Il s'incline, par bravade, semble-t-il, et est aussitôt arrêté à sa descente du train, "pour manifestation anti-fascistes à l'étranger". Après un emprisonnement de quelques mois, l'écrivain est condamné à cinq années de résidence forcée dans l'île de Lipari, pour avoir tourné en dérision le très puissant ministre Italo Balbo dans un essai biographique de 1931, "Vita di Pizzo-di-Ferro, detto Italo Balbo. C'est là qu'il écrit ses romans "Fugue in prigione" (Evasions en prison, 1936) et "Sangue" (Sang, 1937)....

 

Dans ses nouvelles, deux recueils, "Sodoma e Gomorra" (1931) et "Sangue" (1936), Malaparte écrit combien l'horreur du sang procède "d'une expérience qui n'appartient pas qu'à moi, mais à toute ma génération", histoires de ses premières intuitions, histoire d'une conscience, d'un certain goût morbide des images âpres : on voit ainsi comment un être humain peut à tout moment et à travers les expériences les plus douloureuses "parvenir à une suprême et libre conscience de soi-même, de son peuple et de son temps" (trad. éditions du Rocher, 1982).

 

Sa peine terminée, il regagne Rome, mais reste sous surveillance et fut même arrêté à nouveau lors de la visite de Hitler à Rome en 1938. En 1939, Malaparte fonde la revue d'opposition "Prospettive" qui publie des textes d'antifascistes notoires comme Moravia (Malaparte et Alberto Moravia, une amitié très conflictuelle, cf "I due amici. Frammenti di una storia fra guerra e dopoguerra", posthum. 2007) et  introduit des auteurs surréalistes étrangers en Italie, se référant à des traductions de Breton, Éluard, Aragon, Joyce et Garcia Lorca. 

Mussolini semble toutefois avoir gardé une certaine bienveillance pour son ancien disciple puisqu'en juin 1940, dès l'entrée en guerre de l'Italie, aux côtés de l'Allemagne nazie, Malaparte, qui venait d'écrire sa nouvelle "Donna come me" (Une femme comme moi, 1940) reçut le titre de correspondant de guerre et rattaché à un régiment de troupes alpines. 


"Donna come me" (Une femme comme moi, 1940) 

Suite de préludes. motifs et études. de quelques pages chacun, des morceaux, où le rythme et le sentiment sont mystérieusement et puissamment conjugués et qui témoignent d`une maîtrise étonnante : "A l`orée d`un crime", "La Mer blessée", "Une ville comme moi", "Un jour comme moi", et surtout "L`Arbre vivant", véritable poème en prose....

 « Assis sur la rive,  là où finit l'ombre de cet arbre noir, chercher dans les rougeurs du couchant la première étoile sur la mer. Et écouter le vent du soir. qui réveille une à une les feuilles : elles murmurent toutes ensemble. doucement, le  murmure s'éloigne peu à peu. C'est l`heure de notre mort quotidienne, l`instant où chaque homme aperçoit son destin comme une loi étrangère à sa vie, un élément séparé de lui, sans aucun pouvoir sur sa conscience ni sur son sort. Chaque jour. à cette heure, nous commençons à mourir. Cette mort du temps et de la nature, ce coucher universel, n'advient pas en dehors de nous, mais au plus profond de notre esprit. La lumière s`éteint lentement. Comme si le monde perdait conscience de soi-même. Et l`homme oublie les heureuses tristesses, les mauvaises fortunes, le jeu cruel des jours et des saisons..."

 


Malaparte n'abdique pour autant sa liberté d'esprit et se met à écrire son roman "Il Sole e'cieco" (Le soleil est aveugle, 1941), condamnation  morale de l'agression contre une France déjà au bord de la défaite. Le livre sera saisi, Malaparte reversé dans le service armé et fit campagne de Grèce à bord d'un bombardier...


"Il Sole è cieco" (Le soleil est aveugle, publié en 1947)

En juin 1940, Mussolini ayant déclaré la guerre à la France, Malaparte part en qualité de correspondant de guerre avec un régiment de troupes alpines. Les hommes mobilisés doivent revêtir l`uniforme, alors que la plupart de ces frontaliers, ayant travaillé en France, y ont laissé des amis. L'ordre de marche est immédiat, et les hommes gravissent dans une éblouissante solitude les pentes enneigées, les glaciers, puis le névé sous le col de la Seigne, qu`érafle le sifflement des projectiles de 155. Vers la fin du jour, les troupes italiennes arrivent à portée de tir des forteresses françaises, qui leur opposent une volée d`obus, soulevant d'immenses nuées éclatantes. Aussitôt, la nuée tombée, la neige se noircit d`une multitude de petites bêtes qui s`enfuient : ce sont les marmottes tirées de leur sommeil. Alors, un immense éclat de rire s`élève des rangs de l'armée italienne. Les marmottes en fuite font tout oublier. Le capitaine italien aperçoit à l'entrée d'un village un banc vert : "Un objet ironique, dans ce paysage triste et solennel. Une bête aux aguets. Un sphinx peint en vert. à pattes de chien. Un piège, une  embûche tendue à sa fatigue. Un spectre en forme de banc". Qu'i doit refuser. La nuit tombe, les hommes reçoivent l'ordre de prendre leurs positions, et Malaparte se trouve bientôt en compagnie des officiers pour le repas du soir. Tous sont anxieux. Le capitaine qui avait marqué plus que les autres une extrême nervosité veut rejoindre les avant-postes de ses hommes perdus dans la neige et dans la nuit. Ses camarades veulent le retenir, lui montrant les dangers d`une marche solitaire. ll part cependant. ll ne reviendra jamais. La supposition d'un suicide est dans les pensées. Le lendemain matin. une dépêche : la guerre est finie. Elle aura duré quarante-huit heures. 

Pour traduire toute l'absurdité de cette guerre et  pour éviter la censure, Malaparte a utilisé divers procédés, répétitions, surcharges lyriques, passages en italique, dispositions typographiques, phrases inachevées, dialogues mêlés à la narration, choix parfois insolite des images. (Trad. Denoël. 1958).


En 1941, ayant retrouvé ses fonctions de correspondant de guerre, il part pour le compte du Corriere della Sera sur le front de Russie, avec le corps italien du général Messe. Mais ses articles défavorables à l'Allemagne le font expulser du secteur ukrainien dès la fin de 1941. Ses rapports du front russe ont été publiés sous le titre "Il Volga nasce in Europa" (1943; La Volga monte en Europe). Son séjour en Europe de l'Est occupée et ses rencontres singulières avec des chefs nazis tels que Hans Franck, gauleiter de Pologne, bourreau nazi qui sera exécuté en octobre 1946 après l'issu du procès de Nuremberg, et même Heinrich Himmler, lui donnèrent cependant matière de son livre sans doute le plus connu, "Kaputt" qui, publié à Naples (alors occupé par les Américains) en 1944, fut rapidement traduit dans toutes les langues (en français en 1946).


"LE MANUSCRIT de Kaputt a sa propre histoire, et il me semble que l’histoire secrète du manuscrit est la préface la plus appropriée pour le livre. J’ai commencé Kaputt à l’été 1918 — au début de la guerre allemande contre la Russie — dans le village de Pestchanka en Ukraine, dans la maison d’un paysan russe, Roman Suchena. Chaque matin, je m’asseyais dans le jardin sous un acacia et je travaillais pendant que Suchena, accroupi sur le sol par la porcherie, aiguisait sa faux ou des betteraves et des choux hachés pour les porcs. Le jardin jouxte la maison des Soviétiques qui était alors occupée par un détachement des SS d’Hitler. Chaque fois qu’un soldat SS s’approchait de la haie, Suchena donnait un avertissement de toux.

La cabane au toit de chaume avec ses murs de boue et de paille enduits de bouse de bœuf était petite et propre; ses seuls luxes étaient une radio, un gramophone et une petite bibliothèque des œuvres complètes de Pouchkine et Gogol. C’était la maison d’un vieux paysan que trois plans quinquennaux et une agriculture collective avaient libéré des liens de la misère, de l’ignorance et de la saleté. Le fils de Roman Suchena, membre du parti communiste, avait été mécanicien à la ferme collective Voroshilov à Pestchanka. Lui et sa femme avaient travaillé sur le même collectif et avaient suivi l’armée soviétique avec leur tracteur. C’était une fille silencieuse et douce; le soir, quand le travail dans le petit champ et dans le jardin était terminé, elle s’asseyait sous un arbre et lisait Eugène Onéguine de Pouchkine dans l’édition spéciale d’État publiée à Kharkov sur le centenaire de la mort du grand poète. Elle m’a rappelé les deux filles aînées de Croce, Elena et Alda, qui s’asseyaient sous un pommier lourdement chargé dans le jardin de leur maison d’été à Meana et lisaient Hérodote dans l’original.

Quand j’ai dû visiter le front, à quelques kilomètres seulement de Pestchanka, j’ai confié le manuscrit de Kaputt à mon ami Roman Suchena qui l’a caché dans un trou dans le mur de la porcherie. Lorsque la Gestapo vint enfin m’arrêter et m’expulser de l’Ukraine à cause de la sensation causée par mes dépêches de guerre dans le Corriere della Sera, la belle-fille de Suchena cousit le manuscrit dans la doublure de mon uniforme.  Je serai toujours reconnaissant à Suchena et sa jeune belle-fille de m’avoir aidé à sauver mon manuscrit dangereux des mains de la Gestapo.

J’ai repris le travail sur Kaputt pendant mon séjour en Pologne et sur les fronts de Smolensk en janvier et février 1942. Quand j’ai quitté la Pologne pour la Finlande, j’ai porté les pages du manuscrit cachées dans la doublure de mon manteau en peau de mouton. J’ai terminé le livre, sauf pour le dernier chapitre, pendant les deux années passées en Finlande. À l’automne 1942, je suis rentré en Italie en congé de maladie après une grave maladie que j’avais contractée sur le front de Petsamo en Laponie. Au Tempelhof Air Field, près de Berlin, tous les passagers ont été fouillés par la Gestapo. Heureusement, je n’avais pas une seule page de Kaputt sur moi. Avant de quitter la Finlande, j’avais divisé le manuscrit en trois parties; j'ai donné une partie au ministre espagnol à Helsinki, le comte Augustin de Foxa, qui quittait son poste pour retourner au ministère des Affaires étrangères à Madrid; J’ai donné une autre partie au secrétaire de la légation roumaine à Helsinki, le prince Dinu Cantemir, qui partait pour assumer un nouveau poste avec la légation roumaine à Lisbonne; et j’ai donné la troisième partie à la presse attachée de la légation roumaine dans la capitale finlandaise, Titu Michailescu, qui retournait à Bucarest. Après une longue odyssée, les trois parties du manuscrit ont finalement atteint l’Italie, où je les ai cachées dans le mur entourant les bois de ma maison à Capri, face aux récifs de Faraglioni...."


"Kaputt" (1944)

Le roman a été écrit entre 1941 et 1943, la première partie en Ukraine, la suivante en Pologne, puis à Smolensk en 1942, alors qu’il était officier dans l’armée italienne et en même temps correspondant de première ligne pour le Corriere della Sera. Il a écrit le reste du livre pendant son séjour en Finlande, à l’exception du dernier chapitre, qu’il a compilé en Italie après y être retourné après l’arrestation de Mussolini le 25 juillet 1943. Kaputt a été publié pour la première fois en octobre 1944 par un petit éditeur napolitain, Giuseppe Casella, sa maison d’édition Bompiani à Milan étant inaccessible car elle abritait le siège de l’armée allemande d’occupation, et avec l’Italie divisée en deux à Monte Cassino. Pourquoi ce livre est-il intitulé "Kaputt" ?  "Aucun mot mieux que cette dure et quasi mystérieuse expression allemande, qui signifie littéralement : brisé, fini, réduit en miettes, perdu, ne saurait, précise Malapare, indiquer ce que nous sommes, ce qu'est l'Europe dorénavant : un amoncellement de débris". Dans ce pathétique reportage, "horriblement cruel et gai", comme l'avait souhaité l`auteur, chaque page est dominée par la guerre et la mort. Une imagination puissante et débridée ajoute encore aux réalités les plus atroces sans que l'on discerne toujours où commence et où cesse le vraisemblable. (Trad. Denoël, 1947)

L'ouvrage est divisé en six parties, "Les Chevaux" (qui débute avec Du cote de Guermantes), "Les Rats", "Les Chiens", "Les Oiseaux", "Les Rennes", "Les Mouches",  - le choix de recourir aux animaux, basé sur l’amour et l’appréciation bien connus de Malaparte pour eux, a été salué par la critique -, et fourmille de morceaux inoubliables par l'observation, l'humour glacé, l'intensité dramatique et la poésie mis en oeuvre. Horreurs de la guerre ou croquis d'ambassades, pestilence d'une charogne ou portrait d'une altesse royale, ces récits reflètent tous une Europe à l'agonie. 

Le héros du lívre est Kaputt, "monstre gai et cruel", et l'action se déroule sur toute la longueur du front oriental : Ukraine, Bessarabie, Roumanie, Pologne, Carélie, Finlande, Belgrade, Budapest, avec Rome et Naples en finale. Malaparte traverse des lieux et des décors, entrant en contact avec des nobles, des dirigeants nazis, des gens ordinaires, des soldats et des diplomates. Résumer le livre n'est pas d'évidence tant la structure même de l’œuvre constitue un nouveau type de littérature, partie mémoire, partie fiction, reportage et roman postmoderne, mais aussi roman historique sans intrigue claire traversé de récits symboliques et visuellement frappants, celle des chevaux gelés dans le lac en Carélie; celle des rennes blessés qui atteignent Helsinki en traversant la mer gelée, autour de laquelle les représentants de la diplomatie européenne se rassemblent la nuit; la lutte entre le général allemand et le saumon qui le nargue et échappe à ses tentatives de pêche dans le nord éloigné de la Finlande. 

 

"Red Dogs ...

Il pleuvait depuis des jours et des jours et la mer de boue ukrainienne s’étendait lentement au-delà de l’horizon. C’était la marée haute de l’automne en Ukraine. La boue noire profonde était partout enflée comme de la pâte quand la levure commence à agir. L’odeur lourde de la boue était supportée par le vent du bout de la vaste plaine et mêlée à l’odeur du grain non coupé laissé pourrir dans les sillons, et à l’odeur fade et sucrée du tournesol. Un par un les graines tombaient des pupilles noires des tournesols, un par un tombaient les longs cils jaunes autour des grands yeux ronds, vides et vides comme les yeux des aveugles.

Les soldats allemands revenant de la ligne de front, lorsqu’ils atteignirent les places du village, larguèrent leurs fusils sur le sol en silence. Ils étaient couverts de boue noire de la tête aux pieds, leurs barbes étaient longues, leurs yeux creux ressemblaient aux yeux des tournesols, blancs et ternes. Les officiers regardaient les soldats et les fusils gisant sur le sol et se taisaient. À ce moment-là, la guerre éclair, la Blitzkrieg, était terminée, la Blitzkrieg Dreissigjähriger, la guerre éclair de trente ans, avait commencé. La guerre victorieuse était terminée, la guerre perdue avait commencé. J’ai vu la tache blanche de peur grandir dans les yeux ternes des officiers et des soldats allemands. Je l’ai vu s’étendre peu à peu, ronger les pupilles, brûler les racines des cils et faire tomber les cils un par un, comme les longs cils jaunes des tournesols. Quand les Allemands ont peur, quand cette mystérieuse peur allemande commence à se glisser dans leurs os, ils suscitent toujours une horreur et une pitié particulières. Leur apparence est misérable, leur cruauté triste, leur courage silencieux et sans espoir. C’est alors que les Allemands deviennent méchants. Je me suis repenti d’être chrétien. J’avais honte d’être chrétien.

Les prisonniers russes, se déplaçant de l’avant vers l’arrière, n’étaient plus les mêmes que nous avions vus pendant les premiers mois de la guerre russe. Ce n’étaient plus les hommes de juin, juillet et août, que les soldats allemands escortaient à pied vers l’arrière dans un soleil brûlant, à pied pendant des jours et des jours à travers la poussière rouge et noire des plaines ukrainiennes. Pendant les premiers mois de la guerre, les femmes du village regardaient par les portes des maisons, riant et pleurant de joie, et elles s’empressaient d’apporter à boire et à manger aux prisonniers. « Oh bedni, oh bedni! — Le pauvre Tihey cria. Ils apportèrent aussi de la nourriture et des boissons pour les gardes allemands qui s’assirent au centre de la petite place, sur les bancs autour des statues blanches de Lénine et de Staline renversées dans la boue, et fumèrent et parlèrent gaiement entre eux avec leurs mitraillettes entre les genoux. Pendant une heure d’arrêt dans un village, les prisonniers russes étaient presque libres, ils étaient autorisés à aller et venir, même à entrer dans les maisons, ou à se laver à la fontaine. Au coup de sifflet du caporal allemand, ils coururent tous pour prendre place, la colonne sortit du village et, chantant, disparut dans la mer verte et jaune de la vaste plaine. Les femmes, les vieillards et les enfants, riant et pleurant, suivaient la colonne longtemps. Après un certain temps, ils se sont arrêtés et se sont levés en faisant leurs adieux et en embrassant les prisonniers qui sont partis dans le soleil brûlant, en se retournant de temps en temps pour crier : « Doswidania, daragaia! — À bientôt, ma chère! » Les gardes allemands, leurs mitraillettes en bandoulière, bavardaient et riaient entre eux entre les haies. Les tournesols scrutaient les haies pour les voir passer, les suivant longtemps avec leurs yeux ronds noirs, jusqu’à ce que la colonne disparaisse dans la poussière.

La guerre victorieuse était terminée, la défaite avait commencé, la Dreissigjähriger Blitzkrieg, et les colonnes de prisonniers russes se réduisaient de plus en plus : les soldats allemands qui les escortaient ne marchaient plus avec leurs mitraillettes en bandoulière en bavardant et en riant entre eux, mais se rapprochaient sur les flancs d'une colonne en hurlant d'une voix rauque et en fixant les prisonniers avec les yeux noirs et luisants de leurs mitraillettes. Les prisonniers, pâles et maigres, traînent les pieds dans la boue, ils ont faim et sommeil. Dans les villages, les femmes, les vieillards et les enfants les regardaient avec des yeux pleins de larmes, en murmurant nitchevo! nitchevo!  Il ne leur restait plus rien, pas un morceau de pain, pas un verre de lait ; les Allemands avaient tout pris, tout volé, nitchevo, nitchevo, "Ça ne fait rien, daragaia, ça ne fait rien, ma chère; Wsio rawno, cela ne fait aucune différence - Wsio rawno, répondaient les prisonniers sous la pluie. La colonne traversait les villages sans s'arrêter, à cette cadence désespérante, Wsio rawno, Wsio rawno, et s'enfonçait dans la mer de boue de la vaste plaine....'

 

Les rats, Cricket en Pologne - Le rêve d’un renouveau de l’esprit humain qui animait les cœurs, les esprits et les volontés des citoyens européens est resté inachevé, écrasé par une sordide cruauté, qui émerge tout au long du récit de Malaparte, que ce soit la description du ghetto de Varsovie,  l’image terrifiante d’une « cascade » de centaines de corps de Juifs morts depuis les portes du train à la petite gare de Podul Iloaici, dans le récit de l’exécution de soldats russes qui « savent lire », dans la description des soldats allemands rencontrés dans le café de Berlin, sans paupières, perdus en raison de gelures pendant la retraite, et dans la description du bombardement de Belgrade. Une cruauté terrifiante qu'on peut oublier ...

 

(...) Quelques jours après le massacre, un train chargé de Juifs s'était mis en route pour Podul Iloaci un village situé à une vingtaine de kilomètres de Jassy, où le chef de la police avait décidé d'établir un camp de concentration. Ce train était parti trois jours auparavant et aurait dû arriver depuis longtemps.

"Allons à Podul Iloaci en voiture ", dit Sartori.

Le lendemain matin, nous sommes partis en voiture pour Podul Iloaci. Nous nous sommes arrêtés pour demander des nouvelles du train dans une petite gare perdue dans la campagne poussiéreuse. Plusieurs soldats assis à l'ombre d'un wagon abandonné sur une voie de garage nous expliquent que le train, composé d'une dizaine de wagons à bestiaux, est passé par là deux jours auparavant et qu'il a passé une nuit entière dans la gare. Les malheureux entassés dans les wagons scellés avaient poussé des cris et des gémissements suppliant les soldats d'enlever les planches de bois clouées sur les fenêtres. Environ deux cents Juifs avaient été entassés dans chaque wagon et ces malheureux étaient incapables de respirer. Le train est parti à l'aube pour Podul Iloaci.

"Vous pourrez peut-être le rattraper avant qu'il n'atteigne Podul Iloaci", dirent les soldats.

La voie ferrée longeait la vallée parallèlement à la route. Nous avions presque atteint Podul Iloaci lorsque nous avons entendu un long sifflement à travers la campagne poussiéreuse. Nous nous regardâmes et pâlîmes comme si nous l'avions reconnu.

"Quelle chaleur ! gémit Sartori en s'essuyant le front.

Et je remarquai qu'il regrettait et avait honte d'avoir dit "Quelle chaleur !". Il pensait à ces gens entassés dans des wagons à bestiaux, deux cents par wagon, sans eau et sans air. Ce sifflement lointain à travers la lueur du soleil avait un son fantomatique dans cette campagne poussiéreuse et déserte. Au bout d'un moment, nous avons vu le train. Il s'était arrêté à un signal et sifflait pour obtenir un droit de passage. Puis il s'est mis en route lentement et nous sommes restés à ses côtés en suivant la route. Nous avons regardé les wagons à bestiaux et les planches de bois clouées sur les fenêtres. Le train avait mis trois jours pour parcourir vingt miles. Il devait donner la priorité aux convois militaires ; d'ailleurs, il n'y avait pas d'urgence. S'il était arrivé à Podul Iloaci, même après trois mois, il aurait été à l'heure. 

Entre-temps, nous avions atteint Podul Iloacia où le train s'était arrêté sur une voie de triage juste à l'extérieur de la gare.La chaleur était étouffante.Il était environ midi ; les fonctionnaires des chemins de fer étaient partis manger. Le mécanicien, le pompier et les gardes militaires étaient descendus du train et s'étaient allongés sur le sol à l'ombre des wagons.

"Ouvrez les wagons immédiatement", ordonnai-je aux soldats.

"Nous ne pouvons pas, Domnule Capitan.

"Ouvrez les wagons tout de suite !" criai-je.

"Nous ne pouvons pas. Les wagons sont scellés", dit le mécanicien. "Il faudrait prévenir le chef de gare."

Le chef de gare était à son repas. Au début, il refusa d'interrompre son repas ; plus tard, apprenant que Sartori était le consul d'Italie et que j'étais un Domnule Capitan italien, il se leva et trottina derrière nous, une paire de lourdes pinces à la main. Les soldats se mirent immédiatement au travail pour essayer d'ouvrir la porte coulissante du premier wagon. La porte de bois et de fer ne cédait pas ; il semblait que dix, cent mains la tenaient de l'intérieur, que les prisonniers tendaient tous leurs nerfs pour l'empêcher de s'ouvrir. Enfin, le chef de gare s'écrie : "Vous, là, à l'intérieur, aidez-nous à pousser aussi !" Personne ne répondit. Alors, tous ensemble, nous avons essayé de la forcer. Sartori se tenait face à la voiture, le visage levé et essuyait sa sueur avec un mouchoir. Soudain, la porte céda et la voiture s'ouvrit.

Une foule de prisonniers se jette sur Sartori, le renversant et lui tombant dessus. Les morts s'enfuyaient du train. Ils tombaient en masse - avec un bruit sourd, comme des statues de béton. Enseveli sous les cadavres, écrasé par leur poids énorme et froid, Sartori se débattait et se tortillait pour essayer de se libérer de ce fardeau de morts, de cette montagne gelée ; finalement, il disparut sous la pile de cadavres, comme s'il s'agissait d'une avalanche de pierres. Les morts sont courroucés, têtus, féroces. Les morts sont stupides, vains et capricieux comme des enfants et des femmes. Les morts sont fous. Malheur au vivant si un mort le hait. Malheur à lui si les morts tombent amoureux de lui. Malheur à l'être vivant s'il insulte un mort, s'il touche à son amour-propre, s'il blesse son honneur. Les morts sont jaloux et vindicatifs. Ils ne craignent personne, ils ne craignent rien, ni les coups, ni les blessures, ni les ennemis en surnombre. Ils n'ont même pas peur de la mort. Ils se battent bec et ongles en silence, sans céder un pas ; ils ne relâchent jamais leur emprise, ils ne fuient jamais. Ils se battent jusqu'au bout avec un courage froid et obstiné, riant et ricanant, pâles et muets - leurs yeux fous étant grands ouverts et plissés. Quand enfin ils sont vaincus, quand ils se résignent à la défaite et à l'humiliation, quand ils gisent battus, ils exhalent une odeur douce et grasse et se décomposent lentement. Certains, cherchant à l'écraser, se jetèrent de tout leur poids sur Sartori, d'autres se laissèrent tomber sur lui froidement, rigidement, mollement, d'autres lui enfoncèrent la tête dans la poitrine, ou le frappèrent avec leurs genoux et leurs coudes. Sartori les saisissait par les cheveux, par les vêtements, par les bras, essayait de les repousser en les prenant à la gorge ou en les frappant au visage avec ses poings serrés. C'était une lutte furieuse et silencieuse. Nous avons tous couru à son secours et avons vainement tenté de le dégager de l'oppressant monticule de morts. Enfin, après de grands efforts, nous parvînmes à l'atteindre et à l'extraire de la pile. Sartori se leva, son costume était en lambeaux, ses yeux gonflés et il y avait du sang sur sa joue. Il était très pâle et parfaitement calme. Il dit seulement : " Voyez s'il y a quelqu'un de vivant parmi eux. J'ai été mordu à la joue."

Les soldats montent dans la voiture et commencent à jeter les cadavres un par un. Ils étaient cent soixante-dix-neuf, tous asphyxiés, la tête enflée et le visage bleuâtre. Entre-temps, une escouade de soldats allemands et une petite foule d'habitants et de paysans s'étaient approchés et avaient aidé à ouvrir les wagons, à jeter les cadavres et à les ranger le long du talus de la voie ferrée. Vient ensuite un groupe de juifs de Podul Iloaci, conduits par leur rabbin. Ils ont appris la présence du consul d'Italie, ce qui a renforcé leur courage. Ils sont pâles mais calmes et ne pleurent pas. Ils parlent d'une voix ferme. Tous avaient des amis ou des parents à Jassy et chacun craignait pour sa vie. Ils étaient vêtus de noir et portaient des chapeaux bizarres en feutre dur. Le rabbin et cinq ou six autres personnes, qui disaient faire partie du conseil d'administration de la Banque agricole de Podul Iloaci, s'inclinèrent devant Sartori.

"Il fait chaud", dit le rabbin en essuyant sa sueur avec la paume de sa main.

"Oui, il fait très chaud", répondit Sartori en pressant son mouchoir sur son front.

Les mouches bourdonnent furieusement. Les morts, alignés le long du talus de la voie ferrée, sont au nombre de deux mille environ. Deux mille cadavres étendus sous le soleil, c'est beaucoup, c'est trop. Serré entre les genoux de sa mère, un bébé de quelques mois était encore en vie. Il s'est évanoui, mais il respire encore. Un de ses bras est cassé. La mère avait réussi à le tenir pendant trois jours, la bouche collée au montant de la porte ; elle avait lutté sauvagement pour ne pas être arrachée par la foule des mourants : elle avait été écrasée mortellement par la pression impitoyable. Le bébé avait été enterré sous la mère morte, serré entre ses genoux, aspirant avec ses lèvres ce mince filet d'air. "Il est vivant", dit Sartori d'une voix étrange. "C'est vivant, c'est vivant ! J'étais ému en regardant Sartori, ce gros Napolitain placide qui avait enfin perdu son indifférence, non pas à cause de tous ces morts, mais à cause d'un enfant vivant, à cause d'un enfant qui était encore en vie.

Quelques heures plus tard, vers le coucher du soleil, les soldats travaillant à l'une des extrémités d'un wagon à bestiaux jettent sur le talus un cadavre dont la tête est enveloppée d'un mouchoir ensanglanté. C'était le propriétaire de la maison occupée par le consulat italien à Jassy. Sartori le regarda longuement en silence. Il se toucha le front, puis se tourna vers le rabbin et dit : "C'était un honnête homme. Soudain, on entendit des bruits de querelle. Une foule de paysans et de gitans, venus de partout, dépouillait les cadavres. Sartori fit un geste de protestation, mais le rabbin lui mit la main sur le bras. "On ne peut rien y faire, dit-il, c'est la coutume. Puis, avec un sourire triste, il ajouta à voix basse : "Demain, ils viendront nous vendre les vêtements volés aux morts et nous devrons les acheter. Que pouvons-nous faire d'autre ?"

(...)


Malaparte passe les années 1942-1943 sur le front de Finlande, se réfugie en Suède, puis, lors de la chute de Mussolini 25 juillet 1943), gagne la partie de l'Italie passée sous contrôle allié,  se retrouve à Naples et, grâce à sa parfaite connaissance du français et de l’anglais, passe plusieurs mois comme officier de liaison entre l’armée italienne et les Alliés.

La réalité de l'Italie de l'immédiat après-guerre pousse Malaparte à s'installer à Paris dès 1945il y donne deux pièces de théâtre, "Du côté de chez Proust" (1948) et "Dos Kapital" (1949), qui .  relate vingt-quatre heures de la vie privée de Karl Marx, sans aucun succès. En 1949, paraît l'un de ses meilleurs romans, "La Peau", (La Pelle) et a regagné sa célèbre villa rose de Capri où il réalise avec bonheur quelques essais cinématographiques (Il Cristo proibito, 1951). Après la Seconde Guerre mondiale, alors que la Démocratie chrétienne s'installe durablement au pouvoir, il va chercher à se rapprocher du Parti communiste italien et à la fin de l'année 1956, entreprend un grand voyage en Chine, affirmant  ses sympathies pour le régime communiste. Mais en mars 1957, alors que vient de paraître son dernier livre, "Maledetti Toscani", il est frappé d'attaques pulmonaire et cardiaque, séquelles de ses blessures de guerre. Ramené à Rome en avion, il commence alors un pathétique combat de quatre mois contre un cancer du poumon, allant jusqu'à enregistrer sur un magnétophone ses impressions d'agonisant. Quelques jours avant sa fin, Malaparte, qui est protestant, et dont "La Peau" avait été mis à l'Index par l'Église catholique, se convertit au catholicisme. Il meurt à Rome le 19 juillet 1957, à l'âge de 59 ans. Ses œuvres complètes furent publiées en 1957-1971.


"LA PESTE...

"Erano i giorni della 'peste' di Napoli. C'était l'époque de la "peste" de Naples. Chaque après-midi à cinq heures, après une demi-heure de punching-ball et une douche chaude dans le gymnase de la P.B.S. (Peninsular Base Section), le colonel Jack Hamilton et moi-même descendions à San Ferdinando, en jouant des coudes pour nous frayer un chemin dans la foule qui, de l'aube à l'heure du couvre-feu, se pressait tumultueusement le long de la Via Toledo. Nous étions propres, lavés, bien nourris, Jack et moi, au milieu de l'affreuse foule napolitaine, sale, affamée, vêtue de haillons, que les hordes de soldats des armées libératrices, composées de toutes les races de la terre, hurlaient et insultaient dans toutes les langues et tous les dialectes du monde. L'honneur d'être libéré le premier était revenu au peuple napolitain, de tous les peuples d'Europe : Et pour célébrer un prix si bien mérité, mes pauvres Napolitains, après trois années de faim, d'épidémies et de bombardements féroces, avaient accepté de bonne grâce, par charité, la gloire convoitée et enviée de jouer le rôle d'un peuple vaincu, de chanter, de frapper des mains, de sauter de joie parmi les ruines de leurs maisons, d'agiter des drapeaux étrangers, jusqu'à la veille de l'ennemi, et de jeter des fleurs sur les vainqueurs depuis leurs fenêtres.

 Mais malgré l'enthousiasme universel et sincère, il n'y avait pas un seul Napolitain, dans tout Naples, qui se sentait vainqueur. Je ne saurais dire comment ce sentiment étrange a pu naître dans l'âme du peuple. Il ne faisait aucun doute que l'Italie, et donc Naples aussi, avait perdu la guerre. Il est certainement beaucoup plus difficile de perdre une guerre que de la gagner. Tout le monde est bon pour gagner une guerre, tout le monde n'est pas bon pour la perdre. Mais il ne suffit pas de perdre une guerre pour avoir le droit de se sentir un peuple vaincu. Dans leur antique sagesse, nourrie par des siècles d'expériences douloureuses, et dans leur sincère modestie, mes pauvres Napolitains ne se sont pas arrogés le droit de se sentir un peuple vaincu. C'était, sans aucun doute, un grave manque de tact. Les Alliés pouvaient-ils prétendre libérer des peuples et en même temps les obliger à se sentir vaincus ? Libres ou vaincus. Il serait injuste de blâmer le peuple napolitain s'il ne se sentait ni libre ni vaincu.

 Alors que je marchais aux côtés du colonel Hamilton, je me sentais merveilleusement ridicule dans mon uniforme britannique. Les uniformes du Corps de libération italien étaient de vieux uniformes britanniques kaki, donnés par le commandement britannique au maréchal Badoglio, et repeints, peut-être pour tenter de cacher les taches de sang et les impacts de balles, d'un vert dense, couleur lézard. Il s'agissait en fait d'uniformes prélevés sur des soldats britanniques tombés à El Alamein et à Tobrouk. Dans ma veste, les trous de trois balles de mitrailleuse étaient visibles. Ma chemise, mes sous-vêtements étaient tachés de sang. Mes chaussures avaient également été retirées du cadavre d'un soldat britannique. La première fois que je les avais enfilées, j'avais senti une piqûre sous la plante de mon pied. 

J'avais d'abord pensé qu'un petit os du mort était resté coincé dans la chaussure. C'était un clou. Peut-être que si c'était vraiment l'os du mort, il m'aurait été beaucoup plus facile de l'enlever. Il m'a fallu une demi-heure pour trouver une pince et retirer le clou. C'est indéniable : cette stupide guerre s'est bien terminée pour nous. Cela aurait difficilement pu mieux se terminer. Notre amour-propre de soldats vaincus était sauvé : nous nous battions maintenant aux côtés des Alliés, pour gagner leur guerre avec eux après avoir perdu la nôtre, et il était donc naturel que nous portions les uniformes des soldats alliés tués par nous.

Lorsque j'ai enfin réussi à enlever le clou et à mettre ma chaussure, la compagnie que je devais commander était déjà rassemblée depuis un certain temps dans la cour de la caserne. La caserne était un ancien couvent près de la Torretta, derrière Mergellina, ruiné par les siècles et les bombardements. La cour, en forme de cloître, était entourée sur trois côtés d'un portique soutenu par de minces colonnes de tuf gris, et sur un côté d'un haut mur jaune parsemé de taches vertes de moisissure et de grandes pierres tombales en marbre où, sous de grandes croix noires, étaient gravées de longues colonnes de noms. Le couvent avait été, lors d'une ancienne épidémie de choléra, un lazaret, et c'étaient les noms des cholériques qui y étaient décédés. Sur le mur, on pouvait lire en grandes lettres noires : "Requiescant in pace".

Le colonel Palese avait voulu me présenter lui-même à mes soldats, lors d'une de ces cérémonies simples auxquelles les vieux soldats tiennent tant. C'était un homme grand et mince, aux cheveux tout blancs. Il m'a serré la main en silence, en soupirant et en souriant tristement. Les soldats (presque tous très jeunes, ils s'étaient bien battus contre les Alliés en Afrique et en Sicile, et c'est pour cette raison que les Alliés les avaient choisis pour former le premier noyau du Corps italien de libération) étaient alignés au milieu de la cour, là devant nous, et ils me regardaient fixement. Ils étaient également vêtus d'uniformes provenant de soldats britanniques tombés à El Alamein et à Tobrouk, et leurs chaussures étaient celles des morts. Leurs visages étaient pâles et décharnés, leurs yeux blancs et immobiles, faits d'une matière douce et opaque. Ils me fixaient, me semblait-il, sans ciller. 

Le colonel Palese fait un signe de la tête, le sergent crie : "Compagnie, garde-à-vous ! Le regard des soldats s'accroche à moi avec une intensité douloureuse, comme le regard d'un chat mort. Leurs membres se raidissent, se mettent au garde-à-vous. Les mains qui tenaient les fusils étaient blanches, exsangues : la peau flasque pendait au bout des doigts comme la peau d'un gant trop gantée...."

 

"La Pelle" (La Peau, 1949)

"Nessun popolo sulla terra ha mai tanto sofferto quanto il popolo napoletano. Aucun peuple sur la terre n’a jamais autant souffert que le peuple napolitain. Il souffre de la faim et de l’esclavage depuis vingt siècles, et ne se plaint pas. Il ne maudit personne, il ne hait personne : pas même la misère. Le Christ était napolitain."

Recueil de nouvelles d'une veine analogue à Kaputt et qui a pour origine la participation de Malaparte aux combats (1943-45) de la division de partisans "Potente" pour la libération de l`ltalie. C'est en septembre 1943 que les Alliés entrent à Naples. On y retrouve la poésie brutale, les dégoûts, le grinçant humour, aussi bien que les procédés de "Kaputt". 

Composé de douze récits qui ont pour toile de fond l`Italie, et singulièrement les ruelles populeuses d'une Naples affamée. Le thème du pourrissement est sans cesse développé, une "peste" toute morale qui ne tarde pas à transformer la conscience humaine en une tumeur fétide. Les premières atteintes sont les femmes, et la peste provoque rapidement la plus épouvantable prostitution, laquelle apporte la honte dans chaque masure.

Loin d'en rougir, hommes et femmes semblent se glorifier de leur propre abjection et de l'abjection universelle. Bien des gens, cependant, que le désespoir, la misère, la faim rendent injustes, insinuent "que les femmes prenaient prétexte de ce fléau pour se prostituer et qu'elles trouvaient dans la peste la justification de leur déchéance". La surprise, puis la certitude que la peste a été apportée par les libérateurs eux-mêmes suscitent dans le peuple une douleur profonde, sans altérer pour autant sa reconnaissance. Les descriptions horribles se succèdent. et Malaparte ne se prive pas de nous faire frémir dans  l`obscène, l`atroce, le macabre. 

 

Et c'est pourtant une image impérissable qui va terminer "La Peste", celle des colonnes doriques des temples de Paestum,  au bord d'une plaine couverte de myrtes et de cyprès, où l'on sent que le monde préchrétien est demeuré intact sous le monde moderne. L'écrivain a su trouver les mots qui ne trompent plus lorsque fuyant Naples gangrénée, ne sachant plus distinguer la reconnaissance envers les libérateurs d'un reflexe de fierté dans l'abjection, il aperçoit entre cyprès et myrthes une vérité de pierre implantée par des êtres humains, en un temps où "nous n'étions pas des vivants dans un monde mort..."

 

"Lorsque, à l'aube du 9 septembre 1943, Jack avait sauté du pont d'un LST sur le rivage de Pesto, près de Salerne, il avait vu se dresser devant ses yeux, dans le nuage rouge de poussière soulevé par les chenilles des chars, une apparition merveilleuse, des obus allemands, du tumulte des hommes et des machines accourus de la mer, les colonnes du temple de Neptune, au bord d'une plaine épaisse de myrtes et de cyprès, sur le fond des montagnes nues du Cilento semblables aux montagnes du Latium. Ah, c'était l'Italie, l'Italie de Virgile, l'Italie d'Enée ! Et il avait pleuré de joie, il avait pleuré d'émotion religieuse, se jetant à genoux sur le rivage sablonneux, comme Énée lorsqu'il débarqua de la trirème troyenne sur le rivage sablonneux à l'embouchure du Tibre, devant les montagnes du Latium parsemées de châteaux et de temples blancs dans le vert profond des antiques forêts latines. 

 

(Ma il classico scenario delle colonne doriche dei templi di Pesto nascondeva ai suoi occhi un'Italia segreta, misteriosa : nascondeva Napoli, quella prima terribile e meravigliosa immagine di un'Europa ignota, posta al difuori della ragione cartesiana, di quell'altra Europa di cui egli non aveva avuto, fino a quel giorno, se non un vago sospetto, e i cui misteri, i cui segreti, ora che li veniva a poco a poco penetrando,  meravigliosamente lo atterrivano.)

 

Mais le décor classique des colonnes doriques des temples de Pesto cachait à ses yeux une Italie secrète, mystérieuse : elle cachait Naples, cette première image terrible et merveilleuse d’une Europe inconnue, placée au-dessus de la raison cartésienne, de cette autre Europe dont il n’avait eu, jusqu’à ce jour, qu’un vague soupçon, et dont les mystères, dont les secrets, maintenant qu’il les venait peu à peu à pénétrer,  merveilleusement le terrifiaient.

 

"Napoli” gli dicevo “è la più misteriosa città d'Europa, è la sola città del mondo antico che non sia perita come Ilio, come Ninive, come Babilonia..."

 

"Naples, lui dis-je, est la ville la plus mystérieuse d'Europe, c'est la seule ville du monde antique qui n'ait pas péri comme Ilium, comme Ninive, comme Babylone. C'est la seule ville du monde qui n'ait pas sombré dans l'immense naufrage de la civilisation antique. Naples est une Pompéi qui n'a jamais été ensevelie. Ce n'est pas une ville, c'est un monde. Le monde antique, préchrétien, épargné par la surface du monde moderne. Vous n'auriez pas pu choisir un endroit plus dangereux que Naples pour atterrir en Europe. Vos chars risquent de s'enfoncer dans la vase noire de l'Antiquité, comme du sable mouvant. 

Si vous aviez débarqué en Belgique, en Hollande, au Danemark, en France même, votre esprit scientifique, votre technique, votre immense richesse matérielle, vous auraient peut-être donné la victoire non seulement sur l'armée allemande, mais sur l'esprit européen lui-même, sur cette autre Europe secrète dont Naples est l'image mystérieuse, le spectre nu. Mais ici, à Naples, vos chars, vos canons, vos voitures, font sourire. De la ferraille. Te souviens-tu, Jack, des paroles de ce Napolitain qui, le jour de ton entrée à Naples, regardait tes interminables colonnes de chars défiler sur la Via Toledo ? "Quelle belle rouille !" Votre humanité américaine particulière est ici exposée, sans défense, dangereusement vulnérable. Vous n'êtes rien d'autre que de grands garçons, Jack. Vous ne pouvez pas comprendre Naples, vous ne comprendrez jamais Naples."

"Je crois, dit Jack, que Naples n'est pas impénétrable à la raison. Je suis cartésien, hélas !".

"Pensez-vous que la raison cartésienne peut peut-être vous aider, par exemple, à comprendre Hitler ?"

"Pourquoi Hitler en particulier ?"

"Parce qu'Hitler aussi est un élément du mystère de l'Europe, parce qu'Hitler aussi appartient à cette autre Europe que la raison cartésienne ne peut pas pénétrer. Pensez-vous donc pouvoir expliquer Hitler à l'aide du seul Descartes ?" ...

 

Naples et le Vésuve, semblable "à un os décharné et poli par la pluie et le vent" offrent un paysage cruel et inhumain qui n'est pas "la face du Christ mais l'image d'un monde sans Dieu, où les hommes sont abandonnés à leur soulïrance sans espoir". Le narrateur marche à travers la ville en ruine, assistant tantôt à une rixe autour d`un cadavre, tantôt à la mort d`hommes qui laissent passer un sifflement rauque entre leurs dents. Bouffonnerie, horreur et lyrisme se conjuguent comme la procession des naines au dîner du général Cork, la scène démoniaque des invertís lors de l`éruption du Vésuve, la mort du chien Febo, comme le reflet de l'esprit de Malaparte  : "De lui, écrit l`auteur, bien plus que des hommes, de leur culture, de leur vanité, j`ai appris que la morale est gratuite, qu`elle est une fin en soi, qu`elle ne se propose même pas de sauver le monde, mais seulement d'inventer toujours de nouveaux prétextes à son propre désintéressement, à son libre jeu". 

"Le vent noir commença à souffler vers l’aube, et je me réveillai, Je transpirais. J’avais reconnu sa voix dans mon sommeil triste, sa voix noire. Je regardai à la fenêtre, je cherchai sur les murs, sur les toits, sur le pavé de la route, dans les feuilles des arbres, dans le ciel sur Posillipo, les signes de sa présence". Inquiet de l'absence de Febo ("Le Vent noir", Il Vento Nero) le narrateur court à sa recherche. et se rend à l'université après avoir appris que les voleurs de chiens y vendaient pour quelques sous les animaux destinés aux expériences. Là. dans un étrange berceau, Malaparte aperçoit Febo étendu sur le dos, le ventre ouvert, une sonde plongée dans le foie, et il assiste à sa mort qui se passe sans un seul gémissement, parce que, avant d`opérer les animaux, le chirurgien leur coupe les cordes vocales. 

La honte d'un peuple aux abois ("On ne se bat plus pour l'honneur, pour la liberté, pour la justice, on se bat pour sa peau, pour sa sale peau",  sous le ciel de Naples, dont le "totem" ("Le Dieu mort") est le Vésuve : "Nous étions des hommes vivants dans un monde mort". Mais cette Naples libérée. c'est aussi le mirage de l'or, la prostitution et plus encore ("La Perruque"). "Le Dîner du général Cork" ( Il pranzo del geerale Cork) est jugé significatif de la pensée de l'auteur, on y voit cet officier américain servir à ses hôtes, en guise de poissons... une sirène accommodée aux branches de corail. Les autres récits ("La Vierge de Naples", "Le Fils d'Adam", "Triomphe de Clorinde", "La Pluie de feu", "Le Drapeau", "Le Procès", constituent autant de scènes. hautes en couleur, de mœurs ou d'histoires. (Trad. Denoël. 1949).

 

 LE ROSE DI CARNE

(...)

Tutti tacevano, e il Generale Guillaume mi guardava fisso con gli occhi opachi. Aveva compassione di me, non sapeva nascondere che aveva compassione di me, e di tanti altri, di tutti gli altri come me. Era la prima volta che un vincitore, un nemico, aveva compassione di me, e di tutti gli altri come me. Ma il Generale Guillaume era un francese, era un europeo, anche lui, un europeo come me, e anche la sua città, là, in qualche parte della Francia, era distrutta, anche la sua casa era in rovina, anche la sua famiglia viveva nel terrore e nell'angoscia, anche i suoi bambini avevano fame.

 

Tout le monde s'est tu, et le général Guillaume m'a regardé avec des yeux opaques. Il avait pitié de moi, il ne pouvait pas cacher qu'il avait pitié de moi, et de tant d'autres, de tous les autres comme moi. C'était la première fois qu'un vainqueur, un ennemi, avait pitié de moi, et de tous les autres comme moi. Mais le général Guillaume était un Français, un Européen aussi, un Européen comme moi, et sa ville, là-bas, quelque part en France, était aussi détruite, sa maison était aussi en ruines, sa famille vivait aussi dans la terreur et l'angoisse, même ses enfants avaient faim.

 

“Disgraziatamente” disse il Generale Guillaume dopo un lungo silenzio “non siete il solo a parlar così. Anche l'Arcivescovo di Napoli, il Cardinale Ascalesi, dice quel che dite voi. Debbono essere accadute cose terribili, in Europa, perché siate ridotti così.”

“Non è accaduto nulla, in Europa” dissi.

“Nulla?” disse il Generale Guillaume “e la fame, i bombardamenti, le fucilazioni, i massacri, l'angoscia, il terrore, tutto questo è nulla per voi?”

“Oh, questo è niente” dissi “son cose da ridere, la fame, i bombardamenti, le fucilazioni, i campi di concentramento, tutte cose da ridere, sciocchezze, storie vecchie. In Europa, queste cose le conosciamo da secoli. Ci siamo abituati, ormai. Non sono queste le cose che ci hanno ridotti così.”

“Che cosa, dunque, vi ha ridotti così?” disse il Generale Guillaume con voce un po' rauca.

“La pelle.”

“La pelle? quale pelle?” disse il Generale Guillaume.

 

Malheureusement, dit le général Guillaume après un long silence, vous n'êtes pas le seul à parler ainsi. Même l'archevêque de Naples, le cardinal Ascalesi, dit ce que vous dites. Il a dû se passer des choses terribles en Europe pour que vous en soyez réduit à cela".

"Il ne s'est rien passé, en Europe", dis-je.

"Rien ?" dit le général Guillaume, "et la faim, les bombardements, les fusillades, les massacres, l'angoisse, la terreur, tout cela n'est rien pour vous ?"

"Oh, ce n'est rien, dis-je, ce sont des choses dont on peut rire, la faim, les bombardements, les fusillades, les camps de concentration, des choses dont on peut rire, des bêtises, des vieilles histoires. En Europe, nous connaissons ces choses depuis des siècles. Nous y sommes habitués. Ce ne sont pas ces choses-là qui nous ont réduits comme ça".

"Qu'est-ce qui vous a réduit à cela ? dit le général Guillaume d'une voix un peu rauque.

"La peau.

"La peau ? quelle peau ? dit le général Guillaume.

 

 “La pelle” risposi a voce bassa “la nostra pelle, questa maledetta pelle. Voi non immaginate neppure di che cosa sia capace un uomo, di quali eroismi e di quali infamie sia capace, per salvar la pelle. Questa, questa schifosa pelle, vedete?” (E così dicendo mi afferravo con due dita la pelle del dorso della mano, e l'andavo tirando qua e là.) “Una volta si soffriva la fame, la tortura, i patimenti più terribili, si uccideva e si moriva, si soffriva e si faceva soffrire, per salvare l'anima, per salvare la propria anima e quella degli altri. Si era capaci di tutte le grandezze e di tutte le infamie, per salvare l'anima. Non la propria anima soltanto, ma anche quella degli altri. Oggi si soffre e si fa soffrire, si uccide e si muore, si compiono cose meravigliose e cose orrende, non già per salvare la propria anima, ma per salvare la propria pelle. Si crede di lottare e di soffrire per la propria anima, ma in realtà si lotta e si soffre per la propria pelle, soltanto per la propria pelle. Tutto il resto non conta. Si è eroi per una ben povera cosa, oggi! Per una brutta cosa. La pelle umana è una cosa brutta. Guardate. E' una cosa schifosa. E pensare che il mondo è pieno di eroi pronti a sacrificare la propria vita per una cosa simile!”

 

 "La peau", répondis-je à voix basse, "notre peau, cette foutue peau. Tu n'imagines même pas de quoi un homme est capable, de quels héroïsmes et de quelles infamies il est capable, pour sauver sa peau. Cette, cette sale peau, tu vois ?" (Et ce disant, j'ai attrapé la peau du dos de ma main avec deux doigts, et je l'ai tirée ici et là). "Il fut un temps où l'on souffrait de la faim, de la torture, des plus terribles afflictions, où l'on tuait et où l'on mourait, où l'on souffrait et où l'on se faisait souffrir, pour sauver son âme, pour sauver son âme et celle des autres. On était capable de toutes les grandeurs et de toutes les infamies, pour sauver son âme. Non seulement son âme, mais aussi celle des autres. Aujourd'hui, on souffre et on fait souffrir, on tue et on meurt, on fait des choses merveilleuses et des choses horribles, non pas pour sauver son âme, mais pour sauver sa peau. On croit se battre et souffrir pour son âme, mais en réalité on se bat et on souffre pour sa peau, uniquement pour sa peau. Tout le reste ne compte pas. On est un héros pour une bien pauvre chose aujourd'hui ! Pour une chose laide. La peau humaine est une chose laide. Regardez-la. C'est une chose laide. Et dire que le monde est plein de héros prêts à sacrifier leur vie pour une telle chose !"

 

 “Non potete negare che in confronto a tutto il resto... Oggi, in Europa, si vende di tutto: onore, patria, libertà, giustizia. Dovete riconoscere che è una cosa da nulla vendere i propri bambini.”

“Voi siete un uomo onesto” disse il Generale Guillaume “non vendereste i vostri bambini.”

“Chi sa?” risposi a voce bassa “non si tratta d'essere un uomo onesto, non vuol dire nulla essere una persona per bene. Non è una questione d'onestà personale. E' la civiltà moderna, questa civiltà senza Dio, che obbliga gli uomini a dare una tale importanza alla propria pelle. Non c'è che la pelle che conta, ormai. Di sicuro, di tangibile, d'innegabile, non c'è che la pelle. E' la sola cosa che possediamo. Che è cosa nostra. La cosa più mortale che sia al mondo. Solo l'anima è immortale, ahimè! Ma che cosa conta l'anima, ormai? Non c'è che la pelle che conta.

 

"On ne peut pas nier que par rapport à tout le reste.... Aujourd'hui, en Europe, tout se vend : l'honneur, la patrie, la liberté, la justice. Vous devez reconnaître que c'est peu de chose de vendre ses enfants."

"Vous êtes un honnête homme, dit le général Guillaume, vous ne vendriez pas vos enfants.

"Qui sait ? répondis-je à voix basse, il ne s'agit pas d'être un honnête homme, cela ne veut rien dire d'être une personne honnête. Ce n'est pas une question d'honnêteté personnelle. C'est la civilisation moderne, cette civilisation sans Dieu, qui oblige les hommes à donner une telle importance à leur peau. Il n'y a plus que la peau qui compte. Ce qui est certain, ce qui est tangible, ce qui est indéniable, il n'y a que la peau. C'est la seule chose que nous possédons. Qu'elle est notre chose. La chose la plus mortelle au monde. Seule l'âme est immortelle, hélas ! Mais qu'importe l'âme maintenant ? Seule la peau compte.

 

Tutto è fatto di pelle umana. Anche le bandiere degli eserciti son fatte di pelle umana. Non ci si batte più per l'onore, per la libertà, per la giustizia. Ci si batte per la pelle, per questa schifosa pelle.”

“Voi non vendereste i vostri bambini” ripeté il Generale Guillaume guardandosi il dorso della mano.

“Chi sa?” dissi “se avessi un bambino, forse lo andrei a vendere per potermi comprare delle sigarette americane. Bisogna essere uomini del proprio tempo. Quando si è vigliacchi, bisogna essere vigliacchi fino in fondo.

 

Tout est fait de peau humaine. Même les drapeaux des armées sont en peau humaine. On ne se bat plus pour l'honneur, pour la liberté, pour la justice. On se bat pour la peau, pour cette peau sale."

"Vous ne vendriez pas vos enfants", a répété le général Guillaume en regardant le dos de sa main.

"Qui sait, si j'avais un enfant, j'irais peut-être le vendre pour m'acheter des cigarettes américaines. Il faut être un homme de son temps. Quand on est lâche, il faut l'être jusqu'au bout. "

(...)


"La pelle", une libre adaptation réalisée par Liliana Cavani et Robert Katz en 1981, avec dans le rôle principal, Marcello Mastroianni, un film controversé ponctué de quelques scènes d'horreur, et toujours équivoque et hyper réaliste comme nombre de film de la réalisatrice (voir "Portier de nuit" (1974), un drame sulfureux sur les rapports sado-masochistes entre un tortionnaire nazi et sa victime) ...