Carson McCullers (1917-1967) - "The Heart Is a Lonely Hunter" (1940), "Reflections in a Golden Eye" (1941), "The Ballad of the Sad Cafe" (1951) - ....

Last Update: 31/12/2016


Dans la littérature américaine , le Sud qui prend corps dans les années 1940-1950 n'est plus celui des vieilles demeures coloniales, c'est celui "de la terre des iniquités et des tares". Viols, incestes, meurtres traduisent la déchéance morale d'une société à l'image d'une terre jadis nourricière aujourd'hui épuisée. L'œuvre de McCullers s'inscrit ainsi dans la tradition du gothique sudiste, aux côtés de Faulkner, O’Connor et Tennessee Williams. Son utilisation des atmosphères oppressantes et du cadre du Sud américain permet d’explorer des thèmes de décadence, de violence cachée et de moralité en déclin.

Un monde dans lequel les personnages de l'emblématique "Ballad of the Sad Café"  (1951) ne peuvent d'autant moins lui échapper qu'ils ne le comprenent pas: "The town itself is dreary; not much is there except the cotton mill, the two-room houses where the mill hands live, a few peach trees, and muddy red clay roads. Yet, the town is a curious place. They don’t know whether to be proud or ashamed of the queer Miss Amelia". Dans "The Heart Is a Lonely Hunter" (1940), le roman le plus célèbre de Carson McCullers , l’auteur campe le portrait de plusieurs personnages qui se sentent incompris et coupés du monde, chacun, parce qu'il ne sait comment communiquer avec l'autre, trouvant un certain réconfort dans la figure du sourd-muet John Singer, son premier héros : "In the town there were two mutes, and they were always together. Early every morning they would come out from the house where they lived and walk arm in arm down the street to work. The one who always steered the way was named John Singer, and the other, his friend, was Antonapoulos". 

Et c'est toujours au travers du prisme des personnages marginaux, que McCullers traite également des inégalités sociales et raciales : dans "The Member of the Wedding" (1946), la jeune Frankie Addams se sent exclue de son environnement et cherche désespérément à appartenir à quelque chose qui pourrait l'englober : "It happened that green and crazy summer when Frankie was twelve years old. This was the summer when for a long time she had not been a member. She was afraid she was the only one of her kind in the whole world". 

Dans cet univers, les relations entre les êtres ne sont que complexité, que ce soit à travers l’amour non réciproque ou les désirs inassouvis. McCullers s’intéresse aux tensions émotionnelles et aux failles humaines, explorela vulnérabilité des personnages et leur quête de reconnaissance, mais surtout nous montre que le plus souvent ce seront des moments fugaces, souvent inconscients, qui détermineront les actes les plus importants et dramatiques de notre existence : "There is a certain hour in the afternoon, very sunny, when the warmth of the sun strikes a person in a way that causes their spirit to wander away from their body. It is in such an hour that most crimes are committed, most marriages made, and most deaths occur" (Reflections in a Golden Eye, 1941) ... 


Carson McCullers (1917-1967)

Née à Colombus (Géorgie), d'un père, Lamar Smith, réparateur de montres, McCullers, aux allures de garçon, erre dans ville provinciale et tombe amoureuse de son professeur de piano, Mary Tucker : elle a quinze ans, nous sommes en 1932, elle semble déjà savoir - elle le dira plus tard -  que "son amour restera solitaire". Elle gagne New York et dès 1936, la prestigieuse revue Story publie sa nouvelle "Wunderkind", l'histoire d'une adolescente de quinze ans, enfant prodige qui découvre en jouant une sonate de Beethoven qu'elle n'est pas la virtuose qu'elle rêvait d'être. En 1937, elle épouse le caporal Reeves McCullers, le plus athlétique soldat de la contrée, et commence à écrire "The Heart is a lonely Hunter" qui est publié en 1940 et qui la rend immédiatement célèbre, à 23 ans. Divorcée de Reeves en 1940, McCullers vit à Broolyn Heights (New York) dans une maison qui devient salon du tout new-york des écrivains et artistes : s'y côtoient Jane et Paul Bowles, Christopher Isherwood, Anaïs Nin, Richard Wright, Leonard Bernstein, Aaron Copland. Un troisième amour surgit dans sa vie, une jeune femme aux cheveux courts et aux yeux gris, Anne-Marie Scwarzenbach, pianiste et devenue écrivain, tout comme elle. En 1941, elle publie "Reflections in a Golden Eye" qui confirme sa réputation de supposée névrosée morbide et perverse. Elle tente une expérience de vie communautaire dans une grande maison de Brooklyn tant les années lui paraissent difficiles. Anne-Marie meurt d'une hémorragie cérébrale et les Etats-Unis entrent en guerre. En 1945, elle ré-épouse Reeves, revenu blessé de guerre et qui se suicidera à Paris en 1953.  Elle écrit et adapte pour la scène "Frankie Adams, The Member of the Wedding" en 1946. En 1961, atteinte d'un cancer et devenant progressivement infirme depuis 1953, McCullers publie "The Ballad of the Sad Cafe and other stories" (1951) et son dernier roman, "Clock without Hands", où les derniers jours sur terre de J.T.Malone, qui se meurt d'une leucémie, rythment une chronique des luttes raciales dans le Sud en 1953-1954, l'année cruciale où l'arrêt de la Cour suprême déclara la ségrégation dans les écoles contraire à la Constitution et où s'enclencha le mouvement pour les droits civiques. Carson McCullers a tenter d'exprimer tout au long son oeuvre, limitée certes, les rapports souvent tragiques de l'amour à la solitude, avec en fond une appréhension constante de la douleur, de l'absence.. 


"The Heart Is a Lonely Hunter" (1940, Le Coeur est un Chasseur solitaire)

Chronique, du printemps 1938 à août 1939 d'une petite ville du Sud, qui survit dans la torpeur poussiéreuse de ses rues écrasées de soleil et où des vies s'épuisent à chercher comment briser leur solitude : se détache la figure adolescente de Mick, qui ressemble étrangement à Carson McCullers, pauvre, passionnée de musique, et qui rôde dans les cours des immeubles pour surprendre les accents d’une symphonie qui s’échappent d’un poste de TSF.. Comme Carson McCullers, la petite Mick, une gamine de douze ans, rêve d'être musicienne. Comme elle, elle porte un short et un polo et des sandales, elle ressemble à un jeune garçon et fume en cachette. Elle est trop grande et trop maigre et souffre de se sentir différente des autres. Bref, Mick (et plus tard Frankie Addams) sont les doubles de l'écrivain. Mick est l'un des personnages du premier roman de Carson McCullers, Le Cœur est un chasseur solitaire, roman qu'elle publie en 1940, alors qu'elle n'a que vingt-deux ans ... 

Le roman, l'un des plus complexes de son auteur, est, comme l'écrit Hector Bianciotti, "une fresque grouillante de personnages. Leur confident à tous est un sourd-muet - plus qu'un personnage, l'image charnelle et mutilée du Dieu, qui ne répond pas". 

 

"The town was in the middle of the deep South. The summers were long and the months of winter cold were very few. Nearly always the sky was a glassy, brilliant azure and the sun burned down riotously bright. Then the light, chill rains of November would come, and perhaps later there would be frost and some short months of cold. The winters were changeable, but the summers always were burning hot. The town was a fairly large one. On the main street there were several blocks of two- and three-story shops and business offices. But the largest buildings in the town were the factories, which employed a large percentage ofthe population. These cotton mills were big and flourishing and most of the workers in the town were very poor. Often in the faces along the streets there was the desperate look of hunger and of loneliness."

 

La ville se trouve au cœur du Sud profond. Les étés étaient longs et les mois de froid hivernal très rares. Presque toujours, le ciel était d'un azur brillant et vitreux, et le soleil brûlait d'un éclat éblouissant. Puis venaient les pluies légères et glaciales de novembre, et peut-être plus tard le gel et quelques courts mois de froid. Les hivers étaient variables, mais les étés étaient toujours brûlants. La ville était assez grande. Dans la rue principale, il y avait plusieurs pâtés de maisons avec des magasins de deux ou trois étages et des bureaux d'affaires. Mais les plus grands bâtiments de la ville étaient les usines, qui employaient un grand pourcentage de la population. Ces filatures de coton étaient grandes et florissantes et la plupart des travailleurs de la ville étaient très pauvres. Souvent, les visages le long des rues affichaient le regard désespéré de la faim et de la solitude.

 

"But the two mutes were not lonely at all. At home they were content to eat and drink, and Singer would talk with bis hands eagerly to his friend about all that was in his mind. So the years passed in this quiet way until Singer reached the age of thirty-two and had been in the town with Antonapoulos for ten years. Then one day the Greek became ill. He sat up in bed with his hands on his fat stomach and big, oily tears rolled down his cheeks. Singer went to see his friend's cousin who owned the fruit store, and also he arranged for leave from his own work. The doctor made out a diet for Antonapoulos and said that he could drink no more wine. Singer rigidly enforced the doctor's orders. All day he sat by his friend's bed and did what he could to make the time pass quickly, but Antonapoulos only looked at him angrily from the corners of his eyes and would not be amused."

 

Mais les deux muets ne se sentaient pas du tout seuls. À la maison, ils se contentaient de manger et de boire, et Singer parlait avec ses mains à son ami de tout ce qui lui passait par la tête. Les années passèrent ainsi, jusqu'à ce que Singer atteigne l'âge de trente-deux ans et qu'il soit resté dix ans dans la ville avec Antonapoulos. Un jour, le Grec tombe malade. Il s'assit dans son lit, les mains sur son gros ventre, et de grosses larmes huileuses coulèrent sur ses joues. Singer va voir le cousin de son ami, propriétaire du magasin de fruits, et prend des dispositions pour s'absenter de son propre travail. Le médecin établit un régime pour Antonapoulos et lui dit qu'il ne doit plus boire de vin. Singer applique rigoureusement les ordres du médecin. Toute la journée, il s'assit près du lit de son ami et fit ce qu'il put pour que le temps passe vite, mais Antonapoulos ne faisait que le regarder avec colère du coin de l'œil et ne se laissait pas amuser. de colère et ne se laissait pas amuser.

 

Carson McCullers décrit ainsi  ce qu'elle appelle elle-même le "thème" de son livre : "Le thème principal est indiqué dans les douze premières pages : c'est celui de la révolte de l'homme contre sn propre isolement intérieur et le désir qu'il éprouve de s'exprimer aussi complètement que possible" ...

"IN THE town there were two mutes, and they were always together. Early every morning they would come out from the house where they lived and walk arm in arm down the street to work. The two friends were very different. The one who always steered the way was an obese and dreamy Greek. In the summer he would come out wearing a yellow or green polo shirt stuffed sloppily into his trousers in front and hanging loose behind. When it was colder he wore over this a shapeless gray sweater. His face was round and oily, with half-closed eyelids and lips that curved in a gentle, stupid smile...."

 

"IL y avait dans la ville deux muets que l'on voyait toujours ensemble. Chaque matin ils quittaient la maison qu'ils habitaient et descendaient la rue, bras dessus bras dessous, pour se rendre à leur travail. Les deux amis étaient très différents. Celui qui décidait toujours du chemin à prendre était un Grec obèse et rêveur. En été il portait une chemise de polo verte ou jaune fourrée en désordre dans son pantalon par devant et pendant négligemment par derrière. Quand il faisait plus froid il mettait sur cette chemise un chandail gris informe. Sa figure était ronde et huileuse, ses lourdes paupières cachaient en partie ses yeux et un sourire doux et stupide lui entrouvrait perpétuellement les lèvres. L'autre muet était grand; ses yeux vifs avaient une expression intelligente. Il était toujours d'une propreté scrupuleuse et habillé très sobrement.

Chaque matin les deux amis faisaient route en silence jusqu'à la grand-rue de la ville. Ils s'arrêtaient un instant devant une boutique de confiseries  et de fruits. Le Grec, Spiros Antonapoulos, était employé dans cette boutique qui appartenait à un de ses cousins. Il était chargé de fabriquer les confiseries, de déballer les fruits et de faire les nettoyages. Le muet maigre, John Singer, posait presque toujours la main sur le bras de son ami et le regardait une seconde dans les yeux avant de le quitter. Puis, après cet adieu, il traversait la rue et se rendait à la bijouterie où il était graveur.

A la fin de l'après-midi, les deux amis se retrouvaient. Singer entrait dans la confiserie et attendait qu'Antonapoulos fût prêt. Le Grec était en train d'ouvrir nonchalamment une caisse de pêches ou de melons ou de lire un journal humoristique dans la cuisine derrière son fourneau. Avant leur départ, Antonapoulos prenait un sac de papier qu'il avait caché durant la journée sur une des étagères de la cuisine et qui contenait des provisions variées : des fruits, des bonbons ou un bout de pâté de foie. Il s'avançait doucement jusqu'à une vitrine de la devanture où l'on exposait différentes sortes de viandes et de fromages. Il faisait glisser la plaque de verre et sa main grasse ,saisissait amoureusement le morceau de choix qu'il convoitait. Quelque fois son cousin ne le voyait pas. Mais, s'il s'apercevait du manège, il regardait fixement le délinquant avec un avertissement sur son visage pâle et tiré. Tristement, Antonapoulos déplaçait le morceau d'un coin de la vitrine à l'autre. Dans ces occasions, Singer se tenait très droit, les mains dans les poches, et regardait dans une autre direction. Il n'aimait pas assister à cette petite scène entre les deux Grecs. Mais c'était un fait qu'après la boisson et un certain plaisir solitaire, Antonapoulos préférait la nourriture à toute autre satisfaction.

 

"... In the dusk the two mutes walked slowly home together. At home Singer was always talking to Antonapoulos. His hands shaped the words in a swift series of designs. His face was eager and his gray-green eyes sparkled brightly. With his thin, strong hands he told Antonapoulos all that had happened during the day. Antonapoulos sat back lazily and looked at Singer. It was seldom that he ever moved his hands to speak at all— and then it was to say that he wanted to eat or to sleep or to drink. These three things he always said with the same vague, fumbling signs. At night, if he were not too drunk, he would kneel down before his bed and pray awhile...."

 

Les deux muets rentraient lentement chez eux. A la maison, c'était toujours Singer qui parlait. Ses mains formaient rapidement les mots. Son visage était animé et ses yeux gris vert brillaient. Ses mains maigres et fortes racontaient à Antonapoulos tous les événements de la journée. Antonapoulos, assis paresseusement, regardait Singer. Il levait rarement les mains pour parler... et ne consentait à cet effort que pour lui dire qu'il voulait manger ou dormir ou boire. Il exprimait ces trois désirs par les mêmes signes vagues et maladroits. Le soir, quand il n'était pas trop ivre, il s'agenouillait devant son lit et priait. Sa main grasse formait les mots «Seigneur Jésus» ou «Dieu» ou «Chère Marie». Son vocabulaire pieux devait se borner à ces seuls mots. Singer ne sut jamais ce que son ami comprenait de toutes les choses qu'il lui racontait. Mais il n'y attachait aucune importance ..

 

".. They shared the upstairs of a small house near the business section of the town. There were two rooms. On the oil stove in the kitchen Antonapoulos cooked all of their meals. There were straight, plain kitchen chairs for Singer and an overstuffed sofa for Antonapoulos. The bedroom was furnished mainly with a large double bed covered with an eiderdown comforter for the big Greek and a narrow iron cot for Singer..."

 

Ils occupaient deux chambres à l'étage supérieur d'une petite maison près du quartier commerçant de la ville. Antonapoulos préparait tous leurs repas, sur le poêle à pétrole de la cuisine. Il y avait des chaises à dossier droit pour Singer et un sofa très rembourré pour Antonapoulos. La chambre à coucher contenait principalement un grand lit à deux personnes garni d'un édredon pour le gros Grec et un étroit lit de fer pour Singer.

Le dîner durait toujours longtemps parce qu'Antonapoulos aimait savourer ce qu'il mangeait. Après le repas, le gros Grec s'allongeait sur le divan et se nettoyait lentement les dents, l'une après l'autre, avec sa langue, soit par souci de propreté, soit parce qu'il ne voulait rien perdre de la saveur des aliments... pendant que Singer faisait la vaisselle.

Quelquefois, dans la soirée, les muets jouaient aux échecs. Singer qui aimait ce jeu, avait essayé de l'apprendre à Antonapoulos. Tout d'abord son ami ne s'intéressa pas du tout aux mouvements des pièces sur l'échiquier. Alors Singer imagina de placer sous la table une bonne bouteille à déguster après chaque leçon. Le Grec ne comprit jamais les déplacements erratiques des cavaliers et la mobilité foudroyante des reines mais il apprit quelques principes pour ouvrir le jeu. Il préférait les pièces blanches et refusait de jouer si le sort lui attribuait les noires. Après les premiers coups Singer continuait la partie tout seul et son ami regardait vaguement. Si Singer attaquait vigoureusement ses propres pièces et faisait le roi noir échec et mat, Antonapoulos en tirait une grande gloire.

Les deux muets n'avaient pas d'amis et, sauf pendant les heures de travail, étaient seuls ensemble. Chaque jour ressemblait à l'autre parce qu'ils vivaient si isolés que rien ne venait jamais les troubler. Une fois par semaine ils se rendaient à la bibliothèque et louaient un roman policier pour Singer et le vendredi soir ils allaient au cinéma. Le jour de la paie ils se rendaient chez le photographe à dix cents, au-dessus du magasin de l'Armée et de la Marine. et Antonapoulos se faisait photographier. C'étaient les seuls endroits qui eussent leurs visites régulières. Ils ignoraient de nombreux quartiers de la ville ..."

 

Dans une petite ville américaine en plein cœur du Sud, avec de longs étés brûlants et des hivers froids, des filatures de coton, des ouvriers pauvres, des nègres humiliés, s'entrecroisent des êtres infortunés, pleins d'espoir et de rêve, toujours en quête d'une vérité, et partout la faim et la solitude. Chacun mène son combat, chacun aspire à fuir cette solitude. Singer, vers qui convergent tous ces êtres, écoute, acquiesce, Singer le sourd-muet, lit sur les lèvres et dans les âmes. En toile de fond, très loin et comme assourdis par la distance, Hitler et les rumeurs de guerre. Le Cœur est un chasseur solitaire est un livre désespéré comme le reste de l'oeuvre de Carson McCullers. On y retrouve des êtres blessés et parfois blessés à mort, de cette blessure muette qui est celle de l'animal. Et c'est ce qui rend pathétique l'univers de l'écrivain. Pas de cris d'horreur, d'hystérie mais une passivité douloureuse, une stupeur sourde..." (éditions Stock)

 

"..Dans la nuit secrète et paisible, elle était seule une fois de plus. Il n'était pas tard. Les fenêtres des maisons découpaient des carrés de lumière jaune le long des rues. Elle marchait lentement, les mains dans les poches, la tête de côté. Pendant longtemps elle marcha sans se soucier de la direction. Bientôt les habitations s'espacèrent, s'entourèrent de jardins plantés de grands arbres et de buissons noirs. Elle s'aperçut alors qu'elle était près de la maison où elle était venue si souvent l'été dernier.. Ses pieds l'avaient menée là à son insu. Elle s'assura que personne ne la voyait et entra dans la cour.

La radio marchait comme d'habitude. Pendant une seconde elle resta devant la fenêtre, observant les gens qui se trouvaient à l'intérieur. L'homme chauve et la dame à cheveux blancs, assis à une table, jouaient aux cartes. Mick s'assit par terre. C'était un bel endroit, un endroit secret. Des cèdres épais la cachaient complètement. La radio ne valait rien ce soir... quelqu'un chantait des chansons populaires qui finissaient toutes de la même façon. Elle se sentait vide. Elle fouilla dans ses poches. Elles contenaient des raisins secs, un rang de perles, une cigarette et des allumettes. Elle alluma la cigarette et mit ses bras autour de ses genoux. Elle se sentait vide... comme s'il n'y avait plus en elle ni un sentiment ni une pensée. Les programmes se succédaient et ne valaient rien. Elle les écoutait à peine. Tout en fumant elle arrachait de petits brins d'herbe. Un speaker parla de Beethoven. Elle avait lu quelque chose à la bibliothèque au sujet de ce musicien. Son nom s'orthographiait avec deux e et se prononçait avec un seul. C'était un Allemand comme Mozart. Quand il vivait il parlait une langue étrangère et vivait en pays étranger... ce qu'elle voulait faire. Le speaker dit qu'on allait jouer la troisième symphonie. Elle écoutait vaguement parce qu'elle avait envie de marcher et ne s'intéressait pas à ce qu'ils jouaient.

Puis la musique commença. Mick leva la tête et son poing se porta à sa gorge. Comment cela vint-il ? Pendant une minute l'ouverture hésita. Une promenade ou une marche. Comme si Dieu se pavanait dans la nuit. Brusquement elle se sentit glacée extérieurement et, seule, la première partie de cette musique était chaude dans son cœur. Elle ne put même pas entendre les sons qui suivirent; elle attendait, glacée, les poings serrés. Puis la musique reprit, plus impérieuse et plus puissante. Cela n'avait rien à faire avec Dieu. C'était elle, Mick Kelly, marchant dans la lumière du jour et toute seule dans la nuit. Sous le chaud soleil et dans le noir avec tous ses plans et ses sentiments. Cette musique était elle... son moi réel. Elle ne pouvait pas écouter assez pour tout entendre. La musique bouillonnait en elle. Que faire ? S'attacher à certains passages merveilleux pour ne plus les oublier... ou se laisser aller, écouter ce qui venait sans penser, sans essayer de se rappeler ? Seigneur! le monde entier était cette musique et elle n'avait pas assez de tout son être pour écouter. Puis enfin le thème d'ouverture fut repris par tous les instruments donnant ensemble la même note comme un poing dur, crispé, qui lui martelait le cœur. Et la première partie s'acheva. Cette musique ne durait pas un temps long ou court. Elle n'avait rien à faire avec le temps. Les bras fortement serrés autour de ses jambes, elle mordait son genou salé. Avait-elle écouté pendant cinq minutes ou la moitié de la nuit? La deuxième partie avait une couleur noire... une marche lente. Pas triste, mais comme si le monde entier était mort et noir et qu'il fût inutile de se rappeler ce qu'il avait été. Un instrument joua une mélodie triste, argentine. Puis la musique s'éleva furieuse, véhémente. Et finalement, de nouveau la marche funèbre.

Mais peut-être ce qu'elle préféra ce fut la dernière partie de la symphonie - musique joyeuse comme si les plus grands personnages du monde couraient et sautaient, ardents et libres. Une musique merveilleuse comme celle-là causait une souffrance indicible. Le monde entier était cette symphonie et -elle n'avait pas assez de tout son être pour écouter. C'était fini et elle restait raidie, les bras autour des genoux. La radio commença un autre programme et elle se boucha les oreilles. La musique laissait seulement en elle une souffrance et un vide. Elle ne pouvait rien se rappeler de la symphonie, pas même les dernières notes. Elle essaya, sans succès, d'évoquer un passage. Maintenant que c'était fini, il n'y avait plus que son cœur qui battait follement, et cette terrible souffrance.

La radio et les lumières furent éteintes. La nuit était sombre. Brusquement Mick commença à se frapper la cuisse avec ses poings. De toute sa force, elle martela le même muscle jusqu'à ce que les larmes coulassent sur son visage. Mais ce n'était pas assez douloureux. Les graviers étaient pointus sous le buisson. Elle en prit une poignée et les frotta sur le même endroit jusqu'à ce que sa main fût ensanglantée. Puis elle tomba sur le sol de tout son long et regarda la nuit. Cette douleur aiguë à la jambe lui faisait du bien. Elle se détendit sur l'herbe humide et, bientôt, sa respiration redevint normale.

Pourquoi, en regardant le ciel, les explorateurs n'avaient-ils pas compris que la terre était ronde ? Le ciel était courbe comme l'intérieur d'un énorme ballon de verre, et d'un bleu très sombre parsemé d'étoiles brillantes. La nuit était paisible. On sentait l'odeur des cèdres chauds. Elle n'essayait plus de penser à la musique lorsqu'elle lui revint. La première partie se présenta à son esprit exactement comme si elle avait été jouée. Elle écouta sans hâte, pensant les notes comme un problème de géométrie pour les garder en mémoire. Elle pouvait voir clairement la forme des sons et elle ne les oublierait pas. Maintenant elle se sentait bien. Elle murmura quelques mots:  "Que le Seigneur me pardonne, car je ne sais pas c-e que je fais." Pourquoi pensait-elle à ça ? Depuis quelques années, tout le monde savait que Dieu n'existait pas. Quand elle pensait à ce qu'elle avait l'habitude d'imaginer pour se représenter Dieu, elle voyait seulement M. Singer vêtu d'un long drap blanc. Dieu était silencieux - c'était peut-être pour cela qu'elle faisait ce rapprochement. Elle répéta les paroles comme si elle les adressait à M. Singer: «Que le Seigneur me pardonne car je ne sais pas ce que je fais"...(traduction Marie-Madeleine Fayet)

 

C'est en vain, donc, qu'on chercheraít une intrigue au sens traditionnel du terme. Il s'agit plutôt d'une" agglomération" autour d'un axe central avec, en séquence, la mise en place des personnages et de leur solitude individuelle; l'évocation de leurs liens avec Singer et leurs conflits internes; le suicide de Singer, qui va agir comme un catalyseur émotionnel pour les autres; enfin, en dénouement, une vie qui continue dans une solitude amplifiée par le suicide de Singer. L'histoire a mal tourné : Antonapoulos est mort, et Singer. incapable de lui survivre, s'est suicidé, alors seulement les quatre personnages commenceront à comprendre le vrai Singer...

Quatre personnages principaux évoluent autour de celui du sourd-muet bienveillant qui, ayant perdu son ami de cœur Spiros Antonapoulos, sourd-muet comme lui, à qui il rend  visite tous les jours dans l'asile où il est soigné pour le mal de Bright, reçoit des confidences sans toujours les comprendre...

- Mick Kelly, une adolescente idéaliste qui voudrait être musicienne et dont les illusions vont s`écrouler les unes après les autres

- le Dr. Benedict Copeland, un médecin afro-américain, cultivé, qui lutte pour la justice sociale et les droits des Noirs dans un Sud raciste, mais qui prêche dans le désert.

- Jake Blount, le communiste qui finit par chercher refuge dans l`alcool pour échapper à la réalité qu`il ne peut modifier.

- Biff Brannon, propriétaire d'un petit restaurant, impuissant mais fondamentalement bon.

 


"Reflections in a Golden Eye" (1941, Reflets dans un oeil d'or)

La frustration sexuelle est le thème central d'une intrigue qui se déroule dans le champ clos d'une base militaire du Sud : un jeune soldat, vierge et puritain, est fasciné par le corps somptueux de la femme de son capitaine, la première femme qu'il voit nue, mais aussi l'attirance plus morbide et qui ira jusqu'au meurtre, qu'exerce sur le capitaine lui-même ce jeune soldat renfrogné et sauvage, palefrenier des chevaux du camp qu'il monte à cru, nu, dans la forêt, un roman à scandale : "Il y a un fort, dans le Sud, où il y a quelques années un meurtre fut commis. Les acteurs de ce drame étaient deux officiers, un soldat, deux femmes, un Philippin et un cheval. Le soldat dans cette affaire était Elgé Williams. Souvent, à la fin de l’après-midi, on pouvait le voir assis seul sur l’un des bancs qui bordaient le chemin devant la caserne. C’était un joli endroit, où une longue rangée double de jeunes érables dessinait des ombres fraîches, délicates, frissonnant au vent… "

 

"Un poste militaire en temps de paix est morne. ll s'y passe des choses, mais qui reviennent, toujours semblables. Le plan même de l`ouvrage en accroît la monotonie : l`énorme caserne de béton, les rangées proprettes de maisons d'officiers construites toutes sur le même modèle, le gymnase, la chapelle, le terrain de golf et la piscine - ce n'est que lignes rigides. Mais peut-être la tristesse du poste réside-t-elle surtout dans sa solitude et dans l'excès de loisir et de sécurité, car du jour où on s'est engagé dans l'armée, on est destiné à emboîter le pas de celui qui va devant vous. Aussi bien, il arrive parfois des choses dans un poste militaire, qui ont peu de chances de se reproduire. Il y a un fort, dans le Sud, où il y a quelques années un meurtre fut commis. Les acteurs de ce drame étaient deux officiers, un soldat, deux femmes, un Philippin et un cheval. Le soldat dans cette affaire était Elgé Williams. Souvent, à la fin de l'après-midi on pouvait le voir assis seul sur l`un des bancs qui bordaient le chemin devant la caserne. C'était un joli endroit, où une longue rangée double de jeunes érables dessinait des ombres fraîches, délicates, frissonnant au vent. Au printemps les feuilles des arbres étaient d'un vert lumineux, qui, les mois chauds venus, prenait une teinte plus foncée, reposante. Vers la fin de l'automne, elles étincelaient de tons d'or. C'est là que le soldat Williams s'asseyait, attendant la sonnerie du repas du soir. C'était un jeune soldat silencieux, à la caserne il n'avait ni ennemi ni ami. Sa figure ronde, tannée, portait la marque d'une certaine innocence attentive. Ses lèvres pleines étaient rouges et deux mèches de cheveux châtains, épais et serrés, lui recouvraient le front. Ses yeux, d'une couleur curieuse où se mélangeaient l'ambre et le brun, exprimaient la placidité muette que l'on voit dans les yeux des animaux. Au premier abord, le soldat Williams paraissait un peu lourd et gauche. Mais c'était une impression fausse; il se déplaçait avec le silence et l'agilité d'une bête sauvage ou d'un voleur. Souvent, des soldats qui se croyaient seuls avaient tressailli de le voir surgir de nulle part à leur côté. Ses mains étaient petites, aux os effilés, et très fortes.

Le soldat Williams ne s'adonnait ni au tabac, ni à la boisson, ni à la fornication, ni au jeu. A la caserne, il se tenait à l'écart et était quelque peu un mystère pour ses camarades. Le terrain réservé autour du fort, d'une étendue de quinze milles carrés, était une brousse sauvage. On y trouvait des pins géants, vierges de la hache, de nombreuses variétés de fleurs, et même des animaux sauvages comme le cerf, le sanglier, le renard. Si ce n'est l'équitation, le soldat Williams ne se souciait d'aucun des sports que pratiquent les recrues. On ne l'avait jamais vu au gymnase ni à la piscine. On ne l'avait jamais vu rire, se mettre en colère, ni donner aucun signe de souffrance. ll prenait trois repas substantiels et abondants par jour et ne grommelait jamais au sujet de la nourriture comme les autres soldats. Il dormait dans une chambrée où il y avait environ trente-six lits sur deux rangées. Ce n'était pas un endroit tranquille. La nuit, quand les lumières étaient éteintes, on entendait souvent des ronflements, des jurons, des gémissements étranglés de cauchemars. Mais le soldat Williams reposait placidement. Parfois seulement venait de sa couchette le bruit furtif que fait un papier de sucre d'orge, froissé entre les doigts.

Le soldat Williams avait deux ans de service, lorsqu'on l`envoya un jour chez le capitaine Penderton. Cela arriva de la manière suivante. Le soldat Williams était chargé depuis six mois du travail d'écurie, car il s'y connaissait à soigner les chevaux. Le capitaine Penderton avait demandé par téléphone un homme de corvée au sergent-major, et, comme il se trouvait que la plupart des chevaux étaient dehors en manœuvre et qu'il y avait peu à faire à l'écurie, c'est le soldat Williams qu'envoya le sergent. La besogne à accomplir était simple. Le capitaine Penderton voulait faire débroussailler et couper une petite partie du bois derrière sa maison, afin de faire mettre là un fourneau à grillades et d'inviter des amis pour des repas en plein air. Il y avait pour une journée de travail. Le soldat Williams se mit à la tâche vers sept heures et demie du matin. C'était une journée tiède et ensoleillée d'octobre. Il savait où habitait le capitaine, car il était souvent passé devant chez lui en partant en promenade dans les bois. Il connaissait bien aussi le capitaine de vue. A vrai dire, il avait une fois causé, sans le vouloir, dommage au capitaine. Dix-huit mois auparavant, le soldat Williams avait, pendant quelques semaines, servi d'ordonnance au lieutenant de la compagnie. Un après-midi, le lieutenant avait reçu la visite du capitaine Penderton, et, en servant les boissons, le soldat Williams avait renversé une tasse de café sur le pantalon du capitaine. De plus, il voyait souvent maintenant le capitaine à l'écurie, où il avait charge du cheval de la femme du capitaine - étalon bai, qui était sans conteste la plus belle monture du poste.

Le capitaine habitait à la périphérie du poste. Sa maison, à un étage et à huit chambres, crépie de blanc, ressemblait à toutes les autres maisons de la rue, si ce n'est qu'elle était la dernière et formait angle. De deux côtés, la pelouse rejoignait la forêt. A droite, se trouvait le seul voisin du capitaine, le commandant Morris Langdon. Les maisons de cette rue faisaient face à un vaste terrain plat, recouvert de gazon brun et court, qui récemment encore servait pour le jeu de polo. Quand le soldat Williams arriva, le capitaine sortit pour lui expliquer en détail ce qu'il lui demandait de faire. Il couperait au ras du sol les chênes nains et les touffes d'églantiers, et il élaguerait les branches des gros arbres jusqu'à la hauteur de six pieds. Le capitaine désigna un vieux chêne à environ vingt mètres de la pelouse comme limite de la zone à déblayer. Le capitaine portait un anneau d'or à l'un de ses doigts blancs et gras. Il était habillé d'une culotte kaki, de bas de laine roulés au-dessous des genoux et d'une veste de cuir. Les traits de son visage anguleux étaient tendus. Ses cheveux étaient noirs et ses yeux d'un bleu transparent. Le capitaine ne sembla pas reconnaître le soldat Williams et lui donna ses ordres en homme méticuleux et agacé. Il comptait que le travail serait fini dans la journée et dit qu'il reviendrait à la fin de l'après-midi.

Le soldat travailla ferme toute la matinée. A midi il alla déjeuner au réfectoire de la caserne. A quatre heures la tâche était achevée. Il avait même fait plus que le capitaine n'avait spécifié. Le grand chêne qui marquait la limite avait une forme inusitée : les branches du côté de la pelouse étaient assez hautes pour qu'on pût passer dessous, mais les branches du côté du bois balayaient le sol gracieusement. Le soldat avait, à grand-peine, coupé ces branches à l'extrémité tombante. Ayant tout terminé, il se tenait appuyé contre le tronc d'un pin, attendant son chef. Il semblait satisfait de lui et prêt à rester en cet endroit indéfiniment.

« Eh, que faites-vous là? » s'entendit-il dire tout à coup.

Le soldat avait vu la femme du capitaine sortir de la maison par la porte de derrière et s'avancer vers lui à travers la pelouse. Ses yeux recevaient son image, laquelle cependant ne pénétra dans la région profonde de sa conscience que lorsque la dame lui adressa la parole.

«Je viens de l`écurie, dit Mme Penderton. Mon Oiseau-de-Feu a reçu un coup de sabot.

- Oui, madame », répondit vaguement le soldat. Il attendit un moment pour digérer le sens des paroles qu'on lui adressait. « Comment? 

- Je ne sais pas. C'est peut-être un de ces sacrés mulets, ou bien ils l'ont laissé aller avec les juments. J'étais furieuse et je vous ai demandé. »

La femme du capitaine se coucha dans un hamac tendu entre deux arbres au bord de la pelouse. Même dans le costume qu'elle portait ce soir-là - bottes, culotte de cheval côtelée, assez sale et usée aux genoux, et jersey gris - elle était belle. Son visage avait la placidité rêveuse d'une madone et ses cheveux couleur de bronze, sans frisure, étaient rassemblés en chignon sur la nuque. Tandis qu'elle se reposait ainsi, la servante noire arriva de la maison apportant sur un plateau une bouteille de whisky, un gobelet-mesure et de l'eau. Mme Penderton y allait franchement quand il s'agissait de boire. Elle avala coup sur coup deux gobelets de whisky pur et les fit suivre par une gorgée d'eau froide. Elle n'adressa plus la parole au soldat et ne lui posa plus de questions concernant le cheval. Ni le soldat ni la dame ne semblaient plus s'occuper l`un de l'autre. Le soldat restait appuyé contre le pin et regardait sans un clignement d'yeux l'espace vide. Le soleil de cette fin d'automne versait sur le gazon humide, tout frais poussé, un éclat radieux, et s'infiltrait dans le bois là où les feuilles étaient le moins denses pour dessiner sur le sol des taches d'or étincelant. Puis, tout à coup, le soleil disparut. L'air se rafraîchit en même temps que s'éleva une légère brise. C`était l'heure de rentrer. De loin se fit entendre une sonnerie de clairon, clarifiée par la distance et se répercutant dans les bois en notes profondes, atténuées. La nuit approchait.

A ce moment, le capitaine Penderton revint. Il parqua son auto devant la maison et s'avança aussitôt à travers la pelouse pour voir comment l'ouvrage avait été fait. Il salua de la main sa femme et fit un signe de tête sec au soldat, qui prit vaguement le garde-à-vous devant lui. Le capitaine parcourut du regard l'espace déblayé. Aussitôt il claqua des doigts et ses lèvres s'amincirent en une grimace de mauvaise humeur. Il dirigea ses yeux bleus limpides vers le soldat, puis lui dit posément : «Mon garçon, tout le but de ce travail était de mettre en valeur le grand chêne.» Le soldat écouta ce commentaire en silence. Sa face ronde, attentive, ne changea pas. «Je vous ai demandé de déblayer le terrain jusqu'au grand chêne seulement», continua l'officier en élevant la voix. Il s'avança d'un pas raide vers l'arbre et montra du doigt les branches coupées, étalées. «Ces branches qui balayaient le sol et tendaient leur claire-voie devant le reste du bois faisaient toute la beauté du point de vue. Maintenant c'est affreux.» Le capitaine semblait plus agité que l'accident n'en valait la peine. Debout, seul dans le bois, il paraissait petit.

« Que faut-il que je fasse, mon capitaine? ›› demanda le soldat Williams après une longue pause.

Mme Penderton se mit soudain à rire et sortit une jambe bottée pour balancer le hamac. «Le capitaine vous demande de ramasser les branches et de les recoudre au tronc.»

Son mari ne goûta pas la plaisanterie. «Allez chercher des feuilles, que vous répandrez sur les endroits dénudés d'où vous avez enlevé les broussailles. Après, vous pourrez vous en aller.» Il donna un pourboire au soldat et rentra dans la maison. Le soldat Williams pénétra lentement dans le bois qui s'obscurcissait, pour ramasser des feuilles tombées. La femme du capitaine se balançait et semblait sur le point de s'endormir. Le ciel se remplissait d'une teinte jaune, pâle et froide, et tout était silencieux...."


 

John Huston réalisera en 1967, l'année de la mort de Carson McCullers, une adaptation, "Reflections in a Golden Eye " avec Elizabeth Taylor (la femme amoureuse d'un cheval ), Robert Forster (le soldat amoureux de la femme dont il contemple, chaque nuit, le sommeil), Marlon Brando (le colonel, secrètement amoureux du soldat qui épie sa femme) ...

 


The Ballad of the Sad Cafe and other stories" (1951) 

"The town itself is dreary; not much is there except the cotton mill, the two-room houses where the workers live, a few peach trees, a church with two colored windows, and a miserable main street only a hundred yards long. On Saturdays the tenants from the near-by farms come in for a day of talk and trade. Otherwise the town is lonesome, sad, and like a place that is far off and estranged from all other places in the world. The nearest train stop is Society City, and the Greyhound and White Bus Lines use the Forks Falls Road which is three miles away. The winters here are short and raw, the summers white with glare and fiery hot..."

 

 

"La ville même est désolée; il n'y a guère que la filature, des maisons de deux pièces pour les ouvriers, quelques pêchers, une église avec deux vitraux de couleur, et une grand'rue misérable qui n'a pas cent yards de long. Les fermiers des environs s'y retrouvent chaque samedi pour se voir et parler des affaires. Le reste du temps, la ville est triste, solitaire, un endroit loin de tout, en marge du monde. La gare la plus proche est Society City; les lignes d'autocar Greyhound et White bus lines passent à trois miles de là, sur la route des Forks Falls. Les hivers y sont vifs et brefs, les étés blancs de chaleur dure et sauvage.."

 



"La Ballade du café triste" (The Ballad of the Sad Cafe, 1951)

Recueil d'une longue et de six courtes nouvelles de la romancière Carson McCullers, mais un recueil bien loin de constituer l'ensemble des nouvelles de l'auteur, puisqu'il en fut encore publié plus d'une douzaine dans le volume posthume intitulé "Le Cœur hypothéqué" (The Mortgaged Heart, 1971). 

Cette "Ballade", au fond un court roman, est un petit chef-d'œuvre, dont Jacques Tournier, biographie de Carson McCullers et traducteur de la correspondance de Truman Capote, en a donné une version française remarquable. On l'a souvent écrit, cette oeuvre recèle quelques-unes des plus belles pages qu'on ait écrites sur la solitude des cœurs et des corps, sur le pathétique des amours croisées, contrariées, impuissantes à parvenir à communiquer entre eux.  "L'amour est une expérience commune à deux êtres, écrit Carson McCullers, mais cette communauté d'experience n'implique pas une similitude d'expérience chez les deux personnes concernées." Oui, le cœur est bien un chasseur solitaire....

Le ércit a pour cadre la prohibition, dans une toute petite bourgade - la gare la plus proche est à Society City - du Sud profond, écrasée de chaleur, de solitude, d'oisiveté et de tristesse. Une grande fille un peu masculine, extrêmement énergique, mais au passé un peu mystérieux, miss Amelia, ouvre un café au rez-de-chaussée de sa propre maison. Celui-ci devient le seul "lieu de plaisir" local. Survient un nain bossu, qui répond au nom de Lymon et qui n'est autre que le cousin d'Amelia. Celle-ci l'accueille d'abord par pitié, avant de s'éprendre de lui. Le voilà donc ne tardant pas à se comporter comme un caïd, en tout cas comme le véritable patron de café. Le drame éclate lorsque revient Marvin Macy, mauvais garçon (il sort de prison) qui n'en a pas moins aimé Amelia, puisqu'il a été son mari, qu'elle a chassé. Elle va se venger de lui en le battant dans un farouche corps à corps physique, à la suite de quoi Lymon décide de le suivre. Brisée, Amelia ferme le café, derrière les volets clos duquel elle s'enferme, apparemment pour toujours (trad. Stock).

 

"Si vous marchez dans la grand-rue, un après-midi du mois d'août, vous ne trouverez rien à faire. Le plus grand bâtiment, juste au centre de la ville, n'a que des fenêtres aveugles et penche si fort vers la droite qu'à chaque seconde, on attend qu'il s'effondre. C'est une très vieille maison. Elle a quelque chose d'étrange, d'un peu fou, que vous ne parvenez pas à comprendre, et, brusquement, vous découvrez qu'il y a très longtemps déjà, on a commencé à peindre le côté droit de la véranda et un peu du mur - mais on n'a pas terminé le travail et la maison a un côté plus sale et plus sombre que l'autre. Elle a l'air tout à fait inhabitée. Au second étage, pourtant, il reste une fenêtre qui n'a pas été aveuglée. Il arrive parfois, au plus tard de l'après-midi, quand la chaleur est à son comble, qu'une main pousse la persienne et qu'un visage surplombe la ville. Un visage comme en ont les figures qu'on croise dans les rêves - blafard, asexué, deux yeux gris en croix, tournés l'un vers l'autre suivant un angle si aigu qu'ils ont l'air de se renvoyer le regard immense et secret de la douleur. Ce visage s'attarde une heure environ, puis la persienne se referme, et il n'y a plus âme qui vive dans la grand-rue. 

Ces après-midi du mois d'août - votre travail est terminé, vous n'avez absolument rien à faire - il vaudrait mieux prendre la route des Forks Falls pour entendre le groupe enchaîné des bagnards.

C'est ici pourtant, c'est dans cette ville, qu'on trouvait autrefois un café. Cette vieille maison

aveugle ne ressemblait à aucune autre, à des miles à la ronde. Il y avait des tables, avec des nappes et des serviettes en papier, des guirlandes colorées suspendues aux ventilateurs et une foule de gens le samedi soir. C'était Miss Amelia Evans la propriétaire. Mais tout le succès, toute la gaieté, revenait à un bossu qu'on appelait Cousin Lymon. Dans l'histoire du café, il y a quelqu'un d'autre qui joue un rôle - l'ancien mari de Miss Amelia, un terrible

personnage qui, après avoir passé des années au pénitencier, revint dans la ville, provoqua le désastre et reprit son chemin. Il y a très longtemps que le café n'existe plus, mais chacun s'en souvient encore.

"If you walk along the main street on an August afternoon there is nothing whatsoever to do. The largest building, in the very center of the town, is boarded up completely and leans so far to the right that it seems bound to collapse at any minute. The house is very old. There is about it a curious, cracked look that is very puzzling until you suddenly realize that at one time, and long ago, the right side of the front porch had been painted, and part of the wall -- but the painting was left unfinished and one portion of the house is darker and dingier than the other. The building looks completely deserted. Nevertheless, on the second floor there is one window which is not boarded; sometimes in the late afternoon when the heat is at its worst a hand will slowly open the shutter and a face will look down on the town. It is a face like the terrible dim faces known in dreams -- sexless and white, with two gray crossed eyes which are turned inward so sharply that they seem to be exchanging with each other one long and secret gaze of grief. The face lingers at the window for an hour or so, then the shutters are dosed once more, and as likely as not there will not be another soul to be seen along the main street. These August afternoons -- when your shift is finished there is absolutely nothing to do; you might as well walk down to the Forks Falls Road and listen to the chain gang.

However, here in this very town there was once a café. And this old boarded-up house was unlike any other place for many miles around. There were tables with cloths and paper napkins, colored streamers from the electric fans, great gatherings on Saturday nights. The owner of the place was Miss Amelia Evans. But the person most responsible for the success and gaiety of the place was a hunchback called Cousin Lymon. One other person had a part in the story of this café -- he was the former husband of Miss Amelia, a terrible character who returned to the town after a long term in the penitentiary, caused ruin, and then went on his way again. The café has long since been closed, but it is still remembered..."


The place was not always a café. Miss Amelia inherited the building from her father, and it was a store that carried mostly feed, guano, and staples such as meal and snuff. Miss Amelia was rich. In addition to the store she operated a still three miles back in the swamp, and ran out the best liquor in the county. She was a dark, tall woman with bones and muscles like a man. Her hair was cut short and brushed back from the forehead, and there was about her sunburned face a tense, haggard quality. She might have been a handsome woman if, even then, she was not slightly cross-eyed. There were those who would have courted her, but Miss Amelia cared nothing for the love of men and was a solitary person. Her marriage had been unlike any other marriage ever contracted in this county -- it was a strange and dangerous marriage, lasting only for ten days, that left the whole town wondering and shocked. Except for this queer marriage, Miss Amelia had lived her life alone. Often she spent whole nights back in her shed in the swamp, dressed in overalls and gum boots, silently guarding the low fire of the still.

With all things which could be made by the hands Miss Amelia prospered. She sold chitterlins and sausage in the town near-by. On fine autumn days, she ground sorghum, and the syrup from her vats was dark golden and delicately flavored. She built the brick privy behind her store in only two weeks and was skilled in carpentering. It was only with people that Miss Amelia was not at ease. People, unless they are nilly-willy or very sick, cannot be taken into the hands and changed overnight to something more worthwhile and profitable. So that the only use that Miss Amelia had for other people was to make money out of them. And in this she succeeded. Mortgages on crops and property, a sawmill, money in the bank -- she was the richest woman for miles around. She would have been rich as a congressman if it were not for her one great failing, and that was her passion for lawsuits and the courts. She would involve herself in long and bitter litigation over just a trifle. It was said that if Miss Amelia so much as stumbled over a rock in the road she would glance around instinctively as though looking for something to sue about it. Aside from these lawsuits she lived a steady life and every day was very much like the day that had gone before. With the exception of her ten-day marriage, nothing happened to change this until the spring of the year that Miss Amelia was thirty years old.

 

Ce ne fut pas toujours un café. Lorsque Miss Amelia reçut ce bâtiment en héritage de son père, c'était un magasin où l'on vendait surtout de quoi nourrir les animaux, du guano, des denrées genre farine et tabac à priser. Miss Amelia était riche. En plus du magasin, elle possédait une distillerie, à trois miles vers les marais, qui donnait le meilleur alcool du comté. C'était une femme grande et sombre, avec une charpente et des muscles d'homme, des cheveux coupés court coiffés en arrière, et, tout autour de son visage brûlé de soleil, un air de noblesse égarée et hautaine. Elle aurait été belle s'il n'y avait eu déjà ces yeux qui se croisaient. Certains auraient aimé lui faire la cour, mais elle se moquait de l'amour que lui portaient les hommes. C'était un être solitaire. Aucun des mariages célébrés dans le comté ne peut se comparer au sien - un mariage étrange et lourd de menaces, qui n'avait duré que dix jours, et dont la ville entière avait été surprise et scandalisée. Cet absurde mariage mis à part, Miss Amelia avait toujours vécu seule. Elle passait souvent ses nuits dans son entrepôt des marais, en salopette et bottes de caoutchouc, surveillant silencieusement la flamme étouffée de ses alambics.

Miss Amelia gagnait de l'argent avec tout ce qu'on peut faire de ses mains. Elle vendait des andouilles et des saucisses à la ville voisine. Pendant les belles journées d'automne, elle pilait du sorgho, et le sirop de ses cuves, ambré comme de l'or, avait une odeur délicate. En quinze jours, elle avait réussi à construire des cabinets en brique derrière son magasin, et ses dons de charpentier étaient évidents. Elle n'était mal à l'aise que devant les gens. Parce que les gens - sauf s'ils sont un peu fous ou gravement malades - on ne peut pas les prendre dans ses mains et les transformer pendant la nuit en quelque chose de plus haute valeur et de meilleur profit. Miss Amelia ne connaissait donc qu'une façon de se servir des gens : leur prendre leur argent. Et elle y réussissait parfaitement. Hypothèques sur les biens, sur les récoltes, scierie, placements en banque - c'était la femme la plus riche à des miles à la ronde. Sa fortune aurait pu égaler celle d'un homme politique, si elle n'avait pas eu un goût presque maladif pour les procès et les tribunaux. Le moindre prétexte lui était bon à engager d'interminables poursuites judiciaires. On prétendait que, lorsqu'elle trébuchait sur une pierre dans un chemin, elle regardait d'instinct autour d'elle pour trouver quelqu'un à traîner en justice. Ce goût des procès mis à part, elle menait une vie tranquille où chaque journée ressemblait aux autres. Et rien, sinon son mariage de dix jours, n'en avait troublé le cours jusqu'au printemps de cette année où Miss Amelia eut trente ans.

 

It was toward midnight on a soft quiet evening in April. The sky was the color of a blue swamp iris, the moon clear and bright. The crops that spring promised well and in the past weeks the mill had run a night shift. Down by the creek the square brick factory was yellow with light, and there was the faint, steady hum of the looms. It was such a night when it is good to hear from faraway, across the dark fields, the slow song of a Negro on his way to make love. Or when it is pleasant to sit quietly and pick a guitar, or simply to rest alone and think of nothing at all. The street that evening was deserted, but Miss Amelia's store was lighted and on the porch outside there were five people. One of these was Stumpy MacPhail, a foreman with a red face and dainty, purplish hands. On the top step were two boys in overalls, the Rainey twins -- both of them lanky and slow, with white hair and sleepy green eyes. The other man was Henry Macy, a shy and timid person with gentle manners and nervous ways, who sat on the edge of the bottom step. Miss Amelia herself stood leaning against the side of the open door, her feet crossed in then: big swamp boots, patiently untying knots in a rope she had come across. They had not talked for a long time.

One of the twins, who had been looking down the empty road, was the first to speak. "I see something coming," he said.

"A calf got loose," said his brother.

The approaching figure was still too distant to be clearly seen. The moon made dim, twisted shadows of the blossoming peach trees along the side of the road. In the air the odor of blossoms and sweet spring grass mingled with the warm, sour smell of the near-by lagoon.

"No. It's somebody's youngun," said Stumpy MacPhail.

 

C'était un peu avant minuit, un soir doux et calme d'avril. Le ciel était bleu comme un iris des marais. La lune avait tout son éclat. Les récoltes, ce printemps-là, promettaient d'être belles, et dans les semaines précédentes on avait mis en place à la filature une équipe de nuit. En contrebas, près du ruisseau, on voyait le bâtiment de brique éclairé, comme un grand carré jaune, d'où montait le bruit assourdi et patient des tissages. C'était une de ces

nuits où l'on aime écouter, à travers l'obscurité des champs, la voix lointaine et heureuse du Noir qui va faire l'amour. Où l'on voudrait s'asseoir doucement et gratter sa guitare, ou simplement être seul et ne penser à rien. La rue était déserte, cette nuit-là, mais il y avait de la lumière dans le magasin de Miss Amelia, et cinq personnes se tenaient sous la véranda. Le contremaître Stumpy MacPhail, avec son visage congestionné, ses mains fragiles et violettes. Sur la plus haute marche, les jumeaux Rainey, en salopette, tous deux grands et maigres, avec des cheveux blancs et des yeux verts endormis.

Henry Macy, sur la dernière marche, un homme timide, effacé, aux gestes doux et inquiets. Miss Amelia, enfin, appuyée à la porte ouverte, avec ses bottes des marais, les pieds croisés, absorbée à défaire les nœuds d'une corde qu'elle venait de ramasser. Personne n'avait rien dit depuis un bon moment.

L'un des jumeaux, qui regardait vers le bas de la rue déserte, fut le premier à parler :

"J'aperçois quelque chose qui vient.

- Un veau qui s'est détaché", dit son frère.

Ce qui venait était trop éloigné encore pour qu'on le distingue nettement. Les pêchers en fleur qui bordaient la route avaient, sous la lune, des ombres difformes. Le parfum des fleurs printanières et de l'herbe neuve se mêlait à l'odeur âcre et sourde des marais.

 

"Non, dit Stumpy MacPhail, c'est le gosse de quelqu'un."

 

Miss Amelia watched the road in silence. She had put down her rope and was fingering the straps of her overalls with her brown bony hand. She scowled, and a dark lock of hair fell down on her forehead. While they were waiting there, a dog from one of the houses down the road began a wild, hoarse howl that continued until a voice called out and hushed him. It was not until the figure was quite close, within the range of the yellow light from the porch, that they saw dearly what had come.

The man was a stranger, and it is rare that a stranger enters the town on foot at that hour. Besides, the man was a hunchback. He was scarcely more than four feet tall and he wore a ragged, dusty coat that reached only to his knees. His crooked little legs seemed too thin to carry the weight of his great warped chest and the hump that sat on his shoulders. He had a very large head, with deep-set blue eyes and a sharp little mouth. His face was both soft and sassy -- at the moment his pale skin was yellowed by dust and there were lavendar shadows beneath his eyes. He carried a lopsided old suitcase which was tied with a rope.

Miss Amelia regardait silencieusement la route. Elle avait jeté sa corde et tripotait de sa main brune et sèche les sangles de sa salopette en fronçant les sourcils. Une mèche de cheveux sombres lui couvrait le front. Pendant qu'ils attendaient, un chien se mit à hurler, dans l'une des maisons du bas de la route - hurlements furieux, enroués, qu'une voix finit par faire taire. Il leur fallut attendre que la silhouette soit tout près d'eux, dans le rond de lumière de la véranda, pour savoir exactement qui venait.

L'homme était étranger - et c'est bien rare qu'un étranger pénètre à pied dans cette ville à une heure pareille. De surcroît, l'homme était bossu. A peine quatre pieds de haut, une vieille veste couleur rouille qui lui arrivait aux genoux, de petites jambes torses qui paraissaient trop fragiles pour le poids de son énorme poitrine et de la bosse plantée entre ses deux épaules, une tête très large, des yeux bleu sombre, une bouche comme un rasoir, un visage insolent et doux à la fois, couvert de poussière ocre, avec des ombres bleu lavande autour des paupières. Il tenait maladroitement une valise fermée par une ficelle.


"Evening," said the hunchback, and he was out of breath.

Miss Amelia and the men on the porch neither answered his greeting nor spoke. They only looked at him.

"I am hunting for Miss Amelia Evans."

Miss Amelia pushed back her hair from her forehead and raised her chin. "How come?"

"Because I am kin to her," the hunchback said.

The twins and Stumpy MacPhail looked up at Miss Amelia.

"That's me," she said. "How do you mean 'kin'?"

"Because --" the hunchback began. He looked uneasy, almost as though he was about to cry. He rested the suitcase on the bottom step, but did not take his hand from the handle. "My mother was Fanny Jesup and she come from Cheehaw. She left Cheehaw some thirty years ago when she married her first husband. I remember hearing her tell how she had a half-sister named Martha. And back in Cheehaw today they tell me that was your mother."

Miss Amelia listened with her head turned slightly aside. She ate her Sunday dinners by herself; her place was never crowded with a flock of relatives, and she claimed kin with no one. She had had a great-aunt who owned the livery stable in Cheehaw, but that aunt was now dead. Aside from her there was only one double first cousin who lived in a town twenty miles away, but this cousin and Miss Amelia did not get on so well, and when they chanced to pass each other they spat on the side of the road. Other people had tried very hard, from time to time, to work out some kind of far-fetched connection with Miss Amelia, but with absolutely no success.

The hunchback went into a long rigmarole, mentioning names and places that were unknown to the listeners on the porch and seemed to have nothing to do with the subject. "So Fanny and Martha Jesup were half-sisters. And I am the son of Fanny's third husband. So that would make you and I --" He bent down and began to unfasten his suitcase. His hands were like dirty sparrow daws and they were trembling. The bag was full of all manner of junk -- ragged clothes and odd rubbish that looked like parts out of a sewing machine, or something just as worthless. The hunchback scrambled among these belongings and brought out an old photograph. "This is a picture of my mother and her half-sister."

Miss Amelia did not speak. She was moving her jaw slowly from side to side, and you could tell from her face what she was thinking about. Stumpy MacPhail took the photograph and held it out toward the light. It was a picture of two pale, withered-up little children of about two and three years of age. The faces were tiny white blurs, and it might have been an old picture in anyone's album.

Stumpy MacPhail handed it back with no comment. "Where you come from?" he asked.

The hunchback's voice was uncertain. "I was traveling."

 

- " 'Soir ", dit le bossu, et il était hors d'haleine.

Sous la véranda, personne ne répondit à ce salut ; ni Miss Amelia, ni l'un des quatre hommes. Ils se contentèrent de le regarder en silence.

-"Je cherche la piste de Miss Amelia Evans..."

Miss Amelia écarta la mèche de son front, et leva le menton :

-"Comment ça?

- Je suis de sa famille", dit le bossu.

Stumpy MacPhail et les jumeaux regardèrent du côté de Miss Amelia.

-"C'est moi, dit-elle. Vous entendez quoi, par "famille" ?

- Eh bien..."

Le bossu semblait mal à l'aise, presque au bord des larmes. Il posa sa valise sur la dernière marche du perron, mais garda la poignée en main.

-"Ma mère s'appelait Fanny Jesup, et elle était de Cheehaw. Elle a quitté Cheehaw, il y a une trentaine d'années, après son premier mariage. Elle parlait souvent d'une demi-sœur qui s'appelait Martha, je m'en souviens. Et, quand je suis revenu à Cheehaw, on m'a dit que cette Martha était votre mère."

Miss Amelia écoutait, la tête légèrement penchée. Tous ses repas du dimanche, elle les prenait seule. Aucun troupeau de parents n'encombrait sa maison, et elle ne se réclamait d'aucune famille. C'est exact qu'à Cheehaw elle avait eu autrefois une grand-tante qui louait des chevaux, mais cette grand-tante était morte. Il lui restait seulement un cousin issu de germain, qui vivait dans une autre ville, à vingt miles de là. Mais ce cousin s'entendait assez mal avec elle, et, quand il la rencontrait par hasard, il crachait sur le côté de la route. Certains mettaient parfois tout en œuvre pour se découvrir une parenté quelconque avec Miss Amelia, mais sans aucun succès, jamais.

Le bossu se lança dans un discours incohérent, cita des noms, des lieux, qui semblaient n'avoir aucun rapport avec le sujet et que ceux qui étaient sous la véranda n'avaient jamais entendu prononcer.

-"Fanny et Martha Jesup étaient donc demi-sœurs, et comme je suis le fils du troisième mari de Fanny, je pense que vous et moi..."

Il se pencha, et commença à dénouer la ficelle de sa valise. Il avait les doigts sales et tremblants comme des griffes de moineau. Sa valise était remplie d'une camelote bizarre - vêtements en lambeaux, objets rouillés qui ressemblaient aux pièces détachées d'une machine à coudre, ou à quelque chose de même valeur. Il farfouilla longtemps, et finit par trouver une photographie :

-"Ma mère et sa demi-sœur."

Miss Amelia ne disait rien. Elle remuait doucement les mâchoires. Ce qu'elle pensait était écrit sur son visage. Stumpy MacPhail prit la photographie et l'approcha de la lumière. Elle représentait deux petits enfants maigres et pâles, dans les deux ou trois ans. Leurs visages étaient deux taches blanches. C'était une vieille photographie qu'on aurait pu trouver dans l'album de n'importe qui.

Stumpy MacPhail la rendit sans commentaire.

- "D'où venez-vous ?" demanda-t-il.

La voix du bossu paraissait indécise.

- "J'ai voyagé."

..... 


"Frankie Addams , The Member of the Wedding" (1946)

"Le monde est séparé de moi", pense Frankie, petite fille trop grande pour son âge, aux prises avec son adolescence, avec une sexualité qu'elle ne comprend pas, et l'accablante sensation de n'être qu'elle-même. McCullers revient à la description des émois du coeur à l'âge incertain où l'on change de peau, son portrait de Frankie Addams, l'adolescente inquiète qui se prépare à assister au mariage de son grand frère et, le coeur battant, moitié expectative moitié de terreur, attend de cet événement qu'il lui fasse franchir le seuil de l'âge adulte, est un petit chef d'oeuvre.  Fred Zinnemann en réalisa une adaptation en 1952 avec Ethel Waters (Berenice Sadie Brown), Julie Harris (Frances 'Frankie' Addams) et Brandon De Wilde (John Henry).

 

"C'est arrivé au cours de cet été si vert qu'on en devenait fou. Frankie avait douze ans. Elle n'était membre de rien, cet été-là. Elle ne faisait partie d'aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle se sentait sans aucune attache, et elle rôdait autour des portes, et elle avait peur. En juin, les arbres avaient été d'un vert à perdre la tête, mais les feuillages s'étaient mis à foncer, peu à peu, et la ville érair devenue noire et comme desséchée par le feu du soleil. Dans les premiers temps, Frankie avait l'habitude de se promener, sans avoir rien à faire de précis. Au petit matin et au crépuscule, les trottoirs de la ville étaient gris, mais le soleil de midi les transformait en miroirs, et le ciment brûlait en scintillant comme du verre. Frankie avait fini par trouver que les trottoirs étaient trop chauds pour la plante de ses pieds et, d'un autre côté, elle commençait à avoir des ennuis. Des ennuis si graves et si personnels, qu'elle avait jugé préférable de rester calfeutrée chez elle - et chez elle il n'y avait que Bérénice Sadie Brown et John Henry West. Ils restaient assis tous les trois autour de la table de la cuisine, parlant de choses toujours les mêmes, les répétant à l'infini, si bien que pendant ce mois d'août les mots s'étaient mis à rimer les uns avec les autres, en produisant une étrange musique. Chaque après-midi, le monde avait l'air de mourir, et tout devenait immobile. Cet été-là avait fini par ressembler à un cauchemar de fièvre verte ou à une jungle obscure et silencieuse derrière une vitre. Et puis, le dernier vendredi du mois d'août, tout avait changé brusquement. Si brusquement que, dans le désert de cet après-midi, Frankie ne savait plus où elle en était, et qu'elle n'arrivait toujours pas à comprendre.

- C'est vraiment trop bizarre, dit-elle. La façon dont c'est arrivé.

- Arrivé ? Arrivé? dit Bérénice.

John Henry les observait et les écoutait calmement.

- Je ne sais plus où j'en suis. A ce point-là, c'est la première fois.

- Où tu en es à cause de quoi?

- De tout ça.

- Le soleil, dit Bérénice, je crois qu'il t'a fait bouillir la cervelle. 

- Moi aussi, murmura John Henry.

Frankie elle-même n'était pas loin de le croire. Il était quatre heures de l'après-midi. La cuisine était calme, grise et carrée. Frankie était assise près de la table, les yeux à moitié fermés, et elle réfléchissait au mariage. Elle voyait une église silencieuse, et de la neige qui s'écrasait bizarrement contre les vitraux de couleur. Le marié était son frère, et il y avait une lumière à la place de son visage. La mariée était là, elle aussi, en robe blanche à longue traîne, et la mariée n'avait pas de visage elle non plus. Quelque chose dans ce mariage faisait éprouver à Frankie une sensation dont elle ne savait pas le nom...."