Carson McCullers (1917-1967) - "The Heart Is a Lonely Hunter" (1940), "Reflections in a Golden Eye" (1941), "The Ballad of the Sad Cafe" (1951) - Flannery O'Connor (1925-1964), "Wise Blood" (1952), "A Good Man is Hard to Find" (1955) - James Agee (1909-1955), "Let Us Now Praise Famous Men" (1941), "The Morning Watch" (1951) , "A Death in the Family" (1957) -  ........

Last Update: 31/12/2016


Dans la littérature américaine , le Sud qui prend corps dans les années 1940-1950 n'est plus celui des vieilles demeures coloniales, c'est celui "de la terre des iniquités et des tares". Viols, incestes, meurtres traduisent la déchéance morale d'une société à l'image d'une terre jadis nourricière aujourd'hui épuisée. L'œuvre de McCullers s'inscrit ainsi dans la tradition du gothique sudiste, aux côtés de Faulkner, O’Connor et Tennessee Williams. Son utilisation des atmosphères oppressantes et du cadre du Sud américain permet d’explorer des thèmes de décadence, de violence cachée et de moralité en déclin.

Un monde dans lequel les personnages de l'emblématique "Ballad of the Sad Café"  (1951) ne peuvent d'autant moins lui échapper qu'ils ne le comprenent pas: "The town itself is dreary; not much is there except the cotton mill, the two-room houses where the mill hands live, a few peach trees, and muddy red clay roads. Yet, the town is a curious place. They don’t know whether to be proud or ashamed of the queer Miss Amelia". Dans "The Heart Is a Lonely Hunter" (1940), le roman le plus célèbre de Carson McCullers , l’auteur campe le portrait de plusieurs personnages qui se sentent incompris et coupés du monde, chacun, parce qu'il ne sait comment communiquer avec l'autre, trouvant un certain réconfort dans la figure du sourd-muet John Singer, son premier héros : "In the town there were two mutes, and they were always together. Early every morning they would come out from the house where they lived and walk arm in arm down the street to work. The one who always steered the way was named John Singer, and the other, his friend, was Antonapoulos". 

Et c'est toujours au travers du prisme des personnages marginaux, que McCullers traite également des inégalités sociales et raciales : dans "The Member of the Wedding" (1946), la jeune Frankie Addams se sent exclue de son environnement et cherche désespérément à appartenir à quelque chose qui pourrait l'englober : "It happened that green and crazy summer when Frankie was twelve years old. This was the summer when for a long time she had not been a member. She was afraid she was the only one of her kind in the whole world". 

Dans cet univers, les relations entre les êtres ne sont que complexité, que ce soit à travers l’amour non réciproque ou les désirs inassouvis. McCullers s’intéresse aux tensions émotionnelles et aux failles humaines, explorela vulnérabilité des personnages et leur quête de reconnaissance, mais surtout nous montre que le plus souvent ce seront des moments fugaces, souvent inconscients, qui détermineront les actes les plus importants et dramatiques de notre existence : "There is a certain hour in the afternoon, very sunny, when the warmth of the sun strikes a person in a way that causes their spirit to wander away from their body. It is in such an hour that most crimes are committed, most marriages made, and most deaths occur" (Reflections in a Golden Eye, 1941) ... 


Carson McCullers (1917-1967)

Née à Colombus (Géorgie), d'un père, Lamar Smith, réparateur de montres, McCullers, aux allures de garçon, erre dans ville provinciale et tombe amoureuse de son professeur de piano, Mary Tucker : elle a quinze ans, nous sommes en 1932, elle semble déjà savoir - elle le dira plus tard -  que "son amour restera solitaire". Elle gagne New York et dès 1936, la prestigieuse revue Story publie sa nouvelle "Wunderkind", l'histoire d'une adolescente de quinze ans, enfant prodige qui découvre en jouant une sonate de Beethoven qu'elle n'est pas la virtuose qu'elle rêvait d'être. En 1937, elle épouse le caporal Reeves McCullers, le plus athlétique soldat de la contrée, et commence à écrire "The Heart is a lonely Hunter" qui est publié en 1940 et qui la rend immédiatement célèbre, à 23 ans. Divorcée de Reeves en 1940, McCullers vit à Broolyn Heights (New York) dans une maison qui devient salon du tout new-york des écrivains et artistes : s'y côtoient Jane et Paul Bowles, Christopher Isherwood, Anaïs Nin, Richard Wright, Leonard Bernstein, Aaron Copland. Un troisième amour surgit dans sa vie, une jeune femme aux cheveux courts et aux yeux gris, Anne-Marie Scwarzenbach, pianiste et devenue écrivain, tout comme elle. En 1941, elle publie "Reflections in a Golden Eye" qui confirme sa réputation de supposée névrosée morbide et perverse. Elle tente une expérience de vie communautaire dans une grande maison de Brooklyn tant les années lui paraissent difficiles. Anne-Marie meurt d'une hémorragie cérébrale et les Etats-Unis entrent en guerre. En 1945, elle ré-épouse Reeves, revenu blessé de guerre et qui se suicidera à Paris en 1953.  Elle écrit et adapte pour la scène "Frankie Adams, The Member of the Wedding" en 1946. En 1961, atteinte d'un cancer et devenant progressivement infirme depuis 1953, McCullers publie "The Ballad of the Sad Cafe and other stories" (1951) et son dernier roman, "Clock without Hands", où les derniers jours sur terre de J.T.Malone, qui se meurt d'une leucémie, rythment une chronique des luttes raciales dans le Sud en 1953-1954, l'année cruciale où l'arrêt de la Cour suprême déclara la ségrégation dans les écoles contraire à la Constitution et où s'enclencha le mouvement pour les droits civiques. Carson McCullers a tenter d'exprimer tout au long son oeuvre, limitée certes, les rapports souvent tragiques de l'amour à la solitude, avec en fond une appréhension constante de la douleur, de l'absence.. 


"The Heart Is a Lonely Hunter" (1940, Le Coeur est un Chasseur solitaire)

Chronique, du printemps 1938 à août 1939 d'une petite ville du Sud, qui survit dans la torpeur poussiéreuse de ses rues écrasées de soleil et où des vies s'épuisent à chercher comment briser leur solitude : se détache la figure adolescente de Mick, qui ressemble étrangement à Carson McCullers, pauvre, passionnée de musique, et qui rôde dans les cours des immeubles pour surprendre les accents d’une symphonie qui s’échappent d’un poste de TSF.. Comme Carson McCullers, la petite Mick, une gamine de douze ans, rêve d'être musicienne. Comme elle, elle porte un short et un polo et des sandales, elle ressemble à un jeune garçon et fume en cachette. Elle est trop grande et trop maigre et souffre de se sentir différente des autres. Bref, Mick (et plus tard Frankie Addams) sont les doubles de l'écrivain. Mick est l'un des personnages du premier roman de Carson McCullers, Le Cœur est un chasseur solitaire, roman qu'elle publie en 1940, alors qu'elle n'a que vingt-deux ans. Le roman, l'un des plus complexes de son auteur, est, comme l'écrit Hector Bianciotti, "une fresque grouillante de personnages. Leur confident à tous est un sourd-muet - plus qu'un personnage, l'image charnelle et mutilée du Dieu, qui ne repond pas". Dans une petite ville américaine en plein cœur du Sud, avec de longs étés brûlants et des hivers froids, des filatures de coton, des ouvriers pauvres, des nègres humiliés, s'entrecroisent des êtres infortunés, pleins d'espoir et de rêve, toujours en quête d'une vérité, et partout la faim et la solitude. Chacun mène son combat, chacun aspire à fuir cette solitude. Singer, vers qui convergent tous ces êtres, écoute, acquiesce, Singer le sourd-muet, lit sur les lèvres et dans les âmes. En toile de fond, très loin et comme assourdis par la distance, Hitler et les rumeurs de guerre. Le Cœur est un chasseur solitaire est un livre désespéré comme le reste de l'oeuvre de Carson McCullers. On y retrouve des êtres blessés et parfois blessés à mort, de cette blessure muette qui est celle de l'animal. Et c'est ce qui rend pathétique l'univers de l'écrivain. Pas de cris d'horreur, d'hystérie mais une passivité douloureuse, une stupeur sourde..." (éditions Stock)

 

"..Dans la nuit secrète et paisible, elle était seule une fois de plus. Il n'était pas tard. Les fenêtres des maisons découpaient des carrés de lumière jaune le long des rues. Elle marchait lentement, les mains dans les poches, la tête de côté. Pendant longtemps elle marcha sans se soucier de la direction. Bientôt les habitations s'espacèrent, s'entourèrent de jardins plantés de grands arbres et de buissons noirs. Elle s'aperçut alors qu'elle était près de la maison où elle était venue si souvent l'été dernier.. Ses pieds l'avaient menée là à son insu. Elle s'assura que personne ne la voyait et entra dans la cour.

La radio marchait comme d'habitude. Pendant une seconde elle resta devant la fenêtre, observant les gens qui se trouvaient à l'intérieur. L'homme chauve et la dame à cheveux blancs, assis à une table, jouaient aux cartes. Mick s'assit par terre. C'était un bel endroit, un endroit secret. Des cèdres épais la cachaient complètement. La radio ne valait rien ce soir... quelqu'un chantait des chansons populaires qui finissaient toutes de la même façon. Elle se sentait vide. Elle fouilla dans ses poches. Elles contenaient des raisins secs, un rang de perles, une cigarette et des allumettes. Elle alluma la cigarette et mit ses bras autour de ses genoux. Elle se sentait vide... comme s'il n'y avait plus en elle ni un sentiment ni une pensée. Les programmes se succédaient et ne valaient rien. Elle les écoutait à peine. Tout en fumant elle arrachait de petits brins d'herbe. Un speaker parla de Beethoven. Elle avait lu quelque chose à la bibliothèque au sujet de ce musicien. Son nom s'orthographiait avec deux e et se prononçait avec un seul. C'était un Allemand comme Mozart. Quand il vivait il parlait une langue étrangère et vivait en pays étranger... ce qu'elle voulait faire. Le speaker dit qu'on allait jouer la troisième symphonie. Elle écoutait vaguement parce qu'elle avait envie de marcher et ne s'intéressait pas à ce qu'ils jouaient.

Puis la musique commença. Mick leva la tête et son poing se porta à sa gorge. Comment cela vint-il ? Pendant une minute l'ouverture hésita. Une promenade ou une marche. Comme si Dieu se pavanait dans la nuit. Brusquement elle se sentit glacée extérieurement et, seule, la première partie de cette musique était chaude dans son cœur. Elle ne put même pas entendre les sons qui suivirent; elle attendait, glacée, les poings serrés. Puis la musique reprit, plus impérieuse et plus puissante. Cela n'avait rien à faire avec Dieu. C'était elle, Mick Kelly, marchant dans la lumière du jour et toute seule dans la nuit. Sous le chaud soleil et dans le noir avec tous ses plans et ses sentiments. Cette musique était elle... son moi réel. Elle ne pouvait pas écouter assez pour tout entendre. La musique bouillonnait en elle. Que faire ? S'attacher à certains passages merveilleux pour ne plus les oublier... ou se laisser aller, écouter ce qui venait sans penser, sans essayer de se rappeler ? Seigneur! le monde entier était cette musique et elle n'avait pas assez de tout son être pour écouter. Puis enfin le thème d'ouverture fut repris par tous les instruments donnant ensemble la même note comme un poing dur, crispé, qui lui martelait le cœur. Et la première partie s'acheva. Cette musique ne durait pas un temps long ou court. Elle n'avait rien à faire avec le temps. Les bras fortement serrés autour de ses jambes, elle mordait son genou salé. Avait-elle écouté pendant cinq minutes ou la moitié de la nuit? La deuxième partie avait une couleur noire... une marche lente. Pas triste, mais comme si le monde entier était mort et noir et qu'il fût inutile de se rappeler ce qu'il avait été. Un instrument joua une mélodie triste, argentine. Puis la musique s'éleva furieuse, véhémente. Et finalement, de nouveau la marche funèbre.

Mais peut-être ce qu'elle préféra ce fut la dernière partie de la symphonie - musique joyeuse comme si les plus grands personnages du monde couraient et sautaient, ardents et libres. Une musique merveilleuse comme celle-là causait une souffrance indicible. Le monde entier était cette symphonie et -elle n'avait pas assez de tout son être pour écouter. C'était fini et elle restait raidie, les bras autour des genoux. La radio commença un autre programme et elle se boucha les oreilles. La musique laissait seulement en elle une souffrance et un vide. Elle ne pouvait rien se rappeler de la symphonie, pas même les dernières notes. Elle essaya, sans succès, d'évoquer un passage. Maintenant que c'était fini, il n'y avait plus que son cœur qui battait follement, et cette terrible souffrance.

La radio et les lumières furent éteintes. La nuit était sombre. Brusquement Mick commença à se frapper la cuisse avec ses poings. De toute sa force, elle martela le même muscle jusqu'à ce que les larmes coulassent sur son visage. Mais ce n'était pas assez douloureux. Les graviers étaient pointus sous le buisson. Elle en prit une poignée et les frotta sur le même endroit jusqu'à ce que sa main fût ensanglantée. Puis elle tomba sur le sol de tout son long et regarda la nuit. Cette douleur aiguë à la jambe lui faisait du bien. Elle se détendit sur l'herbe humide et, bientôt, sa respiration redevint normale.

Pourquoi, en regardant le ciel, les explorateurs n'avaient-ils pas compris que la terre était ronde ? Le ciel était courbe comme l'intérieur d'un énorme ballon de verre, et d'un bleu très sombre parsemé d'étoiles brillantes. La nuit était paisible. On sentait l'odeur des cèdres chauds. Elle n'essayait plus de penser à la musique lorsqu'elle lui revint. La première partie se présenta à son esprit exactement comme si elle avait été jouée. Elle écouta sans hâte, pensant les notes comme un problème de géométrie pour les garder en mémoire. Elle pouvait voir clairement la forme des sons et elle ne les oublierait pas. Maintenant elle se sentait bien. Elle murmura quelques mots:  "Que le Seigneur me pardonne, car je ne sais pas c-e que je fais." Pourquoi pensait-elle à ça ? Depuis quelques années, tout le monde savait que Dieu n'existait pas. Quand elle pensait à ce qu'elle avait l'habitude d'imaginer pour se représenter Dieu, elle voyait seulement M. Singer vêtu d'un long drap blanc. Dieu était silencieux - c'était peut-être pour cela qu'elle faisait ce rapprochement. Elle répéta les paroles comme si elle les adressait à M. Singer: «Que le Seigneur me pardonne car je ne sais pas ce que je fais"...(traduction Marie-Madeleine Fayet)


"Reflections in a Golden Eye" (1941, Reflets dans un oeil d'or)

La frustration sexuelle est le thème central d'une intrigue qui se déroule dans le champ clos d'une base militaire du Sud : un jeune soldat, vierge et puritain, est fasciné par le corps somptueux de la femme de son capitaine, la première femme qu'il voit nue, mais aussi l'attirance plus morbide et qui ira jusqu'au meurtre, qu'exerce sur le capitaine lui-même ce jeune soldat renfrogné et sauvage, palefrenier des chevaux du camp qu'il monte à cru, nu, dans la forêt, un roman à scandale : "Il y a un fort, dans le Sud, où il y a quelques années un meurtre fut commis. Les acteurs de ce drame étaient deux officiers, un soldat, deux femmes, un Philippin et un cheval. Le soldat dans cette affaire était Elgé Williams. Souvent, à la fin de l’après-midi, on pouvait le voir assis seul sur l’un des bancs qui bordaient le chemin devant la caserne. C’était un joli endroit, où une longue rangée double de jeunes érables dessinait des ombres fraîches, délicates, frissonnant au vent… "

 

"Un poste militaire en temps de paix est morne. ll s'y passe des choses, mais qui reviennent, toujours semblables. Le plan même de l`ouvrage en accroît la monotonie : l`énorme caserne de béton, les rangées proprettes de maisons d'officiers construites toutes sur le même modèle, le gymnase, la chapelle, le terrain de golf et la piscine - ce n'est que lignes rigides. Mais peut-être la tristesse du poste réside-t-elle surtout dans sa solitude et dans l'excès de loisir et de sécurité, car du jour où on s'est engagé dans l'armée, on est destiné à emboîter le pas de celui qui va devant vous. Aussi bien, il arrive parfois des choses dans un poste militaire, qui ont peu de chances de se reproduire. Il y a un fort, dans le Sud, où il y a quelques années un meurtre fut commis. Les acteurs de ce drame étaient deux officiers, un soldat, deux femmes, un Philippin et un cheval. Le soldat dans cette affaire était Elgé Williams. Souvent, à la fin de l'après-midi on pouvait le voir assis seul sur l`un des bancs qui bordaient le chemin devant la caserne. C'était un joli endroit, où une longue rangée double de jeunes érables dessinait des ombres fraîches, délicates, frissonnant au vent. Au printemps les feuilles des arbres étaient d'un vert lumineux, qui, les mois chauds venus, prenait une teinte plus foncée, reposante. Vers la fin de l'automne, elles étincelaient de tons d'or. C'est là que le soldat Williams s'asseyait, attendant la sonnerie du repas du soir. C'était un jeune soldat silencieux, à la caserne il n'avait ni ennemi ni ami. Sa figure ronde, tannée, portait la marque d'une certaine innocence attentive. Ses lèvres pleines étaient rouges et deux mèches de cheveux châtains, épais et serrés, lui recouvraient le front. Ses yeux, d'une couleur curieuse où se mélangeaient l'ambre et le brun, exprimaient la placidité muette que l'on voit dans les yeux des animaux. Au premier abord, le soldat Williams paraissait un peu lourd et gauche. Mais c'était une impression fausse; il se déplaçait avec le silence et l'agilité d'une bête sauvage ou d'un voleur. Souvent, des soldats qui se croyaient seuls avaient tressailli de le voir surgir de nulle part à leur côté. Ses mains étaient petites, aux os effilés, et très fortes.

Le soldat Williams ne s'adonnait ni au tabac, ni à la boisson, ni à la fornication, ni au jeu. A la caserne, il se tenait à l'écart et était quelque peu un mystère pour ses camarades. Le terrain réservé autour du fort, d'une étendue de quinze milles carrés, était une brousse sauvage. On y trouvait des pins géants, vierges de la hache, de nombreuses variétés de fleurs, et même des animaux sauvages comme le cerf, le sanglier, le renard. Si ce n'est l'équitation, le soldat Williams ne se souciait d'aucun des sports que pratiquent les recrues. On ne l'avait jamais vu au gymnase ni à la piscine. On ne l'avait jamais vu rire, se mettre en colère, ni donner aucun signe de souffrance. ll prenait trois repas substantiels et abondants par jour et ne grommelait jamais au sujet de la nourriture comme les autres soldats. Il dormait dans une chambrée où il y avait environ trente-six lits sur deux rangées. Ce n'était pas un endroit tranquille. La nuit, quand les lumières étaient éteintes, on entendait souvent des ronflements, des jurons, des gémissements étranglés de cauchemars. Mais le soldat Williams reposait placidement. Parfois seulement venait de sa couchette le bruit furtif que fait un papier de sucre d'orge, froissé entre les doigts.

Le soldat Williams avait deux ans de service, lorsqu'on l`envoya un jour chez le capitaine Penderton. Cela arriva de la manière suivante. Le soldat Williams était chargé depuis six mois du travail d'écurie, car il s'y connaissait à soigner les chevaux. Le capitaine Penderton avait demandé par téléphone un homme de corvée au sergent-major, et, comme il se trouvait que la plupart des chevaux étaient dehors en manœuvre et qu'il y avait peu à faire à l'écurie, c'est le soldat Williams qu'envoya le sergent. La besogne à accomplir était simple. Le capitaine Penderton voulait faire débroussailler et couper une petite partie du bois derrière sa maison, afin de faire mettre là un fourneau à grillades et d'inviter des amis pour des repas en plein air. Il y avait pour une journée de travail. Le soldat Williams se mit à la tâche vers sept heures et demie du matin. C'était une journée tiède et ensoleillée d'octobre. Il savait où habitait le capitaine, car il était souvent passé devant chez lui en partant en promenade dans les bois. Il connaissait bien aussi le capitaine de vue. A vrai dire, il avait une fois causé, sans le vouloir, dommage au capitaine. Dix-huit mois auparavant, le soldat Williams avait, pendant quelques semaines, servi d'ordonnance au lieutenant de la compagnie. Un après-midi, le lieutenant avait reçu la visite du capitaine Penderton, et, en servant les boissons, le soldat Williams avait renversé une tasse de café sur le pantalon du capitaine. De plus, il voyait souvent maintenant le capitaine à l'écurie, où il avait charge du cheval de la femme du capitaine - étalon bai, qui était sans conteste la plus belle monture du poste.

Le capitaine habitait à la périphérie du poste. Sa maison, à un étage et à huit chambres, crépie de blanc, ressemblait à toutes les autres maisons de la rue, si ce n'est qu'elle était la dernière et formait angle. De deux côtés, la pelouse rejoignait la forêt. A droite, se trouvait le seul voisin du capitaine, le commandant Morris Langdon. Les maisons de cette rue faisaient face à un vaste terrain plat, recouvert de gazon brun et court, qui récemment encore servait pour le jeu de polo. Quand le soldat Williams arriva, le capitaine sortit pour lui expliquer en détail ce qu'il lui demandait de faire. Il couperait au ras du sol les chênes nains et les touffes d'églantiers, et il élaguerait les branches des gros arbres jusqu'à la hauteur de six pieds. Le capitaine désigna un vieux chêne à environ vingt mètres de la pelouse comme limite de la zone à déblayer. Le capitaine portait un anneau d'or à l'un de ses doigts blancs et gras. Il était habillé d'une culotte kaki, de bas de laine roulés au-dessous des genoux et d'une veste de cuir. Les traits de son visage anguleux étaient tendus. Ses cheveux étaient noirs et ses yeux d'un bleu transparent. Le capitaine ne sembla pas reconnaître le soldat Williams et lui donna ses ordres en homme méticuleux et agacé. Il comptait que le travail serait fini dans la journée et dit qu'il reviendrait à la fin de l'après-midi.

Le soldat travailla ferme toute la matinée. A midi il alla déjeuner au réfectoire de la caserne. A quatre heures la tâche était achevée. Il avait même fait plus que le capitaine n'avait spécifié. Le grand chêne qui marquait la limite avait une forme inusitée : les branches du côté de la pelouse étaient assez hautes pour qu'on pût passer dessous, mais les branches du côté du bois balayaient le sol gracieusement. Le soldat avait, à grand-peine, coupé ces branches à l'extrémité tombante. Ayant tout terminé, il se tenait appuyé contre le tronc d'un pin, attendant son chef. Il semblait satisfait de lui et prêt à rester en cet endroit indéfiniment.

« Eh, que faites-vous là? » s'entendit-il dire tout à coup.

Le soldat avait vu la femme du capitaine sortir de la maison par la porte de derrière et s'avancer vers lui à travers la pelouse. Ses yeux recevaient son image, laquelle cependant ne pénétra dans la région profonde de sa conscience que lorsque la dame lui adressa la parole.

«Je viens de l`écurie, dit Mme Penderton. Mon Oiseau-de-Feu a reçu un coup de sabot.

- Oui, madame », répondit vaguement le soldat. Il attendit un moment pour digérer le sens des paroles qu'on lui adressait. « Comment? 

- Je ne sais pas. C'est peut-être un de ces sacrés mulets, ou bien ils l'ont laissé aller avec les juments. J'étais furieuse et je vous ai demandé. »

La femme du capitaine se coucha dans un hamac tendu entre deux arbres au bord de la pelouse. Même dans le costume qu'elle portait ce soir-là - bottes, culotte de cheval côtelée, assez sale et usée aux genoux, et jersey gris - elle était belle. Son visage avait la placidité rêveuse d'une madone et ses cheveux couleur de bronze, sans frisure, étaient rassemblés en chignon sur la nuque. Tandis qu'elle se reposait ainsi, la servante noire arriva de la maison apportant sur un plateau une bouteille de whisky, un gobelet-mesure et de l'eau. Mme Penderton y allait franchement quand il s'agissait de boire. Elle avala coup sur coup deux gobelets de whisky pur et les fit suivre par une gorgée d'eau froide. Elle n'adressa plus la parole au soldat et ne lui posa plus de questions concernant le cheval. Ni le soldat ni la dame ne semblaient plus s'occuper l`un de l'autre. Le soldat restait appuyé contre le pin et regardait sans un clignement d'yeux l'espace vide. Le soleil de cette fin d'automne versait sur le gazon humide, tout frais poussé, un éclat radieux, et s'infiltrait dans le bois là où les feuilles étaient le moins denses pour dessiner sur le sol des taches d'or étincelant. Puis, tout à coup, le soleil disparut. L'air se rafraîchit en même temps que s'éleva une légère brise. C`était l'heure de rentrer. De loin se fit entendre une sonnerie de clairon, clarifiée par la distance et se répercutant dans les bois en notes profondes, atténuées. La nuit approchait.

A ce moment, le capitaine Penderton revint. Il parqua son auto devant la maison et s'avança aussitôt à travers la pelouse pour voir comment l'ouvrage avait été fait. Il salua de la main sa femme et fit un signe de tête sec au soldat, qui prit vaguement le garde-à-vous devant lui. Le capitaine parcourut du regard l'espace déblayé. Aussitôt il claqua des doigts et ses lèvres s'amincirent en une grimace de mauvaise humeur. Il dirigea ses yeux bleus limpides vers le soldat, puis lui dit posément : «Mon garçon, tout le but de ce travail était de mettre en valeur le grand chêne.» Le soldat écouta ce commentaire en silence. Sa face ronde, attentive, ne changea pas. «Je vous ai demandé de déblayer le terrain jusqu'au grand chêne seulement», continua l'officier en élevant la voix. Il s'avança d'un pas raide vers l'arbre et montra du doigt les branches coupées, étalées. «Ces branches qui balayaient le sol et tendaient leur claire-voie devant le reste du bois faisaient toute la beauté du point de vue. Maintenant c'est affreux.» Le capitaine semblait plus agité que l'accident n'en valait la peine. Debout, seul dans le bois, il paraissait petit.

« Que faut-il que je fasse, mon capitaine? ›› demanda le soldat Williams après une longue pause.

Mme Penderton se mit soudain à rire et sortit une jambe bottée pour balancer le hamac. «Le capitaine vous demande de ramasser les branches et de les recoudre au tronc.»

Son mari ne goûta pas la plaisanterie. «Allez chercher des feuilles, que vous répandrez sur les endroits dénudés d'où vous avez enlevé les broussailles. Après, vous pourrez vous en aller.» Il donna un pourboire au soldat et rentra dans la maison. Le soldat Williams pénétra lentement dans le bois qui s'obscurcissait, pour ramasser des feuilles tombées. La femme du capitaine se balançait et semblait sur le point de s'endormir. Le ciel se remplissait d'une teinte jaune, pâle et froide, et tout était silencieux...."


 

John Huston réalisera en 1967, l'année de la mort de Carson McCullers, une adaptation, "Reflections in a Golden Eye " avec Elizabeth Taylor (la femme amoureuse d'un cheval ), Robert Forster (le soldat amoureux de la femme dont il contemple, chaque nuit, le sommeil), Marlon Brando (le colonel, secrètement amoureux du soldat qui épie sa femme) ...

 


The Ballad of the Sad Cafe and other stories" (1951) 

"The town itself is dreary; not much is there except the cotton mill, the two-room houses where the workers live, a few peach trees, a church with two colored windows, and a miserable main street only a hundred yards long. On Saturdays the tenants from the near-by farms come in for a day of talk and trade. Otherwise the town is lonesome, sad, and like a place that is far off and estranged from all other places in the world. The nearest train stop is Society City, and the Greyhound and White Bus Lines use the Forks Falls Road which is three miles away. The winters here are short and raw, the summers white with glare and fiery hot..."

 

 

"La ville même est désolée; il n'y a guère que la filature, des maisons de deux pièces pour les ouvriers, quelques pêchers, une église avec deux vitraux de couleur, et une grand'rue misérable qui n'a pas cent yards de long. Les fermiers des environs s'y retrouvent chaque samedi pour se voir et parler des affaires. Le reste du temps, la ville est triste, solitaire, un endroit loin de tout, en marge du monde. La gare la plus proche est Society City; les lignes d'autocar Greyhound et White bus lines passent à trois miles de là, sur la route des Forks Falls. Les hivers y sont vifs et brefs, les étés blancs de chaleur dure et sauvage.."

 



"La Ballade du café triste" (The Ballad of the Sad Cafe, 1951)

Recueil d'une longue et de six courtes nouvelles de la romancière Carson McCullers, mais un recueil bien loin de constituer l'ensemble des nouvelles de l'auteur, puisqu'il en fut encore publié plus d'une douzaine dans le volume posthume intitulé "Le Cœur hypothéqué" (The Mortgaged Heart, 1971). 

Cette "Ballade", au fond un court roman, est un petit chef-d'œuvre, dont Jacques Tournier, biographie de Carson McCullers et traducteur de la correspondance de Truman Capote, en a donné une version française remarquable. On l'a souvent écrit, cette oeuvre recèle quelques-unes des plus belles pages qu'on ait écrites sur la solitude des cœurs et des corps, sur le pathétique des amours croisées, contrariées, impuissantes à parvenir à communiquer entre eux.  "L'amour est une expérience commune à deux êtres, écrit Carson McCullers, mais cette communauté d'experience n'implique pas une similitude d'expérience chez les deux personnes concernées." Oui, le cœur est bien un chasseur solitaire....

Le ércit a pour cadre la prohibition, dans une toute petite bourgade - la gare la plus proche est à Society City - du Sud profond, écrasée de chaleur, de solitude, d'oisiveté et de tristesse. Une grande fille un peu masculine, extrêmement énergique, mais au passé un peu mystérieux, miss Amelia, ouvre un café au rez-de-chaussée de sa propre maison. Celui-ci devient le seul "lieu de plaisir" local. Survient un nain bossu, qui répond au nom de Lymon et qui n'est autre que le cousin d'Amelia. Celle-ci l'accueille d'abord par pitié, avant de s'éprendre de lui. Le voilà donc ne tardant pas à se comporter comme un caïd, en tout cas comme le véritable patron de café. Le drame éclate lorsque revient Marvin Macy, mauvais garçon (il sort de prison) qui n'en a pas moins aimé Amelia, puisqu'il a été son mari, qu'elle a chassé. Elle va se venger de lui en le battant dans un farouche corps à corps physique, à la suite de quoi Lymon décide de le suivre. Brisée, Amelia ferme le café, derrière les volets clos duquel elle s'enferme, apparemment pour toujours (trad. Stock).

 

"Si vous marchez dans la grand-rue, un après-midi du mois d'août, vous ne trouverez rien à faire. Le plus grand bâtiment, juste au centre de la ville, n'a que des fenêtres aveugles et penche si fort vers la droite qu'à chaque seconde, on attend qu'il s'effondre. C'est une très vieille maison. Elle a quelque chose d'étrange, d'un peu fou, que vous ne parvenez pas à comprendre, et, brusquement, vous découvrez qu'il y a très longtemps déjà, on a commencé à peindre le côté droit de la véranda et un peu du mur - mais on n'a pas terminé le travail et la maison a un côté plus sale et plus sombre que l'autre. Elle a l'air tout à fait inhabitée. Au second étage, pourtant, il reste une fenêtre qui n'a pas été aveuglée. Il arrive parfois, au plus tard de l'après-midi, quand la chaleur est à son comble, qu'une main pousse la persienne et qu'un visage surplombe la ville. Un visage comme en ont les figures qu'on croise dans les rêves - blafard, asexué, deux yeux gris en croix, tournés l'un vers l'autre suivant un angle si aigu qu'ils ont l'air de se renvoyer le regard immense et secret de la douleur. Ce visage s'attarde une heure environ, puis la persienne se referme, et il n'y a plus âme qui vive dans la grand-rue. 

Ces après-midi du mois d'août - votre travail est terminé, vous n'avez absolument rien à faire - il vaudrait mieux prendre la route des Forks Falls pour entendre le groupe enchaîné des bagnards.

C'est ici pourtant, c'est dans cette ville, qu'on trouvait autrefois un café. Cette vieille maison

aveugle ne ressemblait à aucune autre, à des miles à la ronde. Il y avait des tables, avec des nappes et des serviettes en papier, des guirlandes colorées suspendues aux ventilateurs et une foule de gens le samedi soir. C'était Miss Amelia Evans la propriétaire. Mais tout le succès, toute la gaieté, revenait à un bossu qu'on appelait Cousin Lymon. Dans l'histoire du café, il y a quelqu'un d'autre qui joue un rôle - l'ancien mari de Miss Amelia, un terrible

personnage qui, après avoir passé des années au pénitencier, revint dans la ville, provoqua le désastre et reprit son chemin. Il y a très longtemps que le café n'existe plus, mais chacun s'en souvient encore.

"If you walk along the main street on an August afternoon there is nothing whatsoever to do. The largest building, in the very center of the town, is boarded up completely and leans so far to the right that it seems bound to collapse at any minute. The house is very old. There is about it a curious, cracked look that is very puzzling until you suddenly realize that at one time, and long ago, the right side of the front porch had been painted, and part of the wall -- but the painting was left unfinished and one portion of the house is darker and dingier than the other. The building looks completely deserted. Nevertheless, on the second floor there is one window which is not boarded; sometimes in the late afternoon when the heat is at its worst a hand will slowly open the shutter and a face will look down on the town. It is a face like the terrible dim faces known in dreams -- sexless and white, with two gray crossed eyes which are turned inward so sharply that they seem to be exchanging with each other one long and secret gaze of grief. The face lingers at the window for an hour or so, then the shutters are dosed once more, and as likely as not there will not be another soul to be seen along the main street. These August afternoons -- when your shift is finished there is absolutely nothing to do; you might as well walk down to the Forks Falls Road and listen to the chain gang.

However, here in this very town there was once a café. And this old boarded-up house was unlike any other place for many miles around. There were tables with cloths and paper napkins, colored streamers from the electric fans, great gatherings on Saturday nights. The owner of the place was Miss Amelia Evans. But the person most responsible for the success and gaiety of the place was a hunchback called Cousin Lymon. One other person had a part in the story of this café -- he was the former husband of Miss Amelia, a terrible character who returned to the town after a long term in the penitentiary, caused ruin, and then went on his way again. The café has long since been closed, but it is still remembered..."


The place was not always a café. Miss Amelia inherited the building from her father, and it was a store that carried mostly feed, guano, and staples such as meal and snuff. Miss Amelia was rich. In addition to the store she operated a still three miles back in the swamp, and ran out the best liquor in the county. She was a dark, tall woman with bones and muscles like a man. Her hair was cut short and brushed back from the forehead, and there was about her sunburned face a tense, haggard quality. She might have been a handsome woman if, even then, she was not slightly cross-eyed. There were those who would have courted her, but Miss Amelia cared nothing for the love of men and was a solitary person. Her marriage had been unlike any other marriage ever contracted in this county -- it was a strange and dangerous marriage, lasting only for ten days, that left the whole town wondering and shocked. Except for this queer marriage, Miss Amelia had lived her life alone. Often she spent whole nights back in her shed in the swamp, dressed in overalls and gum boots, silently guarding the low fire of the still.

With all things which could be made by the hands Miss Amelia prospered. She sold chitterlins and sausage in the town near-by. On fine autumn days, she ground sorghum, and the syrup from her vats was dark golden and delicately flavored. She built the brick privy behind her store in only two weeks and was skilled in carpentering. It was only with people that Miss Amelia was not at ease. People, unless they are nilly-willy or very sick, cannot be taken into the hands and changed overnight to something more worthwhile and profitable. So that the only use that Miss Amelia had for other people was to make money out of them. And in this she succeeded. Mortgages on crops and property, a sawmill, money in the bank -- she was the richest woman for miles around. She would have been rich as a congressman if it were not for her one great failing, and that was her passion for lawsuits and the courts. She would involve herself in long and bitter litigation over just a trifle. It was said that if Miss Amelia so much as stumbled over a rock in the road she would glance around instinctively as though looking for something to sue about it. Aside from these lawsuits she lived a steady life and every day was very much like the day that had gone before. With the exception of her ten-day marriage, nothing happened to change this until the spring of the year that Miss Amelia was thirty years old.

 

Ce ne fut pas toujours un café. Lorsque Miss Amelia reçut ce bâtiment en héritage de son père, c'était un magasin où l'on vendait surtout de quoi nourrir les animaux, du guano, des denrées genre farine et tabac à priser. Miss Amelia était riche. En plus du magasin, elle possédait une distillerie, à trois miles vers les marais, qui donnait le meilleur alcool du comté. C'était une femme grande et sombre, avec une charpente et des muscles d'homme, des cheveux coupés court coiffés en arrière, et, tout autour de son visage brûlé de soleil, un air de noblesse égarée et hautaine. Elle aurait été belle s'il n'y avait eu déjà ces yeux qui se croisaient. Certains auraient aimé lui faire la cour, mais elle se moquait de l'amour que lui portaient les hommes. C'était un être solitaire. Aucun des mariages célébrés dans le comté ne peut se comparer au sien - un mariage étrange et lourd de menaces, qui n'avait duré que dix jours, et dont la ville entière avait été surprise et scandalisée. Cet absurde mariage mis à part, Miss Amelia avait toujours vécu seule. Elle passait souvent ses nuits dans son entrepôt des marais, en salopette et bottes de caoutchouc, surveillant silencieusement la flamme étouffée de ses alambics.

Miss Amelia gagnait de l'argent avec tout ce qu'on peut faire de ses mains. Elle vendait des andouilles et des saucisses à la ville voisine. Pendant les belles journées d'automne, elle pilait du sorgho, et le sirop de ses cuves, ambré comme de l'or, avait une odeur délicate. En quinze jours, elle avait réussi à construire des cabinets en brique derrière son magasin, et ses dons de charpentier étaient évidents. Elle n'était mal à l'aise que devant les gens. Parce que les gens - sauf s'ils sont un peu fous ou gravement malades - on ne peut pas les prendre dans ses mains et les transformer pendant la nuit en quelque chose de plus haute valeur et de meilleur profit. Miss Amelia ne connaissait donc qu'une façon de se servir des gens : leur prendre leur argent. Et elle y réussissait parfaitement. Hypothèques sur les biens, sur les récoltes, scierie, placements en banque - c'était la femme la plus riche à des miles à la ronde. Sa fortune aurait pu égaler celle d'un homme politique, si elle n'avait pas eu un goût presque maladif pour les procès et les tribunaux. Le moindre prétexte lui était bon à engager d'interminables poursuites judiciaires. On prétendait que, lorsqu'elle trébuchait sur une pierre dans un chemin, elle regardait d'instinct autour d'elle pour trouver quelqu'un à traîner en justice. Ce goût des procès mis à part, elle menait une vie tranquille où chaque journée ressemblait aux autres. Et rien, sinon son mariage de dix jours, n'en avait troublé le cours jusqu'au printemps de cette année où Miss Amelia eut trente ans.

 

It was toward midnight on a soft quiet evening in April. The sky was the color of a blue swamp iris, the moon clear and bright. The crops that spring promised well and in the past weeks the mill had run a night shift. Down by the creek the square brick factory was yellow with light, and there was the faint, steady hum of the looms. It was such a night when it is good to hear from faraway, across the dark fields, the slow song of a Negro on his way to make love. Or when it is pleasant to sit quietly and pick a guitar, or simply to rest alone and think of nothing at all. The street that evening was deserted, but Miss Amelia's store was lighted and on the porch outside there were five people. One of these was Stumpy MacPhail, a foreman with a red face and dainty, purplish hands. On the top step were two boys in overalls, the Rainey twins -- both of them lanky and slow, with white hair and sleepy green eyes. The other man was Henry Macy, a shy and timid person with gentle manners and nervous ways, who sat on the edge of the bottom step. Miss Amelia herself stood leaning against the side of the open door, her feet crossed in then: big swamp boots, patiently untying knots in a rope she had come across. They had not talked for a long time.

One of the twins, who had been looking down the empty road, was the first to speak. "I see something coming," he said.

"A calf got loose," said his brother.

The approaching figure was still too distant to be clearly seen. The moon made dim, twisted shadows of the blossoming peach trees along the side of the road. In the air the odor of blossoms and sweet spring grass mingled with the warm, sour smell of the near-by lagoon.

"No. It's somebody's youngun," said Stumpy MacPhail.

 

C'était un peu avant minuit, un soir doux et calme d'avril. Le ciel était bleu comme un iris des marais. La lune avait tout son éclat. Les récoltes, ce printemps-là, promettaient d'être belles, et dans les semaines précédentes on avait mis en place à la filature une équipe de nuit. En contrebas, près du ruisseau, on voyait le bâtiment de brique éclairé, comme un grand carré jaune, d'où montait le bruit assourdi et patient des tissages. C'était une de ces

nuits où l'on aime écouter, à travers l'obscurité des champs, la voix lointaine et heureuse du Noir qui va faire l'amour. Où l'on voudrait s'asseoir doucement et gratter sa guitare, ou simplement être seul et ne penser à rien. La rue était déserte, cette nuit-là, mais il y avait de la lumière dans le magasin de Miss Amelia, et cinq personnes se tenaient sous la véranda. Le contremaître Stumpy MacPhail, avec son visage congestionné, ses mains fragiles et violettes. Sur la plus haute marche, les jumeaux Rainey, en salopette, tous deux grands et maigres, avec des cheveux blancs et des yeux verts endormis.

Henry Macy, sur la dernière marche, un homme timide, effacé, aux gestes doux et inquiets. Miss Amelia, enfin, appuyée à la porte ouverte, avec ses bottes des marais, les pieds croisés, absorbée à défaire les nœuds d'une corde qu'elle venait de ramasser. Personne n'avait rien dit depuis un bon moment.

L'un des jumeaux, qui regardait vers le bas de la rue déserte, fut le premier à parler :

"J'aperçois quelque chose qui vient.

- Un veau qui s'est détaché", dit son frère.

Ce qui venait était trop éloigné encore pour qu'on le distingue nettement. Les pêchers en fleur qui bordaient la route avaient, sous la lune, des ombres difformes. Le parfum des fleurs printanières et de l'herbe neuve se mêlait à l'odeur âcre et sourde des marais.

 

"Non, dit Stumpy MacPhail, c'est le gosse de quelqu'un."

 

Miss Amelia watched the road in silence. She had put down her rope and was fingering the straps of her overalls with her brown bony hand. She scowled, and a dark lock of hair fell down on her forehead. While they were waiting there, a dog from one of the houses down the road began a wild, hoarse howl that continued until a voice called out and hushed him. It was not until the figure was quite close, within the range of the yellow light from the porch, that they saw dearly what had come.

The man was a stranger, and it is rare that a stranger enters the town on foot at that hour. Besides, the man was a hunchback. He was scarcely more than four feet tall and he wore a ragged, dusty coat that reached only to his knees. His crooked little legs seemed too thin to carry the weight of his great warped chest and the hump that sat on his shoulders. He had a very large head, with deep-set blue eyes and a sharp little mouth. His face was both soft and sassy -- at the moment his pale skin was yellowed by dust and there were lavendar shadows beneath his eyes. He carried a lopsided old suitcase which was tied with a rope.

Miss Amelia regardait silencieusement la route. Elle avait jeté sa corde et tripotait de sa main brune et sèche les sangles de sa salopette en fronçant les sourcils. Une mèche de cheveux sombres lui couvrait le front. Pendant qu'ils attendaient, un chien se mit à hurler, dans l'une des maisons du bas de la route - hurlements furieux, enroués, qu'une voix finit par faire taire. Il leur fallut attendre que la silhouette soit tout près d'eux, dans le rond de lumière de la véranda, pour savoir exactement qui venait.

L'homme était étranger - et c'est bien rare qu'un étranger pénètre à pied dans cette ville à une heure pareille. De surcroît, l'homme était bossu. A peine quatre pieds de haut, une vieille veste couleur rouille qui lui arrivait aux genoux, de petites jambes torses qui paraissaient trop fragiles pour le poids de son énorme poitrine et de la bosse plantée entre ses deux épaules, une tête très large, des yeux bleu sombre, une bouche comme un rasoir, un visage insolent et doux à la fois, couvert de poussière ocre, avec des ombres bleu lavande autour des paupières. Il tenait maladroitement une valise fermée par une ficelle.


"Evening," said the hunchback, and he was out of breath.

Miss Amelia and the men on the porch neither answered his greeting nor spoke. They only looked at him.

"I am hunting for Miss Amelia Evans."

Miss Amelia pushed back her hair from her forehead and raised her chin. "How come?"

"Because I am kin to her," the hunchback said.

The twins and Stumpy MacPhail looked up at Miss Amelia.

"That's me," she said. "How do you mean 'kin'?"

"Because --" the hunchback began. He looked uneasy, almost as though he was about to cry. He rested the suitcase on the bottom step, but did not take his hand from the handle. "My mother was Fanny Jesup and she come from Cheehaw. She left Cheehaw some thirty years ago when she married her first husband. I remember hearing her tell how she had a half-sister named Martha. And back in Cheehaw today they tell me that was your mother."

Miss Amelia listened with her head turned slightly aside. She ate her Sunday dinners by herself; her place was never crowded with a flock of relatives, and she claimed kin with no one. She had had a great-aunt who owned the livery stable in Cheehaw, but that aunt was now dead. Aside from her there was only one double first cousin who lived in a town twenty miles away, but this cousin and Miss Amelia did not get on so well, and when they chanced to pass each other they spat on the side of the road. Other people had tried very hard, from time to time, to work out some kind of far-fetched connection with Miss Amelia, but with absolutely no success.

The hunchback went into a long rigmarole, mentioning names and places that were unknown to the listeners on the porch and seemed to have nothing to do with the subject. "So Fanny and Martha Jesup were half-sisters. And I am the son of Fanny's third husband. So that would make you and I --" He bent down and began to unfasten his suitcase. His hands were like dirty sparrow daws and they were trembling. The bag was full of all manner of junk -- ragged clothes and odd rubbish that looked like parts out of a sewing machine, or something just as worthless. The hunchback scrambled among these belongings and brought out an old photograph. "This is a picture of my mother and her half-sister."

Miss Amelia did not speak. She was moving her jaw slowly from side to side, and you could tell from her face what she was thinking about. Stumpy MacPhail took the photograph and held it out toward the light. It was a picture of two pale, withered-up little children of about two and three years of age. The faces were tiny white blurs, and it might have been an old picture in anyone's album.

Stumpy MacPhail handed it back with no comment. "Where you come from?" he asked.

The hunchback's voice was uncertain. "I was traveling."

 

- " 'Soir ", dit le bossu, et il était hors d'haleine.

Sous la véranda, personne ne répondit à ce salut ; ni Miss Amelia, ni l'un des quatre hommes. Ils se contentèrent de le regarder en silence.

-"Je cherche la piste de Miss Amelia Evans..."

Miss Amelia écarta la mèche de son front, et leva le menton :

-"Comment ça?

- Je suis de sa famille", dit le bossu.

Stumpy MacPhail et les jumeaux regardèrent du côté de Miss Amelia.

-"C'est moi, dit-elle. Vous entendez quoi, par "famille" ?

- Eh bien..."

Le bossu semblait mal à l'aise, presque au bord des larmes. Il posa sa valise sur la dernière marche du perron, mais garda la poignée en main.

-"Ma mère s'appelait Fanny Jesup, et elle était de Cheehaw. Elle a quitté Cheehaw, il y a une trentaine d'années, après son premier mariage. Elle parlait souvent d'une demi-sœur qui s'appelait Martha, je m'en souviens. Et, quand je suis revenu à Cheehaw, on m'a dit que cette Martha était votre mère."

Miss Amelia écoutait, la tête légèrement penchée. Tous ses repas du dimanche, elle les prenait seule. Aucun troupeau de parents n'encombrait sa maison, et elle ne se réclamait d'aucune famille. C'est exact qu'à Cheehaw elle avait eu autrefois une grand-tante qui louait des chevaux, mais cette grand-tante était morte. Il lui restait seulement un cousin issu de germain, qui vivait dans une autre ville, à vingt miles de là. Mais ce cousin s'entendait assez mal avec elle, et, quand il la rencontrait par hasard, il crachait sur le côté de la route. Certains mettaient parfois tout en œuvre pour se découvrir une parenté quelconque avec Miss Amelia, mais sans aucun succès, jamais.

Le bossu se lança dans un discours incohérent, cita des noms, des lieux, qui semblaient n'avoir aucun rapport avec le sujet et que ceux qui étaient sous la véranda n'avaient jamais entendu prononcer.

-"Fanny et Martha Jesup étaient donc demi-sœurs, et comme je suis le fils du troisième mari de Fanny, je pense que vous et moi..."

Il se pencha, et commença à dénouer la ficelle de sa valise. Il avait les doigts sales et tremblants comme des griffes de moineau. Sa valise était remplie d'une camelote bizarre - vêtements en lambeaux, objets rouillés qui ressemblaient aux pièces détachées d'une machine à coudre, ou à quelque chose de même valeur. Il farfouilla longtemps, et finit par trouver une photographie :

-"Ma mère et sa demi-sœur."

Miss Amelia ne disait rien. Elle remuait doucement les mâchoires. Ce qu'elle pensait était écrit sur son visage. Stumpy MacPhail prit la photographie et l'approcha de la lumière. Elle représentait deux petits enfants maigres et pâles, dans les deux ou trois ans. Leurs visages étaient deux taches blanches. C'était une vieille photographie qu'on aurait pu trouver dans l'album de n'importe qui.

Stumpy MacPhail la rendit sans commentaire.

- "D'où venez-vous ?" demanda-t-il.

La voix du bossu paraissait indécise.

- "J'ai voyagé."

..... 


"Frankie Addams , The Member of the Wedding" (1946)

"Le monde est séparé de moi", pense Frankie, petite fille trop grande pour son âge, aux prises avec son adolescence, avec une sexualité qu'elle ne comprend pas, et l'accablante sensation de n'être qu'elle-même. McCullers revient à la description des émois du coeur à l'âge incertain où l'on change de peau, son portrait de Frankie Addams, l'adolescente inquiète qui se prépare à assister au mariage de son grand frère et, le coeur battant, moitié expectative moitié de terreur, attend de cet événement qu'il lui fasse franchir le seuil de l'âge adulte, est un petit chef d'oeuvre.  Fred Zinnemann en réalisa une adaptation en 1952 avec Ethel Waters (Berenice Sadie Brown), Julie Harris (Frances 'Frankie' Addams) et Brandon De Wilde (John Henry).

 

"C'est arrivé au cours de cet été si vert qu'on en devenait fou. Frankie avait douze ans. Elle n'était membre de rien, cet été-là. Elle ne faisait partie d'aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle se sentait sans aucune attache, et elle rôdait autour des portes, et elle avait peur. En juin, les arbres avaient été d'un vert à perdre la tête, mais les feuillages s'étaient mis à foncer, peu à peu, et la ville érair devenue noire et comme desséchée par le feu du soleil. Dans les premiers temps, Frankie avait l'habitude de se promener, sans avoir rien à faire de précis. Au petit matin et au crépuscule, les trottoirs de la ville étaient gris, mais le soleil de midi les transformait en miroirs, et le ciment brûlait en scintillant comme du verre. Frankie avait fini par trouver que les trottoirs étaient trop chauds pour la plante de ses pieds et, d'un autre côté, elle commençait à avoir des ennuis. Des ennuis si graves et si personnels, qu'elle avait jugé préférable de rester calfeutrée chez elle - et chez elle il n'y avait que Bérénice Sadie Brown et John Henry West. Ils restaient assis tous les trois autour de la table de la cuisine, parlant de choses toujours les mêmes, les répétant à l'infini, si bien que pendant ce mois d'août les mots s'étaient mis à rimer les uns avec les autres, en produisant une étrange musique. Chaque après-midi, le monde avait l'air de mourir, et tout devenait immobile. Cet été-là avait fini par ressembler à un cauchemar de fièvre verte ou à une jungle obscure et silencieuse derrière une vitre. Et puis, le dernier vendredi du mois d'août, tout avait changé brusquement. Si brusquement que, dans le désert de cet après-midi, Frankie ne savait plus où elle en était, et qu'elle n'arrivait toujours pas à comprendre.

- C'est vraiment trop bizarre, dit-elle. La façon dont c'est arrivé.

- Arrivé ? Arrivé? dit Bérénice.

John Henry les observait et les écoutait calmement.

- Je ne sais plus où j'en suis. A ce point-là, c'est la première fois.

- Où tu en es à cause de quoi?

- De tout ça.

- Le soleil, dit Bérénice, je crois qu'il t'a fait bouillir la cervelle. 

- Moi aussi, murmura John Henry.

Frankie elle-même n'était pas loin de le croire. Il était quatre heures de l'après-midi. La cuisine était calme, grise et carrée. Frankie était assise près de la table, les yeux à moitié fermés, et elle réfléchissait au mariage. Elle voyait une église silencieuse, et de la neige qui s'écrasait bizarrement contre les vitraux de couleur. Le marié était son frère, et il y avait une lumière à la place de son visage. La mariée était là, elle aussi, en robe blanche à longue traîne, et la mariée n'avait pas de visage elle non plus. Quelque chose dans ce mariage faisait éprouver à Frankie une sensation dont elle ne savait pas le nom...."

 


Flannery O'Connor (1925-1964)

Née à Savannah (Géorgie), Flannery O'Connor compte parmi ces écrivains américains appartenant à la "littérature du Sud de style gothique" (Southern Gothic), littérature singulière ancrée dans une histoire et une région hantée par la précarité et l'angoisse, littérature enchaînée à un passé marqué par sa douloureuse ambivalence, peur de la désagrégation, peur et déni de la modernité, honte refoulée d'une histoire traversée dès les années 1830 par la rébellion de l’esclave Nat Turner puis la Guerre de Sécession : William Faulkner est de ceux qui qui mettent en scène avec le plus d'acuité cette peur intérieure qui assaille "génétiquement" la raison, avec par exemple sa nouvelle, "A Rose for Emily" (1930), dans laquelle une femme conserve pendant des années, et à l'insu de toute sa communauté, le cadavre de son amant.

Née à Savannah (Géorgie) le 25 mars 1925, morte le 3 août 1964 à Milledgeville (Géorgie), hormis quelques séjours à l'Université de l`Iowa, dans le Nord-Est et, plus tard, à Lourdes, Flannery O'Connor ne put pratiquement jamais quitter la ferme familiale d'Andalusia, à quatre miles de Milledgeville (Géorgie), l'ancienne capitale de l'Etat, souffrant d'un lupus érythématheux qui l'emporta à quarante ans, comme il avait son père alors qu'elle n'avait que quinze ans. Profondément ancrée dans cette humidité intense du vieux Sud, animée par une intense ferveur religieuse qui l'incite à reconnaître une omniprésence du mal, elle observe cette société rurale délirante et grotesque, faite de miracles et de meurtres, de chaire lascive et de spiritualité, de violence et de rédemption.

 

“Writing a novel is a terrible experience, during which the hair often falls out and the teeth decay. I'm always irritated by people who imply that writing fiction is an escape from reality. It is a plunge into reality and it's very shocking to the system.”

 

Ses ouvrages et leur importance ne furent véritablement reconnus qu'après sa mort : deux romans, "La Sagesse dans le sang" (1952) et "Et ce sont les violents qui l'emportent" (1960), deux recueils de nouvelles, "Les Braves Gens ne courent pas les rues" (1955) et "Mon mal vient de plus loin" (1965, posth., "Everything that rises must converge"), auxquels il faut ajouter un recueil de nouvelles inédites intitulé dans la traduction française "Pourquoi ces nations en tumulte", et un remarquable recueil d'essais, "Le Mystère et les moeurs" (1969, posth., "Mystery and manners").

Il y a un véritable «petit monde» de Flannery O'Connor, mémorable et coloré, fait de faux prophètes et d'évangélistes miteux, de mères stupidement protectrices et de filles ou de fils uniques coupés de la vie (et de la grâce) par leur intellect, d'escrocs séduisants et de fous échappés de l`asile, qui justifie qu'on puisse parler à son sujet de "gothique", dans cette tradition sudiste qui va d'Edgar Poe à Carson Mc Cullers, en passant par Faulkner. Mais cela ne saurait suffire à mesurer les profondeurs qu`elle sait atteindre avec une admirable économie de moyens. Catholique en plein Sud Baptiste, et ainsi doublement inspirée de la lettre comme de l'esprit des Ecritures, Flannery O'Connor doit presque être considérée, pour certains critiques, comme un écrivain théologique, telle est la rectitude des tensions spirituelles et symboliques sur laquelle elle construit ses fictions, qui n'en ont pas moins d'étonnantes qualités comiques; elle partage en effet aussi avec un Samuel Beckett cet humour si moderne d'être noir, et qui vous touche à l'estomac. La fiction de Flannery O'Connor n'est certes pas une fiction confortable et il est d'autant plus rare qu'une œuvre si restreinte atteigne à une telle puissance, n'est-elle pas sans doute le plus grand écrivain du Sud depuis Faulkner ... 


La Sagesse dans le sang (Wise Blood, 1952)

"Petit-fils d'un évangéliste qui parcourait le Tennessee «portant Jésus dans la cervelle comme un aiguillon», Hazel Motes a résolu de devenir, comme son grand-père, un prêcheur ambulant, mais ce sera pour fonder une secte nouvelle : l'église sans Christ. Refusant de croire au péché, il n'a que faire d'un Rédempteur. Son fanatisme d'illuminé fournit de faciles excuses à la libre satisfaction de ses pires instincts. Il finit, après avoir assassiné un faux prophète qui lui fait concurrence, par se brûler les yeux avec de la chaux vive, espérant apercevoir ainsi, dans les ténèbres, les vérités que lui cache son hérésie. Un jour d'hiver, la police le retrouve agonisant dans un fossé, les souliers pleins de pierres et de verre pilé et le torse ceint de fils de fer barbelés. Les agents ramènent son cadavre chez sa logeuse, Mrs Flood. Persuadée qu'il avait quelque argent, celui-ci avait rêvé de l'épouser. Flannery O'Connor, fervente catholique, estime que les évangélistes, qui foisonnent aux États-Unis, font de la religion une indécente caricature. Elle stigmatise, en les concrétisant, les déformations sacrilèges que l'hérésie produit dans l'âme de quiconque s'écarte de l'orthodoxie catholique. Mais la pitié n'est pas absente de sa condamnation. Le sort tragique des évangélistes l'émeut, autant que leur pittoresque absurdité l'amuse. D'où la profondeur et la puissante originalité de La sagesse dans le sang." (trad. Gallimard) 


Et ce sont les violents qui l'emportent (The Violent bear it away, 1960)

"Le jeune Francis Marion Tarwater habite avec son grand-oncle dans une clairière au fond des bois : le vieillard, atteint de folie mystique, entend faire de l'enfant un prophète. Il a tenté la même expérience avec son neveu George F. Rayber, mais sans succès. Il n'a pas réussi non plus à baptiser Bishop, un petit idiot, fils de Rayber. Avant de mourir (aux premières pages du livre) il demande à Francis Tarwater de baptiser son cousin à sa place. Tarwater obéira-t-il et, après la mort du vieillard, restera-t-il prisonnier de ce fou dangereux, ou finira-t-il par secouer le joug et oublier les enseignements pernicieux de son grand-oncle? Tel est le sujet de ce roman où Flannery O'Connor, avec plus de férocité encore que dans La sagesse dans le sang part en guerre contre les évangélistes, faux prophètes et illuminés qui infestent non seulement sa Georgie natale mais l'Amérique entière, particulièrement le Sud et la Californie. Flannery O'Connor nous fait suivre le chemin de croix du jeune garçon qui, malgré son désir de libération, ne peut se détacher de l'emprise néfaste du grand-oncle fou. Elle traite son lecteur sans la moindre pitié, accumulant les crimes et les horreurs, présentant les scènes les plus sinistres avec cet humour noir impitoyable qui n'appartient qu'à elle. Sa mort, au début d'août 1964, a enlevé à la littérature américaine un de ses écrivains les plus puissants et les plus originaux." (trad. Gallimard) 


Les Braves gens ne courent pas les rues (A Good Man is Hard to Find, 1955) 

"Dix nouvelles de la grande romancière américaine. Tout le monde prend vie en quelques secondes, et s'impose à nous : tueurs évadés du bagne, un général de cent quatre ans, une sourde-muette, une jeune docteur en philosophie à la jambe de bois, un Polonais que la haine des paysans américains accule à une mort affreuse, et, grouillant à l'arrière-plan, les petits fermiers, les nègres paresseux et finauds. Les braves gens ne courent pas les rues, telle est la morale assez pessimiste qui se dégage de ces récits. Flannery O'Connor possède, comme Dickens, le don de la caricature mais aussi un humour implacable, une fantaisie grinçante jusque dans le tragique et l'horreur." (trad. Gallimard)

 

"THE GRANDMOTHER didn't want to go to Florida. She wanted to visit some of her connections in east Tennessee and she was seizing at every chance to change Bailey's mind. Bailey was the son she lived with, her only boy. He was sitting on the edge of his chair at the table, bent over the orange sports section of the Journal. "Now look here, Bailey," she said, "see here, read this," and she stood with one hand on her thin hip and the other rattling the newspaper at his bald head. "Here this fellow that calls himself The Misfit is aloose from the Federal Pen and headed toward Florida and you read here what it says he did to these people. Just you read it. I wouldn't take my children in any direction with a criminal like that aloose in it. I couldn't answer to my conscience if I did."

Bailey didn't look up from his reading so she wheeled around then and faced the children's mother, a young woman in slacks, whose face was as broad and innocent as a cabbage and was tied around with a green head-kerchief that had two points on the top like rabbit's ears. She was sitting on the sofa, feeding the baby his apricots out of a jar. "The children have been to Florida before," the old lady said. "You all ought to take them somewhere else for a change so they would see different parts of the world and be broad. They never have been to east Tennessee."

The children's mother didn't seem to hear her but the eight-year-old boy, John Wesley, a stocky child with glasses, said, "If you don't want to go to Florida, why dontcha stay at home?" He and the little girl, June Star, were reading the funny papers on the floor.

"She wouldn't stay at home to be queen for a day," June Star said without raising her yellow head.

"Yes and what would you do if this fellow, The Misfit, caught you?" the grandmother asked.

"I'd smack his face," John Wesley said.

"She wouldn't stay at home for a million bucks," June Star said. "Afraid she'd miss something. She has to go everywhere we go."

"All right, Miss," the grandmother said. "Just remember that the next time you want me to curl your hair."

June Star said her hair was naturally curly.

The next morning the grandmother was the first one in the car, ready to go. She had her big black valise that looked like the head of a hippopotamus in one corner, and underneath it she was hiding a basket with Pitty Sing, the cat, in it. She didn't intend for the cat to be left alone in the house for three days because he would miss her too much and she was afraid he might brush against one of the gas burners and accidentally asphyxiate himself. Her son, Bailey, didn't like to arrive at a motel with a cat.

She sat in the middle of the back seat with John Wesley and June Star on either side of her. Bailey and the children's mother and the baby sat in front and they left Atlanta at eight forty-five with the mileage on the car at 55890. The grandmother wrote this down because she thought it would be interesting to say how many miles they had been when they got back. It took them twenty minutes to reach the outskirts of the city.

The old lady settled herself comfortably, removing her white cotton gloves and putting them up with her purse on the shelf in front of the back window. The children's mother still had on slacks and still had her head tied up in a green kerchief, but the grandmother had on a navy blue straw sailor hat with a bunch of white violets on the brim and a navy blue dress with a small white dot in the print. Her collars and cuffs were white organdy trimmed with lace and at her neckline she had pinned a purple spray of cloth violets containing a sachet. In case of an accident, anyone seeing her dead on the highway would know at once that she was a lady.

She said she thought it was going to be a good day for driving, neither too hot nor too cold, and she cautioned Bailey that the speed limit was fifty-five miles an hour and that the patrolmen hid themselves behind billboards and small clumps of trees and sped out after you before you had a chance to slow down. She pointed out interesting details of the scenery: Stone Mountain; the blue granite that in some places came up to both sides of the highway; the brilliant red clay banks slightly streaked with purple; and the various crops that made rows of green lace-work on the ground. The trees were full of silver-white sunlight and the meanest of them sparkled. The children were reading comic magazines and their mother had gone back to sleep.

"Let's go through Georgia fast so we won't have to look at it much," John Wesley said.

"If I were a little boy," said the grandmother, "I wouldn't talk about my native state that way. Tennessee has the mountains and Georgia has the hills."

"Tennessee is just a hillbilly dumping ground," John Wesley said, "and Georgia is a lousy state too."

"You said it," June Star said.

"In my time," said the grandmother, folding her thin veined fingers, "children were more respectful of their native states and their parents and everything else. People did right then. Oh look at the cute little pickaninny!" she said and pointed to a Negro child standing in the door of a shack. "Wouldn't that make a picture, now?" she asked and they all turned and looked at the little Negro out of the back window. He waved.

"He didn't have any britches on," June Star said.

"He probably didn't have any," the grandmother explained. "Little niggers in the country don't have things like we do. If I could paint, I'd paint that picture," she said.

The children exchanged comic books...."


James Agee (1909-1955)

Né dans la petite ville de Knoxville (Tennessee), d'un père alcoolique qui se tue au volant, traumatisme qu'il tentera de surmonter dans "A Death in the Family" (1957), d'une mère qui se replie dans un veuvage névrotique, James Agee a connu à quatorze ans au pensionnat épiscopalien St Andrew les nuits de veille et d'expiation de quelque faute obscure, thème de son roman "The Morning Watch" (1951). En 1925, il est exilé de son Sud natal, dans un collège du New Hampshire puis à Havard. En 1932, en pleine Dépression, il entre comme reporter au magazine Fortune, puis Time. C'est alors que le Sud de son enfance resurgit, d'abord à la lecture de "Look Homeward, Angel" de Thomas Wolfe, puis des reportages qu'il effectue en Alabama pendant la Dépression : "Let Us Now Praise Famous Men" (1941) est une longue exploration de son passé, mais d'un passé animé par une extraordinaire tension entre le rituel épiscopal de son enfance et une remise en cause radicale. Accompagné des photographies de Walker Evans, le succès fut au rendez-vous. Deux romans suivront : dans The Morning Watch(1951, La Veille du matin), un adolescent torturé se livre à une sorte de rituel de confession; et surtout "A Death in the Family" (1957) où il évoque son enfance sudiste et la mort accidentelle de son père. Deux recueils posthumes, "Agee on Film" (1958, 1960), renferment ses articles de critiques de cinéma : James Agee travaillera pour le cinéma et écrira nombre de scénarios, dont "African Queen" (1952), de John Huston, et "The Night of the Hunter" (1955), de Charles Laughton, d'après le roman de David Grubb (1953). Détruit par l'alcool, il mourut d'une crise cardiaque ...

 

"Une Mort dans la Famille" (A Death in the FamíIy, 1957)

Publié en 1957 et couronné par le prix Pulitzer, c`est l'histoire de la mort subite de Jay Follet et des répercussions de ce décès sur chacun des membres de sa famille. Le roman a pour cadre Knoxville, Tennessee, vers 1915. Jay meurt dans un accident d'automobile en revenant de voir son père malade. Avertie par téléphone que son mari est grièvement blessé, Mary, entourée d'une vieille tante et des siens, attend dans l'angoisse le retour de son frère Andrews, qui s`est rendu sur les lieux de l`accident. Au retour d`Andrews, la sinistre nouvelle est pour chacun des personnages l`occasion d`une prise de conscience et de discussions sur le problème religieux qui divise la famille. Cette confrontation avec la mort invite ainsi les agnostiques à la révolte contre un destin absurde, les croyants à l'acceptation résignée d`un dessein divin. 

La mort de Jay ne modifie ni les personnages ni leurs relations entre eux, mais va les révéler à eux-mêmes. Avec une délicatesse et un pathétique très discret, Agee traduit les fluctuations affectives, le désarroi, la tension du désespoir, qui engendrent des crises convulsives de rire que les personnages ne parviennent pas. malgré leur chagrin, à dominer.

Gestes, paroles, silences sont notés avec art et simplicité. L'événement est reflété surtout à travers la conscience d'un enfant de six ans, Rufus, qui est à la fois un portrait autobiographique et un "miroir réflecteur" selon la technique d'Henry James. Cet enfant chez lequel le chagrin se mêle aux souvenirs d'une amitié qui se nouait entre père et fils et à une sorte de fierté d'être orphelin, c`est Agee lorsqu`il perdit son père au même âge. Et tout le roman s'inspire en fait abondamment de la vie de l`auteur (Trad. Plon, 1961).