Culturalisme - Ruth Benedict (1887-1948), "Pattern of Culture" (1934) - Margaret Mead (1901-1978), "Coming of Age in Samoa" (1928), "Growing up in New Guinea" (1930), "Sex and Temperament in Three primitive Societies" (1935),  "Male and Female, a Study of Sexes in a Changing World" (1949)- Abram Kardiner (1891-1981), "The individual and his society" (1939, 1949), "The Psychological Frontiers of Society" (1945) - Ralf Linton (1893-1953), "The Study of Man" (1936), "The Cultural Background of Personality" (1945) - ...

Last update : 11/11/2016


Nous tirons notre existence individuelle d'une civilisation, d'une histoire familiale et sociale, culturelle et comportementale : d'emblée, nous pourrions orienter notre destin dans ce contexte sans nous poser d'autre question. L'anthropologie qui se construit et se développe dans les années 40s  remet en question cette évidence en mettant à jour d'autres "civilisations", d'autres comportements, et, sous-jacente, la possibilité d'étendre nos orientations existentielles.

Mais le rapport de l'individu à "sa civilisation", à "sa société", est si étroit, écrit Ruth Benedict dans "Échantillons de civilisation" (1950), "qu'il n'est pas possible d'argumenter sur les types de civilisation sans faire entrer spécialement en ligne de compte leurs rapports avec la psychologie individuelle" : "sa civilisation fournit les matériaux bruts avec lesquels l'individu construit sa vie. S'ils sont peu abondants, l'individu en souffre ; s'ils sont nombreux, l'individu a une chance de tirer un profit de cette occasion. Tout intérêt particulier de chaque homme et de chaque femme est servi par l'enrichissement des réserves traditionnelles de sa civilisation."

 

L'organisation sociale modèle les besoins de l'individu ...

Ruth Benedict et Margaret Mead ont travaillées toutes les deux à la même époque et  mené des enquêtes similaires, l'une auprès d'ethnies indiennes d'Amérique du Nord (1950), l'autre en Océanie (1963), pour aboutir toutes deux à montrer tant la spécificité des cultures que le relativisme culturel ...

Encore faut-il parvenir à trouver les instruments théoriques à même de penser cette diversité. Il appartiendra à l'ethnologue R.  Linton et au psychanalyste A. Kardiner de tenter de franchir cette étape. Ils vont proposer une distinction, institutions primaires et institutions secondaires, pour décrire la genèse de la "personnalité de base" que possèdera chaque individu. Et c'est l'ensemble des institutions d'une société donnée qui constitue sa culture et maintient sa cohérence...

Les institutions primaires, que sont la famille, les petits groupes, le type d'alimentation, etc, qui contribuent donc à forger la personnalité de base de chaque individu, sont par suite relayées par les institutions dites secondaires, la religion, les modes de pensée, etc. 

 


Franz Boas - "Au début du vingtième siècle, la discipline de l'anthropologie aux États-Unis en était à ses balbutiements. Bien qu'il y ait déjà eu des associations d'anthropologues, l'American Anthropological Association n'a été fondée qu'en 1902 avec 175 membres, dont la plupart n'étaient pas des professionnels. Les premiers anthropologues amateurs, tels que Lewis Henry Morgan, qui travaillait chez les Iroquois, et Frank Cushing, qui travaillait chez les Zunis, ont produit d'excellentes études. Mais au début du XXe siècle, il y avait peu de départements universitaires d'anthropologie, moins d'une poignée de programmes d'études supérieures en anthropologie et moins d'une douzaine de personnes titulaires d'un doctorat en anthropologie. À cette époque, l'essentiel de l'anthropologie se concentrait dans les musées, tels que le Smithsonian et l'American Museum of Natural History, ainsi qu'au Bureau of American Ethnology, une organisation financée par le gouvernement et chargée de mener des recherches sur les populations indigènes d'Amérique du Nord. À cette époque, l'anthropologie était en train de devenir une profession plutôt qu'une discipline avec un ensemble de normes déjà établies. En 1889, Franz Boas est devenu professeur assistant à l'université Clark, dans le Massachusetts ; il s'agit de la première nomination universitaire en anthropologie aux États-Unis. Boas n'a pas été formé à l'anthropologie ; il a obtenu un doctorat en physique en Allemagne pour son étude des propriétés optiques de l'eau. Cependant, Boas avait effectué un travail ethnographique auprès des Inuits de l'île de Baffin et de la côte du Nord-Ouest...."


Ruth Benedict (1887-1948)
Déçue par les études de littérature anglaise qu'elle avait entreprises en 1905,  Ruth Benedict s'initia à l'ethnologie au sein de la New School for Social Research et se lia avec Franz Boas, dont elle fut l'assistante (1922-1923). Elle a d’abord étudié la mythologie des Indiens (Zuñi Mythology, 1935). Elle a surtout mis au point un important concept d’analyse, la notion de "pattern culturel", qu’elle a exposée dans "Patterns of Culture" (1934). À partir de la très grande différence de comportement culturel qu'elle avait notée entre les Indiens Pima et les Indiens Pueblo, ces derniers mettant l'accent sur l'harmonie et la modération alors que les premiers prônaient l'excès et l'exaltation, Ruth Benedict en vint à considérer la culture non pas seulement comme une matrice au sein de laquelle les personnalités particulières s'organisent, mais comme ayant elle-même une personnalité propre sur une échelle plus vaste, une tendance psychologique fondamentale, qui est le véritable lieu d'unification de cette culture : "une civilisation comme un individu représente un modèle plus ou moins net de pensées et d'actions. Dans chaque culture, on trouve des buts d'action caractéristiques qui ne sont forcément pas les mêmes dans d'autres types de société. En accord avec ces buts, chaque peuple ne cesse de consolider son expérience, et selon que cette manière de voir exerce une pression plus ou moins forte, les détails hétérogènes de la manière de vivre revêtent une forme plus ou moins adaptées à celle-ci. Adoptés par une culture bien établie, les actes les plus saugrenus reflètent les caractéristiques de ses buts particuliers, en subissant parfois d'incroyables métamorphoses. La forme que prennent ces actes, nous ne pouvons la comprendre qu'en comprenant d'abord les mobiles sentimentaux et intellectuels de cette société." Et c'est par l'intériorisation de cette même tendance fondamentale culturelle que les gens se trouvent avoir les mêmes structures psychologiques de base.


"Intertwined Lives : Margaret Mead, Ruth Benedict, and Their Circle", written by Lois W. Banner (2003) - Ruth Benedict et Margaret Mead se sont rencontrées au Barnard College en 1922, alors que Mead était étudiante et Benedict enseignante. Elles sont devenues partenaires sexuelles (bien que toutes deux mariées) et ont fait œuvre de pionnières dans la discipline de l'anthropologie, alors dominée par les hommes. Elles ont défendu l'égalité raciale et sexuelle et la relativité culturelle en dépit de la tendance généralement raciste, xénophobe et homophobe de leur époque. Les best-sellers de Mead, "Coming of Age in Samoa" (1928) et "Sex and Temperament in Three Primitive Societies" (1935), et de Benedict, "Patterns of Culture" (1934), "Race" (1940) et "The Chrysanthemum and the Sword" (1946), sont des études qui ont fait date et qui ont assuré à leurs auteurs une importance et une influence durables dans le domaine de l'anthropologie et au-delà. Grâce à un accès sans précédent aux archives complètes des deux femmes - y compris des centaines de lettres ouvertes aux chercheurs en 2001 -, Lois Banner examine l'impact de leur enfance difficile et la relation entre elles dans le contexte de leur cercle de famille, d'amis, de maris, d'amants et de collègues, ainsi que les événements calamiteux de leur époque. Elle montre comment Benedict a involontairement exposé Mead à des accusations d'incompétence professionnelle, révèle les graves erreurs commises par l'anthropologue néo-zélandais Derek Freeman dans sa célèbre attaque contre les recherches de Mead sur Samoa, et dévoile ce qui s'est passé en Nouvelle-Guinée lorsque Mead et ses collègues se sont livrés à un rituel visant à renverser toutes les frontières entre les genres et les sexes...


L'approche culturaliste qui privilégie l'institution et la culture dans le développement de la personnalité, a pour premier effet de remettre totalement en cause les conceptions rigides des rôles des sexes et de la sexualité alors dominantes dans les sociétés occidentales : nombre d'attitudes sociales sont ainsi détachées de toute référence biologique au sexe : la distribution sexuelle des rôles est une création sociale et culturelle. Avec la Seconde Guerre mondiale, des millions de femmes britanniques et américaines endossent "le travail des hommes", l'emblématique Rosie the Riveter symbolisant cette gigantesque féminisation qui s'opèrent par exemple dans l'industrie de l'armement.  Vers 1930, Margaret Mead prolonge en le conceptualisant ce mouvement en montrant que les tendances dites "naturelles" des sexes varient selon les culture, thématique à laquelle s'alimentera le mouvement féministe à venir. La voici étudiant la différenciation  des sexes dans trois sociétés océaniennes et aboutissant à la conclusion suivante : la personnalité des hommes et des femmes est moins déterminée par leur sexe biologique que par le modèle (pattern) culturel transmis par chaque société et imposé dès le plus jeune âge ..


"Coming of age : the sexual awakening of Margaret Mead" (Deborah Blum, 2017) - "Coming of Age se concentre sur cinq années de la jeune vie de Mead, au cours desquelles elle a commencé à remettre en question les attitudes traditionnelles à l'égard de la sexualité, des fréquentations et du mariage qui dominaient le début du 20e siècle. L'histoire commence en 1921, alors que Mead est une jeune femme de vingt ans, étudiante au Barnard College de New York. Suffisamment conventionnelle pour accepter le rôle que la société lui a donné, et assez provocante pour s'élever contre elle, elle s'efforce de trouver sa propre voie. La vie commence à changer lorsqu'elle noue de nouvelles amitiés et vit de nombreuses premières fois, notamment un mariage et une liaison. En 1925, suite à son intérêt pour l'anthropologie, Mead prend une décision qui choque à la fois sa famille et ses collègues. Elle décide de se rendre seule à Samoa pour étudier comment les filles de cette culture très différente deviennent des femmes. Là, sur une île minuscule du Pacifique Sud, avec un océan entre elle et les gens qu'elle aime, elle commence à comprendre comment les chaînes invisibles de la société peuvent emprisonner le corps et l'esprit d'une personne. Le voyage de Mead à la découverte d'elle-même est à la fois douloureux, passionnant et instructif. Elle revient de son travail sur le terrain prête à faire ce qu'aucune femme avant elle n'a osé faire : écrire avec franchise et clarté sur l'éveil sexuel des jeunes filles. Et il s'avère que l'Amérique est prête à entendre ce qu'elle a à dire. S'appuyant sur des lettres, des journaux intimes et des mémoires, Blum reconstruit la vie colorée et dramatique de l'un des penseurs les plus provocateurs du XXe siècle... 


Margaret Mead (1901-1978)
Margaret Mead fut une des dernières étudiantes de Franz Boas et publia notamment "Coming of Age in Samoa" (1928), "Sex and Temperament in Three Primitive Societies" (1935) décrivant une société mélanésienne de tolérance, sans conflit, où "l'activité sexuelle est une chose naturelle et agréable", confortant ainsi l'hypothèse culturaliste, par comparaison avec une société américaine puritaine, que les traits de caractère de l’homme et de la femme sont le résultat d’un conditionnement social : la nature est malléable car "elle obéit aux impulsions que lui communique le corps social".

On reprocha à Margaret Mead de s'attacher au comportement des individus sans pour cela décrire les rouages compliqués de l'organisation sociale, ou de dégager des typologies de culture fondées sur des traits trop généraux (le tempérament culturel), comme l'appétit sexuel. Elle n'a certes jamais remis en cause son engagement pour une libération des mœurs dans la société américaine. Après la guerre, en 1948, Margaret Mead publia "Male and Female", où elle discute, à partir de la diversité du comportement humain,  des moyens d'instaurer un certain bonheur entre les hommes et les femmes d'une société industrielle de type américain...

Et, en 1972, dans "Sex, Gender and Society", la sociologue britannique Ann Oakley verra dans la notion de "genre"  un artefact culturel...


Margaret Mead, "Coming of Age in Samoa" (1928)

"Dans notre propre société, l'individu est assiégé de difficultés que nous imputons généralement aux traits fondamentaux de la nature humaine. Quand nous parlons des problèmes de l'enfance et de l'adolescence, nous estimons que ce sont là des périodes d'adaptation inévitables, par lesquelles tout le monde doit passer. Le raisonnement psychoanalytique est, en grande partie, fondé sur cette supposition. L'anthropologue met en doute l'exactitude de cette manière de voir, mais jusqu'à présent, il n'est guère de chercheurs qui aient pris la peine de s'intégrer suffisamment à une population primitive pour parvenir à la compréhension de ces problèmes. Nous sommes donc reconnaissant à Miss Mead d'avoir entrepris de s'intégrer à la jeunesse samoane d'une façon assez complète pour nous donner une image lucide et claire des joies et des difficultés éprouvées par le jeune individu dans une société tellement différente de la nôtre. Les résultats de cette minutieuse enquête confirment ce dont les anthropologues se doutent depuis longtemps, à savoir que bien des comportements que nous attribuons communément à la nature humaine, ne sont en fait que des réactions contre les contraintes que nous impose notre civilisation." (Franz Boas)

 

Le texte fondateur de l’anthropologie culturelle, invitant à repenser les normes occidentales à travers le prisme de cultures différentes. Il contribua à introduire l’idée que les comportements humains, y compris ceux liés à l’adolescence, ne sont pas universels mais dépendent des contextes culturels. Dans les années 1980, l’anthropologue Derek Freeman a vivement critiqué les conclusions de Mead dans son livre "Margaret Mead and Samoa". Il a affirmé que Mead avait été trompée par ses informateurs samoans et que ses observations ne reflétaient pas fidèlement la réalité culturelle. Ces critiques ont suscité des débats intenses sur la méthodologie anthropologique, bien que de nombreux chercheurs continuent de valoriser le travail de Mead pour son innovation et son influence.

Margaret Mead, alors étudiante sous la supervision de Franz Boas, entreprend cette étude pour répondre à une question fondamentale : les défis de l’adolescence sont-ils universels ou culturellement déterminés ? Elle choisit Samoa comme terrain d’étude, pensant que cette société insulaire offrirait un contraste marqué avec les sociétés occidentales. Elle va donc passer neuf mois à vivre parmi les Samoans, avec environ 25 jeunes filles âgées de 9 à 20 ans. Elle utilisera des observations directes et des entretiens pour recueillir des données, se concentrant sur leurs expériences quotidiennes, leurs relations, et leur développement personnel. Que va-t-elle en conclure?

- L’adolescence à Samoa est une période de transition calme et sans les tensions et conflits que l’on retrouve souvent dans les sociétés occidentales. Mead attribue cette différence à une éducation plus décontractée et à une société qui accorde une grande liberté aux jeunes, notamment en matière de sexualité.

- Dans la culture samoane, les jeunes filles ont la possibilité d’explorer leur sexualité de manière ouverte et sans jugement moral strict. Mead suggère que cette liberté sexuelle contribue à réduire les tensions et les crises identitaires souvent associées à l’adolescence en Occident.

- À Samoa, les enfants participent aux tâches quotidiennes dès leur plus jeune âge, intégrant progressivement les responsabilités d'adultes. L’éducation se fait de manière informelle, par observation et imitation, plutôt que par des structures formelles rigides.

- Mead remarque que les relations intergénérationnelles sont moins conflictuelles à Samoa, car les adultes ne cherchent pas à imposer leurs valeurs aux jeunes. Cette harmonie sociale est facilitée par une hiérarchie claire et une forte cohésion communautaire.

- Mead en vient à critiquer la rigidité des sociétés occidentales, notamment en ce qui concerne la sexualité, les rôles de genre, et l’éducation formelle. Elle plaidera pour une approche plus souple et adaptable dans l’éducation des jeunes.

 

"... Dans une communauté primitive homogène, les mesures disciplinaires prises par les parents servent à obtenir de menues concessions, à corriger les légères déviations que pourraient présenter leurs enfants par rapport à la norme de comportement uniformément reconnue. Dans notre société, au contraire, la discipline familiale a pour but d'imposer un certain ordre de valeurs à l'exclusion des autres. Toute famille mène une bataille. Les unes combattent pour un parti moyen, les autres défendent contre vents et marées une cause déjà perdue dans l'ensemble de la communauté, d'autres encore, bien en avance sur leurs voisins, tentent courageusement d'implanter de nouvelles valeurs. Il y a là un esprit de prosélytisme qui augmente considérablement l'importance de la discipline familiale dans la formation et l'évolution de la personnalité d'une fille. Ainsi voyons-nous des parents, dépouillés de leurs pouvoirs “financiers”, essayer de contraindre leur fille, qui vit sous leur toit, à accepter un système de valeurs qui lui est insupportable. Ils y réussissent rarement, et leur autorité s'effondre, au moment même où la fille se trouve devant de nouveaux et graves problèmes à résoudre, et a précisément besoin de s'appuyer sur un milieu familial solide.

Car la sexualité commence à jouer un rôle important dans sa vie, et, là aussi, les solutions sont contradictoires. Si elle choisit la relative liberté de mœurs qui est celle de sa génération, elle entre en conflit avec ses parents et - ce qui est plus important peut-être - avec les idéaux qu'ils lui ont inculqués. Le problème actuel du comportement sexuel des jeunes gens serait grandement simplifié si ce qui n'est que découverte et expérimentation n'était pas interprété comme une révolte, si aucun remords ne venait tourmenter des consciences puritaines. Mais systématiser cette liberté serait, à l'heure actuelle, extrêmement dangereux, parce que la société n'a pas légiféré en la matière. Toute innovation dans le domaine des rapports entre individus consacre la faillite de ceux qui ne sont pas assez forts pour faire face à des situations sans précédent. Ce n'est que lentement que s'édifient des normes de l'honneur, de l'engagement, de la responsabilité personnels; et beaucoup succombent, qui s'aventurent les premiers sur des mers inconnues. Mais lorsque, aux dangers propres à l'entreprise, s'ajoute l'idée qu'elle est répréhensible, lorsqu'elle ne peut se poursuivre que dans la clandestinité, dans une atmosphère de mensonge et de crainte, la tension est si forte que l'échec est le résultat presque inévitable.

Si la fille choisit l'autre voie, si elle décide de rester fidèle aux principes de la génération précédente, elle gagne la sympathie et l'appui de ses parents, mais s'aliène la camaraderie des jeunes gens de son âge. Quel qu'il soit, le choix s'accompagne d'angoisse, et rares sont celles qui y échappent. Quelques-unes, sans doute, y parviennent, si elles font partie d'un groupe assez important pour leur permettre de résister victorieusement soit à leurs parents, soit à la majorité de leur génération; d'autres ont peut-être des aspirations auxquelles elles se consacrent tout entières. Mais, à l'exception des étudiantes, pour qui la solution du problème des rapports personnels est parfois, fort heureusement, remise à plus tard, celles qui préfèrent se laisser absorber par quelque activité plutôt que s'intéresser à l'autre sexe, se retrouvent souvent vieilles filles, alors qu'il est trop tard pour remédier à la situation. Dans les sociétés primitives, jamais la vie d'une femme n'est assombrie par là crainte du célibat, cet autre produit de notre civilisation.

Non seulement la fille doit décider de son comportement dans l'immédiat, mais elle ne peut manquer non plus d'hésiter devant les diverses théories du mariage qui s'affrontent: vaut-il mieux attendre que le futur ménage ait suffisamment de quoi vivre, ou bien se marier et partager les dépenses d'un foyer avec un jeune époux qui n'a pas encore percé ? La possession de techniques anticonceptionnelles a certes donné une nouvelle dignité à la vie humaine puisqu'elle fait intervenir la volonté en un domaine où l'homme avait été, jusque là, esclave de la nature, mais elle complique encore le problème. L'alternative était, ou bien mariage, foyer et enfants, ou bien célibat et indépendance. Maintenant grâce à la liberté de conception, la fille peut envisager tout aussi bien le mariage sans enfants, le mariage précoce, le mariage et une carrière professionnelle, les rapports sexuels sans mariage ni la responsabilité d'un foyer. Mais les filles, dans leur grande majorité, veulent encore se marier, et ne considèrent leur emploi que comme un pis-aller provisoire. Aussi ces problèmes influencent-ils leur attitude à l'égard non seulement des hommes, mais encore de leurs occupations, et les empêchent d'accorder un intérêt soutenu à un travail qu'elles font à contre-cœur..."


Margaret Mead, "Growing up in New Guinea" (1930)

Une étude comparative qui vient élargir les observations de Mead sur les influences culturelles dans le développement humain, amorcées dans "Coming of Age in Samoa": elle explore l’enfance, l’éducation, et les relations intergénérationnelles dans la société des Manus, un peuple vivant sur une petite île de l'archipel Bismarck en Papouasie-Nouvelle-Guinée, une société donc insulaire, isolée, où les structures sociales et les pratiques éducatives diffèrent grandement des modèles occidentaux. L'ouvrage contribuera à renforcer l'idée que le développement humain est profondément influencé par le contexte culturel : il reste une référence pour les études sur l’enfance et le rôle des structures sociales dans le développement humain.

Quelles sont ses conclusions?

- Chez les Manus, l’éducation des enfants est largement informelle. Ils apprennent par observation et imitation plutôt que par instruction directe. Ils sont encouragés à participer aux activités des adultes dès leur plus jeune âge, ce qui leur permet d’acquérir des compétences pratiques en fonction des besoins communautaires.

- Mead observe que les enfants Manus traversent les étapes de la vie sans tensions majeures ou conflits générationnels, contrairement à ce qu’elle perçoit dans les sociétés occidentales. Une harmonie attribuée à la cohérence des attentes culturelles et à la continuité entre les rôles des enfants et des adultes.

- Les enfants passent beaucoup de temps à jouer, ce qui leur permet d’explorer les rôles sociaux et d’apprendre les compétences nécessaires pour leur vie future. Le jeu est un moyen d’apprentissage collectif, renforçant les valeurs communautaires et la coopération.

- Les Manus ne valorisent pas les traditions orales comme des récits mythologiques ou historiques pour éduquer les enfants. Les enseignements sont plutôt axés sur les tâches pratiques, comme la pêche et la gestion du foyer. L'accent est mis sur l’acquisition des compétences nécessaires pour contribuer efficacement à la communauté.

- Contrairement à Samoa, où Mead avait noté une plus grande liberté sexuelle pour les jeunes, les Manus imposent des restrictions sociales plus strictes. Les relations sexuelles prémaritales sont limitées et les unions sont arrangées. Cependant, les Manus partagent une transition fluide vers l’âge adulte, sans rupture marquée entre l’enfance et la maturité.


Margaret Mead, "Sex and Temperament in Three primitive Societies" (1935)

L'objectif de l'ouvrage est d’analyser les différences entre hommes et femmes dans des contextes culturels variés pour démontrer que les tempéraments associés au genre sont largement modelés par la culture. Mead a mené des recherches ethnographiques approfondies en Nouvelle-Guinée, vivant plusieurs mois dans chaque société et utilisant l’observation participante pour recueillir des données. Elle se concentrera sur les interactions sociales, les rituels, les activités économiques, et les relations familiales pour comprendre les dynamiques de genre. Il reste un texte fondateur dans le domaine des études de genre, ouvrant la voie à des recherches sur la construction culturelle du genre.

- Les Arapesh (les Montagnards) : Mead observe une société où les hommes et les femmes présentent des traits que l’Occident associe généralement à la féminité. Tous deux sont doux, coopératifs et axés sur le soin des autres. Les conflits sont évités, et la vie communautaire est organisée autour de la collaboration.

- Les Mundugumor (tribu riveraine) : contrairement aux Arapesh, les Mundugumor valorisent des traits que l’Occident considère comme masculins : agressivité, compétition et indépendance. Les hommes et les femmes partagent ces caractéristiques, créant une société où les relations interpersonnelles sont tendues et marquées par des rivalités.

- Les Tchambuli (tribu lacustre) : cette société présente une inversion des rôles genrés typiques de l’Occident. Les femmes Tchambuli sont dominantes, pragmatiques et responsables des affaires économiques et sociales. Les hommes, en revanche, sont plus émotifs, dépendants et préoccupés par leur apparence.

D'où les thèses suivantes: 

- Flexibilité des rôles de genre : Mead conclut que les traits que l’Occident associe à la masculinité ou à la féminité ne sont ni universels ni biologiquement déterminés, mais sont des constructions culturelles. Ces observations remettent en question les stéréotypes de genre dominants en Occident.

- Mead va soutenir que la biologie établit une base pour les différences entre hommes et femmes, mais que la manière dont ces différences sont interprétées et valorisées dépend entièrement de la culture.

- Les observations de Mead suggèrent que les rôles de genre ne sont pas figés et peuvent être réévalués et transformés dans toutes les sociétés. Elle plaide pour une vision plus flexible et égalitaire des relations entre les sexes.

 

"... Que conclure de ce que nous avons ainsi appris ? Quelle leçon tirer du fait qu'une civilisation est capable de choisir dans la vaste gamme des virtualités humaines un certain nombre de traits, et d'en faire la marque distinctive, soit d'un des sexes, soit de toute la communauté ? En quoi ces observations peuvent-elles intéresser le sociologue ? Avant de répondre à ces questions, il apparaît nécessaire d'analyser plus avant la situation de l'anormal, de l'atypique, de l'individu dont les dispositions innées sont trop étrangères au type de personnalité assigné à son âge, son sexe ou son rang, pour qu'il puisse se sentir à l'aise dans le vêtement que lui a taillé la société.

En quoi les observations que nous venons d'exposer peuvent-elles nous permettre de mieux comprendre l'atypique social ? Dans mon esprit, ce terme « atypique » s'applique à tout individu qui, par disposition innée ou accident dans sa première éducation, ou encore sous l'effet des influences contradictoires d'une civilisation hétérogène, est devenu, sur le plan culturel, un étranger pour sa propre communauté - tout individu à qui les tendances fondamentales de la collectivité apparaissent absurdes, illusoires, irrationnelles, ou même foncièrement mauvaises.

Dans n'importe quelle société, l'homme normal regarde en lui-même et y trouve le reflet du monde qui l'entoure. Le délicat processus éducatif, qui a fait de lui un adulte, lui a assuré cette appartenance spirituelle à sa propre société. Mais cela n'est pas vrai de l'individu qui se trouve posséder des dispositions naturelles dont la société n'a que faire, et qu'elle ne saurait même tolérer. Il suffit de jeter un rapide coup d'œil sur l'histoire de notre propre civilisation pour s'apercevoir que les dons personnels qu'un siècle honore n'ont plus la faveur du siècle suivant. Des hommes qui auraient été des saints au Moyen Âge sont ignorés de l'Amérique et de l'Angleterre d'aujourd'hui. Si nous considérons ce qui se passe dans des sociétés primitives qui ont adopté des attitudes plus extrêmes, et beaucoup plus tranchées que ne le firent nos ancêtres, le problème s'éclaire encore davantage. Dans la mesure où une société est intégrée et précise dans ses buts, intransigeante dans ses aspirations morales et spirituelles, dans cette mesure même elle condamne certains de ses membres - qui le sont uniquement par leur naissance - à vivre en étrangers en son sein; dans le meilleur des cas, ils s'y sentiront mal à leur aise; au pire ils adopteront une attitude de révolte, qui pourra dégénérer en folie.

C'est devenu une habitude de notre époque de désigner sous le nom de « névrosés » tous ceux qui refusent de se plier aux normes de leur société - les individus qui se sont détournés du « réel » (c'est-à-dire des solutions actuellement préconisées par leur communauté) pour rechercher le réconfort ou l'inspiration que peuvent leur apporter des situations imaginaires, pour trouver refuge dans une philosophie transcendantale, dans l'activité artistique, dans l'extrémisme politique, ou simplement dans l'inversion sexuelle ou quelque autre singularité de comportement, végétarianisme ou port d'un cilice. On considère en outre que le névrosé manque de maturité, qu'il n'a pas évolué suffisamment pour comprendre que sa société obéit à des motifs parfaitement réalistes, et, à tout prendre, fort louables.

Définir ainsi le névrosé, c'est confondre deux notions totalement différentes. Toute société a ses atypiques physiologiques : débiles mentaux, souffrant d'insuffisance glandulaire ou d'une tare physique quelconque, et qui, sous peine d'échec, ne peuvent assumer que les tâches les plus simples. Parfois - c'est un cas extrêmement rare - ils ont presque tous les caractères physiologiques du sexe opposé. Aucun de ces individus ne se trouve réellement tiraillé entre ses aspirations personnelles et les impératifs sociaux; ils constituent une catégorie de débiles et de déficients et sont atypiques en ce sens qu'ils s'écartent trop des normes de l'humanité en général (et non d'une civilisation particulière) pour tenir d'une façon satisfaisante le rôle que la société assigne généralement à ses membres. Toute communauté se doit de les traiter sans dureté, de leur procurer une ambiance protectrice et spécifique, différente de celle où baigne la vie de la plus grande partie de ses membres.

Mais il existe des névrosés d'un autre type, que l'on confond constamment avec les précédents, dont l'infériorité est d'origine purement physiologique : ce sont les «atypiques culturels », c'est-à-dire ceux qui ne s'accommodent pas des valeurs propres à leur société. La psychiatrie moderne tend à imputer ce genre d'inadaptation au conditionnement précoce, et classe ceux qui en souffrent dans la catégorie des malades mentaux. C'est là une interprétation simpliste que ne corroborent aucunement les conclusions d'une étude des sociétés primitives. Car elle n'explique pas que ces inadaptés soient précisément des individus dont les tendances naturelles dominantes s'opposent aux normes de leur communauté, ni que, par exemple, l'inadapté chez les Mundugumor soit différent de l'inadapté chez les Arapesh. Elle n'explique pas pourquoi l'Amérique matérialiste et dynamique, et telle tribu également dynamique et matérialiste des Iles de l'Amirauté produisent toutes deux des clochards, ni pourquoi encore l'individu trop sensible est considéré comme anormal aussi bien chez les Zunais qu'aux Samoa. Il semble bien qu'il existe des inadaptés d'une autre sorte, dont la singularité doit être attribuée non à une débilité ou déficience quelconque, mais à une profonde antinomie entre leurs dispositions innées et les normes de la société à laquelle ils appartiennent.

Dans une société sans classes, où, de plus, la personnalité sociale des deux sexes est  foncièrement la même, ces « atypiques » se recrutent aussi bien chez les hommes que chez les femmes. La violence chez les Arapesh, la confiance et la solidarité chez les Mundugumor, sont signes d'inadaptation pour l'un comme pour l'autre sexe.

L'inadaptation, chez les Arapesh, correspond à une sensibilité interne de sens trop positif; chez les Mundugumor, au même phénomène inverse. Nous avons, dans un chapitre précédent, montré comment les qualités en honneur chez les Mundugumor n'ont aucune signification chez les Arapesh, comment l'existence mundugumor aurait été parfaitement intelligible pour Wabe, Temos et Amitoa, alors que Kwenda et Ombléan ne se seraient pas sentis déplacés chez les Arapesh. Mais les uns et les autres avaient beau vivre comme des étrangers au milieu de leur propre communauté et être incapables dé la faire profiter de leurs dons exceptionnels, ils n'en demeuraient pas moins parfaitement normaux sur le plan psycho-sexuel. Amitoa, toute dynamique qu'elle fût, ne se comportait pas comme un homme, mais comme une femme des Plaines. Ombléan aimait certes les enfants, et ne ménageait pas sa peine pour nourrir une vaste famille : on ne prétendait pas pour cela qu'il n'agissait pas en homme, et personne ne l'accusait d'être efféminé. En aimant les enfants, l'ordre et la tranquillité, il se conduisait peut-être comme certains blancs ou comme les hommes d'une tribu inconnue, mais certainement pas plus comme une femme mundugumor que comme un homme de cette même tribu. Il convient de noter qu'il n'y avait d'homosexualité ni chez les Mundugumor ni chez les Arapesh.

C'est cependant à des inadaptations beaucoup plus graves que s'expose toute société où la personnalité est fonction du sexe, où certains traits de caractère ont été assignés exclusivement aux hommes, d'autres aux femmes, que ce soit l'amour des enfants, les goûts artistiques, le mépris du danger, un penchant au bavardage, la passivité dans les rapports sexuels, en fait une multitude de dispositions naturelles de toutes sortes. Là où n'existe aucune dichotomie de ce genre, il se peut fort bien qu'un homme ne se sente aucunement en sympathie avec le monde qui l'entoure et, cependant, se marie, ait des enfants, et peut-être même découvre un certain palliatif à sa détresse dans cette participation, faite d'un cœur entier. Une femme peut rêver toute sa vie d'un univers où régneraient la dignité et la fierté, au lieu de la mesquine moralité de boutiquier qu'elle doit supporter, et, néanmoins elle accueillera son mari avec un sourire décontracté et se dévouera au chevet de ses enfants diphtériques. Un atypique trouvera peut-être dans la peinture, la musique ou quelque activité révolutionnaire le moyen d'exprimer son sentiment d'isolement; il n'en conservera pas moins, dans sa vie privée, des rapports tout à fait normaux avec les individus de l'un et l'autre sexe. 

II en va autrement, cependant, dans les sociétés qui, telles celles des Chambuli et des peuples modernes d'Europe et d'Afrique, définissent certains traits de caractère comme proprement masculins, d'autres comme spécifiquement féminins. Il est beaucoup d'hommes, dans de telles communautés, qui, non seulement souffrent d'appartenir a une civilisation avec laquelle ils ne se sentent aucune affinité, mais sont, par surcroît, tourmentés dans leur vie psycho-sexuelle. Non seulement ils  réagissent à contresens, mais ils éprouvent des sentiments féminins, ce qui est, pour eux, beaucoup plus grave et beaucoup plus inquiétant. Il importe peu que cette aberration, orientation faussée qui rend incompréhensibles les buts féminins avoués, et ceux des hommes étrangers et désagréables, aboutisse ou non à l'inversion sexuelle. Dans certains cas extrêmes, si le tempérament d'un homme se rapproche étroitement du type de personnalité féminin agréé par la société, et si, de plus, celle-ci comporte une catégorie qui puisse l'accueillir, il se pourra alors qu'il puisse s'adonner ouvertement à l'inversion et au travestissement. Chez les Indiens des Plaines, celui qui préférait la tranquille existence féminine aux activités dangereuses et angoissantes des hommes, avait la faculté d'exprimer son penchant en termes sexuels : il pouvait s'habiller comme une femme, travailler comme une femme, proclamer qu'il était réellement plus une femme qu'un homme.

Chez les Mundugumor, où cette coutume est inconnue, un homme peut vaquer à des occupations féminines, telles que la pêche, sans qu'il ait envie de souligner davantage son comportement en se déguisant en femme. Lorsque le type de personnalité n'est pas différencié selon le sexe, et que n'existe aucune tradition reconnaissant le travestissement, ces déviations de tempérament n'incitent nullement les individus à l'homosexualité, ni à se vêtir comme le sexe opposé. Inégalement répartis dans le monde, les cas de travestissement ne se rencontrent que dans les sociétés où le type de personnalité est différent pour les hommes et pour les femmes, mais ils n'apparaissent pas nécessairement. C'est en fait un phénomène social, qui, s'est stabilisé chez les Indiens d'Amérique et en Sibérie, mais non en Océanie.

(...) Sans doute les différents types d'inadaptation se recoupent-ils parfois, et l'on peut fort bien trouver un inverti congénital parmi ceux qui se sont réfugiés dans le travestissement. Mais les atypiques dont nous voulons parler ici sont des individus dont l'adaptation à la vie est conditionnée par une affinité entre leur tempérament et un type de comportement considéré comme anormal pour leur propre sexe, et naturel pour le sexe opposé. Pour qu'apparaisse ce genre d'inadapté, il est nécessaire, non seulement qu'existe un type de personnalité sociale bien défini, mais aussi qu'il soit strictement réservé à l'un des deux sexes. 

L'un des moyens les plus efficaces qu'ait la société pour modeler l'enfant selon les normes reçues est précisément de le contraindre à se comporter comme un Individu de son propre sexe. Une société sans rigoureuse dichotomie sexuelle dit simplement à l'enfant qui s'écarte de la normale : « Ne fais pas cela », « On ne doit pas faire cela », « Si tu fais cela on ne t'aimera pas », « Si tu te conduis ainsi, tu ne pourras jamais te marier », « Si tu fais cela, on dira que tu es ensorcelé », etc... Pour combattre l'inclination naturelle de l'enfant à rire, pleurer ou bouder mal à propos, à voir l'insulte là où il n'y en a pas, ou au contraire à ne pas la percevoir lorsqu'elle est intentionnelle, la société invoque les normes d'un comportement général humain défini par elle-même, et non d'un comportement tel qu'il pourrait être déterminé par le sexe de l'enfant. En substance, elle dit : « Tu ne seras pas un homme véritable si tu ne supprimes pas ces tendances qui sont incompatibles avec notre définition de l'humain.

» Mais il ne vient à l'idée ni de l'Arapesh ni du Mundugumor d'ajouter : « Tu ne te conduis pas du tout comme un garçon, tu fais comme les filles » - même lorsque c'est bien ce qui se passe en réalité. On se souvient peut-être que, chez les Arapesh, les garçons, élevés d'une façon légèrement différente des filles, pleurent davantage et font des crises de colère jusqu'à un âge plus avancé. Pourtant, c'est un argument que l'on n'invoque jamais, simplement parce qu'on ne conçoit pas que le comportement émotif puisse varier selon le sexe. Dans ce genre de société, l'on ne porte pas atteinte au sentiment qu'a l'enfant de sa position dans le monde, dans un de ses aspects fondamentaux; on ne conteste jamais qu'il appartienne à son propre sexe. Il peut observer les gestes érotiques de ses aînés et là-dessus rêver et bâtir son avenir. Il n'est pas forcé de s'identifier avec celui de ses parents qui n'est pas de son sexe, puisqu'on ne met pas en doute le sien. Si une fille imite un tant soit peu soin père, ou un fils, sa mère, on n'entendra pas de reproches; personne ne prédira à la fille qu'elle sera un garçon manqué, au fils qu'il est une poule mouillée. L'esprit des enfants arapesh et mundugumor n'est pas exposé à de tels désarrois.

Considérons, en revanche, comment, dans notre civilisation, on plie l'enfant aux normes sociales : « Ne te conduis pas comme une fille », entend-on, ou encore : « Les petites filles ne font pas ça. » C'est en faisant craindre à l'enfant que son comportement ne soit pas celui de son sexe qu'on lui inculque mille petits principes, qui touchent aussi bien à la propreté du corps, à la façon de s'asseoir et de se détendre, qu'à l'esprit sportif, la loyauté ou l'expression des émotions, de même que des attitudes distinctes - comme par exemple l'intérêt manifesté pour les vêtements ou pour les événements d'actualité - que nous reconnaissons comme celles fixées pour chaque sexe par la société. Ce sont sans cesse des observations de ce genre : « Les filles ne font pas cela », « Ne veux-tu pas devenir un vrai homme comme papa ? » qui jettent le trouble dans l'affectivité de l'enfant; s'il a le malheur d'être, le moins du monde, porté à réagir comme le sexe opposé, ces interventions peuvent fort bien l'empêcher de s'adapter normalement au monde qui l'entoure. Chaque fois que l'on insiste près d'un enfant pour qu'il se conforme au code établi pour son sexe, chaque fois que l'on invoque son sexe pour l'inciter à préférer les pantalons aux jupons, un ballon de football à une poupée, les coups de poing aux larmes, l'on crée en lui un sentiment de crainte - crainte que, en dépit des apparences physiques, il n'appartienne pas réellement à son sexe. D'ailleurs cette évidence physique a bien peu de poids au regard du conditionnement social ..."

Margaret Mead, "Male and Female, A Study of the Sexes in a Changing World" (1949)

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Mead observe des transformations importantes dans les rôles de genre dans les sociétés occidentales, en raison de la participation accrue des femmes au travail et des changements sociaux. Elle va s’inspirer de ses recherches ethnographiques dans les îles du Pacifique (Samoa, Nouvelle-Guinée) et des réflexions sur la société occidentale pour analyser les relations entre les sexes à travers des contextes culturels variés. 

- Mead distinguera la biologie, qui établit des différences physiques et reproductives entre les sexes, et les rôles de genre, qui sont façonnés par la culture. Elle soulignera que la biologie impose certaines contraintes, mais que les attentes sociales et culturelles définissent largement les comportements et responsabilités attribués aux hommes et aux femmes.

- En s’appuyant sur ses observations ethnographiques, Mead montre que les comportements associés à la masculinité et à la féminité varient considérablement selon les sociétés. Par exemple, dans certaines cultures, les femmes occupent des rôles économiques et politiques dominants, tandis que dans d’autres, elles sont reléguées à des tâches domestiques.

- Elle en vient à explorer la manière dont la sexualité est perçue, régulée et vécue dans différentes cultures. Mead met en avant la flexibilité des normes sexuelles, critiquant les sociétés occidentales pour leur vision souvent rigide et répressive de la sexualité.

- Examinant comment les enfants sont socialisés pour adopter des comportements spécifiques à leur genre dès le plus jeune âge, elle en conclut que cette socialisation renforce les stéréotypes de genre, même dans des sociétés où les rôles sont plus flexibles.

- Mead analyse les pressions exercées sur les hommes et les femmes dans des sociétés modernes confrontées à des bouleversements économiques, politiques et sociaux: elle en vient à prédire que les rôles de genre continueront à évoluer à mesure que les femmes accèdent à l’éducation et à des opportunités économiques.

- Mead plaide pour une société où les individus, quel que soit leur sexe, peuvent exprimer un éventail complet de qualités humaines sans être limités par des stéréotypes rigides.


Abraham Kardiner (1891-1981)
Né à New York, Abraham Kardiner va séjourner en 1921 à Vienne auprès de Freud, mais ce qu'il poursuit est une théorie de l'adaptation et de la socialisation. Il publiera notamment "The Individual and His Society. The Psychodynamics of Primitive Social Organization" (1939), A. Kardiner, R. Linton et al., "The Psychological Frontiers of Society" (1945); A. Kardiner & E. Prebble, They Studied Man (1961).
Ruth Benedict et Margaret Mead attribuaient une grande importance à la notion de personnalité typique et au rapport de l’individu à la culture, mais sans expliquer le phénomène d’intériorisation des conduites, des valeurs et des normes. Abraham Kardiner se tourne alors vers la psychanalyse pour éclairer ce double processus de transmission de la culture du groupe à l'individu (enculturation) et inversement : il propose les concepts de "personnalité de base" (basic personality type) et d' "institution". On notera que tant Freud que ses disciples n'ont jamais été particulièrement intéressé par ce problème de modelage réciproque où s'interpénètrent personnalité et société.

"Une institution, écrit Kardiner, peut être définie comme tout mode établi de pensée ou de comportement observé par un groupe d'individus (c'est-à-dire une société) qui peut être communiqué, c'est-à-dire reconnu par tous, et dont la transgression ou la dérivation crée un trouble chez l'individu ou dans le groupe." Les individus vivant dans une même société et soumis à un même ensemble d'institutions partagent donc le même type de personnalité. Chaque culture détermine les conditions dans lesquelles se trouvent satisfaits des besoins aussi fondamentaux que la faim et la sexualité. Le concept de personnalité de base rend compte de cet impact du social sur le psychique et garantit la stabilité culturelle. Introjection et projection sont les mécanismes qui président à la fois à la formation de la personnalité de base et à celle de la culture dans ses aspects idéologiques : la religion, la morale, les modes de pensées sont l’effet d’une projection de la personnalité de base, au sens que les psychanalystes donnent à ce terme : ainsi, pour les habitants des îles Marquises, des divinités femelles toutes-puissantes et menaçantes sont la projection des sentiments de crainte due à la carence maternelle.


Ralf Linton (1893-1953)
Son œuvre majeure, "The Cultural Background of Personality" (1945), a été le point de départ des recherches modernes sur les phénomènes d'acculturation et de l'ethnopsychiatrie. Après avoir pratiqué quelques années l'archéologie, Ralph Linton s'orienta vers l'anthropologie culturelle. Nommé en 1922 assistant d'ethnologie au Field Museum, à Chicago, il fut envoyé à Madagascar où il étudia, de 1925 à 1928, les Betsileo et les Tanala. Il devint l'un des chefs de file de l'école « culture et personnalité » en s'associant avec Abram Kardiner pour élaborer la théorie de la personnalité de base. La culture induit donc des attitudes individuelles ; elle suscite des dispositions à agir et à réagir d’une manière particulière, c’est-à-dire à répondre d’une façon identique à des situations "perçues comme équivalentes". Ces systèmes "valeurs-attitudes" agissent de façon automatique et inconsciente. Linton entreprend ainsi un important travail de conceptualisation, forgeant définitions, articulation des notions (statut, rôle, culture, modèle, etc.), et distinctions entre culture réelle et culture construite, entre acculturation dirigée et acculturation spontanée. Conscient d'une certaine simplification de son approche face à la complexité des attitudes sociales, Linton développe, à côté de la personnalité de base, la notion de "personnalité de statut", qui tient compte de la place de l’individu dans la hiérarchie sociale, mais aussi de son sexe et de son âge (The Tree of Culture, 1957).

 

On a pu ainsi synthétiser la pensée dite "culturaliste" : 

- ce n'est pas la production matérielle qui caractérise chaque société particulière, mais sa culture, et toute culture peut être définie par un ensemble de traits culturels.

- c'est par le biais d'un sustème de valeurs dominantes qu'un modèle est érigé et que la cohérence de ces traits culturels est assurée.

 

- et c'est par l'intériorisation de cet ensemble de traits culturels que chaque individu, dans une société donnée, acquiert une "personnalité de base" (basic personality) ...

 

Chaque société nous offre donc un ou des types de personnalité de base, une gamme de personnalités de statut, lesquels diffèrent toujours en quelque manière de ce qu’ils sont dans une autre société. Et chaque fois qu'il y a persistance ou transmission de ces méthodes organisées de transmission, nous avons une culture. C'est ainsi que la culture contribue à façonner notre personnalité et nos stratégies existentielles. Il nous appartient d'identifier au mieux ces systèmes de "valeurs-actes" donnés en l'état, pour éventuellement les assumer en toute connaissance. Selon les culturalistes, partout où il y a des groupements organisés d'êtres humains (tribu, clan ...) il y a une certaine régularité de l'organisation des relations entre les individus. Le monde du travail et des interactions sociales fournissent pourtant une logique qui ne parvient pas à s'intégrer totalement dans les analyses proposées. Les notions de rôle et de hiérarchie, de concurrence et de domination viennent complexifier nos désirs de clarification de nos existences. L'ensemble de ces dispositifs de reproduction sociale ou culturelle ne visent au bout du compte qu'à assurer l'homogénéité des comportements et la cohérence globale de nos sociétés ...