Emmanuel Mounier (1905-1950), "Révolution personnaliste et communautaire" (1935), "Traité du caractère" (1946), "Introduction aux existentialismes" (1946), "Le Personnalisme" (1950) - ........
Last update: 12/11/2016
Emmanuel Mounier, universitaire qui abandonna l'enseignement pour fonder la revue Esprit et le mouvement personnaliste, définit la personne par opposition à l'individu ...
"Auto-défense de l'individu. Personnalisme contre individualisme. - Pour qui regarde le spectacle des hommes et n'est pas aveugle à ses propres réactions, cette vérité n'est pas évidente. Depuis le début de l'histoire, les jours consacrés à la guerre sont plus nombreux que les jours consacrés à la paix. La vie de société est une guérilla permanente. Là où l'hostilité s'apaise, l'indifférence s'étale. Les cheminements de la camaraderie, de l'amitié ou de l'amour semblent perdus dans cet immense échec de la fraternité humaine. Heidegger, Sartre l'ont mis en philosophie. La communication reste pour eux bloquée par le besoin de posséder et de soumettre. Chaque partenaire y est nécessairement, ou tyran, ou esclave. Le regard d'autrui me vole mon univers, la présence d'autrui fige ma liberté, son élection m'entrave. L`amour est une infection mutuelle, un enfer.
Contre ce tableau, l'indignation est vaine. Il est difficile de nier qu'il n`évoque un important aspect des rapports humains. Le monde des autres n'est pas un jardin de délices. Il est une provocation permanente à la lutte, à l'adaptation et au dépassement. Il réintroduit constamment le risque et la souffrance là où nous touchions à la paix.
Aussi, l'instinct d'auto-défense réagit-il en le refusant. Les uns l'oublient, suppriment toute surface de contact. Les autres s'y font, avec des personnes, des objets maniables et utilisables, les pauvres du philanthrope, les électeurs du politicien, les enfants de celui-ci, les ouvriers de celui-là; l'égocentrisme s'étourdit d'illusions altruistes. Un autre réduit son entourage à être pour lui un simple miroir. Une sorte d'instinct travaille ainsi à perpétuellement nier et appauvrir l'humanité autour de nous.
Même dans les meilleures dispositions, l'individu obscurcit la communication par sa seule présence. Il développe une sorte d'opacité partout où il s'installe. Mon corps me donne l'image la plus évidente de cette opacité, ainsi dans la gêne qu'il apporte au milieu d'une confidence. Mais elle naît plus profond que le corps. Une vertu trop appuyée dégoute de la vertu, l'intention de séduire désenchante l'amour, de convertir, hérisse l'infidèle. La plus légère présence parfois semble secréter un poison mortel pour la relation de l'homme à l'homme.
Sur ce séparatisme profond, la culture développe des jeux de masques peu à peu incrustés jusqu'à ne plus se distinguer du visage de l'individu. Ils lui sont un double et seul moyen de ruser avec autrui et de ruser avec soi-même, de s'installer dans les refuges de l'imposture pour éviter cette zone de vérité qui naît à la rencontre du regard d'autrui et du regard intérieur.
L'individualisme est un système de mœurs, de sentiments, d'idées et d'institutions qui organise l'individu sur ces attitudes d'isolement et de défense. Il fut l'idéologie et la structure dominante de la société bourgeoise occidentale entre le XVIIe et le XIXe siècle. Un homme abstrait, sans attaches ni communautés naturelles, dieu souverain au cœur d'une liberté sans direction ni mesure, tournant d'abord vers autrui, la méfiance, le calcul et la revendication; des institutions réduites à assurer le non empiètement de ces égoïsmes, ou leur meilleur rendement par l'association réduite au profit : tel est le régime de civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l'histoire ait connus. Il est l'antithèse même du personnalisme, et son plus prochain adversaire.
Pour les distinguer, on oppose parfois personne à individu. On risque ainsi de couper la personne de ses attaches concrètes. Le mouvement de repli qui constitue "l'individu" contribue à assurer notre forme. Cependant, la personne ne croît qu'en se purifiant incessamment de l'individu qui est en elle. Elle n'y parvient pas à force d'attention sur soi, mais au contraire en se faisant disponible (G. Marcel), et par là, plus transparente à elle-même et à autrui. Tout se passe alors comme si n'étant plus "occupée de soi", "pleine de soi", elle devenait et alors seulement, capable d'autrui, entrait en grâce..." (Le Personnalisme. P.U.F., éd.)
Emmanuel Mounier (1905-1950)
Agrégé de philosophie en 1928, Emmanuel Mounier consacre son premier livre à la pensée de Péguy (1931) et entre en rupture avec un monde bourgeois qui lui répugne et qui fait courir le monde occidental à la catastrophe : il fonde alors la revue Esprit (1932) qui va devenir l'organe d'un mouvement de pensée visant à une rénovation totale de la civilisation, un nouvel humanisme qui prend nom de "personnalisme" : à l'individu devenu pure abstraction et élément d'une masse, Mounier oppose la "personne", ouverte à la transcendance et confluence du thomisme, de l'existentialisme allemand et de l'idéalisme russe. La personne est "la seule réalité que nous connaissions et que nous fassions en même temps du dedans ; elle se conquiert sur l'impersonnel par un mouvement de personnalisation." Et ce "personnalisme communautaire" dessine tant une nouvelle figure de la civilisation, qu'une transformation de l'humain qui pousse à l' engagement, l'action est en effet aussi un "moyen de connaissance".
Théorie de l'engagement (Qu'est-ce que le personnalisme ?, 1947)
"Une philosophie pour qui existent des valeurs absolues est tentée d'attendre, pour agir, des causes parfaites et des moyens irréprochables. Autant renoncer à agir. L'Absolu n'est pas de ce monde et n'est pas commensurable à ce monde. Nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables sur des causes imparfaites. Refuser pour autant l'engagement c'est refuser la condition humaine. On aspire à la pureté : trop souvent on appelle pureté l'étalement de l'idée générale, du principe abstrait, de la situation rêvée, des bons sentiments, comme le traduit le goût intempérant des majuscules : le contraire même d'une héroïcité personnelle. Ce souci inquiet de pureté exprime souvent aussi un narcissisme supérieur, une préoccupation égocentrique d'intégrité individuelle, retranchée du drame collectif. Plus banalement, il lui arrive de couvrir d'un manteau royal l'impuissance, la pusillanimité, voire la puérilité. Le sens de l'absolu se commet ici avec une cristallisation psychologique ambiguë. Non seulement nous ne connaissons jamais de situations idéales, mais le plus souvent nous ne choisissons pas les situations de départ où notre action est sollicitée. Elles, nous attaquent autrement que nos schémas ne le prévoyaient, et de court. Il nous faut répondre impromptu, en pariant et inventant, là où notre paresse s'apprêtait à « appliquer ››. On parle toujours de s'engager comme s'il dépendait de nous : mais nous sommes engagés, embarqués, préoccupés. C'est pourquoi l'abstention est illusoire. Le scepticisme est encore une philosophie; la non-intervention, entre 1936 et 1939, a engendré la guerre d'Hitler, et qui ne «fait pas de politique›› fait passivement la. politique du pouvoir établi. Cependant, s'il est consentement au détour, à l'impureté («se salir les mains››) et à la limite, l'engagement ne peut consacrer l'abdication de la personne et des valeurs qu'elle sert. Sa force créatrice naît de la tension féconde qu'il suscite entre l'imperfection de la cause et sa fidélité absolue aux valeurs impliquées. La conscience inquiète et parfois déchirée que nous y prenons des impuretés de notre cause nous maintient loin du fanatisme, en état de vigilance critique..."
POSITION DU PERSONNALISME - Emmanuel Mounier, (Equivoques du personnalisme, Esprit n°2, 1947)
Ce qui rend à certains le personnalisme insaisissable, c'est qu'ils y cherchent un système, alors qu'il est perspective, méthode, exigence. `
Comme perspective, à |'idéalisme et au matérialisme abstraits, il oppose un réalisme spirituel, effort continu pour rejoindre l'unité que ces deux perspectives disloquent; le destin de l'homme y est pris sous toutes ses dimensions, matérielle, intérieure, transcendante ; l'appel à la plénitude personnelle, pointe et instrument de l'histoire universelle, n'y est pas séparé de l'appel de l'humanité comme tout, aucun problème n'y est pensé sans cette double référence; l'histoire de l'homme y apparaît comme une concurrence dramatique entre ces divers points de vue, la crise perpétuelle d'une dialectique montante d'unification et de perfection. Cet optimisme tragique s'oppose également à |'optimisme ingénu de la bourgeoisie ascendante et à l'irrationalisme sceptique de la bourgeoisie décadente.
Comme méthode, le personnalisme refuse à la fois la méthode déductive des dogmatiques et I'empirisme brut des "réalistes".
Notre destin immédiat, c'est d'avancer dans l'histoire et de faire de l'histoire, même dans une perspective éternelle où tout ce labeur humain aurait sa fin suprême au-delà de lui-même. Aussi bien, les constantes de la condition humaine ne peuvent-elles être décrites sous la forme d'un schème définitif qu'il n'y aurait plus ensuite qu'à appliquer sur l'action. Elles sont largement engagées dans la situation de chaque moment historique; elles ne peuvent être regardées qu'à travers cette situation, maintenues qu'en les réinventant chaque fois avec la substance de l'actuel. Le personnaliste chrétien lui-même, si sa visée dépasse l'histoire, ne peut avancer vers elle que dans l'histoire, et, pour déterminer ses moyens, il doit interroger les possibilités de l'histoire. Quelle que soit donc notre philosophie dernière, l'intelligence de l'action ne s'éveille qu'à partir d'un engagement dans la chaîne de l'événement, la règle de l'action se compose à la rencontre d'une philosophie de l'homme et d'une analyse directe des conjonctures historiques, qui commandent en dernière instance le possible et le réel.
Comme exigence enfin, le personnalisme est exigence d'engagement à la fois total et conditionnel. Engagement total, car il n'y a de lucidité valide que celle qui réalise et ne souffre pas de se laisser résoudre en simple critique; nous avons, en effet, la passion de l'homme, mais c'est pour nous une passion efficace, nous cherchons à le comprendre pour le mieux transformer. Engagement conditionnel, car le désaccord interne de l'homme, si nous ne gardons pas fermement en mains le gouvernail, fait périodiquement basculer l'équilibre de ses civilisations, tantôt vers la complaisance solitaire, tantôt vers l'étourdissement collectif, tantôt vers l'évasion idéaliste.
Ce n'est pas une image de l'homme ou un rêve de l'humanité que nous proposons comme mythe, mais un travail, le travail humain à proprement parler, pris dans toute son extension, le perpétuel rassemblement des données fondamentales de la civilisation, l'invention perpétuelle d'une synthèse qu'aucun âge ne réalisera jamais. La permanence de l'homme c'est l'aventure. La nature de l'homme, c'est l'artifice. Assumer cette aventure, diriger cet artifice afin que l'homme, sous des visages chaque fois inattendus, soit toujours plus homme, telle est la tâche où pour nous tradition et révolution dialoguent et se poussent l'une l'autre.
Il n'est pas une zone de la pensée ou de l'action que cette exigence ne doive renouveler.
L'éducation doit en préparer le terrain. Trop souvent réduite aujourd'hui à la distribution superficielle du savoir et à la consolidation des divisions sociales ou des valeurs d'un monde agonisant, elle doit briser avec ses cadres morts pour élaborer une formation de l'homme total, également offerte à tous, laissant chacun libre de ses perspectives dernières, mais préparant à la cité commune des hommes équilibrés, fraternellement préparés les uns avec les autres au métier d'homme.
La culture occidentale est devenue un héritage inerte entre les mains d'une classe sociale qui n'en garde que la jouissance sans en renouveler les sources. Elle doit être revivifiée par de nouvelles élites de souche populaire, qui lui rendront l'authenticité et la fécondité.
Vie personnelle, vie privée, vie publique, sans se confondre dans une vulgarisation générale de toute existence, doivent à la fois offrir à tous leurs diverses possibilités d'enrichissement, et, cessant de s'empoisonner chacune, à l'intérieur de leurs cloisons, avec leurs propres venins, se fortifier mutuellement par leur communication.
Ainsi la vie individuelle n'apparaîtra plus comme le refuge de l'égocentrisme et comme le luxe d'une classe, la vie privée, et notamment la famille, s'ouvriront sur l'air du large en restant la zone d'épreuve de l'humanité de chacun, la vie publique se gonflera des sucs qui lui viendront d'êtres plus achevés en plénitude. A la longue, l'unité du genre humain doit, tout en se diversifiant à l'infini, résorber toutes ses cassures mortelles : intellectuel-manuel, ville-campagne, privé-public, action-contemplation.
Nous n'avons pu exprimer toutes ces exigences de ce qu'on appelle parfois la "révolution spirituelle" sans les appuyer à des considérations de structure qui relèvent d'une révolution proprement politique et économique. Le personnalisme, en effet, considère que les structures du capitalisme se dressent aujourd'hui en travers du mouvement de libération de l'homme, et qu'elles doivent être détruites au profit d'une organisation socialiste de la production et de la consommation. Ce socialisme, nous ne l'avons pas inventé. ll est né de la peine des hommes et de leur réflexion sur les désordres qui les oppriment. Personne ne le réalisera sans ceux mêmes qui l'ont tiré de leur propre destin. ll comporte, sous l'angle humain, deux exigences capitales. ll ne doit pas remplacer l'impériaIisme des intérêts privés par la tyrannie des pouvoirs collectifs : il faut donc lui trouver une structure démocratique, sans affaiblir la rigueur des mesures qu'il devra prendre pour installer et défendre ses premières conquêtes.
Par ailleurs, il est nécessairement conduit, dans nos civilisations industrielles, par l'élite organisée des travailleurs ; mais nos sociétés étant des sociétés de structure complexe, il doit chercher, autour de ce noyau directeur, à grouper un aussi large consentement que possible. Aussi bien le personnalisme, qui eût sans doute été libéral en 1789, nous commande aujourd'hui de dénoncer et de combattre toutes les mystifications que la peur sociale pourrait combiner sous son étiquette, et de nous attacher résolument au combat de cette démocratie populaire dont l'Europe cherche aujourd'hui les voies. Dans ce combat, il a sa note à donner. Ses exigences sont de celles que la violence des tumultes révolutionnaires compromettent à coup sûr, car ce sont des exigences complexes, et des révolutions sont des poussées brutales des grandes forces élémentaires. Mais vingt siècles d'expérience historique ne doivent pas être tout de même perdus. Comme les autres, la technique des révolutions s'affine de jour en jour. ll doit être possible d'opérer l'Europe du XXe siècle sans la défigurer. C'est pour cette réussite que nous parlons, pour elle que nous combattons : ne pas compromettre les nécessités révolutionnaires par les exigences révolutionnaires, ni les exigences révolutionnaires par les nécessités révolutionnaires. Quelle que soit la manière dont un personnaliste estime devoir engager aujourd'hui ce combat, cette liberté relative d'insertion ne doit laisser aucun doute sur le sens et sur le point d'application du combat. Et si nos idéaux venaient par malheur à divorcer de nos frères de lutte, c'est avec nos frères de lutte que nous marcherions à leur réconciliation, car les idées ne sont rien sans les hommes qui seuls peuvent les nourrir..."
Introduction aux existentialismes, 1946.
Mounier définit l'existentialisme "comme une réaction de la philosophie de l'homme contre l'excès de la philosophie des idées et de la philosophie des choses", mais distingue plusieurs existentialismes : c'est à partir de Kierkegaard que le tronc de l'existentialisme se scinde en deux branches, l'une athée, amorcée par la phénoménologie, et qui aboutit à l'athéisme de Sartre, l'autre, chrétienne, plus riche, où se côtoient Bergson, Gabriel Marcel, Jaspers, Chestov. A la lumière de cette distinction, Mounier passe en revue les thèmes fondamentaux de ce mouvement (contingence, aliénation, fragilité, solitude de l'existence) et les notions clés (néant, engagement, autrui, etc).
"..Nous touchons ici un des paradoxes les plus méconnus de l'existentialisme. Cette philosophie de l'homme blessé, parfois de l'homme désespéré, n'est pas un quiétisme du malheur, tout au contraire. Partant d'une vision aussi désolée, l'épicurisme proposait à l'homme une retraite heureuse en marge de la vie, une sorte d'assoupissement de l'élan vital. L'existentialisme, à l'opposé, jette l'homme au devant de son malheur. Chasseur fiévreux de divertissements ou de vérité chez Pascal, chez Nietzsche créateur de valeurs et de puissance, l'homme est encore, pour Heidegger et pour Jaspers un pouvoir être, un essor, un bondissement (Aufsprung, Absprung), un être-en-avant-de-soi. C'est ce mouvement qu'ils appellent sa transcendance. Mais, pour Jaspers, l'être humain tend vers un au-delà de l'existence humaine; pour Heidegger, n'existe que le monde de l'homme, et il y est projeté en dehors et en avant de soi, sans changer de monde. Il faudrait parler, dans le premier cas, comme le suggère Jean Wahl, de "transascendance". Nous proposerons de désigner le second processus, pour éviter une ambiguïté fréquente, sous le nom de "transproscendance". En ce sens, l'existant humain est toujours plus que ce qu'il est (sur le champ), quoiqu'il ne soit pas encore ce qu'il sera. Il est, dira Sartre, 1' « être qui n'est pas ce qu'il est et qui est ce qu'il n'est pas ››. Cette conception prospective de l'existence, Heidegger l'oppose à l'inertie, à la détermination totale de l'existentia classique, de la substance, tout au moins de l'image dégradée qu'on en a souvent proposé. L'être humain n'est pas ce que le décret éternel et inamovible d'une essence lui a imposé d'être, il est ce qu`il a résolu d'être, "autodétermination". Il ne saurait donc être pourvu d'une définition abstraite, d'une nature antérieure à son existence, il est son existence, il est ce qu'il se fait. Ses modes ne sont pas des propriétés permanentes qu'il possède, mais des manières d'exister concrètement qui, chaque fois, l'engagent tout entier et l'emportent en avant dans l'aventure de lui-même.
On ne peut se dissimuler, toutefois que l'existant n'est pas constamment ni tout entier ce bondissement créateur. Il y a de l'inertie dans l'être. Elle amène Heidegger à distinguer un existant brut (le Seinde), réduit au « il y a ››, obscurité chaotique sans détermination - pour autant que la simple désignation ne détermine pas déjà - et un projet qui prend perpétuellement de la distance par rapport à cet existant brut...."