Jean-Paul Sartre (1905-1980), "La Transcendance de l'Ego" (1936), "La Nausée" (1938), "Le Mur" (1939), "L’Etre et le néant" (1943), "Les Mouches" (1943), "Huis clos" (1944)"L'existentialisme est un humanisme (1945), "Les Chemins de la liberté" (1945), "La Putain respectueuse" (1946), "Morts sans sépulture" (1946), "Les Mains sales" (1948), "Qu'est-ce que la littérature ?" (1948), "Le Diable et le Bon Dieu" (1951), "Saint Genet, comédien et martyr" (1952), "Questions de méthode" (1957), "Critique de la raison dialectique" (1960), "Les Mots" (1964), "L'Idiot de la famille" (1971-1972) - Alberto Giacometti (1901-1966) - ......

Last update: 12/11/2016


"Parti de Paris, l'existentialisme de Saint-Germain-des-Près  fit la conquête des maisons d'édition, des cafés et des universités du monde occidental. Son maître à penser et son grand-prêtre était Jean-Paul Sartre, un homme de petite taille, fumeur invétéré, souffrant de strabisme, qui tenait cour au Café de Flore avec son amie Simone de Beauvoir. Sartre n'avait pas seulement réussi à se hisser d'un poste de professeur de philosophie en province au statut de gourou intellectuel de Paris. Il avait aussi publié, pendant la guerre, une oeuvre philosophique de mille pages dont on fit les Saintes Ecritures de l'existentialisme : L'Être et le Néant, un texte qui évolue sur les hauteurs d'une réflexion philosophique très complexe du point de vue du langage, mais qui ne cesse de descendre dans les vallées de la vie quotidienne.

C'est un livre qui révélait la liberté de l'homme, mais aussi sa perdition dans un univers absurde. L'appel que Sartre lance à l'homme pour qu'il assume la responsabilité de sa propre existence et surmonte l'absurdité en créant son propre projet de sens exerça un grand attrait sur beaucoup de ceux qui se détournaient des idéologies totalitaires mais ne trouvaient plus leur patrie intellectuelle dans l'interprétation chrétienne du monde..." (R.Zimmer, Das Philosophenportal). Comme en écho, mais plus pragmatique, Simone de Beauvoir ajoutera : "on ne peut pas mener une vie correcte dans une société qui ne l'est pas..." (Les Mandarins, 1954). Cioran ajoutera, laconique : "on ne peut éluder l'existence par des explications, on ne peut que la subir, l'aimer ou la haïr, l'adorer ou la craindre, dans cette alternance de félicité et d'horreur qui exprime le rythme même de l'être, ses oscillations, ses dissonances, ses véhémences amères ou allègres.."

 

"The existentialism of Saint-Germain-des-Près, which started in Paris, conquered the publishing houses, cafés and universities of the Western world. His master of thought and his high priest was Jean-Paul Sartre, a small man, an inveterate smoker, suffering from strabismus, who was courted at the Café de Flore with his friend Simone de Beauvoir. Sartre had not only managed to rise from a position as professor of philosophy in the provinces to the status of intellectual guru of Paris. During the war, he had also published a thousand-page philosophical work, the Holy Scriptures of existentialism: "L'Être et le Néant", a text that evolved on the heights of a very complex philosophical reflection from the point of view of language, but which never ceased to descend into the valleys of everyday life. It is a book that revealed man's freedom, but also his perdition in an absurd universe. Sartre's appeal to man to take responsibility for his own existence and overcome absurdity by creating his own project of meaning exerted a great attraction on many who turned away from totalitarian ideologies but no longer found their intellectual homeland in the Christian interpretation of the world...". (R.Zimmer, Das Philosophenportal). As an echo, but more pragmatic, Simone de Beauvoir will add: "one cannot lead a correct life in a society which is not...". (Les Mandarins, 1954). Cioran added, laconic: "existence cannot be eluded by explanations, one can only suffer it, love it or hate it, adore it or fear it, in this alternation of bliss and horror that expresses the very rhythm of being, its oscillations, its dissonances, its bitter or allègres vehemences..."

 

"El existencialismo de Saint-Germain-des-Près, que comenzó en París, conquistó las editoriales, los cafés y las universidades del mundo occidental. Su maestro de pensamiento y su sumo sacerdote era Jean-Paul Sartre, un hombre pequeño, fumador empedernido, estrabismo, que fue cortejado en el Café de Flore con su amiga Simone de Beauvoir. Sartre no sólo había logrado pasar de ser profesor de filosofía en las provincias a ser el gurú intelectual de París. Durante la guerra había publicado también una obra filosófica de mil páginas, las Sagradas Escrituras del existencialismo: "L'Être et le Néant", un texto que evolucionó en las alturas de una reflexión filosófica muy compleja desde el punto de vista del lenguaje, pero que nunca dejó de descender a los valles de la vida cotidiana. Es un libro que revela la libertad del hombre, pero también su perdición en un universo absurdo. El llamamiento de Sartre al hombre para que se responsabilice de su propia existencia y supere el absurdo creando su propio proyecto de sentido ejerció una gran atracción sobre muchos que se alejaron de las ideologías totalitarias pero ya no encontraron su patria intelectual en la interpretación cristiana del mundo...". (R.Zimmer, Das Philosophenportal). Como eco, pero más pragmático, Simone de Beauvoir añadirá: "no se puede llevar una vida correcta en una sociedad que no es...". (Les Mandarins, 1954). Cioran añadió, lacónico: "la existencia no se puede eludir con explicaciones, sólo se puede sufrir, amar u odiar, adorar o temer, en esta alternancia de bienaventuranza y horror que expresa el ritmo mismo del ser, sus oscilaciones, sus disonancias, sus amargas o allègres vehemencias..."

 


Jean-Paul Sartre (1905-1980)

"L'existentialisme est un humanisme". L'existentialisme de Sartre repose sur un postulat qui lui apparaît comme une évidence : l'existence de l'homme exclut l'existence de Dieu. L'homme est l'avenir de l'homme, l'homme est ce qu'il se fait. "Il est "condamné à être libre". L'acte authentique d'un être humain est celui par lequel il assume sa situation et la dépasse en agissant. Jean Grenier, le maître de Camus, rétorque à cette philosophie de l'action : "une doctrine qui affirme le primat absolu de l'action a ceci de redoutable qu'elle presse l'homme de s'engager sans lui dire en quoi, pourquoi" (Entretiens sur le bon usage de la liberté). Le talent de Sartre a, par-delà ces éléments de réflexions, marqué puissamment la littérature française pendant une dizaine d'années.  

Jean-Paul Sartre a été le premier représentant de l'existentialisme en France, et maître à penser de l'après-guerre. Il est le modèle de l' «intellectuel engagé». Il fut révélé par La Nausée (1938) et Le Mur (19939). Entré en 1924 à l'Ecole normale supérieure, Sartre en ressort premier à l'agrégation de philosophie. Il rencontre Simone de Beauvoir qui sera la compagne de toute sa vie. Il est professeur de lycée; et en 1938, il publie son premier roman, La Nausée. Mobilisé au début de la guerre, Sartre est fait prisonnier mais s'évade. Il collabore aux Lettres françaises clandestines et rencontre Camus. A la libération, il se rend compte de la nécessité d'un engagement politique. Il adhère au marxisme, tout en gardant sa liberté vis-à-vis du parti communiste.

Son oeuvre est d'abord philosophique au sens strict du terme : "L'imagination" (1938), Esquisse d'une théorie des émotions (1940), L'Être et le Néant (1943), l'Existentialisme est un humanisme (1946), Critique de la raison dialectique (1960). Reprenant Heidegger, Sartre affirme que "l'existence" précède "l'essence", et toute pensée profonde doit partir du sujet, ou plutôt de "l'être". Sur le plan métaphysique, cette position exclut Dieu et oppose la lucidité, et par suite, la liberté humaine à la perfection d'un monde déterminé. L'homme n'étant rien d'autre que ce qu'il se fait, aucune de ses actions n'est indifférentes. Moralement, l'homme est responsable, à l'intérieur d'une situation donnée. L'éthique sartrienne implique qu'avant tout désir d'être un homme, il faut "vouloir être un homme", et en même temps admettre et respecter chez l'autre la liberté fondamentale qui caractérise tant notre condition humaine. Dans le domaine littéraire, Sartre incarne dans ses personnages la confrontation toujours renouvelée de l'être et du monde : la Nausée (1938), le Mur (nouvelles, 11939), les Chemins de la liberté, l'Age de raison, le Sursis (1945), la Mort dans l'âme (1949), les Mots (1964). Enfin, c'est sans doute avec le théâtre que Sartre va le plus toucher le grand public : Les Mouches (1942), Huit clos (1944), La Putain respectueuse (1947), Les Mains sales (1948), Le Diable et le bon Dieu (1951), Les Séquestrés d'Altona (1960). 

Dans les années 60 et 70, Sartre soutient les mouvements contestataires, milite en faveur de la révolution internationale et des droits de l'homme. Pour Sartre, la littérature est d’abord un moyen de rendre accessibles au grand public ses thèses philosophiques. Ses pièces de théâtre et ses romans sont autant de réflexions sur la condition humaine. Elles manifestent une vision tragique de la vie, le drame d’une liberté et d’une responsabilité individuelles face à soi-même et à autrui.

 

1936-1937 - La Transcendance de l'ego 

Esquisse d'une description phénoménologique, premier essai de Sartre : c'est une analyse de la conscience du «moi», inspirée de la phénoménologie d'Husserl : comme Husserl, Sartre pensait que notre conscience est toujours "conscience de", une conscience orientée vers des objets, mais cette conscience est pour lui, à l'origine, une conscience vide, impersonnelle, indéterminée. La seule chose dont on puisse être conscient est le fait qu'elle existe, ce qu'il développera dans l'Être et le néant. Pour l'heure, Sartre reprend cette problématique initiée par Descartes, retravaillée par Husserl, selon laquelle on parvient à la connaissance de soi et du monde par le biais de la connaissance du sujet. Ici, le «moi» est libre et indépendant du monde dans lequel il s'inscrit. Contre les idéalistes, il n'y a pas un Tout supérieur à la conscience et dont celle-ci dépendrait. La conscience est autonome et intentionnelle.

 

En 1960, dans son Panorama de la littérature française, Gaëtan Picon s'interroge sur le "cas" Sartre.

"La Nausée" marque en 1938 une nouvelle étape dans notre monde littéraire, "L'Être et le Néant", traité d'ontologie phénoménologique, devient en 1943 le premier livre philosophique, depuis Bergson, à atteindre un vaste public. Au final peu l'auront lu, mais on s'en arrache des extraits qui donneraient à penser. Ses pièces de théâtre, "Huis clos", "Les Mouches", "La Putain respectueuse", "Morts sans Sépulture", "Les Mains sales" deviennent des succès internationaux sur la planète Terre. Dans sa revue, "Les Temps modernes", le philosophe réagit à tous les grands problèmes du moment et chacun de ses éditoriaux déclenche des réactions en chaîne et il n'y a pas de salles assez vastes pour contenir le public lors de ses conférences tandis que toute une légende se met en place, le café de Flore, le bar du Pont-Royal acquièrent lettres de noblesse d'un vaste mouvement de touristes philosophes d'outre-rhin ou d'outre-atlantique, entre autres. "Sartre est la première figure de la nouvelle littérature et la place qu'il occupe aujourd'hui parmi nous, écrit Picon, est égale à celle qui revenait à Gide vers 1920. 

On ne saisit pas tout de suite les raisons d'une telle gloire. Sartre n'est pas de ces écrivains dont la qualité s'impose du premier coup, parce que ce n'est pas le style qui, chez lui, est le lieu et le signe de la qualité. La grâce des dieux n'est pas inscrite dans la moindre de ses phrases : et il se peut que Sartre soit le premier grand écrivain sans style. Je veux dire qu'il n'y a dans le style de Sartre ni cette éblouissante accumulation de trouvailles que nous admirons chez certains, ni cette force ou cette pureté d'accent qui frappe chez d'autres. S'il existe un style de Sartre, c'est au sens où nous parlons d'un style de Balzac : il est dans le mouvement de la page, et non dans la beauté de la phrase - il a besoin d'un large espace pour se révéler, il est inséparable de la force même de la pensée. C'est le style, non de l'écrivain, mais de celui qui écrit pour transmettre un contenu qui a besoin du langage, s'il le réduit à n'être qu'un moyen :le romancier, le philosophe. 

Mais Sartre est-il un grand romancier? Son univers romanesque se suffit-il à lui-même, et se serait-il imposé à nous sans les commentaires et les constructions annexes dont il l'a entouré? Ses fictions et ses personnages ne tiennent-ils pas leur vie de la volonté de leur créateur plutôt que d'eux-mêmes : nous donnent-ils jamais cette impression d'existence autonome et nécessaire que nous avons chez les grands romanciers ? Quant au philosophe, peut-il apparaître comme l'un des grands créateurs de la pensée? Si sa renommée égale ou même dépasse celle de Bergson à son plus haut période, a-t-Il sa nouveauté d'intuition? Que serait Sartre sans Husserl, sans Heidegger? On peut penser que son importance de philosophe vient plutôt de ses dons d'exposition et de systématisation que de ses découvertes proprement dites. Il en va de même de la réflexion de Sartre au jour le jour. C'est une pensée souvent magistrale et décisive, rarement prophétique. Elle excelle à élargir, à clarifier, à trancher même les questions en suspens plutôt qu'à les faire naître. Qu'il s'agisse du problème de l'engagement ou des rapports du matérialisme et de la révolution, Sartre résout des problèmes posés plutôt qu'il ne pose de nouveaux problèmes, et sa solution elle-même est plus souvent une mise au point qu'une invention créatrice.

Mais la variété des registres, l'appui qu'ils se prêtent mutuellement, est la première raison de la taille littéraire de Sartre. Il y a là un phénomène de multiplication, qui illustre cette loi physique selon laquelle l'énergie totale d'un système est supérieure à l'addition des énergies partielles qui le composent. Romancier de grand talent, philosophe doué d'une rare puissance dialectique, dramaturge habile, polémiste vigoureux et mordant, critique de premier ordre (son portrait de Baudelaire restera comme l'un des plus beaux textes de la critique littéraire), tout cela compose, avouons-le, une figure impressionnante. imaginons un Taine qui eût écrit jusqu'au bout et réussi ses romans, un Taine qui eût en même temps été Zola ; tel est à peu près Jean-Paul Sartre.

On reconnaît enfin un phénomène de parfaite correspondance à l'époque. L'offre de Sartre a très exactement répondu à la demande contemporaine : son échelle de valeurs est précisément celle que nous attendions. Le heurt des doctrines opposées, leur écroulement, le désarroi de l'esprit dans un monde hostile, tout cela a fait naître une soif furieuse de système, d'orthodoxie. Nous voulons surtout savoir s'il est possible de mesurer d'un seul regard un univers qui nous déborde :et s'il est possible d'y vivre. 

L'importance de Sartre vient de ce qu'il nous propose une vision du monde et de l'homme qui rassemble, systématise les données éparses de la conscience contemporaine. Et de cette vision qui semble refuser toute valeur à la vie humaine, sans tricherie et sans exaltation mythique, Sartre tente de faire jaillir la raison de vivre que nous ne cessons pas d'exiger.

Car, de même que le système philosophique de Sartre doit se partager en une ontologie et une éthique (jusqu'à présent, l'ontologie est en avance sur I'éthique : seul L'Etre et le Néant- l'ontologie - a paru), son œuvre romanesque, qui est d'abord l'expression d'une vérité, veut être finalement l'affirmation d'une attitude. Dénonciation du monde, tableau impitoyable de ce qu'est l'homme? Sans doute. Mais c'est afin d'éviter que nous ne nous fondions sur un sol qui se dérobe : comme Descartes ne doute et ne détruit que pour trouver une certitude inviolable, la terre et le roc, Sartre ne nous met en présence de toutes nos raisons de désespérer que pour savoir si nous trouverons au-delà une raison de vivre."

Ainsi, "La Nausée ne dépasse guère la première partie du programme : montrer l'univers tel qu'ii est- et pas davantage le recueil de nouvelles qui suit presque immédiatement, "Le Mur". "La Nausée" est un livre d'importance. Dans une tentative neuve (pour la première fois, I'intuition métaphysique fournit à l'univers romanesque son étoffe même), Sartre apporte une écriture neuve : une sobriété détachée qui efface le narrateur devant le dévoilement de l'homme-dans-le-monde. II serait absurde de voir dans ce livre un roman à thèse; il n'est pas destiné à démontrer une thèse intellectuelle, mais à exprimer une expérience vécue : le roman métaphysique apparaît ici comme une variété du roman pur. Sartre ne prouve pas : il montre. Il montre un univers et une existence humaine qui ne laissent aucune prise à notre rêve de nécessité et de rigueur. Nous voudrions que notre vie ressemble à quelque chose de nécessaire, qu'elle ait la forme arrêtée d'une œuvre d'art, d'une statue. Et le monde autour de nous, nous voudrions aussi le sentir comme un univers fondé en raison, qui ne pourrait pas ne pas être, et ne pas être tel qu'il est. Or, à la place du dialogue de ces deux nécessités, nous découvrons les soliloques parallèles de deux contingences séparées ; le monde et l'homme existent pour rien, sont de trop. Le premier devoir est de ne pas fermer les yeux à cette révélation : l'aveuglement volontaire, la "mauvaise foi" de ceux que Sartre appelle "les salauds" est la faute par excellence. La seule attitude possible sera-t-elle donc la nausée devant cette réalité Informe, absurde, larvaire et obscène - celle-là même qui envahit Antoine Roquentin au cours de la scène déjà illustre où les arbres du jardin public se mettent à exister devant lui?

Aux dernières pages du livre, la musique d'un disque fait luire un espoir de libération. La mélodie n'existe pas comme les objets - ou comme l'homme : elle est rigueur, nécessité. Ne peut-on pas être sur son mode, non plus exister : être - en créant des choses qui soient au-dessus de l'existence, échappent à sa vanité et à sa contingence : des livres, des tableaux?

Mais cette tentation esthétique ne retiendra pas Sartre durablement. Il y a un mot qui n'apparait pas dans "La Nausée" et qui va dominer les œuvres suivantes : le mot "Liberté". Et l'on peut dire que I'œuvre de Sartre part de "La Nausée" et passe par "Les Mouches" pour aboutir aux "Chemins de la Liberté". Ce faisant, elle va de l'univers à l'homme, de l'engluement de la conscience prise dans les objets au dégagement de la conscience, à son retournement vers elle-même. La conscience s'éprouve comme sans fondement, sans justification, sans valeur : contingente dans un monde contingent. 

Mais il suffit de dépasser la "nausée" qui naît de cette constatation, de fixer cette contingence et de voir ce qu'elle implique pour découvrir "les chemins de la liberté". Si l'homme est sans fondement, c'est qu'ii est son propre fondement : si rien d'extérieur à lui ne lui donne une valeur, c'est qu'il est sa propre valeur. S'il est délaissé, c'est qu'il est libre. Ses gestes ne lui sont dictés ni par un ordre divin ni par un ordre rationnel qu'il trouverait en lui ou dans les choses, et sa première réaction est un vertige angoissé devant l'abîme de sa liberté : mais de cette liberté nait la signification de sa vie. "Liberté" : tel est le mot exaltant et fécond qui nous permet de faire face. Ii suffit de retourner les cartes : la vie commence "de l'autre côté du désespoir" .... (G.Picon, 1960)

 


1938 – La Nausée

 "La Nausée" représente le début du processus de réflexion dans l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Sartre. Le livre est écrit sous la forme d’un journal, un long monologue au cours duquel le personnage principal, Antoine Roquentin, Antoine Roquentin, perd tous ses liens avec un monde qui lui devient étranger et prend peu à peu conscience qu’il existe. Cette prise de conscience progressive engendre l’angoisse, parce que le sentiment d’exister s’accompagne d’une autre prise de conscience : l’absurdité du monde et de l’existence, qui ne semblent pas motivés par quelque chose d’essentiel. Le monde des choses est ce "contingent" que Sartre exprimera plus tard, notion qu'utilisait la philosophie médiévale pour désigner le fortuit par rapport à l'essentiel. Le message se précisera par la suite: l'homme ne trouve pas dans ce monde un sens déjà donné, c'est à l'homme lui-même de concevoir quelque chose de sensé..

 

Antoine Roquentin vit en solitaire à Bouville (Le Havre) et depuis quelques temps, il éprouve d'étranges malaises; les objets prennent soudain une importance anormale, une présence inquiétante. Un jour d'hiver au Jardin public, "entre les grands troncs noirs, entre les mains noires et noueuses qui se tendent vers le ciel", la "Nausée" le reprend.

"Je ne peux pas dire que je me sente allégé ni content; au contraire, ça m'écrase. Seulement mon but est atteint: je sais ce que je voulais savoir; tout ce qui m'est arrivé depuis le mois de janvier, je l'ai compris. La Nausée ne m'a pas quitté et je ne crois pas qu'elle me quittera de sitôt; mais je ne la subis plus, ce n'est plus une maladie ni une quinte passagère : c'est moi.

Donc j'étais tout à l'heure au jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination.

Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces dernier jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister». J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc là-haut, c'est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une « mouette-existante » ; à l'ordinaire, l'existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d'elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j'avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais... comment dire? Je pensais l'appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j'étais à cent lieues de songer qu'elles existaient : elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l'on m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà: tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour: l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. [...]

J'étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d'apparaître; je comprenais la Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu'à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L'essentiel c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister, c'est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux semblant, une apparence qu'on peut dissiper; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter ..."

 

1939 – Le Mur

"Le Mur" est composé de cinq nouvelles qui présentent cinq types de marginaux: un condamné à mort (Le Mur), un fou (La Chambre), un déséquilibré sexuel (Erostrate), un impuissant (Intimité) et un pédéraste (L’Enfance d’un chef). Cette galerie de personnages "nauséeux" produit une atmosphère étouffante, à laquelle il semble impossible d’échapper. Le thème central et commun à ces nouvelles est cette impossibilité de fuir le cercle fermé de l’existence, qui apparaît "emmurée".

 

"Les hommes, il faut les voir d'en haut. J'éteignais la lumière et je me mettais à la fenêtre : ils ne soupçonnaient même pas qu'on put les observer d'en dessus. Ils soignent la façade, quelquefois les derrières, mais tous leurs effets sont calculés pour des spectateurs d'un mètre soixante-dix. Qui donc a jamais réfléchi à la forme d'un chapeau melon vu d'un sixième étage? Ils négligent de défendre leurs épaules et leurs crânes par des couleurs vives et des étoffes voyantes; ils ne savent pas combattre ce grand ennemi de l'Humain : la perspective plongeante. Je me penchais et je me mettais à rire : où donc était-elle, cette fameuse “ station debout ” dont ils étaient si fiers : ils s'écrasaient contre le trottoir et deux longues jambes à demi rampantes sortaient de dessous leurs épaules. 

Au balcon d'un sixième : c'est là que j'aurais dû passer toute ma vie. Il faut étayer les supériorités morales par des symboles matériels, sans quoi elles retombent. Or, précisément, quelle est ma supériorité sur les hommes ? Une supériorité de position, rien d'autre : je me suis placé au-dessus de l'humain qui est en moi et je le contemple. Voilà pourquoi j'aimais les tours de Notre-Dame, les plates-formes de la tour Eiffel, le Sacré-Cœur, mon sixième de la rue Delambre. Ce sont d'excellents symboles. Il fallait quelquefois redescendre dans les rues. Pour aller au bureau, par exemple, j'étouffais. Quand on est de plain-pied avec les hommes, il est beaucoup plus difficile de les considérer comme des fourmis : ils touchent. Une fois, j'ai vu un type mort dans la rue. Il était tombé sur le nez. On l'a retourné, il saignait. J'ai vu ses yeux ouverts, et son air louche, et tout ce sang. Je me disais : “ Ce n'est rien, ça n'est pas plus émouvant que de la peinture fraîche. On lui a badigeonné le nez en rouge, voilà tout.” Mais j'ai senti une sale douceur qui me prenait aux jambes et à la nuque, je me suis évanoui. Ils m'ont emmené dans une pharmacie, m'ont donné des claques sur les épaules et fait boire de l'alcool. Je les aurais tués. 

Je savais qu'ils étaient mes ennemis, mais eux ne le savaient pas. Ils s'aimaient entre eux, ils se serraient les coudes; et moi, ils m'auraient bien donné un coup de main par-ci, par-là, parce qu'ils me croyaient leur semblable. Mais s'ils avaient pu deviner la plus infime partie de la vérité, ils m'auraient battu, D'ailleurs, ils l'ont fait plus tard. Quand ils m'eurent pris et qu'ils ont su qui j'étais, ils m'ont passé à tabac, ils m'ont tapé dessus pendant deux heures, au commissariat, ils m'ont donné des gifles et des coups de poing, ils m'ont tordu les bras, ils m'ont arraché mon pantalon et puis, pour finir, ils ont jeté mon lorgnon par terre et pendant que je le cherchais, à quatre pattes, ils m'envoyaient›en riant des coups de pied dans le derrière. ]'ai toujours prévu qu'ils finiraient par me battre : je ne suis pas fort et je ne peux pas- me défendre. Il y en a qui me guettaient depuis longtemps : les grands. Ils me bousculaient dans la rue, pour rire, pour voir ce que je ferais. Je ne disais rien. Je faisais semblant de `n'avoir pas compris. Et pourtant, ils m'ont eu. J'avais peur d'eux; c'était un pressentiment. Mais vous pensez bien que j'avais des raisons plus sérieuses pour les haïr. De ce point de vue, tout est allé beaucoup mieux à dater du jour où je me suis acheté un revolver. On se sent fort quand on porte assidûment sur soi une de ces choses qui peuvent exploser et faire du bruit. je le prenais le dimanche, je le mettais tout simplement dans la poche de mon pantalon et puis j'allais me promener en général sur les boulevards..."

 

1940 – L’imaginaire

Une analyse de l'imaginaire de l'homme inspirée de la phénoménologie. La tradition psychologique veut que l'esprit ait une faculté, l'imagination, dont la mission serait de fabriquer des images, images qui seraient des copies plus ou moins fantaisistes du rée. Or, il n'y a pas d'images, mais un monde imaginaire, il n'y a pas d'imagination, mais une conscience qui vise l'irréel. A sa manière, Sartre refuse d'admettre que l'imaginaire puisse rejoindre le réel. Proche de Descartes, lequel considère que l'essence de l'homme est la conscience, Sartre soutient que le réel ne peut nous être donné que grâce à la conscience qui perçoit qu'il distingue de la conscience qui imagine (la première pose son objet comme présent et réel; la seconde au contraire, se donne un objet qui est absent -imaginer une chaise, ce n'est pas la percevoir- et ces deux consciences s'excluent l'une de l'autre: je ne peux pas en même temps percevoir et imaginer). En dehors de la perception, le réel n'est qu'un néant.

 

"Dans L'imagination (1936), Sartre avait mené une analyse critique des théories de l'image mentale depuis Descartes. L'imaginaire, qu'il écrivit à la suite, tente d'abord ce qu'il appelle une «phénoménologie» de l'image, c'est-à-dire qu'il inventorie et conceptualise tout ce qu'une réflexion directe, voire subjective, peut apprendre de certain sur la conscience imageante ; il écarte donc les théories de ses prédécesseurs tout en se servant, souvent contre eux, de leurs observations concrètes, aussi bien que de sa propre subjectivité. Puis il en vient au probable, à savoir à ses propres hypothèses sur la nature de l'image mentale, ce qui l'amène à se poser des questions qui débordent la psychologie phénoménologique : Cette possibilité qu'a la conscience de se donner un objet absent est-elle contingente ? Quel est son rapport avec la pensée ? avec le symbole ? Que représente l'imaginaire dans la vie de la conscience, dans notre position du réel ? Et enfin quelle est la réalité de l'œuvre d'art, cet irréel ? " (Gallimard) 

"Je regarde cette feuille blanche, posée sur ma table: je perçois sa forme, sa couleur, sa position. Ces différentes qualités ont des caractéristiques communes : d'abord elles se donnent à mon regard comme des existences que je puis seulement constater et dont l'être ne dépend aucunement de mon caprice. Elles sont pour moi, elles ne sont pas moi. Mais elles ne sont pas non plus autrui. c`est-à-dire qu`elles ne dépendent d`aucune spontanéité, ni de la mienne. ni de celle d`une autre conscience. Elles sont présentes et inertes à la fois. Cette inertie du contenu sensible, qu`on a souvent décrite. c`est l'existence en soi. Il ne sert à rien de discuter si cette feuille se réduit à un ensemble de représentations ou si elle est et doit être davantage. Ce qui est certain, c'est que le blanc que je constate. ce n'est certes pas ma spontanéité qui peut le produire. Cette forme inerte. qui est en deçà de toutes les spontanéités conscientes que l`on doit observer apprendre peu à peu, c`est ce qu'on appelle une chose. En aucun cas. ma conscience ne saurait être une chose, parce que sa façon d'être en soi est précisément un être pour soi. Exister, pour elle, c'est avoir conscience de son existence. Elle apparaît comme une pure spontanéité, en face du monde des choses qui est pure inertie. Nous pouvons donc poser dès l`origine deux types d`existence : c`est en effet, en tant qu`elles sont inertes que les choses échappent à la domination de la conscience ; c'est leur inertie qui les sauvegarde et qui conserve leur autonomie. Mais voici que. maintenant. je détourne la tête. Je ne vois plus la feuille de papier. Je vois maintenant le papier gris du mur. La feuille n`est plus présente. elle n'est plus là. Je sais bien cependant qu`elle ne s`est pas anéantie : son inertie l`en préserve. Simplement. elle a cessé d'être pour moi. Pourtant la voici de nouveau. Je n'ai pas tourné la tête, mon regard est toujours dirigé vers le papier gris ; rien n'a bougé dans la pièce. Cependant. la feuille m`apparaît de nouveau avec sa forme, sa couleur et sa position ; et je sais fort bien. au moment qu'elle m'apparaît, que c`est précisément la feuille que je voyais tout à l'heure. Est-ce vraiment elle en personne ? Oui et non. Certes j'affirme bien que c'est la même feuille avec les mêmes qualités. Mais je n`ignore pas que cette feuille est restée la-bas : je sais que je ne jouis pas de sa présence ; si je veux la voir réellement, il faut que je tourne vers mon bureau. que je ramène mes regards sur le buvard où la feuille est posée. La feuille qui m'apparaît en ce moment a une identité d`essence avec la feuille que je voyais tout à l'heure. Et par essence. je n'entends pas seulement la structure mais encore l'individualité même. Seulement cette identité d`essence ne s'accompagne pas d'une identité d'existence. C'est bien la même feuille. la feuille qui est présentement sur mon bureau. mais elle existe autrement. Je ne la vois pas, elle ne s'impose pas comme une limite à la spontanéité ; elle n'est pas non plus un donné inerte existant en soi. En un mot elle n'existe pas en fait, elle existe en image.

 

Si je m'examine sans préjugés. je m'apercevrai que j'opère spontanément la discrimination entre l'existence comme chose et l'existence comme image. Je ne saurais compter les apparitions qu'on nomme images. Mais. qu`elles soient ou non des évocations volontaires. elles se donnent. au moment même où elles apparaissent, comme autre chose que des présences. Je ne m'y trompe jamais. On surprendrait même beaucoup quelqu'un qui n'aurait pas étudié la psychologie si, après lui avoir expliqué ce que le psychologue nomme image, on lui demandait : vous arrive-t-il parfois de confondre l`image de votre frère avec la présence réelle de celui-ci ? La reconnaissance de l'image comme telle est une donnée immédiate du sens intime. Autre chose est cependant. d'appréhender immédiatement une image comme image. autre chose de former des pensées sur la nature des images en général. Le seul moyen de constituer une théorie vraie de l`existence en image serait de s'astreindre rigoureusement à ne rien avancer sur celle-ci qui n'ait directement sa source dans une expérience réflexive. C'est qu'en effet l`existence en image est un mode d`être fort difficile à saisir. Il y faut de la contention d'esprit ; il faut surtout se débarrasser de notre habitude presque invincible de constituer tous les modes d'existences sur le type de l`existence physique. Ici, plus qu`ailleurs, cette confusion des modes d`être est tentante, puisque après tout. la feuille en image et la feuille en réalité ne sont qu`une seule et même feuille sur deux plans différents d`existence...."


Nous savons que l'Être et le Néant a vu le jour sous la Seconde Guerre mondiale :  quelques mois après le déclenchement de la guerre, Sartre est enfermé dans un camp d”internement à proximité de Trèves et, disposant d'un petit nombre de livres, tous en allemand, il découvre ainsi l' "Être et le Temps" de Martin Heidegger, paru en 1927. A partir d'une analyse de l'existence marquée par l' "inauthenticité", Heidegger ébauche une vision de l'accomplissement de l'homme en tant que possibilité d'exprimer sa liberté par un choix existentiel, d'atteindre cette "authenticité" qui donne un cadre et un projet à sa vie. Dans une lettre à Simonde Beauvoir, le 22 juillet 1940, Sartre annonce qu'il a commencé la rédaction de "L'Être et le Néant". Libéré en mars 1941, il livre aux éditions Gallimard son ouvrage en octobre 1942. Sa parution en 1943, dans un Paris non encore libéré, ne rencontrera que peu d'écho. La notion de l'Être est une des plus universelles de la philosophie et fut travaillée tant par Hegel que par Heidegger. Sartre entend par "Être" tout le domaine de la réalité, être humain compris. La notion de "Néant" complète la vision de Sartre mais ne "néant" n'est pas ici entendu comme un "rien" mais comme une réalité possible, non encore présente...

 


1943 – L’Etre et le néant

Véritable bible des existentialistes, cet ouvrage examine la phénoménologie allemande et ses principaux représentants : Hegel, Husserl, Heidegger... Sartre y expose les ruses de la conscience pour éviter l’angoisse de la prise de décision. Mais il expose aussi ici sa conception de l’Autre, son anthropologie - l’homme comme en-soi-pour-soi - et sa notion de liberté. Un ouvrage presque inaccessible mais pourtant incontournable, dont l'écriture proche de la narration, des thèses développées et enrichies par des situations concrètes, ont fait la célébrité.

C'est le texte philosophique fondamental de Sartre, la présentation la plus élaborée des thèses de l'existentialisme athée, se présente comme une justification philosophique : son célèbre principe, selon lequel «l'existence précède l'essence» signifie simplement que la personnalité d'un individu (son essence) ne constitue nullement pour lui un destin, que la vie procède d'une succession de libres choix qui ne sont jamais totalement justifiables. Il établit que l'homme naît libre et responsable, et qu'il se définit à chaque instant par ses actes. Il fait la distinction entre l' «être pour soi» (l'homme conscient de son existence et de sa liberté), l' «être en soi» (les animaux, la nature, les objets non conscients d'eux-mêmes) et l' «être pour autrui» (l'homme conscient qui se définit par rapport aux autres). Il appelle «mauvaise foi» l'attitude de celui qui se cache sa liberté, s'abrite derrière un quelconque déterminisme pour ne pas avoir à assumer ses actes.

L'existentialisme, tout en étant une réflexion sur la nature humaine, aboutit donc à la nécessité de s'engager dans des actions concrètes. C'est là le sens de la liberté : elle consiste à choisir entre plusieurs possibilités et à en assumer les conséquences. C'est la raison pour laquelle Sartre lui-même, de son vivant, s'est battu pour des causes politiques et sociales. L'Etre et le Néant n'est pas un livre abstrait. Ce qui préoccupe Sartre, c'est l'action. Penser à ma propre liberté ne suffit jamais. Il me faut décider, même si je puis à tout moment douter, éprouver l'angoisse de me savoir seul à déterminer ce pour quoi je décide, j'agis, je m'engage. Libre, je le suis donc forcément, à moins de refuser de voir que je le suis. Mais alors, je me mens.

« L'homme, étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même en tant que manière d'être». 

 

 

NOUS AVONS A ÊTRE CE QUE NOUS SOMMES ...

Dans L’Etre et le Néant, Sartre choisit un garçon de café pour illustrer sa définition de la mauvaise foi. Par sa conduite exagérément stéréotypée, le serveur veut s’arroger une essence pour échapper à son propre néant. 

"SI I'homme est ce qu'il est, la mauvaise fol est à tout jamais impossible et la franchise cesse d'être son idéal pour devenir son être; mais I'homme est-il ce qu'iI est et, d'une manière générale, comment peut-on être ce qu'on est, lorsqu'on est comme conscience d'être?

Si la franchise ou sincérité est une valeur universelle, il va de soi que sa maxime "il faut être ce qu'on est" ne sert pas uniquement de principe régulateur pour les jugements et les concepts par lesquels j'exprime ce que je suis. Elle pose non pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d'être, elle nous propose une adéquation absolue de l'être avec lui-même comme prototype d'être. En ce sens il faut nous faire être ce que nous sommes. 

 

Mais que sommes-nous donc si nous avons l'obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode d'être du devoir être ce que nous sommes ? 

"Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser.

Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard "fixé à dix pas").

Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle "signifie" : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc.

Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un "sujet de droit". Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une "représentation" pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.

Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes... Ce que je tente de réaliser c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. Comme si du fait même que je soutiens ce rôle à l`existence, je ne le transcendais pas de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition. Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café - sinon ne pourrais-je m'appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l`être en soi. Je le suis sur le mode d'être ce que je ne suis pas. Il ne s'agit pas seulement des conditions sociales, d`ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes. aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu`il ne peut être parlant : l'élève attentif qui veut être attentif, l'œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s'épuise a ce point à jouer l`attentif qu`il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette "divine absence" dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n'y suis pas,  au sens où l`on dit "cette boîte d'allumettes est sur la table" : ce serait confondre mon «"être-dans-le-monde" avec un "être-au-milieu-du-monde". Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n`est qu'une des structures. De toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis...."

 

Nous savons que l'Être et le Néant a vu le jour sous la Seconde Guerre mondiale :  quelques mois après le déclenchement de la guerre, Sartre est enfermé dans un camp d'internement à proximité de Trêves et, disposant d'un petit nombre de livres, tous en allemand, il découvre ainsi l' "Être et le Temps" de Martin Heidegger, paru en 1927. A partir d'une analyse de l'existence marquée par l' "inauthenticité", Heidegger ébauche une vision de l'accomplissement de l'homme en tant que possibilité d'exprimer sa liberté par un choix existentiel, d'atteindre cette "authenticité" qui donne un cadre et un projet à sa vie. Dans une lettre à Simon de Beauvoir, le 22 juillet 1940, Sartre annonce qu'il a commencé la rédaction de "L'Être et le Néant". Libéré en mars 1941, il livre aux éditions Gallimard son ouvrage en octobre 1942. La notion de l'Être est une des plus universelles de la philosophie et fut travaillée tant par Hegel que par Heidegger. Sartre entend par "Être" tout le domaine de la réalité, être humain compris. La notion de "Néant" complète la vision de Sartre mais ne "néant" n'est pas ici entendu comme un "rien" mais comme une réalité possible, non encore présente. 

"Lorsque je me constitue comme compréhension d'un possible comme mon possible, il faut bien que je reconnaisse son existence au bout de mon projet et que je le saisisse comme moi-même, là-bas, m'attendant dans l'avenir, séparé de moi par un néant. En ce sens je me saisis comme origine première de mon possible et c'est ce qu'on nomme ordinairement la conscience de liberté, c'est cette structure de la conscience et elle seule que les partisans du libre arbitre ont en vue quand ils parlent de l'intuition du sens intime. Mais il arrive que je m'efforce, en même temps, de me distraire de la constitution des autres possibles qui contredisent mon possible. Je ne puis faire, à vrai dire, que je ne pose leur existence par le même mouvement qui engendre comme mien le possible choisi, je ne puis empêcher que je les constitue comme possibles vivants, c'est-à-dire comme ayant la possibilité de devenir mes possibles. Mais je m'efforce de les voir comme dotés d'un être transcendant et purement logique, bref, comme des choses. Si j'envisage sur le plan réflexif la possibilité d'écrire ce livre comme ma possibilité, je fais surgir entre cette possibilité et ma conscience un néant d'être qui la constitue comme possibilité et que je saisis précisément dans la possibilité permanente que la possibilité de ne l'écrire pas soit ma possibilité. Mais cette possibilité de ne pas l'écrire, je tente de me comporter envers elle comme vis-à-vis d'un objet observable et je me pénètre de ce que je veux y voir: j'essaie de la saisir comme devant être simplement mentionnée pour mémoire, comme ne me concernant pas. Il faut qu'elle soit possibilité externe, par rapport à moi, comme le mouvement par rapport à cette bille immobile. Si je pouvais y parvenir, les possibles antagonistes de mon possible, constitués comme entités logiques, perdraient leur efficace; ils ne seraient plus menaçants puisqu'ils seraient des dehors, puisqu'ils cerneraient mon possible comme des éventualités purement concevables, c'est-à-dire au fond, concevables par un autre ou comme possibles d'un autre qui se trouverait dans le même cas. Ils appartiendraient à la situation objective comme une structure  transcendante: ou, si l'on préfère et pour utiliser la terminologie de Heidegger: moi j'écrirai ce livre mais on pourrait aussi ne pas l'écrire. Ainsi me dissimulerais-je qu'ils sont moi-même et conditions immanentes de la possibilité de mon possible. Ils conserveraient juste assez d'être pour conserver à mon possible son caractère de gratuité, de libre possibilité d'un être libre, mais ils seraient désarmés de leur caractère menaçant: ils ne m'íntéresseraient pas, le possible élu apparaîtrait du fait de l'élection comme mon seul possible concret et, par suite, le néant qui me sépare de lui et qui lui confère justement sa possibilité serait comblé. Mais la fuite devant l'angoisse n'est pas seulement effort de distraction devant l'avenir: elle tente aussi de désarmer la menace du passé. Ce que je tente de fuir, ici, c'est ma transcendance même, en tant qu'elle soutient et dépasse mon essence. J'affirme que je suis mon essence, sur le mode d'être de l'en-soi. En même temps, toutefois, je refuse de considérer cette essence comme elle-même historiquement constituée et comme impliquant alors l'acte comme le cercle implique ses propriétés. Je la saisis, ou du moins j'essaie de la saisir, comme le commencement premier de mon possible et je n'admets point qu'elle ait en elle-même un commencement; j'affirme alors qu'un acte est libre lorsqu'il reflète exactement mon essence. Mais, en outre, cette liberté qui m'inquiéterait si elle était liberté en face du Moi, je tente de la reporter au sein de mon essence, c'est-à-dire de mon Moi. Il s'agit d`envisager le Moi comme un petit Dieu qui m'habiterait et qui posséderait ma liberté comme une vertu métaphysique. Ce ne serait plus mon être qui serait libre en tant qu'être, mais mon Moi qui serait libre au sein de ma conscience. Fiction éminemment rassurante puisque la liberté a été enfoncée au sein d'un être opaque: c'est dans la mesure où mon essence n'est pas translucidité, où elle est transcendante dans l'immanence, que la liberté deviendrait une de ses propriétés. En un mot, il s'agit de saisir ma liberté dans mon Moi comme la liberté d'autrui. On voit les thèmes principaux de cette fiction: mon Moi devient l'origine de ses actes comme autrui des siens, à titre de personne déjà constituée. Certes, il vit et se transforme, on concédera même que chacun de ses actes puisse contribuer à le transformer. Mais ces transformations harmonieuses et continues sont conçues sur ce type biologique. Elles ressemblent à celles que je peux constater chez mon ami Pierre lorsque je le revois après une séparation. C'est à ces exigences rassurantes que Bergson a expressément satisfait lorsqu'il a conçu sa théorie du Moi profond, qui dure et s'organise, qui est constamment contemporain de la conscience que j'en prends et qui ne saurait être dépassé par elle, qui se trouve à l'origine de nos actes non comme un pouvoir cataclysmique, mais comme un père engendre ses enfants, de sorte que l'acte, sans découler de l'essence comme une conséquence rigoureuse, sans même être prévisible, entretient avec elle un rapport rassurant, une ressemblance familiale : il va plus loin qu'elle, mais dans la même voie, il conserve, certes, - une irréductibilité certaine, mais nous nous reconnaissons et nous nous apprenons en lui comme un père peut se reconnaître et s'apprendre dans le fils qui poursuit son œuvre. Ainsi, par une projection de la liberté - que nous saisissons en nous - dans un objet psychique qui est le Moi, Bergson a contribué à masquer notre angoisse, mais c'est aux dépens de la conscience même. Ce qu'il a constitué et décrit de la sorte, ce n'est pas notre liberté, telle qu'elle s'apparait à elle-même: c'est la liberté d'autruí. Tel est donc l'ensemble des processus par lesquels nous essayons de nous masquer l'angoisse : nous saisissons notre possible en évitant de considérer les autres possibles dont nous faisons les possibles d'un autrui indifférencié : ce possible, nous ne voulons pas le voir comme soutenu à l'être par une pure liberté néantisante, mais nous tentons de le saisir comme engendré par un objet déjà constitué, qui n'est autre que notre Moi, envisagé et décrit comme la personne d'autrui. Nous voudrions conserver de l'intuition première ce qu'elle nous livre comme notre indépendance et notre responsabilité, mais il s'agit pour nous de mettre en veilleuse tout ce qui est en elle néantisation originelle; toujours prêts d'ailleurs à nous réfugier dans la croyance au déterminisme si cette liberté nous pèse ou si nous avons besoin d'une excuse. Ainsi, fuyons-nous l'angoisse en tentant de nous saisir du dehors comme autrui ou comme une chose. Ce qu'on a coutume d'appeler révélation du sens intime ou intuition première de notre liberté n'a rien d`originel : c'est un processus déjà construit, expressément destiné à nous masquer l'angoisse, la véritable "donnée immédiate" de notre liberté...."

 

L'existence d'autrui - Le regard...

"Cette femme que je vois venir vers moi, cet homme qui passe dans la rue, ce mendiant que j'entends chanter de ma fenêtre sont pour moi des objets, cela n'est pas douteux. Ainsi est-il vrai qu'une, au moins, des modalités de la présence à moi d'autrui est l'objectité. Mais nous avons vu que si cette relation d'objectité est la relation fondamentale d'autrui à moi-même, l'existence d'autrui demeure purement conjecturale. Or, il est non seulement conjectural mais probable que cette voix que j'entends soit celle d`un homme et non le chant d'un phonographe, il est infiniment probable que le passant que j'aperçois soit un homme et non un robot perfectionné. Cela signifie que mon appréhension d'autrui comme objet, sans sortir des limites de la probabilité et à cause de cette probabilité même, renvoie par essence à une saisie fondamentale d'autrui, où autrui ne se découvrira plus à moi comme objet mais comme "présence en personne". En un mot, pour qu'autrui soit objet probable et non un rêve d'objet, il faut que son objectité ne renvoie pas à une solitude originelle et hors de mon atteinte, mais à une liaison fondamentale où autrui se manifeste autrement que par la connaissance que j'en prends. Les théories classiques ont raison de considérer que tout organisme humain perçu renvoie à quelque chose et que ce à quoi il renvoie est le fondement et la garantie de sa probabilité. Mais leur erreur est de croire que ce renvoi indique une existence séparée, une conscience qui serait derrière ses manifestations perceptibles comme le noumène est derrière l'empfindung kantienne. Que cette conscience existe ou non à l'état séparé, ce n'est pas à elle que renvoie le visage que je vois, ce n'est pas elle qui est la vérité de l'objet probable que je perçois. Le renvoi de fait à un surgissement gémellé où l'autre est présence pour moi est donné en dehors de la connaissance proprement dite - fût-elle conçue sous une forme obscure et ineffable du type de l'intuition - bref à un "être-en-couple-avec-l'autre". En d`autres termes, on a généralement envisagé le problème d`autrui comme si la relation première par quoi autrui se découvre est l'objectité, c'est-à-dire comme si autrui se révélait d'abord - directement ou indirectement - à notre perception. Mais comme cette perception, par sa nature même, se réfère à autre chose qu'à elle-même et qu'elle ne peut renvoyer ni à une série infinie d'apparitions de même type - comme le fait, pour l'idéalisme, la perception de la table ou de la chaise - ni à une entité isolée située par principe hors de mon atteinte, son essence doit être de se référer à une première relation de ma conscience à celle d'autrui, dans laquelle autrui doit m'être donné directement comme sujet quoique en liaison avec moi, et qui est le rapport fondamental, le type même de mon être-pour-autrui. Toutefois il ne saurait s'agir ici de nous référer à quelque expérience mystique ou à un ineffable. C'est dans la réalité quotidienne qu'autrui nous apparait et sa probabilité se réfère à la réalité quotidienne. Le problème se précise donc : y a-t-il dans la réalité quotidienne une relation originelle à autrui qui puisse être constamment visée et qui, par suite, puisse se découvrir à moi, en dehors de toute référence à un inconnaissable religieux ou mystique. Pour le savoir il faut interroger plus nettement cette apparition banale d'autrui dans le champ de ma perception : puisque c'est elle qui se réfère à ce rapport fondamental, elle doit être capable de nous découvrir, au moins à titre de réalité visée, le rapport auquel elle se réfère. Je suis dans un jardin public, Non loin de moi, voici une pelouse et, le long de cette pelouse, des chaises. Un homme passe près des chaises. Je vois cet homme, je le saisis comme un objet, à la fois et comme un homme. Qu'est-ce que cela signifie ? Que veux-je dire lorsque j'affirme de cet objet qu'il est un homme ? Si je devais penser qu'il n'est rien d'autre qu'une poupée, je lui appliquerais les catégories qui me servent ordinairement à grouper les "choses" temporo-spatiales. C'est-à-dire que je le saisirais comme étant "à côté" des chaises, à 2m20 de la pelouse, comme exerçant une certaine pression sur le sol, etc. Son rapport avec les autres objets serait du type purement additif; cela signifie que je pourrais le faire disparaitre sans que les relations des autres objets entre eux en soient notablement modiflées. En un mot, aucune relation neuve n'apparaîtrait par lui entre ces choses de mon univers : groupées et synthétisées de mon côté en complexes instrumentaux, elles se désagrégeraient du sien en multiplicités de relations d'indifférence. Le percevoir comme homme, au contraire, c'est saisir une relation non additive de la chaise à lui, c'est enregistrer une organisation sans distance des choses de mon univers autour de cet objet privilégié. Certes, la pelouse demeure à 2 mètres 20 de lui; mais elle est aussi liée à lui, comme pelouse, dans une relation qui transcende la distance et la contient à la fois. Au lieu que les deux termes de la distance soient indifférents, interchangeables et dans un rapport de réciprocité, la distance se déplie à partir de l`homme que je vois et jusqu'à la pelouse comme le surgissement synthétique d`une relation univoque. Il s'agit d'une relation sans parties, donnée d'un coup et à l'intérieur de laquelle se déplie une spatialité qui n'est pas ma spatialité, car, au lieu d'être un groupement vers moi des objets, il s'agit d'une orientation qui me fuit. Certes, cette relation sans distance et sans parties n'est nullement la relation originelle d'autrui à moi-même que je cherche : d'abord elle concerne seulement l'homme et les choses du monde. Ensuite, elle est objet de connaissance encore. je l'exprimerai, par exemple, en disant que cet homme voit la pelouse, ou qu'il se prépare, malgré l'écriteau qui le défend, à marcher sur le gazon, etc. Enfin, elle conserve un pur caractère de probabilité : d'abord, il est probable que cet objet soit un homme ; ensuite, fût-il certain qu'il en soit un, il reste seulement probable qu'il voie la pelouse au moment où je le perçois : il peut rêver à quelque entreprise sans prendre nettement conscience de ce qui l'environne, il peut être aveugle, etc., etc. Pourtant, cette relation neuve de l'objet-homme à l'objet-pelouse a un caractère particulier: elle m'est à la fois donnée tout entière, puisqu'elle est là, dans le monde, comme un objet que je puis connaître (c'est bien, en effet, une relation objective que j'exprime en disant : Pierre a jeté un coup d'œil sur sa montre, Jeanne a regardé par la fenêtre, etc., etc.) et, à la fois, elle m'échappe tout entière; dans la mesure où l'objet-homme est le terme fondamental de cette relation, dans la mesure où elle va vers lui elle m'échappe, je ne puis me mettre au centre ; la distance qui se déplie entre la pelouse et l'homme, à travers le surgissement synthétique de cette relation première est une négation de la distance que j'établis - comme pur type de négation externe - entre ces deux objets. Elle apparaît comme une pure désintégration des relations que j'appréhende entre les objets de mon univers. Et cette désintégration, ce n'est pas moi qui la réalise ; elle m'apparaît comme une relation que je vise à vide à travers les distances que j'établis originellement entre les choses. C'est comme un arrière-fond des choses qui m'échappe par principe et qui leur est conféré du dehors. Ainsi l'apparition parmi les objets de mon univers d'un élément de désintégration de cet univers, c'est ce que j'appelle l'apparition d'un homme dans mon univers, Autrui, c'est d'abord la fuite permanente des choses vers un terme que je saisis à la fois comme objet à une certaine distance de moi, et qui m'échappe en tant qu'il déplie autour de lui ses propres distances..."

 


1943 – Les Mouches

Après Giraudoux, Sartre renouvelle à son tour, avec la pièce Les Mouches, la légende grecque dans laquelle Agamemnon, qui revient de la guerre de Troie, est assassiné par son épouse, Clytemnestre, et Egisthe, son amant, et s'empare du pouvoir : Sartre se focalise sur le fils d'Agamemnon, Oreste, qui décide d'en finir avec la tyrannie d'Egisthe, il devient emblématique de l'homme qui prend toutes ses responsabilités à l'égard de son existence. L'acte d'Oreste devient le symbole de la liberté humaine incompatible avec l'existence de Dieu, de la responsabilité assumée, étrangère aux notions traditionnelles du Bien et du Mal.  

"Je suis libre, Electre; la liberté a fondu sur moi comme la foudre .. J'ai fait mon acte, et cet acte était bon. Je le porterai sur mes épaules comme un passeur d'eau porte les voyageurs, je le ferai passer sur l'autre rive et j'en rendrai compte. Et plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai, car ma liberté, c'est lui. Hier encore, je marchais au hasard sur la terre, et des milliers de chemins fuyaient sous mes pas, car ils appartenaient à d'autres. Je les ai tous empruntés, celui des haleurs, qui court au long de la rivière, et le sentier du muletier et la route pavée des conducteurs de char; mais aucun n'était à moi. Aujourd'hui, il n'y en a plus qu'un, et Dieu sait où il mène : mais c'est mon chemin..." 

(Acte II, scène 8, édition Gallimard)

C'est dans le grand dialogue entre Jupiter et Oreste que le thème de la liberté de l'être humain opposée à l'ordre du monde apparaît pour la première fois....

ÉLECTRE :  Oreste ! (Elle se jette dans ses bras.)

ORESTE: De quoi as-tu peur?

ÉLECTRE: Je n'ai pas peur, je suis ivre. Ivre de joie. Qu'a-t-elle dit? A-t-elle longtemps imploré sa grâce?

ORESTE: Électre, je ne me repentirai pas de ce que j'ai fait, mais je ne juge pas bon d'en parler: il y a des souvenirs qu'on ne partage pas. Sache seulement qu'elle est morte.

ÉLECTRE: En nous maudissant? Dis-moi seulement cela: en nous maudissant?

ORESTE : Oui, en nous maudissant.

ÉLECTRE: Prends-moi dans tes bras, mon bien-aimé, et serre-moi de toutes tes forces. Comme la nuit est épaisse et comme les lumières de ces flambeaux ont de la peine à la percer! M'aimes-tu?

ORESTE: Il ne fait pas nuit : c'est le point du jour. Nous sommes libres, Électre. Il me semble que je t'ai fait naître et que je viens de naître avec toi; je t'aime et tu m'appartiens. Hier encore j'étais seul et aujourd'hui tu m'appartiens. Le sang nous unit doublement, car nous sommes de même sang et nous avons versé le sang.

ÉLECTRE: Jette ton épée. Donne-moi cette main (Elle lui prend la main et l'embrasse.) Tes doigts sont courts et carrés. Ils sont faits pour prendre et pour tenir. Chère main! Elle est plus blanche que la mienne. Comme elle s'est faite lourde pour frapper les assassins de notre père! Attends. (Elle va chercher un flambeau et elle l'approche d'Oreste). Il faut que j'éclaire ton visage, car la nuit s'épaissit et je ne te vois plus bien. J'ai besoin de te voir: quand je ne te vois plus, j'ai peur de toi ; il ne faut pas que je te quitte des yeux. Je t'aime. Il faut que je pense que je t'aime. Comme tu as l'air étrange!

ORESTE: ]e suis libre, Électre ; la liberté a fondu sur moi comme la foudre.

ÉLECTRE: Libre? Moi, je ne me sens pas libre. Peux-tu faire que tout ceci n'ait pas été? Quelque chose est arrivé que nous ne sommes plus libres de défaire. Peux-tu empêcher que nous soyons pour toujours les assassins de notre mère?

ORESTE : Crois-tu que je voudrais l'empêcher? J'ai fait mon acte, Électre, et cet acte était bon. Je le porterai sur mes épaules comme un passeur d'eau porte les voyageurs, je le ferai passer sur l'autre rive et j'en rendrai compte. Et plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai, car ma liberté, c'est lui. Hier encore, je marchais au hasard sur la terre, et des milliers de chemins fuyaient sous mes pas, car ils appartenaient à d'autres. Je les ai tous empruntés, celui des haleurs, qui court au long de la rivière, et le sentier du muletier et la route pavée des conducteurs de chars ; mais aucun n'était à moi. Aujourd'hui, il n'y en a plus qu'un, et Dieu sait où il mène : mais c'est mon chemin. Qu'as-tu?

ÉLECTRE : Je ne peux plus te voir ! Ces lampes n'éclairent pas. J'entends ta voix, mais elle me fait mal, elle me coupe comme un couteau. Est-ce qu'il fera toujours aussi noir, désormais, même le jour? Oreste! Les voilà !

ORESTE: Qui?

ÉLECTRE : Les voilà ! D'où viennent-elles ? Elles pendent du plafond comme des grappes de raisins noirs, et ce sont elles qui noircissent les murs ; elles se glissent entre les lumières et mes yeux, et ce sont leurs ombres qui me dérobent ton visage.

ORESTE: Les mouches...

ÉLECTRE: Écoute !... Écoute le bruit de leurs ailes, pareil au ronflement d'une forge. Elles nous entourent, Oreste. Elles nous guettent; tout à l'heure elles s'abattront sur nous, et je sentirai mille pattes gluantes sur mon corps. Où fuir, Oreste ? Elles enflent, elles enflent, les voilà grosses comme des abeilles, elles nous suivront partout en épais tourbillons. Horreur ! Je vois leurs yeux, leurs millions d'yeux qui nous regardent.

ORESTE: Que nous importent les mouches?

ÉLECTRE: Ce sont les Érinnyes, Oreste, les déesses du remords.

DES VOIX, derrière la porte: Ouvrez! Ouvrez! S'ils n'ouvrent pas, il faut enfoncer la porte. (Coups sourds dans la porte.)

ORESTE : Les cris de Clytemnestre ont attiré des gardes. Viens! Conduis-moi au sanctuaire d'Apollon; nous y passerons la nuit, à l'abri des hommes et des mouches. Demain je parlerai à mon peuple..."

 

Les Mouches, acte III, scène II

JUPITER - Oreste! Je t'aI créé et j'aI créé toute chose : regarde. (Les murs du temple s'ouvrent. Le ciel apparaît, constellé d'étoiIes qui tournent. Jupiter est au fond de la scène. Sa voix est devenue énorme - microphone - mais on le distingue à peine.) Vois ces planètes qui roulent en ordre, sans jamais se heurter : c'est moi qui en al réglé le cours, selon la justice. Entends l'harmonie des sphères, cet énorme chant de grâces minéral qui se répercute aux quatre coins du ciel. (Mélodrame.) Par moi les espèces se perpétuent, j'ai ordonné qu'un homme engendre toujours un homme et que le petit du chien soit un chien, par moi la douce langue des marées vient lécher le sable et se retire à heure fixe, je fais croître les plantes, et mon souffle guide autour de la terre les nuages jaunes du pollen. Tu n'es pas chez toi, intrus; tu es dans le monde comme l'écharde dans la chair, comme le braconnier dans la forêt seigneuriale : car le monde est bon; je l'ai créé selon ma volonté et je suis le Bien. Mais toi, tu as fait le mal, et les choses t'accusent de leurs voix pétrifiées : le Bien est partout, c'est la moelle du sureau, la fraîcheur de la source, le grain du silex, la pesanteur de la pierre; tu le retrouveras jusque dans la nature du feu et de la lumière, ton corps même te trahit, car il se conforme à mes prescriptions.

Le Bien est en toi, hors de toi : il te pénètre comme une faux, il t'écrase comme une montagne, il te porte et te roule comme une mer; c'est lui qui permit le succès de ta mauvaise entreprise, car il fut la clarté des chandelles, la dureté de ton épée, la force de ton bras. Et ce Mal dont tu es si fier, dont tu te nommes l'auteur, qu'est-il sinon un reflet de l'être, un faux-fuyant, une image trompeuse dont l'existence même est soutenue par  le Bien. Rentre en toi-même, Oreste : l'univers te donne tort, et tu es un ciron dans l'univers. Rentre dans la nature, fils dénaturé : connais ta faute, abhorre-la, arrache-la de toi comme une dent cariée et puante. Ou redoute que la mer ne se retire devant toi, que les sources ne se tarissent sur ton chemin, que les pierres et les rochers ne roulent hors de ta route et que la terre ne s'effrite sous tes pas.

ORESTE - Qu'elle s'effrite ! Que les rochers me condamnent et que les plantes se fanent sur mon passage : tout ton univers ne suffira pas à me donner tort. Tu es le roi des Dieux, Jupiter, le roi des pierres et des étoiles, le roi des vagues de la mer. Mais tu n'es pas le roi des hommes.

 

(Les murailles se rapprochent, Jupiter réapparaît, las et voûté; il a repris sa voix naturelle.)

 

JUPITER - Je ne suis pas ton roi, larve impudente. Qui donc t'a créé ?

ORESTE - Toi. Mais il ne fallait pas me créer libre.

JUPITER - Je t'ai donné ta liberté pour me servir.

ORESTE - Il se peut, mais elle s'est retournée contre toi et nous n'y pouvons rien, ni l'un ni I'autre.

JUPITER - Enfin I Voilà l'excuse.

ORESTE - Je ne m'excuse pas.

JUPITER - Vraiment ? Sais-tu qu'elle ressemble beaucoup à une excuse, cette liberté dont tu te dis l'escIave ?

ORESTE - Je ne suis ni le maître, ni I'esclave, Jupiter. Je suis ma liberté ! A peine m'as-tu créé que j'ai cessé de t'appartenir.

ELECTRE - Par notre père, Oreste, je t'en conjure, ne joins pas le blasphème au crime.

JUPITER - Écoute-la. Et perds I'espolr de la ramener par tes raisons : ce langage semble assez neuf pour ses oreilles - et assez choquant.

ORESTE - Pour les miennes aussi, Jupiter. Et pour ma gorge qui souffle les mots et pour ma langue qui les façonne au passage : j'ai de la peine à me comprendre. Hier encore tu étais un voile sur mes yeux, un bouchon de cire dans mes oreilles, c'était hier que j'avais une excuse : tu étais mon excuse d'exister, car tu m'avais mis au monde pour servir tes desseins et le monde était une vieille entremetteuse qui me parlait de toi, sans cesse. Et puis tu m'as abandonné.

JUPITER - T'abandonner, moi ?

ORESTE - Hier, j'étais prés d'Électre; toute ta nature se pressait autour de moi; elle chantait ton Bien, la sirène, et me prodiguait les conseils. Pour m'inciter à la douceur, le jour brûlant s'adoucissait comme un regard se voile; pour me prêcher l'oubIi des offenses, le ciel s'était fait suave comme un pardon. Ma jeunesse, obéissant à tes ordres, s'était levée, elle se tenait devant mon regard, suppliante comme une fiancée qu'on va délaisser : je voyais ma jeunesse pour la dernière fois. Mais, tout à coup, la liberté a fondu sur moi et m'a transi, la nature a sauté en arrière, et je n'ai plus eu d'âge, et je me suis senti tout seul, au milieu de ton petit monde bénin, comme quelqu'un qui a perdu son ombre; et il n'y a plus rien eu au ciel, ni Bien, ni Mal, ni personne pour me donner des ordres.

JUPITER - Eh bien ? Dois-je admirer la brebis que la gale retranche du troupeau, ou le lépreux enfermé dans son lazaret? Rappelle-toi, Oreste :tu as fait partie de mon troupeau, tu paissais l'herbe de mes champs au milieu de mes brebis. Ta liberté n'est qu'une gale qui te démange, elle n'est qu'un exil.

ORESTE - Tu dis vrai : un exil.

JUPITER - Le mal n'est pas si profond : il date d'hier. Reviens parmi nous. Reviens : vois comme tu es seul, ta sœur même t'abandonne. Tu es pâle, et I'angoisse dilate tes yeux. Espères-tu vivre ? Te voilà rongé par un mal inhumain, étranger à ma nature, étranger à toi-même. Reviens : je suis l'oubli, je suis le repos.

ORESTE - Étranger å moi-même, je sais. Hors nature, contre nature, sans excuse, sans autre recours qu'en moi. Mais je ne reviendrai pas sous ta loi : je suis condamné à n'avoir d'autre loi que la mienne. Je ne reviendrai pas à ta nature : mille chemins y sont tracés qui conduisent vers toi, mais je ne peux suivre que mon chemin. Car je suis un homme, Jupiter, et chaque homme doit inventer son chemin. La nature a horreur de l'homme, et toi, toi, souverain des Dieux, toi aussi tu as les hommes en horreur.

JUPITER - Tu ne mens pas : quand ils te ressemblent, je les hais.

ORESTE - Prends garde : tu viens de faire I'aveu de ta faiblesse. Moi je ne te hais pas. Qu'y a-t-il de toi à moi ? Nous glisserons l'un contre l'autre sans nous toucher, comme deux navires. Tu es un Dieu et je suis libre : nous sommes pareillement seuls et notre angoisse est pareille. Qui te dit que je n'ai pas cherché le remords, au cours de cette longue nuit ? Le remords. Le sommeil. Mais je ne peux plus avoir de remords. Ni dormir.

(Un silence.)

JUPITER - Que comptes-tu faire ?

ORESTE - Les hommes d'Argos sont mes hommes. ll faut que je leur ouvre les yeux.

JUPITER - Pauvres gens ! Tu vas leur faire cadeau de la solitude et de la honte, tu vas arracher les étoffes dont je les avais couverts, et tu leur montreras soudain leur existence, leur obscène et fade existence, qui leur est donnée pour rien.

ORESTE - Pourquoi leur refuserals-je le désespoir qui est en mol, puisque c'est leur lot ?

JUPITER - Qu'en feront-ils ?

ORESTE - Ce qu'ils voudront : ils sont libres, et la vie humaine commence de I'autre côte du désespoir."

 


DÉFENSE DE L'EXISTENTIALISME (Action, 29-12-1944) -  "L'existentialisme n'est rien du tout sinon une certaine manière d'envisager les questions humaines en refusant de donner à l'homme une nature fixée pour toujours..."

 

"En termes philosophiques, tout objet a une essence et une existence. Une essence, c'est-à-dire un ensemble constant de propriétés; une existence, c'est-à-dire une certaine présence effective dans le monde. Beaucoup de personnes croient que l'essence vient d'abord et l'existence ensuite : que les petits pois, par exemple, poussent et s'arrondissent conformément à l'idée de petits pois et que les cornichons sont cornichons parce qu'ils participent à l'essence de cornichon. Cette idée a son origine dans la pensée religieuse : par le fait, celui qui veut faire une maison, il faut qu'il sache au juste quel genre d'objet il va créer : l'essence précède l'existence ; et pour tous ceux qui croient que Dieu créa les hommes, il faut bien qu'il l'ait fait en se référant à l'idée qu'il avait d'eux. Mais ceux mêmes qui n'ont pas la foi ont conservé cette opinion traditionnelle que l'objet n'existait jamais qu'en conformité avec son essence, et le dix-huitième siècle tout entier a pensé qu'il y avait une essence commune à tous les hommes, que l'on nommait nature humaine. L'existentialiste tient, au contraire, que chez l'homme - et chez l'homme seul - l'existence précède l'essence. 

Ceci signifie tout simplement que l'homme est d'abord et qu'ensuite seulement il est ceci ou cela. En un mot, l'homme doit se créer sa propre essence; c'est en se jetant dans le monde, en y souffrant, en y luttant qu'il se définit peu à peu ; et la définition demeure toujours ouverte; on ne peut point dire ce qu'est cet homme avant sa mort, ni l'humanité avant qu'elle ait disparu. Après cela, l'existentialisme est-il fasciste, conservateur, communiste ou démocrate? La question est absurde : à ce degré de généralité, l'existentialisme n'est rien du tout sinon une certaine manière d'envisager les questions humaines en refusant de donner à l'homme une nature fixée pour toujours. Il allait de pair, autrefois, chez Kierkegaard, avec la foi religieuse.

Aujourd'hui, l'existentialisme français tend à s'accompagner d'une déclaration d'athéisme, mais cela n'est pas absolument nécessaire.

Tout ce que je puis dire -- et sans vouloir trop insister sur les ressemblances - c'est qu'il ne s'éloigne pas beaucoup de la conception de l'homme qu'on trouverait chez Marx. Marx n'accepterait-il pas, en effet, cette devise de l'homme qui est la nôtre : faire et en faisant se faire et n'être rien que ce qu'il s'est fait.

Si l'existentialisme définit l'homme par l'action, il va de soi que cette philosophie n'est pas un quiétisme. En fait, l'homme ne peut qu'agir; ses pensées sont des projets et des engagements, ses sentiments des entreprises; il n'est rien d'autre que sa vie et sa vie est l'unité de ses conduites. Mais l'angoisse, dira-t-on ? Eh bien ! ce mot un peu solennel recouvre une réalité fort simple et quotidienne. Si l'homme n'est pas mais se fait et si, en se faisant, il assume la responsabilité de l'espèce entière, s'il n'y a pas de valeur ni de morale qui soient données à priori, mais si, en chaque cas, nous devons décider seuls, sans point d'appui, sans guides et cependant pour tous, comment pourrions-nous ne pas nous sentir anxieux lorsqu'il nous faut agir?

Chacun de nos actes met en jeu le sens du monde et la place de l'homme dans I'univers ; par chacun d'eux, quand bien même nous ne le voudrions pas, nous constituons une échelle de valeurs universelles et l'on voudrait que nous ne soyons pas saisis de crainte devant une responsabilité si entière? Ponge, dans un très beau texte, a dit que l'homme est l'avenir de l'homme. Cet avenir n'est pas encore fait, il n'est pas décidé : c'est nous qui le ferons, chacun de nos gestes contribue à le dessiner : il faudrait beaucoup de pharisaïsme pour ne pas sentir dans l'angoisse la mission redoutable qui est donnée à chacun de nous. Mais vous, pour nous réfuter plus sûrement, vous avez fait exprès de confondre l'angoisse avec la neurasthénie; cette inquiétude virile dont parle l'existentialiste vous en avez fait je ne sais quelle terreur pathologique. Puisqu'il faut mettre les points sur les i, je dirai donc que l'angoisse, loin d'être un obstacle a l'action, en est la condition même et qu'elle ne fait qu'un avec le sens de cette écrasante responsabilité de tous devant tous qui fait notre tourment et notre grandeur. Quant au désespoir, il faut s'entendre : il est vrai que l'homme aurait tort d'espérer. Mais qu'est-ce à dire sinon que l'espoir est la pire entrave à l'action. Faut-il espérer que la guerre se terminera toute seule et sans nous, que les nazis nous tendront la main, que les privilégiés de la société capitaliste abandonneront leurs privilèges dans la joie d'une nouvelle "nuit du 4 Août"? Si nous espérons tout cela, nous n'avons plus qu'à attendre en nous croisant les bras. L'homme ne peut vouloir que s'il a d'abord compris qu'il ne peut compter sur rien d'autre que sur lui-même, qu'il est seul, délaissé sur la terre au milieu de ses responsabilités infinies, sans aide ni secours, sans autre but que celui qu'il se donnera à lui-même, sans autre destin que celui qu'il se forgera sur cette terre. Cette certitude, cette connaissance intuitive de sa situation, voilà ce que nous nommons désespoir : ce n'est pas un bel égarement romantique, on le voit, mais la conscience sèche et lucide de la condition humaine. De même que l'angoisse ne se distingue pas du sens de ses responsabilités, le désespoir ne fait qu'un avec la volonté; avec le désespoir commence le véritable optimisme : celui de l'homme qui n'attend rien, qui sait qu'il n'a aucun droit et que rien ne lui est dû, qui se réjouit de compter sur soi seul et d'agir seul pour le bien de tous.

Reprochera-t-on à l'existentialisme d'affirmer la liberté humaine?

Mais vous avez tous besoin de cette liberté ; vous vous la masquez par hypocrisie et vous y revenez sans cesse malgré vous; quand vous avez expliqué un homme par ses causes, par sa situation sociale, par ses intérêts, tout à coup vous vous indignez contre lui et vous lui

reprochez amèrement sa conduite ; et il est d'autres hommes que vous admirez au contraire et dont les actes vous servent de modèles. Eh bien ! c'est donc que vous n'assimilez pas les méchants au phylloxera et les bons aux animaux utiles. Si vous les blâmez, si vous les louez, c'est qu'ils auraient pu faire autrement qu'ils n'ont fait. La lutte des classes est un fait, j'y souscris entièrement : mais comment ne voyez-vous pas qu'elle se situe sur le plan de la liberté? On nous traite de social-traître : avec l'opium de cette liberté, vous empêchez l'homme de secouer ses chaînes. Quelle stupidité! Lorsque nous disons qu'un chômeur est libre, nous ne voulons pas dire qu'il peut faire ce qui lui plaît et se transformer à l'instant en un bourgeois riche et paisible. Il est libre parce qu'il peut toujours choisir d'accepter son sort avec résignation ou de se révolter contre lui. Et sans doute ne parviendrait-il pas à éviter la misère : mais, du sein de cette misère qui l'englue, il peut choisir de lutter contre toutes les formes de la misère, en son nom et en celui de tous les autres; il peut choisir d'être l'homme qui refuse que la misère soit le lot des hommes.

Est-ce qu'on est un social-traître parce qu'on rappelle quelquefois ces vérités premières? Alors Marx est un social-traître, qui disait : "Nous voulons changer le monde", et qui exprimait par cette simple phrase que l'homme est maître de son destin. Alors, vous tous, vous êtes des social-traîtres, car c'est aussi ce que vous pensez lorsque vous sortez des lisières d'un matérialisme qui a rendu des services mais qui a vieilli. Et si vous ne le pensiez pas, alors c'est que l'homme serait une chose, tout juste un peu de phosphore, de carbone et de soufre, et il ne serait pas nécessaire de lever le petit doigt pour lui.

En ai-je dit assez pour faire comprendre que l'existentialisme n'est pas une délectation morose mais une philosophie humaniste de l'action, de l'effort, du combat, de la solidarité ? Retrouvera-t-on sous la plume des journalistes, après cette mise au point, des allusions au "désespoir de nos distingués" et autres fariboles? C'est à voir. Je dirais volontiers à mes critiques : cela ne dépend plus que de vous. Après tout, vous aussi, vous êtes libres; et vous qui combattez pour la révolution comme nous pensons le faire aussi, vous pouvez décider aussi bien que nous si elle se fera dans la bonne ou dans la mauvaise foi. Le cas de l'existentialisme, philosophie abstraite et détendue par quelques hommes sans pouvoir, est bien mince et bien indigne : mais dans ce cas comme dans mille autres, selon que vous continuerez à mentir à son sujet ou que, tout en l'attaquant, vous lui rendrez justice, vous déciderez de ce que sera l'homme. Puissiez-vous le comprendre et en ressentir un peu de salutaire angoisse." (JEAN-PAUL SARTRE)


1944 – Huis clos

 "Huis clos" est la pièce la plus importante de Sartre. Elle met en scène trois morts, condamnés pour l’éternité à être réunis et à se parler. Le premier personnage est un révolutionnaire lâche qui a été fusillé. Le second personnage est une femme qui a tué son enfant et dont l’amant s’est suicidé. Le troisième personnage est une lesbienne qui s’est suicidée par le gaz. Chacun de ces personnages passe en revue la vie des deux autres pour l’examiner et la critiquer. "L'enfer, c'est les autres". L’enfer, c’est l’obligation de voir sa vie jugée par les autres et d’être impuissant à la modifier, car la mort a mis fin à la faculté de choisir. Sartre montre ainsi que l’existence est le lieu essentiel de nos choix et de notre liberté car nos actes engagent une responsabilité à laquelle on ne peut échapper .

 

...Voici donc Garcin, le lâche qui se prenait pour un héros, Estelle l'infanticide, qui a causé en outre la mort de son amant, et INÈS, une femme qui n'aime pas les hommes et se déclare elle-même méchante : "ça veut dire que j'ai besoin de la souffrance des autres pour subsister". Ils sont morts tous les trois, et enfermés dans une même pièce. Ils ont commencé par mentir mais se révèlent bientôt dans leur turpitude et se torturent mutuellement. Soudain la porte s'ouvre: Estelle veut s'enfuir avec Garcin pour échapper à Inès, ou jeter Inès dehors et refermer la porte sur elle ; contre toute attente, Garcin n'a pas bougé....

GARCIN : C'est à cause d'elle que je suis resté. 

(Estelle lâche Inès et regarde Garcin avec stupeur.)

INÈS : A cause de moi? (Un temps.) Bon, eh bien, fermez la porte. Il fait dix fois plus chaud depuis qu'elle est ouverte. (Garcin va vers la porte et la ferme.) A cause de moi?

GARCIN: Oui. Tu sais ce que c'est qu'un lâche, toi.

INÈS: Oui, je le sais.

GARCIN: Tu sais ce que c'est que le mal, la honte, la peur. Il y a eu des jours où tu t'es vue jusqu'au cœur - et ça te cassait bras et jambes. Et le lendemain, tu ne savais plus que penser, tu n'arrivais plus à déchifrer la révélation de la veille. Oui, tu connais le prix du mal. Et si tu dis que je suis un lâche, c'est en connaissance de cause, hein?

INÈS: Oui.

GARCIN : C'est toi que je dois convaincre : tu es de ma race. T'imaginais-tu que j'allais partir? Je ne pouvais pas te laisser ici, triomphante, avec toutes ces pensées dans ta tête ; toutes ces pensées qui me concernent.

INÈS : Tu veux vraiment me convaincre ?

GARCIN : Je ne veux plus rien d'autre. Je ne les entends plus, tu sais. C'est sans doute qu'ils en ont fini avec moi. Fini : l'affaire est classée, je ne suis plus rien sur terre, même plus un lâche, Inès, nous voilà seuls : il n'y a plus que vous deux pour penser à moi. Elle ne compte pas. Mais toi, toi qui me hais, si tu me crois, tu me sauves.

INÈS: Ce ne sera pas facile! Regarde-moi: j'ai la tête dure.

GARCIN : I'y mettrai le temps qu'il faudra.

INÈS: Oh! Tu as tout le temps. Tout le temps.

GARCIN, la prenant aux épaules : Écoute, chacun a son but, n'est-ce pas? Moi, je me foutais de l'argent, de l'amour. Je voulais être un homme. Un dur. J'ai tout misé sur le même cheval. Est-ce que c'est possible qu'on soit un lâche quand on a choisi les chemins les plus dangereux? Peut-on juger une vie sur un seul acte?

INÈS : Pourquoi pas? Tu as rêvé trente ans que tu avais du cœur ; et tu te passais mille petites faiblesses parce que tout est permis aux héros. Comme c'était commode ! Et puis, à l'heure du danger, on t'a mis au pied du mur et... tu as pris le train pour Mexico.

GARCIN : Je n'ai pas rêvé cet héroïsme. Je l'ai choisi. On est ce qu'on veut.

INÈS: Prouve-le. Prouve que ce n'était pas un rêve. Seuls les actes décident de ce qu'on a voulu.

GARCIN : je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire mes actes.

INÈS : On meurt toujours trop tôt - ou trop tard. Et cependant la vie est là, terminée ; le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien d'autre que ta vie. 

GARCIN: Vipère! Tu as réponse à tout.

INÈS: Allons! allons! Ne perds pas courage. Il doit t'être facile de me persuader. Cherche des arguments, fais un effort. (Garcin hausse les

épaules.) Eh bien, eh bien? Je t'avais dit que tu étais vulnérable. Ah! Comme tu vas payer à présent. Tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux! Et pourtant, vois comme je suis faible, un souflle ; je ne suis rien que le regard qui te voit, que cette pensée incolore qui te pense. (Il marche sur elle, les mains ouvertes.) Ha! Elles s'ouvrent, ces grosses mains d'homme. Mais qu'espères-tu? On n'attrape pas les pensées avec les mains. Allons, tu n'as pas le choix : il faut me convaincre. Je te tiens.

ESTELLE: Garcin! 

GARCIN: Quoi? '

ESTELLE : Venge-toi. 

GARCIN : Comment?

ESTELLE: Embrasse-moi, tu l'entendras chanter.

GARCIN : C'est pourtant Vrai, Inès. Tu me tiens, mais je te tiens aussi. 

(Ils tiennent en effet, eux aussi, Inès qui, jalouse, ne peut supporter de les voir dans les bras l'un de l'autre, mais elle ne tarde pas à reprendre l'ofensive.)

INÈS: Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l'infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l'embrassera-t-il ? Je vous vois, je vous vois; à moi seule je suis une foule, la foule, Garcin, la foule, l'entends-tu? (Murmurant.) Lâche ! Lâche ! Lâche ! Lâche ! En vain tu me fuis, je ne te lâcherai pas. Que vas-tu chercher sur ses lèvres? L'oubli? Mais je ne t'oublierai pas, moi. C'est moi qu'il faut convaincre. Moi. Viens, viens! Je t'attends. Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien.... Tu ne l'auras pas!

GARCIN : Il ne fera donc jamais nuit? 

INÈS : Jamais.

GARCIN : Tu me verras toujours ?

INÈS : Toujours.

(Garcin abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s'approche du bronze.)

GARCIN: Le bronze ... (Il le caresse.) Eh bien! voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent... (Il se retourne brusquement.) Ha! Vous n'êtes que deux? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. ( Il rit.) Alors c'est ça l'enfer. Je n'aurais jamais cru... Vous vous rappelez: le soufre, le bûcher, le gril.... Ah! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l'enfer, c'est les Autres..."

(Huis clos, scène V - Editions Gallimard)

 

1945-1949 – Les Chemins de la liberté

En juillet 1938, Sartre décide, après la publication de La Nausée, de commencer un nouveau roman, qui serait une suite. Il s'en explique à Simone de Beauvoir : "J'ai trouvé d'un coup le sujet de mon roman, ses proportions et son titre. Juste comme vous le souhaitiez : le sujet, c'est la liberté." Dans La Nausée il avait fait abstraction de tout le contexte politique (montée du nazisme, Front populaire, guerre d'Espagne), et entend réintégrer l'Histoire dans ce cycle romanesque : "Mon propos est d'écrire un roman sur la liberté. J'ai voulu retracer le chemin qu'ont suivi quelques personnes et quelques groupes sociaux entre 1938 et 1944 [.]. En ce roman qui comprendra trois volumes, je n'ai pas cru devoir user partout de la même technique." Si dans le premier volume il a donné priorité aux individus, dans le second, il en va tout autrement : "L'individu, sans cesser d'être une monade, se sent engagé dans une partie qui le dépasse ..."

Le premier volume, "l'Âge de raison" (1945) a comme personnage principal Mathieu, professeur de philosophie de trente-quatre ans. Sa maitresse, Marcelle, attend un enfant de lui, et Mathieu cherche l'argent nécessaire pour la faire avorter. Mathieu est las de sa compagne et se sent attiré par Ivich, la sœur de son ancien élève Boris, âgée de vingt ans. Mais Ivich le déconcerte par ses caprices. ses sautes d'humeur. Boris est l'amant de la chanteuse Lola, beaucoup plus âgée que lui. Mathieu se sent seul malgré l'amitié de son ami Brunet, un communiste qui voudrait l'entraîner à militer. Mais Mathieu ressent un décalage entre ses problèmes personnels et les problèmes collectifs. il ne voit dans la politique qu'une échappatoire. malgré son antinazisme et sa sympathie pour l'Espagne républicaine...

 

Mathieu Delarue proclame donc ici sa volonté de "prendre l'existence à son compte", et chaque personnage vit ainsi l'expérience de sa liberté, glissant dans un mouvement constant vers un imprévisible avenir. Il est étonnant à quel point les héros sartriens ignore tout déterminisme, ils ne sont pas abstraits mais rien ne pèse véritablement sur eux, rien ne les contraints, ni Dieu ni les passions, ni la situation sociale ou leurs propres conceptions. La liberté n'est pas décrite ou vécue comme une forme exceptionnelle de notre possibilité d'agir, elle est inévitable, constate et, comme on l'a fort justement écrit, elle consiste en fin de compte à changer une défaite en victoire....

 

JE SUIS CONDAMNE A ÊTRE LIBRE ....

"Au milieu du Pont-Neuf, il s'arrêta, il se mit à rire : cette liberté, je l'ai cherchée bien loin ; elle était si proche que je ne pouvais pas la voir, que je ne peux pas la toucher, elle n'était que moi. Je suis ma liberté. il avait espéré qu'un jour il serait comblé de joie, percé de part en part par la foudre. Mais il n'y avait ni foudre ni joie : seulement ce dénuement, ce vide saisi de vertige devant lui-même, cette angoisse que sa propre transparence empêchait à tout jamais de se voir. Il étendit les mains et les promena lentement sur la pierre de la balustrade, elle était rugueuse, crevassée, une éponge pétrifiée, chaude encore du soleil d'après-midi. Elle était là, énorme et massive, enfermant en soi le silence écrasé, les ténèbres comprimées qui sont le dedans des choses. Elle était là : une plénitude. Il aurait voulu s'accrocher à cette pierre, se fondre à elle, se remplir de son opacité, de son repos. Mais elle ne pouvait lui être d'aucun secours : elle était dehors, pour toujours. ll y avait ses mains, pourtant, sur la balustrade blanche : quand il les regardait, elles semblaient de bronze. Mais, justement, parce qu'il pouvait les regarder, elles n'étaient plus à lui, c'étaient les mains d'un autre, dehors, comme les arbres, comme les reflets qui tremblaient dans la Seine, des mains coupées. Il ferma les yeux et elles redevinrent siennes : il n'y eut plus contre la pierre chaude qu'un petit goût acide et familier, un petit goût de fourmi très négligeable. Mes mains : l'inappréciable distance qui me révèle les choses et m'en sépare pour toujours. Je ne suis rien, je n'ai rien. Aussi inséparable du monde que la lumière et pourtant exilé, comme la lumière, glissant à la surface des pierres et de l'eau, sans que rien, jamais, ne m'accroche ou ne m'ensable. Dehors. Dehors. Hors du monde, hors du passé, hors de moi-même : la liberté, c'est l'exil et je suis condamné à être libre.

Il fit quelques pas, s'arrêta de nouveau, s'assit sur la balustrade et regarda couler I'eau. Et qu'est-ce que je vais faire de toute cette liberté ? Qu'est-ce que je vais faire de moi? On avait jalonné son avenir de tâches précises : la gare, le train pour Nancy, la caserne, le maniement d'armes. Mais ni cet avenir, ni ces tâches ne lui appartenaient plus. Rien n'était plus à lui : la guerre labourait la terre, mais ce n'était pas sa guerre. il était seul sur ce pont, seul au monde et personne ne pouvait lui donner d'ordre. 

"Je suis libre pour rien", pensa-t-il avec lassitude. Pas un signe au ciel ni sur la terre, les objets de ce monde étaient trop absorbés par leur guerre, ils tournaient vers l'Est leurs têtes multiples, Mathieu courait à la surface des choses et elles ne le sentaient pas. Oublié. Oublié par le pont qui le supportait avec indifférence, par ces chemins qui filaient vers la frontière, par cette ville qui se soulevait lentement pour regarder å l'horizon un incendie qui ne le concernait pas. Oublié, ignoré, tout seul : un retardataire; tous les mobilisés étaient partis depuis I'avant-veille, il n'avait plus rien à faire ici Prendrai-je le train 'I Aucune importance. Partir, rester, fuir : ce n'étalent pas ces actes-là qui mettraient en jeu sa liberté. Et pourtant il fallait la risquer. Il s'agrippa des deux mains à la pierre et se pencha au-dessus de l'eau. ll suffirait d'un plongeon, l'eau le dévorerait, sa liberté deviendrait eau. Le repos. Pourquoi pas ? Ce suicide obscur ce serait aussi un absolu. Toute une loi, tout un choix, toute une morale. Un acte unique, incomparable, qui illuminerait une seconde le pont et la Seine. ll suffirait de se pencher un peu plus et il se serait choisi pour l'éternité. ll se pencha, mais ses mains ne Iâchaient pas la pierre, elles supportaient tout le poids de son corps. Pourquoi pas ? ll n'avait pas de raison particulière pour se laisser couler, mais il n'avait pas non plus de raison pour s'en empêcher. Et l'acte était là, devant lui, sur l'eau noire, il lui dessinait son avenir. Toutes les amarres étaient tranchées, rien au monde ne pouvait le retenir : c'était ça I'horribIe, l'horribIe liberté. Tout au fond de lui, il sentait battre son cœur affolé; un seul geste, des mains qui s'ouvrent et j'aurai été Mathieu. Le vertige se leva doucement sur le fleuve; le ciel et le pont s'effondrèrent : Il ne resta plus que lui et l'eau; elle montait jusqu'à lui, elle léchait ses jambes pendantes.

L'eau, son avenir. A présent c'est vrai, je vais me tuer. Tout à coup, il décida de ne pas le faire. Il décida : ce ne sera qu'une épreuve. ll se retrouva debout, en marche, glissant sur la croûte d'un astre mort. Ce sera pour la prochaine fois." (Les Chemins de la liberté - ll. Le Sursis)

 

Le second volume, "le Sursis" (1945) est plus ambitieux. Sartre s'efforce de retracer l'événement historique et le prolongement qu'il a simultanément sur la vie des individus, dans toute l'Europe. Alors que dans le volume précédent la guerre d'Espagne et la montée de l'hitlérisme n'étaient qu'une toile de fond,  ici l'action se déroule tout entière entre le 28 et le 80 septembre 1938 avec l'invasion de la Tchécoslovaquie, la mobilisation partielle en France et les accords de Munich. On retrouve Mathieu qui, en vacances chez son frère Jacques, lequel admire Hitler, est attiré par sa femme Odette. Il est mobilisé. ainsi que des centaines de milliers de réservistes. Parmi eux, Maurice, ouvrier parisien, Gros-Louis. montagnard illettré, Weiss, juif heureux de combattre les nazis, Anna et Milan, communistes tchèques, Gomez, général de l'armée républicaine espagnole... 

Nous sommes ici au soir du 26 septembre 1938: demain ce sera le sursis de Munich, mais pour le moment la guerre semble inévitable. En Allemagne, Hitler parle ; à Paris une jeune israélite, Ella Birnenschatz, écoute avec horreur son discours transmis par la radio ; dans le train qui le ramène à Paris (réserviste, il est rappelé), un professeur en vacances, Mathieu Delarue, pense à la guerre et à cette voix d'Hitler qu'il ne peut entendre et qui remplit pourtant l'Europe entière. La voix est omniprésente, obsédante et pourtant insaisissable, comme la guerre elle-même...

"Le 20 février de cette année, j'ai déclaré au Reichstag qu'il fallait qu'un changement intervînt dans la vie des dix millions d'Allemands qui vivent hors de nos frontières. Or M. Benès a agi autrement. Il a institué une oppression encore plus complète." Il lui parlait seul à seul, les yeux dans les yeux, avec une irritation croissante et le désir de lui faire peur, de lui faire mal. Elle restait fascinée, ses yeux ne quittaient pas le mica. Elle n'entendait pas ce qu'il disait, mais sa voix l'écorchait.

"Une terreur encore plus grande... Une époque de dissolutions... "

Elle se détourna brusquement et quitta la pièce. La voix la poursuivit dans le vestibule, indistincte, écrasée, encore vénéneuse; Ella entra vivement dans sa chambre et ferma sa porte à clé. Là-bas, dans le salon, il menaçait encore. Mais elle n'entendait plus qu'un murmure confus. Elle se laissa tomber sur une chaise: il n'y aura donc personne, pas une mère de Juif supplicié, pas une femme de communiste assassiné pour prendre un revolver et pour aller l'abattre? Elle serrait les poings, elle pensait que, si elle était Allemande, elle aurait la force de le tuer.

Mathieu se leva, prit un des cigares de Jacques dans son imperméable et poussa la portière du compartiment.

- Si c'est pour moi, dit la Marseillaise, ne vous gênez pas, mon mari fume la pipe; je suis habituée.

- Je vous remercie, dit Mathieu, mais j'ai envie de me dégourdir un peu les jambes.

Il avait surtout envie de ne plus la voir. Ni la petite, ni le panier. Il fit quelques pas dans le couloir, s'arrêta, alluma son cigare. La mer était bleue et calme, il glissait le long de la mer, il pensait: « Qu'est-ce qui m'arrive? Ainsi la réponse de cet homme fut plus que jamais : "Fusillons, arrêtons, incarcérons." Et cela pour tous ceux qui d 'une manière ou d”une autre ne lui conviennent pas, il voulait s'appliquer et comprendre. Jamais rien ne lui était arrivé qu'il n'eût compris ; c'était sa seule force, son unique défense, sa dernière fierté. Il regardait la mer et il pensait: "Je ne comprends pas "alors arriva ma revendication de Nuremberg. Cette revendication fut complètement nette : pour la premi" il m'arrive que je pars pour la guerre, se dit-il. Ça n'avait pas l'air bien malin et pourtant ce n'était pas clair du tout. En ce qui le concernait personnellement, tout était simple et net: il avait joué et perdu, sa vie était derrière lui, gâchée. Je ne laisse rien, je ne regrette rien, pas même Odette, pas même Ivich, je ne suis personne. Restait l'événement lui-même. "Je déclarai que maintenant le droit de libre disposition devait enfin, vingt ans après les déclarations du président Wilson, entrer en vigueur pour ces trois millions et demi d'hommes" tout ce qui l'avait atteint jusque-là était à sa mesure d'homme, les petits emmerdements et les catastrophes, il les avait vus venir, il les avait regardés en face. Quand il avait été prendre l'argent dans la chambre de Lola, il avait vu les billets, il les avait touchés, il avait respiré le parfum qui flottait dans la chambre ; et quand il avait plaqué Marcelle, il la regardait dans les yeux pendant qu'il lui parlait; ses difficultés n'étaient jamais qu'avec lui-même ; il pouvait se dire: J'ai eu raison, j'ai eu tort ; il pouvait se juger. A présent c'était devenu impossible "et de nouveau M. Benès a donné sa réponse : de nouveaux morts, de nouvelles incarcérations, de nouveaux." Il pensa: je pars pour la guerre et cela ne signifiait rien. Quelque chose lui était arrivé qui le dépassait. La guerre le dépassait. Ça n'est pas tant qu'elle me dépasse, c'est qu'elle n'est pas là. Où est-elle? Partout: elle prend naissance de partout, le train fonce dans la guerre, Gomez atterrit dans la guerre, ces estivants en toile blanche se promènent dans la guerre, il n'est pas un battement de cœur qui ne l'alimente, pas une conscience qui n'en soit traversée. Et pourtant, elle est comme la voix d'Hitler, qui remplit ce train et que je ne peux pas entendre : "J'ai déclaré nettement à M. Chamberlain ce que nous considérons maintenant comme la seule possibilité de solution" ; de temps en temps on croit qu'on va la toucher, sur n'importe quoi, dans la sauce d'un tournedos, on avance la main, elle n'est plus là: il ne reste qu'un bout de viande dans de la sauce. Ah! pensa-t-il, il faudrait être partout à la fois.." (Editions Gallimard)

 

1946 – L’Existentialisme est un humanisme

Sartre a écrit ce livre, sorte de condensé des thèses présentées dans L'Etre et le néant, pour répondre aux critiques que l'on adressait à la philosophie existentialiste. Les uns disaient qu'elle plongeait les hommes dans le désespoir car elle enlevait tout sens au monde et à l'existence individuelle. Les autres disaient qu'en niant Dieu et les valeurs supérieures, elle conduisait à l'immoralité et à l'anarchie. 

Sartre lui, montre qu'il n'en est rien. L'existentialisme met avant tout l'accent sur la liberté humaine. Il ne dit pas que la vie n'a pas de sens, mais que l'individu seul peut lui en donner un. Ainsi, l'homme n'est plus soumis à des normes qui viennent de l'extérieur. Il peut s'inventer librement, en laissant les choix que la vie lui propose à chaque instant.  

"L'existentialisme athée que je représente est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine. Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans monde et qu'il se définit après. L'homme tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est seulement, non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence; l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme. C'est aussi ce qu`on appelle la subjectivité, et que l`on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l`homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l'homme existe d`abord. c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l`avenir. 

L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n'existe préalablement à ce projet ; rien n`est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu`il aura projeté d'être. Non pas ce qu'il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c'est une décision consciente, et qui est pour la plupart d'entre nous postérieure à ce qu'il s'est fait lui-même. Je peux vouloir adhérer à un parti, écrire à un livre, me marier, tout cela n`est qu'une manifestation d'un choix plus originel, plus spontané que ce qu'on appelle volonté.

Mais si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu`il est. Ainsi la première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et, quand nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité. mais qu`il est responsable de tous les hommes. Il y a deux sens du mot Subjectivisme, et nos adversaires jouent sur ces deux sens. Subjectivisme veut dire d`une part choix du sujet individuel par lui-même, et, d'autre part, impossibilité pour l`homme de dépasser la subjectivité humaine. C`est le second sens qui est le sens profond de l'existentialisme.

Quand nous disons que l`homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit. mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n'est pas un de nos actes qui. en créant l`homme que nous voulons être. ne crée en même temps une image de l`homme tel que nous estimons qu`il doit être. Choisir d`être ceci ou cela. c`est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal : ce que nous choisissons, c`est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l'être pour tous. Si l'existence, d'autre part, précède l'essence et que nous voulions exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre époque tout entière. Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l'humanité entière..."

 

"..On voit, d'après ces quelques réflexions, que rien n'est plus injuste que les objections qu'on nous fait. L'existentialisme n'est pas autre chose qu'un effort pour tirer toutes les conséquences d'une position athée cohérente. Elle ne cherche pas à plonger l'homme dans le désespoir. Mais si l'on appelle, comme les chrétiens, désespoir, toute attitude d'incroyance, elle part du désespoir originel. L'existentialisme n'est pas tellement un athéisme au sens où il s'épuiserait à démontrer que Dieu n'existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existait, ça ne changerait rien; voilà notre point de vue. Non pas que nous croyions que Dieu existe, mais nous pensons que le problème n'est pas celui de son existence; il faut que l'homme se retrouve lui-même et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-même, fût-ce une preuve valable de l'existence de Dieu. En ce sens, l'existentialisme est un optimisme, une doctrine d'action, et c'est seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre désespoir avec le nôtre, les chrétiens peuvent nous appeler désespérés..."


En 1941, revenu des camps de prisonniers où il a découvert la solidarité, Sartre, abandonnant l'individualisme pacifiste d'avant-guerre, souhaite agir, donc s'engager. "Il comprit que, vivant non dans l'absolu mais dans le transitoire, il devait renoncer à être et décider de faire. Une fois la paix retrouvée il ferait de la politique...", témoigne Simone de Beauvoir dans La Force des choses. Après l'échec de Socialisme et Liberté, c'est dans le domaine idéologique qu'il s'aventure en premier lieu, choisissant d'exprimer dans la revue des Temps modernes sa conception de l'écrivain responsable. Entre février et juillet 1947, il publie Qu'est-ce que la littérature ?, réflexion stimulante sur la littérature et la politique, manifeste de la littérature engagée. Dans des propos rapportés par Simone de Beauvoir, il se dit "osciller entre la prise de position idéologique et l'action. Mais si je préconise une position idéologique, aussitôt des gens me poussent à l'action : Qu'est-ce que la littérature ? me conduit au RDR."

Dès l'année suivante, en effet, tout en continuant de rédiger les Notes pour une morale, il entre au Rassemblement démocratique révolutionnaire, parti militant fondé, entre autres, par David Rousset et Georges Altam. Le RDR, plus un mouvement qu'un parti proprement dit (il autorisait la double appartenance), aspirait à un socialisme révolutionnaire et démocratique qui rejetait à la fois le stalinisme du Parti communiste français et le réformisme des sociaux-démocrates de la SFIO : il s'agissait de créer une "troisième force" à gauche, à la fois plus révolutionnaire que la SFIO et plus démocratique que le PCF. 

Passionné dans sa petite enfance par les aventures des héros de bandes dessinées américaines, Buffalo Bill, Nick Carter, etc., amateur de westerns puis de films de Charlie Chaplin, Sartre fut très vite fasciné par l'Amérique. 

Jeune professeur au Havre il choisira comme sujet de causerie devant le public de la Lyre havraise les romanciers américains qu'il vient de découvrir, Faulkner, Hemingway, Dos Passos surtout, "le plus grand écrivain de notre temps", qui aura une influence déterminante, plus tard, sur Les Chemins de la liberté. Il devient également amateur éclairé de jazz au point de l'intégrer au roman qu'il est en train d'écrire. Les quatre notes de saxophone de la chanson Some of these days sont aussi emblématiques de La Nausée que le marronnier du jardin public. Aussi fut-il particulièrement heureux de partir en janvier 1945 aux États-Unis pour faire une série de reportages pour le compte du Figaro et de Combat.

"Vers la fin de novembre, les USA voulurent faire connaître en France leur effort de guerre et invitèrent une douzaine de reporters. Jamais je ne vis Sartre aussi joyeux que le jour où Camus lui offrit de représenter Combat. [.] D'après un accord passé entre Camus et Brisson, il devait donner à celui-ci quelques articles ; il lui envoya des impressions, des réflexions, des notes écrites au courant de la plume, réservant à Combat les papiers qui lui coûtaient du temps et de la peine : Camus qui avait lu la veille dans le Figaro une description désinvolte et gaie des villes d'Amérique recevait, consterné, une étude appliquée sur l'économie de la Tennessee Valley" (Simone de Beauvoir, La Force des choses). 


1947 – Qu’est-ce que la littérature ?

Avant d'être publié en un volume autonome, "Qu'est-ce que la littérature ?" a paru en 1947 dans "Les Temps modernes", repris l'année suivante dans "Situations II", précédé de deux autres articles : « Présentation des Temps modernes », manifeste de la revue créée par Jean-Paul Sartre (1905-1980) en 1945, et « La Nationalisation de la littérature », bilan sur la situation de l'écrivain au lendemain de la guerre. 

Qu'est-ce que la littérature ? se compose de quatre chapitres, liés par une forte relation logique. À la question initiale « Qu'est-ce qu'écrire ? », Sartre répond en distinguant prose et poésie. La prose se sert des mots, la poésie sert les mots. Or la littérature étant l'art du langage, et le langage étant « naturellement signifiant », c'est dans la prose que se réalise son essence, la poésie étant plutôt assimilée aux arts « intransitifs » que sont la musique et la peinture. Pour Sartre, la littérature est donc bien un moyen de communication. Mais communication de quoi ? En vue de quoi ? Autrement dit, « pourquoi écrire » ? Là encore, la réponse est bien connue : « l'écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l'homme aux autres hommes, pour que ceux-ci prennent en face de l'objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité ». 

"Pourquoi écrire? 

Chacun a ses raisons : pour celui-ci, l'art est une fuite; pour celui-là, un moyen de conquérir. Mais on peut fuir dans un ermitage, dans la folie, dans la mort; on peut conquérir par les armes. Pourquoi justement écrire, faire par écrit ses évasions et ses conquêtes? C'est qu'il y a, derrière les diverses visées des auteurs, un choix plus profond et plus immédiat, qui est commun à tous. Nous allons tenter d'élucider ce choix et nous verrons si ce n'est pas au nom de leur choix même d'écrire qu'il faut réclamer l'engagement des écrivains. 

Chacune de nos perceptions s'accompagne de la conscience que la réalité humaine est « dévoilante ››, c'est-à-dire que par elle « il y a ›› de l'être, ou encore que l'homme est le moyen par lequel les choses se manifestent; c”est notre présence au monde qui multiplie les relations, c'est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel; grâce à nous cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l'unité d'un paysage; c'est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes masses terrestres; à chacun de nos actes le monde nous révèle un visage neuf. Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l'être, nous savons aussi que nous n'en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n'y a personne d'assez fou pour croire qu'il va s'anéantir. C'est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusqu'à ce qu'une autre conscience vienne l'éveiller. Ainsi à notre certitude intérieure d'être "dévoilants" s'adjoint celle d'être inessentiels par rapport à la chose dévoilée.

Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. Cet aspect des champs ou de la mer, cet air de visage que j`ai dévoilés, si je les fixe sur une toile, dans un écrit, en resserrant les rapports, en introduisant de l'ordre là où il ne s'en trouvait pas, en imposant 1'unité de l'esprit à la diversité de la chose, j'ai conscience de les produire, c'est-à-dire que je me sens essentiel par rapport à ma création. Mais cette fois-ci, c'est 1'objet créé qui m'échappe : je ne puis dévoiler et produire à la fois. La création passe à l'inessentiel par rapport à l'activité créatrice. D'abord, même s'il apparaît aux autres comme définitif, l'objet créé nous semble toujours en sursis : nous pouvons toujours changer cette ligne, cette teinte, ce mot; ainsi ne s'impose-t-il jamais. Un peintre apprenti demandait à son maître : « Quand dois-je considérer que mon tableau est fini ? ›› Et le maître répondit : « Quand tu pourras le regarder avec surprise, en te disant : "C'est moi qui ai fait ça!"

Autant dire : jamais. Car cela reviendrait à considérer son œuvre avec les yeux d'un autre et à dévoiler ce qu'on a créé. Mais il va de soi que nous avons d'autant moins la conscience de la chose produite que nous avons davantage celle de notre activité productrice. Lorsqu'il s'agit d'une poterie ou d'une charpente et que nous les fabriquons selon des normes traditionnelles avec des outils dont l'usage est codifé, c'est le fameux "on", de Heidegger qui travaille par nos mains. En ce cas, le résultat peut nous paraître suffisamment étranger pour conserver à nos yeux son objectivité. Mais si nous produisons nous-même les règles de production, les mesures et les critères, et si notre élan créateur vient du plus profond de notre cœur, alors nous ne trouvons jamais que nous dans notre oeuvre : c'est nous qui avons inventé les lois d'après lesquelles nous la jugeons; c'est notre histoire, notre amour, notre gaîté que nous y reconnaissons; quand même nous la regarderions sans plus y toucher, nous ne recevons jamais d'elle cette gaîté ou cet amour : nous les y mettons; les résultats que nous avons obtenus sur la toile ou sur le papier ne nous semblent jamais objectifs ; nous connaissons trop les procédés dont ils sont les

effets. Ces procédés demeurent une trouvaille subjective : ils sont nous-mêmes, notre inspiration, notre ruse et lorsque nous cherchons à percevoir notre ouvrage, nous le créons encore, nous répétons mentalement les opérations qui l'ont produit, chacun de ses aspects apparaît comme un résultat. Ainsi, dans la perception, l'objet se donne comme l'essentiel et le sujet comme l'inessentiel; celui-ci recherche l'essentialité dans la création et l'obtient, mais alors c'est l'objet qui devient l'inessentiel. Nulle part cette dialectique n'est plus manifeste que dans l'art d'écrire. Car l'objet littéraire est une étrange toupie, qui n'existe qu'en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s'appelle la lecture, et elle ne dure qu'autant que cette lecture peut durer. Hors de la, il n'y a que des tracés noirs sur le papier...." 

"Pour nous, le faire est révélateur de l'être, chaque geste dessine des figures nouvelles sur la terre, chaque technique, chaque outil est un sens ouvert sur le monde ; les choses ont autant de visages qu'il y a de manières de s'en servir. Nous ne sommes plus avec ceux qui veulent posséder le monde mais avec ceux qui veulent le changer, et c'est au projet même de le changer qu'il révèle les secrets de son être. On a du marteau, dit Heidegger, la connaissance la plus intime quand on s'en sert pour marteler. Et du clou, quand on l'enfonce dans le mur, et du mur quand on y enfonce le clou. Saint-Exupéry nous a ouvert le chemin, il a montré que l'avion, pour le pilote, est un organe de perception; une chaîne de montagnes à 6oo kilomètres-heure et dans la perspective nouvelle du survol, c'est un nœud de serpents : elles se tassent, noircissent, poussent leurs têtes dures et calcinées contre le ciel, cherchent à nuire, à cogner ; la vitesse, avec son pouvoir astringent, ramasse et presse autour d'elle les plis de la robe terrestre, Santiago saute dans le voisinage de Paris, à quatorze mille pieds de haut les attractions obscures qui tirent San Antonio vers New-York brillent comme des rails. Après lui, après Hemingway, comment pourrions-nous songer à décrire? Il faut que nous plongions les choses dans l'action : leur densité d'être se mesurera pour le lecteur à la multiplicité des relations pratiques qu'elles entretiendront avec les personnages. Faites gravir la montagne par le contrebandier, par le douanier, par le partisan, faites-la survoler par l'aviateur, et la montagne surgira tout à coup de ces actions connexes, sautera hors de votre livre, comme un diable de sa boîte. Ainsi le monde et l'homme se révèlent par les entreprises. Et toutes les entreprises dont nous pouvons parler se réduisent à une seule: celle de faire l'histoire. Nous voilà conduits par la main jusqu'au moment où il faut abandonner la littérature de l'exis pour inaugurer celle de la praxís.

La praxis comme action dans l'histoire et sur l'histoire, c'est-à-dire comme synthèse de la relativité historique et de l'absolu moral et métaphysique, avec ce monde hostile et amical, terrible et dérisoire qu'elle nous révèle, voilà notre sujet. Je ne dis pas que nous ayons choisi ces chemins austères, et il en est sûrement parmi nous qui portaient en eux quelque roman d'amour charmant et désolé qui ne verra jamais le jour. Qu'y pouvons-nous? Il ne s'agit pas de choisir son époque mais de se choisir en elle..."

(Qu'est-ce que la littérature? IV, Situation de l'écrivain en 1947, éditions Gallimard)

 

1947 – La Putain respectueuse 

 Pièce en un acte et deux tableaux, "la Putain respectueuse" met en scène une prostituée qui se trouve au centre d'une affaire judiciaire malhonnête dans une ville américaine du Sud. Sartre dépeint ici l'aliénation de ceux qui ne trouvent pas dans l'oppression la force de se révolter et sont les victimes consentantes de l'ordre établi, même quand ils découvrent que cet ordre se fonde sur la violence et l'injustice.

Dans une petite ville du sud des Etats-Unis, deux Noirs sont poursuivis par des Blancs, qui les accusent à tort de viol et veulent les lyncher. L'un d'eux est tué. L'autre veut se réfugier chez une prostituée, Lizzie, qui le chasse. Son client, Fred, pour sauver Thomas qui a tué l'autre Noir, veut lui faire avouer que c'est elle que les Noirs ont tenté de violer, mais elle refuse de faire ce faux témoignage, malgré les cinq cents dollars que lui offre Fred, puis sa brutalité. Elle résiste aussi à deux policiers, qui veulent lui faire signer une fausse déclaration de viol. Mais le père de Fred, un sénateur, obtient par la persuasion, la douceur et l`hypocrisie, la signature de Lizzie en l'apitoyant sur le sort de Thomas et de sa vieille mère. 

 

Scène IV

LE SÉNATEUR - Bon. Les présentations sont faites. (Il regarde Lizzie)Voilà donc cette jeune fille. Elle a l'air tout à fait sympathique. '

FRED - Elle ne veut pas signer.

LE SÉNATEUR - Elle a parfaitement raison. Vous entrez chez elle sans en avoir le droit. (Sur un geste de John, avec force) Sans en avoir le moindre droit; vous la brutalisez et vous voulez la faire parler contre sa conscience. Ce ne sont pas des procédés américains. Est-ce que le nègre vous a violentée, mon enfant?

LIZZIE - Non.

LE SÉNATEUR - Parfait. Voilà qui est clair. Regardez-moi dans les yeux. (Il la regarde.) Je suis sûr qu'elle ne ment pas. (Un temps.) Pauvre Mary! (Aux autres.) Eh bien, garçons, venez. Nous n'avons plus rien à faire ici. Il ne nous reste qu'à nous excuser auprès de Mademoiselle.

LIZZIE - Qui est Mary? 

LE SÉNATEUR - Mary? C'est ma soeur, la mère de cet infortuné Thomas. Une pauvre chère vieille qui va en mourir. Au revoir, mon enfant. 

LIZZIE, d'une voix étranglée. - Sénateur! 

LE SÉNATEUR - Mon enfant?

LIZZIE - Je regrette.

LE SÉNATEUR - Qu'y a-t-il à regretter, puisque vous avez dit la vérité?

LIZZIE - Je regrette que ce soit... cette vérité-là.

LE SENATEUR - Nous n'y pouvons rien ni l'un ni l'autre et personne n'a le droit de vous demander un faux témoignage. (Un temps.) Non. Ne pensez plus à elle.

LJZZIE - A qui?

LE SÉNATEUR - A ma sœur. Vous ne pensiez pas à ma soeur?

LIZZIE - Si.

LE SÉNATEUR - Je vois clair en vous, mon enfant. Voulez-vous que je vous dise ce qu'il y a dans votre tête? (Imitant Lizzie.) "Si je signais, le Sénateur irait la trouver chez elle, il lui dirait : Lizzie Mac Kay est une bonne fille, c'est elle qui te rend ton fils." Et elle sourirait à travers ses larmes, elle dirait : "Lizzie Mac Kay? Je n'oublierai pas ce nom-là." Et moi qui suis sans famille, que le destin a reléguée au ban de la Société, il y aurait une petite vieille toute simple qui penserait à moi dans sa grande maison, il y aurait une mère américaine qui m'adopterait dans son cœur." Pauvre Lizzie, n'y pensez plus.

LIZZIE - Elle a les cheveux blancs?

LE SÉNATEUR - Tout blancs. Mais le visage est resté jeune. Et si vous connaissiez son sourire... Elle ne sourira plus jamais. Adieu. Demain vous direz la vérité au juge.

LIZZIE - Vous partez? .

LE SÉNATEUR - Eh bien, oui : je vais chez elle. Il faut que je lui rapporte notre conversation.

LIZZIE - Elle sait que vous êtes ici?

LE SÉNATEUR - C'est à sa prière que je suis venu.

LIZZIE - Mon Dieu! Et elle attend? Et vous allez lui dire que j'ai refusé de signer. Comme elle va me détester!

LE SÉNATEUR, lui mettant les mains sur les épaules.- Ma pauvre enfant, je ne voudrais pas être à votre place. .

LIZZIE - Quelle histoire! (A son bracelet.) C'est toi, saleté, qui es cause de tout.

LE SÉNATEUR - Comment?

LIZZIE - Rien. (Un temps.) Au point où en sont les choses, c'est malheureux que le nègre ne m'ait pas violée pour de bon. 

LE SÉNATEUR, ému. - Mon enfant.

LIZZIE, tristement. - Ça vous aurait fait tant plaisir et à moi ça m'aurait coûté si peu de peine.

LE SÉNATEUR - Merci! (Un temps.) Comme je voudrais vous aider. (Un temps.) Hélas! la vérité est la vérité.

LIZZIE, tristement. - Ben oui.

LE SÉNATEUR - Et la vérité, c'est que le nègre ne vous a pas violée.

LIZZIE, même jeu. - Ben oui. 

LE SÉNATEUR - Oui. (Un temps.) Bien entendu, il s'agit là d'une vérité du premier degré.

LIZZIE, sans comprendre. - Du premier degré...

LE SÉNATEUR - Oui : je veux dire une vérité... populaire.

LIZZIE - Populaire? C'est pas la vérité?

LE SÉNATEUR - Si, si, c'est la vérité. Seulement... il y a plusieurs espèces de vérités. 

LIZZIE - Vous pensez que le nègre m'a violée?

LE SÉNATEUR - Non, non, il ne vous a pas violée. D'un certain point de vue, il ne vous a pas violée du tout. Mais voyez-vous, je suis un vieil homme qui a beaucoup vécu, qui s'est souvent trompé et qui, depuis quelques années, se trompe un petit peu moins souvent. Et j'ai sur tout ceci une opinion différente de la vôtre.

LIZZIE - Mais quelle opinion?

LE SÉNATEUR - Comment vous expliquer? Tenez : imaginons que la Nation américaine vous apparaisse tout à coup. Qu'est-ce qu'elle vous dirait?

LIZZIE, effrayée. - Je suppose qu'elle n'aurait pas grand-chose à me dire.

LE SÉNATEUR - Vous êtes communiste?

LIZZIE - Quelle horreur : non!

LE SÉNATEUR - Alors, elle a beaucoup à vous dire. Elle vous dirait : "Lizzie, tu en es arrivée à ceci qu'il te faut choisir entre deux de mes fils. Il faut que l'un ou l'autre disparaisse. Que fait-on dans des cas « pareils? On garde le meilleur. Eh bien, cherchons quel est le meilleur. Veux-tu?"

LIZZIE - Je veux bien. Oh! pardon. Je croyais que c'était vous qui parliez. 

LE SÉNATEUR - Je parle en son nom. (Il reprend.) "Lizzie, ce nègre que tu protèges, à quoi sert-il? Il est né au hasard, Dieu sait où. Je l'ai nourri et lui, que fait-il pour moi en retour?  Rien du tout, il traîne, il chaparde, il chante, il s'achète des complets rose « et vert. C'est mon fils et je l'aime à l'égal de mes autres fils. Mais je te le demande : est-ce qu'il mène une vie d'homme? Je ne m'apercevrai même pas de sa mort."

LIZZIE - Ce que vous parlez bien.

LE SÉNATEUR, enchaînant. - "L'autre, au contraire, ce Thomas, il a tué un noir, c'est très mal. Mais, j'ai besoin de lui. C'est un Américain cent pour cent, le descendant d'une de nos plus vieilles familles, il a fait ses études à Harvard, il est officier - il me faut des officiers - il emploie deux mille ouvriers dans son usine - deux mille chômeurs s'il venait à mourir - c'est  un chef, un solide rempart contre le communisme, le syndicalisme et les Juifs. Il a le devoir de vivre et toi tu as le devoir de lui conserver la vie. C'est tout. A présent, choisis."

 LIZZIE - Ce que vous parlez bien.

LE SENATEUR - Choisis!

LIZZIE, sursautant. - Hein? Ah oui... (Un temps.) Vous m'avez embrouillée, je ne sais plus où j'en suis.

LE SENATEUR - Regardez-moi, Lizzie. Avez-vous confiance en moi?

LIZZIE - Oui, Sénateur.

LE SENATEUR - Croyez-vous que je peux vous conseiller une mauvaise action?

LIZZIE - Non, Sénateur.

LE SÉNATEUR - Alors il faut signer. Voilà ma plume.

LIZZIE - Vous croyez qu'elle sera contente de moi?

LE SENATEUR - Qui?

LIZZIE - Votre soeur?

LE SÉNATEUR - Elle vous aimera de loin comme sa fille.

LIZZIE - Peut-être qu'elle m'enverra des fleurs? 

LE SÉNATEUR - Peut-être bien.

LIZZIE - Ou sa photo avec un autographe.

LE SÉNATEUR - C'est bien possible.

LIZZIE - Je la mettrai au mur. (Un temps. Elle marche avec agitation.) Quelle histoire! (Revenant sur le sénateur.) Qu'est-ce que vous lui ferez au nègre, si je signe?

LE SÉNATEUR - Au nègre? Bah! (Il la prend par les épaules.) Si tu signes, toute la ville t'adopte. Toute la ville. Toutes les mères de la ville.

LJZZIE - Mais...

LE SÉNATEUR - Est-ce que tu crois- qu'une Ville entière peut se tromper? Une ville tout entière, avec ses pasteurs et ses curés. avec ses médecins, ses avocats et ses artistes, avec son maire et ses adjoints et ses associations de bienfaisance. Est-ce que tu le crois?

LIZZIE - Non. Non. Non.

LE SÉNATEUR - Donne-moi ta main. (Il la force à signer.) Voilà. Je te remercie au nom de ma sœur et de mon neveu, au nom des dix-sept mille blancs de notre ville, au nom de la nation américaine que je représente en ces lieux. Ton front. (Il la baise au front.) Venez, vous autres. (A Lizzie.) ]e te reverrai dans la soirée : nous avons encore à parler.

Il sort.

FRED, sortant. - Adieu, Lizzie.

LIZZIE - Adieu. (Ils sortent. Elle reste écrasée, puis ses précipite vers la porte.) Sénateur! Je ne veux pas! Déchirez le papier! Sénateur! Je ne veux pas! Déchirez le papier! Sénateur! (Elle revient sur la scène, prend l'aspirateur machinalement.) La nation américaine! (Elle met le contact.) J'ai comme une idée qu'ils m'ont roulée! 

Elle manœuvre l'aspirateur avec rage.

RIDEAU

 

Au deuxième tableau, le Noir se réfugie chez Lizzie à son insu. Le sénateur revient voir Lizzie et lui donne cent dollars de la part de la mère de Thomas. Lizzie, qui espérait une marque de reconnaissance personnelle, comprend à quel point elle a été abusée. Elle découvre le Noir caché chez elle. On entend monter des hommes à sa poursuite. Lizzie donne un revolver au Noir, qui refuse de s`en servir. Fred revient, après le lynchage d'un autre Noir par la foule en délire. Il découvre le fugitif et tente de l'abattre, mais celui-ci parvient à s'enfuir. Lizzie le menace de son revolver, mais, impressionnée par l'assurance de Fred, ne trouve pas la force de tirer. 

 

1948 – Les Mains sales

 Un jeune militant, Hugo, est engagé pour tuer un politicien, Hoederer, maître incontesté du pays mais que le parti juge contraire aux intérêts de la cause. Mais Hugo a été peu à peu conquis par la personnalité puissante de Hoederer et s'accroche désespérement aux principes qui le font agir. A travers ce douloureux face à face, Sartre traite des paradoxes de l’engagement politique. Peut-on demeurer fidèle à ses idéaux, ou faut-il transiger avec la réalité et la nature des hommes pour faire bouger les choses ? Faut-il se salir les mains ?

 

"Hoederer. -  Nous autres, ça nous est moins commode de tirer sur un bonhomme pour des questions de principes parce que c'est nous qui faisons les idées et que nous connaissons la cuisine : nous ne sommes jamais tout à fait sûrs d'avoir raison. Tu es sûr d'avoir raison, toi?

Hugo. - Sûr.

Hoederer. -De toute façon, tu ne pourrais pas faire un tueur. C 'est une affaire de vocation.

Hugo. - N'importe qui peut tuer si le Parti le commande. 

Hoederer. - Si le Parti te commandait de danser sur une corde raide, tu crois que tu pourrais y arriver? On est tueur de naissance. Toi, tu réfléchis trop : tu ne pourrais pas.

Hugo. - Je pourrais si je l'avais décidé.

Hoederer. - Tu pourrais me descendre froidement d'une balle entre les deux yeux parce que je ne suis pas de ton avis sur la politique?

Hugo. - Oui, si je 1'avais décidé ou si le Parti me l'avait commandé.

Hoederer. - Tu m'étonnes. (Hugo va pour plonger la main dans sa poche mais Hoederer la lui saisit et l'élève légèrement au-dessus de la

table.) Suppose que cette main tienne une arme et que ce doigt-là soit posé sur la gâchette...

Hugo. - Lâchez ma main.

Hoederer (sans le lâcher). - Suppose que je sois devant toi, exactement comme je suis et que tu me vises...

Hugo. - Lâchez-moi et travaillons.

Hoederer. - Tu me regardes et au moment de tirer, voilà que tu penses : "Si c'était lui qui avait raison?" Tu te rends compte?

Hugo. - Je n'y penserais pas. Je ne penserais à rien d'autre qu'à tuer.

Hoederer. - Tu y penserais : un intellectuel, il faut que ça pense. Avant même de presser sur la gâchette tu aurais déjà vu toutes les conséquences possibles de ton acte : tout le travail  d'une vie en ruine, une politique flanquée par terre, personne pour me remplacer, le Parti condamné peut-être à ne jamais prendre le pouvoir...

Hugo. - Je vous dis que je n'y penserais pas! ..."

 


1949, un tournant? "Les Chemins de la liberté" semblent s'estomper, c'est à partir de cette date que Sartre ne publie plus que des essais (Saint Genet) ou des pièces de théâtre (Le Diable et le Bon Dieu, Nekrassov, ..).

"Il ne s'agit plus, semble penser G.Picon, de dire comment un homme voit le monde, mais sur quelles valeurs la vie collective des hommes peut être fondée. Sartre ne veut plus que d'une littérature "engagée" dans une certaine direction politique et historique." Prend fin l'existentialisme, "instant d'un accord précaire entre la vision pessimiste de l'existence et une liberté pour rien..."

 

POUR UNE LITTÉRATURE ENGAGÉE - "Nous ne voulons rien manquer de notre temps ..." (Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, n° 1, octobre 1945)

" Nous ne voulons pas avoir honte d'écrire et nous n'avons pas envie de parler pour ne rien dire. Le souhaiterions-nous, d'ailleurs, que nous n'y parviendrions pas : personne ne peut y parvenir. Tout écrit possède un sens, même si ce sens est fort loin de celui que l'auteur avait rêvé d'y mettre. Pour nous, en effet, l'écrivain n'est ni Vestale, ni Ariel : il est "dans le coup", quoi qu'il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite. Si, à certaines époques, il emploie son art à forger des bibelots d'inanité sonore, cela même est un signe : c'est qu'il y a une crise des lettres et, sans doute, de la société, ou bien c'est que les classes dirigeantes l'ont aiguillé sans qu'il s'en doute vers une activité de luxe, de crainte qu'il ne s'en aille grossir les troupes révolutionnaires. 

Flaubert, qui a tant pesté contre les bourgeois et qui croyait s'être retiré à l'écart de la machine sociale, qu'est-il pour nous sinon un rentier de talent? Et son art minutieux ne suppose-t-il pas le confort de Croisset, la sollicitude d'une mère ou d'une nièce, un régime d'ordre, un commerce prospère, des coupons à toucher régulièrement? Il faut peu d'années pour qu'un livre devienne un fait social qu'on interroge comme une institution ou qu'on fait entrer comme une chose dans les statistiques; il faut peu de recul pour qu'il se confonde avec I'ameublement d'une époque, avec ses habits, ses chapeaux, ses moyens de transport et son alimentation. 

L'historien dira de nous : "Ils mangeaient ceci, ils lisaient cela, ils se vêtaient ainsi." Les premiers chemins de fer, le choléra, la révolte des canuts, les romans de Balzac, l'essor de l'industrie concourent également à caractériser la Monarchie de Juillet. Tout cela on l'a dit et répété, depuis Hegel : nous voulons en tirer les conclusions pratiques. Puisque l'écrivain n'a aucun moyen de s'évader, nous voulons qu'ii embrasse étroitement son époque; elle est sa chance unique : elle s'est faite pour lui et il est fait pour elle. On regrette l'indifférence de Balzac devant les journées de 48, l'incompréhension apeurée de Flaubert en face de la Commune ; on le regrette pour eux : il y a là quelque chose qu'iis ont manqué pour toujours. Nous ne voulons rien manquer de notre temps : peut-être en est-il de plus beaux, mais c'est le nôtre; nous n'avons que cette vie à vivre, au milieu de cette guerre, de cette révolution peut-être. Qu'on n'aille pas conclure par là que nous prêchons une sorte de populisme : c'est tout le contraire. Le populisme est un enfant de vieux, le triste rejeton des derniers réalistes; c'est encore un essai pour tirer son épingle du jeu. Nous sommes convaincus, au contraire, qu'on ne peut pas tirer son épingle du jeu. Serions-nous muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action. Celui qui consacrerait sa vie à faire des romans sur les Hittites, son abstention serait par elle-même une prise de position.

L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'iis n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce, n'était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce I'affaire de Voltaire, la condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d'écrivain. L'occupation nous a appris la nôtre. 

Puisque nous agissons sur notre temps par notre existence même, nous décidons que cette action sera volontaire. Encore faut-il préciser : il n'est pas rare qu'un écrivain se soucie, pour sa modeste part, de préparer l'avenir. Mais il y a un futur vague et conceptuel qui concerne l'humanité entière et sur lequel nous n'avons pas de lumières : l'histoire aura-t-elle une fin? le soleil s'éteindra-t-il? Quelle sera la condition de l'homme dans le régime socialiste de l'an 3000? Nous laissons ces rêveries aux romanciers d'anticipation; c'est l'avenlr de notre époque qui doit faire l'objet de nos soins : un avenir qui s'en distingue à peine - car une époque, comme un homme, c'est d'abord un avenir, il est fait de ses travaux en cours, de ses entreprises, de ses projets à plus ou moins long terme, de ses révoltes, de ses combats, de ses espoirs :quand finira la guerre? Comment rééquipera-t-on le pays ? Comment aménagera-t-on les relations internationales? Que seront les réformes sociales? Les forces de la réaction triompheront-elles? Y aura-t-il une révolution et que sera-t-elle ? Cet avenir nous le faisons nôtre, nous ne voulons point en avoir d'autre. 

Sans doute, certains auteurs ont des soucis moins actuels et des vues moins courtes. Ils passent au milieu de nous, comme des absents. Où sont-ils donc? Avec leurs arrière-neveux, ils se retournent pour juger cette ère disparue qui fut la nôtre et dont ils sont les seuls survivants. Mais ils font un mauvais calcul ; la gloire posthume se fonde toujours sur un malentendu. Que savent-ils de ces neveux qui viendront les pêcher parmi nous! C'est un terrible alibi que l'immortalité : il n'est pas facile de vivre avec un pied au-delà de la tombe et un pied en deçà. Comment expédier les affaires courantes quand on les regarde de si loin ? Comment se passionner pour un combat, comment jouir d'une victoire? Tout est équivalent. ils nous regardent sans nous voir : nous sommes déjà morts à leurs yeux - et ils retournent au roman qu'ils écrivent pour des hommes qu'ils ne verront jamais. Ils se sont laissé voler leur vie par l'immortaIité. Nous écrivons pour nos contemporains, nous ne voulons pas regarder notre monde avec des yeux futurs, ce serait le plus sûr moyen de le tuer; mais avec nos yeux de chair, avec nos vrais yeux périssables. Nous ne souhaitons pas gagner notre procès en appel et nous n'avons que faire d'une réhabilitation posthume : c'est ici même et de notre vivant que les procès se gagnent et se perdent."

 


1951 – Le Diable et le bon Dieu

 Dans ce drame en trois actes et onze tableaux, avec une netteté démonstrative qui traduit son engagement militant, Sartre développe, sur la responsabilité et le bon usage de la liberté, des idées qui lui sont chères. L'action se déroule dans l'Allemagne du 16e siècle, pendant les révoltes des paysans contre l'Eglise, sur un fond de violence, de religion et de désespoir. Elle s'organise autour d'un aventurier, Goetz, bâtard d'une famille noble, devenu chef d'une armée de reîtres. Violent et exalté, n'agissant que par défi à l'adresse de Dieu, Goetz cherche son accomplissement d'abord dans le mal, puis dans le bien, mais, constatant le silence de Dieu, il se convertit à l'action dans l'histoire au service des hommes.

 

(Onzième tableau, scène II)

NASTY, GOETZ, HILDA, TROIS PAYSANS armés.

NASTY, sans surprise. - Vous voilà donc!

UN PAYSAN, désignant Gœtz. - Nous le cherchions pour l'égorger un petit peu. Mais ce n'est plus le même homme : il reconnaît ses fautes et dit qu'il veut se battre dans nos rangs. Alors voilà : nous Le l'amenons.

NASTY - Laissez-nous. (Ils sortent) Tu veux te battre dans nos rangs?

GOETZ - Oui.

NASTY - Pourquoi?

GOETZ - J'ai besoin dc vous. (Un temps.) Je veux être un homme parmi les hommes.

NASTY - Rien que ça?

GOETZ - Je sais : c'est le plus difficile. C'est pour cela que je dois commencer par le commencement.

NASTY - Quel est le commencement?

GOETZ - Le crime. Les hommes d'aujourd'hui naissent criminels, il faut que je revendique ma part de leurs crimes si je veux ma part de leur amour et de leurs vertus. Je voulais l'amour pur : niaiserie; s`aimer, c'est haïr le même ennemi : j'épouserai donc votre haine. Je voulais le Bien : sottise; sur cette terre et dans ce temps, le Bien et le Mauvais sont inséparables : j'accepte d'être mauvais pour devenir bon.

NASTY, le regardant. - Tu as changé.

 

1957 - Question de Méthode

Dans cette étude publiée d'abord sous le titre "Existentialisme et Marxisme", Sartre examine les rapports entre ces deux doctrines philosophiques. Toute philosophie vivante doit en effet exprimer la praxis humaine. Or le système si totalisant de Hegel ne décrit pas la réalité sociale, et l'existentialisme de Kierkegaard ne se préoccupe pas de la réalité historique. Le matérialisme de Marx apparaît ainsi comme "la philosophie de notre temps" car elle rend compte de l'Histoire réelle en tant qu'aliénation de l'homme dans ce qu'il produit. Et Sartre entend donc ici réhabiliter la doctrine marxiste, tout en critiquant les "marxistes contemporains", en lui adjoignant l'existentialisme. 

"La Philosophie apparaît à certains comme un milieu homogène : les pensées y naissent, y meurent, les systèmes s'y édifient pour s'y écrouler. D'autres la tiennent pour une certaine attitude qu'il serait toujours en notre liberté d'adopter. D'autres pour un secteur déterminé de la culture. A nos yeux, la Philosophie n'est pas, sous quelque forme qu'on la considère cette ombre de la science, cette éminence grise de l'humanité n'est qu'une abstraction hypostasiée. En fait, il y a des philosophies. Ou plutôt - car vous n'en trouverez jamais plus d'une à la fois qui soit vivante - en certaines circonstances bien définies, une philosophie se constitue pour donner son expression au mouvement général de la société; et, tant qu'elle vit, c'est elle qui sert de milieu culturel aux contemporains. Cet objet déconcertant se présente à la fois sous des aspects profondément distincts dont il opère constamment l'unification. 

C'est d'abord une certaine façon pour la classe «montante» de prendre conscience de soi; et cette conscience peut être nette ou brouillée, indirecte ou directe : au temps de la noblesse de robe et du capitalisme mercantile, une bourgeoisie de juristes, de commerçants et de banquiers a saisi quelque chose d'elle-même à travers le cartésianisme ; un siècle et demi plus tard, dans la phase primitive de l'industrialisation, une bourgeoisie de fabricants, d'ingénieurs et de savants s'est obscurément découverte dans l'image de l'homme universel que lui proposait le kantisme. 

Mais, pour être vraiment philosophique, ce miroir doit se présenter comme la totalisation du Savoir contemporain : le philosophe opère l'unification de toutes les connaissances en se réglant sur certains schèmes directeurs qui traduisent les attitudes et les techniques de la classe montante devant son époque et devant le monde. Plus tard, lorsque les détails de ce Savoir auront un à un contestés et détruits par le progrès des lumières, I'ensemble demeurera comme un contenu indifférencié : après avoir été liées par des principes, ces connaissances, écrasées, presque indéchiffrables, lieront ces principes à leur tour. Réduit à sa plus simple expression, l'objet philosophique restera dans « l'esprit objectif » sous forme d'Idée régulatrice indiquant une tâche infinie ; ainsi l'on parle aujourd'hui de «l'idée kantienne» chez nous ou, chez les Allemands, de la Weltanschauung de Fichte. C'est qu'une philosophie, quand elle est dans sa pleine virulence, ne se présente jamais comme une chose inerte, comme l'unité passive et déjà terminée du Savoir ; née du mouvement social elle est mouvement elle-même et mord sur l'avenir : cette totalisation concrète est en même temps le projet abstrait de poursuivre l'unification jusqu'à ses dernières limites ; sous cet aspect, la philosophie se caractérise comme une méthode d'investigation et d'explication ; la confiance qu'elle met en elle-même et dans son développement futur ne fait que reproduire les certitudes de la classe qui la porte. Toute philosophie est pratique, même celle qui paraît d'abord la plus contemplative; la méthode est une arme sociale et politique : le rationalisme analytique et critique de grands cartésiens leur a survécu; n" de la lutte, il s'est retourné sur elle pour l'éclairer; au moment où la bourgeoisie entreprenait de saper les institutions de l'Ancien Régime, il s'attaquait aux significations périmées qui tentaient de les justifier. Plus tard, il a servi le libéralisme et il a donné une doctrine aux opérations qui tentaient de réaliser "l'atomisation" du prolétariat. 

Ainsi la philosophie reste efficace tant que demeure vivante la "praxis" qui l'a engendrée, qui la porte et qu'elle éclaire. Mais elle se transforme, elle perd sa singularité, elle se dépouille de son contenu originel et daté dans la mesure même où elle imprègne peu à peu les masses, pour devenir en elles et par elles un instrument collectif d'émancipation.."

 

1964 – Les Mots

Récit autobiographique composé par Jean-Paul Sartre et publié en 1963 et 1964 pour Les Temps modernes, les Mots racontent son enfance de 4 à 11 ans. L'ouvrage est divisé en deux parties, « Lire » et « Ecrire ». Sartre y raconte longuement son enfance dans le confort d’une famille bourgeoise et le temps passé dans les livres, qui lui font découvrir l’univers extérieur : "Pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde".

Au-delà du récit chronologique traditionnel, l'autobiographie porte aussi sur une réflexion concernant la littérature, l'écriture et l'identité. Sartre porte un jugement rétrospectif très abrupt sur la manière dont il s'est construit psychologiquement étant enfant, en s'imaginant élu de la littérature et futur grand écrivain. 

 

"Il y avait une autre vérité. Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m'approchais d'eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre: comme ils étaient forts et rapides! comme ils étaient beaux! Devant ces héros de chair et d'os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine; je m'accotais à un arbre, j'attendais. Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté: « Avance, Pardaillan, c'est toi qui feras le prisonnier », j'aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m'eût comblé; j'aurais accepté dans l'enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L'occasion ne m'en fut pas donnée: j'avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs, et leur indifférence me condamnait. Je n'en revenais pas de me découvrir par eux: ni merveille ni méduse, un gringalet qui n'intéressait personne. Ma mère cachait mal son indignation: cette grande et belle femme s'arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n'y voyait rien que de naturel: les Schweitzer sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d'un maniement aisé: mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. Mais, voyant que nul ne m'invitait à jouer, elle poussait l'amour jusqu'à deviner que je risquais de me prendre pour un nain — ce que je ne suis pas tout à fait — et d'en souffrir. Pour me sauver du désespoir elle feignait l'impatience: « Qu'est-ce que tu attends, gros benêt? Demande-leur s'ils veulent jouer avec toi. » Je secouais la tête: j'aurais accepté les besognes les plus basses» je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. Elle désignait des dames qui tricotaient sur des fauteuils de fer: « Veux-tu que je parle à leurs mamans? » Je la suppliais de n'en rien faire; elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d'arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l'esprit, mes songes: je me vengeais de mes déconvenues par six mots d'enfant et le massacre de cent reîtres. N'importe: ça ne tournait pas rond."

 

"A peine eus-je commencé d'écrire, je posai ma plume pour jubiler. L'imposture était la même mais j'ai dit que je tenais les mots pour la quintessence des choses. Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux follets contre la terne consistance de la matière: c'était la réalisation de l'imaginaire. Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du Second Empire, un Bédouin s'introduisaient dans la salle à manger; ils y demeureraient à jamais captifs, incorporés par les signes; je crus avoir ancré mes rêves dans le monde par les grattements d'un bec d'acier. Je me fis donner un cahier, une bouteille d'encre violette, j'inscrivis sur la couverture: « Cahier de romans. » Le premier que je menai à bout, je l'intitulai: « Pour un papillon. » Un savant, sa fille, un jeune explorateur athlétique remontaient le cours de l'Amazone en quête d'un papillon précieux. L'argument, les personnages, le détail des aventures, le titre même, j'avais tout emprunté à un récit en images paru le trimestre précédent. Ce plagiat délibéré me délivrait de mes dernières inquiétudes: tout était forcément vrai puisque je n'inventais rien. Je n'ambitionnais pas d'être publié mais je m'étais arrangé pour qu'on m'eût imprimé d'avance et je ne traçais pas une ligne que mon modèle ne cautionnât. Me tenais-je pour un copiste? Non. Mais pour un auteur original: je retouchais, je rajeunissais; par exemple, j'avais pris soin de changer les noms des personnages. Ces légères altérations m'autorisaient à confondre la mémoire et l'imagination. Neuves et tout écrites, des phrases se reformaient dans ma tête avec l'implacable sûreté qu'on prête à l'inspiration. Je les transcrivais, elles prenaient sous mes yeux la densité des choses. Si l'auteur inspiré, comme on croit communément, est autre que soi au plus profond de soi-même, j'ai connu l'inspiration entre sept et huit ans."

 

1971-1972 – L’Idiot de la famille

Entre 1954 et 1956, Sartre rédige une quinzaine de "blocs-notes" sur Flaubert, pour répondre, en se confrontant à la psychanalyse, à cette question : "Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ?" Le titre L'Idiot de la famille est trouvé en 1957. Une version nouvelle est élaborée vers 1964-1965, dont quelques fragments paraissent en 1966 ("La conscience de classe chez Flaubert" et "Flaubert, du poète à l'artiste") ; elle est entièrement remaniée en 1969 et publiée en 1971 en deux épais volumes. L'Idiot de la famille est à la fois une biographie de psychanalyse existentielle et un traité de philosophie sur l'universel-singulier où s'approfondissent les thèmes de l'imaginaire, du conditionnement individuel, la question du Sujet et son décentrement par les jeux de rôle, les fictions et la matérialité du langage. Cet ouvrage inachevé est pourtant le plus abouti de Sartre, tant sur le plan théorique - il y étudie la bêtise, le sado-masochisme, l'hystérie, la déréalisation -, que pour la compréhension de Flaubert et de ses mythes personnels ("la Terre est le Royaume de Satan", "le Pire est toujours sûr").  

"Lire. - Quand le petit Gustave Flaubert, égaré, encore «bestial» émerge du premier âge, les techniques l'attendent. Et les rôles. Le dressage commence : non sans succès semble-t-il; personne ne nous dit, par exemple, qu'il ait eu du mal à marcher. Au contraire nous savons que ce futur écrivain a buté quand il s'est agi de l'épreuve primordiale, de l'apprentissage des mots. Nous tenterons de voir, tout à 1'heure, s'il eut, dès l'origine, des difficultés à parler. Ce qui est sûr, c'est qu'il fit mauvaise figure dans l'autre épreuve linguistique, initiation et rite de passage, l'alphabétisation: un témoin rapporte que le petit garçon sut ses lettres très tard et que ses proches le tenaient alors pour un enfant demeuré. Caroline Commanville, de son côté, fait le récit suivant : «Ma grand'mère avait appris à lire à son fils aîné. Elle voulut en faire autant pour le second et se mit à l'œuvre. La petite Caroline à côté de Gustave apprit de suite, lui ne pouvait y parvenir, et après s'être bien efforcé de comprendre ces signes qui ne lui disaient rien, il se mettait à pleurer de grosses larmes. Il était cependant avide de connaître et son cerveau travaillait... (un peu plus tard le père Mignot lui fait la lecture) dans les scènes suscitées par la difficulté d'apprendre à lire, le dernier argument de Gustave, irréfutable selon lui, était : “ A quoi bon apprendre puisque Papa Mignot lit? ” Mais l'âge du collège arrivait, il fallait à toute force savoir... Gustave s'y mit résolument et, en quelques mois, rattrapa les enfants de son âge. »  Ce mauvais rapport aux mots, nous verrons qu'il a décidé de sa carrière. Encore faut-il ajouter foi, dira-ton, à la nièce de Flaubert. Et pourquoi pas? Elle vivait dans l'intimité de son oncle et de sa grand-mère : c'est de celle-ci qu'elle tient ses renseignements. On sera détourné pourtant de lui faire entièrement crédit par le faux enjouement du récit. Caroline élague, expurge, adoucit; si, par contre, l'incident raconté ne lui semble pas compromettant, elle le fignole, forçant sur la rigueur aux dépens de la vérité. Il suffit d'une lecture pour trouver la clé de ces déformations doubles et contraires: le but est de plaire sans quitter le ton de la bonne compagnie. Revenons sur le passage que je viens de citer : nous n'aurons aucune peine à entrevoir l'enfance ingrate de Gustave dans sa vérité. On nous dit que l'enfant pleurait à chaudes larmes, qu'il était avide de connaître et que son impuissance le désolait. Puis, un peu plus bas, on nous montre un cancre fanfaron, buté dans son refus d'apprendre: pour quoi faire? le père Mignot lit pour moi. Est-ce le même Gustave? Oui : mais la première attitude est provoquée par un constat quil fait lui-même : adversité des choses, incapacité de sa personne. L'Autre est là, naturellement : c'est le témoin, c'est le milieu astringent, l'exigence. Mais il ne suscite pas le chagrin du petit, relation spontanément établie entre les impératifs inanimés de l'alphabet et ses propres possibilités. "Je dois mais je ne peux pas. " La seconde attitude suppose une relation agonistique entre l'enfant et ses parents. Caroline Commanville nous dit, comme en passant, qu'il y avait des scènes; cela suffit. Ces scènes ne vinrent pas tout de suite. Il y eut le temps de la patience, puis celui de l'affliction, enfin, celui des reproches : au début, on incrimine la nature, plus tard on accuse le petit de mauvaise volonté. Il répond par forfanterie qu'il ne ressent pas le besoin d'apprendre à lire; mais il est déjà vaincu, déjà truqué: il prétend expliquer son refus de s'instruire donc il l'admet; les parents n'en demandent pas davantage et toutes leurs impatiences sont justifiées. L'humilité désarmée, l'orgueilleux dépit qui fait la victime reprendre à son compte le malin vouloir dont elle est faussement accusée, ces deux réactions sont séparées par plusieurs années. Il y eut, chez les Flaubert, un certain malaise quand Gustave, affronté aux premières tâches humaines, se montra dans l'incapacité de les remplir. Ce malaise, de jour en jour accru, persista longtemps, s'envenima. On fit violence à l'enfant. Cette violence, à peine évoquée mais si lisible, suffit à craqueler le récit bénin. Une étrange confusion de Mme Commanville vient accentuer notre gêne: elle laisse entendre que Gustave et Caroline Flaubert apprirent à lire ensemble. Or Gustave avait quatre ans de plus que sa cadette. En supposant que Mme Flaubert ait commencé à l'instruire vers cinq ans, la dernière-née, âgée de douze ou de treize mois, assistait aux leçons de, son berceau. Les trois enfants d'Achille-Cléophas ont donc chacun à leur tour, reçu de Mme Flaubert des leçons particulières, le second neuf ans après que l'aîné sut lire, la troisième quatre ans après que le second s'y fut pour la première fois essayé. Voilà pourtant que Mme Commanville, sans s'effrayer de ces grands intervalles, convoque dans le même paragraphe ses deux oncles et sa mère. Pourquoi, puisqu'ils n'étudièrent pas ensemble? Lisez bien: Mme Flaubert se fit l'institutrice du brillant Achille; avec Gustave, elle recommence l'expérience. Par la raison que ses premiers succès l'avaient convaincue de ses dons pédagogiques: Achille dut être enfant prodige. Et Caroline, la dernière venue, mère de la narratrice, apprit en se jouant. Entre ces deux merveilles Gustave est coincé : inférieur à celle-ci comme à celui-là, il a pauvre mine. Comme si Mme Commanville s'était lancée dans cette comparaison - qui ne s'imposait pas - pour rappeler au public que les insuffisances du futur écrivain se trouvaient largement compensées par l'excellence des deux autres enfants. L'oncle était majeur quand la nièce vit le jour; quand Madame Bovary parut, elle avait onze ans; n'importe, même à elle qui n'en vit que la suite, les premières années de Gustave paraissent inquiétantes; il y eut ce retard, ensuite "la crise de nerfs" dont elle entendit sûrement parler de bonne heure, il n'en faut pas plus : elle utilisera cette gloire mais n'en sera jamais éblouie. Mme Commanville née Hamard est une Flaubert par sa mère; jusque dans l'éloge funèbre de son oncle elle tient à rappeler son appartenance à la famille scientifique la mieux famée de Normandie. Pour sauver l'honneur Flaubert, elle flanque un génie confinant à l'idiotie de deux bons sujets, de deux grosses têtes, vraie progéniture de savant. Si cette dame elle-même, un demi-siècle après les événements, ne peut se retenir de comparer les trois enfants, on devine sans peine ce que Gustave dut entendre, entre 1827 et 1830. Mais nous aurons l'occasion de revenir longtemps sur ces comparaisons. Il s'agissait de montrer que Gustave, par sa carence, se trouve au centre d'une tension familiale qui ne cessera pas de s'accroître avant qu'il ait rejoint les "enfants de son âge"...".

 

Carnets de la drôle de guerre 

Brouillon d'une œuvre philosophique et travail sur soi, Les Carnets de la drôle de guerre ne sera publié qu'à titre posthume (1983). Sartre, mobilisé en Alsace, profite d'une relative oisiveté pour travailler, lire, envoyer de longues lettres à ses intimes et, surtout, tenir un journal - journal de guerre, plus que journal intime. Des quinze carnets écrits entre septembre 1939 et juin 1940, sept seulement subsistent à ce jour. Dès le premier carnet, daté de septembre-octobre 1939, émergent quelques thèmes essentiels que Sartre ne cessera de reprendre dans les grands traités philosophiques, dans les biographies ainsi que dans son autobiographie : "Me traiter - non par intérêt pour moi mais parce que je suis mon objet immédiat - successivement et simultanément par les diverses méthodes les plus récentes d'investigation : psychanalyse, psychologie phénoménologique, sociologie marxiste ou marxisante, afin de voir ce qu'on peut bien tirer concrètement de ces méthodes." Cette préoccupation fondamentale pose déjà en quelques phrases la question que tentera de résoudre L'Idiot de la famille : "Comment rendre compte d'un homme dans son intégralité".

 

À la fin de la guerre, Sartre abandonna l'enseignement et fonda les Temps Modernes en 1945 qui deviendra une revue importante de la gauche intellectuelle. Son contenu sera essentiellement politique. Sartre fut la figure principale de l'existentialisme athée à partir des années cinquante. Il entretint des relations difficiles avec le Parti communiste. D'abord compagnon de route de 1952 à 1956, date de la répression de l'insurrection hongroise, il critiqua le marxisme dogmatique et tenta de proposer une version existentialiste du marxisme fondée sur la pratique individuelle dans Critique de la raison dialectique (1958-1960). Il continua à entretenir un dialogue avec les communistes pendant les années soixante, mais rompit avec eux après l'écrasement du Printemps de Prague. Sartre s'engagea dans le combat contre le colonialisme lors des conflits d'Indochine, d'Algérie, du Viêtnam et de la révolution cubaine. En mai 1968, il soutint les maoïstes et milita à leurs côtés. Il a laissé un étonnant récit autobiographique dans lequel il relata son enfance et sa venue à l'écriture, les Mots (1964).  

 

«...La chose, qui attendait, s'est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j'en suis plein. - Ce n'est rien: la Chose, c'est moi. L'existence, libérée, dégagée, reflue sur moi. J'existe.

J'existe. C'est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l'air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s'évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l'eau mousseuse dans ma bouche. Je l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voila qui renaît dans ma bouche, j'ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d'eau blanchâtre - discrète - qui frôle ma langue. Et cette mare, c'est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c'est moi.

Je vois ma main, qui s'épanouit sur la table. Elle vit - c'est moi. Elle s'ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l'air d'une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m'amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d'un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort: les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles - la seule chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s'étale à plat ventre, elle m'offre à présent son dos. Un dos argenté, un peu brillant - on dirait un poisson, s'il n'y avait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C'est moi, ces deux bêtes qui s'agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une de ses pattes, avec l'ongle d'une autre patte; je sens son poids sur la table qui n'est pas moi. C'est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n'y a pas de raison pour que ça passe. A la longue, c'est intolérable... Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l'étoffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Je n'insiste pas: ou que je la mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement comme si on la remuait à la cuillère, ni toutes les sensations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu'au soir, dans leur coin habituel....»

 


Alberto Giacometti (1901-1966) - "L’homme qui chavire"

Jean-Paul Sartre écrit en 1954 à propos de l’artiste : "Giacometti est devenu sculpteur parce qu’il a l’obsession du vide."  Une de ses oeuvres majeures, "L’homme qui chavire",  confirme la justesse de cette analyse. La figure se déploie dans l’espace et donne la sensation d’un vide immense autour d’elle, qui menace de l’absorber. Édité en bronze entre 1950 et 1952, "L’homme qui chavire" entre en résonance avec la pensée des écrivains, amis du sculpteur, qui tous questionnent à leur manière les fondements de la condition humaine en quête ou en perte de sens : Sartre avec l’existentialisme, Beckett avec l’absurde, ou encore Jean Genet.

Né en 1901 à Stampa en Suisse, à la frontière avec l’Italie, Alberto Giacometti pratique dès son plus jeune âge le dessin, la peinture et le modelage, des techniques qui resteront au cœur de son travail tout au long de sa carrière. Installé à Paris depuis 1922, il élit domicile en 1927 dans le quartier Montparnasse où il a trouvé un atelier qu’il occupera jusqu’à sa mort. Fasciné par les antiquités égyptiennes, l’art africain et océanien tout autant que par la peinture de Paul Cézanne, Giacometti cherche longtemps sa voie parmi les différents courants avant-gardistes de la première moitié du XXe siècle. Il acquiert une première notoriété avec "la Femme-cuillère" et "Le Couple", exposés en 1927 au Salon des Tuileries à Paris, mais ce n’est qu’après 1945 que naissent les figures longilignes qui lui apportent le succès.