Hannah Arendt (1906-1975), "The Origins of Totalitarianism" (1951), "The human condition" (1958) ... 

Last update: 11/11/2016 


"La banalité du mal" - Juive allemande émigrée aux Etats-Unis et devenue citoyenne américaine, Hannah Arendt assiste en 1961 au procès d'Adolph Eichmann, l'un des organisateurs de la Shoa, terrible entreprise d'extermination du peuple juif par l'Allemagne nazie: elle décrira dans son livre "Eichmann à Jérusalem" (1963) l'apparente banalité de ce criminel de guerre, et en vient à dénoncer non pas tant ces êtres humains criminogènes qui peuvent passer totalement inaperçus au quotidien que les systèmes politiques qui se jouent de nos erreurs de pensée et de jugement, et qui nous mènent à commettre les pires actes en les considérant comme normaux et même "impensables". 

Auparavant, dans les années 1950, elle avait donné une analyse du phénomène totalitaire devenue incontournable, "Les Origines du Totalitarisme". Une analyse structurée en trois volets, "Sur ''antisémitisme", "L`Impérialisme", "Le Système totalitaire" : elle ne cherche pas ici tant les causes, au sens de la causalité historique pour qui un événement est toujours une cause et peut toujours être expliqué par un autre, mais part en quête des "éléments"  qui se sont "cristallisés" dans des formes que l'on peut, et doit, juger "impensable" et "inexplicable" tant est terrifante l'originalité du totalitarisme

Les trois phénomènes abordés, antisémitisme, impérialisme, totalitarisme ont ceci de commun que leur nouveauté radicale ne se laisse pas réduire à des formes déjà recensées ou répertoriées dans l`histoire : l`antisémitisme moderne (en tant qu'idéologie laïque du XIXe siècle) diffère de la haine séculaire à l`égard du Juif, qui est d`origine religieuse. L`impérialisme moderne, lié à l'expansionnisme des Etats nations qui se désintègrent, ne peut être confondu avec l`entreprise des "bâtisseurs d`empire". Et la spécificité des systèmes totalitaires, phénomène sui generis du XXe siècle, échappe aux formes politiques traditionnelles que désignaient les termes de "tyrannie" ou de "despotisme". Le phénomène totalitaire est l'équivalent politique du mal radical, rendant caducs les critères habituels de la classification et du jugement.

Mais il n'est pas non plus une pure monstruosité qu`aucune analyse ne saurait approcher, Il faut tout d`abord qu`à la société de classes ait succédé un processus d`atomisation sociale et d`isolement de l`individu pour que la domination totalitaire puisse s'exercer sur les masses dépolitisées et devenues apparemment indifférentes aux affaires publiques. Les conditions spécifiques d'une masse atomisée rendent alors possible sa mobilisation permanente : "les mouvements totalitaires sont des organisations massives d`individus atomisés et isolés". Mais, à la différence de la hiérarchie autoritaire ou tyrannique, la structure du régime totalitaire est une "structure en oignon" au centre de laquelle, dans une sorte d'espace vide. est situé le chef. Ce dernier domine donc de l`intérieur, non de l`extérieur ou du dessus, et les diverses parties du mouvement (sympathisants. associations, parti. bureaucratie) s`interposent entre le monde réel et la fiction du système.

Cette idéologie totalitaire est à la fois extraordinairement "rigide" et "fantastiquement fictive", suscitant de ce fait un monde autant "mensonger" que "cohérent" et que l'expérience réelle est alors impuissante à contrarier. Les camps de concentration, qui furent les "institution centrale du pouvoir totalitaire en matière d`organisation", sont le laboratoire où le système totalitaire vérifie l`assertion que "tout est possible" et que les hommes eux-mêmes sont devenus "superflus", et, tragédie supplémentaire, avec le concours des hommes eux-mêmes... 


Hannah Arendt (1906-1975) 

"Dans un monde totalement fictif, les échecs n'ont pas à être enregistrés, admis et rappelés. Pour continuer à exister, la réalité objective elle-même dépend de l'existence du monde non totalitaire.."

Hannah Arendt eut comme maîtres à l'Université Heidegger et Jaspers. L'accession du nazisme au pouvoir lui fit abandonner la philosophie pour la théorie politique. C'est ainsi qu'elle fût amenée à penser le totalitarisme comme un fait radicalement nouveau.

Hannah Arendt naît à Hanovre dans une famille juive  fidèlement attachée à la social-démocratie. Sa mère, enthousiasmée par la révolution spartakiste est une admiratrice de Rosa Luxembourg. En 1924, elle entre à l'Université de Marbourg où elle reçoit l'enseignement de Heidegger durant la genèse de Sein und Zeit. Elle est fascinée par le maître avec qui elle aura une courte liaison. Elle se lie aussi d'amitié avec Hans Jonas. Après un semestre chez Husserl à Fribourg, elle s'inscrit à l'Université de Heidelberg. Heidegger ayant refusé de diriger sa thèse, il l'a en effet envoyé à Karl Jaspers, un humaniste allemand avec qui elle se lie d'une amitié sans faille et qui restera son vrai maître jusqu'à sa mort, en 1969.

La thèse d'Hannah Arendt, "Le concept d'amour chez Saint Augustin", est publiée en 1929. Elle entre en politique à partir de l'incendie du Reichstag. Emprisonnée une semaine, elle fuit et se réfugie à Paris. Elle y rencontre des réfugiés allemands (Brecht) et connaît Raymond Aron. Elle fréquente le séminaire de Kojève consacré à Hegel, côtoie Sartre et Beauvoir sans se lier avec eux. À partir de 1940, le gouvernement français édicte les lois anti-juives. Internée à Gurs, elle parvient à s'échapper et obtient, grâce à Adorno, un visa pour les États-Unis. Elle y résidera jusqu'à sa mort. En 1951, paraît "Les origines du totalitarisme", qui lui ouvre les portes des universités, puis en 1954  "La crise de la culture", en 1958 "La condition de l'homme moderne", en 1963 "Eichmann à Jérusalem" et "Essai sur la révolution". Elle laisse un livre inachevé, "La vie de l'esprit" dont seuls les deux premiers volumes, "Thinking" et "Wilking", paraîtront en 1978.

 


Les origines du totalitarisme (The Origins of Totalitarianism, 1951) 

Pour Hannah Arendt, il est erroné de penser "que c'est par accident que l'"idéologie nazie s'est cristallisée autour de l'antisémitisme". Par une minutieuse analyse de la place des juifs dans l'histoire moderne, Arendt établit les différentes étapes de développement des relations entre l'ordre politique et les juifs, étapes qui conduisent finalement au rejet antisémite. Depuis deux siècles, les juifs avaient construit les liens financiers et diplomatiques entre les Etats, apparaissant ainsi comme les garants d'un ordre politique dépassé. L'intérêt des masses s'associant à celui des démagogues totalitaires, le 20e siècle ne pouvait qu'aboutir aux systèmes nazi et communiste avec la violence que l'on connaît.

 

(Préface - Hannah Arendt, Summer 1950)

This book has been written against a background of both reckless optimism and reckless despair. It holds that Progress and Doom are two sides of the same medal; that both are articles of superstition, not of faith. It was written out of the conviction that it should be possible to discover the hidden mechanics by which all traditional elements of our political and spiritual world were dissolved into a conglomeration where everything seems to have lost specific value, and has become unrecognizable for human comprehension, unusable for human purpose. To yield to the mere process of disintegration has become an irresistible temptation, not only because it has assumed the spurious grandeur of ‘historical necessity’, but also because everything outside it has begun to appear lifeless, bloodless, meaningless, and unreal.

The conviction that everything that happens on earth must be comprehensible to man can lead to interpreting history by commonplaces. Comprehension does not mean denying the outrageous, deducing the unprecedented from precedents, or explaining phenomena by such analogies and generalities that the impact of reality and the shock of experience are no longer felt. It means, rather, examining and bearing consciously the burden which our century has placed on us – neither denying its existence nor submitting meekly to its weight. Comprehension, in short, means the unpremeditated, attentive facing up to, and resisting of, reality – whatever it may be.

 

Ce livre a été écrit dans un contexte d'optimisme et de désespoir téméraires. Il affirme que le progrès et le malheur sont les deux faces d'une même médaille, qu'il s'agit dans les deux cas d'articles de superstition et non de foi. Il a été écrit avec la conviction qu'il devrait être possible de découvrir les mécanismes cachés par lesquels tous les éléments traditionnels de notre monde politique et spirituel ont été dissous dans un conglomérat où tout semble avoir perdu sa valeur spécifique et est devenu méconnaissable pour la compréhension humaine, inutilisable pour l'objectif humain. Céder au simple processus de désintégration est devenu une tentation irrésistible, non seulement parce qu'il a pris la grandeur fallacieuse de la « nécessité historique », mais aussi parce que tout ce qui est en dehors de lui a commencé à paraître sans vie, sans sang, sans signification et irréel.

La conviction que tout ce qui se passe sur terre doit être compréhensible pour l'homme peut conduire à interpréter l'histoire par des lieux communs. Comprendre ne signifie pas nier le scandaleux, déduire l'inédit des précédents, expliquer les phénomènes par des analogies et des généralités telles que l'impact de la réalité et le choc de l'expérience ne sont plus ressentis. Il s'agit plutôt d'examiner et de supporter consciemment le fardeau que notre siècle nous a imposé, sans en nier l'existence ni en subir docilement le poids. Comprendre, en somme, c'est faire face et résister à la réalité, quelle qu'elle soit, sans préméditation et avec attention.

 

In this sense, it must be possible to face and understand the outrageous fact that so small (and, in world politics, so unimportant) a phenomenon as the Jewish question and antisemitism could become the catalytic agent for first, the Nazi movement, then a world war, and finally the establishment of death factories. Or, the grotesque disparity between cause and effect which introduced the era of imperialism, when economic difficulties led, in a few decades, to a profound transformation of political conditions all over the world. Or, the curious contradiction between the totalitarian movements’ avowed cynical ‘realism’ and their conspicuous disdain of the whole texture of reality. Or, the irritating incompatibility between the actual power of modern man (greater than ever before, great to the point where he might challenge the very existence of his own universe) and the impotence of modern men to live in, and understand the sense of, a world which their own strength has established.

The totalitarian attempt at global conquest and total domination has been the destructive way out of all impasses. Its victory may coincide with the destruction of humanity; wherever it has ruled, it has begun to destroy the essence of man. Yet to turn our backs on the destructive forces of the century is of little avail.

 

En ce sens, il doit être possible d'affronter et de comprendre le fait scandaleux qu'un phénomène aussi petit (et, dans la politique mondiale, aussi peu important) que la question juive et l'antisémitisme ait pu devenir l'agent catalyseur du mouvement nazi, puis d'une guerre mondiale et, enfin, de l'établissement d'usines de la mort. Ou encore, la disparité grotesque entre la cause et l'effet qui a introduit l'ère de l'impérialisme, lorsque les difficultés économiques ont conduit, en quelques décennies, à une transformation profonde des conditions politiques dans le monde entier. Ou encore, la curieuse contradiction entre le « réalisme » cynique avoué des mouvements totalitaires et leur mépris ostensible de toute la texture de la réalité. Ou encore, l'irritante incompatibilité entre le pouvoir réel de l'homme moderne (plus grand que jamais, au point de remettre en question l'existence même de son propre univers) et l'impuissance de l'homme moderne à vivre et à comprendre le sens d'un monde que sa propre force a établi.

La tentative totalitaire de conquête globale et de domination totale a été le moyen destructeur de sortir de toutes les impasses. Sa victoire peut coïncider avec la destruction de l'humanité ; partout où il a régné, il a commencé à détruire l'essence de l'homme. Mais tourner le dos aux forces destructrices du siècle ne sert pas à grand-chose.

 

The trouble is that our period has so strangely intertwined the good with the bad that without the imperialists’ ‘expansion for expansion’s sake,’ the world might never have become one; without the bourgeoisie’s political device of ‘power for power’s sake,’ the extent of human strength might never have been discovered; without the fictitious world of totalitarian movements, in which with unparalleled clarity the essential uncertainties of our time have been spelled out, we might have been driven to our doom without ever becoming aware of what has been happening.

 

L'ennui, c'est que notre époque a si étrangement mêlé le bon et le mauvais que sans « l'expansion pour l'expansion » des impérialistes, le monde ne serait peut-être jamais devenu un ; sans le dispositif politique de la bourgeoisie, « le pouvoir pour le pouvoir », l'étendue de la force humaine n'aurait peut-être jamais été découverte ; sans le monde fictif des mouvements totalitaires, dans lequel ont été énoncées avec une clarté sans pareille les incertitudes essentielles de notre époque, nous aurions peut-être été conduits à notre perte sans jamais prendre conscience de ce qui s'est passé.

 

And if it is true that in the final stages of totalitarianism an absolute evil appears (absolute because it can no longer be deduced from humanly comprehensible motives), it is also true that without it we might never have known the truly radical nature of Evil.

 Antisemitism (not merely the hatred of Jews), imperialism (not merely conquest), totalitarianism (not merely dictatorship) – one after the other, one more brutally than the other, have demonstrated that human dignity needs a new guarantee which can be found only in a new political principle, in a new law on earth, whose validity this time must comprehend the whole of humanity while its power must remain strictly limited, rooted in and controlled by newly defined territorial entities.

We can no longer afford to take that which was good in the past and simply call it our heritage, to discard the bad and simply think of it as a dead load which by itself time will bury in oblivion. The subterranean stream of Western history has finally come to the surface and usurped the dignity of our tradition. This is the reality in which we live. And this is why all efforts to escape from the grimness of the present into nostalgia for a still intact past, or into the anticipated oblivion of a better future, are vain.

 

Et s'il est vrai qu'aux stades ultimes du totalitarisme apparaît un mal absolu (absolu parce qu'il ne peut plus être déduit de motifs humainement compréhensibles), il est vrai aussi que sans lui nous n'aurions peut-être jamais connu la véritable radicalité du Mal.

 L'antisémitisme (pas seulement la haine des juifs), l'impérialisme (pas seulement la conquête), le totalitarisme (pas seulement la dictature), l'un après l'autre, l'un plus brutal que l'autre, ont démontré que la dignité humaine a besoin d'une nouvelle garantie qui ne peut être trouvée que dans un nouveau principe politique, dans une nouvelle loi sur terre, dont la validité doit cette fois-ci englober l'humanité tout entière tandis que son pouvoir doit rester strictement limité, enraciné et contrôlé par des entités territoriales nouvellement définies.

Nous ne pouvons plus nous permettre de prendre ce qui était bon dans le passé et de l'appeler simplement notre héritage, d'écarter le mauvais et de le considérer simplement comme un fardeau mort que le temps enterrera de lui-même dans l'oubli. Le courant souterrain de l'histoire occidentale est finalement remonté à la surface et a usurpé la dignité de notre tradition. Telle est la réalité dans laquelle nous vivons. Et c'est pourquoi tous les efforts pour échapper à la dureté du présent dans la nostalgie d'un passé encore intact, ou dans l'oubli anticipé d'un avenir meilleur, sont vains."

 

"The Origins of Totalítarism" comprend trois thèmes, "Sur I'antísémitisme", "L'Impérialisme" et "Le Système totalitaire".

L'ouvrage ne comporte pas d'introduction générale ni d'exposé méthodologique (ce qui peut déconcerter le lecteur), mais certaines remarques de l'auteur peuvent éclairer sa démarche : les "origines" ou "éléments" du totalitarisme ne sont pas des "causes" au sens de la causalité historique pour qui un événement est toujours une cause et peut toujours être expliqué par un autre. Des "éléments" ne causent jamais rien, ils ne font en fait que "cristalliser" dans certaines formes déterminées. "L`événement illumine son propre passé mais ne peut jamais en être déduit". Parce qu'il s`agit précisément de penser l'impensable, d' "expliquer" l`inexplicable, Hannah Arendt récuse, face à la " terrifiante originalité du totalitarisme", le recours aux séquences historiques traditionnelles et à la causalité linéaire.

Les trois phénomènes abordés - antisémitisme, impérialisme, totalitarisme - ont ceci de commun que leur nouveauté radicale ne se laisse pas réduire à des formes déjà recensées ou répertoriées dans l'histoire : l'antisémitisme moderne (idéologie laïque du XIXe siècle) filière de la haine séculaire à l'égard du Juif, qui est d'origine religieuse. L'impérialisme moderne, lié à l'expansionnisme des Etats nations qui se désintègrent, ne peut être confondu avec l'entreprise des "bâtisseurs d`empire". Enfin. la spécificité des systèmes totalitaires, phénomène "sui generis" du XXe siècle, échappe aux formes politiques traditionnelles que désignaient la "tyrannie" et le "despotisme". 

Equivalent politique du mal radical, le phénomène totalitaire a rendu caducs les critères habituels de la classification et du jugement, mais il n'est pas non plus une pure monstruosité qu`aucune analyse ne saurait approcher. Il faut tout d`abord qu`à la société de classes ait succédé un processus d'atomisation sociale et d`isolement de l'individu pour que la domination totalitaire puisse s`exercer sur les masses dépolitisées et devenues apparemment indifférentes aux affaires publiques. LES CONDITIONS SPECIFIQUES D'UNE MASSE ATOMISEE RENDENT POSSIBLE SA MOBILISATION PERMANENTE : "Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d'individus atomisés et isolés". 

Mais, à la différence de la hiérarchie autoritaire ou tyrannique, la structure du régime totalitaire est une "structure en oignon" au centre de laquelle, dans une sorte d'espace vide, est situé le CHEF. Ce dernier domine donc de L'INTERIEUR, non de l`extérieur ou du dessus, et les diverses parties du mouvement (sympathisants, associations. parti. bureaucratie) s`interposent entre le monde réel et la fiction du système. 

Car l'idéologie totalitaire est à la fois "extrêmement rigide" et "fantastiquement fictive" : elle suscite de ce fait un monde "mensonger et cohérent" que l'expérience réelle est alors impuissante à contrarier. Les camps de concentration, "institution centrale du pouvoir totalitaire en matière d'organisation", sont le laboratoire où le système totalitaire vérifie l'assertion que "TOUT EST POSSIBLE" et que les êtres humains eux-mêmes sont devenus "superflus".

Quelles que soient les objections ou les réserves que l`on a pu formuler à propos des "Origines du totalitarisme", les analyses d'Arendt ont exercé une influence considérable sur toutes les interprétations ultérieures du phénomène totalitaire. Elles demeurent, jusqu'à maintenant. une base fondamentale et incontournable pour l`étude de la question.

(Trad. Sur l'antisémitisme, Calmann-Lévy, 1973 ; L'Impérialisme, Fayard, 1982; Le Système totalitaire, Seuil. 1972).

 

(Chapter Ten - A Classless Society - I: The Masses)

"Totalitarian movements are possible wherever there are masses who for one reason or another have acquired the appetite for political organization. Masses are not held together by a consciousness of common interest and they lack that specific class articulateness which is expressed in determined, limited, and obtainable goals. The term masses applies only where we deal with people who either because of sheer numbers, or indifference, or a combination of both, cannot be integrated into any organization based on common interest, into political parties or municipal governments or professional organizations or trade unions. Potentially, they exist in every country and form the majority of those large numbers of neutral, politically indifferent people who never join a party and hardly ever go to the polls. It was characteristic of the rise of the Nazi movement in Germany and of the Communist movements in Europe after 1930 that they recruited their members from this mass of apparently indifferent people whom all other parties had given up as too apathetic or too stupid for their attention. 

 

Les mouvements totalitaires sont possibles partout où il y a des masses qui, pour une raison ou une autre, ont acquis le goût de l'organisation politique. Les masses ne sont pas unies par la conscience d'un intérêt commun et il leur manque cette articulation de classe spécifique qui s'exprime par des objectifs déterminés, limités et réalisables. Le terme « masses » ne s'applique que lorsqu'il s'agit de personnes qui, en raison de leur nombre, de leur indifférence ou d'une combinaison des deux, ne peuvent être intégrées dans aucune organisation fondée sur l'intérêt commun, dans des partis politiques, des administrations municipales, des organisations professionnelles ou des syndicats. Potentiellement, ils existent dans tous les pays et forment la majorité de ce grand nombre de personnes neutres, politiquement indifférentes, qui n'adhèrent jamais à un parti et ne se rendent pratiquement jamais aux urnes. La montée du mouvement nazi en Allemagne et des mouvements communistes en Europe après 1930 s'est caractérisée par le fait qu'ils ont recruté leurs membres dans cette masse de personnes apparemment indifférentes que tous les autres partis avaient abandonnées parce qu'elles étaient trop apathiques ou trop stupides pour retenir leur attention. 

 

The result was that the majority of their membership consisted of people who never before had appeared on the political scene. This permitted the introduction of entirely new methods into political propaganda, and indifference to the arguments of political opponents; these movements not only placed themselves outside and against the party system as a whole, they found a membership that had never been reached, never been ‘spoiled’ by the party system. Therefore they did not need to refute opposing arguments and consistently preferred methods which ended in death rather than persuasion, which spelled terror rather than conviction. They presented disagreements as invariably originating in deep natural, social, or psychological sources beyond the control of the individual and therefore beyond the power of reason. This would have been a shortcoming only if they had sincerely entered into competition with other parties; it was not if they were sure of dealing with people who had reason to be equally hostile to all parties.

 

Le résultat est que la majorité de leurs membres sont des personnes qui n'étaient jamais apparues sur la scène politique auparavant. Cela a permis l'introduction de méthodes entièrement nouvelles dans la propagande politique et l'indifférence aux arguments des opposants politiques ; ces mouvements ne se sont pas seulement placés en dehors et contre le système des partis dans son ensemble, ils ont trouvé des membres qui n'avaient jamais été atteints, jamais été « gâtés » par le système des partis. Ils n'avaient donc pas besoin de réfuter les arguments des opposants et préféraient systématiquement des méthodes qui aboutissaient à la mort plutôt qu'à la persuasion, à la terreur plutôt qu'à la conviction. Ils présentaient les désaccords comme ayant invariablement pour origine des sources naturelles, sociales ou psychologiques profondes échappant au contrôle de l'individu et donc au pouvoir de la raison. Cela n'aurait été un défaut que s'ils étaient sincèrement entrés en compétition avec d'autres partis ; ce ne l'était pas s'ils étaient sûrs d'avoir affaire à des gens qui avaient des raisons d'être également hostiles à tous les partis.

 

 The success of totalitarian movements among the masses meant the end of two illusions of democratically ruled countries in general and of European nation-states and their party system in particular. The first was that the people in its majority had taken an active part in government and that each individual was in sympathy with one’s own or somebody else’s party. On the contrary, the movements showed that the politically neutral and indifferent masses could easily be the majority in a democratically ruled country, that therefore a democracy could function according to rules which are actively recognized by only a minority. The second democratic illusion exploded by the totalitarian movements was that these politically indifferent masses did not matter, that they were truly neutral and constituted no more than the inarticulate backward setting for the political life of the nation. 

 

 Le succès des mouvements totalitaires parmi les masses a signifié la fin de deux illusions des pays gouvernés démocratiquement en général et des États-nations européens et de leur système de partis en particulier. La première était que le peuple dans sa majorité avait pris une part active au gouvernement et que chaque individu était en sympathie avec son propre parti ou celui de quelqu'un d'autre. Au contraire, les mouvements ont montré que les masses politiquement neutres et indifférentes pouvaient facilement constituer la majorité dans un pays gouverné démocratiquement et que, par conséquent, une démocratie pouvait fonctionner selon des règles qui n'étaient activement reconnues que par une minorité. La seconde illusion démocratique brisée par les mouvements totalitaires était que ces masses politiquement indifférentes ne comptaient pas, qu'elles étaient vraiment neutres et ne constituaient que le cadre inarticulé de la vie politique de la nation. 

 

Now they made apparent what no other organ of public opinion had ever been able to show, namely, that democratic government had rested as much on the silent approbation and tolerance of the indifferent and inarticulate sections of the people as on the articulate and visible institutions and organizations of the country. Thus when the totalitarian movements invaded Parliament with their contempt for parliamentary government, they merely appeared inconsistent: actually, they succeeded in convincing the people at large that parliamentary majorities were spurious and did not necessarily correspond to the realities of the country, thereby undermining the self-respect and the confidence of governments which also believed in majority rule rather than in their constitutions.

 

Ils rendaient désormais évident ce qu'aucun autre organe de l'opinion publique n'avait jamais pu montrer, à savoir que le gouvernement démocratique avait reposé autant sur l'approbation silencieuse et la tolérance des sections indifférentes et inarticulées du peuple que sur les institutions et les organisations articulées et visibles du pays. Ainsi, lorsque les mouvements totalitaires ont envahi le Parlement avec leur mépris pour le régime parlementaire, ils n'ont fait qu'apparaître incohérents : en réalité, ils ont réussi à convaincre le grand public que les majorités parlementaires étaient fallacieuses et ne correspondaient pas nécessairement aux réalités du pays, sapant ainsi l'amour-propre et la confiance des gouvernements qui croyaient également à la règle de la majorité plutôt qu'à leurs constitutions.

 

 It has frequently been pointed out that totalitarian movements use and abuse democratic freedoms in order to abolish them. This is not just devilish cleverness on the part of the leaders or childish stupidity on the part of the masses. Democratic freedoms may be based on the equality of all citizens before the law; yet they acquire their meaning and function organically only where the citizens belong to and are represented by groups or form a social and political hierarchy. The breakdown of the class system, the only social and political stratification of the European nation-states, certainly was ‘one of the most dramatic events in recent German history’ and as favorable to the rise of Nazism as the absence of social stratification in Russia’s immense rural population (this ‘great flaccid body destitute of political education, almost inaccessible to ideas capable of ennobling action’) was to the Bolshevik overthrow of the democratic Kerensky government. 

 

 Il a souvent été souligné que les mouvements totalitaires usent et abusent des libertés démocratiques pour les abolir. Il ne s'agit pas seulement d'une habileté diabolique de la part des dirigeants ou d'une stupidité enfantine de la part des masses. Les libertés démocratiques peuvent être fondées sur l'égalité de tous les citoyens devant la loi, mais elles n'acquièrent leur sens et leur fonction que là où les citoyens appartiennent à un groupe ethnique. que lorsque les citoyens appartiennent et sont représentés par des groupes ou forment une hiérarchie sociale et politique. L'effondrement du système des classes, seule stratification sociale et politique des États-nations européens, a certainement été « l'un des événements les plus dramatiques de l'histoire récente de l'Allemagne » et aussi favorable à la montée du nazisme que l'absence de stratification sociale dans l'immense population rurale de Russie (ce « grand corps flasque dépourvu d'éducation politique, presque inaccessible aux idées capables d'ennoblir l'action ») l'a été au renversement par les bolcheviks du gouvernement démocratique de Kerensky. 

 

Conditions in pre-Hitler Germany are indicative of the dangers  implicit in the development of the Western part of the world since, with the end of the second World War, the same dramatic event of a breakdown of the class system repeated itself in almost all European countries, while events in Russia clearly indicate the direction which the inevitable revolutionary changes in Asia may take. Practically speaking, it will make little difference whether totalitarian movements adopt the pattern of Nazism or Bolshevism, organize the masses in the name of race or class,  pretend to follow the laws of life and nature or of dialectics and economics.

 

La situation dans l'Allemagne pré-hitlérienne est révélatrice des dangers implicites dans le développement de la partie occidentale du monde puisque, à la fin de la seconde guerre mondiale, le même événement dramatique d'un effondrement du système de classes s'est répété dans presque tous les pays européens, tandis que les événements en Russie indiquent clairement la direction que les changements révolutionnaires inévitables en Asie peuvent prendre. Dans la pratique, il importe peu que les mouvements totalitaires adoptent le modèle du nazisme ou du bolchevisme, organisent les masses au nom de la race ou de la classe, prétendent suivre les lois de la vie et de la nature ou celles de la dialectique et de l'économie.

 

 Indifference to public affairs, neutrality on political issues, are in themselves no sufficient cause for the rise of totalitarian movements. The competitive and acquisitive society of the bourgeoisie had produced apathy and even hostility toward public life not only, and not even primarily, in the social strata which were exploited and excluded from active participation in the rule of the country, but first of all in its own class. The long period of false modesty, when the bourgeoisie was content with being the dominating class in society without aspiring to political rule, which it gladly left to the aristocracy, was followed by the imperialist era, during which the bourgeoisie grew increasingly hostile to existing national institutions and began to claim and to organize itself for the exercise of political power.

 

 L'indifférence à l'égard des affaires publiques, la neutralité sur les questions politiques ne sont pas en soi une cause suffisante pour la montée des mouvements totalitaires. La société de compétition et d'acquisition de la bourgeoisie avait produit une apathie et même une hostilité à l'égard de la vie publique non seulement, et pas seulement, dans les couches sociales exploitées et exclues de la participation active à la direction du pays, mais avant tout dans sa propre classe. A la longue période de fausse modestie, où la bourgeoisie se contentait d'être la classe dominante de la société sans aspirer au pouvoir politique, qu'elle laissait volontiers à l'aristocratie, a succédé l'ère impérialiste, au cours de laquelle la bourgeoisie s'est montrée de plus en plus hostile aux institutions nationales existantes et a commencé à revendiquer et à s'organiser en vue de l'exercice du pouvoir politique.

 

Both the early apathy and the later demand for monopolistic dictatorial direction of the nation’s foreign affairs had their roots in a way and philosophy of life so insistently and exclusively centered on the individual’s success or failure in ruthless competition that a citizen’s duties and responsibilities could only be felt to be a needless drain on his limited time and energy. These bourgeois attitudes are very useful for those forms of dictatorship in which a ‘strong man’ takes upon himself the troublesome responsibility for the conduct of public affairs; they are a positive hindrance to totalitarian movements which can tolerate bourgeois individualism no more than any other kind of individualism. The apathetic sections of a bourgeois-dominated society, no matter how unwilling they may be to assume the responsibilities of citizens, keep their personalities intact if only because without them they could hardly expect to survive the competitive struggle for life.

 

L'apathie du début et la demande ultérieure d'une direction dictatoriale monopolistique des affaires étrangères de la nation trouvaient leurs racines dans un mode et une philosophie de vie tellement insistants et exclusivement centrés sur le succès ou l'échec de l'individu dans une compétition impitoyable que les devoirs et les responsabilités d'un citoyen ne pouvaient être ressentis que comme une ponction inutile sur son temps et son énergie limités. Ces attitudes bourgeoises sont très utiles pour les formes de dictature dans lesquelles un « homme fort » prend sur lui la responsabilité gênante de la conduite des affaires publiques ; elles sont un obstacle positif pour les mouvements totalitaires qui ne peuvent tolérer l'individualisme bourgeois pas plus que tout autre type d'individualisme. Les sections apathiques d'une société dominée par la bourgeoisie, aussi peu disposées qu'elles puissent être à assumer les responsabilités de citoyens, conservent leur personnalité intacte, ne serait-ce que parce que, sans elle, elles ne pourraient guère espérer survivre à la lutte concurrentielle pour la vie.

 

The decisive differences between nineteenth-century mob organizations and twentieth-century mass movements are difficult to perceive because the modern totalitarian leaders do not differ much in psychology and mentality from the earlier mob leaders, whose moral standards and political devices so closely resembled those of the bourgeoisie. Yet, insofar as individualism characterized the bourgeoisie’s as well as the mob’s attitude to life, the totalitarian movements can rightly claim that they were the first truly antibourgeois parties; none of their nineteenth-century predecessors, neither the Society of the 10th of December which helped Louis Napoleon into power, the butcher brigades of the Dreyfus Affair, the Black Hundreds of the Russian pogroms, nor the pan-movements, ever involved their members to the point of complete loss of individual claims and ambition, or had ever

realized that an organization could succeed in extinguishing individual identity permanently and not just for the moment of collective heroic action.

 

 Les différences décisives entre les organisations mafieuses du XIXe siècle et les mouvements de masse du XXe siècle sont difficiles à percevoir parce que les dirigeants totalitaires modernes ne diffèrent pas beaucoup, sur le plan de la psychologie et de la mentalité, des premiers dirigeants mafieux, dont les normes morales et les dispositifs politiques étaient si proches de ceux de la bourgeoisie. Pourtant, dans la mesure où l'individualisme caractérisait l'attitude de la bourgeoisie et de la foule face à la vie, les mouvements totalitaires peuvent à juste titre affirmer qu'ils ont été les premiers partis véritablement antibourgeois ; aucun de leurs prédécesseurs du XIXe siècle, ni la Société du 10 décembre qui aida Louis Napoléon à prendre le pouvoir, ni les brigades de bouchers de l'affaire Dreyfus, ni les Cent-Noirs des pogroms russes, ni les pan-mouvements, n'avaient jamais impliqué leurs membres jusqu'à la perte totale des revendications et des ambitions individuelles, ni n'avaient jamais réalisé qu'une organisation pouvait réussir à éteindre l'identité individuelle de façon permanente et pas seulement pour l'instant de l'action héroïque collective.

 

The relationship between the bourgeois-dominated class society and the masses which emerged from its breakdown is not the same as the relationship between the bourgeoisie and the mob which was a by-product of capitalist production. The masses share with the mob only one characteristic, namely, that both stand outside all social ramifications and normal political representation. The masses do not inherit, as the mob does – albeit in a perverted form – the standards and attitudes of the dominating class, but reflect and somehow pervert the standards and attitudes toward public affairs of all classes. The standards of the mass man were determined not only and not even primarily by the specific class to which he had once belonged, but rather by all-pervasive influences and convictions which were tacitly and inarticulately shared by all classes of society alike.

 

La relation entre la société de classe dominée par la bourgeoisie et les masses qui ont émergé de son effondrement n'est pas la même que la relation entre la bourgeoisie et la foule qui était un sous-produit de la production capitaliste. Les masses ne partagent avec la foule qu'une seule caractéristique, à savoir qu'elles se situent toutes deux en dehors de toute ramification sociale et de toute représentation politique normale. Les masses n'héritent pas, comme la foule - bien que sous une forme pervertie - des normes et des attitudes de la classe dominante, mais reflètent et, d'une certaine manière, pervertissent les normes et les attitudes de toutes les classes à l'égard des affaires publiques. Les normes de l'homme de masse n'étaient pas seulement, ni même principalement, déterminées par la classe spécifique à laquelle il avait appartenu, mais plutôt par des influences et des convictions omniprésentes qui étaient tacitement et inarticulièrement partagées par toutes les classes de la société.

 

Membership in a class, although looser and never as inevitably determined by social origin as in the orders and estates of feudal society, was generally by birth, and only extraordinary gifts or luck could change it. Social status was decisive for the individual’s participation in politics, and except in cases of national emergency when he was supposed to act only as a national, regardless of his class or party membership, he never was directly confronted with public affairs or felt directly responsible for their conduct. The rise of a class to greater importance in the community was always accompanied by the education and training of a certain number of its members for politics as a job, for paid (or, if they could afford it, unpaid) service in the government and representation of the class in Parliament.

 

L'appartenance à une classe, bien que plus lâche et jamais aussi inévitablement déterminée par l'origine sociale que dans les ordres et les domaines de la société féodale, était généralement due à la naissance, et seuls des dons extraordinaires ou la chance pouvaient la modifier. Le statut social était déterminant pour la participation de l'individu à la vie politique et, sauf en cas d'urgence nationale où il était censé agir uniquement en tant que national, indépendamment de sa classe ou de son appartenance à un parti, il n'était jamais directement confronté aux affaires publiques ni ne se sentait directement responsable de leur conduite. L'accession d'une classe à une plus grande importance dans la communauté s'est toujours accompagnée de l'éducation et de la formation d'un certain nombre de ses membres à la politique en tant que métier, à un service rémunéré (ou, s'ils en avaient les moyens, non rémunéré) au sein du gouvernement et à la représentation de la classe au Parlement.

 

That the majority of people remained outside all party or other political organization was not important to anyone, and no truer for one particular class than another. In other words, membership in a class, its limited group obligations and traditional attitudes toward government, prevented the growth of a citizenry that felt individually and personally responsible for the rule of the country. This apolitical character of the nation-state’s populations came to light only when the class system broke down and carried with it the whole fabric of visible and invisible threads which bound the people to the body politic.

 

Le fait que la majorité des gens restent en dehors de tout parti ou autre organisation politique n'était important pour personne, et n'était pas plus vrai pour une classe particulière que pour une autre. En d'autres termes, l'appartenance à une classe, ses obligations de groupe limitées et ses attitudes traditionnelles à l'égard du gouvernement ont empêché le développement d'une population qui se sentait individuellement et personnellement responsable de la gestion du pays. Ce caractère apolitique des populations de l'État-nation ne s'est révélé que lorsque le système des classes s'est effondré, entraînant avec lui tout le tissu de fils visibles et invisibles qui liaient le peuple au corps politique.

 

The breakdown of the class system meant automatically the breakdown of the party system, chiefly because these parties, being interest parties, could no longer represent class interests. Their continuance was of some importance to the members of former classes who hoped against hope to regain their old social status and who stuck together not because they had common interests any longer but because they hoped to restore them. The parties, consequently, became more and more psychological and ideological in their propaganda, more and more apologetic and nostalgic in their political approach. They had lost, moreover, without being aware of it, those neutral supporters who had never been interested in politics because they felt that no parties existed to take care of their interests. So that the first signs of the breakdown of the Continental party system were not the desertion of old party members, but the failure to recruit members from the younger generation, and the loss of the silent consent and support of the unorganized masses who suddenly shed their apathy and went wherever they saw an opportunity to voice their new violent opposition.

 

L'effondrement du système des classes signifiait automatiquement l'effondrement du système des partis, principalement parce que ces partis, étant des partis d'intérêt, ne pouvaient plus représenter les intérêts des classes. Leur maintien avait une certaine importance pour les membres des anciennes classes qui espéraient contre toute attente retrouver leur ancien statut social et qui restaient unis non plus parce qu'ils avaient des intérêts communs, mais parce qu'ils espéraient les rétablir. Les partis, par conséquent, deviennent de plus en plus psychologiques et idéologiques dans leur propagande, de plus en plus apologétiques et nostalgiques dans leur approche politique. Ils avaient en outre perdu, sans s'en rendre compte, les sympathisants neutres qui ne s'étaient jamais intéressés à la politique parce qu'ils estimaient qu'il n'existait pas de partis pour prendre en charge leurs intérêts. Ainsi, les premiers signes de l'effondrement du système des partis continentaux n'ont pas été la désertion des anciens membres du parti, mais l'incapacité à recruter des membres de la jeune génération, et la perte du consentement et du soutien silencieux des masses inorganisées qui ont soudainement abandonné leur apathie et sont allées partout où elles ont vu une occasion d'exprimer leur nouvelle opposition violente.

 

The fall of protecting class walls transformed the slumbering majorities behind all parties into one great unorganized, structureless mass of furious individuals who had nothing in common except their vague apprehension that the hopes of party members were doomed, that, consequently, the most respected, articulate and representative members of the community were fools and that all the powers that be were not so much evil as they were equally stupid and fraudulent. It was of no great consequence for the birth of this new terrifying negative solidarity that the unemployed worker hated the status quo and the powers that be in the form of the Social Democratic Party, the expropriated small property owner in the form of a centrist or rightist party, and former members of the middle and upper classes in the form of the traditional extreme right. The number of this mass of generally dissatisfied and desperate men increased rapidly in Germany and Austria after the first World War, when inflation and unemployment added to the disrupting consequences of military defeat; they existed in great proportion in all the succession states, and they have supported the extreme movements in France and Italy since the second World War.

 

La chute des murs de protection des classes a transformé les majorités assoupies derrière tous les partis en une grande masse inorganisée et sans structure d'individus furieux qui n'avaient rien en commun si ce n'est leur vague appréhension que les espoirs des membres du parti étaient condamnés, que, par conséquent, les membres les plus respectés, les plus éloquents et les plus représentatifs de la communauté étaient des imbéciles et que tous les pouvoirs en place n'étaient pas tant mauvais qu'ils n'étaient également stupides et frauduleux. Le fait que le chômeur déteste le statu quo et les pouvoirs en place sous la forme du parti social-démocrate, le petit propriétaire exproprié sous la forme d'un parti centriste ou de droite, et les anciens membres des classes moyennes et supérieures sous la forme de l'extrême droite traditionnelle, n'a pas eu d'incidence majeure sur la naissance de cette nouvelle solidarité négative et terrifiante. Le nombre de cette masse d'hommes généralement insatisfaits et désespérés a augmenté rapidement en Allemagne et en Autriche après la première guerre mondiale, lorsque l'inflation et le chômage se sont ajoutés aux conséquences désastreuses de la défaite militaire ; ils ont existé en grande proportion dans tous les Etats de la succession, et ils ont soutenu les mouvements d'extrême en France et en Italie depuis la deuxième guerre mondiale.

 

In this atmosphere of the breakdown of class society the psychology of the European mass man developed. The fact that with monotonous but abstract uniformity the same fate had befallen a mass of individuals did not prevent their judging themselves in terms of individual failure or the world in terms of specific injustice. This self-centered bitterness, however, although repeated again and again in individual isolation, was not a common bond despite its tendency to extinguish individual differences, because it was based on no common interest, economic or social or political. 

 

C'est dans cette atmosphère d'effondrement de la société de classes que s'est développée la psychologie de l'homme de masse européen. Le fait qu'une masse d'individus ait subi le même sort, avec une uniformité monotone mais abstraite, ne les empêchait pas de se juger eux-mêmes en termes d'échec individuel ou de juger le monde en termes d'injustice spécifique. Mais cette amertume égocentrique, bien que répétée à l'infini dans l'isolement individuel, n'était pas un lien commun, malgré sa tendance à effacer les différences individuelles, car elle ne reposait sur aucun intérêt commun, ni économique, ni social, ni politique. 

 

Selfcenteredness, therefore, went hand in hand with a decisive weakening of the instinct for self-preservation. Selflessness in the sense that oneself does not matter, the feeling of being expendable, was no longer the expression of individual idealism but a mass phenomenon. The old adage that the poor and oppressed have nothing to lose but their chains no longer applied to the mass men, for they lost much more than the chains of misery when they lost interest in their own well-being: the source of all the worries and cares which make human life troublesome and anguished was gone. Compared with their nonmaterialism, a Christian monk looks like a man absorbed in worldly affairs. Himmler, who knew so well the mentality of those whom he organized, described not only his SS-men, but the large strata from which he recruited them, when he said they were not interested in ‘everyday problems’ but only ‘in ideological questions of importance for decades and centuries, so that the man … knows he is working for a great task which occurs but once in 2,000 years.’ The gigantic massing of individuals produced a mentality which, like Cecil Rhodes some forty years before, thought in continents and felt in centuries.

 

L'égocentrisme est donc allé de pair avec un affaiblissement décisif de l'instinct de conservation. L'altruisme au sens où l'on n'a pas d'importance, le sentiment d'être superflu, n'était plus l'expression d'un idéalisme individuel, mais un phénomène de masse. Le vieil adage selon lequel les pauvres et les opprimés n'ont rien d'autre à perdre que leurs chaînes ne s'appliquait plus aux hommes de la masse, car ils perdaient bien plus que les chaînes de la misère lorsqu'ils se désintéressaient de leur propre bien-être : la source de tous les soucis et de toutes les inquiétudes qui rendent la vie humaine pénible et angoissante disparaissait. Comparé à leur non-matérialisme, un moine chrétien ressemble à un homme absorbé par les affaires du monde. Himmler, qui connaissait si bien la mentalité de ceux qu'il organisait, décrivait non seulement ses SS, mais aussi les larges couches dans lesquelles il les recrutait, lorsqu'il disait qu'ils ne s'intéressaient pas aux « problèmes quotidiens », mais seulement « aux questions idéologiques importantes pour des décennies et des siècles, de sorte que l'homme ... sache qu'il travaille pour une grande tâche qui ne se produit qu'une fois tous les 2000 ans ». La masse gigantesque d'individus a produit une mentalité qui, comme Cecil Rhodes quelque quarante ans plus tôt, pensait en termes de continents et ressentait en termes de siècles.

 

Eminent European scholars and statesmen had predicted, from the early nineteenth century onward, the rise of the mass man and the coming of a mass age. A whole literature on mass behavior and mass psychology had demonstrated and popularized the wisdom, so familiar to the ancients, of the affinity between democracy and dictatorship, between mob rule and tyranny. They had prepared certain politically conscious and overconscious sections of the Western educated world for the emergence of demagogues, for gullibility, superstition, and brutality. Yet, while all these predictions in a sense came true, they lost much of their significance in view of such unexpected and unpredicted phenomena as the radical loss of selfinterest, the cynical or bored indifference in the face of death or other personal catastrophes, the passionate inclination toward the most abstract notions as guides for life, and the general contempt for even the most obvious rules of common sense.

 

D'éminents savants et hommes d'État européens avaient prédit, dès le début du XIXe siècle, la montée de l'homme de masse et l'avènement d'une ère de masse. Toute une littérature sur le comportement et la psychologie des masses avait démontré et popularisé la sagesse, si familière aux anciens, de l'affinité entre la démocratie et la dictature, entre la loi du plus grand nombre et la tyrannie. Ils avaient préparé certaines sections politiquement conscientes et trop conscientes du monde éduqué occidental à l'émergence de démagogues, à la crédulité, à la superstition et à la brutalité. Pourtant, si toutes ces prédictions se sont en quelque sorte réalisées, elles ont perdu beaucoup de leur importance face à des phénomènes aussi inattendus et imprévus que la perte radicale de l'intérêt personnel, l'indifférence cynique ou ennuyée face à la mort ou à d'autres catastrophes personnelles, le penchant passionné pour les notions les plus abstraites comme guides de vie, et le mépris général pour les règles de bon sens les plus évidentes.

 

 The masses, contrary to prediction, did not result from growing equality of condition, from the spread of general education and its inevitable lowering of standards and popularization of content. (America, the classical land of equality of condition and of general education with all its shortcomings, knows less of the modern psychology of masses than perhaps any other country in the world.) It soon became apparent that highly cultured people were particularly attracted to mass movements and that, generally, highly differentiated individualism and sophistication did not prevent, indeed sometimes encouraged, the self-abandonment into the mass for which mass movements provided. Since the obvious fact that individualization and cultivation do not prevent the formation of mass attitudes was so unexpected, it has frequently been blamed upon the morbidity or nihilism of the modern intelligentsia, upon a supposedly typical intellectual self-hatred, upon the spirit’s ‘hostility to life’ and antagonism to vitality. 

 

 Les masses, contrairement aux prévisions, n'ont pas résulté de l'égalité croissante des conditions, de la diffusion de l'enseignement général et de son inévitable abaissement des normes et de la popularisation du contenu. (L'Amérique, pays classique de l'égalité des conditions et de l'enseignement général avec tous ses défauts, connaît moins la psychologie moderne des masses que peut-être n'importe quel autre pays du monde). Il est vite apparu que les personnes très cultivées étaient particulièrement attirées par les mouvements de masse et que, généralement, un individualisme et une sophistication très différenciés n'empêchaient pas, et même parfois encourageaient, l'abandon de soi à la masse que les mouvements de masse prévoyaient. Le fait que l'individualisation et la culture n'empêchent pas la formation d'attitudes de masse étant si inattendu, il a souvent été imputé à la morbidité ou au nihilisme de l'intelligentsia moderne, à une soi-disant haine de soi typique des intellectuels, à l'« hostilité à la vie » et à l'antagonisme de l'esprit à l'égard de la vitalité. 

 

Yet, the much-slandered intellectuals were only the most illustrative example and the most articulate spokesmen for a much more general phenomenon. Social atomization and extreme individualization preceded the mass movements which, much more easily and earlier than they did the sociable, nonindividualistic members of the traditional parties, attracted the completely unorganized, the typical ‘nonjoiners’ who for individualistic reasons always had refused to recognize social links or obligations.

 

Cependant, les intellectuels tant décriés n'étaient que l'exemple le plus illustratif et les porte-parole les plus éloquents d'un phénomène beaucoup plus général. L'atomisation sociale et l'individualisation extrême ont précédé les mouvements de masse qui, bien plus facilement et plus tôt qu'ils ne l'avaient fait pour les membres sociables et non individualistes des partis traditionnels, ont attiré les personnes totalement inorganisées, les « non-adhérents » typiques qui, pour des raisons individualistes, avaient toujours refusé de reconnaître les liens ou les obligations sociales.

 

The truth is that the masses grew out of the fragments of a highly atomized society whose competitive structure and concomitant loneliness of the individual had been held in check only through membership in a class. The chief characteristic of the mass man is not brutality and backwardness, but his isolation and lack of normal social relationships. Coming from the class-ridden society of the nation-state, whose cracks had been cemented with nationalistic sentiment, it is only natural that these masses, in the first helplessness of their new experience, have tended toward an especially violent nationalism, to which mass leaders have yielded against their own instincts and purposes for purely demagogic reasons.

 

La vérité est que les masses sont nées des fragments d'une société hautement atomisée dont la structure compétitive et la solitude concomitante de l'individu n'ont été contrôlées que par l'appartenance à une classe. La principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la brutalité et l'arriération, mais son isolement et l'absence de relations sociales normales. Venant de la société de classe de l'Etat-nation, dont les fissures ont été cimentées par le sentiment nationaliste, il est naturel que ces masses, dans la première impuissance de leur nouvelle expérience, aient tendu vers un nationalisme particulièrement violent, auquel les dirigeants de masse ont cédé contre leurs propres instincts et objectifs pour des raisons purement démagogiques.

(...)


La crise de la culture (Between Past and Future, 1954) 

Dans cette époque d'après-guerre, l'homme est en porte-à-faux entre un passé et une tradition révolus et un avenir incertain, inconcevable. Hannah Arendt se propose donc d'apprendre à l'homme à se mouvoir dans sa position actuelle, d'apprendre à nouveau à penser, à partir des notions de liberté, d'autorité et d'éducation.


La condition de l'homme moderne (The human condition, 1958) 

"Hannah Arendt rappelle avec force que la vraie liberté politique n'est pas la retraite paisible dans la sphère de la vie privée, si précieuse soit-elle, mais aussi et d'abord l'action publique menée avec des égaux et reposant sur des choix individuels. Examinant les concepts de travail, d'oeuvre et d'action, elle nous parle du règne de la nécessité, de la capacité de création et de la révélation de l'homme dans la parole et dans l'action. Se fondant sur la philosophie grecque, elle étudie les questions majeure de son temps, la réhabilitation de l'action politique individuelle, les périls mortels du déterminisme historique et  social, la fragilité de la liberté, le caractère imprévisible de l'histoire des hommes." 

"... Évitons tout malentendu : la condition humaine ne s'identifie pas à la nature humaine, et la somme des activités et des facultés humaines qui correspondent à la condition humaine ne constitue rien de ce qu'on peut appeler nature humaine. Car ni celles que nous examinons ici, ni celles que nous laissons de côté, comme la pensée, la raison, ni même leur énumération la plus complète et la plus méticuleuse, ne constituent des caractéristiques essentielles de l'existence humaine en ce sens que, sans elles, l'existence ne serait plus humaine. Le changement le plus radical que nous puissions imaginer pour la condition humaine serait l'émigration dans une autre planète. Un tel événement, qui n'est plus tout à fait impossible, signifierait que l'homme aurait à vivre dans des conditions fabriquées, radicalement différentes de celles que lui offre la Terre. Le travail, l'œuvre, l'action, la pensée elle-même telle que nous la connaissons, n'auraient plus de sens. Et pourtant, ces hypothétiques voyageurs échappés à la Terre seraient encore humains; mais tout ce que nous pourrions dire quant à leur « nature », c'est qu'il s'agirait encore d'êtres conditionnés, bien que leur condition fût alors, dans une mesure considérable, faite par eux-mêmes. 

Le problème de la nature humaine, problème augustinien (quaestio mihi factus sum), "je suis devenu question pour moi-même") paraît insoluble aussi bien au sens psychologique individuel qu'au sens philosophique général. Il est fort peu probable que, pouvant connaître, déterminer, définir la nature de tous les objets qui nous entourent et qui ne sont pas nous, nous soyons jamais capables d'en faire autant pour nous mêmes: ce serait sauter par-dessus notre ombre. De plus, rien ne nous autorise à supposer que l'homme ait une nature ou une essence comme en ont les autres objets. En d'autres termes, si nous avons une nature, une essence, seul un dieu pourrait la connaître et la définir, et il faudrait d'abord qu'il puisse parler du "qui" comme d'un "quoi". Notre perplexité vient de ce que les modes de connaissance applicables aux objets pourvus de qualités "naturelles", y compris nous-mêmes dans la mesure restreinte où nous sommes des spécimens de l'espèce la plus évoluée de la vie organique, ne nous servent plus à rien lorsque nous posons la question : Et qui sommes nous? C'est pourquoi les tentatives faites pour définir la nature humaine s'achèvent presque invariablement par l'invention d'une divinité quelconque, c'est-à-dire par le dieu des philosophes qui, depuis Platon, s'est révélé à l'examen comme une sorte d'idée platonicienne de l'homme. Certes, en démasquant ces concepts philosophiques du divin, en y montrant les conceptualisations de qualités et de facultés humaines, on ne prouve pas, on ne fait même rien pour prouver la non-existence de Dieu; mais le fait que les essais de définition de la nature de l'homme mènent si aisément à une idée qui nous frappe comme nettement "surhumaine" et s'identifie par conséquent avec le divin, peut suffire à rendre suspect le concept même de "nature humaine."

D'autre part, les conditions de l'existence humaine - la vie elle-même, natalité et mortalité appartenance au monde, pluralité, et la Terre - ne peuvent jamais "expliquer" ce que nous sommes ni répondre à la question de savoir qui nous sommes pour la bonne raison  qu'elles ne nous conditionnent jamais absolument..."."

 

"The Human Condition", est, après "The Origins of Totalitarism", le second grand livre de Hannah Arendt. La pierre angulaire de l'ouvrage est la distinction entre les trois modalités de la "vita activa" (la vie active, entendue comme distincte de la "vita contemplativa", la vie contemplative) : le "travail" (labor), l' "œuvre" (work), l' "action" (action). 

La phénoménologie de l'action élaborée par Hannah Arendt est sous-tendue par une interrogation fondamentale (quí succède à l'effondrement lié aux systèmes totalitaires) : à quelles conditions le monde, envisagé comme habitat commun, est-il possible  ? Quelles ressources la condition humaine peut-elle opposer à la massification, à l'hypothèse totalitaire du "tout est possible" et à l'expérience "d'absolue non-appartenance au monde" qu'est l'expérience de la "désolation"? 

Le travail, pris dans le processus biologique des besoins et de leur satisfaction par la consommation, ne produit que du périssable au sens où il est une activité indéfiniment répétitive, vouée à satisfaire les nécessités vitales. C'est à l'œuvre qu'il revient de produire des choses durables, des artefacts et des objets d'usage qui ne sont pas anéantis sitôt que consommés. Mais cette durabilité est encore relative et soumise, en dernier ressort, à l'utilité et au cycle des moyens et des fins.

Reste donc I'action, seule capable de transcender le cycle de la nécessité vitale et celui de la chaîne infinie des moyens et des fins. L'action, inséparable de la parole, est "révélation" (disclosure) du "qui" : "C'est par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle". L'action révèle qui est l'agent, mais cette révélation n'est possible que dans un espace d'apparence où chacun - et réciproquement - est vu et entendu par d'autres. Bien que l'action ne soit pas le privilège du seul acteur politique (au sens étroit du terme), elle entraîne la nécessaire constitution d'un espace public (distinct du domaine privé) où se déploie le réseau des relations humaines. La condition humaine de "pluralité" est donc le corrélat de l'action et de la parole : c'est en tant qu'ils sont "au pluriel" que les hommes habitent la Terre et vivent ensemble d'une manière ou d'une autre.

Agir et naître, agir et commencer sont en relation étroite : chaque naissance est apparition, chaque action fait surgir la nouveauté. Mais il y a plus : c'est la condition humaine de natalité elle-même qui enracine ontologiquement la nouveauté de l'action particulière.

Toute la difficulté est que l'action qui nous insère dans le monde n'a d'autre validation que son propre apparaître. Ne laissant derrière elle, comme le savaient déjà les Grecs, aucun produit fabriqué, s'engageant dans un tissu de relations qu'elle ne maîtrise pas, l'action est éminemment fragile, ses résultats sont imprévisibles et ne peuvent être défaits.

Le paradoxe est donc que l'activité à travers laquelle les êtres humains éprouvent au plus haut degré leur humanité est aussi la plus précaire et la plus menacée. (Trad. Calmann-Lévy, 1961 et 1983, (préface P. Ricœur).  


Essai sur la révolution (On Revolution, 1963) 

"L'auteur compare deux révolutions - l'américaine et la française - pour en tirer des conclusions inattendues sur l'essence du phénomène révolutionnaire et l'évolution du monde contemporain.

Hannah Arendt prend parti : pour elle, le pays de la Révolution réussie, ce sont les États-Unis. La déviation de l'histoire moderne provient du triomphe des idées de la Révolution française, qu'elle condamne, sur celles des États-Unis, qu'elle approuve. Les révolutionnaires ont malheureusement toujours préféré la notion d'égalité à celle de liberté que leur enseigne l'histoire américaine."