Boom latinoamericano - Alejo Carpentier (1904-1980, Cub.), "El reino de este mundo" (1949, Le Royaume de ce monde), "Los pasos perdidos" (1953, Le Partage des eaux), "El acoso" (Chasse à l'homme, 1956), "Guerra del tiempo" (Guerre du temps, 1958), "El siglo de las luces" (1962, Le Siècle des Lumières), "El arpa y la sombra" (1979) - Guillermo Cabrera Infante (1929-2005, Cub.), "Tres tristes tigres" (1967) - José Lezama Lima (1910-1976), "Paradiso" (1966)  ..

Last update: 03/11/2017


Avec "El Reino de este mundo" (Le Royaume de ce monde), l'écrivain cubain Alejandro Carpentier déclare non seulement, en 1949, la guerre à un surréalisme européen qui n'avait désormais plus rien à offrir, mais en vient à considérer que pour un romancier sud-américain, la technique dite du "real maraviloso" (réalisme magique) est la seule possible pour décrire l'expérience de ce continent qui vit une confrontation quotidienne de sa pensée symbolique et de la pensée technique modernisatrice qu'on lui impose. Il ne s'agit pas pour cette pensée symbolique de constituer un monde alternatif, mais de laisser surgir dans l'univers réaliste  ces éléments surnaturels, étranges, inexplicables que la mémoire rationnelle élimine, minimise ou modifie. Elle ne se pense que dans et par l'extraordinaire, et dans le quotidien de l'existence. Il s'agit de plus, d'un point de vue d'auteur, de prendre en charge ce que toute une tradition littéraire descriptive et imitative qui dominait alors en Amérique latine, comme les courants du romantisme, du modernisme et du costumbrisme, ou plus tard l'esthétique moderniste, ignorait totalement, cet univers si lointain d'une "réalité" latino-américaine que l'on retrouve si singulièrement dans la culture indienne. L'étrange et le merveilleux côtoient l'histoire, le politique, la violence et la misère. Le cubain Alejo Carpentier et l'Argentin Jorge Luis Borges font figures de précurseurs, mais c'est le Colombien Gabriel Garcia Marquez qui va porter ce "réalisme magique" à son plein épanouissement dans les années 1960 et 1970, coïncidant par ailleurs avec la génération du boom latino-américain... 

Dans son court chef-d'œuvre, "El reino de este mundo", Alejandro Carpentier mêle à une histoire étudiée avec minutie une série de transformations anthropomorphiques et de juxtapositions métaphoriques, qui vont lui permettre d'atteindre son idéal d'une "réalité merveilleuse", pour donner naissance à une nouvelle forme de fiction du "merveilleux au sein du réel". C'est un récit historique relativement simple qui retrace les événements de la seule révolution d'esclaves réussie. Situé à Saint-Domingue, une île qui devait se transformer en 1803 en Haïti, première république noire d'anciens esclaves, le roman suit le destin de Ti Noël, son personnage principal. Servant l'une des grandes familles blanches avant la révolution, il noue une amitié intense avec Macandal, leader mandingue d'esclaves marrons avant d'assister à son exécution et à son apothéose vaudou. Après l'avènement de la révolution, Ti Noël est à nouveau esclave au sein de l'immense main-d'œuvre que le dictateur noir, Henri Christophe, a conscrite afin d'ériger son palais au sommet d'une montagne. Le roman se conclut par le récit fantasmagorique de la chute de Christophe, le sac de Sans-Souci et la mort de Ti Noël...

 


Alejo Carpentier (1904-1980)
"Mucho me interesaba observar el vuelo de las aves de la tierra y del mar, pues estas suelen ser más avisadas que el hombre en escoger los rumbos que le convienen.." - Natif de La Havane, d'un père français et d'une mère russe, émigrés en 1902 à Cuba, toute la vie d'Alejo Carpentier, si sensible à la littérature et à la musique, fut marquée par les dictatures et les régimes autoritaires. Son enfance coïncide avec les premières années de la jeune République Indépendante de Cuba, suite à la défaite de l'Espagne dans sa guerre contre les Etats-Unis. En 1926, Alejo Carpentier voyage au Mexique et fait la connaissance de Diego Rivera. Mais dès 1927, il est emprisonné pendant sept mois pour avoir signé un manifeste s'opposant au dictateur Machado, et c'est par l'intermédiaire du poète Robert Desnos qu'il quitte Cuba pour la France, y reste onze années et fréquente les surréalistes, le "merveilleux" d'André Breton, Leiris, Artaud, Prévert, Vitrac, Paul Eluard, Pablo Picasso, puis c'est en Espagne, celle de Federico García Lorca, Rafael Alberti Merello, José Bergamín et Pedro Salinas, qu'il apprend la défaite de Machado à Cuba. En 1937, il regagne Cuba résolu "à peindre le monde l'Amérique". Le "réalisme magique", son long séjour au Venezuela (14 ans) et sa prose classico-baroque forment la matière de ses romans à partir de 1949 :  "Los pasos perdidos" (Le Partage des eaux, 1953), journal imaginaire d'un musicien cubain qui essaie de définir la vraie relation établie entre l'Espagne et l'Amérique après la conquête espagnole, "El reino de este mundo" (Le Royaume de ce monde, 1948), qui traite de la révolution haïtienne et du tyran Henry Christophe qui prit le pouvoir à Haïti en 1811, "El Siglo de las Luces" (Le siècle des Lumières, 1962), roman historique dont l'action se situe dans les Antilles à l'époque révolutionnaire,  "El acoso", "El Derecho de Asilo", "El recurso del método", "Concierto barroco" (1976), dans lequel il expose ses opinions sur le mélange des cultures en Amérique latine, "El arpa y la sombra" (1979). Entre-temps, il aura intégré définitivement à Cuba en 1959, sur les pas du triomphe de la Révolution cubaine, pour être nommé administrateur général de la Editorial de Libros Populares de Cuba y el Caribe....


"El reino de este mundo" (1949, Le Royaume de ce monde)

Les données historiques qui servent de point de départ à ce roman - la révolte des Noirs de Saint-Domingue, suivie de l'exil des colons à Santiago de Cuba ; le gouvernement du général Leclerc, beau-frère de Napoléon ; le surprenant royaume noir de Henri-Christophe - ne doivent pas nous égarer sur son véritable sens. C'est une chronique par certains côtés ésotérique sur quoi plane l'atmosphère maléfique du Vaudou. Mackandal, le sorcier manchot, envoûte tous les animaux de l'île et les fait périr. Les colons ne tardent pas à subir le même sort. L'envoûtement se mêle à la farce et le ridicule s'achève dans le sang. L'image de la belle Pauline Bonaparte faisant masser son corps admirable par le noir Soliman se détache sur ce fond d'incendie et de meurtres ...

 

L'intrigue plonge donc le lecteur dans l'atmosphère colorée de Cap Français, à Saint-Domingue, à l'aube du XIXe siècle. Ti Noël, l'esclave noir, parcourt la ville avec son maître, M. Lenormand de Mézy, et c'est là prétexte à Carpentier pour l'une de ces descriptions- fourmillantes et baroques à souhait dont il a le secret. Le retour à la plantation souligne l'étrange coexistence du monde arriéré et superstitieux des Noirs, soumis au Vaudou et à son grand prêtre le sorcier Mackandal, avec le monde raffiné mais décadent des colons blancs. Mackandal, dont le bras a été broyé par mégarde dans un étau, s'enfuit et jette un sort au domaine de Mézy, bêtes et gens périssent d'un mal étrange, y compris la femme du maître. Le sorcier est repris, exécuté, mais il ressuscite et c'est comme sur son impulsion qu`éclate la révolte des Noirs de Saint-Domingue : explosion de meurtres, de pillages et de viols, qui  force les colons à s'exiler à Santiago de Cuba... 

La vie à Santiago est magistralement évoquée, mélange de nonchalance et de corruption, comme celle de Cap Français, que vient réveiller l`arrivée de Pauline Bonaparte et de son époux, le général Leclerc. Sensuelle, Pauline Bonaparte emplit le roman d'un envoûtement équivoque, illustré par les massages lascifs que lui fait son esclave noir, Soliman. Mais elle traverse ce monde de décomposition comme un rêve, car la mort de son époux la ramène bientôt en France.

Cependant Ti Noël, qui a perdu son maître, et erre au hasard, revient à Cap Français où il retrouve la propriété de Mézy transformée en un royaume autonome que dirige l'ancien cuisinier noir de la famille. ll s`agit du royaume d`Henri Christophe, dont Carpentier brosse un admirable tableau où se mêlent cupidité, ruse et infantilisme. Le suicide d'Henri Christophe revêt une ampleur shakespearienne, où le bruit et la fureur ne le cèdent qu`à l'épouvante dans le palais vide, disloqué, sanglant, où Soliman masse la statue de Pauline par Canova avant de devenir fou. Ti Noël, quant à lui, échappe au destin, et, revêtant les formes les plus diverses, continue Mackandal pour l'éternité.... (Trad. Gallimard, 1954).

 


"Los pasos perdidos" (1953, Le Partage des eaux) 

Le troisième roman de Carpentier, "Le Partage des eaux", est l'une de ses rares œuvres qui ne se déroulent pas dans les Caraïbes et qui ne soient pas historiques. Carpentier y fait le récit d'un pèlerinage moderne à la recherche de son identité personnelle et des origines de la civilisation. C'est aussi le plus autobiographique de ses ouvrages. De fait, on peut voir un reflet de l'auteur en son personnage central, un musicologue et compositeur américain qui abandonne un poste confortable en Europe pour partir à la recherche d'instruments primitifs dans les profondeurs de la jungle vénézuélienne. Sous la forme d'un journal artificiel, ce périple permet au narrateur de fuir la stérilité créative et la relation ingrate qu'il entretient avec sa femme et sa maîtresse. ll découvre dans la forêt les instruments qu'il recherche ainsi que Rosario, métisse tellurique qui le complète à la perfection. ll retrouve aussi l'inspiration qui lui permettra de terminer l'écriture d'une cantate, ce qui se serait avéré impossible dans une ville moderne. La passion et l'art étant désormais à sa portée, seule une chose lui  manque: une raison de demeurer dans la jungle. Céder à la tentation du retour serait une erreur fatale, mais durant son séjour, la nature a barré la route, et le retour s'avère de toute façon impossible. La dernière scène, où l'érudit erre près d'une rivière qui ne peut rien lui apprendre, pourrait refléter la situation difficile de l'artiste contemporain perdu entre deux univers irréconciliables ...

 

Le héros, un compositeur marié à une actrice, Ruth, mène à New York une vie trépidante et factice. qui a tari son pouvoir créateur. N`aimant plus sa femme, voué au vide et aux obligations, il partage son temps entre l'alcool et une jeune maîtresse, Mouche, dont les prétentions intellectuelles ne relèvent que du snobisme. L`occasion se présenté à lui de partir à la recherche d'un instrument de musique indien, en plein cœur de la forêt vierge, dans une région qui n`est pas précisée dans le roman, mais que Carpentier a révélée par la suite être située dans le cours supérieur de l'Orénoque. Il emmène sa maîtresse, surexcitée à l`idée de "la merveilleuse-aventure-chez-les-sauvages". La découverte de la nature primitive. tant dans la flore ou la faune que chez les indigènes, éblouit le héros, l'enivr,. le fait naître une deuxième fois. ll retrouve l'enfance, son animalité, avec une joie profonde, cependant que sa maîtresse au contraire, aux prises avec les éléments hostiles - une violente tempête en particulier - enlaidit, s`étiole. se décompose. Lorsque son amant tombe amoureux d`une belle Indienne, Rosario, sans chercher à le cacher, elle ne peut le supporter. Malade et atteinte de gangrène à la suite d`une blessure reçue au cours d`une rixe avec Rosario, elle est ramenée à New York...

Le récit évoque alors la vie heureuse, bienheureuse, libre. pleine, menée par le héros dans ce monde neuf, véritable paradis retrouvé où il éprouve les bonheurs les plus spontanés, où manger, boire, dormir, aimer sont ressentis comme des actes sacrés. Il se lie à des personnages pittoresques : l'Adelantado, ancien explorateur qui gouverne une ville, un prêtre missionnaire, fray Pedro, un chercheur d'or, Yannes; il découvre une cité, Santa Monica de los Venados, connaît des paysages fabuleux, traverse des épreuves qui sont autant de préludes à son "baptême", à son admission au sein de cette communauté élue d'Indiens primitifs. Mais au moment où il songe au mariage avec Rosario, un avion, parti à sa recherche, atterrit. Pensant qu'il obtiendra plus facilement le divorce sur place, il regagne New York, où sa femme et Mouche, son ancienne maîtresse, lui apparaissent sous un jour dérisoire, voire répugnant. Il n'a qu'une hâte, repartir. Lorsqu'il y parvient, le fleuve, hélas, est en crue et il doit attendre; Yannes, rencontré alors, lui apprend que Rosario, symbole de son espérance, est mariée et attend un enfant. Il n'aura été pour tous, même pour elle. que "le visiteur"...

 

Si le thème paraît simple, - l'homme, anéanti par la civilisation moderne, revit au contact de la nature la plus sauvage -, le héros de Carpentier ne se défait jamais de son héritage d'homme civilisé. En pleine forêt vierge, luttant contre le fleuve déchaîné, il évoque Homère, Eschyle, La Bible, Shelley. Alors même qu'il partage la vie de cette peuplade jugée arriérée, il souffre du manque de papier, car le besoin de composer le dévore. Lorsqu'il se trouve, le fusil à la main, en face d`un lépreux qui a cherché à violer une fillette, il ne peut se résoudre à le tuer, voyant en lui l'homme et non la bête, tandis que son compagnon, Marc, fils de l'Adelantado. qui a été élevé parmi les Indiens et épousera d`ailleurs Rosario, n`hésite pas un instant à abattre le coupable. Pour Carpentier, le mal qui atteint l`homme à travers la civilisation est en effet définitif. C`est une marque qui l'empêche à jamais de revenir en arrière, de rejoindre une impossible enfance. Les êtres inconscients, comme Mouche, n`en ont pas même l'idée. Ceux qui souffrent de leur existence, comme le héros du roman, ne peuvent y prétendre que d'une façon éphémère, qui aiguisera encore plus leur souffrance, leur inadaptation. Le héros perd tout par sa faute, il est l'entier responsable de son destin, esclave impuissant du monde qu'il a toujours connu, même s`il le hait. C'est pourquoi les péripéties du roman restent malgré tout sans importance. Reviennent et comptent surtout de puissants thèmes, longues phrases musicales s`intégrant à la symphonie qu'a cherché à composer Carpentier. New York,  la révolution, le fleuve, la femme, le secret, autant d`hymnes développés en un dense fourmillement de sons, de couleurs. d'odeurs. de sensations. La richesse d`imagination fait de ce récit fantastique, qui est aussi vu comme un grand poème, une des œuvres les plus originales de l'auteur (Trad. Gallimard, 1955).

 


"El Acoso" (1958, Chasse à l'homme)

 "El Acoso" a pour cadre la "longue période de désordres" qui suivit la tyrannie du président Machado (1925-1933) : "histoire de factions déchirées, quand l'idéal cède la place à la lutte pour le pouvoir à tout prix, et que les membres de l'ancien clan ne savent plus très bien qui est qui, ni pour qui ni pour quoi. Quand, écrivait Fuentes, la guerre ne se fait plus sur les champs de bataille de l'honneur militaire, mais dans les arrière-boutiques de la terreur politique". (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par René L.-F. Durand). Le récit tient dans les quarante-six minutes que dure l'exécution de la Symphonie héroïque de Beethoven, à l'intérieur du théâtre où l'étudiant pourchassé par les camarades qu'il a dénoncé va être abattu. 

 

"« Sinfonia Eroica, composta per festeggiare il souvenire di un grand'Uomo, e dedícata a Sua Alteza Serenissima il Principe di Lobkowítz, da Luigi Van Beethoven, op. 53, N° III delle Sinfonie... ›› Et ce fut le claquement de porte qui le fit sursauter, brisant l'orgueil puéril qu'il éprouvait à comprendre ce texte. Les franges du rideau balayèrent sa tête, puis revinrent à leur place en tournant plusieurs pages du livre. Tiré de sa lecture, il associa des idées de surdité - le Sourd, les inutiles cornets acoustiques... - à la sensation qu'il avait de percevoir à nouveau le vacarme qui l'entourait. Surpris par l'averse, les spectateurs dispersés sur le grand escalier d'honneur regagnaient le vestibule tout en riant et en bousculant les gens serrés qui s'interpellaient à tue-tête par-dessus les épaules nues, prisonniers de la pluie qui s'accumulait dans les creux des bâches et se déversait ensuite, comme à pleins seaux, sur les marches de granit. Bien que la sonnerie eût retenti pour la seconde fois, ils demeuraient tous là, serrés comme harengs en caque, afin de respirer l'odeur d'humidité, de ficus verts, de pelouses mouillées, qui rafraîchissait les visages en sueur, mêlée aux exhalaisons de la terre et des écorces, dont les fissures se refermaient, au bout d'une longue sécheresse.

Après un crépuscule étouffant, les corps paraissaient relâchés, et partageaient le soulagement des plantes épanouies dans les pergolas du parc. Les plates-bandes, encadrées de buis, exhalaient des vapeurs de champ fraîchement labouré. «C'est un temps à faire ce que je sais ››, murmura quelqu'un, tout en regardant la femme qui s'adossait au grillage de la caisse, dont un renard cachait le profil, et qui ne semblait pas considérer comme un homme celui qui était derrière elle, puisqu'elle venait de soulager la gêne que lui causait un dessous très intime - peu lui importait, naturellement, qu'il le vît - d'un geste précis et désinvolte. "Derrière une grille comme les singes", disaient les ouvreurs pour se moquer de ce caissier différent des autres, qui restait jusqu'à la fin des concerts, alors qu'il pouvait s'en aller après la vérification de dix heures, bien que le règlement spécifiât: "Une demi-heure avant la fin du spectacle." Il voulut humilier la femme au renard, en lui faisant comprendre qu'il l'avait vue, et, avec des ruses de comptable, laissa tomber une poignée de pièces sur le marbre étroit de sa caisse. L'autre, dégageant son profil, regarda les mains suspendues sur les pièces - on ne regardait jamais que ses mains - et refit le geste. Pareille impudeur signifiait qu'il n'existait pas pour les femmes qui emplissaient le hall, tâchant de demeurer à l'endroit où un miroir pût leur renvoyer l'image de leurs coiffures et de leurs atours. Les fourrures, portées par une telle chaleur, faisaient perler des gouttes de sueur sur les cous et les décolletés; pour se libérer de leur poids, elles les laissaient glisser, les suspendant de coude à coude tels des trophées de chasse. Le regard du caissier s'évada de ce monde tout proche et cependant inaccessible.

Au-delà des corps, il y avait le parc aux colonnes abandonnées à l'averse, et au-delà du parc, derrière les arcades enveloppées de ténèbres, la grande maison du Mirador -- autrefois villa entourée de cyprès, flanquée maintenant de l'affreux édifice où il vivait sous les dernières cheminées, dans la chambre de bonne dont la lucarne ajoutait le dessin de sa forme géométrique aux losanges, aux cercles et aux triangles d'une décoration abstraite. Dans l'immeuble, dont le vieux matériau, tout écaillé sur les vases et les balustres, conservait tout au moins le prestige d'un style, on devait veiller un mort: des ombres en effet avaient empli la terrasse toujours déserte à cause du soleil trop violent ou de la nuit trop dense, jusqu'au premier coup de tonnerre. D'en bas il contemplait avec tendresse cet étage délabré, tombé entre les mains peu soigneuses de locataires pauvres, et qui ressemblait tant aux maisons mal éclairées de son village, où allumer des cierges funéraires, entre des murs à la peinture écaillée et des cages recouvertes de nappes, équivalait à l'illumination somptueuse d'un tabernacle, au milieu de meubles dont l'étincelante dorure des candélabres faisait ressortir la pauvreté. On connaissait alors la pompe d'une veillée sous le toit rempli de gouttières; l'argent et le bronze brillaient, des dignitaires endeuil la rehaussaient de leur solennelle présence et de trop hautes lumières faisaient apparaître parfois les toiles d'araignées tendues entre les poutres piquées des vers. (Puis, ceux qui, comme lui, étudiaient un instrument, devaient expliquer aux voisins que la révision des exercices ne signifiait pas une transgression du deuil, et que l'apprentissage de la «musique classique» était compatible avec la douleur éprouvée à la mort d'un parent...) "Dans ces moments, il cache aux hommes sa maladie; il vit seul à seul avec ses démons: l'amour blessé, l'espoir et la douleur." Il était là, juché sur son tabouret, adossé contre le rideau de damas élimé, dans cette caisse large comme un tiroir, parce qu'il comprenait ce qui est grand, qu'il admirait ce que d'autres entouraient de portes fermées à sa pauvreté.

Cette conscience lui rendait sa fierté devant les molles épaules, marquées comme par la pression d'un pouce aux omoplates, que la femme appuyait, après avoir laissé glisser son renard, contre les minces barreaux, là, à portée de sa main. " “Le courage qui souvent me possédait, aux jours d'été, a disparu”, écrit-il dans le Testament. Et c'est le froid de la fosse et l'odeur du Néant. Dans la maison perdue d'Heiligenstadt, à cette époque sans lumière, Beethoven hurle à la mort." Il avait repris la lecture du livre, sans plus penser aux êtres qui allaient, dans l'éclat des bijoux et du linge empesé, des glaces aux colonnes, du perron aux lyres et aux sistres des statues, au cours de cet entracte trop prolongé par le Maestro, qui faisait encore travailler aux cors le trio du Scherzo et retentir des sonates de vénerie dans l'arrière-fond de la scène. "Derrière une grille comme les singes". Mais lui savait du moins comme le Sourd, un jour, après avoir brisé le buste d'un Puissant, lui avait crié au visage: Prince, ce que vous êtes, vous l'êtes par le hasard de la naissance; ce que je suis, je le suis par moi!..."

(...)

"CHASSE À L'HOMME, c'est donc l'histoire d'un homme que l'on poursuit, et le récit tout entier tourne autour de cet homme et des pensées qui l'assaillent quelques instants avant sa mort.

Ceux qui le traquent restent plongés dans l'anonymat, justiciers obscurs, ombres fugaces qui apparaissent au moment propice, inéluctable. L'homme s'est réfugié dans une salle de concert, et Carpentier fait vivre le lecteur avec son héros pendant les quarante-six minutes de l'exécution de la Symphonie héroïque de Beethoven. Le temps alors se télescope, et c'est une évocation chaotique, fourmillante, de toute sa vie. En contrepoint, et intimement mêlés à l'action, des personnages qui sont autant de types humains, sociaux : le caissier de la salle de concert, une prostituée, une vieille nourrice noire qui se meurt. Roman immobile donc, de l'immobilité de la bête qui va mourir et le sait. Épuisée, ramassée sur elle-même, mais  terriblement vivante. Et c'est là une des plus belles pages de Carpentier, celle où l'homme traqué n'est plus dominé que par son cœur, ses tempes, son sang, ses muscles, qui le secouent, l'affolent, le malmènent, l'isolent, et pourtant lui prouvent qu'il existe, comme si l'approche de la mort rendait à l`existence toute sa simplicité, sa primitivité. 

D'ailleurs, dans l'un des passages les plus significatifs et les plus violents du livre, Carpentier met en évidence l'animalité de son héros qui, caché dans une soupente, près de sa nourrice agonisante, et dominé par la faim, une faim bestiale, impitoyable, n'hésite pas à voler la pauvre nourriture de la mourante et à l'engloutir avec avidité, à quatre pattes, léchant  l'assiette à grand bruit. 

Ainsi Carpentier montre-t-il que l'homme qui sent venir la mort retrouve la primitivité d'un autre âge, ou qui sait, d'un paradis perdu, et il nous décrit cette transformation avec la tendresse qu'il réserve précisément à tout ce qui arrache l'être humain à la fausse réalité que des siècles de domination de ses instincts ont créée. Le besoin sexuel est lui aussi évoqué, qui pousse l'homme traqué dans les bras d'une prostituée de ses amies, laquelle le dénonce par peur, et se rend ainsi responsable de son destin.

En effet, l'homme traqué est le jouet des autres ; son portrait psychologique n'est cependant qu'esquissé par Carpentier qui, au lieu de faire de son personnage une sorte d'archétype du révolutionnaire cubain avant 1952, reste volontairement imprécis, par souci, comme il l'a dit, de "désexotiser la littérature latino-américaine sans couper ses racines". Ici cette "désexotisation" est poussée à l'extrême, et le monde de "Chasse à l'homme" n'est pas sans rappeler celui de Kafka : l'homme traqué, sans passé ni futur, est seul, dans son bref présent, mené, guidé, pris dans le filet invisible et mortel que tissent sans le savoir ses meurtriers.

Ce roman au style minutieusement travaillé est réputé d'une grande beauté formelle : abolition du temps par le bouleversement continuel de la chronologie, confusion volontaire des pronoms personnels, suppression de la ponctuation, détails insignifiants que l'on retrouve dans tout le roman avec une insistance qui leur donne un relief spécial, détruisant tout risque d'artificíalité ou d'esthétisme que le genre entraîne souvent. La violence, la crudité, la cruauté voisinent ainsi avec la joliesse, la pudeur et la plus grande sobriété, lorsque par exemple l'homme traqué est abattu en quelques secondes, en quelques lignes. (Trad. Gallimard, 1958).


"Guerra del tiempo. Tres relatos y una novela" (1958, Guerre du temps et autres nouvelles)

Des nouvelles gouvernées par la même idée, celle de l'inexistence de la chronologie au sens propre, notion remplacée par celle de la durée ressentie et non pas réelle. 

Dans la première, "Le Chemin de Saint-Jacques" (El camino de Santiago), un marin. Juan d`Anvers est sauvé de la peste aux Pays-Bas par saint Jacques, ce qui l`incite à faire le pèlerinage à Compostelle. En route, et devenu le Pèlerin, il se laisse envoûter par les boniments d'un colonial et s'embarque pour l'Amérique. Mais Juan l`lndien se lasse de la vie exotique que lui font mener les belles esclaves Yolofa et Mandinga. ll revient au pays où il rencontre un jeune garçon qui se rend à Compostelle en pèlerinage, un dénommé Juan le Pèlerin, qu'il convainc de gagner plutôt les colonies. Thème simple de l'étemel recommencement, qui prend sous la plume de Carpentier un relief saisissant par le recours systématique à la répétition non seulement des situations. mais des phrases, des images au début et à la fin de la nouvelle. 

La seconde, "Retour aux sources" (Viaje a la semilla) a pour héros don Martial, marquis de Chapelleníes, saisi au moment de sa mort et remonté jusqu'au ventre de sa mère. C`est une très brillante variation littéraire où Carpentier joue audacieusement avec les images. Les statues retrouvent leurs bras cassés, les cheveux blancs retrouvent leur teinte de jais, la  parole s'oublie pour ne laisser place qu'à la pensée confuse du petit enfant, le ventre se referme sur l'être qui vient d`y entrer. Le récit se déroule à l'envers avec une virtuosité étonnante, qui trouve toujours l`image surprenante sans tomber dans la facilité ou le procédé. 

Dans la dernière nouvelle, "Pareil à la nuit" (Semejante a la noche), un des soldats de la guerre de Troie, peu avant l'embarquement, va faire ses adieux à sa fiancée qu`au chapitre suivant il trompe avant de partir à la conquête du Nouveau Monde, des "Indes  occidentales" - cependant qu`au dernier moment la fiancée vient se glisser dans son lit. Les mêmes personnages sont donc vus tantôt à Athènes, tantôt dans un port d`embarquement vers le Mexique, à plusieurs siècles de distance, savamment confondus et entremêlés. Dans cette nouvelle, plus encore que dans les deux autres, Carpentier frôle le récit fantastique, jouant avec un thème cher à Borges en particulier. (Trad. Gallimard, 1967).

 


"El siglo de las luces" (1962, Le Siècle des Lumières)

L'histoire est celle du jacobin Victor Hugues, qui fut chargé par la Révolution de répandre les idées nouvelles à la Guadeloupe en 1791. Ce point de départ permet à Carpentier de dérouler sous les yeux du lecteur une des plus séduisantes fictions qu'il ait jamais imaginées. Victor Hugues sera amené à renier son idéal, et l'Amérique de langue espagnole évoluera vers son émancipation. 

L'intrigue débute à La Havane, à la mort du père de Sofia et Carlos, riche propriétaire qui les laisse sous la protection de don Cosme, son chargé de pouvoir, eux et leur jeune cousin. Esteban, un orphelin. Les enfants - ils ont entre quinze et dix-huit ans - s'isolent dans un monde fabuleux qu`eux seuls partagent et comprennent. Et voici qu`un inconnu y fait irruption sans façons : c'est Victor Hugues, un commerçant en farine de Port-au-Prince. ll semble avoir trente ans et s`intègre magiquement à l`univers des trois complices, inventant de féeriques recettes de cuisine, organisant des mimodrames où sont mis à profit tous les fascinants costumes des ancêtres. guérissant même Esteban de son asthme par l`intermédiaire de son ami, le mage-médecin Ogé. Mais il est menacé par la police, car il est franc-maçon. Après s`ètre réfugié à la campagne avec ses trois amis, il gagne avec eux Port-au-Prince où vient d`éclater la révolte des Noirs. Il ne reste rien de la boutique de Victor. ll décide de partir pour la France avec Esteban, laissant Sofia qu`íl a pourtant séduite. 

A Paris. cependant qu`Esteban s'initie aux mystères de la franc-maçonnerie. Victor devient jacobin et renie ses anciennes croyances. Il envoie Esteban au pays basque préparer la guerre contre l`Espagne. Lui est Accusateur public à Rochefort. Collot d`Herbois, Billaud-Varenne. Robespierre même sont ses amis. Ils le chargent de porter le flambeau révolutionnaire àla Guadeloupe. Esteban le suit. A bord, symboles tragiques et contradictoires : le décret d'abolition de l'esclavage... et une guillotine. Victor a beaucoup changé, et ne supporte pas les doutes émis par Esteban sur les décisions révolutionnaires. Arrivé à la Guadeloupe, après de sanglantes batailles avec les Anglais et les monarchistes français - il en fait fusiller plus de huit cents, la guillotine ne suffisant pas à la tâche -, il devient le gouverneur indiscuté de l'île où il fait régner la terreur. 

Le 9-Thermidor marque la chute de son dieu, Robespierre. Aussi ne l`admet-il pas et continue-t-il à appliquer la Constitution de 1793, tout en organisant contre les Anglais une flotte corsaire, qui, non contente de piller les navires abordés, n`hésite pas à vendre les Noirs capturés comme esclaves en Hollande. Entretemps, Victor a été confirmé dans ses fonctions par le Directoire, mais le vent tourne, et un nouveau gouverneur est désigné, aussi Esteban part-il pour Cayenne avec un sauf-conduit et l`ordre de donner de l`argent aux révolutionnaires qui y ont été déportés. Il est envoyé par le nouvel administrateur, Brunel, qui a libéré les prisonniers, à Paramaribo, dans l'île hollandaise de Surinam pour propager les idées nouvelles. 

Mais il en profite pour regagner Cuba. Il y retrouve Sofia, mariée à Jorge, qui est associé dans l`affaire familiale. Les liens qui l`unissaient à ses cousins semblent rompus. Il essaie vainement de leur faire comprendre son évolution psychologique, qui l'a conduit à renier, ou presque, les idées révolutionnaires. Sur ce, Jorge meurt, et Esteban, qui a découvert son amour pour Sofia, se prend à espérer, lorsqu`un coup de théâtre se produit : celle-ci, qui avait appris que Victor était devenu gouverneur de Cayenne, s'est enfuie pour le  rejoindre, ses affaires étaient prêtes alors même que son mari était mourant. L`attrait physique qu'elle ressent pour son premier amant est invincible. Mais cet amour tout charnel ne durera pas. Sofia quitte Victor. Elle retrouve Esteban à Madrid, après qu`il a été incarcéré à cause de sa participation à la Révolution. Tous deux y meurent dans un incendie. 

 

Un roman d`une puissance et d`une grande richesse qui vaut d`abord par son atmosphère, tout empreinte de la chaleur antillaise, de sa végétation luxuriante, de sa faune maritime bigarrée (les traversées en mer composent les passages les plus lyriques de l'ouvrage). C`est aussi une étude de caractères au premier plan de laquelle se détache Victor, à la fois trop simple - le côté bon enfant. hâbleur, commerçant - et d`une inquiétante complexité : il se révèle d`une froide cruauté à la Guadeloupe, il cherche à violer Sofia qui n`est qu`une enfant lorsqu`un cyclone se déchaîne sur La Havane. C'est avant tout un être impulsif, et qui a besoin d'être animé par une foi ardente, même si son idéal change. A côté de lui, et comme son révélateur, Esteban, d`une lucide générosité, dont l`âme tourmentée est sans cesse en proie à l`angoisse. Sofia, quant à elle, est l`incarnation du jeune animal sensuel dont l`innocence ne fait qu'accentuer le charme, et un érotisme violent se dégage des scènes entre elle et Victor. Mais l`œuvre est aussi un procès, celui de la Révolution. et de ses faiblesses. Les dialogues à ce sujet entre Victor et Esteban sont des références comme la scène où Ogé, dont le frère a été massacré par les Blancs, ne peut plus étreindre son ami avec franchise. (Trad. Gallimard. 1962).

 


"El arpa y la sombra" (La Harpe et l'ombre, 1979) 

Dans la première partie du livre, un pape - Pie IX - tient sa plume en suspens au-dessus d`un décret. Signera ? Signera pas ? L`acte est d`importance puisqu`il s'agit de faire un saint de Christophe Colomb. Plus de six cents évêques et les très illustres archevêques de Burgos et de Mexico ont paraphé le document qui demande la béatification du grand amiral de Ferdinand d`Aragon et d`lsabelle de Castille, découvreur du Nouveau Monde. Le primat de Bordeaux, métropolitain des diocèses des Antilles, rappelle dans une des pièces que, grâce à cette prouesse sans égale, "l`étendue des terres et des mers connues où porter la parole de l'Evangile avait doublé". Mais ce qui suscite l'hésitation du souverain pontife, c`est le caractère "d`exception" de la postulation, car il manque au dossier certaines garanties biographiques qui, selon les canons de l`Eglise, sont nécessaires à l'octroi de l`auréole. Car, au fond, qui est-il, ce Génois dont on ne possède que quelques lettres et un Journal de bord que nous connaissons surtout par les fragments que publia le dominicain Bartolomé de Las Casas, qui eut en main la copie du manuscrit, et par une transcription peu fidèle faite en 1825 par Femández de Navarrete ? Est-il cette âme apparemment pure qui décrivit son éblouissement devant les paysages et les habitants des îles ? Ou n`est-il qu`un aventurier astucieux et tenace, obsédé par l'or et les démons de la puissance ? Un imposteur qui aurait peut-être, comme l'affirment certains, acheté à des marins canariens les plans de sa découverte?

La deuxième partie du roman, où la parole est laissée au protagoniste qui s'étend sur ses faits et gestes pour savoir s'il mérite la béatification demandée, fait bondir d'allégresse par ses trouvailles burlesques la mémoire du lecteur (Christophe Colomb nous avoue qu`il a été l`amant de sa commanditaire, la belle et redoutable Isabelle d'Espagne ?). Avec son franc-parler de matelot en bordée, l'illustre découvreur expose la grandeur et les turpitudes de son existence, comme un homme quelconque, comme un antihéros qui connaît les limites de ses vérités et de ses mensonges. Une  fiction picaresque tombée tout droit des pages de l`Histoire...

La troisième et dernière partie rassemble dans un tribunal ecclésiastique enfin réuni par le successeur de Pie IX, Léon XIII, les écrivains et dramaturges que la figure légendaire de Christophe Colomb, ses exploits et son mystère biographique avaient inspirés. Et d'abord, Léon Bloy qui, en 1884, dans un livre préfacé par Barbey d`Aurevilly, Le Révélateur du globe, avait réclamé la canonisation de Colomb. Il s'exclame avec force : "Je pense à Moïse, parce que Colomb révèle la création, partage le monde entre les rois de la terre, parle à Dieu dans la tempête, et les résultats de ses prières sont le patrimoine du genre humain". Alors que Schiller fait preuve de lyrisme, Victor Hugo, plus réservé, soulignant que, "si Christophe Colomb avait été un bon cosmographe. il n`aurait jamais découvert le Nouveau Monde". Lamartine, lui, est un témoin à charge qui dénonce les "mauvaises mœurs" du Génois et son concubinage avec la belle Biscaïenne Beatriz Enriquez qui lui a donné un fils bâtard. Les accusations décisives viennent de Jules Verne et du père Las Casas qui affirment qu'en capturant plusieurs Indiens avec l`intention de les revendre en Espagne Colomb institua délibérément l`esclavage au Nouveau Monde. Concubinat et trafic d`esclaves, la cause est perdue. On fait circuler une petite urne noire dans laquelle chaque membre du tribunal introduit un papier plié, le président lève le couvercle de l'urne et procède au scrutin, "une seule voix pour", dit-il, la postulation est rejetée. Christophe Colomb a pu assister à son procès, car les morts, devenant invisibles, ont le moyen de circuler parmi les vivants. C'est une ombre découragée qui traverse la place Saint-Pierre où elle rencontre celle d'Andrea Doria, l`autre grand amiral, qui s`ennuyait dans son tombeau de l`église Saint-Matthieu et qui est venu prendre le frais sur la place. Un livre drôle où l'histoire et la culture sont mises au service d'une fantaisie débridée ...

 


Guillermo Cabrera Infante (1929-2005)
Natif de Gibara, province cubaine d'Oriente, Guillermo Cabrera Infante déménage à La Havane au début des années 1940 et débute sa carrière littéraire en 1947. Dans les années 1960, il rompt avec le régime de Castro et s'installe définitivement en Europe, à Madrid, puis à Londres (1966). Après "Tres tristes tigres" (Trois Tristes Tigres, 1967) qui lui donne notoriété, il publie "La Habana para un infante difunto" (La Havane pour un infante défunt, 1979), qui recrée à La Havane l'érotisme débridé et la nostalgie de l'adolescence, "Vista del amanecer en el tropico (Premières lueurs du jour sous les tropiques, 1974), histoire revisitée, dramatique et ironique, de l'île de Cuba, de l'exécution d'un cacique indien à la quête désespérée de la Floride, "Delito por bailar el cha-cha-cha" (1995) et un recueil de nouvelles, "Todo esta hecho con espejos. Cuentos casi completos" (Le Miroir qui parle : Nouvelles presque complètes, 1999).

 

"Tres tristes tigres" (Trois Tristes Tigres, 1967)
Présenté comme l'un des textes fondateurs du "boom littéraire latino-américain", Guillermo Cabrera Infante recrée, dans une écriture originale, soucieuse de capter au plus près de la voix les langues caribéenne et cubaine, l'univers des cabarets et de la vie nocturne à La Havane avant la révolution castriste, lorsque le crime organisé régnait sur les boîtes de nuit, soit dans les années 1950. A travers les virées nocturnes de jeunes gens, vivants comme Códac, le photographe, Eribó le joueur de bongo, Silvestre, l'écrivain, Arsenio Cué, l'acteur, ou mort, tel que l'énigmatique Bustrofedon, poète disparu qui n'a laissé en partage que l'enregistrement de sa voix, s'expriment nombre de narrateurs qui, dans trainant leur ennui, s'adonnent à un immense jeu verbal : on y rencontre des toutistes américains en visite à La Havane, Estrella Rodriguez la chanteuse de boléro, sept écrivains cubains censés racontés la mort de Trotski."Tous ces personnages évoluent dans le même monde : La Havane d'avant la Révolution, métropole nocturne, monde trouble, humide, torride, déliquescent, clos sur lui-même." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan et l'auteur).

 

Mosaïque de plusieurs genres littéraires, "TROIS TRISTES TIGRES" évoque La Havane "by night" dans les années 1950, avec ses noctambules. ses jeunes intellectuels, ses ivrognes et ses putains, ses chanteuses de boléros et ses musiciens, toutes couleurs confondues. Les trois "tigres" (qui sont bien entendu quatre) déambulent de cabaret en cabaret, draguent, de fiasco en fiasco, et s`enivrent surtout de musique et de mots, de la musique des mots, dans un délire verbal d`une singulière créativité. L'auteur crée un langage personnel inspiré par les rythmes afro-cubains, émaillé de tournures populaires, d`à-peu-près phonétiques, d`allitérations. Distorsions qui confèrent à son style sa dimension littéraire. L`humour, présent, jaillit des calembours, contrepèteries, rébus, mais aussi de multiples parodies et satires. De nombreuses références sont empruntées à la littérature, à la politique, au cinéma et à la musique. Des récits intercalés proposent différentes versions d`une même "réalité", dans une langue classique, ou cubaine, voire "spanglish". Ainsi l`assassinat de Trotzky est un pastiche de divers écrivains cubains. "Trois tristes tigres" est fait de ces collages qui s`imbriquent ou se juxtaposent selon une technique rigoureuse. La réalité s`y ordonne en systèmes aléatoires autonomes et discontinus...

 


"Delito por bailar el chachachá" (1995, Coupable d'avoir dansé le cha-cha-cha)
"Comme le rythme du cha-cha-cha, les trois nouvelles de ce livre progressent par répétition et par contraste. Elles commencent toutes par une scène identique : un après-midi de pluie, un homme et une femme déjeunent dans un restaurant du centre ville de La Havane. Cependant, cette rencontre donnera lieu, à chaque fois, à une histoire d'amour différente et elle sera le point de départ d'un récit qui est aussi un voyage dans le temps, à la recherche de l'un des multiples visages de Cuba. À chaque histoire d'amour va ainsi correspondre une vision de l'île bien distincte, une image aux couleurs de la musique tropicale : l'île des rites africains et des tambours sacrés, l'île des hôtels de luxe et des touristes américains, et enfin l'île de l'utopie communiste et des persécutions politiques." (Editions Gallimard, Trad. de l'espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan, Robert Marrast et Jean-Marie Saint-Lu).

 


José Lezama Lima (1910-1976)
Natif de La Havane et n'ayant jamais pratiquement Cuba, José Lezama Lima, touché par l'asthme et l'obésité, singulier par son besoin d'isolement et sa culture encyclopédique, avocat de formation, au service d'une culture qu'il refuse de politiser, est l'homme d'une somme gigantesque poético-romanesque, "Paradiso", publiée en 1966, poursuivie par "Oppiano Licario". C'est par la poésie qu'il entrera en littérature, une poésie hermétique mais d'une étonnante inventivité verbale (Muerte de Narciso, 1937; Enemigo rumor, 1941).

"Paradiso" (1966)
Livre controversé, hermétique et dont le célèbre chapitre VIII provoqua nombre de polémiques, le jugeant pornographique, l'intrigue, en première approche, déroule l'histoire initiatique d'un adolescent, José Cemi - "cemi", évocation du nom des idoles caraïbes antérieures à l'arrivée des Espagnols -, mais une initiation nourrie autant de rêves et de désirs que de nostalgie d'un paradis perdu, "Paradiso", roman aussi d'une remontée vers l'origine,   l'époque "placentaire" de submersion dans le milieu familial, que peuplent, en l'absence du père, des figures féminines, Rialta, la mère tant aimée, et des initiateurs, le "prophète" Oppiano Licario au contact duquel se forge sa destinée, et de ses alter ego, Fronesis et Focion; puis, sortir de ce monde clos et confiné pour éprouver l'altérité et affronter les périls extérieurs; enfin, entrer en poésie, pénétrer dans l'univers des archétypes, à la recherche de «l'image», acquérir progressivement ces nouveaux langages dans lesquels s'élaborent toute la densité des raisonnements...

 

"PARADISO", de l'écrivain cubain José Lezama Lima est considéré comme le chef-d'œuvre de la littérature baroque latino-américaine, un roman-poème qui a pour cadre La Havane et pour protagoniste José Cemí, un personnage de fiction visiblement construit à partir d`un nombre important d'éléments autobiographiques. Comme Lezama Lima, José Cemí est fils d'un colonel d”artillerie mort prématurément, comme lui victime de crises d'asthme qui provoquent des cauchemars et l'obligent à se réfugier dans la lecture et la méditation, en portant à sa mère une admiration fervente. Les années d`enfance, la formation spirituelle, l'apprentissage artistique, les expériences érotiques, les rêves et les désirs sont évoqués parallèlement à une interprétation poétique du monde, incorporant tous les mythes de la culture universelle. Le "paradis" est ici celui d`un créateur érudit mais dont tous les sens restent sans cesse ouverts en grand à la vie extérieure et qui communique ses sensations au moyen d`images rares, souvent mystérieuses, toujours troublantes car elles ne sont jamais gratuites. Julio Cortázar a écrit que "Paradiso" représente un "fabuleux voyage au fil d'une réalité cubaine qui aspire à embrasser à la fois le visible et l'invisible, le sacré et le profane, le passé et le présent [...] Seule une innocence, une pureté enfantine au cœur de la plus exigeante culture peut encore donner accès à ces royaumes perdus dont Paradiso possède l'une des plus extraordinaires clefs dans la littérature mondiale". 

Dans une suite posthume, d'abord intitulée "Infierno" puis "Oppiano Licario" (1977), du nom d`un personnage apparaissant à la fin de "Paradiso", Lezama Lima a poursuivi avec une grande et singulière virtuosité verbale l'expression de ses conceptions esthétiques et de ses visions oniriques. (Trad. Le Seuil, 1971).