Flannery O'Connor (1925-1964), "Wise Blood" (1952), "A Good Man is Hard to Find" (1955), "The Violent bear it away" (1960) - ....
Last Update: 31/12/2016
Le paysage de la littérature américaine changea quelque peu lorsque Flannery O’Connor entra en scène avec son premier livre publié, "Wise Blood", en 1952. Ses romans et histoires, parfois drôles, reflétaient la femme sombre, drôle, vibrante et théologiquement sophistiquée qui les avait écrits. Des oeuvres situées dans le sud rural des États-Unis, d’abord mal comprise compte tenu de ses thèmes religieux et de la violence qui les marquait parfois, puis furent largement lues et relues. Mais Flannery O’Connor pensait l'écrivain comme un véritable provocateur spirituel et l'écriture une forme d’engagement qui pousse les lecteurs à regarder au-delà des apparences et à chercher un sens plus profond à la vie...
Flannery O'Connor (1925-1964)
Née à Savannah (Géorgie), Flannery O'Connor compte parmi ces écrivains américains appartenant à la "littérature du Sud de style gothique" (Southern Gothic), littérature singulière ancrée dans une histoire et une région hantée par la précarité et l'angoisse, littérature enchaînée à un passé marqué par sa douloureuse ambivalence, peur de la désagrégation, peur et déni de la modernité, honte refoulée d'une histoire traversée dès les années 1830 par la rébellion de l’esclave Nat Turner puis la Guerre de Sécession : William Faulkner est de ceux qui qui mettent en scène avec le plus d'acuité cette peur intérieure qui assaille "génétiquement" la raison, avec par exemple sa nouvelle, "A Rose for Emily" (1930), dans laquelle une femme conserve pendant des années, et à l'insu de toute sa communauté, le cadavre de son amant.
Née à Savannah (Géorgie) le 25 mars 1925, morte le 3 août 1964 à Milledgeville (Géorgie), hormis quelques séjours à l'Université de l`Iowa, dans le Nord-Est et, plus tard, à Lourdes, Flannery O'Connor ne put pratiquement jamais quitter la ferme familiale d'Andalusia, à quatre miles de Milledgeville (Géorgie), l'ancienne capitale de l'Etat, souffrant d'un lupus érythématheux qui l'emporta à quarante ans, comme il avait son père alors qu'elle n'avait que quinze ans. Profondément ancrée dans cette humidité intense du vieux Sud, animée par une intense ferveur religieuse qui l'incite à reconnaître une omniprésence du mal, elle observe cette société rurale délirante et grotesque, faite de miracles et de meurtres, de chaire lascive et de spiritualité, de violence et de rédemption.
“Writing a novel is a terrible experience, during which the hair often falls out and the teeth decay. I'm always irritated by people who imply that writing fiction is an escape from reality. It is a plunge into reality and it's very shocking to the system.”
Ses ouvrages et leur importance ne furent véritablement reconnus qu'après sa mort : deux romans, "La Sagesse dans le sang" (1952) et "Et ce sont les violents qui l'emportent" (1960), deux recueils de nouvelles, "Les Braves Gens ne courent pas les rues" (1955) et "Mon mal vient de plus loin" (1965, posth., "Everything that rises must converge"), auxquels il faut ajouter un recueil de nouvelles inédites intitulé dans la traduction française "Pourquoi ces nations en tumulte", et un remarquable recueil d'essais, "Le Mystère et les moeurs" (1969, posth., "Mystery and manners").
Il y a un véritable «petit monde» de Flannery O'Connor, mémorable et coloré, fait de faux prophètes et d'évangélistes miteux, de mères stupidement protectrices et de filles ou de fils uniques coupés de la vie (et de la grâce) par leur intellect, d'escrocs séduisants et de fous échappés de l`asile, qui justifie qu'on puisse parler à son sujet de "gothique", dans cette tradition sudiste qui va d'Edgar Poe à Carson Mc Cullers, en passant par Faulkner. Mais cela ne saurait suffire à mesurer les profondeurs qu`elle sait atteindre avec une admirable économie de moyens. Catholique en plein Sud Baptiste, et ainsi doublement inspirée de la lettre comme de l'esprit des Ecritures, Flannery O'Connor doit presque être considérée, pour certains critiques, comme un écrivain théologique, telle est la rectitude des tensions spirituelles et symboliques sur laquelle elle construit ses fictions, qui n'en ont pas moins d'étonnantes qualités comiques; elle partage en effet aussi avec un Samuel Beckett cet humour si moderne d'être noir, et qui vous touche à l'estomac. La fiction de Flannery O'Connor n'est certes pas une fiction confortable et il est d'autant plus rare qu'une œuvre si restreinte atteigne à une telle puissance, n'est-elle pas sans doute le plus grand écrivain du Sud depuis Faulkner ...
La Sagesse dans le sang (Wise Blood, 1952)
"Petit-fils d'un évangéliste qui parcourait le Tennessee «portant Jésus dans la cervelle comme un aiguillon», Hazel Motes a résolu de devenir, comme son grand-père, un prêcheur ambulant, mais ce sera pour fonder une secte nouvelle : l'église sans Christ. Refusant de croire au péché, il n'a que faire d'un Rédempteur. Son fanatisme d'illuminé fournit de faciles excuses à la libre satisfaction de ses pires instincts. Il finit, après avoir assassiné un faux prophète qui lui fait concurrence, par se brûler les yeux avec de la chaux vive, espérant apercevoir ainsi, dans les ténèbres, les vérités que lui cache son hérésie. Un jour d'hiver, la police le retrouve agonisant dans un fossé, les souliers pleins de pierres et de verre pilé et le torse ceint de fils de fer barbelés. Les agents ramènent son cadavre chez sa logeuse, Mrs Flood. Persuadée qu'il avait quelque argent, celui-ci avait rêvé de l'épouser. Flannery O'Connor, fervente catholique, estime que les évangélistes, qui foisonnent aux États-Unis, font de la religion une indécente caricature. Elle stigmatise, en les concrétisant, les déformations sacrilèges que l'hérésie produit dans l'âme de quiconque s'écarte de l'orthodoxie catholique. Mais la pitié n'est pas absente de sa condamnation. Le sort tragique des évangélistes l'émeut, autant que leur pittoresque absurdité l'amuse. D'où la profondeur et la puissante originalité de La sagesse dans le sang." ...
II - "He didn't get to the city until six the next evening. That morning he had got off the train at a junction stop to get some air and while he had been looking the other way, the train had slid off. He had run after it but his hat had blown away and he had had to run in the other direction to save the hat. Fortunately, he had carried his duffel bag out with him lest someone should steal something out of it. He had to wait six hours at the junction stop until the right train came.
When he got to Taulkinham, as soon as he stepped off the train, he began to see signs and lights. Peanuts, Western Union, Ajax, Taxi, Hotel, Candy.
Most of them were electric and moved up and down or blinked frantically. He walked very slowly, carrying his duffel bag by the neck. His head turned to one side and then the other, first toward one sign and then another. He walked the length of the station and then he walked back as if he might be going to get on the train again. His face was stern and determined under the heavy hat. No one observing him would have known that he had no place to go. He walked up and down the crowded waiting room two or three times, but he did not want to sit on the benches there. He wanted a private place to go to.
Finally he pushed open a door at one end of the station where a plain black and white sign said, Men's Toilet. White...."
CHAPITRE II - "Il n'arriva à la ville qu'à six heures du soir, le lendemain.
Dans la matinée, il était descendu prendre l'air à une gare d'embranchement et, quand il avait le dos tourné, le train était parti. Il s'était élancé, mais son chapeau s'était envolé, et il avait dû courir dans le sens opposé pour sauver le chapeau. Heureusement, il avait pris son sac avec lui, craignant que quelqu'un n'y volât quelque chose. Il lui fallut attendre six heures dans cette gare avant qu'un train pût l'emmener.
Arrivé à Taulkinham il vit, aussitôt débarqué du train, des lumières, des enseignes, CACAHUÈTES, TÉLÉGRAPHE, AJAX, TAXI, HOTEL, BONBONS. La plupart étaient électriques, se mouvaient de haut en bas ou clignotaient frénétiquement. Il marcha très lentement, tenant son sac par le haut. Il tournait la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, allait d'une enseigne à l'autre. Il longea la gare dans toute sa longueur, puis revint sur ses pas comme s'il avait voulu remonter dans le train. Sous son chapeau son visage était sévère et résolu. Personne, à le voir, n'aurait pensé qu'il ne savait où aller se loger. Par trois fois, il parcourut la salle d'attente d'un bout à l'autre. Elle était pleine de monde, mais il ne voulait pas s'asseoir sur un des bancs. Il voulait trouver un endroit où il pût être seul.
Finalement, à une des extrémités de la gare, il ouvrit une porte où une simple inscription en blanc et noir disait : W.-C. HOMMES.BLANCS.
Il pénétra dans une salle étroite, bordée d'un côté par des lavabos et, de l'autre, par une rangée de compartiments en bois. Autrefois, les murs de cette salle avaient été d'un jaune vif et gai, mais maintenant ils tiraient plutôt sur le vert. Ils étaient décorés d'inscriptions et de dessins fort détaillés des parties du corps, aussi bien masculin que féminin. Quelques-uns de ces compartiments avaient des portes et, sur l'une de ces portes, en lettres tracées sans doute au crayon gras, on pouvait lire le mot Bienvenu suivi de trois points d'exclamation et de quelque chose qui ressemblait à un serpent. C'est dans celui-ci que Hazel pénétra.
Il était assis depuis quelques minutes dans ce réduit quand, après avoir examiné les inscriptions sur les côtés et sur la porte, il en remarqua une à gauche du papier hygiénique. Elle semblait tracée par une main d'ivrogne et disait :
Mrs. Leora Watts
60 Buckley Road
Le lit le plus accueillant de la ville!
Un Frère.
Au bout d'un instant, il sortit un crayon de sa poche et écrivit l'adresse au dos d'une enveloppe.
Dehors, il prit un taxi jaune et dit au chauffeur où il voulait aller. Le chauffeur était un petit homme coiffé d'une casquette en cuir. Le bout d'un cigare lui sortait du milieu de la bouche. Ils roulaient depuis un instant quand Hazel remarqua que le chauffeur l'examinait dans le rétroviseur.
"Des fois, c'est-il que vous seriez de ses amis ?" demanda le chauffeur. ("You ain't no friend of hers, are you?" the driver asked)
- J' l'ai jamais vue, dit Hazel.
- Comment c'est-il que vous la connaissez ? D'habitude, c'est point les pasteurs qu'elle fréquente." ("Where'd you hear about her? She don't usually have no preachers for company.")
Le mouvement de ses lèvres ne déplaçait pas le cigare. Il parlait soit d'un côté, soit de l'autre.
- J' suis pas pasteur, dit Hazel en fronçant les sourcils. J'ai trouvé son nom dans les chiottes.
- Vous avez pourtant une dégaine de pasteur, dit le chauffeur. Ce chapeau a tout l'air d'un chapeau de pasteur. ("You look like a preacher," the driver said. "That hat looks like a preacher's hat.)
- Ç'en est pas un, dit Hazel en se penchant, agrippé au dossier du siège, c'est tout simplement un chapeau.
Ils s'arrêtèrent devant un petit rez-de-chaussée, entre un poste d'essence et un terrain vague. Hazel descendit et paya la course par la portière.
- Y a pas que le chapeau, dit le chauffeur, y a aussi une expression sur votre figure, quelque chose. ("It ain't only the hat," the driver said. "It's a look in your face somewheres.")
- J' vous l' répète, dit Hazel en abaissant son chapeau sur un œil, j' suis pas pasteur.
- J' comprends, dit le chauffeur. Y a personne de parfait dans ce bas monde, les pasteurs pas plus que les autres, et c'est plus facile d'expliquer aux gens que le péché c'est une chose terrible si on en a soi-même quelque expérience.
Hazel passa la tête par la portière, ce qui redressa accidentellement le chapeau. Il semblait aussi avoir redressé son visage qui, du même coup, avait perdu toute expression.
- "Écoutez-moi, dit-il, et tâchez de comprendre. J' crois en rien." ("Listen," he said, "get this: I don't believe in anything.")
Le chauffeur ôta le cigare de sa bouche : "En rien du tout ?" dit-il, restant la bouche ouverte après la question.
-- J'ai pas l'habitude de répéter deux fois la même chose, dit Hazel.
Le chauffeur referma la bouche et, une seconde après, y remit le cigare. "C'est le défaut de tous les pasteurs. Vous êtes tous devenus si bons qu' vous croyez plus en rien."
Et il démarra avec une expression dégoûtée et vertueuse.
Hazel se retourna et regarda la maison où il allait entrer.
Ce n'était guère plus qu'une masure mais, à une des fenêtres, une lueur chaude brillait. Il monta sur la véranda et appliqua son œil à une fente qui semblait être là tout exprès dans le store. Il vit, droit en face de lui, un gros genou blanc.
Au bout d'un instant, s'écartant de la fente, il essaya d'ouvrir la porte. Elle n'était pas fermée à clé et il entra dans un petit corridor sombre sur lequel ouvraient deux portes, une de chaque côté. La porte de gauche était fendue et laissait passer un étroit faisceau de lumière. Il s'avança dans cette lumière et colla son œil à la fente.
(Mrs. Watts was sitting alone in a white iron bed, cutting her toenails with a large pair of scissors. She was a big woman with very yellow hair and white skin that glistened with a greasy preparation. She had on a pink nightgown that would better have fit a smaller figure.)
Mrs. Watts assise, seule, dans un lit de fer peint en blanc, se coupait les ongles des pieds avec une paire de grands ciseaux. C'était une grosse femme aux cheveux d'un jaune vif et à la peau blanche qu'une préparation graisseuse faisait reluire. Elle était vêtue d'une chemise rose qui eût été plus à sa place sur un corps moins volumineux.
Hazel fit du bruit avec le bouton de la porte. Elle leva les yeux et le vit debout derrière la fente. Elle avait un regard hardi, fixe et pénétrant. Au bout d'une minute, elle détourna les yeux et continua à se couper les ongles.
Il entra et regarda autour de lui. Il n'y avait pas grand-chose dans la chambre, à l'exception du lit, d'une coiffeuse et d'un fauteuil à bascule couvert de linge sale. Il se dirigea vers la coiffeuse et tripota une lime à ongles et un pot de confiture vide tout en regardant dans le miroir jaunâtre l'image de Mrs. Watts, légèrement déformée et qui lui souriait. Ses sens étaient excités à l'extrême. Il se retourna brusquement et alla s'asseoir sur le bord du lit, aussi loin que possible de la femme. Il respira longuement par une de ses narines et passa la main doucement sur le drap.
(The pink tip of Mrs. Watts's tongue appeared and moistened her lower lip. She seemed just as glad to see him as if he had been an old friend but she didn't say anything.)
Du bout de sa langue rose, Mrs. Watts humecta sa lèvre inférieure. Il eût été un vieil ami qu'elle n'aurait pas semblé plus heureuse de le voir. Mais elle ne disait rien. Il lui prit le pied, qui était lourd et chaud. Il le poussa un peu de côté et le garda dans sa main. La bouche de Mrs. Watts s'élargit en un grand sourire qui découvrit ses dents. Elles étaient petites et pointues, tachetées de vert et très espacées. Elle avança la main et saisit Hazel par le bras, au-dessus du coude. "Tu cherches quelque chose ?" dit-elle d'une voix traînante ("You huntin* something?" she drawled.). Si elle ne l'avait pas tenu solidement, peut-être se serait-il enfui par la fenêtre. Ses lèvres, malgré lui, formèrent les mots : "Oui, Madame", mais aucun son ne sortit.
("Something on your mind?" Mrs. Watts asked, pulling his rigid figure a little closer.
"Listen," he said, keeping his voice tightly under control, "I come for the usual business."
Mrs. Watts's mouth became more round, as if she were perplexed at this waste of words. "Make yourself at home," she said simply).
- T'as quelque chose dans l'idée ? demanda Mrs. Watts en attirant un peu plus près le corps qui se raidissait.
- Ben voilà, dit-il en contrôlant sa voix, j' viens pour le truc habituel.
La bouche de Mrs. Watts s'arrondit un peu plus, comme si elle était étonnée par toutes ces paroles. "Fais comme chez toi", dit-elle simplement. Ils se dévisagèrent sans bouger pendant près d'une minute. Puis il dit, d'un ton plus haut que d'ordinaire : "Y a une chose que j' veux que vous sachiez, c'est que j' suis pas pasteur."
Mrs. Watts le regarda avec une nuance de moquerie puis, plaçant son autre main sous le visage de Hazel, elle lui chatouilla maternellement le menton : "T'en fais pas, mon p'tit gars, maman s'en fout, tu sais, qu' tu sois pas pasteur."
"His second night in Taulkinham, Hazel Motes walked along down town close to the store fronts but not looking in them. The black sky was underpinned with long silver streaks that looked like scaffolding and depth on depth behind it were thousands of stars that all seemed to be moving very slowly as if they were about some vast construction work that involved the whole order of the universe and would take all time to complete. No one was paying any attention to the sky. The stores in Taulkinham stayed open on Thursday nights so that people could have an extra opportunity to see what was for sale. Haze's shadow was now behind him and now before him
and now and then broken up by other people's shadows, but when it was by itself, stretching behind him, it was a thin nervous shadow walking backwards. His neck was thrust forward as if he were trying to smell something that was always being drawn away. The glary light from the store windows made his blue suit look purple..."
CHAPITRE III - "Hazel Motes employa sa deuxième soirée à Taulkinham à se promener dans le bas de la ville, tout contre les vitrines, mais sans les regarder. Le dessous du ciel noir était strié de longues traînées blanches qui faisaient songer à des échafaudages. Par-derrière, à des profondeurs insondables, des milliers d'étoiles semblaient se mouvoir très lentement comme si elles se livraient à quelque vaste entreprise de construction qui engloberait tout le système de l'univers et demanderait l'éternité avant d'être finie. Personne ne faisait attention au ciel. A Taulkinham, les magasins restaient ouverts le jeudi soir pour donner aux clients une occasion de plus de voir ce qui était à vendre. Parfois, l'ombre de Hazel le suivait, parfois elle le précédait. Parfois aussi, l'ombre d'autres personnes la brisait mais, quand elle était seule, allongée derrière lui, c'était une ombre mince, nerveuse, qui s'en allait à reculons. Il tendait le cou en avant comme s'il s'efforçait de flairer quelque chose qu'on lui retirait constamment. La lumière aveuglante des devantures donnait à son complet bleu une teinte violette; Il s'arrêta bientôt pour écouter un homme au visage maigre qui, derrière une table à jeu installée sur le trottoir en face d'un grand magasin, expliquait le fonctionnement d'un ustensile pour éplucher les pommes de terre. ..." (trad. Gallimard)
Hazel Motes. petit-fils d`un évangéliste, vient d'être démobilisé. Il n'a plus de famille et se rend dans une ville du Sud, Taulkinham, où il ne connaît personne. Là. il découvre l'amour dans les bras d'une prostituée dont il a lu le nom et l'adresse dans les lavabos de la gare. Puis il est fasciné par un évangéliste aveugle, Asa Hawks. Un autre solitaire rencontré dans la rue, le jeune Enoch Emery, qui est gardien au jardin zoologique et croit avoir "la sagesse dans le sang", s'efforce en vain de gagner son amitié.
Au bout de quelques jours, Hazel Motes achète une vieille voiture à l'aspect pitoyable et, à l`exemple de son grand-père, devient prêcheur ambulant. ll a fondé sa propre secte - dont il est le seul adepte - l'Eglise sans Christ, qui nie le péché et n'a que faire d'un Rédempteur. Espionnant Hawks, Hazel parvient à découvrir que l'évangéliste est un faux aveugle, un imposteur. Pour appliquer ses théories, le prophète de l'Eglise sans Christ tente de pervertir la fille du pseudo-aveugle, Sabbath Lily, mais en fait c'est celle-ci qui, complètement corrompue, entraîne le jeune homme dans son lit.
Cependant, obéissant à une trouble inspiration de son "sang", Enoch décide de fournir à Hazel un "nouveau Jésus" : une momie qu'il vole dans la vitrine d'un musée, puis installe dans sa table de toilette transformée en tabernacle. Dans une parodie inconsciente de la scène de la Nativité, Sabbath Lily bercera dans ses bras le "nouveau Jésus" avant que Hazel ne détruise la momie. Hazel ne rencontre aucun succès dans sa prédication, mais, un autre prophète ayant eu la malencontreuse idée de lui faire concurrence, il le tue en l'écrasant sauvagement sous sa vieille voiture. Peu après ce forfait, le criminel s'aveugle avec de la chaux vive, cherchant dans la cécité la vérité et la pureté qu'il n`avait cessé de piétiner. Un jour d'hiver, des policiers le découvriront agonisant dans un fossé, les souliers emplis de morceaux de verre et la poitrine, bardée de fil de fer.
Stigmatisant les faux prophètes qui se sont écartés de l'orthodoxie, Flannery O`Connor, romancière catholique, use d'une violence qui rappelle la Série noire et corse son étrange récit d'un humour grinçant ...
Et ce sont les violents qui l'emportent (The Violent bear it away, 1960)
"Le jeune Francis Marion Tarwater habite avec son grand-oncle dans une clairière au fond des bois : le vieillard, atteint de folie mystique, entend faire de l'enfant un prophète. Il a tenté la même expérience avec son neveu George F. Rayber, mais sans succès. Il n'a pas réussi non plus à baptiser Bishop, un petit idiot, fils de Rayber. Avant de mourir (aux premières pages du livre) il demande à Francis Tarwater de baptiser son cousin à sa place. Tarwater obéira-t-il et, après la mort du vieillard, restera-t-il prisonnier de ce fou dangereux, ou finira-t-il par secouer le joug et oublier les enseignements pernicieux de son grand-oncle? Tel est le sujet de ce roman où Flannery O'Connor, avec plus de férocité encore que dans La sagesse dans le sang part en guerre contre les évangélistes, faux prophètes et illuminés qui infestent non seulement sa Georgie natale mais l'Amérique entière, particulièrement le Sud et la Californie. Flannery O'Connor nous fait suivre le chemin de croix du jeune garçon qui, malgré son désir de libération, ne peut se détacher de l'emprise néfaste du grand-oncle fou. Elle traite son lecteur sans la moindre pitié, accumulant les crimes et les horreurs, présentant les scènes les plus sinistres avec cet humour noir impitoyable qui n'appartient qu'à elle. Sa mort, au début d'août 1964, a enlevé à la littérature américaine un de ses écrivains les plus puissants et les plus originaux." (trad. Gallimard)
La grâce divine peut se manifester dans des actes les plus brutaux et les plus destructeurs. La "scène de la rivière" ( symbole de purification et de renaissance, devenu lieu de tragédie et de péché) est la plus connue du roman. Francis Marion Tarwater, hanté par les enseignements fanatiques de son grand-oncle Mason Tarwater, rejette avec véhémence son rôle de prophète, mais finit par baptiser Bishop et, dans une crise de rage et de confusion, noie l’enfant dans la rivière....
" ... Il se leva et alla à la fenêtre. La barque avec les deux enfants était presque au milieu du lac et bougeait à peine. Ils étaient assis face à face dans l'isolement de l'eau, Bishop petit et tassé, Tarwater grand, mince, légèrement penché en avant, l'attention concentrée sur la silhouette qu'il avait devant lui. Ils semblaient immobilisés dans une sorte de champ magnétique d'attraction. Le ciel était intensément violet, comme prêt à exploser dans les ténèbres.
Rayber s'éloigna de la fenêtre et se recoucha sur le lit, mais, il n'avait plus sommeil. Il ressentait une étrange sensation d'attente, de piétinement. Il avait fermé les yeux comme s'il écoutait quelque chose qu'il ne pouvait entendre que lorsque son appareil acoustique était débranché. Il avait eu cette même impression d'attente, semblable en intensité, mais différente en nature, quand, dans son enfance, il croyait que, d'un moment à l'autre, la ville s'épanouirait en un éternel Powderhead. Maintenant il pressentait un cataclysme. Il s'attendait à ce que le monde entier se convertisse en un lieu calciné entre deux cheminées.
ll ne serait qu'observateur. Il attendait avec sérénité. La vie ne l'avait pas si bien traité qu'il eût à frémir à l'idée de sa destruction. Il se dit même que sa propre annihilation le laissait indifférent, et il lui semblait que cette indifférence était ce que la dignité humaine pouvait obtenir de mieux et, pour le moment, oubliant ses lacunes, oubliant même le danger auquel il avait échappé de justesse dans l'après-midi, il avait conscience d'y être parvenu. Ne rien sentir, c'était la paix.
Il regarda nonchalamment une lune ronde et rouge monter dans l'angle inférieur de sa fenêtre. Ç'aurait pu être le lever du soleil sur la moitié inverse du monde. Il arriva à une décision. Quand le garçon reviendrait, il lui dirait : Bishop et moi retournons en ville ce soir. Tu peux revenir avec nous, mais voici à quelles conditions : plus question de commencer à coopérer, tu coopéreras pleinement et totalement, tu changeras d'attitude, tu te laisseras examiner, tu te prépareras à aller à l'école à l'automne et tu vas enlever tout de suite ce chapeau de ta tête et le jeter par la fenêtre dans le lac. Si tu ne peux pas remplir ces conditions, alors Bishop et moi nous repartirons seuls.
Il lui avait fallu cinq jours pour acquérir cet état de lucidité. Il pensa à son absurde émotion la nuit où l'enfant était arrivé. Il se revit assis au chevet de son lit, pensant qu'il avait enfin un fils avec un avenir. Il se revit suivant le garçon à travers des ruelles obscures pour aboutir finalement à un temple détestable. Il se revit faisant l'idiot, debout, la tête contre la fenêtre, écoutant prêcher la petite folle. C'était à n'y pas croire. Même l'idée de ramener le garçon à Powderhead lui semblait maintenant ridicule, et sa course à Powderhead, cet après-midi, était une action de fou. Il eut l'impression d'avoir repris tout son bon sens après cinq jours de folie. Il attendait fébrilement leur retour, pour pouvoir présenter son ultimatum.
Il ferma les yeux et imagina la scène en détail, le visage hargneux aux abois, les yeux hautains, forcés de s'abaisser. Son pouvoir résiderait dans le fait qu'il lui était indifférent que le garçon rentre avec eux ou non, en fait ce n'était pas de l'indifférence, car il souhaitait vraiment qu'il parte. Il sourit en pensant que son indifférence, pour cette seule raison, n'était pas parfaite. Il ne tarda pas à se rendormir, et, de nouveau, Bishop et lui fuyaient en auto la tornade qui était juste derrière eux.
Quand il se réveilla, la lune voyageant vers le milieu de la fenêtre avait perdu sa couleur. Il se mit sur son séant et sursauta comme si un visage le regardait, un pâle messager arrivé hors d'haleine. Il se leva, alla à la fenêtre et se pencha. Le ciel était d'un noir creux et un chemin de lune vide traversait le lac. Il se pencha le plus possible, les yeux clignés, mais il ne put rien voir. Le silence le troublait. Il ouvrit son appareil acoustique, et aussitôt sa tête s'emplit du bourdonnement continu des criquets et des grenouilles. Il chercha à distinguer la barque dans les ténèbres, mais il ne put rien voir. Il attendit.
Puis, un instant avant le Cataclysme, il empoigna la boîte de métal de son appareil comme s'il crispait la main sur son cœur. Le silence fut brisé par un hurlement sur lequel il ne pouvait se méprendre. Il ne bougea pas. Il resta dans une immobilité absolue, pétrifié, sans expression, tandis que l'appareil enregistrait le bruit d'une lutte acharnée qui se livrait au loin. Le hurlement cessa, reprit, continua sans arrêt, s'enfla. L'appareil lui donnait l'impression que le bruit sortait de son propre corps comme si quelque chose se déchirait en lui pour s'échapper. Il serra les dents. Les muscles de son visage se contractèrent et révélèrent en dessous des lignes de douleur plus dures que des os. Il contracta la mâchoire. Il ne fallait pas qu'il laisse échapper un seul cri. C'était là une chose dont il était bien sûr, la seule chose dont il était certain. Il ne fallait pas qu'il lui échappe un cri.
Le hurlement s'enfla, diminua, éclata encore pour la dernière fois, dans son propre crescendo, comme s'il s'échappait enfin après de longs siècles d'attente pour s'évanouir dans le silence. Les bruits perlés de la nuit se resserrèrent.
Il resta debout, immobile à la fenêtre. Il savait ce qui était arrivé. Il voyait la scène aussi nettement que s'il avait été dans l'eau avec Tarwater, tous les deux tenant l'enfant, le maintenant sous l'eau jusqu'à ce qu'il eût fini de se débattre.
Ses yeux, quittant le lac tranquille et vide, se portèrent sur les bois noirs environnants ..."
Tarwater a été élevé dans une cabane de la forêt par un grand-oncle à demi fou, qui se prétendait prophète. Le vieillard mort, le garçon. qui a quatorze ans. se rend à la ville,chez son oncle Rayber, que le pseudo-prophète avait également tenté d`enlever alors qu'il avait sept ans. Ce Rayber a un fils idiot, Bishop. Son grand-oncle, en mourant, a confié à Tarwater la mission de baptiser l'enfant. L`idiot devient alors, dans le cerveau enfiévré de l`adolescent, le symbole de la lutte qu`il doitmener pour résister à l'influence monstrueuse de son grand-oncle. Pour ne pas succomber à la tentation de devenir à son tour un "prophète". Tarwater finit par noyer Bishop.
Comme l`écrit l'auteur à John Hawkes :
« Dès le premier chapitre. je montre le vieillard qui se considère comme prophète (le vieux Tarwater) arracher un jeune garçon (son petit-neveu) à un instituteur (Rayber) pour l`élever et faire de lui un héritier digne de lui succéder après sa mort. Quand le vieillard meurt, le garçon se retrouve seul, face à cette menace qu'est l'appel du Seigneur. il se réfugie chez l`instituteur, et l'essentiel du livre traite de la lutte que livrent le vieil homme mort et l`instituteur. Le lecteur moderne s'identifiera à l`instituteur, mais c`est le vieil homme qui parle en mon nom".
Les Braves gens ne courent pas les rues (A Good Man is Hard to Find, 1955)
"Dix nouvelles de la grande romancière américaine. Tout le monde prend vie en quelques secondes, et s'impose à nous : tueurs évadés du bagne, un général de cent quatre ans, une sourde-muette, une jeune docteur en philosophie à la jambe de bois, un Polonais que la haine des paysans américains accule à une mort affreuse, et, grouillant à l'arrière-plan, les petits fermiers, les nègres paresseux et finauds. Les braves gens ne courent pas les rues, telle est la morale assez pessimiste qui se dégage de ces récits. Flannery O'Connor possède, comme Dickens, le don de la caricature mais aussi un humour implacable, une fantaisie grinçante jusque dans le tragique et l'horreur." (trad. Gallimard)
"THE GRANDMOTHER didn't want to go to Florida. She wanted to visit some of her connections in east Tennessee and she was seizing at every chance to change Bailey's mind. Bailey was the son she lived with, her only boy. He was sitting on the edge of his chair at the table, bent over the orange sports section of the Journal. "Now look here, Bailey," she said, "see here, read this," and she stood with one hand on her thin hip and the other rattling the newspaper at his bald head. "Here this fellow that calls himself The Misfit is aloose from the Federal Pen and headed toward Florida and you read here what it says he did to these people. Just you read it. I wouldn't take my children in any direction with a criminal like that aloose in it. I couldn't answer to my conscience if I did."
"La grand-mère ne voulait pas aller en Floride. Elle voulait aller voir des parents dans l'est du Tennessee et elle essayait par tous les moyens d'amener Bailey à changer d'avis. Bailey était le fils chez qui elle habitait, le seul qu'elle eût. Il était assis devant la table, à l'extrême bord de sa chaise, penché sur les pages orange de la rubrique sportive du Journal.
"Dis donc, Bailey, lis-moi ça", jeta-t-elle. Elle était debout auprès de lui, une main plaquée sur sa hanche frêle, tandis que l'autre, dans un grand froissement de papier, brandissait le journal vers la tête chauve de son fils. "Écoute-moi ça, Bailey, le type qui s'est baptisé le Désaxé s'est échappé de la Prison fédérale et se dirige vers la Floride; t'as qu'à lire, tu verras ce qu'il a fait à ces pauv' gens; moi je voudrais pas emmener mes enfants là où un criminel comme ça se balade en liberté. J'en aurais trop lourd sur la conscience."
Bailey didn't look up from his reading so she wheeled around then and faced the children's mother, a young woman in slacks, whose face was as broad and innocent as a cabbage and was tied around with a green head-kerchief that had two points on the top like rabbit's ears. She was sitting on the sofa, feeding the baby his apricots out of a jar. "The children have been to Florida before," the old lady said. "You all ought to take them somewhere else for a change so they would see different parts of the world and be broad. They never have been to east Tennessee."
The children's mother didn't seem to hear her but the eight-year-old boy, John Wesley, a stocky child with glasses, said, "If you don't want to go to Florida, why dontcha stay at home?" He and the little girl, June Star, were reading the funny papers on the floor.
"She wouldn't stay at home to be queen for a day," June Star said without raising her yellow head.
"Yes and what would you do if this fellow, The Misfit, caught you?" the grandmother asked.
"I'd smack his face," John Wesley said.
"She wouldn't stay at home for a million bucks," June Star said. "Afraid she'd miss something. She has to go everywhere we go."
"All right, Miss," the grandmother said. "Just remember that the next time you want me to curl your hair."
June Star said her hair was naturally curly.
"Comme Bailey ne levait même pas la tête, elle fit volte-face vers la mère des enfants, une jeune femme en pantalon, au visage insignifiant et rond comme une lune, avec un foulard vert noué autour, dont les deux bouts pointaient comme des oreilles de lapin. Elle était assise sur le canapé, un bol à la main, et donnait un jus d'abricot au bébé. "Les enfants sont déjà allés en Floride, poursuivit la grand-mère ; vaudrait mieux les emmener ailleurs, pour changer; ils verraient du pays et ça leur ouvrirait l'esprit. Ils ne sont jamais allés dans l'est du Tennessee."
La mère sembla ne pas entendre, mais le garçon de huit ans, John Wesley, un gamin trapu, portant lunettes, dit : "Si tu n'veux pas aller en Floride, pourquoi qu' tu restes pas à la maison ?" Il était assis par terre en train de lire des comics avec sa petite sœur June Star.
- Elle resterait pas à la maison pour tout l'or du monde, dit June Star sans lever sa tête blonde.
- Oui da, et qu'est-ce que tu ferais si le Désaxé t'attrapait? demanda la grand-mère.
- J' lui allongerais une baffe, dit John Wesley.
- On la ferait pas rester ici pour un million de dollars, dit June Star. Il faut qu'elle aille partout où qu'on va. Elle céderait pas sa place pour un boulet de canon.
- Très bien, ma petite! dit la grand-mère. Je m'en rappellerai la prochaine fois que tu me demanderas de te friser les cheveux.
June Star déclara que ses cheveux frisaient naturellement."
The next morning the grandmother was the first one in the car, ready to go. She had her big black valise that looked like the head of a hippopotamus in one corner, and underneath it she was hiding a basket with Pitty Sing, the cat, in it. She didn't intend for the cat to be left alone in the house for three days because he would miss her too much and she was afraid he might brush against one of the gas burners and accidentally asphyxiate himself. Her son, Bailey, didn't like to arrive at a motel with a cat.
She sat in the middle of the back seat with John Wesley and June Star on either side of her. Bailey and the children's mother and the baby sat in front and they left Atlanta at eight forty-five with the mileage on the car at 55890. The grandmother wrote this down because she thought it would be interesting to say how many miles they had been when they got back. It took them twenty minutes to reach the outskirts of the city.
The old lady settled herself comfortably, removing her white cotton gloves and putting them up with her purse on the shelf in front of the back window. The children's mother still had on slacks and still had her head tied up in a green kerchief, but the grandmother had on a navy blue straw sailor hat with a bunch of white violets on the brim and a navy blue dress with a small white dot in the print. Her collars and cuffs were white organdy trimmed with lace and at her neckline she had pinned a purple spray of cloth violets containing a sachet. In case of an accident, anyone seeing her dead on the highway would know at once that she was a lady.
"Le lendemain matin, la grand-mère était la première dans la voiture, prête à partir. Elle avait mis dans un coin son gros sac de voyage qui ressemblait à une tête d'hippopotame, et, dessous, elle cachait le panier où elle avait enfermé Pitty Sing, le chat. Elle ne voulait pas qu'il reste trois jours tout seul dans la maison; il s'ennuierait trop sans elle et elle craignait qu'il aille se frotter à l'un des brûleurs du gaz et qu'il s'asphyxie. Bailey n'aimait pas arriver dans un motel avec un chat.
Elle était assise à l'arrière, flanquée de John Wesley et de June Star. Bailey et la mère des enfants étaient devant avec le bébé. Ils partirent à huit heures quarante-cinq, le compteur de la voiture indiquant 55 890 milles. La grand-mère inscrivit les chiffres : ce serait intéressant de calculer au retour le nombre de milles parcourus. Il leur fallut vingt-cinq minutes pour arriver dans la grande banlieue d'Atlanta.
La vieille dame s'installa confortablement, quitta ses gants de coton blanc et les mit avec son sac à main contre la vitre arrière. La mère des enfants était toujours en pantalon, avec un foulard noué autour de la tête, mais la grand-mère avait un canotier de paille bleu marine, ceint d'un ruban flottant, et un bouquet de violettes blanches était piqué au bord.
Elle avait mis sa robe bleu marine à pois blancs. Les poignets en étaient d'organdi blanc agrémenté de dentelle, comme le col, où elle avait épinglé un discret bouquet de violettes artificielles contenant un sachet de parfum. En cas d'accident, quiconque la trouverait morte sur la grand-route verrait immédiatement qu'elle était une dame bien."
She said she thought it was going to be a good day for driving, neither too hot nor too cold, and she cautioned Bailey that the speed limit was fifty-five miles an hour and that the patrolmen hid themselves behind billboards and small clumps of trees and sped out after you before you had a chance to slow down. She pointed out interesting details of the scenery: Stone Mountain; the blue granite that in some places came up to both sides of the highway; the brilliant red clay banks slightly streaked with purple; and the various crops that made rows of green lace-work on the ground. The trees were full of silver-white sunlight and the meanest of them sparkled. The children were reading comic magazines and their mother had gone back to sleep.
"Let's go through Georgia fast so we won't have to look at it much," John Wesley said.
"If I were a little boy," said the grandmother, "I wouldn't talk about my native state that way. Tennessee has the mountains and Georgia has the hills."
"Tennessee is just a hillbilly dumping ground," John Wesley said, "and Georgia is a lousy state too."
"You said it," June Star said.
"In my time," said the grandmother, folding her thin veined fingers, "children were more respectful of their native states and their parents and everything else. People did right then. Oh look at the cute little pickaninny!" she said and pointed to a Negro child standing in the door of a shack. "Wouldn't that make a picture, now?" she asked and they all turned and looked at the little Negro out of the back window. He waved.
"He didn't have any britches on," June Star said.
"He probably didn't have any," the grandmother explained. "Little niggers in the country don't have things like we do. If I could paint, I'd paint that picture," she said.
The children exchanged comic books...."
"Elle dit qu'à son avis ça allait être un bon jour pour voyager, ni trop chaud ni trop froid : elle avertit Bailey que la vitesse limite était de 55 milles et que les agents motocyclistes se cachaient derrière les panneaux publicitaires et les boqueteaux et qu'ils fonçaient à votre poursuite sans vous laisser le temps de lever le pied de l'accélérateur.
Elle signala les détails intéressants du paysage : Stone Mountain; le granit bleu qui venait par endroits franger la route; les bas-côtés d'argile rouge vif avec des veinules rnauves; et les différentes cultures qui faisaient sur le sol un entrelacs de lignes vertes. Le soleil revêtait les arbres de lumière argentée, et le plus humble arbuste lançait des feux. Les enfants lisaient des comics et leur mère s'était rendormie.
- Traversons la Géorgie en vitesse, dit John Wesley; comme ça, nous n'aurons pas à la regarder trop longtemps.
-- Si j'étais un petit garçon, dit la grand-mère, je ne parlerais pas ainsi de l'État où je suis né. Le Tennessee a ses montagnes et la Géorgie ses coteaux.
- Le Tennessee n'est qu'un dépotoir de rustauds, dit John Wesley, et la Géorgie un État de pouilleux.
- Et comment! reprit June Star.
- De mon temps, dit la grand-mère en croisant ses mains où paraissaient les veines, de mon temps, les enfants avaient plus de respect pour leur État natal, leurs parents et tout le reste. On les élevait autrement mieux... Oh! Regardez ce joli petit noir! dit-elle, en montrant du doigt un petit noir à la porte d'une cabane. "Est-ce que ça ne ferait pas un joli tableau?" demanda-t-elle, et tous se retournèrent pour regarder le petit noir par la vitre arrière. Il leur fit bonjour de la main.
- Il n'avait pas de culotte, dit June Star.
- C'est plus que probable. Dans les campagnes, expliqua la grand-mère, les petits noirs ne se mettent rien dessus. C'est pas comme nous. Si je savais peindre, c'est ce tableau-là que je ferais.
Les enfants échangèrent leurs illustrés...."
Dans le recueil "Les braves gens ne courent pas les rues" de Flannery O’Connor, publié en 1955, la nouvelle "A Good Man Is Hard to Find" est la plus célèbre et emblématique. Une famille part en voyage en voiture dans le sud des États-Unis. Une grand-mère manipulatrice persuade les autres de faire un détour qui mène à leur rencontre avec un criminel en fuite, surnommé The Misfit. La confrontation qui s'ensuit est à la fois tragique et profondément philosophique, explorant des thèmes de la foi, de la rédemption, et de la grâce...
Une autre nouvelle très célèbre, "Good Country People" : une histoire qui se déroule dans une ferme du Sud, où vivent Mrs. Hopewell, sa fille Hulga (née Joy), et leurs locataires. Hulga, une femme cynique et intellectuelle de 32 ans, porte une jambe de bois, symbole de sa fragilité cachée. Un vendeur de Bibles, qui semble être un jeune homme simple et pieux, gagne sa confiance. Cependant, après une série de manipulations, il la trahit de manière assez choquante en lui volant sa jambe de bois et en révélant qu'il n'est ni pieux ni innocent...
"Besides the neutral expression that she wore when she was alone, Mrs. Freeman had two others, forward and reverse, that she used for all her human dealings. Her forward expression was steady and driving like the advance of a heavy truck. Her eyes never swerved to left or right but turned as the story turned as if they followed a yellow line down the center of it.
She seldom used the other expression because it was not often necessary for her to retract a statement, but when she did, her face came to a complete stop, there was an almost imperceptible movement of her black eyes, during which they seemed to be receding, and then the observer would see that Mrs. Freeman, though she might stand there as real as several grain sacks thrown on top of each other, was no longer there in spirit. As for getting anything across to her when this was the case, Mrs. Hopewell had given it up. She might talk her head off. Mrs. Freeman could never be brought to admit herself wrong on any point. She would stand there and if she could be brought to say anything, it was something like, “Well, I wouldn’t of said it was and I wouldn’t of said it wasn’t,” or letting her gaze range over the top kitchen shelf where there was an assortment of dusty bottles, she might remark, “I see you ain’t ate many of them figs you put up last summer.”
"Outre l'expression neutre qu'elle prenait lorsqu'elle était seule, Mrs. Freeman en possédait deux autres, l'une en marche avant, l'autre en marche arrière, qu'elle employait dans tous ses rapports avec autrui. La première avait la force irrésistible et tranquille d'un camion lourd sur la route. Ses yeux ne s'égaraient ni à droite ni à gauche, mais suivaient tous les détours de l'histoire jusqu'en son centre, sans dévier jamais de la bande jaune qui y conduisait. Elle utilisait rarement la seconde : il était rare qu'elle dût retirer une affirmation, mais quand elle ne pouvait faire autrement, son visage semblait marquer un temps d'arrêt, ses yeux noirs bougeaient d'une façon presque imperceptible - on aurait dit qu'ils reculaient - et un observateur attentif se fût aperçu que Mrs. Freeman, bien que présente en chair et en os, n'était plus là en pensée. Quant à lui faire entendre la moindre chose dans ces moments-là, Mrs. Hopewell y avait renoncé. Elle avait beau la submerger de paroles, jamais elle ne consentait à reconnaître qu'elle avait tort.
Elle restait muette et si jamais on arrivait à tirer quelques mots d'elle, cela donnait : "J'ai jamais dit que c'était ça, et j'ai jamais dit le contraire"; ou bien ses yeux erraient sur l'étagère de la cuisine, où il y avait un assortiment de bouteilles poussiéreuses, et elle déclarait : "J' vois que vous avez guère touché aux figues que vous avez faites l'été dernier!"
"They carried on their most important business in the kitchen at breakfast. Every morning Mrs. Hopewell got up at seven o’clock and lit her gas heater and Joy’s. Joy was her daughter, a large blonde girl who had an artificial leg. Mrs. Hopewell thought of her as a child though she was thirty-two years old and highly educated. Joy would get up while her mother was eating and lumber into the bathroom and slam the door, and before long, Mrs. Freeman would arrive at the back door. Joy would hear her mother call, “Come on in,” and then they would talk for a while in low voices that were indistinguishable in the bathroom. By the time Joy came in, they had usually finished the weather report and were on one or the other of Mrs. Freeman’s daughters, Glynese or Carramae. Joy called them Glycerin and Caramel. Glynese, a redhead, was eighteen and had many admirers; Carramae, a blonde, was only fifteen but already married and pregnant. She could not keep anything on her stomach. Every morning Mrs. Freeman told Mrs. Hopewell how many times she had vomited since the last report."
"Les affaires les plus importantes se traitaient dans la cuisine au cours du petit déjeuner. Tous les matins, Mrs. Hopewell se levait à sept heures, allumait son réchaud à gaz et celui de Joy. Joy était sa fille, une grosse blonde avec une jambe artificielle. Bien qu'elle eût trente-deux ans et une instruction très poussée, Mrs. Hopewell la considérait toujours comme une enfant. Joy se levait pendant que sa mère mangeait, gagnait à pas lourds la salle de bains, en faisait claquer la porte, et bientôt Mrs. Freeman paraissait à la porte de derrière. Joy entendait sa mère dire : "Entrez donc!", et elles parlaient un moment à voix basse, et de la salle de bains on ne saisissait plus rien. Quand Joy arrivait dans la cuisine, elles en avaient habituellement fini avec la température et avaient abordé le chapitre des filles de Mrs. Freeman, Glynese et Carramée. Joy les appelait Glycérine et Caramelle. Glynese avait dix-huit ans, des cheveux roux et force soupirants ; Carramée, la blonde, n'avait que quinze ans, mais était déjà mariée et enceinte. Son estomac refusait de rien garder. Tous les matins, Mrs. Freeman faisait connaître à Mrs. Hopewell le nombre exact de ses nausées depuis le dernier compte rendu."
"Mrs. Hopewell aimait à dire aux gens que Glynese et Carramée étaient deux des plus gentilles filles qu'elle connût, que Mrs. Freeman était vraiment distinguée, qu'elle-même n'avait jamais honte de l'emmener où que ce fût, ni de la présenter à quiconque. Puis elle racontait comment elle avait choisi les Freeman comme locataires - une vraie aubaine pour elle - elle les avait depuis quatre ans. Si elle les avait gardés si longtemps, c'est qu'ils n'étaient pas des gens minables, mais des braves gens de la campagne (The reason for her keeping them so long was that they were not trash. They were good country people). Elle avait téléphoné à l'homme dont ils s'étaient recommandés, lequel avait déclaré que Mr. Freeman était un bon fermier, mais que son épouse était la femme la plus bavarde de la création. "Il faut qu'elle fourre son nez partout, avait-il dit, et si elle n'y arrive pas avant que vous ayez le temps de dire Ouf, vous pouvez parier sans crainte qu'elle est décédée. Elle essayera de se mêler de toutes vos affaires. Lui, c'est un brave type, mais ni ma femme ni moi n'aurions pu supporter sa bonne femme une minute de plus chez nous."
Ce qui avait refroidi Mrs. Hopewell pendant quelques jours. Finalement elle les avait pris, faute d'autres candidats, mais elle avait mis au point, d'avance, la tactique qu'elle utiliserait pour venir à bout de cette femme. Puisqu'elle était du genre fureteur, Mrs. Hopewell avait décidé que non seulement elle la laisserait se mêler de tout, mais qu'elle pousserait à la roue pour qu'elle le fasse : elle lui abandonnerait toutes les responsabilités, lui confierait toutes ses affaires. Mrs. Hopewell n'avait, quant à elle, aucun travers particulier, mais elle savait si efficacement tirer parti de ceux des autres qu'elle ne remarquait pas l'absence des siens. Elle avait donc engagé les Freeman et les avait gardés quatre ans."
"Nothing is perfect. This was one of Mrs. Hopewell’s favorite sayings. Another was: that is life! And still another, the most important, was: well, other people have their opinions too. She would make these statements, usually at the table, in a tone of gentle insistence as if no one held them but her, and the large hulking Joy, whose constant outrage had obliterated every expression from her face, would stare just a little to the side of her, her eyes icy blue, with the look of someone who has achieved blindness by an act of will and means to keep it. When Mrs. Hopewell said to Mrs. Freeman that life was like that, Mrs. Freeman would say, “I always said so myself.” Nothing had been arrived at by anyone that had not first been arrived at by her. She was quicker than Mr. Freeman. When Mrs. Hopewell said to her after they had been on the place a while, “You know, you’re the wheel behind the wheel,” and winked, Mrs. Freeman had said, “I know it. I’ve always been quick. It’s some that are quicker than others.”
“Everybody is different,” Mrs. Hopewell said.
“Yes, most people is,” Mrs. Freeman said.
“It takes all kinds to make the world.”
“I always said it did myself.”...."
"Il n'y a pas de perfection dans ce monde" était une des sentences favorites de Mrs. Hopewell. "C'est la vie!" en était une autre, moins importante pourtant que : "La vérité n'appartient à personne." C'était à table, en général, qu'elle émettait ces maximes, avec une insistance aimable, comme si elles étaient sa propriété personnelle, et la grosse Joy, dont le visage semblait s'être pétrifié à force de les entendre ressasser, la regardait de biais, avec des yeux d'un bleu glacé, comme qui se serait volontairement infligé la cécité et s'obstinerait à rester aveugle, envers et contre tous.
Lorsque Mrs. Hopewell disait à Mrs. Freeman que c'était la vie, Mrs. Freeman répondait : "C'est ce que je me suis toujours dit." Personne n'obtenait jamais un résultat quelconque sans qu'elle y fût déjà parvenue. Elle avait l'esprit moins lent que Mr. Freeman. Lorsque Mrs. Hopewell, quelque temps après leur arrivée, lui avait dit avec un clin d'œil : "Vous, vous êtes la roue qui fait tourner la machine!", Mrs. Freeman avait répondu : "Je sais, j'ai vite fait de saisir. Y a des gens qui comprennent plus vite que d'autres.
- Nous sommes tous différents les uns des autres, disait Mrs. Hopewell.
- Peut-être pas tous, mais la plupart, concédait Mrs Feeman.
- Il faut de tout pour faire un monde.
- C'est ce que je me suis toujours dit."
(trad. Gallimard).
Une horrible famille de petits bourgeois est anéantie par des tueurs évadés d'un bagne ("Les braves gens ne courent pas les rues"); un enfant ne parvient à échapper à des adultes oppressants qu'en mettant fin à ses jours ("Le Fleuve"); un vagabond manchot épouse une idiote pour s'emparer de la voiture de la belle-mère ("C'est peut-être votre vie que vous sauvez") ; une jeune femme est tourmentée par la peur de la maternité '"Un heureux événement"); une jeune intellectuelle à la jambe de bois découvre l'amour de façon sordide ("Braves gens de la campagne") ; un général de cent quatre ans, gâteux, est obsédé par les jolies filles ("Tardive rencontre avec l'ennemi"), etc.
Nous ne trouvons dans ces dix nouvelles que des idiots, des infirmes, des désaxés : une humanité malade dans son esprit, dans son cœur et dans son corps. Ce recueil, comme les romans de l'auteur - "La Sagesse dans le sang", "Et ce sont les violents qui l'emportent"-, est l'expression d'un catholicisme aussi sombre qu'exacerbé....
Le petit monde de Flannery O'Connor s'est détourné de Dieu et voit fondre sur lui les dix plaies d'Égypte. "Pour moi, a écrit la romancière, le sens de la vie repose dans la Rédemption du Christ, et ce que je vois dans le monde, je le vois en relation avec cette conviction [...] À mon avis, les écrivains qui voient le monde à la lumière de leur foi chrétienne seront, à notre époque, ceux qui auront les meilleurs yeux pour saisir le grotesque, le pervers et l'inacceptable [...] La Rédemption n'a pas de sens pour qui n'en voit pas la raison et, depuis quelques siècles, s'est infiltrée dans notre culture la croyance séculière qu'une telle raison n'existe pas [...] Le romancier chrétien trouvera donc dans notre vie moderne des distorsions qui lui seront odieuses, et le problème qu'il aura à résoudre est celui de savoir comment faire apparaître ces distorsions à des lecteurs accoutumés à les trouver très naturelles. Il pourra être amené à forcer la violence de ses procédés afin de communiquer sa vision à un public hostile. L'écrivain qui peut espérer que son public partage les mêmes idées que lui peut se détendre et employer, pour s'adresser à lui, des moyens plus normaux; mais, dans le cas contraire, il faut user de la méthode de choc, crier pour que les sourds vous entendent, et dessiner, pour ceux qui sont atteints de quasi-cécité, de grandes figures surprenantes." (Trad. Gallimard, 1963).
"Everything that rises must converge" (1965)
Un recueil de neuf nouvelles, le deuxième de Flannery O`Connor, préparé par elle mais publié en 1965, soit un an après sa mort, et quarante ans après sa naissance. Le beau titre français, "Mon Mal vient de plus loin" traduit "An Enduring Chill" ("Pourquoi ces nations en tumulte?" est un autre titre) : c`est le titre de l`une des nouvelles, placée en tête de la version française du recueil. Les ultimes révisions de la dernière de ces nouvelles, "Le Jour du Jugement", ont été faites par l'auteur dans les tout derniers jours de sa vie. Il s`agit de Tanner, "un petit maigrichon d'homme blanc au teint terreux, et dont les mains tremblaient". Vieilli, il a dû quitter la cabane qu'il habitait, dans le Sud, sur la propriété d'un Noir, lorsque celui-ci lui a laissé le choix entre s'occuper d'un alambic clandestin à son profit, ou déguerpir. Lui dont la vie entière a reposé sur le dogme de la supériorité raciale (les Noirs sont toujours perçus par lui en termes animaux, généralement singes ou ours) se retrouve donc chez sa fille, dans un immeuble-clapier de New York où emménagent un élégant acteur noir et sa sémillante compagne. Tanner déclenche immédiatement le conflit qui lui sera fatal : ayant appelé le Noir "Prêcheur" (comme il le faisait pour leur faire plaisir dans le Sud) et lui ayant conseillé de retourner dans l`Alabama du Sud (pays dont le Noir n'est nullement originaire), celui-ci, furieux, l'assomme, ce qui provoque une attaque et bientôt la mort dans l'escalier de l`immeuble que Tanner essayait de fuir pour retourner au pays. Malgré un premier enterrement à New York, sa fille y expédie finalement sa dépouille. Le titre s'explique par le fait que, comme tous les protagonistes de l'auteur, Tanner est hanté par "la mort, l`enfer, le Jugement dernier".
L'ironie réside évidemment dans le fait qu`il n`y a pas d'autre artisan de la défaite de Tanner que lui-même - ce qui n'empêche nullement que l`auteur ne penche pas plus du côté du baptiste obscurantiste que de celui de l'élégant acteur totalement incroyant. Symbole presque parfait du cercle accompli, cette dernière nouvelle de Flannery O`Connor est une nouvelle version de la toute première, "Le Géranium", laquelle donnait son titre au petit recueil qui constituait son mémoire de fin d'études à l'université d'Iowa, en juin 1947.
Dans "Le Géranium" (The Geranium), Old Dudley, un vieil homme sudiste contraint de quitter sa campagne natale pour vivre dans un appartement en ville avec sa fille, dans le Nord, se sent perdu dans cet environnement urbain qui lui est totalement étranger. Sa seule consolation est un géranium sur le rebord de la fenêtre de l'immeuble voisin, qu'il observe chaque jour. Le géranium devient un symbole de son attachement à son passé et de sa lutte pour trouver un sens dans un monde qu’il ne reconnaît plus. La relation entre Old Dudley et ses voisins, en particulier un homme noir, est marquée par une tension raciale implicite. Dudley, issu d’un Sud ségrégationniste, est incapable de s'adapter à la réalité où les normes sociales qu'il connaissait n'ont plus cours. À la fin, lorsque le géranium tombe de la fenêtre et se brise, cela reflète l’effondrement de son propre monde intérieur...
Ce recueil comportait cinq autres titres, dont quatre figurent aussi dans le recueil intitulé en français "Pourquoi ces nations en tumulte ?", le cinquième ("Le Train") constituant, sous forme révisée, le premier chapitre du premier roman, "La Sagesse dans le sang". Quant aux deux derniers textes de ce troisième et dernier recueil de nouvelles en français, ils méritent d'être reconnus parce que l'un, "La Fête des azalées" (nouvelle parue en 196l et non reprise en volume), est incontestablement l`une des plus belles que l`auteur ait écrites, et l`autre, l'éponyme "Pourquoi ces nations en tumulte ?", n`est autre que le début d'un troisième roman qu'à l'évidence Flannery O' Connor n`a jamais écrit.
Le recueil contient aussi "Tout ce qui monte converge", "Greenleaf", "Vue sur les toits", "Le Confort du foyer", "Les boiteux entreront les premiers", "La Révélation" et "Le Dos de Parker" (Trad. Gallimard. 1969).
"La Fête des azalées" (The Partridge Festival) symbolise la façade de perfection et de respectabilité que les habitants tentent de maintenir, cachant les conflits sous-jacents. Calhoun LeGrand, un jeune homme cynique et intellectuel, retourne dans sa petite ville natale de Partridge, en Géorgie, pour la fête annuelle des azalées. Il est fasciné par l’histoire de Singleton, un homme marginalisé qui a ouvert le feu lors d’un événement municipal après avoir été publiquement humilié. Calhoun voit en Singleton une figure tragique et héroïque, un symbole de résistance contre l’hypocrisie et le conformisme de la communauté. Cependant, lorsqu’il rencontre Singleton, ses attentes sont bouleversées. L’homme n’est pas le visionnaire qu’il avait imaginé, mais plutôt une personnalité instable et pathétique. Calhoun est contraint de réévaluer sa perception de la rébellion et de son propre rôle dans une société qu’il méprise mais dont il fait partie.
"... Tante Bessie pencha la tête d'un air entendu. "Calhoun, dit-elle, nous voudrions tant que tu ne nous déçoives pas." Elles le regardaient comme si elles venaient de se rendre compte que le serpent apprivoisé qu'elles avaient longtemps caressé pouvait bien, après tout, être venimeux.
"Regardez la vérité en face, dit le jeune homme sur le ton le plus farouche, et la vérité vous rendra libres". Elles parurent rassurées de l'entendre citer la Bible.
"N'est-ce pas qu'il est mignon avec sa petite pipe ? demanda Tante Mattie.
- Tu ferais mieux de te trouver une petite amie, mon garçon", dit Tante Bessie.
Peu après, il leur échappa, monta sa valise au premier étage et redescendit, prêt à sortir pour aller se pénétrer de son sujet. Il avait l'intention de passer l'après-midi à interroger des gens sur Singleton. Il pensait écrire quelque chose qui justifierait le forcené et il pensait qu'en écrivant son histoire, il tempérerait sa propre culpabilité : car la pureté de Singleton jetait un éclat qui rendait son double, son ombre, plus sombres à ses propres yeux.
Pendant les trois mois d'été, il vivait avec ses parents et vendait des climatiseurs, des bateaux et des réfrigérateurs pour pouvoir se payer le luxe de vivre selon sa nature pendant les neuf autres mois et de laisser s'épanouir sa véritable personnalité - celle du rebelle-artiste-mystique.
Pendant ces mois-là, il vivait de l'autre côté de la ville dans un immeuble non chauffé et sans ascenseur, avec deux autres jeunes gens qui, eux non plus, ne faisaient rien. Mais la culpabilité de l'été le poursuivait pendant l'hiver : en réalité, il aurait pu vivre sans l'orgie de ventes dans laquelle il se jetait pendant l'été.
Quand il leur avait expliqué qu'il méprisait leurs croyances, ses parents s'étaient regardés d'un air presque complice comme si ce qu'ils avaient lu dans les livres les avait préparés à cela, et son père lui avait proposé une petite pension pour payer la location de l'appartement. Il l'avait refusée par souci d'indépendance mais au fond de lui-même, il savait que ce n'était pas vraiment par esprit d'indépendance mais parce qu'il aimait vendre. Devant un client, il était transporté d'aise : son visage s'éclairait, s'inondait de sueur, toute sa complexité disparaissait : il était saisi d'une ardeur semblable à celle qu'éprouvent certains hommes pour l'alcool ou pour une femme. Et il vendait terriblement bien. Si bien que sa compagnie lui avait décerné un diplôme du mérite. Il avait mis le mot "mérite" entre guillemets et le diplôme lui servait de cible lorsqu'il jouait aux fléchettes avec ses amis.
Dès qu'il avait aperçu la photographie de Singleton dans le journal, l'éclat de ce visage s'était mis à enflammer son imagination comme celui d'une étoile salutaire, sombre et réprobatrice. Le lendemain matin, il avait téléphoné à ses tantes pour annoncer son arrivée et avait couvert les cent cinquante miles en un peu moins de quatre heures.
Comme il sortait de la maison, Tante Bessie l'arrêta et lui dit : "Sois de retour à six heures, mon petit agneau. Nous aurons une bonne surprise pour toi."
"Du gâteau de riz ?" demanda-t-il. C'étaient des cuisinières exécrables.
"Bien mieux que ça", dit la vieille dame en roulant les yeux. Il s'éloigna au plus vite.
La voisine était de nouveau sur la pelouse avec son livre.
Il lul vint le soupçon qu'il était peut-être censé la connaître. Quand ll était en visite chez ses tantes, dans son enfance, elles avaient toujours déniché quelque petit monstre dans les familles voisines pour venir jouer avec lui - une fois, une grosse fille idiote en uniforme de guide, une autre fois un petit garçon myope qui récitait des versets de la Bible ou une espèce d'armoire à glace de fille qui lui avait mis un œil au beurre noir et l'avait planté là. Il rendit grâce au ciel d'être maintenant trop âgé pour qu'elles osent disposer de son temps. Quand il passa, la jeune fille ne leva pas les yeux et il ne dit rien.
Une fois sur le trottoir, il éprouva un choc devant la marée des azalées; elles semblaient déferler sur les pelouses en vagues successives de couleurs, pour venir finalement se briser contre les blanches façades des maisons, lames crêtées de rose et d'écarlate, crêtées de blanc et d'une teinte mystérieuse qui annonçait le bleu lavande, crêtées d'un rouge-flamme dévorant. Le plaisir insidieux que lui causa cette débauche de couleurs lui coupa presque le souffle. Les vieux arbres étaient couverts d'excroissances de mousse. Les maisons avaient le pittoresque délabré qui les datait d'avant la guerre de Sécession. Le ton du quartier s'exprimait tout entier dans ce mot de son arrière-grand-père, qui avait passé à la postérité et dont la ville avait fait sa devise : "La Beauté c'est notre Richesse."
Ses tantes habitaient à cinq pâtés de maisons du quartier des affaires. Il fit le trajet d'un pas rapide et atteignit en quelques instants la lisière du lieu désolant des activités commerciales qui avait pour centre le Palais de justice croulant. Un soleil impitoyable s'abattait sur le toit des voitures garées partout où cela était possible. Des drapeaux - ceux de la nation, de l'État ou de la Confédération - battaient au vent dans la lumière, à tous les coins de rue. Il y avait des gens partout. Dans la rue tranquille et ombragée où habitaient ses tantes, et où l'on trouvait les plus belles azalées; il n'avait pas rencontré trois personnes : tout le monde était là, à lécher avidement les pitoyables vitrines des magasins, et à défiler avec une vénération alanguie devant la véranda du Palais de justice, là où le sang avait coulé.
Il se demanda s'il y avait dans cette foule des gens qui pouvaient penser qu'il était là pour la même raison qu'eux ..."
"Mystery and Manners" (1969)
Recueil des essais de Flannery O'Connor, publié après sa mort, par les soins de Sally et Robert Fitzgerald. Il est composé de six parties. La première consiste en l'essai désormais célèbre sur le paon, "Le Roi des oiseaux" : on sait que l`auteur et sa mère élevaient plusieurs paons dans leur ferme de Milledgeville (Géorgie). Les deux parties suivantes sont les plus importantes du recueil ...
- 1) Il y a d`abord trois essais ou conférences sur la littérature du Sud.
C'est là (dans le texte de conférences sur "Le Grotesque dans le roman du Sud") qu`elle écrit que "tout ce qui vient du Sud est appelé grotesque par le lecteur du Nord, sauf ce qui est grotesque, auquel cas on parlera de réalisme"...
(The Fiction Writer & His Country, 1957) - Un éditorial du magazine Life demandait avec grandiloquence : « Qui parle pour l'Amérique aujourd'hui ? », apparemment pas le romancier américain moderne. Au cours des dix dernières années, nous dit-on, ce pays avait joui d'une prospérité sans pareille, qu'il s'était rapproché plus que tout autre pays d'une société sans classes et qu'il était le pays le plus puissant du monde, mais que nos romanciers écrivaient comme s'ils vivaient dans des cartons d'emballage au bord de la décharge en attendant d'être admis à l'hospice des pauvres (The gist of the editorial was that in the last ten years this country had enjoyed an unparalleled prosperity, that it had come nearer to producing a classless society than any other nation, and that it was the most powerful country in the world, but that our novelists were writing as if they lived in packing boxes on the edge of the dump while they awaited admission to the poorhouse)? et ce qui manque le plus à notre "littérature de serre" (hothouse literature), concluait l'éditorial, c'est « la joie de la vie elle-même » (the joy of life itself).
Quelle peut être donc la place de la littérature dans une culture en mutation rapide et sur les défis auxquels les écrivains doivent faire face pour tenter de représenter la vérité humaine? Le réalisme grotesque est cet outil qui permet à l'écrivain de représenter toute la complexité et, parfois, la laideur de la condition humaine. O’Connor critique au passage la tendance des lecteurs à rechercher des récits rassurants et conformistes, qui ne remettent pas en question leurs croyances ou leurs préjugés.
Cette Amérique du XXe siècle est de plus en plus marquée par le matérialisme et le rejet des vérités spirituelles, et dans ce contexte, l’écrivain a la tâche ardue de réintroduire ces préoccupations dans la conscience collective: l'écrivain ne peut pas perdre de vue les vérités universelles et spirituelles, même lorsqu’ils décrivent des personnages moralement faillibles ou des situations sombres. L’écrivain est décrit comme un provocateur spirituel qui va utiliser ses récits pour les confrontent aux propres failles morales ou aux vérités parfois difficiles de ses lecteurs.
Enfin O’Connor en revient à la riche tradition culturelle et religieuse du Sud des États-Unis, qu’elle considère comme un terreau fertile pour la fiction, tout en reconnaissant les défauts et contradictions de cette culture. Mais les écrivains du Sud sont particulièrement bien placés pour explorer les tensions entre la foi religieuse et les réalités sociales, telles que le racisme et les inégalités...
- 2) Viennent ensuite trois textes extrêmement précieux consacrés à son activité d'écrivain ...
Dans le premier, "Nature et visée de la fiction" (The Nature and Aim of Fiction), elle rappelle la distinction établie par les commentateurs de La Bible au Moyen Age entre les trois niveaux de signification à distinguer dans le sens littéral des textes sacrés : le niveau allégorique. où "un fait correspond à un autre", le niveau tropologique ou moral, qui a trait à ce qu'il convient de faire. et le niveau anagogique, qui implique la vie divine et la participation que nous pouvons y avoir. Quoique cette méthode ait été à l'origine limitée à l`étude des textes sacrés, elle peut servir, dit-elle, pour parler du travail d'un écrivain.
Deux essais sont ensuite consacrés au sujet de l'enseignement de la littérature (The Teaching of Literature). La cinquième partie est consacrée aux rapports entre littérature et religion (The Church and the Fiction Writer). O’Connor rejette l’idée que la littérature catholique doive être édifiante ou moralement irréprochable. Elle défend une fiction honnête, enracinée dans la vérité de la condition humaine. Loin de limiter la portée de son art aux seuls croyants, O’Connor cherche à toucher un public universel, utilisant la grâce et le mystère comme points de convergence entre les lecteurs croyants et non-croyants ...
Dans le passé, l’imagination catholique de ce pays s’est consacrée presque exclusivement aux affaires pratiques. Nos énergies ont été consacrées à ce qui a été nécessaire pour soutenir l’existence, et maintenant que notre existence n’est plus en doute, nous commençons à réaliser qu’un appauvrissement de l’imagination signifie un appauvrissement de la vie religieuse aussi ("In the past, Catholic imagination in this country has been devoted almost exclusively to practical affairs. Our energies have gone into what has been necessary to sustain existence, and now that our existence is no longer in doubt, we are beginning to realize that an impoverishment of the imagination means an impoverishment of the religious life as well"). Le dernier essai, intitulé "Le Romancier catholique dans le Sud protestant" (The Catholic Novelist in the Protestant South), contient cette importante déclaration : "Les deux circonstances qui ont donné du caractère à ce que j'écris ont été le fait d'être sudiste et le fait d`être catholique".
La sixième et dernière partie du recueil "A la mémoire de Mary Ann" (Introduction to A Memoir of Mary Ann) relate ses démêlés avec la sœur qui voulait qu`elle écrivit une biographie d'une petite malade extraordinaire, morte à l'âge de douze ans d`une tumeur au visage. Flannery O`Connor y parle longuement de Nathaniel Hawthorne et de sa nouvelle "La Marque sur le visage" (Trad. Gallimard, 1975) ...